CONCORDAT ET LAÏCITÉ D’AUJOURD’HUI · 2014-05-27 · Mgr Joseph DORÉ (archevêque de...

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BULLETIN DU SECRÉTARIAT DE LA CONFÉRENCE DES ÉVÊQUES DE FRANCE Bulletin publié sous la responsabilité du Secrétariat général de la Conférence des évêques de France Directeur de publication : Père Stanislas LALANNE, secrétaire général de la Conférence des évêques de France 4/5 U n colloque célébrant le bicentenaire de la ratification du Concordat de 1801 s’est tenu à Strasbourg et à Metz, en septembre 2001. Le Concordat de 1801 n’est plus, en Vieille France, qu’un souvenir historique. Mais l’histoire a voulu qu’en Alsace et en Moselle, il soit encore aujourd’hui réalité vivante. Mgr Joseph DORÉ (archevêque de Strasbourg) chargé de conclure ces deux journées de travail, mit en relief l’originalité du Concordat qui permet la mise en œuvre positive d’une vraie laï- cité. Nous le remercions de nous avoir autorisé à diffuser le texte de sa conférence pour en faire bénéficier les lecteurs de Documents Épiscopat. MARS 2002 CONCORDAT ET LAÏCITÉ DANS LA FRANCE D’AUJOURD’HUI

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BULLETIN DU SECRÉTARIAT DE LA CONFÉRENCE DES ÉVÊQUES DE FRANCE

Bulletin publié sous la responsabilitédu Secrétariat généralde la Conférencedes évêques de France

Directeur de publication :Père Stanislas LALANNE,secrétaire général de la Conférence des évêques de France

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Un colloque célébrant le bicentenaire de la ratificationdu Concordat de 1801 s’est tenu à Strasbourg et àMetz, en septembre 2001.

Le Concordat de 1801 n’est plus, en Vieille France, qu’unsouvenir historique. Mais l’histoire a voulu qu’en Alsace et enMoselle, il soit encore aujourd’hui réalité vivante.

Mgr Joseph DORÉ (archevêque de Strasbourg) chargé de conclureces deux journées de travail, mit en relief l’originalité duConcordat qui permet la mise en œuvre positive d’une vraie laï-cité.

Nous le remercions de nous avoir autorisé à diffuser le textede sa conférence pour en faire bénéficier les lecteurs deDocuments Épiscopat.

MARS 2002

CONCORDAT ET LAÏCITÉDANS LA FRANCED’AUJOURD’HUI

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Intervenir à la fin d’un parcours aussiriche que celui que nous venons d’accom-plir à travers ces deux journées n’est pasune chose simple. Répéter n’a évidemmentaucun intérêt. Résumer est superflu. Repar-tir pour une nouvelle exploration est exclu.

Il n’en reste pas moins qu’être originalpour ne pas répéter est difficile, quand tantde choses ont déjà été dites de tant depoints de vue et par tant de personnes com-pétentes. Il est bien certain par ailleurs queprendre la parole en fin de parcours requiertnéanmoins qu’on fasse le point et que celane peut pas aller sans une opération qui, àcertains égards, s’apparente quand mêmeau résumé. Enfin, sans repartir pour un nou-veau tour, il faut bien malgré tout s’efforcerd’opérer une ouverture de la perspective quisoit susceptible d’appeler à la poursuite dudébat, sinon immédiatement à sa relance.Opération compliquée, assurément !

Encore faut-il ajouter que la complexitéd’une intervention conclusive se redoublelorsque, conçue par les programmateurs pré-cisément pour permettre à l’intervenantauquel elle incombe de gérer au moins maltant d’exigences contradictoires, elle leplace en fait devant un cahier de chargesénorme… C’est bien le cas pour moi auterme de ce colloque qui se veut une célé-bration du bicentenaire du Concordat,puisque le programme m’invite à traiter, niplus ni moins, le sujet suivant : Concordat etlaïcité en France. Concordat d’un côté, laï-cité de l’autre : ces deux chantiers sont déjàtout à fait considérables, et il me faut de sur-croît les mettre en rapport l’un avec l’autre :comment cela ne redoublerait-il pas la diffi-culté ? Grâce à Dieu, le titre précise quandmême : Concordat et laïcité en France, dansla France d’aujourd’hui. C’est encore unechance que je n’aie pas à en traiter « überallin der Welt » ! [partout dans le monde].

Pour me motiver dans cette entreprise ris-quée, mon expérience personnelle intervientévidemment. Je suis heureux de faire échopar là, à ma manière, à la façon dont MgrRaffin parla à Strasbourg, s’exprimant lui-même à partir de sa propre pratique. Je suisen effet originaire de ce qu’on appelle enAlsace aussi bien qu’en Moselle, « la Francede l’intérieur », et plus précisément encore jesuis venu en Alsace après vingt-six ans de viedans la « laïcité parisienne ». C’est à bien desreprises que, en conséquence, j’ai été l’objetd’étonnements et de questionnements, de-puis mon arrivée en Alsace, de la part de mesrelations antérieures : « Mais enfin, commentça va, toi, avec le Concordat ? Est-ce que tut’y retrouves ? Est-ce que tu n’es pas tropdépaysé ? »

Au fond, mon propre parcours et les ren-contres qu’il m’a permises m’ont bel et bienconduit à m’interroger quasiment comme lefait la commande que j’ai reçue pour cetteconférence : qu’en est-il, au vrai, des rap-ports entre Concordat et laïcité dans laFrance contemporaine ? Et c’est bien pour-quoi, au fond, j’ai répondu positivement à larequête à laquelle j’ai été ainsi soumis.Cette raison fondamentale d’acceptation senourrit du reste d’au moins trois élémentsdont l’évocation rapide me fera passer decette allusion biographique introductive ausujet même et au problème même qui sonten cause dans mon intervention.

Premier élément : tout le monde sait, etl’on n’a pas manqué de nous le rediredurant ce colloque même si Mgr Tauran y amis un bémol, que François Cacault jouaauprès de Pie VII, puis auprès du cardinalConsalvi, un rôle important à un momentdécisif pour la signature du Concordat quinous occupe durant ces deux jours[1].Pie VII lui aurait même déclaré alors : « Amivrai, nous vous aimons comme nous avons

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[1] Bonne présentation de l’ensemble des « négociateurset signataires » du Concordat dans le précieux petitouvrage de B. ARDURA, Le Concordat entre Pie VII et

Bonaparte, Cerf, 2001. Sur François Cacault lui-même, voirles pages 36-38.

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aimé notre propre mère. » Or, ce FrançoisCacault est né à Nantes, fut député de laLoire-Inférieure – c’est ainsi qu’on disait àl’époque – au conseil des Cinq Cents en1798, et mourut en 1805 à Clisson qui est,comme on sait, une des capitales du mus-cadet… Et le Nantais d’origine que je suispeut ici égrener plusieurs souvenirs : lescours d’histoire de l’Église au grand sémi-naire de Nantes, où M. Audouin, p.s.s, nousexpliquait ce que fut « le trait de génie » deCacault ; et aussi la belle collection de ta-bleaux réunie en Italie par notre homme,puis acquise par la ville de Nantes et désor-mais exposée au musée Dobrée.

Deuxième élément qui m’a personnelle-ment motivé pour une réflexion approfondiesur les rapports entre Concordat et laïcité :non seulement, comme le veut précisémentce concordat, c’est par l’intervention articu-lée du Saint-Siège et du Gouvernement fran-çais que j’ai été nommé archevêque deStrasbourg, mais encore était présent, lorsde mon ordination, en même temps qu’unreprésentant spécial du Président de laRépublique, le ministre de l’Intérieur del’époque en personne, à savoir M. Jean-Pierre Chevènement. Or, on l’a rappelé,celui-ci tint dans cette circonstance – c’étaitle 23 novembre 1997 – à nous rassembler àla préfecture de la région Alsace pour nousadresser une allocution importante, maintesfois citée depuis, que j’ai pour ma part assezsouvent relue, et dans laquelle il abordaitprécisément la question qui nous occupeaujourd’hui[2]. Le passage le plus significatifa été cité par M. Schneider dans sa confé-rence : « Ce legs de l’histoire – le Concordatlui-même – doit être compris. Il s’agit sansdoute d’une particularité régionale, d’uneexception dans l’exception française. Sesraisons sont connues : attachement des

autorités religieuses, mais aussi de la popu-lation alsacienne et mosellane, à la traditiondu Concordat. »

Troisième motivation personnelle : le pro-che cinquième anniversaire de mon arrivéeen Alsace tombera l’année même, 2002, oùnous fêterons le millénaire de la naissancede Léon IX, pape et saint originaire d’Al-sace-Lorraine, en l’honneur duquel nousallons effectivement vivre, bien entendu, degrandes célébrations. Or, ce Léon IX a entreautres ceci de particulier qu’il avait, desrapports entre le pouvoir temporel et le pou-voir spirituel, une conception tout à faitintéressante pour une réflexion comme celleà laquelle nous sommes ici invités. Désignéen effet comme pape, dans un contexted’ailleurs très troublé à la Cour de Rome,par son cousin l’empereur Henri III lorsd’une diète à Worms en décembre 1048,Brunon d’Eguisheim hésita longuement,estimant qu’il y avait là une intrusion del’instance politique dans le champ ecclé-sial. Il ne finit par accepter d’être intronisé,le 12 février 1049, qu’après avoir étéaccueilli et acclamé par le peuple de Romeet ses pasteurs, alors qu’il s’était présenté àlui non pas déjà avec les habits pontificaux,mais vêtu en simple pèlerin, s’avançant lespieds nus sur les bords du Tibre[3].

François Cacault, Jean-Pierre Chevène-ment, Léon IX : voilà, n’est-ce pas, de bon-nes raisons pour moi de traiter mon sujet !Je le ferai en quatre temps : tout d’abord,sous le titre « Un concordat parmi d’au-tres », je rappellerai, au terme de notre par-cours, quelques points susceptibles denous donner une image globale de cetteconvention particulière appelée « concor-dat ». Ensuite, je passerai à la laïcité : j’enévoquerai très rapidement la signification et

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[2] La Documentation catholique, n° 2173, du 4 janvier1998, p. 12-16.

[3] Pierre-Paul BRUCKER, L’Alsace et l’Église au temps dupape Saint Léon IX (Brunon d’Eguisheim) 1002-1054,deux tomes, Leroux, Strasbourg 1889 : T.1, p.197. Letexte de base, auquel tous se réfèrent, est la Vie duPape Léon IX, du moine Wibert.

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la portée multiformes. J’aurai ainsi présentésuccessivement les deux ordres de réalitéque mon titre invite à mettre en rapport : leConcordat d’un côté, la laïcité de l’autre.

Je passerai alors à la confrontation desdeux. En un premier temps (partie III), jeprogresserai du Concordat vers la laïcité,

sous le titre « Le Concordat comme mise enœuvre effective et positive d’une vraie laï-cité ». Puis, en un second temps (partie IV),j’adopterai le cheminement inverse : de lalaïcité vers le Concordat, sous le titre « Lalaïcité comme terrain d’une possibleconcorde ».

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I. UN CONCORDAT PARMI D’AUTRES

C’est assez clair : dans l’opinion générale,tant en Alsace-Moselle que dans la « Francede l’intérieur », on a quasiment oublié le plu-riel du mot « concordat ». On ne dit jamaisque « le concordat », et l’on pense toujours,alors, au seul concordat de Napoléon Ier. Or,en réalité, il y a bel et bien eu, dans l’his-toire, une série de concordats. Adopter systé-matiquement une initiale majuscule dans lecas de celui d’entre eux qui nous concerneici, sera une bonne manière de rendre atten-tif à ce point comme il convient de le faire.

Deuxième donnée. Si, en vertu de ce quivient d’être dit, on doit conserver l’emploidu terme au pluriel, il faut immédiatementpréciser : Historia concordatorum, historiadolorum ecclesiae ! Car, quels que soientleur nombre et leur diversité à travers l’his-toire, tous les concordats ont en commun detenter de proposer des solutions à une situa-tion conflictuelle caractérisée, des problè-mes plus ou moins graves de frontières et dejuridiction entre les parties qui les contrac-tent, à savoir l’Église catholique d’un côté ettel État souverain de l’autre. Mais précisé-ment, c’est à plusieurs reprises dans l’his-toire que, une telle situation conflictuelle seprésentant, on a recouru à la solution d’unconcordat[4]. Évoquer rapidement cette évo-

lution dans sa diversité permettra de mieuxsituer le Concordat, le concordat, le nôtre.

1. DES PRÉCÉDENTS SIGNIFICATIFS

« Rendez à César ce qui est à César, et àDieu ce qui est à Dieu »[5]. La consigne évan-gélique est on ne peut plus claire, assuré-ment, dans son énoncé : Jésus proclametrès nettement le principe de la séparationdes deux royaumes, celui de Dieu et celui deCésar, le champ ecclésial et le domaine poli-tique. Et de fait, l’histoire de l’Église montreà souhait que le non-respect de ce principepeut avoir et a de graves conséquences.César se déclare divus imperator : l’empe-reur est dieu, et corrélativement les disci-ples de Jésus sont condamnés commeathées puisqu’ils se refusent à reconnaître ledieu-empereur.

Avec Constantin s’ouvre une autre pé-riode. Certes, il ne peut plus être questionpour l’empereur devenu chrétien de préten-dre à la divinité. Il ne se comporte pas moinscomme chef de l’Église : le basileus de Cons-tantinople convoque et préside les conciles !Plus largement, on peut dire que le pouvoirpolitique exerce une pression constante etforte sur le pouvoir spirituel. Certes, si l’hé-gémonie qui prétend s’exercer là sur l’Église

[4] Voir le Code de droit canonique, Précis Dalloz, sous ladirection de Patrick Valdrini, Paris, 1989, p.517 et ss.Et cf. Libertés religieuses et régimes des cultes enDroit français. Préface de Mgr Joseph Duval, prési-dent de la Conférence des évêques de France, éd.

Cerf, Paris 1996, 250 p.

[5] Mc 12,17 et par. Le développement qui suit a bénéfi-cié des précieuses indications de M. le chanoine RenéLevresse, chancelier de l’archevêché de Strasbourg.

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ne se veut plus « divine », elle ne prétendplus, non plus, être étrangère à la foi chré-tienne et à partir de là s’imposer à elle, puis-qu’elle est exercée par une autorité qui seréclame expressément de cette foi ; maisétant bel et bien, et dans toute sa préten-tion, d’ordre politique, elle entend bienintervenir à ce titre-là dans le champ ecclé-sial lui-même.

Arrivent Charlemagne et la suite desCarolingiens. Leur politique et leurs agisse-ments sont au fond les mêmes que ceux dubasileus byzantin : ils se comportent en maî-tres de l’Église. D’un côté, ils se mêlent à lafois de la nomination des évêques et de laconvocation des conciles. De l’autre, ils fontcertes place à l’Église, à ses ministres et àses diverses institutions ; mais ils lui/leurdemandent de se consacrer à l’exercice dela fonction spécifique dont tous les mem-bres de la société ont conscience d’avoirbesoin pour que leur soit assuré le servicereligieux sur l’indispensabilité duquel ilss’accordent, et pour qu’ainsi les populationsque rassemble et gouverne le politiquesoient dûment pourvues au plan spirituel.Ici, non seulement l’autorité ecclésiastiquene s’impose pas au pouvoir politique, maisles deux ne sont même pas sur un planqu’on pourrait dire d’égalité, ou de concur-rence. À vrai dire, on considère que, toutcompte fait, le bien de l’Église est de servirassez largement le bien du temporel…

Une telle immixtion des rois et des empe-reurs dans les affaires ecclésiastiques, quiavec le temps avait de surcroît eu pour effetcorrélatif une effective allégeance du « spi-rituel » au « temporel », ne pouvait durerindéfiniment pour l’Église. En particulier,l’extension du phénomène des nominationsdes évêques par la puissance séculièreconduisit bientôt à des crises graves, pouraboutir à ce qu’on a pu appeler la « querelledes investitures ».

Dans ce contexte, l’Église du XIIe siècleput se ressaisir. Elle se sentit et s’avéraassez forte pour exiger et obtenir de l’empe-reur un accord sur la nomination des évê-ques. Ce fut le concordat de Worms (1122).Il ne marqua assurément qu’un petit pas,mais il n’en commença pas moins à posi-tionner l’Église en corps autonome face aupouvoir impérial, lorsque les deux entraienten conflit. Une avancée se trouvait du mêmecoup marquée dans le sens d’une séparationdes deux pouvoirs.

Bien entendu, avec ce concordat oppor-tun, la partie n’était pas définitivementgagnée pour autant : rois et empereurs ten-tèrent de résister, voire de reconquérir duterrain, tandis que, de son côté, l’Églises’efforçait de maintenir voire de renforcer cequ’elle estimait être ses prérogatives dans lechamp qui était le sien. Elle le fit, entre aut-res, à travers deux nouveaux concordatsqu’on peut retenir comme assez significatifsde la problématique d’ensemble des rap-ports entre pouvoir politique et hiérarchieecclésiale. D’un côté, le concordat de Vien-ne, signé par l’empereur du Saint Empireromain germanique le 14 février 1448 (etqui était en vigueur en Alsace jusqu’à laRévolution) : l’autorité politique y obtientd’assurer les nominations aux postes impor-tants un mois sur deux. Par exemple, l’em-pereur nomme les prévôts des Chapitrestous les deux mois, et les autorités religieu-ses interviennent pour leur part, en alter-nance, au cours des mois qui sont dès lorsdésignés comme les mois « papaux »… D’unautre côté, le concordat de Bologne, conclu,lui, en 1516. On a avec lui le type mêmed’un concordat gallican, c’est-à-dire cau-tionnant le modèle d’une Église nationale :le roi de France s’y fait reconnaître de telsdroits sur l’Église du pays, que l’Église deFrance apparaît alors presque comme uneÉglise autocéphale.

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2. LA SPÉCIFICITÉ DU CONCORDATDE 1801

Sur l’arrière-plan de ces quelques précé-dents bien rapidement évoqués, le concor-dat de 1801 peut apparaître dans toute saspécificité. Tout le développement histo-rique, qui vient d’être évoqué à trop grandstraits, manifeste que le problème de fondest ici celui de la réglementation des rap-ports entre puissance séculière d’une part,et réalité ecclésiale, autorité ecclésiale, del’autre. Et les deux derniers exemples citésmanifestent à l’évidence une Église de faitdominée, avec tout de même son accordpuisqu’il y a concordat, par le pouvoir poli-tique. La domination en question ne vautnaturellement pas dans l’administrationdes sacrements considérés comme tels, nidans la conversion des cœurs, ni dans lasainteté devant Dieu ; mais elle joue bel etbien dans le fonctionnement effectif del’Église et de ses représentants à l’égard etau sein de la société globale.

Or, la spécificité, l’originalité, l’intérêtprincipal du concordat de 1801 tiennentjustement au fait qu’il s’agit au fond, aveclui, du premier concordat de l’histoire quitraduit et promeut une authentique sépara-tion de l’Église et de l’État. « Conventionentre le Gouvernement français et SaSainteté Pie VII, échangée le 23 fructidoran IX » (soit le 10 septembre 1801) : le titremême de « convention » traduit bien l’idéed’un accord entre des autorités qui se tien-nent respectivement pour habilitées l’unecomme l’autre, qui se reconnaissent mu-tuellement comme partenaires. Il y a biendeux parties ; elles sont toutes les deuxreprésentées par des plénipotentiaires qua-lifiés ; elles mènent ensemble une négocia-tion argumentée. On est loin d’un diktatimposé par une force autre que celle de la

volonté même des contractants. Il s’agitd’une convention bilatérale, adoptée auterme d’une véritable discussion qui, à tra-vers de vrais débats, a rendu possible unaccord authentiquement négocié[6].

Le préambule parle d’ailleurs d’une« reconnaissance mutuelle ». Cela veut direque si l’Église reconnaît l’État avec sa com-pétence et son autorité propres, elle setrouve elle aussi reconnue. Non pas certescomme religion de l’État français, mais belet bien comme la « religion de la majoritédes Français », ce qui est bien évidemmentune manière authentique de reconnaissancepublique. Il y a assurément séparation entrepolitique et religion, entre État et Église ;mais le fait religieux catholique est reconnucomme tel. Dans l’espace public, toute laplace n’est pas occupée par la seule puis-sance politique, par l’État. Les fidèles ca-tholiques sont traités comme des citoyens.La religion catholique peut s’exprimer dansle domaine public, elle n’est aucunementprivatisée.

Moyennant quoi, du reste, les deux par-ties sont nettement gagnantes. Après ladébâcle de la Révolution qui l’a mise hors-la-loi et après la promulgation de la Cons-titution civile du clergé qui voulait la mettresous contrôle absolu, l’Église est mainte-nant l’objet d’une reconnaissance officielle.Certes, il lui a fallu consentir certains sacri-fices, dont plusieurs importants, des démis-sions d’évêques par exemple. Mais le cultecatholique est désormais libre et public ; et,point capital bien sûr, le schisme est sur-monté entre les évêques et le pape. Si l’ona assurément dû renoncer à une restitutioncomplète des biens ecclésiastiques, on a dumoins gagné, entre autres, une rétributiondu clergé. Aussi le Pape s’estime-t-il à bondroit fondé à « attendre le plus grand bien

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[6] Ce point est bien mis en valeur par l’ouvrage deB.ARDURA déjà signalé, spécialement par son chapi-

tre II, précisément intitulé « Une difficile négocia-tion ».

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et le plus grand éclat de l’établissement duculte catholique en France »[7].

Quant à l’État, il est gagnant lui aussi. Ilrécolte, pour sa part, la reconnaissance desa légitime démarcation par rapport à tou-tes sortes de références religieuses directes

qui seraient normatives pour lui. Il récolteaussi la chance d’une unification du pays etdonc d’une plus grande tranquillité inté-rieure, d’une meilleure concorde nationale.Les dix-sept articles associés donnent desindications qui permettent de régler un cer-tain nombre de problèmes pratiques[8].

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[7] Voir, plus largement, l’allocution prononcée par Pie VIIdans le Consistoire secret du 24 mai 1802, in Concordatet recueil des bulles et brefs de N.S.P. le pape Pie VII surles affaires actuelles de l’Église de France, publié par SEMgr le cardinal CAPRARA, Le Clerc, Roudonneau,Lenormant, Paris, an X [1802], p. 5-6.

[8] On en trouvera commodément le texte in B. ARDURA,op.cit., p.74-76.

[9] Sur l’ensemble de la question de la laïcité, on ne peutque recommander le lecteur de l’excellente étuded’Émile POULAT, « La laïcité qui nous gouverne. Aunom de l’État », Documents Épiscopat, n° 8/9-juin2001.

[10] Émile Poulat, art. cit., p.17.

II. UNE LAÏCITÉ MULTIFORME

Le concordat signé le 15 juillet 1801 futdénoncé unilatéralement par le Gouver-nement français, après qu’en 1814 laRestauration eut érigé le catholicisme enreligion de l’État, puis que le SecondEmpire eut lui-même accordé un certainnombre de faveurs supplémentaires au cultecatholique.

Ce n’est pas le lieu de retracer ici endétail le chemin historique par lequel onaboutit à la situation qui se trouve visée lors-qu’on fait état d’une « exception française »que l’on désigne volontiers par le mot « laï-cité », mot dont il est d’ailleurs difficile detrouver l’équivalent dans d’autres contexteshistorico-culturels ou socio-politiques. Maisc’est un fait que, de même que le terme« concordat » mérite d’être examiné dans ladiversité de ses significations et applicationseffectives à travers l’histoire si l’on veutavoir des chances de bien percevoir la por-tée de celui de 1801, de même le mot ‘laï-cité’ sera mieux compris, et sa valorisationpositive aujourd’hui sera saisie, si l’on faitl’effort de l’approcher selon la polysémie quile marque de fait, mais qu’on a de part etd’autre, très souvent et beaucoup trop, ten-dance à négliger. En réalité, historico-

sémantiquement, à s‘en rapporter aux sensdifférents que le mot a pris à travers letemps, on peut et doit distinguer, me sem-ble-t-il, trois types de laïcité[9].

1. UNE HISTORIQUE LAÏCITÉ DE COMBAT

Cette première forme de laïcité est sou-vent appelée « laïcisme » du côté catho-lique. Il faut bien reconnaître que nousavons là la première acception historico-conceptuelle du mot « laïcité » ; et rien nipersonne ne pourra faire qu’en son origine,la laïcité n’ait été de fait voulue et vécuecomme un combat contre l’Église catho-lique. La thèse est qu’en particulier en vertude sa structure hiérarchique, le catholicismeexerce/exercerait une emprise majeure surles esprits, et qu’il faut donc le priver desmoyens auxquels il recourt pour exercerpareille hégémonie. La spoliation des biensmatériels, d’ailleurs bien moins considéra-ble en 1905 qu’en 1789, a certes été vécuepar les catholiques comme une agressioncaractérisée, à la fois « effraction sacrilègeet vexation administrative »[10] ; mais ellen’avait rien à voir avec ce qui fut éprouvédans l’ordre spirituel, qui était à la fois

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beaucoup plus considérable dans la formeet en extension, et beaucoup plus gravequant au fond.

À ce niveau-là, la laïcité se donna laforme d’un combat. Combat d’abord contreles « clercs », mais en même temps contretoute manifestation publique du « culte »,puisque ce dernier est évidemment lié àl’exercice du ministère des clercs. Quandon parle de culte, on est en effet immédia-tement renvoyé aux ministres qui l’assu-rent, et donc quand on persécute les minis-tres du culte, on porte du même coupatteinte à l’ensemble de la religion dont ilssont les représentants et les responsables.« Le cléricalisme, voilà l’ennemi » : la pa-role de Gambetta est des plus significatives,mais il ne faut pas en être dupe. Derrière lecléricalisme est bel et bien visé tout l’en-semble doctrinal du catholicisme puisque,relevant déjà d’un magistère et, en-deçàencore, se rapportant à une révélation, lecatholicisme renvoyait de fait à une ins-tance autre que celle de la seule raison, etméritait par conséquent d’être rejeté com-me dogmatiste, autoritaire, obscurantiste.Ferdinand Buisson en 1903 : « On ne faitpas un républicain comme on fait un catho-lique. Pour faire un catholique, il suffit delui imposer la vérité toute faite »[11].

Anticléricalisme donc, mais qui, atta-quant les ministres du culte, s’en prend defait globalement au « culte » catholique,compris non pas simplement comme ce quise pratique dans les églises au titre descérémonies rituelles, mais au sens où leconçoit l’Alsace-Moselle, c’est-à-dire com-me l’institution globale de la vie religieuse,selon l’éventail des diverses « confes-sions ». Anticléricalisme immédiatementporté, par conséquent, à dériver vers uncombat contre toute révélation, toute doc-trine de foi, toute attitude croyante.

Il serait facile de faire le lien avec d’au-tres aspects patents de cette laïcité decombat, par exemple avec la lutte contrel’école confessionnelle ou encore avec lalutte contre les religieux, largement liée à lalutte contre cette dernière. Car, si laIIIe République n’a pas cru pouvoir engagerson œuvre d’autonomisation totale de l’Étatsans laïciser l’école, elle estima plus préci-sément ne pas pouvoir atteindre un telobjectif sans éconduire systématiquementles congréganistes, c’est-à-dire les religieuxenseignants. Pourquoi cela ? Parce qu’onraisonnait ainsi : comment des êtres qui ontconsenti à s’aliéner non seulement face àune révélation transcendante, mais entreles mains mêmes de supérieurs auxquels ilsvont jusqu’à vouer obéissance, pourraient-ils ratifier eux-mêmes un exercice vraimentauthentique et autonome de la raison ; etpar conséquent, et à plus forte raison, com-ment pourraient-ils éduquer d’autres êtres àun tel exercice[12] ?

2. LA LAÏCITÉ DE FAIT

De cette forme historico-conceptuellementpremière de laïcité qu’on peut donc appeler« laïcité de combat », on doit distinguer soi-gneusement une deuxième forme, que la for-mule « laïcité de fait » caractériserait assezjustement, et qui correspondrait assez préci-sément à ce que les sociologues nomment,pour leur part, « sécularisation »[13].

Pour prendre les choses par le biais poli-tique, on peut rappeler que la devise « Unefoi, une loi, un roi », ou bien le principeCujus regio, hujus religio, a longtemps régiles rapports entre l’État et l’Église/les Égli-ses. Là est bien l’inspiration de la fameuserévocation de l’Édit de Nantes en octobre1685. Mais il ne faut pas omettre de préci-ser qu’en prenant une telle position,

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[11] Cité p.60 de l’ouvrage mentionné à la note suivante…

[12] De bonnes remarques dans Gaston PIETRI, La laïcité estune idée neuve en Europe, auquel je me réfère un peuplus loin, comme l’on verra. Ici, spécialement le chapi-

tre V, « Les Églises et le système éducatif », p.59-70.

[13] Voir, par exemple, l’article « Sécularisation » in Jean-Yves LACOSTE, Dictionnaire critique de théologie, PUF,Paris, 1998, p.1081-1083.

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Louis XIV ne faisait en réalité qu’appliquerà la nation dont il était le roi, et au bénéficedu catholicisme dont il se réclamait, lesrègles qui avaient cours (et cour !) ailleursen Europe. Le culte catholique n’avait droitde cité dans aucun des pays réputés protes-tants, puisque la paix d’Augsbourg y avaitimposé en 1555 le principe rappelé tout àl’heure : « Cujus regio, hujus religio ».

Qu’advient-il, cependant, lorsque l’auto-rité du roi, l’autorité du prince, est rempla-cée par la souveraineté du peuple, etlorsque les dirigeants politiques sont issusde la volonté générale, et non plus de présu-més décrets divins ni de prétendues authen-tifications ecclésiastiques ou sacrales ? Ilest clair que dans ce cas, la société ne cher-che plus ni fondement ni garantie nicontrôle du côté de Dieu, ni, et encoremoins, du côté de ceux qui s’en estiment lesreprésentants. Compte seule désormais lavolonté du peuple, et de ceux qu’il délègueet députe pour la déterminer et en conduirela réalisation. On assiste, autrement dit, àune « immanentisation totale » du pouvoirdans la société. Loin que la religion inter-vienne en position de régulation ou decontrôle, elle se voit au contraire assigner del’extérieur son statut, et définir ses limites.À ce moment-là, l’autonomie du politiqueest par conséquent consommée par rapportau religieux. On est dès lors tout à fait fondéà parler, en l’occurrence, de « laïcité » ;mais il s’agit désormais d’une laïcité de fait,d’une sécularisation des processus et desréalités du pouvoir. Sécularisation en vertude laquelle la réalité dite justement « sécu-lière » – ici d’ordre politique – a conquis uneautonomie, une indépendance de fait asseztotale par rapport à la sphère du religieux,quelles que soient d’ailleurs la nature et laforme de ce religieux.

Il est clair que ce qui vaut ainsi de faitdans l’ordre politique, vaut pareillement,mutatis mutandis, et dans le champ scienti-fique et dans le domaine socio-économique,aussi bien que dans le domaine socio-cultu-rel. Là aussi, laïcité de fait égale sécularisa-tion. Cela ne veut pas nécessairement direque la religion ou l’Église seraient condam-nées à la disparition ou à l’insignifiance enraison de l’autonomisation de réalités quijusque-là étaient articulées par rapport àelles. Mais cela veut dire que, dans un telcontexte, l’Église, la religion, la foi n’aurontde titre à une reconnaissance, ne se verrontfinalement « reconnaître » en un partenariatauthentique, ne gagneront une crédibilité,que si elles parviennent à se positionnerface à des instances que non seulementelles reconnaissent émancipées, mais auregard desquelles elles admettent qu’il leurincombe de savoir et de pouvoir faire leurspreuves[14].

3. UNE INCERTAINE LAÏCITÉ DE DROIT

Il faut faire un pas de plus et reconnaîtreque, au-delà d’une laïcité de combat et d’unelaïcité de fait, il y a encore à faire état de cej’appellerai maintenant une laïcité de droit.On doit entendre par là une laïcité qui se défi-nit à la fois par un corps doctrinal et par unepratique administrative. En ce qui concernele corps doctrinal, Émile Poulat précise qu’ilconsiste en : « lois, décrets, arrêtés et circu-laires des pouvoirs publics, décisions duConseil constitutionnel, arrêts et avis duConseil d’État, jurisprudence des tribunaux ».Quant à la pratique administrative, Poulat nela mentionne qu’en ajoutant : « avec sesaspects discrétionnaires »[15].

Quand on s’en rapporte de fait à ce quiapparaît dans le champ juridique ainsiconçu, on est immédiatement renvoyé,

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[14] L’ecclésiologie contemporaine et la théologie actuellede la mission nous ont amplement éclairés sur cespoints. Voir, en particulier, sur le second point, lerécent ouvrage de Maurice PIVOT, Un nouveau souffle

pour la mission, Éditions de l’Atelier, Paris, 2000 (quej’ai eu la joie de préfacer).

[15] Émile POULAT, art. cit., p.5.

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dans l’espace du moins qui est celui de lalaïcité à la française, au principe de « sépa-ration ». Au sens de 1905, date à laquelleelle est déclarée légale, la séparation nereconnaît plus aucun caractère public ni àl’Église catholique ni à aucun culte. Elle neprétend pas pour autant les supprimer, etelle ne déclare aucunement l’intention deles contraindre ou de les juguler. Elle secontente de les « privatiser », ou, du moins,de faire comme si elle pouvait le faire…

C’est précisément cela que signifie etveut réaliser de fait, à l’époque où elle futdéclarée et depuis, la « séparation ».Occupant totalement et gérant souveraine-ment lui-même le domaine public, l’Étatdéclare vouloir séparer de lui le fait reli-gieux, et du coup l’expulser. Il ne lui laissepas d’autre champ que celui du privé, danslequel il le rejette totalement. C’est, ni plusni moins, reléguer et enfermer le religieuxdans la conscience individuelle ; c’est l’as-signer à résidence dans le seul « sanctuaireintime de la conscience ». On peut direqu’on a justement là l’essence de ce qu’onappelle « le régime de séparation » : « Lareligion n’est plus considérée officiellementcomme faisant partie des institutions quistructurent la société globale » (J. Beau-bérot)[16].

Évidemment, qu’on le veuille ou non, ilfaudra bien « admettre » (si l’on ne veut pasdire « reconnaître » !), que la privatisationdu religieux ne se décrète pas si facilement.Et donc, s’il s’avère que « les cultes »connaissent de fait une dimension sociale,le traitement de celle-ci par les pouvoirspublics s’avérera délicat. De deux chosesl’une : ou bien l’on conviendra de recourir àla force – à la force justement déclarée elleaussi « publique » – pour contrôler cettedimension, la juguler ou même la réprimer ;

mais on risque alors de sortir du droit danslequel on veut pourtant s’établir ; ou bien iln’y aura plus qu’à se lancer dans la recher-che d’accommodements susceptibles detenir compte « quand même » du fait reli-gieux, et même de lui faire place… sanspour autant le «reconnaître» vraiment, puis-qu’on a décrété la chose impossible etmême impensable ! La conséquence seraque, sans sortir du domaine du droit etmême pour n’en pas sortir, on ne remettracertes pas en cause le cadre principiel, « laloi », mais on prendra des dispositionsaptes à en permettre, sur un point ou sur unautre, une application modulée.

De fait, ce qui est énoncé comme « ledroit », et qui prétend rejeter totalement lereligieux dans le privé, ne s’applique pastout à fait dans la situation ! Il y a tout demême du religieux qui s’exprime, qui estprésent, qui est actif dans l’espace public !Cela étant, comment peut-on faire, et com-ment fait-on ?

Par exemple, comment contester que lesédifices cultuels peuvent effectivementcontinuer d’être mis à la disposition de cepourquoi ils ont été construits, et non pasêtre rasés ou systématiquement dévolus àdes usages pour lesquels il faudrait bien lesreconnaître totalement inadaptés ? Il y a enFrance des dizaines de milliers d’églises etde chapelles et quatre-vingt-dix cathédra-les : va-t-on, peut-on, pouvait-on et pourra-t-on, sinon les supprimer ou les fermer, dumoins les interdire de/au culte ? Autreexemple : s’il faut certes juguler les com-portements sectaires, la grande questionque soulève la mise au point de procéduresqui peuvent les contenir est celle de savoircomment ne pas compromettre du mêmecoup l’adhésion de citoyens libres etresponsables à telle ou telle communauté

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[16] Jean BEAUBÉROT, Le retour des Huguenots, Labor etFides, Genève, 1985, p.301-302, cité par G.Piétri,op.cit., p.19.

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« d’élection », c’est-à-dire librement choisiepar eux (et religieuse ou non, bien enten-du !). Ou encore, comment se donner lapossibilité de traiter avec l’islam, dont onvoit bien qu’il a tout de même une surfacesociale importante, sans lui reconnaître desreprésentants autorisés ?

Il faut bien l’admettre : en consentantainsi les accommodements devenus néces-saires (ou même en s’y résignant), on vaquand même, et bien que ladite « sépara-tion » l’interdise de soi, reconnaître de faitaux cultes au moins une certaine formed’existence publique. Le moyen de faireautrement ?… Mais alors, à multiplier de lasorte, à cause de la nécessité flagrante, lesentorses factuelles au principe de privatisa-tion – plus exactement, au principe deséparation tenu pour équivalent à un prin-cipe de privatisation –, comment, combiende temps, au prix de quelles contorsions,sera-t-il possible de le maintenir en toutecohérence, et justement comme principe ?

Concordat « à la Napoléon » d’un côté,laïcité «à la française» de l’autre : je viensde présenter successivement les deux réali-tés sur lesquelles mon titre m’invitait àréfléchir. J’ai abouti dans le premier cas àmanifester l’intérêt du Concordat, l’intérêtspécifique du concordat spécifique de1801, au regard d’une opinion largementignorante et néanmoins réticente. Et dansle second cas, j’ai pu faire apparaître certai-nes limites dans l’appréciation aujourd’huiglobalement favorable portée sur la laïcité

telle qu’elle apparaît de fait à la fois dans sadéfinition juridique et dans sa mise enœuvre concrète.

Il s’impose maintenant de mettre cesdeux réalités en rapport. Car, d’un côté, si leConcordat présente un réel intérêt, il n’enest pas moins à l’heure actuelle en vigueurdans une Alsace et une Moselle qui sontpartie intégrante d’un ensemble nationalfrançais dans lequel fonctionne de fait uncertain régime de laïcité et de séparation –la question se pose donc, d’une cohérenceentre les deux systèmes. Et, de l’autre côté,si la laïcité de séparation privatisante com-porte des limites de plus en plus patentes,on peut après tout faire l’hypothèse qu’ellesoit susceptible de s’auto-améliorer enregardant du côté de ce dont elle n’est pastout à fait parvenue à faire disparaître l’in-térêt. À savoir : soit le Concordat lui-même,soit un certain nombre de dispositions et deprocédures qui, certes sans concordat etmême hors concordat, font tout de mêmeplace à du religieux dans la société.Instituent même, quoi qu’on en dise (ou entaise), une possibilité effective d’existencepublique pour une religion/des religionsdéclarée(s) par ailleurs, par le droit toujoursen vigueur, purement et simplement relé-guable(s) et à reléguer dans le sanctuaireintime de la conscience…

Ayant maintenant examiné les deux élé-ments en cause, le Concordat puis la laï-cité, le moment est venu pour nous de fairele parcours de l’un à l’autre, puis de l’autreà l’un. Comme je l’ai annoncé, j’irai d’aborddu Concordat vers la laïcité.

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Si le Concordat a été dénoncé unilatéra-lement par l’État français en 1905, unetelle décision n’a pas valu pour l’Alsace-Moselle, pour la raison qu’elle étaitReichsland de 1870 à 1918 et donc, biensûr, en 1905. Tout le monde souligne quecela veut dire d’abord et avant tout ceci :sur cette portion du territoire français, leconcordat de 1801 a bel et bien survécu,au total, à deux siècles, à trois guerres dontdeux mondiales (qui ont justement concer-né tout particulièrement la Moselle etl’Alsace) et à huit régimes politiques.

Par ailleurs, on ne saurait négliger le faitqu’un sondage commandé par l’Institut dedroit local, par la section « Société, droit etreligion en Europe » du CNRS et par lesDernières Nouvelles d’Alsace (DNA) enoctobre 1998[17] – cela ne fait pas encoredeux ans ! – et largement répercuté dans lapresse locale au moins, révélait que, enAlsace, près de neuf personnes sur dixvoient « plutôt un avantage » aux aspectsles plus connus du Concordat, comme lerappelait le chroniqueur religieux JacquesFortier dans les DNA[18].

Enfin je crois opportun de souligner quece concordat, qui a subsisté à travers tantd’avatars pendant deux siècles et qui estresté l’objet d’une si large adhésion aujour-d’hui, a fait, à partir de 1998, l’objet d’uneréflexion confiée à une « mission » décidéepar le ministre de l’Intérieur et exécutée parle préfet Bonnelle[19]. Son but était très clai-

rement de faire des propositions sur cequ’on peut appeler une amélioration du« fonctionnement » du Concordat, mais pasdu tout sur le Concordat lui-même (dansl’intention ou de le remettre partiellementen cause ou, à plus forte raison, de préparersa suppression)[20].

Ces trois éléments suffisent à suggérerd’entrée de jeu l’importance que revêt trèsconcrètement pour nous, maintenant etaujourd’hui, le Concordat. Cela dit, commeje viens de le rappeler, celui-ci vaut pour unensemble Alsace-Moselle qui est lui-mêmemembre de la nation française, qui fait par-tie de l’État français. Le régime étant danscet espace socio-politique celui de la « sé-paration », les mentalités alsaciennes etmosellanes elles-mêmes sont assez large-ment imprégnées par un esprit de laïcité(avec l’interférence des trois sens reconnusà ce terme). La question se pose donc desavoir si, comment et jusqu’à quel point,dans l’exception française, l’Alsace-Mosellefait et est fondée à faire, à son tour, excep-tion. La réponse est bien entendu positiveau niveau des faits eux-mêmes. Ma thèsesera néanmoins la suivante : tel que je levois concrètement compris et vécu, leConcordat peut tout à fait être tenu pour unemise en œuvre effective et positive d’unevraie laïcité. Pour tenter de le faire apparaî-tre, et en prenant le mot « concordat » ausens large, j’examine brièvement les deuxou trois points les plus caractéristiques deson application, de son fonctionnement.

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III. LE CONCORDAT COMME MISE EN ŒUVRE EFFECTIVEET POSITIVE D’UNE VRAIE LAÏCITÉ

[17] Dernières Nouvelles d’Alsace, Sondage DNA/IDL/-ISERCO, vendredi 9 octobre 1998.

[18] Dernières Nouvelles d’Alsace, dimanche 9 septembre2001.

[19] Le Directeur général de l’administration, du ministèrede l’Intérieur informait l’archevêque de Strasbourg de

cette décision par une lettre en date du 7 janvier 1998.

[20] Paru au Journal Officiel du 13 janvier 2001 (p. 637-639), un décret du 10 janvier 2001 promulgue lerésultat de cette mission. Francis Messner l’analysedans la Revue de Droit local (de l’Institut du Droitlocal alsacien-mosellan), n°32, avril 2001, p. 11-19.

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1. LE TRAITEMENT DES MINISTRESDU CULTE

Il faut redire ici qu’à la base de la dispo-sition concordataire concernant les traite-ments versés aux ecclésiastiques, il y a eul’idée d’en faire le moyen de solder unedette : une telle rétribution pouvait valoircomme une compensation à la confiscation,à la nationalisation des biens ecclésias-tiques. Et il faut ajouter que la séparationde 1905, qui en cela n’avait rien à voir avecce qui s’était passé en 1789, ne fut pas uneaffaire d’argent, et donc que la laïcisationqu’elle comporta n’a pas spécialementporté sur ce point. Voici du reste ce qu’on litdans une circulaire de Briand en date du 17avril 1906 : « Le législateur a voulu qu’elle[la séparation] apparût comme une formepurement morale et qu’elle ne pût passer enaucune manière pour une opération finan-cière combinée en vue de procurer un béné-fice matériel à l’État »[21].

Cela rappelé, deux questions peuvent êtresur ce point soulevées dans le cadre denotre réflexion. D’abord celle de savoir si,oui ou non, par leurs prestations, les minis-tres du culte apportent à la société unconcours et un type de services qui peuventlui être précieux et mériter, en conséquence,rétribution. Appointés au titre du servicequ’ils accompliraient, et voyant leur subsis-tance matérielle ainsi garantie, de telsministres ne seraient alors pas obligés des’investir concomitamment et concurrentiel-lement dans des tâches alimentaires. Moinsils seraient, en conséquence, retirés à leurservice propre, et plus dès lors ils apporte-raient à la société la contribution qu’il leurreviendrait par hypothèse de lui accorder…

La question se ramène donc en fait àcelle de savoir ce que la religion et sesministres sont susceptibles d’offrir et deprester, dans le cadre de la société civile, età ceux de ses membres qui s’y déclareraientintéressés, comme services à la fois spéci-fiques et souhaités, à la fois désirables etpertinents. Or, comment le nier, la réponseà cette question est bel et bien patente. Ilfaut bien le reconnaître en effet : ils sontnombreux les enfants et les jeunes que lafoi chrétienne a aidés et aide toujours à s’o-rienter dans les difficiles choix de l’exis-tence et à mener les difficiles combats de lavie. Ils sont nombreux les couples qui ontpuisé force et soutien dans la grâce dusacrement de mariage. Ils sont nombreuxles pécheurs, les coupables, les prisonniers,les condamnés, auxquels l’assurance d’unpossible pardon de Dieu a ouvert le cheminde la conversion et la possibilité d’un nou-veau départ. Ils sont nombreux les malades,les personnes âgées et les mourants mêmesauxquels la force de la foi, l’espérancequ’elle éveille et les sacrements auxquelselle dispose ont permis de porter et de tra-verser les épreuves de leur existence, voired’affronter sans s’écrouler ni s’illusionner lagrande interrogation sur ce qui nous attendau-delà du grand gouffre[22].

Il y a là, de toute manière et quoi qu’il ensoit éventuellement d’autre chose, un grandservice rendu – ou plutôt offert – à la sociétépar la foi ou « la religion » et ceux qui la ser-vent. Il y a là un grand apport – potentiel entout cas – de l’Église à notre monde, pourceux qui le souhaitent bien entendu, maisdont l’équivalent n’est pas présenté ailleurs.Un service unique, spécifique, indispensa-ble. Un service spirituel assurément, maisprécieux justement comme spirituel.

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[21] Circulaire du 17 avril 1906 commentant l’article 41 dela « Loi de séparation » de 1905.

[22] Je reprends ici quelques éléments de mon homéliede la « Messe pour la France » célébrée en la cathé-drale de Strasbourg, le dimanche 8 juillet 2001. Cf.L’Église en Alsace, septembre 2001, p.17.

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Si l’on enregistre cela, si l’on reconnaîtqu’au titre du « culte » il y a dans la sociétédes prestations de cette spécificité et decette importance, pourquoi ne considére-rait-on pas que ceux qui les effectuent peu-vent mériter un « traitement », pour qu’ilspuissent, effectivement, non seulement lesaccomplir, mais même s’y consacrer totale-ment ? En tout cas, là où de tels servicessont de fait rendus et reconnus, on ne voitpas pourquoi la rétribution de ceux qui lesrendent – afin précisément qu’ils puissentcontinuer de le faire –, attenterait à la dis-tinction ou à la séparation de l’Église et dela société. En répondant aux besoins spiri-tuels qui se déclarent dans le corps social,on ne lui porte pas atteinte. On lui apportebel et bien, au contraire, une contribution.On n’exerce pas sur lui une main-mise, onse met à son service. Et on le fait en s’inté-grant à lui, et selon une modalité spécifiquequi, en le respectant, le conforte et qui, leservant, le grandit.

La deuxième question qui se pose estcelle de l’identité des ministres qui sont, oupeuvent être, concernés par ces rétribu-tions. Les textes officiels parlent de« ministres du culte », et l’on pense alorsbien entendu, sans plus, aux prêtres et auxévêques, en tant que ministres ordonnés.Mais c’est un fait que depuis Vatican II sur-tout, toute une évolution est en cours dansl’Église catholique qui, par le recours à deslaïcs, appelés officiellement chez nous« vicaires laïcs » ou « coopérateurs de lapastorale », intègre à la ministérialité ecclé-siale de nouveaux acteurs. À côté des dia-cres, ministres ordonnés eux aussi, deslaïcs, et donc par définition des chrétiensnon ordonnés, peuvent, à (et dans) certai-nes conditions précises, se voir confier destâches proprement ministérielles tout enrestant laïcs, et même en tant que laïcs[23].

On ne voit pas en quoi le fait qu’une partdes services spirituels autrefois accomplispar les seuls prêtres le sont maintenant pard’autres, changerait leur nature et leurimportance, et donc devrait interdire leurreconnaissance, ni par conséquent leurrétribution, dans le cadre du dispositifconcordataire.

2. LE « STATUT SCOLAIRE »

Le second domaine important d’applica-tion du Concordat concerne plus particuliè-rement l’organisation de l’enseignementreligieux dans les écoles et plus largementencore dans les établissements d’enseigne-ment public d’Alsace et de Moselle. À stric-tement parler, l’intégration ou l’assimilationde ce point au Concordat pourrait êtrecontestée. Il s’agit en effet plutôt d’une sur-vivance de la loi Falloux, du 15 mars 1850.Et la confusion, ou l’assimilation, vient dece que, lors de l’annexion allemande, cetteloi n’a pas davantage été abrogée enAlsace-Moselle que ne l’a été le Concordatlui-même. Pour autant, le fait que la dési-gnation soit ainsi, dès lors, quelque peuapproximative, n’empêche nullement que laréalité en cause soit en elle-même tout àfait précise. Elle tient en deux dispositions : n l’obligation de l’enseignement religieux

sauf demande de dispense, n et le statut des professeurs de religion

assurant cet enseignement.

La question de fond qui est ici posée estde nouveau celle-ci : y aurait-il là atteinteportée à la laïcité ? Il s’imposerait bien sûrde répondre « oui » si l’obligation en ques-tion concernait les élèves eux-mêmes, leurimposant alors de participer contre leur gré,et contre le choix de leurs familles, à descours de religion. On serait en effet dans cecas totalement en dehors d’un respect de la

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[23] On pourra, sur ce point précis, se reporter à JosephDORÉ et Maurice VIDAL (éd.), Des ministres pour l’Égli-

se, coll. Documents d’Église, Centurion/Cerf/Fleurus-Mame, Paris, 2001.

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séparation et de la laïcité. Et il arrive quel-quefois que, parmi ceux qui la combattent,on comprenne justement ainsi – ou qu’onfasse plus ou moins semblant de compren-dre ainsi ? – l’obligation de l’enseignementreligieux. Mais ce n’est aucunement de celaqu’il s’agit. L’obligation en cause neconcerne pas davantage les enseignés queles enseignants ; elle a trait à l’enseigne-ment comme tel. Personne n’est obligé nide suivre ni de donner l’enseignement reli-gieux. Ce sont les établissements scolairesqui sont tenus d’organiser, selon des dispo-sitions du reste bien précisées, un ensei-gnement religieux, c’est-à-dire de proposereffectivement à leurs élèves un tel ensei-gnement au sein de leurs programmes.

Ici aussi, on a l’application du même prin-cipe que j’ai déjà évoqué il y a un instant àpropos du traitement des ministres du culte.Si d’un côté l’on admet qu’il y a dansl’homme une dimension, et donc un besoin,d’ordre spirituel[24], et si de l’autre on recon-naît aussi qu’il ne revient pas à l’Étatcomme tel et à ses institutions comme tellesde satisfaire à ce besoin et d’y répondre (pré-cisément parce qu’il se veut laïc !), il fautbien que celui-ci se préoccupe de rendrepossible l’accomplissement par d’autres dece que lui-même estime ne pas pouvoirassurer mais dont il reconnaît, par hypo-thèse, l’importance et la nécessité. Il luirevient de prendre les moyens de faire assu-rer par d’autres la possibilité de ce dont il nelui appartient pas d’assurer par lui-mêmel’effectivité. Rendre possible n’est pasnécessairement accomplir par soi-même !

Je sais bien que l’objection suivante estici assez souvent faite : d’accord, en effet,pour que soit programmé un enseignementreligieux, mais limitons-le alors à un reli-gieux de type culturel, et, à l’école du

moins, répudions tout ce qui pourrait s’ap-parenter à un religieux de type confessantou catéchétique. Mais, là, j’interroge enretour de cette manière : comment peut-onraisonner comme s’il était possible de cen-surer totalement le rapport qu’on entretientà ce dont on parle ? Comment pourrait-onêtre et rester totalement neutre par rapportà ce à quoi on s’intéresse assez pour sereconnaître soi-même au moins motivé à enparler à d’autres ? Et une telle interrogationne vient-elle pas spontanément, et ne vaut-elle pas de manière assez déterminante,dans le cadre précis d’une relation d’ensei-gnement, à propos d’une relation de maîtreà élève ?

Qu’on soit neutre par rapport à ce dont onparle, qu’on puisse complètement censurerson rapport avec ce dont on parle, cela nevaut même pas en mathématiques, puisquetout le monde sait et dit, et reconnaît, qu’onn’ira jamais bien loin en maths si on n’a pasle goût d’en faire ! Or comment attrapera-t-on un tel goût, comment même viendra-t-onà l’idée qu’il est effectivement possible etqu’il vaut la peine de s’efforcer de l’acquérir,si l’on n’est jamais mis en face de gens quecela rend heureux de s’occuper de maths,qui savent le dire, qui ne s’en cachent pas,et qui peuvent le faire apparaître d’unemanière qui pourra être communicative ? Cequi vaut déjà pour les maths, vaut – etamplius – en histoire, en philo, en éthique…et, bien entendu, dans la fameuse et si diffi-cile « formation civique ». Bref, côté ensei-gné, comment pourrait-on accéder à uneidée un tant soit peu précise de ce qu’on n’ajamais rencontré, et comment pourrait-onentrer en sympathie et en connivence avecce à quoi on n’a jamais été initié ? Corré-lativement, côté enseignant cette fois, com-ment pourrait-on être et rester toujours tota-lement neutre face à des choses auxquelles

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[24] Je me permets de renvoyer à ma prédication de la« Messe pour la France » du 12 juillet 1998 : « Avons-nous toujours une âme ? », L’Église en Alsace, sep-

tembre 1998 et la Documentation catholique, n°2191, du 1er novembre 1998, p. 943-946.

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on s’intéresse assez pour y consacrer sa vieen devenant précisément enseignant, ens’employant à les partager avec d’autres, ens’efforçant de les leur communiquer ?

La question s’impose dès lors d’elle-même : comment ce qui est déjà la « loi »partout ailleurs pourrait-il ne pas valoir éga-lement – au moins également ! – en reli-gion ? Le mieux n’est-il pas de s’efforcer deparler vrai, plutôt que de faire comme si onpouvait parler neutre ? Et, par conséquent,le mieux n’est-il pas d’exposer tranquille-ment, en même temps que la religion, lamanière dont on se situe effectivement soi-même par rapport à elle, en présentant hon-nêtement les raisons qu’on estime avoir dese comporter comme on le fait soi-même àson égard, les perplexités ou les difficultésqu’on éprouve sur certains de ses aspects,la pertinence que l’on reconnaît aux objec-tions qui lui sont faites, les diversités quiexistent dans la manière de la comprendre,etc. ? Et pourquoi donc cela serait-il impos-sible, qu’on parle de la résurrection deJésus, de la paternité Dieu ou de l’impor-tance que, selon la foi chrétienne en toutcas, il convient d’accorder dans sa proprevie aux comportements de pardon ?

Évidemment, il faudra faire cela en neforçant personne, en ne faisant pas de pro-sélytisme ; on ne visera pas à sacramentali-ser immédiatement ; on ne sollicitera bienentendu aucune forme de décision sur lechamp ! On éduquera ainsi à la liberté de ladécision, en donnant le témoignage de lamise en œuvre que l’on en fait soi-même.

3. LES RELATIONS AVEC LA PUISSANCEPUBLIQUE

Après les questions du traitement desministres du culte et du statut scolaire, ilconviendrait de dire un mot des relations etde la collaboration effective entre d’un côtéles représentants de l’État et les responsa-

bles des affaires publiques, et de l’autre lesresponsables d’Église et les ministres duculte. Il n’est cependant guère possible dedévelopper beaucoup ce point ici. Conten-tons-nous de deux indications, avant deuxbrèves remarques sur lesquelles pourra seclore cette troisième et avant-dernière par-tie de mon exposé.

Une première indication concernera cequ’on pourrait appeler globalement le« style » même des rapports et des rencon-tres. Tout se passe ici comme si le fait que,selon un dispositif à la fois subtil et com-plexe, l’évêque concordataire est nommé àla fois par le Saint-Père et par le Présidentde la République (avec intervention, de partet d’autre, de tous les échelons intermé-diaires qualifiés), avait une incidence sur letype de « positionnement » des responsa-bles ecclésiaux face aux divers représen-tants de la puissance politique. Que l’évê-que soit invité par le préfet, ou le curé parle maire, à telle manifestation officielle, ouqu’ils soient l’un ou l’autre informés ouconsultés sur tel ou tel point de la viepublique, ne risquera aucunement d’êtreinterprété a priori comme une concession,une compromission ou, à plus forte raison,comme une marque d’allégeance. Bien plu-tôt, cela sera compris comme une manièreopportune et adéquate de faire se rencont-rer et communiquer deux instances certessoigneusement distinguées et démarquéesl’une par rapport à l’autre, mais désireusesà la fois d’échanger leurs points de vue pro-pres et d’articuler l’exercice de leurs com-pétences respectives. Et de le faire par rap-port à une société et des populations quisont de part et d’autre les mêmes, et – cepoint surtout mérite ici d’être souli-gné – face à des problèmes et à des possi-bilités de les résoudre qui relèvent par défi-nition de toutes les dimensions, y comprisles plus spirituelles, de l’existence humaineet donc aussi de la vie en société[25].

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[25] Semblablement ici, je renvoie à l’homélie prononcéeen la même circonstance l’année suivante : « Église etsociété », L’Église en Alsace, septembre 1999 et la

Documentation catholique, n° 2212, du 17 octobre1999, p. 907-910.

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Passant du style global des relations à uncas particulier, parmi bien d’autres, de leurmise en œuvre, une seconde indicationconsistera à évoquer un exemple précis : laquestion posée concernant la constructiond’une grande mosquée à Strasbourg. Ici,l’initiative partit de la municipalité. Il futdemandé à tous les responsables des cultesconcordataires (archevêque catholique, pré-sident de l’ECAAL[*] et de l’ERAL[*], grandrabbin) d’exprimer leur sentiment sur lesproblèmes soulevés par une telle éventua-lité. Ils le firent en un communiqué com-mun qui fut remis aux responsables munici-paux, laissant évidemment ouverte leurdécision dans le champ de leur responsabi-lité propre, mais leur fournissant des consi-dérants essentiels à son élaboration dansun contexte de fait fortement marqué par lepluralisme confessionnel et, plus largementpar la diversité religieuse[26].

L’hypothèse peut-elle être faite que toutcela, ou la plus grande partie de cela, pour-rait se retrouver en contexte non-concorda-taire ? Ce n’est sans doute pas exclu. On mepermettra toutefois ici deux observations.D’une part, peut-être peut-on dire qu’enAlsace-Moselle, un tel cadre de « fonction-nement » et d’articulation n’est pas seule-ment dû soit à la bonne volonté fondamen-tale des responsables en place soit à lapression d’événements exceptionnels ou debesoins immédiats, mais au dispositif juri-dique qui, à travers maintenant plus dedeux siècles, a situé de droit et de fait lesuns par rapport aux autres en un partenariatofficiel de mutuelle reconnaissance.D’autre part, on osera faire remarquer quesi de tels fonctionnements se retrouventailleurs, c’est bel et bien, comme la qua-trième partie de mon exposé l’illustrera dureste, parce que, quoi qu’il en soit, même le

régime dit « de séparation » ou « de laïcité »ne peut de fait pas se dispenser tout à faitd’intégrer « quand même » des élémentsqui, en pays de Concordat, ne sont aucontraire ni exception ni concession, maisdroit et fait. Hommage détourné au régimequi a de fait toujours cours en Alsace-Moselle ?

4. DEUX REMARQUES TERMINALES

Deux brèves remarques, avant de passerrapidement à ma quatrième et dernière par-tie. La première remarque concerne le faitrégional. C’est une donnée incontournable :l’Alsace-Moselle a connu une histoire à tra-vers laquelle elle a évolué de manière tellequ’elle a conservé ce qu’on appelle le régimeconcordataire. Certes, partout ailleurs enFrance ce régime a été supprimé ; mais onne voit pas en quoi cela suffirait à faire argu-ment pour que cette partie de notre paysdoive nécessairement s’aligner en touspoints sur toutes les autres ! En ce domainecomme en d’autres – on peut penser ici, pluslargement, au « droit local » dont il nous apar ailleurs été parlé[27] –, il nous revient devérifier et de faire valoir en quoi ce qui se faitet ce qui se vit chez nous est une authen-tique manière de (faire) vivre autrement quele reste de la France la même chose que lereste de la France. Concrètement : de fairemieux apparaître le régime concordatairecomme une vraie modalité de mise en œuvred’une effective laïcité – et donc de manifes-ter cet aspect de la particularité alsacienneet mosellane comme une vraie manière devivre authentiquement l’appartenance natio-nale française. Autrement dit : d’être peut-être « alsaciennement » ou « mosellanne-ment » Français, mais bel et bien d’êtreFrançais !

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[26] La Documentation catholique, n° 2187, du 2-16 août1998, p.746.

[*] ECAAL, Église de la Confession d’Augsbourgd’Alsace-Lorraine. ERAL, Église réformée d’Alsace-Lorraine

[27] Voir, dans le cadre de ce même colloque, la confé-rence de Éric Sander, secrétaire de l’Institut du droitlocal alsacien-mosellan : « Concordat et droit local ».

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On me permettra d’ailleurs d’ajouter iciencore un trait : quand on constate le soinque la République accorde au traitement duparticularisme corse par exemple, on ne voitpas ce qui fonderait la même République àen négliger d’autres, dont on ne sache pasque, dans l’histoire passée et récente, ilsaient tellement plus démérité par rapport àla Nation[28] !

Ma deuxième remarque portera sur ceque j’appellerai le fait européen. Tant qu’onreste à l’intérieur de l’espace hexagonal, onpeut estimer que la référence obligée estcelle que peut représenter la majorité natio-nale, et en l’occurrence cela porte du côtéde la laïcité, de la séparation « à la fran-çaise ». Mais dès qu’on s’ouvre à l’espaceeuropéen, on s’aperçoit que ce qui appa-raissait comme une exception alsacienne et

mosellane dans le cadre hexagonal, s’avèrebel et bien être une exception françaisedans un cadre plus vaste. On s’aperçoit,oui, que c’est à propos de la France, beau-coup plus qu’à propos de l’Alsace ou de laMoselle, qu’il faut parler d’exception. Onme permettra d’en déduire qu’il ne va dèslors pas de soi que cela cautionne sans plusdes positions péremptoires contre ce que sevit concrètement en Alsace-Moselle sous lenom de Concordat.

Voilà ce que je voulais dire, trop rapide-ment bien que déjà longuement, sur lafaçon dont on peut lire le Concordat commefaisant place à ce qui est l’intentionnalitéprofonde tant de la laïcité que de la sépara-tion, au sens positif selon lequel on peutcomprendre ces deux termes chargés detant d’histoire.

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IV. LA LAÏCITÉ COMME TERRAIND’UNE POSSIBLE CONCORDE

Sur la question des rapports entreConcordat et laïcité, je viens ainsi de faire lechemin dans le sens qui va du premier à laseconde. J’accomplirai maintenant le mêmechemin dans le sens inverse, avec l’inten-tion de montrer, cette fois, comment la laï-cité peut être le terrain d’une possible etvraie « concorde ». Je vais prendre les cho-ses successivement du côté de l’État, puisdu côté de l’Église ; et je terminerai en mon-trant que leur meilleure chance de concordeou d’accord mutuel est encore de se mettre

ensemble au service d’autre chose qu’eux-mêmes.

1. L’ÉTAT

L’État est certes souverain dans son ordre.Mais il n’a pas la charge de tout chez ceuxqui relèvent de lui ; et d’autre part lui-mêmen’est pas sans être tenu à certaines obliga-tions. Dans son remarquable ouvrage Unchrétien face aux choix politiques[29], lechancelier Helmut Schmidt expose que la

[28] À Thann, le 24 novembre 1914, le général Joffredéclarait : « Votre retour est définitif. Vous êtesFrançais pour toujours. La France vous apporte, avecles libertés qu’elle a toujours respectées, le respect devos libertés à vous, des libertés alsaciennes, de vostraditions, de vos convictions, de vos mœurs. Je suisla France, vous êtes l’Alsace. Je vous apporte le baiserde la France. », cf. Das Elsass von 1870 bis 1932, 2volumes, Alsatia, Colmar 1936-1938, Band I, p.652.Cf. Pierre BOCKEL, Alsace et Lorraine, terres françai-

ses, Éditions des Dernières Nouvelles d’Alsace,Strasbourg 1975 ; et René EPP, L’Église d’Alsace sousl’oppression nazie (1940-1945), éd. du Signe,Strasbourg 2000.

[29] La position frontalière de l’Alsace m’a paru redoublerl’intérêt de cette référence à une prise de positionvenue d’Outre-Rhin, qui a d’ailleurs également retenul’attention de G. PIÉTRI dans son ouvrage cité plushaut. Helmut Schmidt, Un chrétien face aux choixpolitiques, tr. fr. éd. Le Centurion, Paris, 1966.

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conception de l’État, si large et si profondequ’elle soit, ne peut en toute hypothèse sedéfinir qu’en rapport à ce qu’on peut appe-ler un « non-délibérable ». Il s’agit là d’undomaine qui échappe tout autant à la dis-cussion des assemblées parlementaires,qu’il pouvait être soustrait à l’arbitraire desprinces. Ce n’est pas parce qu’on est passéd’un seul, qui était le prince, à une assem-blée constituée par processus électif, qu’adisparu du champ étatique ou, plus large-ment, du champ politique, ce qui estappelé par H. Schmidt le non-délibérable.

Ce domaine est, très précisément, celuides principes fondamentaux, des repèreséthiques, des valeurs de référence, des cri-tères qui ont à la fois en commun et pourcaractéristique de ne pas pouvoir être dis-cutés : même si bien évidemment on peutdébattre de leurs modalités concrètes etprécises d’application, le « fond » lui-mêmen’est pas susceptible de remise en cause.Ainsi, par exemple, on ne va débattre ni dela nécessité de la justice et de principes dela justice, ni du sens de la « vertu » (au sensle plus général du terme), ni de l’interdic-tion du meurtre : l’État ne va ni contester nimettre en discussion un certain nombre deréalités de cet ordre ! Ces domaines-làreprésentent en effet rien de moins que lefondement même, la garantie même de« l’être-ensemble » que l’État doit, en tantque tel, permettre, protéger, promouvoir…et doit donc lui aussi, lui le tout premier,respecter et, plus encore, servir.

Or, si l’État n’est pas ici compétent, ilfaut bien se demander où se situe, alors, lacompétence. Traditionnellement, ce sontles religions et les sagesses qui ont ici laparole et, chez nous, tout particulièrementles Églises, « les cultes ». Évidemment,ayant reconnu qu’il ne revient pas à l’Étatde décider du bien et du mal, on pourrait

estimer qu’en dehors de lui rien ni personnene peut être compétent, avec la consé-quence obligée qu’en ce domaine décisifpuisque d’ordre éthique, chacun se retrou-verait purement et simplement livré à lui-même. On serait alors tombé dans ce queEdgar Morin appelle « le trou noir de la laï-cité »[30] : il n’y aurait rien ni personne quipuisse répondre vraiment à un type d’inter-rogation sur lequel l’État ne se reconnaîtpas, et ne peut pas se reconnaître, lui-même, compétent… Mais remettre ainsi ladécision à la seule sphère du privé, neserait-ce pas laisser la porte ouverte à tou-tes les dérives possibles, et évidemmentd’abord à tous les dérapages de type sec-taire, ainsi qu’on le voit de plus en plus ?

De toute manière, que des propositionsd’ordre éthique viennent (aussi) d’ailleursou non, c’est un fait, en tout cas, que lesreligions sont quant à elles bel et bien pré-sentes dans l’espace social et y font despropositions dans l’ordre qui nous occupeprésentement. Par là, qu’on le veuille ounon, les religions affichent une dimensionsociale, au titre de laquelle elles prennentde fait – ou sont de fait susceptibles deprendre – la parole dans le domaine public.Or ici, on est quand même fondé à marquerun grand étonnement : il a fallu attendrel’arrivée de l’islam (ou, d’une autremanière, le développement du phénomènesectaire), pour que, dans notre société etmême du côté du pouvoir politique, certainsfinissent par admettre qu’une dimensionsociale affecte bel et bien le fait religieux !Dans le cas de l’islam, on en est présente-ment, en France, à rechercher à quellesconditions on pourra établir avec lui un vraipartenariat. Et pour y parvenir, on en arriveà souhaiter et à favoriser la constitutiond’un « conseil représentatif »… Quand va-t-on s’apercevoir que ce qu’on souhaite ainsidésormais dans le cas précis de l’islam,

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[30] Edgar MORIN, in Le Débat, n° 58, janvier-février 1990,p.41.

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comprend exactement ce qu’offrent, pourleur part, dans l’espace concordataire (etailleurs), l’Église catholique, l’ECAAL,l’ERAL et le judaïsme, avec leurs représen-tants qualifiés, à la fois patentés, identifia-bles et « reconnus ».

Autrement dit, dans le cas de l’islam, etpour faciliter et même déjà pour rendre toutsimplement envisageable son intégration àla société civile (laïque bien entendu), onen vient à souhaiter l’institutionnalisation,l’organisation institutionnelle de cela mêmeque l’on prétend contester dans le cas des« cultes » certes concordatairement recon-nus en Alsace-Moselle, mais présents etactifs bien ailleurs dans l’espace sociétairefrançais. Redisons-le donc puisqu’il le faut,on se prend à s’interroger ainsi : combiende temps faudra-t-il donc à certains pour serendre compte que ce qu’on attend de l’is-lam fonctionne déjà bel et bien pour lesÉglises (et le judaïsme), et que c’est préci-sément ce qui caractérise, en Alsace-Moselle, le régime concordataire ?

Il ne s’agit certes de considérer ni quel’État doive mettre les cultes à son serviceni, et à plus forte raison, qu’il doive leurfaire de quelque manière allégeance ou semettre à leur service. Mais cela veut direque l’État est appelé à faire en sorte que lescultes aient les moyens et les conditionspour exister (s’ils réussissent à réunir desmembres !), et qu’il vérifie que de tellespossibilités existent. Il lui revient, mutatismutandis, d’adopter une telle attitude à l’é-gard de tous les cultes, sans en privilégieraucun comme sans en négliger aucun, enveillant de surcroît à ce que chacun à la foisrespecte les autres et cultive pour sa part lebien social de l’ensemble. Bref, sansnécessairement aller expressément vers unconcordat, l’État peut favoriser la concordesociale en faisant dûment sa place spéci-fique au religieux tout en restant séparé delui, et en cultivant de manière finalement

mieux ajustée une vraie laïcité. Il ne s’agirabien sûr pas là d’une laïcité de combat ; ils’agira, tenant compte d’une laïcité de fait,d’une laïcité de droit qui sera de «sépara-tion» non plus au sens d’un (impossible)cantonnement du religieux dans le privé,mais au sens d’une non-confessionnalitérespectant la confessionnalité et, plus pré-cisément, respectant cette pluriconfession-nalité qui a de fait cours dans l’espacesociétal où il lui revient d’exercer la respon-sabilité qui le caractérise en propre.

C’est du reste de fait dans ce sens qu’ons’oriente et qu’on fonctionne globalementen France, alors même que le régime n’y estpas concordataire. Ne voit-on pas qu’uncertain nombre de mesures prises par l’Étatet ses services témoignent de fait d’uneévolution dans l’ensemble « continûmentfavorable au fait religieux » (É. Poulat)[31] ?Ce n’est certes pas « le Concordat », maisce sont des mesures qui, sur des points pré-cis devenus problématiques à s’en tenir àun strict point de vue de privatisation,reconnaissent aux cultes certaines possibi-lités ou conditions d’existence au sein de lasociété.

Dans une étude fouillée, où, sous le titre« Reconnaître ou ne pas reconnaître », il faitétat de l’article 2 de la loi de 1905 (repre-nant elle-même les dispositions de 1795) :« la République ne reconnaît ni ne salarie etne subventionne aucun culte », É. Poulat[32]

fait le relevé :n de ce que la République « reconnaît »

(quand même), et il y a deux grandescolonnes ;

n de ce que la République « salarie ourémunère » (quand même) ;

n de ce que la République « finance ouexonère » (quand même). C’est impres-sionnant, et il n’est pas mentionné là quedes stipulations qui concerneraient laseule Alsace-Moselle !

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[31] Émile Poulat, art.cit., p.12.

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Concluons ce point : l’évolution continuede ce pays de laïcité qu’est la France est belet bien, sans aller jusqu’à un concordat, defaire néanmoins sa place à la réalité culte-religion-Église. Voilà pour l’État, voilà pourla République : on voit bien que, pour sapart en tout cas, la puissance publiquepeut, même sans concordat, faire beaucoupen faveur de la « concorde », en permettantau fait religieux de tenir la place qu’ilmérite et qu’on peut lui reconnaître dansl’espace public lui-même.

2. L’ÉGLISE

Passons maintenant à l’Église, tout aussirapidement. Si l’État peut contribuer à laconcorde en faisant, comme on vient de ledire, place au religieux, comment, corrélati-vement, l’Église est-elle de son côté invitéeà faire place au politique, à la puissancepublique ? L’Église a son lieu dans lemonde, dans la société, dans la culture,mais à un titre propre : au nom d’une mis-sion spécifique qui est d’ordre spirituel.J’illustrais tout à l’heure ce propos par desexemples précis. Elle ne devrait donc avoiraucune peine à reconnaître une autonomiedes réalités « temporelles » ou « terrestres »comme on dit. Elle ne devrait spécialementfaire aucune difficulté ni à déclarer ni àhonorer une autonomie effective de l’État etdes instances gouvernementales dans leurordre propre, par rapport à elle-même. Onpeut parfaitement exprimer cela en termesde laïcité. Pie XII lui-même – et pas seule-ment Jean-Paul II ou Gaudium et spes ! – l’ad’ailleurs fait. Dans une allocution du 23mars 1958, il ne craint pas de faire étatd’un régime de « saine laïcité de l’État »[33].

Évidemment, l’Église est fondée à de-mander à l’État de pouvoir jouir des condi-

tions lui permettant d’exercer légitimementsa mission, puisqu’elle en a une et qui peutêtre utile, même dans une société qui sereconnaît laïque. Elle n’a toutefois pasbesoin, pour cela, d’être reconnue commereligion d’État, religion de l’État, ou mêmereligion dans l’État ! Elle n’aura même qu’àse féliciter de rester séparée de l’État etdonc à avoir en face d’elle-même un Étatvraiment laïc. De même que l’État gagne àfaire dans l’espace public la place quiconvient à la réalité « Église » ou « cultes »et à ce qu’ils sont aptes à servir chez lescitoyens dont il a la charge, de même l’Égli-se n’a qu’à gagner à laisser fonctionner dansson ordre un État qui ne dépend pas d’elleet qui exerce des responsabilités dont ellen’a pas, quant à elle, la charge. On revient àla transparente consigne évangélique citéedès le départ : « Rendez à César ce qui est àCésar et à Dieu ce qui est à Dieu. »

Cela dit, d’un côté, l’Église est appelée àfaire place à d’autres manières que lasienne propre d’accomplir dans le mondeune mission spirituelle que de toutemanière elle ne suffit pas elle-même à assu-rer seule : autres confessions, autres reli-gions, autres visions du monde, autressagesses… D’un autre côté et pour autant,au titre précisément de ce non-délibérabledéjà évoqué, l’Église n’a pas à craindre d’in-terpeller l’État, les gouvernants, la société,lorsque soit ils oublient ce non-délibérable,soit ils y portent atteinte. C’est bien pour-quoi, par exemple, Jean-Paul II intervienttantôt sur la remise de la dette publique ettantôt sur l’avortement... Soyons d’ailleursclairs : qui le fait, en dehors du Pape ? etqui le fera si le Pape ne le fait pas, ouplus ? Eh bien une autre instancereligieuse : le dalaï-lama par exemple, n’est-ce pas[34] !

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[33] Documentation catholique, 1958, p.456, rapportantune allocution du 23 mars 1958

[34] On ne connaît guère d’autre instance suspeptibled’une audience comparable…

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On pourrait ici développer beaucoup ; ilme semble que ce n’est pas nécessaire. Cequi a été dit suffit à faire apparaître à lafois : en quoi et sur quoi l’Église est suscep-tible d’interpeller l’État ; et pourquoi cen’est pas alors pour elle empiéter sur ledomaine de ce dernier, mais l’inviter à mieuxexercer sa responsabilité propre. J’ajouteseulement que, pour une attitude de l’Églisequi aille dans le sens de cette concorde, l’o-rientation de base est à mes yeux donnée parce que dit la Lettre aux catholiques deFrance[35], à l’élaboration de laquelle,comme vous savez, j’ai moi-même travaillé.

Pour l’Église, il s’agit bel et bien, il s’agitni plus ni moins mais il s’agit vraiment, de« proposer la foi dans la société actuelle ».De la proposer simplement, sans empiète-ment, sans cléricalisme, sans prosélytisme,sans volonté de croisade ou de reconquête,sans fanatisme comme sans intégrisme – enrespectant donc et la laïcité de fait, et cettelaïcité de droit qu’on peut comprendrecomme une laïcité à la fois de non-confes-sionnalité de la puissance publique et depluriconfessionnalité dans l’espace public.Mais alors de la proposer vraiment[36], de nepas avoir peur de proposer : de proposersans honte bien entendu, mais aussi sansfausse modestie, sans complexe, sansarrière-pensée, à plus forte raison sans har-gne. Et donc sans s’en laisser conter ni selaisser intimider par la laïcité de combat làoù elle s’exerce encore, ni non plus parcette laïcité de droit qui, voulant encorecontenir strictement le religieux dans leprivé, concevrait la séparation édictée parelle comme excluant toute forme de pré-sence à l’espace et au débat publics.

Avec cela, on peut considérer que l’es-sentiel est maintenant dit sur l’Église et samanière de contribuer à la concorde selonune vraie manière de comprendre et derespecter ce qu’on appelle la « laïcité » etce qu’on peut appeler la « séparation ».

3. L’ÉGLISE ET L’ÉTAT

Un mot encore pour dire que, ainsirespectivement ouverts à la recherched’une concorde, l’État et l’Église ont alors àse mettre ensemble, et dans une vraie col-laboration dûment articulée en fonction dece qui vient d’être dit de chacun d’eux, faceà quelque chose qu’ils ne sont pas, dansquoi ils vivent, par rapport à quoi ils sontl’un et l’autre positionnés, et qu’ils ont tousles deux à servir. Ici, je verrais trois grandescauses que État et Église peuvent juste-ment servir en commun, dans la distinctionque maintenant on peut mettre en placeentre les deux :n le mieux-être des personnes dont ils ont

respectivement et ensemble la charge ;n le bien commun de la société dans

laquelle ils sont présents, dont ils sontresponsables et où ils agissent ;

n le progrès de l’humanité tout entière, dansla promotion de la paix, l’extension de lajustice et la sauvegarde de la planète.

Ce point aussi pourrait, bien sûr, être lon-guement développé. Il aura suffi, ici, del’évoquer comme un horizon sur lequelprend sens et auquel tend ce qui a étédit[37].

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[35] Proposer la foi dans la société actuelle. «Lettre auxcatholiques de France», publiée sous la responsabilitédes évêques de France et préparée par un groupe dethéologiens conduit par Claude DAGENS, évêqued’Angoulême, tome III, Cerf, Paris 1996.

[36] En même temps qu’au «Guide de lecture» que j’aiproposé dans l’ouvrage cité ci-dessus (p.120-127), jerenvoie à l’ « Instrument de travail » que j’avais rédigépour le rapport qui avait été présenté aux évêques àl’étape précédente (Assemblée de Lourdes de 1995),tome II, Cerf, Paris 1995, p.60-74.

[37] Qu’il me suffise de renvoyer ici à la postface que lecardinal Louis-Marie BILLÉ a donnée à l’ouvrage déjàcité de B.Ardura sous le titre « L’Église et l’État au ser-vice d’une culture du bien commun, de la solidarité etde la paix ». Sur l’ensemble, on pourra également sereporter à la conférence faite par Mgr Jean-LouisTAURAN à l’Académie des Sciences morales et poli-tiques le 15 novembre 2001, et publiée in DocumentsÉpiscopat, décembre 2001.

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Il est temps de conclure. Il m’incombaitde mettre en rapport Concordat et laïcité.J’ai d’abord présenté l’un, puis l’autre.Ensuite, je suis allé de l’un à l’autre, puis del’autre à l’un. Laissez-moi, au terme, vousconfier qu’à travers le travail de préparationqui m’a permis de faire cette présentation,j’ai découvert que je ne serais probablementpas arrivé à me clarifier personnellement leschoses (dans la mesure où j’y suis parvenu)si j’en étais resté à une réflexion seulementde théologien, de philosophe, d’historien,

de juriste ou de sociologue. Ce qui m’a aidéet éclairé par dessus tout dans ce travail deréflexion, c’est ma pratique pastorale, etplus précisément encore ma pratique pasto-rale précisément en pays de Concordat.C’est vous dire que, parti, moi aussi, decette méconnaissance qui paraît assez lar-gement vérifiée chez tout Français moyen,j’ai maintenant découvert qu’à ce Concor-dat, je suis vraiment attaché, et, je croispouvoir le dire, définitivement attaché. Jevous remercie de votre attention.

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Le texte ci-dessus reproduit la conférence terminale d’un colloque tenu àStrasbourg et à Metz, les 11 et 12 septembre 2001, à l’occasion du deuxièmecentenaire du Concordat de 1801. La conférence inaugurale de ce même col-loque a été donnée par Mgr Jean-Louis TAURAN, de la Secrétairerie d’État. Ysont intervenus ensuite, MM. les professeurs Bernard PLONGERON (Paris),René SCHNEIDER (Metz), René EPP et Eric SANDER (Strasbourg). Mgr PierreRAFFIN, évêque de Metz, a lui-même donné dans ce cadre une conférence surle thème du « Concordat dans la pratique ». L’ensemble est destiné à paraîtredès mars 2002 aux Éditions du Signe [BP 94 - 67038 Strasbourg cedex 2].

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