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CONCLUSION Les cabanes de l’entre-deux mondes Bernard Picon * Chaque chapitre de ce livre atteste bien que les cabanes, cabanons et campements sont des objets indisciplinés. Ceux qui, comme de mauvais élèves, les édifient et les occupent se jouent des règles, des normes, des catégories, des clivages communément admis dans les sociétés modernes. En ce sens, les cabanes 1 peuvent s’interpréter comme des manifes- tations de résistance passive aux formes sociales contemporaines. Leurs concepteurs piétinent allégrement les limites et passent les bornes des mondes cloisonnés de la modernité. Cette phobie de l’enfer- mement prend parfois des allures de refus et fleure l’impertinent parfum de la contestation des conventions établies. Au-delà de cette fonction de résistance, les cabanes et leurs activités associées sont souvent porteuses de modèles de vie. Ces modèles malgré leur côté “conservatoires de modes de vie” pré-industriels sont aussi matière à réflexion utile et forces de propositions symboliques pour imaginer un avenir où les pensées classificatoires laisseraient progres- sivement place à une culture de la globalité. En effet tout ce qui a été dit sur les cabanes montre à l’évidence que ces formes architecturales, les représentations, les valeurs, les rapports à la nature, au temps et à l’espace, les pratiques de sociabilité qui leur sont associées ont un dénominateur commun : la transgression des frontières. La lecture de cet ouvrage permet en effet de repérer quelques clivages, temporels, économiques, sociaux, philosophiques ou juridiques, effacés par les cabanes : Les cabanes et le temps D’abord jeu d’enfant, la cabane est aussi décrite et analysée par Sophie Sauzade comme éphémère refuge contre les interdits et l’autorité parentale. Dans les contes populaires revisités par Josiane -327- * DESMID - CNRS ESA 5023, 1 rue Parmentier, 13200 Arles, France 1 Pour la commodité du discours et la légèreté du style, le mot “cabane” résumera dans cette conclusion, la trilogie “cabane, cabanon, campement”.

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CONCLUSION

Les cabanes de l’entre-deux mondes

Bernard Picon*

Chaque chapitre de ce livre atteste bien que les cabanes, cabanonset campements sont des objets indisciplinés. Ceux qui, comme demauvais élèves, les édifient et les occupent se jouent des règles, desnormes, des catégories, des clivages communément admis dans lessociétés modernes.

En ce sens, les cabanes1 peuvent s’interpréter comme des manifes-tations de résistance passive aux formes sociales contemporaines.Leurs concepteurs piétinent allégrement les limites et passent lesbornes des mondes cloisonnés de la modernité. Cette phobie de l’enfer-mement prend parfois des allures de refus et fleure l’impertinentparfum de la contestation des conventions établies.

Au-delà de cette fonction de résistance, les cabanes et leurs activitésassociées sont souvent porteuses de modèles de vie. Ces modèles malgréleur côté “conservatoires de modes de vie” pré-industriels sont aussimatière à réflexion utile et forces de propositions symboliques pourimaginer un avenir où les pensées classificatoires laisseraient progres-sivement place à une culture de la globalité. En effet tout ce qui a étédit sur les cabanes montre à l’évidence que ces formes architecturales,les représentations, les valeurs, les rapports à la nature, au temps et àl’espace, les pratiques de sociabilité qui leur sont associées ont undénominateur commun : la transgression des frontières.

La lecture de cet ouvrage permet en effet de repérer quelquesclivages, temporels, économiques, sociaux, philosophiques oujuridiques, effacés par les cabanes :

Les cabanes et le temps

D’abord jeu d’enfant, la cabane est aussi décrite et analysée parSophie Sauzade comme éphémère refuge contre les interdits etl’autorité parentale. Dans les contes populaires revisités par Josiane

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*DESMID - CNRS ESA 5023, 1 rue Parmentier, 13200 Arles, France

1 Pour la commodité du discours et la légèreté du style, le mot “cabane” résumera dans cetteconclusion, la trilogie “cabane, cabanon, campement”.

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Bru, elle devient l’abri privilégié des rituels de transition entreenfance et majorité. Plus tard encore, cette fonction de trait d’union etde refuge temporaire entre deux normalités persiste quand le jeud’enfant devient pratique d’adulte :

À Djibouti, Amina Saïd Chiré met en évidence qu’entre le passénomade et un futur urbain, la baraque urbaine assure, sur unegénération, une nécessaire “fonction sas” à la socialisation. PaulPandolfi identifie un phénomène similaire avec les huttes desTouaregs du Hoggar, plus tout à fait tentes, pas encore maisons.

Dorothée Dussy montre qu’en installant, depuis les accords deMatignon, des cabanes dans la ville de Nouméa, les Kanaks posent ungeste politique et transitoire : entre leur passé pré-colonial et un futurqu’ils espèrent indépendant, ils gomment symboliquement l’autorité etla rationalité de la ville européenne.

David Praile étudie un phénomène incongru pour l’urbaniste :l’habitat permanent en camping ! Cette association de mots, campinget permanent, légalement inconcevable, désigne pour l’auteur uneréponse alternative aux modes d’habiter contemporains. Elle concerne8500 résidents permanents en caravanes et chalets recensés enWallonie en 1999. Dans ce cas, l’habitat temporaire réservé par lanormalité aux pratiques de loisirs devient une réponse sociale à lapermanence de la précarité !

Les cabanons méditerranéens comme ceux de Beauduc évoqués parLaurence Nicolas effacent une autre opposition temporelle issue de lamodernité : le temps de travail et le temps des loisirs. Le cabanon estsuffisamment proche dans l’espace pour que l’on échappe aux grandestranshumances vacancières. Ainsi on ne part pas en vacances, on vaau cabanon. De plus, bricolé la plupart du temps avec des matériauxrécupérés dans le cadre professionnel, entre travail et loisirs le fil n’estpas rompu. Les cabaniers sont de remarquables recycleurs.

Pour Nathalie Ortar, une cabane n’est jamais finie. La notiond’inachevé définit un état permanent !

Enfin, Serge Bahuchet et Edmond Dounias, en évoquant les campe-ments de pygmées, confortent l’idée générale qu’entre le permanent, letoujours, le plein-temps et le jamais il y a place, avec le campement oula cabane, pour l’intermittent, le semi-permanent, l’éphémère.

Les cabanes et la société

Sur le plan social et économique, Carole Barthélémy, à propos descabanes des pêcheurs d’aloses des bords du Rhône, évoque le bricolageen réseau, la valorisation de l’auto- production, la fierté de la nonconsommation. Avec le bricolage, prétexte à convivialité, tout comme

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le jardinage collectif urbain, analysé par Anne Luxereau, le réseausocial supplante ou côtoie les hiérarchies.

La relative autarcie de la saison de pêche fait de l’éphémèreréunion en une même personne du producteur et du consommateur, enla personne du pêcheur, une possible utopie.

L’ambiance, l’excitation et la convivialité des campements de pêcheprovisoires des Ntomba du lac Tumba décrits par Hélène Pagezy,indiquent que ces traits sont assez universels parce que non cantonnésaux loisirs européens.

Annie Hélène Dufour quant à elle, décortique au plus près lesformes de sociabilité masculine dans les cabanons de Provence. Lamesure, qu’elle soit langagière ou diététique, y est détrônée par ladémesure, les statuts sociaux y sont gommés par un ordre égalitairegénéralement entretenu par la dérision, la moquerie, le rire, la facétiequi limitent les possibilités de conflits. Comme l’a bien perçu LaurenceNicolas à propos des cabanons de Beauduc, la notion de “communitas”empruntée à Victor Turner, se substitue à celle de “societas”.

À la dichotomie entre vie de travail et vie familiale, les hommes decertaines régions répondent par l’échappatoire du cabanon. Quand cesrefuges n’existent pas, on les invente comme les hôtels capsules duJapon, situés sur le trajet domicile-travail et censés permettred’échapper aux embouteillages. Axel Sowa montre que la convivialitémasculine y prime sur la qualité du sommeil, les bars y sont immenseset les capsules où l’on dort, toutes petites.

Nul doute qu’aujourd’hui où le travail des femmes est généralisé,celles-ci se “bricolent” à leur tour de modernes échappatoires.

La cabane a aussi vocation à combler deux désirs opposés, la convi-vialité et la solitude : des cénacles de bons vivants aux ascètes despavillons d’ermitage du Japon décrits par Murielle Hladik, ouverts surune nature source de recueillement et de détachement, les cabanesbalaient tous les possibles de la sociabilité spontanée. Elles sont mêmecopiées pour cela. Dans le Sud Ouest de la France, Marie DominiqueRibereau-Gayon et Jean Claude Loubes montrent que les cabanes depêche ou les palombières qui sont innombrables et constituent unvéritable trait de civilisation sont réappropriées par leurs contraires :par la grande distribution comme argument publicitaire, par les archi-tectes comme recherche conceptuelle. En en faisant un argument devente, les publicitaires ne se sont pas trompés sur le sens profond denotre désir de cabanes. Les architectes non plus, qui, au bord dubassin d’Arcachon, reprennent le thème architectural de la cabanepour édifier des résidences secondaires “intégrées au paysage” où lanature semble pénétrer à l’intérieur même de l’édifice. Les chasseurs-pêcheurs, les cueilleurs, édifient leur cabane pour capturer et y faire

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entrer une nature-ressource (poisson, gibier, champignons). Ladémarche des architectes est identique à ceci près qu’ils capturent unenature-paysage dans d’immenses baies vitrées. À une spontanéitéfonctionnelle succède une recherche esthétique.

Les cabanes et les rapports nature/culture

Les rapports à la nature sont récurrents à tous les types de cabaneset de campements évoqués dans cet ouvrage. Il serait fastidieux deciter l’ensemble de ces rapports dans leur dimension symboliquecomme pratique.

Deux enseignements importants semblent se dégager de cetterichesse de contributions, l’un concernant la problématique environ-nementale, l’autre les rapports nature-société : tous les campementsou cabanes temporaires de chasse, de pêche, de cueillette, passés ouactuels, présentent la particularité d’être des modèles d’adaptationhumaine à la nature et aux cycles de la nature. Entre société et nature,la pratique et la technique cabanière, faite généralement de prélève-ments temporaires, est un modèle de durabilité : elle exploite desressources naturelles tout en veillant à leur renouvellement.

Ada Acovitsioti-Hameau démontre que la rotation des cabanes decharbonniers du Var était liée à la repousse de la forêt.

Ousmane Maïga avec les cabanes de chasseurs du Djitumu au Mali,Paulette Roulon-Doko avec les campements saisonniers chez lesGbaya de Centrafrique, Yves Brugière avec le système de “l’arbé” enVanoise, Cécilia Meynet avec les habitations temporaires sur lesberges de Mopti au Mali, font tous état de phénomènes d’adaptationsociale très précise aux conditions de variations des milieux naturels(variations climatiques et chasse, niveaux d’eau et pêche, pousse del’herbe et pastoralisme).

Aux catastrophes récentes provoquées par d’abusives transforma-tions des milieux, les campements temporaires répondent par le prélè-vement adaptatif. Les auteurs indiquent souvent que ces modèles dedurabilité ont disparu ou sont en régression rapide, mais il n’empêchequ’ils sont bons pour penser l’avenir. Ainsi, les exemples africainsrenvoient à la problématique de l’exploitation directe des ressourcesnaturelles et à la convivialité qui lui est liée. En Europe, les mêmespratiques dans une préoccupation ludique renverraient plutôt à unecommémoration nostalgique, à la mise en scène répétée saison aprèssaison de notre passé de libres chasseurs-cueilleurs… La cabane seraitaussi mémoire.

Floreal Jimenez, en faisant l’analyse cinématographique du rôleconsidérable de la cabane dans la formation de la culture Nord

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Américaine, pose une question complexe de ce côté-ci de l’Atlantique.Pour l’Américain, la cabane (du trappeur ou du colon) relève toutautant de la symbolique de la “frontière” que de la transition entre lesauvage et le civilisé.

La cabane relève aussi de la fusion entre Nature individuelle,intérieure et intime, faite de pulsions naturelles ou de recherched’innocence originelle (wildness) et Nature extérieure et sauvage(wilderness).

Contrairement à cela, en France, la rationalité naturaliste opposeces deux notions et désigne l’homme et ses pulsions naturelles commeperturbateurs des processus naturels. Cette idéologie du clivageculture-nature est nettement sensible dans l’aménagement du terri-toire : Cécilia Claeys Mekdade montre à propos des campeurs dits“sauvages” du littoral Camarguais que leurs désirs profonds etnaturels de liberté et de rapports conviviaux avec la nature sontcontrés par l’idée administrative de préservation de cette mêmenature. Quoi de plus naturellement humain que de vouloir camper surune plage et contempler la mer ? Au nom de la protection d’unesupposée nature vierge extérieure à l’homme, les autorités tentent delimiter, voire interdire, ces pratiques passionnelles. Le bras de fercontinue. Pourtant à la rationalité aménagiste consistant à opposer“espace naturel” et “espace urbain” et qui génère une consommation denature énergétiquement coûteuse en déplacements, les campeursapportent une réponse unifiante : spontanément, sans que cela corres-ponde à la moindre stratégie aménagiste, ils parviennent à concilier enun même lieu, tourisme balnéaire et préservation du littoral. Oùailleurs qu’en ce lieu, connaît-on une ville balnéaire de quelquesmilliers d’habitants qui s’autoconstruit début juillet et se déconstruitfin août ? Le reste de l’année, “la sauvagerie” des lieux est surpre-nante. On peut par contre s’interroger sur l’effet que produirait sur cesplatitudes l’alternative, souvent proposée de “structures d’accueil endur intégrées au site” !

Les cabanes et le droit

À propos de politique environnementale, Jean Louis Vassalluci etPierre Marie Bernadet proposent que ces alternatives deviennent devéritables objets de débats au plan des politiques publiques : pour eux,les us et coutumes devraient parfois être confrontés au “sans titre nidroit”. Les cabanes ont des réponses sociales souples à la rigidité del’univers des règles. Elles s’adaptent à celui ci comme aux conditionsnaturelles. L’affaire des paillotes “illégales” du littoral Corse est ainsimatière à réflexion : en quoi un littoral naturel ponctué de quelques

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paillotes est-il moins tolérable qu’un littoral légalement bétonné ? Eneffet, au nom de quelles représentations le fameux “mur de béton” dela côte d’Azur est il mieux accepté que quelques cabanes ?

La zone de Beauduc démontre que la précarité de la cabane estsouvent la seule réponse possible à l’instabilité et à la mouvance desbancs de sables, des dunes et des marais. Le flou juridique lesconcernant relève de la même adaptation à l’univers des règles qu’auxcaprices de la Nature : “le toléré” rejette dos à dos l’interdit etl’autorisé. “L’occupant” n’est ni locataire ni propriétaire, “l’usage deslieux” n’est ni appropriation privée ni appropriation publique.

Les cabanes ignorent ainsi les catégories juridiques du bâti et dunon bâti, du dedans et du dehors, du naturel et de l’artificiel. Étanttout à la fois, elles échappent aux grandes juridictions habilitées àlégiférer sur les territoires urbains, ruraux et naturels ; elles consti-tuent sur leurs marges des refuges contre ces machines à écarteler.Elles relèvent de l’insupportable univers du flou.

Le flou est une dérogation aux catégories. Il est hors normes et donchors la loi.

L’urbanité a ses urbanistes et son ministère, la nature a ses protec-teurs et son ministère, les cabanes n’ont aucun gardien et ne peuventbénéficier que d’une certaine indifférence juridique et sociale.Paradoxalement, leur reconnaissance pourrait être un danger mortel :

Les incertitudes naturelles ou normatives concernant leur avenirsont garantes de leur permanence en tant qu’abris temporaires. Lacertitude de durer serait leur perte, la transformation en résidencepermanente étant alors inéluctable.

La cabane, un acte critique

Ainsi, malgré sa modestie, la survivance au quotidien du mondecabanier possède une puissance métaphorique considérable : elle est àla fois image de résistance aux multiples fractures contemporaines etparabole réunificatrice.

L’étonnante variété des exemples développés révèle de surcroît quepar sa diversité et sa quantité insoupçonnable, le monde des cabanesest plus qu’un symbole : une part non négligeable de la population, àtravers cette pratique discrète, garde un pied en marge de la sociétédominante.

Derrière la légèreté du thème qui en a fait sourire plus d’unlorsqu’il a été proposé de rassembler ces textes, se dissimule un sensplus profond : une “modernité réflexive” (Giddens, 1987)2 qui ne diraitpas son nom parce que s’exprimant à travers des pratiques populaires.

Plus que réflexion avouée, la critique de la raison passe ici par un

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2 Giddens, A., 1987. La constitution de la société, Éléments de la théorie de la structuration, PUF. Paris.

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vécu souvent contestataire et parfois contesté : hormis en Afrique ouau Japon où elle a souvent un sens sacré, la cabane choque les conve-nances établies parce qu’elle n’est en conformité avec aucun schémaétabli, avec aucune esthétique reconnue, avec aucune tentative patri-monialisante. Évoluant avec des matériaux de récupération, elle nepeut être, pour le gestionnaire, ni témoin du passé ni orgueil duprésent. On l’a vu, les catégories du passé et du présent n’affectent pasles pratiques cabanières. Quelques aménageurs imprégnés d’idéo-logies passéistes par l’air du temps ont parfois des idées de classementpour les jolies cabanes “authentiques” d’autrefois et de démolitionspour les “vilaines” cabanes contemporaines. Mais en mutant sanscesse, les cabanes font échec aux pensées classificatoires. Ne relevantni du passé ni d’un ailleurs lointain, elles sont pourtant présentes ausein d’une société très clivée, très normée, très régulée. Innombrablesmais discrètes, leur nombre est en soi un message, message de refusou invitation à réfléchir à d’autres destins.

En effet, les cabanes sont dans les paysages contemporains,omniprésentes : cabanes de travail comme les cabanes de pierre quiponctuent les vignobles provençaux, cabanes où l’on s’abritait, où l’oncassait la croûte, où l’on remisait les outils dans certaines parcellestrop à l’écart du village ou de la ferme. Cernées de ronces et souventeffondrées, ces intermédiaires entre les maisons et les champs sontdorénavant inutiles. La vigne est accessible en voiture. Contrairementaux cabanes de bergers, de pêcheurs, de chasseurs, de jardiniers, cescabanes des vignes n’ont pas survécu comme lieux de loisirs. Leurenvironnement immédiat, les ceps de vigne, n’ont pas l’attrait desmontagnes, des rivages, des forêts ou de la verdure péri-urbaine. Ceconstat indique déjà que l’objet cabane, que ce soit dans le cadre dutravail ou des loisirs, ne peut se concevoir indépendamment de sonespace immédiat et du temps.

Du travail aux loisirs, son usage n’a de sens que dans le cadre derapports généralement temporaires avec le milieu environnant(chasse, pêche, cueillette, agriculture, pastoralisme, jardinage, loisirsbalnéaires ou d’altitude, pratiques festives).

Avec la cabane ou le campement, l’individu met à la portée de samain les ressources naturelles, agricoles, pastorales ou ludiques qu’ilconvoite. Comme en témoigne cet ouvrage, cette fonction transition-nelle de la cabane dépasse largement le seul cadre des usages et despratiques. Elle est présente dans tous les mythes, les contes, leslégendes, les romans, les films qui traitent de rites de passage ou dequêtes de toutes sortes.

Par exemple, la plupart des romanciers qui ont choisi de situer leuraction en Camargue traitent d’une même question. Dans la “La bête

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du Vaccarès” de Joseph d’Arbaud (1924), “Malicroix” d’Henri Bosco(1948), “L’étang Réal” de Joseph Peyré (1949), un héros ou une héroïnegénéralement assez “civilisé” est en quête d’ensauvagement. Pourparvenir à l’objectif final de fusion complète avec la Nature, il serainitié par un être humain ou non, secret et sauvage, qu’il faudra appri-voiser avec patience, et l’apprentissage bien entendu passe toujourspar un séjour plus ou moins prolongé dans une cabane. Entre la villeou le village d’où l’on vient et l’immersion dans cette nature siconvoitée, il existe un intermédiaire cabanier.

Enfin, que l’on me pardonne une réappropriation scientifique : cetobjet qui ne survit parfois qu’à travers les interdits qui le frappent, estun formidable outil de réflexion :

Il est banal d’affirmer que l’approche comparative est indispensableà l’analyse scientifique des faits sociaux mais elle exige souvent decoûteux déplacements dans le temps ou dans l’espace. Avec lescabanes, il s’agit d’un simple voyage dans nos propres marges où s’ins-crivent des modèles de vie et de rapports sociaux différents donc utilesà la compréhension de la normalité mais difficilement perceptiblesparce que souvent cachés.

Les cabanes peuvent s’interpréter comme des modèles “unifiants”opposables aux modèles “classifiants” de la modernité (Degenne,1986)3. En ce sens elles sont une parabole pour penser la globalité etc’est pourquoi j’ai coutume de qualifier ma démarche de recherche ensciences de l’environnement de démarche cabanonière : convaincu quesi l’on ne relie pas ce que la culture moderne nous a appris à séparer,il sera toujours vain de tenter de penser autrement les rapports que lessociétés entretiennent avec leurs ressources naturelles.L’interdisciplinarité sciences de l’Homme - sciences de la Nature, auxmarges des grands cloisonnements disciplinaires est une sorte decabane scientifique.

La métaphore cabanière est une de ces ruptures épistémologiquesindispensables à la critique des catégories de la modernité.

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3 Degenne, A., 1986. Un langage pour l’étude des réseaux sociaux, in : l’esprit des lieux- Localités etchangement social en France, Ed. du CNRS. Paris.

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Déjà parus :

L’homme et le Lac, 1995Impact de l’homme sur les milieux naturels : Perceptions et mesures, 1996Villes du Sud et environnement, 1997L’homme et la lagune. De l’espace naturel à l’espace urbanisé, 1998L’homme et la forêt tropicale, 1999

Cet ouvrage trouve son origine dans les XIe journées scientifiques de la Sociétéd’Écologie Humaine qui se sont déroulées les 25, 26 et 27 novembre 1999 à Perpignan.Elles ont été organisées avec la collaboration des organismes suivants :• Direction de l’Environnement de la ville de Perpignan• Équipe DESMID (Dynamiques Écologiques et Sociales en Milieu Deltaïque, CNRS-Université de la Méditerranée, Arles)• IDEMEC (Institut d’Ethnologie Méditerranéenne et Comparative, CNRS-Universitéde Provence, Aix-en-Provence)• Laboratoire Population Environnement, Université de Provence, Marseille

SOCIÉTÉ D’ÉCOLOGIE HUMAINECase 71, Université Victor-Segalen/Bordeaux 2146, rue Léo Saignat33076 Bordeaux Cedex, France

Les opinions émises dans le cadre de chaque article n’engagent que leurs auteurs.

Ces journées et l’édition de l’ouvrage ont bénéficié du soutien financier de la Ville dePerpignan, de la DRAC Languedoc-Roussillon et du Conseil Régional PACA.

Dépôt légal : 4e trimestre 2001ISBN 2-9516778-1-2ISSN 1284-5590Tous droits réservés pour tous pays© Éditions de Bergier476 chemin de Bergier, 06740 Châteauneuf de [email protected]

Travaux de la Société d’Écologie HumaineDirecteur de la Publication : Nicole Vernazza-Licht

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CABANES, CABANONS

ET

CAMPEMENTS

Formes sociales et rapports à lanature en habitat temporaire

Éditeurs scientifiques

Bernard Brun, Annie-Hélène Dufour, Bernard Picon,Marie-Dominique Ribéreau-Gayon

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Contributions photographiquesp.15 B.Brunp.34 S.Sauzadep.71à 88 M-D Ribéreau-Gayonp.89 à 108 J-P Loubesp.123 à 132 Y.Brugièrep.133 à 144 C.Meynetp.215 à 230 L.Nicolasp.231 à 242 C.Claeys-Mekdadep.257 à 268 Musée des Arts et Traditions Populaires de Moyenne Provence,

Draguignan M.Heller, G.Roucaute, Inventaire GénéralCollection C.E.M.

p.269 à 284 J-M.Marconotp.303 B.Chérubinip.337 G.Lestage

Les noms des auteurs des photographies couleur apparaissent dans les cahiers séparés :après page 160 : M.Hladik, M-D. Ribéreau-Gayon, E.Douniasaprès page 192 : H.Pagezy, Y.Poncetaprès page 256 : A-H.Dufour, L.Nicolas, A.Acovitsiótiaprès page 320 : A.Dervieux

Photographie couverture (D.Baudot Laksine) : cabanon à Opio Photographie quatrième de couverture (E.Dounias) : Hutte-grenier tikar en cours de construction àproximité d'un champ de maïs. Les 2 niveaux de la hutte sont bien visibles : lieu de résidence àl'entresol, grenier au second niveau. Cette construction perdure plusieurs années.

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