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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 537 Reste qu’in fine on ne peut tout tenir ni tout dire, et que l’ouvrage d’U. Palheta s’avère être, pour la sociologie de l’enseignement professionnel, d’un apport incontestable. Prisca Kergoat Centre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir (CERTOP, UMR5044), université de Toulouse II, Le Mirail, Maison de la Recherche, 5, allées Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 9, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 31 octobre 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.022 Droit et régulations des activités économiques : perspectives sociologiques et institutionna- listes. Série Droit et Société, coll. « Recherches et travaux », vol. 24, C. Bessy, T. Delpeuch, J. Pélisse. LGDJ, Lextenso éditions, Paris (2011). 366 p. Issu d’un colloque organisé à l’École normale supérieure de Cachan en 2008, l’ouvrage Droit et régulations des activités économiques : perspectives sociologiques et institutionnalistes propose une réponse théorique et empirique solide à une question majeure, celle de l’articulation entre le droit et l’économie (comme activité et comme discipline). L’ouvrage constitue d’abord une contribution importante à l’histoire de la pensée. Outre les textes de cadrage des coordinateurs (introduction générale, introductions des parties et conclu- sion), plusieurs chapitres de la première partie proposent ainsi un éclairage très pointu sur les théories de l’économie et du droit on pense ici à l’étude de Thierry Kirat sur la tradition de l’institutionnalisme réaliste, à la confrontation Douglass North-Karl Polanyi examinée par Claude Didry et Caroline Vincensini, et encore à l’article programmatique de Lauren B. Edelman sur l’approche endogène du droit. Mais loin de faire simplement « le point » sur une probléma- tique, ces textes d’histoire de la pensée s’inscrivent dans un ouvrage qui, par ailleurs, défend une thèse et propose un programme de recherche. Les auteurs entendent marquer une rupture avec la vision exogène du droit, qu’elle prenne la forme d’une approche formaliste ou d’une approche utilitariste du droit. Sont ainsi battues en brèche les analyses des juristes « positivistes, de tradition civiliste » qui considèrent le droit comme le reflet de l’intérêt général, s’imposant aux sujets pour une coordination efficace de la vie sociale, aussi bien que celles des tenants de l’analyse économique du droit (notamment le courant Law and Economics) pour qui les règles de droit doivent être analysées comme autant de mécanismes d’incitation ou de coûts pris en compte par les acteurs économiques au moment de calculer des opportunités d’actions. Et si le courant du Public Choice a introduit le jeu des acteurs économiques dans l’étude de la production des règles, il contribue malgré tout à soutenir le présupposé d’une extériorité du droit qui, une fois produit, s’appliquerait sans médiation. Contre l’image de deux sphères séparées, dont on pourrait au mieux étudier les influences croisées (sous le seul mode de la contrainte et du calcul), les auteurs considèrent que le droit et l’économie sont indissociablement entremêlés, jusque dans les capacités de pensée et d’action des individus. S’inscrivant ainsi dans la lignée de l’économie institutionnaliste (ancienne et nouvelle), et de la sociologie du droit (notamment le courant Law and Society), ils pro- posent d’éclairer la fac ¸on dont « s’endogénéise » le droit dans les activités économiques, et vice versa. Au lieu de regarder comment les règles doivent permettre l’efficience du jeu social, ou la manière dont les joueurs les intègrent dans leur stratégie, voire essaient de les infléchir,

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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 537

Reste qu’in fine on ne peut tout tenir ni tout dire, et que l’ouvrage d’U. Palheta s’avère être,pour la sociologie de l’enseignement professionnel, d’un apport incontestable.

Prisca KergoatCentre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir (CERTOP, UMR5044), université

de Toulouse II, Le Mirail, Maison de la Recherche, 5, allées Antonio-Machado, 31058 Toulousecedex 9, France

Adresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 31 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.022

Droit et régulations des activités économiques : perspectives sociologiques et institutionna-listes. Série Droit et Société, coll. « Recherches et travaux », vol. 24, C. Bessy, T. Delpeuch,J. Pélisse. LGDJ, Lextenso éditions, Paris (2011). 366 p.

Issu d’un colloque organisé à l’École normale supérieure de Cachan en 2008, l’ouvrage Droit etrégulations des activités économiques : perspectives sociologiques et institutionnalistes proposeune réponse théorique et empirique solide à une question majeure, celle de l’articulation entre ledroit et l’économie (comme activité et comme discipline).

L’ouvrage constitue d’abord une contribution importante à l’histoire de la pensée. Outre lestextes de cadrage des coordinateurs (introduction générale, introductions des parties et conclu-sion), plusieurs chapitres de la première partie proposent ainsi un éclairage très pointu sur lesthéories de l’économie et du droit — on pense ici à l’étude de Thierry Kirat sur la traditionde l’institutionnalisme réaliste, à la confrontation Douglass North-Karl Polanyi examinée parClaude Didry et Caroline Vincensini, et encore à l’article programmatique de Lauren B. Edelmansur l’approche endogène du droit. Mais loin de faire simplement « le point » sur une probléma-tique, ces textes d’histoire de la pensée s’inscrivent dans un ouvrage qui, par ailleurs, défend unethèse et propose un programme de recherche.

Les auteurs entendent marquer une rupture avec la vision exogène du droit, qu’elle prennela forme d’une approche formaliste ou d’une approche utilitariste du droit. Sont ainsi battuesen brèche les analyses des juristes « positivistes, de tradition civiliste » qui considèrent le droitcomme le reflet de l’intérêt général, s’imposant aux sujets pour une coordination efficace dela vie sociale, aussi bien que celles des tenants de l’analyse économique du droit (notammentle courant Law and Economics) pour qui les règles de droit doivent être analysées commeautant de mécanismes d’incitation ou de coûts pris en compte par les acteurs économiques aumoment de calculer des opportunités d’actions. Et si le courant du Public Choice a introduitle jeu des acteurs économiques dans l’étude de la production des règles, il contribue malgrétout à soutenir le présupposé d’une extériorité du droit qui, une fois produit, s’appliquerait sansmédiation.

Contre l’image de deux sphères séparées, dont on pourrait au mieux étudier les influencescroisées (sous le seul mode de la contrainte et du calcul), les auteurs considèrent que ledroit et l’économie sont indissociablement entremêlés, jusque dans les capacités de pensée etd’action des individus. S’inscrivant ainsi dans la lignée de l’économie institutionnaliste (ancienneet nouvelle), et de la sociologie du droit (notamment le courant Law and Society), ils pro-posent d’éclairer la facon dont « s’endogénéise » le droit dans les activités économiques, etvice versa. Au lieu de regarder comment les règles doivent permettre l’efficience du jeu social,ou la manière dont les joueurs les intègrent dans leur stratégie, voire essaient de les infléchir,

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ils étudient la facon dont ces règles toujours floues sont interprétées, négociées, contournées,redéfinies, ce qui fait le cœur du jeu social dont elles sont, localement, le vecteur autantque le produit. En convoquant en outre la notion d’« internormativité » pour souligner quele droit coexiste et interagit avec de multiples autres répertoires de normes sociales (scienti-fiques, techniques, politiques, administratives, etc.), les auteurs proposent, en fin de compte,d’examiner « la construction sociale située du cadrage juridique de l’action économique »(p. 28).

La première partie de l’ouvrage spécifie et justifie ce programme de recherche, en rassemblantles chapitres théoriques évoqués plus haut ainsi que deux autres : l’un qui retrace l’histoire dedeux notions au confluent de l’économique et du juridique, la « spéculation » et la « concurrence »(Alessandro Stanziani), et le second qui décrit et discute les représentations du droit et des modèleséconomiques sous-jacents aux réformes du marché du travail en France (Christian Bessy et OlivierFavereau).

La suite de l’ouvrage rassemble les contributions qui rendent compte de l’endogénéisationdu droit dans les activités économiques, en l’observant à travers le travail des « intermédiairesdu droit » (deuxième partie) ou à travers les supports, dispositifs et équipements juridiques del’action économique (troisième partie).

Les juges consulaires (Emmanuel Lazega, Lise Mounier et Ulrik Brandes), les déontologues(Marc Lenglet), les psychologues du travail (Robin Stryker), les banquiers (Thierry Delpeuchet Margarita Vassileva) et même les experts normalisateurs sur les organismes génétiquementmodifiés (Antoine Bernard de Raymond et Francis Chateauraynaud) ont en commun de mettreen œuvre des connaissances et des compétences juridiques en même temps que des savoirs etdes savoir-faire économiques pour cadrer des activités économiques. Ils sont des « intermédiairesdu droit », non qu’ils en soient nécessairement des « professionnels » mais parce que, comme lemontrent toutes les contributions, ils sont amenés, de droit ou de fait, à interpréter des règlesjuridiques qu’ils contribuent par ailleurs à faconner. Dans cette perspective, si l’on adoptait ladistinction entre les « intermédiaires », qui véhiculent du sens ou de la force sans transformation,et les « médiateurs », qui modifient le sens ou les éléments qu’ils transportent1, on parleraitévidemment ici de « médiateurs du droit » — au risque, cependant, d’une grande confusion avecle vocabulaire indigène.

Ensuite, les contrats (Mark Suchman), les circulaires (Didier Torny), les normes comptables(Frédéric Marty, Eve Chiapello et Karim Medjad) et même les standards juridiques (SabineMontagne) sont autant d’instruments entre les mains des intermédiaires du droit, et qu’il convientd’examiner comme équipement aussi bien que comme produit des régulations des activités écono-miques. Cette approche par les instruments, héritière tout à la fois de l’Économie des conventionset des approches d’inspiration foucaldienne2, permet de saisir de la facon la plus complète desprocessus d’hybridation du juridique et de l’économique. Elle poursuit alors le projet de dépasserle partage entre droit et économie mais aussi entre humains et non-humains, qu’une approche parles intermédiaires du droit, centrée sur le rôle des opérateurs humains de l’endogénéisation dudroit semblait ne pas pouvoir mener jusqu’au bout, mais qu’une approche par les équipementsjuridiques ne parachève pas non plus totalement.

1 B. Latour, Changer de société, refaire de la sociologie. Paris, La Découverte, 2005, p. 58.2 Voir L. Thévenot, Les investissements de forme. In: L. Thévenot (Ed.), Conventions économiques. PUF, Paris, 1986,

pp. 21-71 ; ainsi que P. Lascoumes et P. Le Galès, L’action publique saisie par ses instruments. In: P. Lascoumes et P. LeGalès (Eds), Gouverner par les instruments. Paris, Presses de Sciences Po, 2004, pp. 11-45.

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Parvenu à la conclusion, qui fait la part belle à la notion de « performation » entendue commeun « ensemble d’activités et d’événements qui instaurent ou modifient un agencement »3, on peutêtre tenté de faire un petit pas de plus que les auteurs et de proposer une approche de la régulationjuridique des activités économiques en termes d’« agencements juridico-économiques ». . . à tortou à raison. Ce n’est en tout cas pas la moindre des qualités de l’ouvrage que de susciter chez lelecteur l’envie de poursuivre la réflexion sur les modes d’appréhension de l’articulation entre ledroit et l’économie.

L’ouvrage propose aussi un programme de recherche interrogeant à nouveaux frais les enjeuxet les effets du déplacement contemporain d’une réglementation par l’État vers une régulation parles acteurs privés. La lecture de l’ouvrage convainc de l’importance du phénomène, que l’on penseau mode d’élaboration des normes comptables4 (dans la contribution de F. Marty, E. Chiapello etK. Medjad), ou des normes sur les organismes génétiquement modifiés (dans l’article d’A. Bernardde Raymond et F. Chateauraynaud), au mode de fonctionnement des tribunaux de commerce (E.Lazega, L. Mounier et U. Brandes) ou aux contours donnés au « standard de prudence » aux États-Unis (S. Montagne). Mais elle conduit aussi à regretter que la question de la « spécificité du droit »(dans le cadre d’une approche endogène et pluraliste des normes), quoiqu’évidemment présenteen toile de fond, ne soit pas plus frontalement et plus complètement posée et traitée. C’est, unefois encore, une incitation à prolonger la réflexion, qui mérite assurément d’être portée au créditde l’ouvrage.

À la fois ouvrage de synthèse, texte programmatique et recueil d’enquêtes empiriques trèsvariées, Droit et régulations des activités économiques : perspectives sociologiques et institu-tionnalistes est un livre dont la richesse est certainement de permettre une pluralité de lectures.C’est en tout cas une contribution importante, éclairante et stimulante au champ de la sociologieéconomique.

Pauline Barraud de LagerieIRISSO (UMR 7170), université Paris-Dauphine, place du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny,

75775 Paris cedex 16, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 21 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.023

« Petites bonnes » d’Abidjan. Sociologie des filles en service domestique, M. Jacquemin.L’Harmattan, Coll. « Logiques sociales », Paris (2012). 216 p.

Issu d’une enquête menée en Côte d’Ivoire entre 1999 et 2001, l’ouvrage de Mélanie Jacqueminapporte une contribution originale à trois des difficiles questions devant lesquelles se trouve placéela sociologie de l’emploi domestique, notamment dans les pays du Sud. Sans trahir le propos del’auteur qui ne les énonce pas telles quelles, on peut les formuler de la manière suivante : observe-t-on dans le service domestique la persistance de relations de type traditionnel dans une sociétégagnée par la modernité ? Quel sens donner au vocabulaire de la parenté qui qualifie fréquemmentles relations entre les femmes qui servent et ceux pour lesquels elles travaillent ? Comment seconstitue un marché du travail domestique à distance de régulations juridiques ?

3 M. Callon et F. Muniesa, « La performativité des sciences économiques », in: P. Steiner et F. Vatin (Eds), Traité desociologie économique, Paris, PUF, 2009, p. 313.

4 International Financial Reporting Standards (IFRS).