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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 561 Sociologie de la gestion. Les faiseurs de performance, V. Boussard. Belin, Paris (2008). 264 p. « Maîtrise, performance et rationalité » sont les maîtres-mots des professionnels qui prétendent administrer les organisations. Prenant au sérieux ce qu’ils font plutôt que d’en critiquer a priori l’efficacité ou les postulats idéologiques, Valérie Boussard cherche à rendre compte de l’extension de la gestion à des domaines de plus en plus vastes de la vie sociale. Après avoir présenté les trois domaines que recouvre ce terme peu spécifié logos gestion- naire, techniques gestionnaires et dispositifs de gestion (chapitre 1) —, l’auteur présente, dans la première partie de l’ouvrage, la généalogie d’une « forme sociale » (Simmel) à laquelle elle veut rendre son historicité. Un problème à la fois pratique et théorique apparaît dans l’industrie capitaliste naissante : comment parvenir à la mise au travail d’un nombre grandissant de sala- riés ? Distinguant « logos gestionnaire » et « pratiques gestionnaires », l’auteur examine d’abord la naissance de ces dernières pour comprendre la genèse d’un nouveau domaine de connaissan- ces : l’administration, qui devient gestion au tournant du xx e siècle (chapitre 2). Si ce processus couvre tout le xix e siècle, c’est à la fois du fait de la diffusion des techniques gestionnaires dans le capitalisme conquérant, et en raison des racines intellectuelles du logos gestionnaire que l’auteur fait remonter à la fois au positivisme et au saint-simonisme mais aussi, plus classiquement, à l’esprit du capitalisme tel qu’il est analysé par Weber, Marx et Sombart (chapitre 3). Au terme de ce processus, la gestion occupe une place cruciale dans le capitalisme : l’organisation rationnelle des rapports sociaux en entreprise, et les dispositifs qui s’y rap- portent, permettent de désamorcer la conflictualité de l’affrontement entre travail et capital : « l’administration des choses vide de [leur] substance polémique et antagoniste les rapports sociaux » (p. 67). Bien que l’on puisse observer une succession historique de formes gestion- naires diverses (depuis le fayolisme jusqu’au néo-management), la gestion est devenue la forme sociale normale de la conduite des entreprises mais aussi du secteur public, voire des personnes elles-mêmes. Gérer devient une évidence, y compris pour le « facteur humain » (chapitre 4). La deuxième partie de l’ouvrage s’attache aux effets de la gestion, saisie comme pratique, en prêtant attention à l’écart entre conduite prescrite et conduite réelle des organisations. Le logos gestionnaire justifie la gestion par des exigences fonctionnelles : minimiser les coûts de transaction, mieux contrôler le travail. Or, très tôt dans la sociologie industrielle, un écart est constaté entre organisations formelle et informelle, dont témoigne la multiplication des indicateurs de gestion (chapitre 6). En outre, la rationalité gestionnaire est limitée et les instruments de gestion n’offrent que des points d’appui partiels et mal ajustés à ce qu’ils sont censés saisir. La performance elle-même ne peut être définie que de manière contextuelle. Dès lors, la légitimité de la gestion provient moins de son efficacité (discutable) que de sa performativité : en se présentant comme objective, neutre et juste, la Gestion, en tant que discours, légitime les pratiques gestionnaires. « Ce que fait la gestion » (chapitre 7) relève donc à la fois de l’ordonnancement de la réalité, de la légitimation d’un ordre social et du contrôle du travail. Dans une perspective foucaldienne, on peut l’analyser comme une disciplinarisation du travail, ou encore comme idéologie, selon une perspective marxiste. Instruments du pouvoir capitaliste, les techniques de gestion donnent cependant lieu à de multiples réappropriations (chapitre 8). S’il y a bien unité du logos gestionnaire (qui fait l’objet de la plupart des analyses critiques), les pratiques qui en découlent montrent une grande diversité de jeux de pouvoir : c’est à ce titre que V. Boussard convoque Foucault et la notion de « dispositif », au sens large, pour relier ces deux niveaux d’analyse apparemment contradictoires. De découle une autre question : qui fait la gestion ? Dans la troisième partie, l’auteur traite cet objet comme un champ d’affrontement entre des pro- fessionnels distincts. « L’espace professionnel de la gestion » (chapitre 9) regroupe des managers,

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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 561

Sociologie de la gestion. Les faiseurs de performance, V. Boussard. Belin, Paris (2008). 264 p.

« Maîtrise, performance et rationalité » sont les maîtres-mots des professionnels qui prétendentadministrer les organisations. Prenant au sérieux ce qu’ils font plutôt que d’en critiquer a prioril’efficacité ou les postulats idéologiques, Valérie Boussard cherche à rendre compte de l’extensionde la gestion à des domaines de plus en plus vastes de la vie sociale.

Après avoir présenté les trois domaines que recouvre ce terme peu spécifié — logos gestion-naire, techniques gestionnaires et dispositifs de gestion (chapitre 1) —, l’auteur présente, dansla première partie de l’ouvrage, la généalogie d’une « forme sociale » (Simmel) à laquelle elleveut rendre son historicité. Un problème à la fois pratique et théorique apparaît dans l’industriecapitaliste naissante : comment parvenir à la mise au travail d’un nombre grandissant de sala-riés ? Distinguant « logos gestionnaire » et « pratiques gestionnaires », l’auteur examine d’abordla naissance de ces dernières pour comprendre la genèse d’un nouveau domaine de connaissan-ces : l’administration, qui devient gestion au tournant du xxe siècle (chapitre 2). Si ce processuscouvre tout le xixe siècle, c’est à la fois du fait de la diffusion des techniques gestionnaires dans lecapitalisme conquérant, et en raison des racines intellectuelles du logos gestionnaire que l’auteurfait remonter à la fois au positivisme et au saint-simonisme mais aussi, plus classiquement, àl’esprit du capitalisme tel qu’il est analysé par Weber, Marx et Sombart (chapitre 3).

Au terme de ce processus, la gestion occupe une place cruciale dans le capitalisme :l’organisation rationnelle des rapports sociaux en entreprise, et les dispositifs qui s’y rap-portent, permettent de désamorcer la conflictualité de l’affrontement entre travail et capital :« l’administration des choses vide de [leur] substance polémique et antagoniste les rapportssociaux » (p. 67). Bien que l’on puisse observer une succession historique de formes gestion-naires diverses (depuis le fayolisme jusqu’au néo-management), la gestion est devenue la formesociale normale de la conduite des entreprises mais aussi du secteur public, voire des personneselles-mêmes. Gérer devient une évidence, y compris pour le « facteur humain » (chapitre 4).

La deuxième partie de l’ouvrage s’attache aux effets de la gestion, saisie comme pratique,en prêtant attention à l’écart entre conduite prescrite et conduite réelle des organisations. Lelogos gestionnaire justifie la gestion par des exigences fonctionnelles : minimiser les coûts detransaction, mieux contrôler le travail. Or, très tôt dans la sociologie industrielle, un écart estconstaté entre organisations formelle et informelle, dont témoigne la multiplication des indicateursde gestion (chapitre 6). En outre, la rationalité gestionnaire est limitée et les instruments de gestionn’offrent que des points d’appui partiels et mal ajustés à ce qu’ils sont censés saisir. La performanceelle-même ne peut être définie que de manière contextuelle. Dès lors, la légitimité de la gestionprovient moins de son efficacité (discutable) que de sa performativité : en se présentant commeobjective, neutre et juste, la Gestion, en tant que discours, légitime les pratiques gestionnaires.« Ce que fait la gestion » (chapitre 7) relève donc à la fois de l’ordonnancement de la réalité, dela légitimation d’un ordre social et du contrôle du travail. Dans une perspective foucaldienne,on peut l’analyser comme une disciplinarisation du travail, ou encore comme idéologie, selonune perspective marxiste. Instruments du pouvoir capitaliste, les techniques de gestion donnentcependant lieu à de multiples réappropriations (chapitre 8). S’il y a bien unité du logos gestionnaire(qui fait l’objet de la plupart des analyses critiques), les pratiques qui en découlent montrentune grande diversité de jeux de pouvoir : c’est à ce titre que V. Boussard convoque Foucault etla notion de « dispositif », au sens large, pour relier ces deux niveaux d’analyse apparemmentcontradictoires. De là découle une autre question : qui fait la gestion ?

Dans la troisième partie, l’auteur traite cet objet comme un champ d’affrontement entre des pro-fessionnels distincts. « L’espace professionnel de la gestion » (chapitre 9) regroupe des managers,

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des chercheurs, des consultants, dont on retrace rapidement la construction en tant que groupesprofessionnels. Il s’agit (chapitre 10) de déterminer si ces groupes sont en voie de profession-nalisation. Néanmoins, l’expression « les gestionnaires » recouvre une pluralité de professions,c’est-à-dire de certifications, de pratiques et de juridictions en concurrence. Plus qu’un espaceprofessionnel, la gestion apparaît donc comme un marché (chapitre 11) à la fois très concurrentielet aux produits très différenciés. Les consultants sont au cœur de ce marché, à la frontière entreproducteurs et utilisateurs des savoirs gestionnaires, mis en forme dans des dispositifs et des ins-truments. Enfin, la gestion est aussi un travail (chapitre 12), dans la mesure où ces instrumentssont maniés, transformés et détournés par les managers qui les emploient. Ces derniers sont lesmaîtres d’œuvre de la diffusion de la gestion, autant par effet de mode et de réputation qu’en raisondes exigences de leur fonction qui vise à encadrer le travail des salariés au moyen de dispositifstoujours renouvelés. Cette partie de l’ouvrage s’achève sur un chapitre destiné à souligner lesinterdépendances qui règnent au sein de l’espace professionnel de la gestion.

L’ambition d’analyser en un même mouvement l’ensemble des phénomènes gestionnairesconduit à un texte dense, sans que le formalisme académique prenne jamais le dessus (l’auteura pris soin de limiter au minimum le nombre de notes) malgré un tissu très fourni de référencesthéoriques. On pourra regretter, de ce point de vue, que l’analyse foucaldienne des « dispositifs »soit traitée si rapidement. À l’inverse, si la troisième partie fournit un éclairage bienvenu sur lesmodalités de production et de mise en œuvre des pratiques gestionnaires, on voit mal commentla description du processus de professionnalisation de l’espace gestionnaire permet de répondreaux questions soulevées sur les effets de la gestion.

Emmanuel MartinCentre Maurice-Halbwachs (ENS-EHESS), 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 29 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.028

Les travailleurs des déchets, D. Corteel, S. Le Lay (dir.). Erès, Coll. « Clinique du travail »,Toulouse (2011). 332 p

Les déchets, ces matières organiques ou synthétiques, naturelles ou manufacturées, sorties denos corps, de nos maisons ou de nos ateliers, ont plusieurs vies. Les travailleurs des déchets sontces personnes qui continuent à faire vivre ce que nous avons donné pour mort.

L’ouvrage dirigé par Delphine Corteel et Stéphane Le Lay est tiré d’un colloque pluridis-ciplinaire ; sociologues, anthropologues, géographes, ethnologues, psychologues, ergonomes ethistoriens y mobilisent leurs théories et leurs matériaux de terrain pour lever le voile sur cesactivités « indignes » pratiquées par des travailleurs trop souvent « invisibles ». Cette diversité desapproches nous offre un voyage dans les mondes des déchets aux côtés de ceux qui s’en chargent.Loin d’affaiblir le propos, la diversité des points de vue témoigne de la richesse d’un objet plusinépuisable qu’il n’y paraît et nous offre une mine d’observations minutieuses et de tranches de vie,très agréables à lire, nous rappelant sans cesse que ces travailleurs contribuent avant tout à la vie.

L’ensemble est préfacé par Alain Corbin et introduit par les coordinateurs de l’ouvrage, etchaque partie est présentée par des « discutants ». Le texte conclusif ouvre sur d’autres espaces« souterrains », donnant à voir la grande diversité de nature de ces déchets. Les dix contributionsdu cœur de l’ouvrage sont présentées en trois parties répondant à trois questions : où ? comment ?qui ?