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288 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 nécessaires réformes de la formation professionnelle. Bref, en mobilisant sur plusieurs siècles les acteurs du long mouvement partant d’une école dévouée aux congrégations religieuses et cheminant pas à pas vers l’école contemporaine la dimension « professionnelle » est devenue un véritable leitmotiv, sinon une impérieuse obligation, Hervé Terral rend nos querelles d’école un peu jaunies et peut-être vaines. Il le fait, dit-il page 10, « dans les discours tout au moins ». C’est ce qui irrite un peu le lecteur à la fin du livre : l’administration de la preuve prend essentiellement appui sur des écrits de pédagogues ou de politiques négligeant un peu trop la réalité et la vie des établissements étudiés, qui, des historiens l’ont montré, ne correspondaient pas toujours à ce qu’on en disait. Est-ce pour autant qu’Hervé Terral nous raconte « un monde comme si, [qui] correspond pratiquement à la formule des mathématiciens : supposons le problème résolu » 2 ? La réponse, négative, est en quatrième de couverture de l’ouvrage l’auteur revendique une double filiation disciplinaire philosophique et sociologique quand son lecteur, ici, ne revendique que la seconde. Gilles Moreau Université de Poitiers, GRESCO EA 3815, hôtel Fumé, 8, rue René-Descartes, 86022 Poitiers cedex, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.03.005 Sociologie du lycée professionnel, A. Jellab. Presses universitaires du Mirail, Toulouse (2009). 332 pp. Comme l’affirmait Émile Durkheim, « L’école est le reflet de la société qui la produit ». La société change, le système éducatif évolue et avec lui, la place et les fonctions du lycée profes- sionnel. Dans son projet de faire une sociologie de l’enseignement professionnel, Aziz Jellab prend en compte cette dimension à la fois historique et évolutive. Plus que d’autres segments du système éducatif, le lycée professionnel est en prise avec le monde économique puisque sa première fonction est de former des jeunes pour l’emploi. De ce fait, son histoire est singulière et souvent décalée du reste du système éducatif. Construit progressivement en lien et en rupture avec l’apprentissage, d’une part, et l’enseignement technologique, d’autre part, il est le fruit de compromis successifs entre le monde économique et le monde scolaire. Ces compromis sont au cœur des évolutions de l’offre de formation, mais aussi des contradictions renouvelées entre la volonté du monde scolaire de former l’homme, le citoyen et le producteur et celle du monde économique d’adapter les jeunes au plus près des besoins de l’emploi ou de ce qu’il estime être ces besoins. Faire une sociologie de l’enseignement professionnel n’est donc pas un mince défi dès lors qu’il ne s’agit pas simplement de rendre compte du fonctionnement des établissements et du jeu des acteurs scolaires, mais aussi de comprendre, dans une perspective dynamique, la place de cette institution face au reste du système éducatif et à l’emploi. Dans les deux premiers chapitres, après avoir présenté ses propres enquêtes menées sur la durée et dans dif- férents contextes, Aziz Jellab balise rapidement les différents moments de la construction de cet enseignement. Son histoire sociale et scolaire a déjà été brossée par de nombreux auteurs dont l’ouvrage reprend ici les principaux résultats. L’auteur s’intéresse particulièrement aux 2 Arnold Van Gennep, 1943, Le folklore fran¸ cais, Robert Laffont, Paris, p. 101.

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288 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294

nécessaires réformes de la formation professionnelle. Bref, en mobilisant sur plusieurs sièclesles acteurs du long mouvement partant d’une école dévouée aux congrégations religieuses etcheminant pas à pas vers l’école contemporaine où la dimension « professionnelle » est devenueun véritable leitmotiv, sinon une impérieuse obligation, Hervé Terral rend nos querelles d’écoleun peu jaunies et peut-être vaines.

Il le fait, dit-il page 10, « dans les discours tout au moins ». C’est ce qui irrite un peu le lecteurà la fin du livre : l’administration de la preuve prend essentiellement appui sur des écrits depédagogues ou de politiques négligeant un peu trop la réalité et la vie des établissements étudiés,qui, des historiens l’ont montré, ne correspondaient pas toujours à ce qu’on en disait. Est-cepour autant qu’Hervé Terral nous raconte « un monde comme si, [qui] correspond pratiquementà la formule des mathématiciens : supposons le problème résolu »2 ? La réponse, négative, est enquatrième de couverture de l’ouvrage où l’auteur revendique une double filiation disciplinairephilosophique et sociologique quand son lecteur, ici, ne revendique que la seconde.

Gilles MoreauUniversité de Poitiers, GRESCO EA 3815, hôtel Fumé,

8, rue René-Descartes, 86022 Poitiers cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.03.005

Sociologie du lycée professionnel, A. Jellab. Presses universitaires du Mirail, Toulouse (2009).332 pp.

Comme l’affirmait Émile Durkheim, « L’école est le reflet de la société qui la produit ». Lasociété change, le système éducatif évolue et avec lui, la place et les fonctions du lycée profes-sionnel. Dans son projet de faire une sociologie de l’enseignement professionnel, Aziz Jellabprend en compte cette dimension à la fois historique et évolutive. Plus que d’autres segmentsdu système éducatif, le lycée professionnel est en prise avec le monde économique puisque sapremière fonction est de former des jeunes pour l’emploi. De ce fait, son histoire est singulièreet souvent décalée du reste du système éducatif. Construit progressivement en lien et en ruptureavec l’apprentissage, d’une part, et l’enseignement technologique, d’autre part, il est le fruit decompromis successifs entre le monde économique et le monde scolaire. Ces compromis sont aucœur des évolutions de l’offre de formation, mais aussi des contradictions renouvelées entre lavolonté du monde scolaire de former l’homme, le citoyen et le producteur et celle du mondeéconomique d’adapter les jeunes au plus près des besoins de l’emploi ou de ce qu’il estime êtreces besoins.

Faire une sociologie de l’enseignement professionnel n’est donc pas un mince défi dèslors qu’il ne s’agit pas simplement de rendre compte du fonctionnement des établissementset du jeu des acteurs scolaires, mais aussi de comprendre, dans une perspective dynamique,la place de cette institution face au reste du système éducatif et à l’emploi. Dans les deuxpremiers chapitres, après avoir présenté ses propres enquêtes menées sur la durée et dans dif-férents contextes, Aziz Jellab balise rapidement les différents moments de la construction decet enseignement. Son histoire sociale et scolaire a déjà été brossée par de nombreux auteursdont l’ouvrage reprend ici les principaux résultats. L’auteur s’intéresse particulièrement aux

2 Arnold Van Gennep, 1943, Le folklore francais, Robert Laffont, Paris, p. 101.

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effets de la démocratisation des années 1960, qu’il appelle massification, portée par un mou-vement idéologique et politique optimiste. Les principes d’égalité des chances et de méritocratiedevaient permettre à chacun d’atteindre ses objectifs scolaires selon son mérite et non sonorigine sociale. Les élèves de centres d’apprentissage sélectionnés représentaient alors l’éliteouvrière. Cependant, depuis les lois de démocratisation et d’ouverture du système scolaire, lescollèges d’enseignement technique (CET), puis les lycées d’enseignement professionnel (LEP)et les lycées professionels (LP) ont, de par leur position subordonnée, accueilli les élèvesrefusés dans le secondaire « normal ». Ces établissements y ont rapidement perdu leur légi-timité aux yeux des enseignants, des familles et des élèves qui entrent en LP, orientés pardéfaut.

Dans le chapitre trois, Aziz Jellab met bien en perspective les évolutions socio-économiqueset les transformations des finalités de l’enseignement professionnel. La baisse de l’activité indus-trielle et la montée du tertiaire modifient les équilibres dans l’offre de formation et la conceptionmême des savoirs à enseigner. Ces mutations s’accompagnent d’une montée sélective du chô-mage qui touche en premier lieu les jeunes des plus bas niveaux de formation. Elles déterminentles relations entre les formations et les emplois qui ont nourri la recherche sociologique depuisles années 1970. De l’analyse des effets de la planification scolaire jusqu’aux enquêtes finesd’insertion des jeunes, les tensions entre deux mondes dont les enjeux comme les temporalitéssont distincts sont scrutées avec attention. Aziz Jellab rend compte avec pertinence des évolutionsde la place des ouvriers dans la structure des emplois et de la condition ouvrière ; en revanche,il survole rapidement les travaux de sociologie critique sur l’adéquation entre les formations etles emplois, sur l’introduction de la logique compétence ou de référentiels. Ces questions sontpourtant au cœur des redéfinitions de l’offre de formation.

Les trois chapitres suivants constituent le cœur de l’ouvrage et abordent le fonctionnementdes établissements, le rapport des élèves à l’école et aux savoirs, la condition d’enseignant deLP. Être orienté en LP, c’est faire aujourd’hui le deuil d’une scolarité « normale ». Les élèvesle vivent comme une sanction. La massification des années 1980 qui correspond aussi à la créa-tion du baccalauréat professionnel qui devait revaloriser les LP a encore accentué le sentimentde relégation des acteurs de ces établissements. Cependant, le LP n’est pas monolithique. Onpeut distinguer des établissements plus ou moins autonomes, plus ou moins sélectifs, plus oumoins valorisés selon les spécialités qu’ils offrent et la demande que celles-ci enregistrent. AzizJellab recentre alors sa démonstration sur l’expérience vécue des élèves et des enseignants.Ces élèves se vivent en échec et ont du mal à donner du sens aux savoirs d’autant qu’ils enattendent un retour en termes d’emplois. Or, le non-choix de la spécialité, la place dévalori-sée des établissements dans le monde scolaire, les déclassements et le chômage limitent leuradhésion à cet enseignement. Les enseignants, souvent eux-mêmes issus des milieux populaires,tentent de susciter cette adhésion. Ils s’appuient sur la valorisation des savoirs professionnelset usent d’une pédagogie plus concrète pour mobiliser leurs élèves. Aziz Jellab insiste égale-ment sur l’ethnicisation des LP qui comptent un grand nombre d’élèves d’origine étrangèreen opposition avec l’institution et qui recrutent également des enseignants d’origine étrangèrequi se vivent comme médiateurs face à ce public difficile. L’auteur développe plus particuliè-rement le rapport des élèves aux savoirs, thème sur lequel il a déjà écrit un ouvrage en 2001.Il distingue quatre types de rapport — pratique, réflexif, désimpliqué ou intégratif-évolutif —qui entrent en interaction avec l’adhésion à l’institution mais aussi à la spécialité et aux pers-pectives d’emploi. Cette typologie rend compte de la complexité d’une expérience scolaireévolutive et différenciée selon des facteurs fondés au sein de l’école mais aussi au sein de lafamille.

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L’ouvrage tente ainsi de mettre à jour la sociologie de l’enseignement professionnel par unemise en perspective historique, une analyse de l’inscription des LP dans le système scolaire et uneanalyse approfondie des déterminants sociaux des jeux d’acteurs. Aziz Jellab souhaite montrerles différentes facettes des LP. Ces établissements sont insérés dans un tissu de relations avec lesmondes économique et social, ils sont déterminés par leur position dans ces mondes et par leursfinalités, former la main d’œuvre de base. Mais, au sein de ces établissements se jouent encoredifférentes interactions entre enseignants et élèves qui favorisent des expériences plurielles plusou moins mobilisatrices. On peut toutefois regretter que la mise en contexte des LP, réussie surle plan institutionnel, soit quelque peu réduite sur le plan socio-économique. Une analyse fine dequelques spécialités industrielles et tertiaires contrastées aurait été éclairante. Une analyse plusserrée des relations entre mondes économiques et scolaires aurait parachevé cette sociologie del’enseignement professionnel.

Catherine AgulhonCentre de recherches sur les liens sociaux (UMR 8070), université Paris-Descartes,

45, rue des Saints-Pères, 75270 Paris cedex 06, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.03.002

Travailler et étudier, V. Cohen-Scali. Puf, Paris (2010). 236 pp.

Identifier la place des expériences de travail acquises par les jeunes au cours de leur sco-larité dans la construction de leur « soi professionnel », tel est l’objectif poursuivi par ValérieCohen-Scali dans cet ouvrage de psychologie sociale. Quatorze enquêtes « quantitatives » et« qualitatives » ont été menées auprès de 2850 jeunes : collégiens, jeunes non diplômés en disposi-tifs d’insertion, élèves de CAP en apprentissage, lycéens professionnels, jeunes préparant un BTSou un DUT par alternance ou apprentissage, étudiants de première année à l’université exercantdes « petits boulots ».

L’ouvrage se compose de deux parties théoriques et de deux parties plus empiriques. Dans lesdeux premières parties, l’auteure évoque le rapport à l’école des jeunes d’origine populaire puisdistingue « socialisation pour le travail » (en amont de la vie au travail) et « socialisation par letravail » (au fil des expériences professionnelles). Valérie Cohen-Scali étudie ensuite les relationsentre « identité » et « représentations sociales », relations induites par la nécessité de « se repéreret de se définir dans un nouvel environnement », de « se positionner dans des collectifs » et de« développer un point de vue personnel sur le monde social ». Trois processus indispensables àla construction de soi comme professionnel sont mis en évidence : les « apprentissages au tra-vail », la « comparaison sociale entre collectifs professionnels » et la « réflexion auto-évaluative ».L’auteure émet alors l’hypothèse selon laquelle « plus les jeunes connaissent des expériencesproches des situations réelles de travail, plus les interactions entre les deux processus clés, iden-tité et représentations sociales seraient nombreuses et intenses » (p. 91) et « plus ces expériencesseraient susceptibles d’engendrer une dynamique de construction de soi » (p. 134).

La troisième partie explore la « socialisation pour le travail » qui s’effectue dans la famille et àl’école et montre l’influence de ces institutions sur les représentations des jeunes. En s’appuyantnotamment sur une enquête auprès d’apprentis macons (CAP/BEP), l’auteure souligne que lesjeunes peuvent néanmoins être amenés à réinterroger les représentations issues de leur grouped’appartenance ou du milieu scolaire.