Comment_les_riches_détruisent_la_planète

download Comment_les_riches_détruisent_la_planète

of 98

Transcript of Comment_les_riches_détruisent_la_planète

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    1/98

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    2/98

    2

    DITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe

    ISBN : 978-2-02-089632-0

    ditions du Seuil, janvier 2007Le Code de la libert intellectuelle ninterdit pas les copies ou reproductions destines une utilisation collective.Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par quelque procd que ce soit, sans leconsentement de lauteur ou de ses ayants cause, est licite et constitue une contrefaon sanctionne par un envoide trois euro lauteur.

    www.seuil.com

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    3/98

    3

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    4/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    4

    Lautobus me conduisait laroport dHeathrow, au terme dun reportage sur le soldat du futur . La radio diffusait les nouvelles. Le journaliste racontait que, selon desspcialistes sudois, un taux lev de radioactivit tait dtect dans le pays scandinave.Cela pourrait provenir de laccident dune centrale nuclaire.

    Nous tions le 28 avril 1986, le surlendemain de laccident de Tchernobyl. Cettenouvelle rveilla en moi, soudainement, un sentiment durgence oubli. Dix ou quinze ansauparavant, je lisais Illich, La Gueule ouverte , Le Sauvage , et me passionnais pour lcologie,qui me paraissait la seule vraie alternative une poque o le marxisme triomphait. Puis la vie mavait pouss sur dautres chemins. Journaliste, jtais alors immerg dans la rvolutionmicro-informatique : au moment o Time consacrait lordinateur homme de lanne , je dcouvrais avec mes camarades deScience et Vie Microles arcanes du premier Macintosh,les messageries roses du Minitel qui prfiguraient leschatset forums dInternet, lesaventures dun jeune type nomm Bill Gates qui venait de conclure un contrat fumant avecIBM.

    Subitement, Tchernobyl. Une vidence : lcologie. Une urgence : la raconter. Jaicommenc le faire. Depuis, jai toujours t guid par deux rgles : tre indpendant, etproduire de la bonne information, cest--dire exacte, pertinente, originale. Aussi me gardai- je du catastrophisme. Racontant, parmi les premiers, laffaire climatique, laventure desOGM, la crise de la biodiversit, je nai jamais forc le trait . Il me semblait que les faits,ports par une attention tenace pour des sujets si videmment prioritaires, suffisaient parler lintelligence. Et je croyais que lintelligence suffisait transformer le monde.

    Cependant, aprs avoir cru que les choses changeaient, que la socit voluait, que lesystme pouvait bouger, je fais aujourdhui deux constats :

    la situation cologique de la plante empire une allure que les efforts de millionsde citoyens du monde conscients du drame mais trop peu nombreux ne parviennent pas freiner ;

    le systme social qui rgit actuellement la socit humaine, le capitalisme, sarc- boute de manire aveugle contre les changements quil est indispensable doprer si lon veut conserver lexistence humaine sa dignit et sa promesse.

    Ces deux constats me conduisent jeter mon poids, aussi infime soit-il, dans la balance, en crivant ce livre court et aussi clair quil est possible de ltre sans trop simplifier.On y lira une alarme, mais surtout un double appel, sans le succs duquel rien ne serapossible : aux cologistes, de penser vraiment le social et les rapports de force ; ceux quipensent le social, de prendre rellement la mesure de la crise cologique, qui conditionneaujourdhui la justice.

    Le confort dans lequel baignent les socits occidentales ne doit pas nous dissimulerla gravit de lheure. Nous entrons dans un temps de crise durable et de catastrophespossibles. Les signes de la crise cologique sont clairement visibles, et lhypothse de lacatastrophe devient raliste.

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    5/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    5

    Pourtant, on prte au fond peu dattention ces signes. Ils ninfluencent pas lapolitique ni lconomie. Le systme ne sait pas changer de trajectoire. Pourquoi ?

    Parce que nous ne parvenons pas mettre en relation lcologie et le social.Mais on ne peut comprendre la concomitance des crises cologique et sociale si on

    ne les analyse pas comme les deux facettes dun mme dsastre. Celui-ci dcoule dunsystme pilot par une couche dominante qui na plus aujourdhui dautre ressort quelavidit, dautre idal que le conservatisme, dautre rve que la technologie.

    Cette oligarchie prdatrice est lagent principal de la crise globale.Directement par les dcisions quelle prend. Celles-ci visent maintenir lordre

    tabli son avantage, et privilgient lobjectif de croissance matrielle, seul moyen selon ellede faire accepter par les classes subordonnes linjustice des positions. Or, la croissancematrielle accrot la dgradation environnementale.

    Loligarchie exerce aussi une influence indirecte puissante du fait de lattractionculturelle que son mode de consommation exerce sur lensemble de la socit, etparticulirement sur les classes moyennes. Dans les pays les mieux pourvus comme dans lespays mergents, une large part de la consommation rpond un dsir dostentation et dedistinction. Les gens aspirent slever dans lchelle sociale, ce qui passe par une imitationde la consommation de la classe suprieure. Celle-ci diffuse ainsi dans toute la socit sonidologie du gaspillage.

    Le comportement de loligarchie ne conduit pas seulement lapprofondissementdes crises. Face la contestation de ses privilges, linquitude cologiste, la critique du

    libralisme conomique, il affaiblit les liberts publiques et lesprit de la dmocratie.Une drive vers un rgime semi-autoritaire sobserve presque partout dans lemonde. Loligarchie qui rgne aux tats-Unis en est le moteur, sappuyant sur leffroiprovoqu dans la socit amricaine par les attentats du 11 septembre 2001.

    Dans cette situation, qui pourrait conduire soit au chaos social, soit la dictature, ilimporte de savoir ce quil convient de maintenir pour nous et pour les gnrations futures :non pas la Terre , mais les possibilits de la vie humaine sur la plante , selon le motdu philosophe Hans Jonas, cest--dire lhumanisme, les valeurs de respect mutuel et detolrance, une relation sobre et riche de sens avec la nature, la coopration entre les

    humains.Pour y parvenir, il ne suffira pas que la socit prenne conscience de lurgence de la

    crise cologique et des choix difficiles que sa prvention impose, notamment en termesde consommation matrielle. Il faudra encore que la proccupation cologique sarticule une analyse politique radicale des rapports actuels de domination. On ne pourra pasdiminuer la consommation matrielle globale si les puissants ne sont pas abaisss et silingalit nest pas combattue. Au principe cologiste, si utile lpoque de la prise deconscience Penser globalement, agir localement , il nous faut ajouter le principe quela situation impose : Consommer moins, rpartir mieux.

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    6/98

    6

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    7/98

    7

    C HAPITRE I

    La catastrophe. Et alors ?

    La nuit avait t longue. puisante, mais palpitante. Dans un ultime rebondissement,la Russie avait pos un obstacle majeur au compromis quune semaine dpres ngociationsavait fini par faire merger. Le protocole de Kyoto allait-il chouer, aprs avoir triomph delobstination amricaine ? Mais, au fil des tractations nocturnes habilement menes par lesdiplomates canadiens et anglais, la Russie retirait sa demande, dailleurs incomprhensible,et laccord tait scell : la communaut mondiale dcidait de prolonger le protocole au-delde son terme de 2012 et les nouveaux gants, la Chine et lInde, acceptaient mots couvertscette discussion qui les engagerait invitablement dans les dfis de lavenir.

    Ces ngociations internationales ressemblent une caravane cosmopolite,compose de figures chatoyantes, dintrts divers, de passions et dgosmes, mais aussianime, derrire le choc des intrts, par le sentiment commun de la ncessit dun accorduniversel. Sous les rituels obscurs et les textes sotriques se met en uvre lidal dunepolitique pour toute lhumanit. Et, toutes et tous, traits tirs, yeux gonfls, membresgourds, dans cette salle de Montral en dcembre 2005, nous avons applaudi et ri la bonne nouvelle.

    Oublieux que la nuit pourrait tre blanche, javais pris un rendez-vous dans lamatine luniversit avec un scientifique minent, pour parler de tout autre chose : la biodiversit. Je marchais dans lair froid de la mtropole qubcoise, port parlenthousiasme des heures prcdentes, inconscient de ma fatigue, guilleret, pour tout dire.

    Par la fentre du bureau troit de Michel Loreau, nous apercevions les hauts btiments de la cit, un univers totalement artificiel. Et dans ses mots prcis, sans une oncedexagration ou dmotion, avec le calme qui sied au directeur du Programmeinternational de recherche Diversitas, le chercheur belge ma racont ce que je savais dj,mais qui prenait, dans lair cristallin de lhiver canadien, un sens dramatique que je navais jusqualors jamais peru dans sa pleine mesure. La plante Terre connat en ce momentmme la sixime crise dextinction des espces vivantes qui lui soit advenue depuis que la vie, il y a trois milliards dannes, a commenc transformer sa surface minrale. Aujourdhui, me dit-il, on estime que pour les groupes les mieux connus les vertbrs etles plantes , le taux dextinction est une centaine de fois plus lev que ce quil tait enmoyenne dans les temps gologiques, en dehors des crises dextinction massive. Ilmarqua une pause. Cest dj beaucoup, mais ce nest rien par rapport ce qui est prvu :ce taux va sacclrer et tre de lordre de dix mille fois plus lev que le taux gologique.

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    8/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    8

    James Lovelock est presque inconnu en France. Ce fait ne tmoigne que delinculture cologique qui rgne dans notre pays, parce quen Grande-Bretagne, mais aussiau Japon, en Allemagne, en Espagne, aux tats-Unis, le grand savant anglais jouit dunenotorit mrite. Cest quil a fait avancer la science un double titre : dune part, eninventant une srie de dispositifs trs utiles aux physiciens et notamment le dtecteur parcapture dlectrons , dautre part en laborant une thorie sur notre plante qui compteparmi les plus stimulantes pour lesprit. Il a donn cette thorie le nom de Gaa, sur lasuggestion de son ami William Golding, prix Nobel de littrature. Selon Lovelock, la Terrese comporte comme un organisme vivant autorgul.

    Mais si je serpentais sur les petites routes des Cornouailles, traversant une campagnequi a gard de faon extraordinaire son caractre rural du XIX e sicle, ce ntait pas pourparler de Gaa, mais pour entendre le message pessimiste du grand savant. Javais unedouble raison de prter attention au propos de mon hte : soncurriculum vitae impressionnant, et la parfaite connaissance des dbats sur le climat quil tient de premiresource. Il discute en effet frquemment avec les climatologues du centre de rechercheHadley, dExeter, cinquante kilomtres de chez lui. Cest un des centres les plus rputs aumonde en matire de climat. Plus tard, je confirmerais par des discussions avec dautreschercheurs et par des lectures linquitant message que me dlivra Lovelock.

    Avec le rchauffement climatique, me dit-il dans latmosphre sibritishde sa petitemaison blanche, la plus grande partie de la surface du globe va se transformer en dsert. Lessurvivants se grouperont autour de lArctique. Mais il ny aura pas de place pour tout lemonde, alors il y aura des guerres, des populaces dchanes, des seigneurs de la guerre. Cenest pas la Terre qui est menace, mais la civilisation.

    Je suis un homme joyeux, je naime pas les histoires de catastrophes, poursuivit-il.Cest ce qui rend celle-ci si trange avant, je ne pensais pas que le danger tait si grand.

    Que sir Lovelock me pardonne, mais je pourrais prendre mon compte, mot pourmot, cette dernire phrase. Je suis attentivement la question du changement climatiquedepuis 1988. Jai observ comment la proccupation sen est dveloppe chez lesscientifiques, a merg dans les mdias, sest confronte aux arguments contraires, avant desaffermir et de devenir une grille dinterprtation du monde dune grande solidit. La prisede conscience a progress une vitesse presque stupfiante, et nombre de chercheurs sontplus pessimistes quils nauraient imagin ltre il y a quinze ans. Il ny a pas de catastrophisme ici, ou alors, il faut traiter toute une communaut scientifique decatastrophiste.

    Depuis quelque temps, une nouvelle problmatique inquite les climatologues. Leclimat pourrait se drgler brutalement, trop vite pour que laction humaine puisse corrigerle dsquilibre. Cest cette inquitude quexprime le thoricien de Gaia, plus libre de saparole que dautres scientifiques, mais sans exagrer leur souci.

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    9/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    9

    Objectif : limiter la casse

    Thorie scientifique labore ds le XIX e

    sicle, lide du rchauffement global a tredcouverte dans les annes 1970 et tudie attentivement partir des annes 1980. Uneintense discussion entre scientifiques sen est ensuivie.

    Le changement climatique est d laccroissement de leffet de serre : certains gaz,tels que le dioxyde de carbone ou le mthane, ont la proprit de piger prs de la planteune partie du rayonnement quelle rflchit vers lespace. Du fait de laccumulation rcentede ces gaz dans latmosphre, la chaleur moyenne de celle-ci augmente.

    Lide que le changement climatique est dj engag repose sur trois progrs delobservation : le taux de dioxyde de carbone et dautres gaz dans latmosphre ne cessedaugmenter ;la temprature moyenne du globe saccrot rgulirement ; la qualit des

    modles physiques de la biosphre et celle des autres outils de connaissance du climat sesont beaucoup amliores.Laugmentation de la temprature moyenne la fin du XX e sicle, envisage en

    prolongeant les tendances actuelles, devrait se situer entre 1,4 5,8 C. Elle est calcule parle GIEC (Groupe dexperts intergouvernemental sur lvolution du climat), qui runit lacommunaut des scientifiques spcialistes du changement climatique. Cela ne veut pas direque lon sarrterait l. Si rien ne change dici la fin du sicle, ce rchauffement sepoursuivra.

    Ces chiffres apparemment modestes sont en fait importants. La tempraturemoyenne du globe est de 15 C. Quelques degrs suffisent un changement radical de

    rgime climatique. Par exemple, moins de 3 C nous sparent de lholocne, voil de six mille huit mille ans, une priode trs diffrente daujourdhui ; de mme, la tempraturesous lre glaciaire dil y a vingt mille ans ntait que de 5 C infrieure celle daujourdhui.

    Mme si lon arrtait dun seul coup les missions de gaz, laugmentation de leffet deserre provoque par les missions prcdentes ne serait pas immdiatement interrompue.En effet, beaucoup de gaz effet de serre ont une stabilit chimique de plusieurs dizainesdannes, ce qui signifie que leurs proprits perdurent longtemps dans latmosphre. Lessystmes naturels prsentent une inertie importante : lents se modifier, ils sont galementlents retrouver ltat antrieur. Nous ne pouvons plus esprer revenir rapidement lasituation qui existait avant le milieu du XIX e sicle, moment o, lors de la rvolution

    industrielle, lmission massive de gaz effet de serre a commenc. En revanche, nouspouvons ralentir lacclration de ces missions, viser leur stabilisation, puis leurdcroissance. Cela permettrait de limiter le rchauffement deux ou trois degrs Celsius.Cest devenu, vrai dire, le seul objectif raliste.

    Si le climat semballait

    Un lment crucial pour apprcier la situation actuelle est relatif aux chelles detemps : le rchauffement que nous vivons se produit trs rapidement par rapport aux

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    10/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    10

    phnomnes comparables connus dans le pass : ils se droulaient sur des milliersdannes ; nous transformons le systme climatique en moins de deux cents ans.

    Mais le changement climatique, au lieu de soprer graduellement, pourrait advenir brutalement. En quelques dizaines dannes, le climat pourrait basculer de plusieurs degrs,empchant une adaptation progressive des socits. Cette dcouverte, faite au dbut desannes 1990, sexprime aujourdhui dune autre faon : au-del dun certain seuil que lesclimatologues tendent situer autour de 2 degrs de rchauffement , le systmeclimatique pourrait semballer de faon irrversible. Normalement, la biosphre corrigespontanment les drglements qui laffectent. Mais en raison de la saturation de sescapacits dabsorption, ce processus rparateur pourrait ne plus oprer. Voici lesmcanismes pouvant favoriser lemballement du changement climatique :

    une grande part du gaz carbonique mis par lhumanit est normalement pompepar la vgtation et les ocans : la moiti reste dans latmosphre, un quart est absorb parles ocans, un quart par la vgtation. Cest pourquoi lon appelle les ocans et la vgtationcontinentale des puits de gaz carbonique. Or ces puits pourraient arriver saturation.Dans ce cas, une plus grande partie du gaz carbonique mis, voire son intgralit, resteraitdans latmosphre, acclrant encore leffet de serre. Ocans et vgtation pourraient mmecommencer relcher le CO2 quils ont stock antrieurement. De surcrot, la poursuite dela dforestation pourrait transformer les forts tropicales, qui sont encore des puits, enmetteurs nets de carbone ;

    les rgions arctique et antarctique se rchauffent. Plusieurs sries dobservations etde calculs conduisent les glaciologues penser que le Groenland et les continentantarctique pourraient fondre rapidement, ce qui entranerait une lvation du niveau de lamer plus leve que celle envisage en 2001 par le GIEC : il prvoyait un demi-mtredlvation la fin du sicle, il faudrait raisonner avec deux, trois, voire plus ;

    les glaces comme toute surface blanche rflchissent les rayons du soleil,limitant ainsi le rchauffement de la surface terrestre. Cest ce quon appelle l albdo .Mais la fonte progressive des glaces diminue lalbdo, donc la limitation du rchauffement,ce qui stimule celui-ci ;

    de mme, le rchauffement des hautes latitudes, plus accentu semble-t-il que celuidu reste de la plante, devrait entraner la fonte du permafrost, ou perglisol : il sagit dunecouche de terre gele qui couvre plus de 1 million de kilomtres carrs, surtout en Sibrie,sur 25 mtres de profondeur moyenne. On estime que le perglisol stocke 500 milliards detonnes de carbone, quil relcherait sil fondait.

    Les phnomnes dcrits ci-dessus restent ltat dhypothses. Mais plusieurstudes font penser quelles pourraient se concrtiser. Par exemple, un groupe de chercheursa montr que, pendant la canicule de lt 2003, la vgtation de lEurope, au lieu dabsorberdu gaz carbonique, en a relch en quantit importante. Dautres chercheurs ont montrque le permafrost commenait se dgeler : si cela continue au taux observ, crivent lesauteurs, tout le carbone stock rcemment pourrait tre relargu dans le sicle . Desanalyses rcentes estiment par ailleurs que les modles climatiques ont sous-valu les

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    11/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    11

    interactions entre les gaz effet de serre et la biosphre, ce qui conduit la conclusion que lerchauffement sera plus important que ne le prvoyait le GIEC dans son rapport de 2001.Ces lments expliquent que la communaut scientifique nexclue pas une lvation trsrapide de la temprature moyenne du globe des niveaux insupportables.

    Un rchauffement de 8 degrs en un sicle est trs improbable, mais ce nest plusune basse probabilit en deux sicles si nous utilisons tout le ptrole, dveloppons lesschistes bitumineux et brlons la moiti du charbon , sinquite Stephen Schneider, deluniversit Stanford, aux tats-Unis. De fait, le GIEC, dans son quatrime rapport publi en2007, envisage que le rchauffement pourrait dpasser le niveau maximal de 5,8 OC quitait antrieurement envisag.

    Jamais vu depuis les dinosaures

    Si elle est beaucoup moins connue que le changement climatique, la crise de la biodiversit mondiale nest pas moins inquitante. Son indicateur le plus apparent est ladisparition des espces dtres vivants. Le rythme en est si rapide que lexpression de sixime extinction , par rfrence aux cinq crises majeures dextinctions des espces quasubies la plante avant mme lapparition de lhomme, est devenue officielle : Noussommes actuellement responsables de la sixime extinction majeure dans lhistoire de laTerre, et de la plus importante depuis que les dinosaures ont disparu il y a 65 millionsdannes ,affirme le Rapport sur la biodiversit globale rendu lors de la Confrence desNations unies sur la biodiversit, au Brsil en 2006.

    Chaque anne, lUnion internationale pour la conservation de la nature publie sa Liste rouge des espces menaces : en 2006, sur les 40 177 espces tudies, 16 119sont menaces dextinction. Un dclin substantiel de labondance et de la diversit de lafaune interviendra sur 50 90 % de la surface en 2050 si la croissance des infrastructures etlexploitation des ressources terrestres continuent au rythme actuel , prvoit quant lui lecentre de recherche Globio du Programme des Nations unies pour lenvironnement. Lencore, la vitesse de transformation de son environnement par lhumanit, compare aux volutions qua dj connues la Terre, est sidrante ; les experts saccordent, comme MichelLoreau, estimer que le taux dextinction des espces devrait atteindre des milliers de fois letaux naturel enregistr par lhistoire gologique, cest--dire par ltude des fossiles.

    La disparition des espces a pour cause majeure la dgradation ou la destruction deshabitats. Celle-ci atteint depuis un demi-sicle un rythme frntique : plus de terres ont tconverties lagriculture depuis 1950 quaux XVIIIe et XIX e sicles, relve le Millenium Ecosystem Assessment , un rapport labor par plus de 1 300 scientifiques du monde entier ;depuis 1980, 35 % des mangroves (forts humides des rivages tropicaux) ont t perdues,ainsi que 20 % des rcifs coralliens ; la production dazote par lhumanit dpasse celle detous les processus naturels, tandis que la quantit deau retenue dans les grands barragesexcde de trois six fois celle que reclent fleuves et rivires. Nous avons connu dans lestrente dernires annes des changements plus rapides que jamais dans lhistoire humaine ,

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    12/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    12

    rsume Neville Ash, du Centre mondial dobservation de la nature (UNEP-WCMC), Cambridge, en Grande-Bretagne. Selon les chercheurs de Globio, un tiers de la superficieterrestre est converti en terre agricole ; mais plus dun autre tiers est en cours detransformation agricole, urbaine, ou en infrastructures.

    Cette artificialisation nest pas seulement le fait de pays en dveloppementcherchant faire face leurs immenses besoins. Les pays riches eux aussi gaspillent lespacesans compter. En France, observe le Manifeste pour les paysages lanc en 2005, ltalement urbain saccompagne le plus souvent dune consommation draisonnable ducapital foncier qui constitue pourtant une ressource non renouvelable : doublement dessurfaces urbanises depuis 1945, augmentation de 17 % des surfaces artificialises ces dix dernires annes alors que la population sest accrue de 4 % seulement .

    Lensemble du milieu vivant est affect par cette crise de la biodiversit. Presque tousles milieux naturels de la plante sont maintenant en situation altre. En fait, avertissent lesscientifiques du Millenium Ecosystem Assessment, lactivit humaine exerce une tellepression sur les fonctions naturelles de la plante que la capacit des cosystmes rpondre aux demandes des gnrations futures ne peut plus tre considre commeacquise . Les consquences de la perte de la biodiversit sont difficiles valuer. Lesnaturalistes sattendent des effets de seuil, cest--dire des ractions brutales descosystmes quand certains dsquilibres auront t atteints : On peut comparer la biodiversit un jeu de mikado et ses pertes aux baguettes que lon retire au fur et mesure,dit Jacques Weber, directeur de lInstitut franais de la biodiversit. Enlevez-en une, puisdeux : rien ne bouge. Mais un jour, le tas pourrait scrouler sur lui-mme. Le MilleniumEcosystem Assessment exprime la mme ide autrement : La machinerie vivante de laTerre a tendance passer dun changement graduel un changement catastrophique sansgure davertissement (...).Une fois quun tel point de rupture est atteint, il peut tre difficile voire impossible aux systmes naturels de revenir leur tat antrieur. En fait, commedans le cas du changement climatique, les scientifiques commencent redouter le passagedun seuil, au-del duquel des phnomnes brutaux et irrversibles de dgradationsenclencheraient.

    Nous sommes tous des saumons

    la transformation des habitats par artificialisation ou destruction sajoute unepollution gnrale dont tous les indicateurs nous disent quelle augmente. Le plus grandcosystme du monde, savoir lensemble des ocans, se dgrade maintenant de maniresensible. Il est victime dune dtrioration sans prcdent , rsume Jean-Pierre Fral, duCNRS. La masse ocanique, qui couvre 71 % de la surface de la Terre, et que lonconsidrait jusqu prsent comme un puits sans fond, commence montrer ses limites dedigestion des rebuts de lactivit humaine. Le plafonnement puis la rduction des prises depche sont le symptme le plus visible de cet appauvrissement des ocans : les stocks depoissons surexploits sont passs de 10 % dans les annes 1970 24 % en 2002, tandis que

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    13/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    13

    52 % sont la limite maximale dexploitation. Alors que la dgradation affectait jusquprsent surtout les eaux ctires, elle atteint maintenant lensemble des ocans : on estimepar exemple que 18 000 bouts de plastique flottent sur chaque kilomtre carrdocan ;dans le centre du Pacifique, on compte 3 kilogrammes de dchets pour 500grammes de plancton ! Les hautes mers et les fonds ocaniques, qui abritent une biodiversit trs importante, commencent tre exploits et perturbs par la pche, laprospection de nouvelles espces, la recherche ptrolire, etc.

    Une des histoires les plus dsolantes et les plus symboliques de ce que nous avonsfait de la plante se droule entre le vaste ocan et les lacs dAlaska. Au terme de leurexistence, les saumons sauvages reviennent pondre leurs ufs dans les centaines de lacs quecompte cet tat. Ils dposent les ufs, puis meurent, leurs corps allant se dposer au fonddu lac o leur instinct les a ramens. Des chercheurs canadiens ont eu lide de collecter etdanalyser les sdiments de quelques-uns de ces lacs, sdiments composs en bonne partiedes cadavres des grands poissons migrateurs. Ils ont eu la surprise de dcouvrir que cessdiments contiennent plus de PCB (polychlorobiphnyles) quil naurait pu sen trouverdans le lac du seul fait des dpts atmosphriques. Les PCB sont un polluant chimique trspersistant, qui a t utilis en normes quantits pendant des dizaines dannes au XX e sicle. Ces PCB en excs dans les lacs proviennent des cadavres des poissons. Ainsi, lessaumons sauvages polluent les lacs immaculs des zones les plus recules de lAlaska !

    quoi est-ce d ? Le PCB est rpandu en quantit infime dans tout locan. Durantleurs prgrinations dans le nord du Pacifique, les poissons accumulent cespolychlorobiphnyles dans leurs graisses : alors quon en trouve moins de 1 nanogrammepar litre, le poison atteint la concentration de 2 500 nanogrammes par gramme de graissede lanimal. Les saumons agissent ainsi comme des pompes biologiques , accumulant lamatire toxique avant de revenir polluer le lac et leur descendance.

    Nous sommes tous des saumons : en tant qutres placs au sommet de la chanealimentaire, nos organismes accumulent les contaminants largement rpandus dans la biosphre par nos si indispensables activits humaines . Et de mme que les saumonsdAlaska empoisonnent leur progniture, de mme nous contaminons ds la naissance nosenfants. En Allemagne, o plusieurs organismes publics analysent rgulirement, depuisdes annes, le lait maternel, on a constat que celui-ci contient jusqu 350 types depolluants. Ces poisons ne se retrouvent pas seulement dans le lait maternel. Toutes lesanalyses de srum sanguin effectues dans les pays dvelopps montrent de la mmemanire que les adultes sont contamins, des doses certes petites, par une large gamme deproduits chimiques.

    Si lon na pas tabli de manire nette quel degr la contamination chimiquegnralise affecte ltat de sant des populations, une question voisine proccupe depuisune dizaine dannes les spcialistes de la reproduction. On observe une monte destroubles de la reproduction (quantit de spermatozodes en diminution chez les hommes,cancers des testicules, augmentation de la strilit, etc.). Est-elle attribuable lacontamination par des produits chimiques, classs comme perturbateurs endocriniens

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    14/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    14

    parce quils drglent le systme hormonal ? Des indices de plus en plus nombreux plaidentdans ce sens. Par exemple, une recherche publie dbut 2006 a tabli le lien entrelexposition de faibles doses dinsecticides et la baisse de fertilit des hommes examins.Un autre facteur explicatif supplmentaire ? pourrait tre la pollution atmosphrique,dont plusieurs tudes indiquent quelle affecte la reproduction humaine.

    Plus globalement, les scientifiques discutent du lien entre la contamination desindividus (du fait des produits chimiques quils absorbent par leau, la nourriture oulatmosphre) et laugmentation rgulire des cancers.

    En fait, les dmographes et les spcialistes de sant publique commencent envisager que lallongement de lesprance de vie -un des indicateurs les plus gnralementreconnus du progrs humain -pourrait prochainement sarrter. La dure moyenne de la vie humaine pourrait mme se contracter. Les responsables en seraient la pollutionchimique Cela ne fait que trente ans que nous sommes exposs quotidiennement descentaines de produits chimiques, dont la production massive date des annes 1970 ou1980 , relve Claude Aubert , une alimentation dsquilibre et surabondante,lexposition la pollution atmosphrique, radioactive et lectromagntique, et deshabitudes de vie trop sdentaires (tlvision et automobile). Aux tats-Unis, lesprance de vie des femmes tend plafonner depuis 1997. Et un chercheur, Jay Olshansky, a estimquen raison de la monte rapide de lobsit (deux tiers des adultes aux tats-Unis sont ensurcharge pondrale), lesprance de vie dans ce pays pourrait dcrotre prochainement.

    La plante ne rcupre plus

    Un facteur aggravant de la crise cologique plantaire est la fantastique expansion dela Chine, dont la production a cr depuis une quinzaine dannes au rythme de prs de10 % par an, et de lInde, un taux gure infrieur. Cette croissance est comparable celledu Japon dans les annes 1960. Lempire du Soleil levant tait ainsi devenu la deuximeconomie du monde. Mais avec la Chine, cest une masse humaine dix fois plus importanteque le Japon qui est entre dans la spirale de la croissance conomique : elle pse donc bienplus lourdement sur les cosystmes mondiaux, notamment par ses importations dematires premires et de bois dont lextraction impacte leurs milieux dorigine. Par exemple,la Chine est devenue le premier importateur mondial de soja, stimulant lexpansion de la

    culture de la lgumineuse en Amrique latine, ce qui aggrave la dforestation de la fortamazonienne. LAsie grimpe aussi rapidement vers la premire place du podium desmissions de gaz effet de serre : en 2004, la Chine mettait 4 707 millions de tonnes de gazcarbonique, lInde, 1 113, contre 5 912 pour les tats-Unis et 3 506 pour lUnioneuropenne 15.

    La pression cologique de la Chine et un moindre degr de lInde ,dommageable en soi, ne saurait excuser celle des pays occidentaux : cest parce que ceux-cipsent dj lourdement sur la biosphre que le poids supplmentaire des nouvellespuissances rend la crise cologique insupportable. Ce nest pas la Chine qui pose

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    15/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    15

    problme : cest le fait quelle sajoute aux problmes que constituent dj les tats-Unis etlEurope. Tous ensemble, nous commenons dpasser les capacits de rcupration de laplante : on coupe la fort plus vite quelle ne peut se rgnrer, on pompe les rserves deausouterraine plus vite quelles ne peuvent se recharger, on met plus de gaz effet de serreque la biosphre ne peut les recycler. L empreinte cologique de nos socits, cest--dire leur impact cologique, selon le concept forg par un expert suisse, Mathis Wackernagel, dpasse la biocapacit de la plante . En 1960, selon lui, lhumanitnutilisait que la moiti de cette capacit biologique ; en 2003, elle tirerait 1,2 fois sur cettecapacit, cest--dire quelle consommerait davantage de ressources cologiques que laplante nen produit.

    Les deux gants asiatiques subissent dailleurs domicile les effets pervers de leurcroissance effrne : en Chine, le recul des terres arables au profit de lurbanisation est trsrapide (un million dhectares par an ; sur vingt-cinq ans, cette perte atteint 7 % de lasuperficie agricole). Le dsert progresse de plus de cent mille hectares par an, et Pkin subitchaque anne des vents de sable venus de louest. Tous les printemps, le fleuve Jaune estassch plusieurs semaines. Trois cent millions de Chinois prs dun quart de lapopulation boivent une eau pollue, et la pollution du Yang-Tseu-Kiang, le plus longfleuve du pays, devient si proccupante quelle menace lapprovisionnement en eau potablede Shanghai, la capitale conomique. Les nappes souterraines sont pollues dans 90 % des villes chinoises et plus de 70 % des rivires et des lacs le sont galement, selon les donnesofficielles cites par lagence Chine nouvelle. Prs de cent grandes villes subissent chaqueanne des coupures deau. Vingt des trente villes du monde lair le plus pollu se trouvent

    en Chine. Lair chinois est aussi tellement satur de dioxyde de soufre que le pays a connudes pluies acides dune gravit rarement gale. On estime quelque 30 % les terrescultivables souffrant dacidification , rapporte le Worldwatch Institute.

    Le changement climatique, un volet de la crise globale

    Pour saisir vraiment la gravit de la crise cologique plantaire, il est essentiel decomprendre que le changement climatique le plus souvent prsent de manire isole ne la rsume pas. Les diffrents drglements cologiques nen forment en ralit quunseul : et le changement climatique nest que la facette la plus visible dune mme crise que

    manifestent galement disparition rapide de la biodiversit et pollution gnrale descosystmes.Pourquoi ?Parce que les trois dimensions ici dcrites ne constituent pas des pans autonomes de

    la ralit. La science les isole abstraitement afin de mieux les tudier. Mais dans la ralit dela biosphre, elles participent dun mme phnomne.

    Par exemple, la construction dune autoroute puis sa mise en service vont tout lafois affaiblir la biodiversit (en fracturant lcosystme travers), polluer lenvironnement(missions de polluants atmosphriques tels quoxydes dazote ou particules, coulements

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    16/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    16

    dessence), accrotre les missions de gaz carbonique en stimulant la circulation desautomobiles et des camions. De mme, le rejet excessif de gaz carbonique conduit augmenter son absorption dans les ocans, ce qui acidifie ceux-ci et affaiblit la capacit ducorail et du plancton fabriquer leur enveloppe calcaire : si rien ne change, les organismespourvus dune coquille dite aragonite auront disparu de locan austral en 2030, avecdes consquences nfastes pour les espces dont ils constituent la nourriture, comme les baleines ou les saumons.

    Autre exemple dinteraction, le changement climatique devrait favoriser lextensionhors de leur cosystme dorigine de vecteurs de maladies : par exemple, les moustiquesporteurs du paludisme vers les pays de lhmisphre Nord. Il devrait galement stimulerlrosion de la biodiversit : une tude scientifique publie en 2004 a estim quilentranerait la disparition de 35 % des espces vivantes. Sans doute exagre, cette tude ananmoins permis de pointer la vigueur du lien entre les deux phnomnes.

    Inversement, les facteurs de destruction de la biodiversit participent souvent duchangement climatique : prs de 20 % des missions de gaz effet de serre sont dus ladforestation. Plus gnralement, la crise de la biodiversit affaiblit la capacit de la biosphre amortir, ou tamponner, les missions de gaz effet de serre ; et donc, elleaggrave leur impact.

    Ainsi, nous devons abandonner lide de crises spares, solubles indpendammentles unes des autres. Cette ide ne sert que des intrts particuliers, par exemple celui dulobby nuclariste qui utilise le changement climatique pour promouvoir son industrie. Aucontraire, il nous faut penser la synergie des crises, leur imbrication, leurs interactions. Etaccepter dentendre un fait dsagrable : cette synergie joue en ce moment dans le sens dela dgradation, avec une puissance destructrice que rien ne vient pour linstant temprer.

    Vers le choc ptrolier

    La crise cologique est due lactivit humaine, donc au systme conomique actuel.Il pourrait tre branl par le tarissement dune part de son approvisionnementnergtique, menace qui reflte la crise globale qui affecte notre civilisation finissante :lutilisation des hydrocarbures est une source majeure de gaz effet de serre et de pollution,tandis que leur exploitation contribue avec une redoutable efficacit la destruction des

    cosystmes. La crise ptrolire est annonce par la thorie dite du pic de Hubbert, du nomdu gologue amricain qui la formule le premier. Elle nonce que lexploitation duneressource naturelle puisable suit une courbe en cloche. Le sommet de cette courbecorrespond au moment o lexploitation atteint un niveau maximal avant de dcrotre.

    Depuis le dbut de son exploitation au XIX e sicle, le ptrole a t extrait en quantitcroissante un cot bas. Mais partir dun certain moment, le cot dextraction slvergulirement alors que la production commence dcliner. Ce moment est appel pic ou pic de Hubbert .Il ne caractrise pas la phase o il ny a plus de ptrole, mais celle olon narrive plus augmenter la quantit produite et partir de laquelle le niveau de

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    17/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    17

    production doit inexorablement dcliner. Cette dcroissance, intervenant alors que laconsommation mondiale continue augmenter, provoquera une augmentationimportante du prix du ptrole.

    Larrive des grands pays mergents sur le march du ptrole rend brlante laquestion du pic Les chiffres se passent de commentaires : la Chine utilise actuellement untreizime du ptrole englouti par personne aux tats-Unis, et lInde un vingtime. Si lesdeux pays devaient atteindre dans les prochaines dcennies le niveau actuel du Japon leplus sobre des pays dvelopps , ils absorberaient 138 millions de barils par jour. Or, en2005, la consommation mondiale atteignait 82 millions de barils par jour.

    La thorie du pic ptrolier nest plus rellement conteste aujourdhui. Le gaz suivrale ptrole, pour les mmes raisons, avec un dcalage de dix quinze ans. Le point qui faitdbat est la date laquelle pourrait intervenir le pic : en 2007 pour les plus pessimistes,comme Colin Campbell, un des gologues qui ont popularis la thorie ; vers 2040 ou2050, voire 2060 pour les plus optimistes. La compagnie Total qui, comme tout le milieuptrolier, a intrt ce que le pic se produise le plus tard possible, juge quil interviendra en2025. Alors, quand ? Il serait hasardeux de trancher. Mais la conclusion de lexpert Jean-Luc Wingert est exacte : Nous sommes entrs dans la "zone de turbulences" qui prcde le picmondial et nous nen sortirons probablement plus.

    Les scnarios de la catastrophe

    Rsumons. Nous sommes entrs dans un tat de crise cologique durable et

    plantaire. Elle devrait se traduire par un branlement prochain du systme conomiquemondial. Les amorces possibles pourraient sallumer dans lconomie arrivant lasaturation et se heurtant aux limites de la biosphre :

    un arrt de la croissance de lconomie amricaine, mine par ses trois dficitsgants -de la balance commerciale, du budget, de lendettement interne. Comme untoxicomane qui ne tient debout qu coups de doses rptes, les tats-Unis, drogus desurconsommation, titubent avant laffaissement ;

    un fort freinage de la croissance chinoise sachant quil est impossible quelletienne durablement un rythme de croissance annuel trs lev. Depuis 1978, la Chine aconnu une croissance annuelle de son conomie de 9,4 %. Le Japon est un prcdent nepas oublier : vingt ans de croissance stupfiante, puis lentre en stagnation durable audbut des annes 1990. Une crise chinoise retentirait sur lensemble du monde.

    Il est mme possible que ne se produise pas de choc brutal, mais que se poursuive ladgradation en cours, dans laquelle les peuples shabitueraient, comme par unempoisonnement graduel, la drliction sociale et cologique. Des rpits apparentspourraient se produire, du fait mme du dsordre engag : par exemple, la fonte des glacesde lArctique suscite par le changement climatique faciliterait laccs au ptrole que reclelocan polaire, apportant une bouffe doxygne des conomies en voie dasphyxie.

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    18/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    18

    Dans ce dernier cas de figure, les personnes qui prennent lcologie au srieux imaginent dautres scnarios.

    Les spcialistes de la biodiversit sont les plus prudents. Pour Michel Loreau, Pendant un certain temps, on ne percevra pas les consquences de la perte de biodiversit. Et puis, tout dun coup, il va se produire des catastrophes : invasions denouvelles espces, impossibilit de contrler des maladies, mergence de nouvellesmaladies, y compris pour les plantes, perte de la productivit des cosystmes . Lescologues pensent que la destruction des cosystmes librera le champ pour desorganismes nuisibles qui ne seront plus freins par leurs prdateurs habituels : on pourraitalors sattendre de grandes pidmies. Il ne faut pas comprendre autrement la crainte quela grippe aviaire a suscite chez les spcialistes de la sant publique. Lun de ceux-ci, MartinMcKee, professeur la London School of Hygiene and Tropical Medicine, dit ainsi propos de la menace infectieuse : Je ne peux mme pas carter lhypothse long termequun organisme inconnu apparaisse et fasse disparatre l Homo sapiens.

    Pour ce qui est du choc climatique et/ou ptrolier, les descriptions sont plusprcises. Selon James Lovelock, on la vu, les guerres se multiplieront, dtruisant lacivilisation. Pour Martin McKee, cause du rchauffement, les zones habitables sur laplante vont diminuer, entranant des mouvements de population sans prcdent depuis lafin de lEmpire romain . Le dput cologiste Yves Cochet sattend larrive prochainedu pic ptrolier qui se traduirait par une augmentation brutale du prix de lnergieentranant lcroulement des systmes de transport : laviation civile seffondrerait, lhabitatrural serait dsorganis en raison de sa dpendance lgard de lautomobile. Le chocsaccompagnerait dun chmage massif et de guerres violentes pour le contrle du ptroledu Moyen-Orient . La production agricole serait aussi affecte, en raison de ladpendance de lagriculture productiviste au ptrole, par les tracteurs, les engrais industrielset la culture sous serre. Deux ingnieurs, Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean,dveloppent un scnario comparable : le dclin de la production ptrolire entrane unercession significative. Les scheresses estivales se multiplient, rduisant drastiquement lesrendements craliers. La crise nergtique rduit toutes nos capacits dadaptation (quisupposent une nergie abondante et bon march). Les maladies tropicales et les pidmiesde grippe se multiplient, mais les infrastructures mdicales sont dbordes et lingalitdevant les soins explose .

    Il est tonnant de constater que ces scnarios nous surprennent peu. Nous devinonsla forme que prendra la catastrophe, parce que nous commenons lexprimenter sur unepetite chelle : lpizootie de grippe aviaire est une maquette des grandes pidmiesimaginables, le chaos qui a suivi linondation de La Nouvelle-Orlans en septembre 2005est une rptition modeste de celui qui suivra un continent ravag par les tornades, lacanicule de lt 2003 en Europe un signe avant-coureur des fournaises qui sannoncent.Bien sr, lavenir crira des histoires qui chappent notre imagination. Mais celle-ci peutdj raisonnablement sappuyer sur les dsastres limits daujourdhui pour esquisser un visage de demain. Cependant, le plus stupfiant est que le spectacle se rpte dj sous nos

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    19/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    19

    yeux, que les signes se multiplient avec une insistance appuye, et que nos socits nefassent rien. Car personne ne peut croire srieusement que la clbration du dveloppement durable , qui se traduit par le mitage des paysages par les oliennes, larelance du nuclaire, la culture des biocarburants, l investissement socialementresponsable ,et autres dmarches des lobbies en qute de nouveaux marchs, puisse neserait-ce quinflchir le cours des choses. Le dveloppement durable est une armesmantique pour vacuer le gros mot cologie . Y a-t-il dailleurs besoin de dvelopperencore la France, lAllemagne ou les tats-Unis ? Que tous les gens de bonne foi qui croientaux vertus du dveloppement durable sinterrogent : Constatent-ils un ralentissement de ladforestation ? de lmission des gaz effet de serre ? de la bitumisation des campagnes ? delautomobilisation de la plante ? de la disparition des espces ? de la pollution des eaux ?Quelques bonnes nouvelles -le maintien du protocole de Kyoto, la bonne sant retrouve

    de plusieurs espces sauvages, lessor de lagriculture biologique -tmoignent certes desluttes des uns et du souhait de beaucoup de changer les choses, leur chelle. Mais le coursmajeur suit la pente, et la pente est mal oriente.

    Nous sommes en 1938 et nous chantons Tout va trs bien .Le dveloppement durable sera efficace si lon se donne le temps, croient-ils. Nous

    navons plus le temps. Cest dans les dix annes venir quil nous faut reprendre legouvernail du cargo que dirigent aujourdhui des capitaines irresponsables. Le dveloppement durable na pour fonction que de maintenir les profits et dviter lechangement des habitudes en modifiant, peine, le cap. Mais ce sont les profits et leshabitudes qui nous empchent de changer de cap. Quelle est la priorit ? Les profits, ou le bon cap ?

    La question centrale

    Voici la question centrale : Alors que tout cela est clair, pourquoi le systme est-il siobstinment incapable de bouger ?

    Plusieurs rponses sont possibles.Une rponse implicite de lopinion commune est quau fond, la situation nest pas si

    grave. Si tout citoyen attentif observe ici et l dinnombrables signaux dalarme, le courantgnral dinformation les noie dans un flot qui les relativise. Et il se trouve toujours dhabilesconservateurs, forts de leur notorit, pour proclamer coups darguments biaiss que toutcela est exagr. Une variante est de reconnatre le srieux du problme, en affirmant quelon pourra sy adapter presque spontanment, par de nouvelles technologies.

    Mais il faut aller plus loin. Trois facteurs jouent pour minimiser limportance de lasituation.

    Dune part, le cadre dominant dexplication du monde est aujourdhui celui de lareprsentation conomique des choses. Ainsi, le monde connat une prosprit apparentemarque par la croissance des PIB (produit intrieur brut) et du commerce international.

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    20/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    20

    Cette description est intrinsquement fausse du fait que cette croissanceconomique ne paie pas le cot de la dgradation de lenvironnement. En termescomptables, une entreprise doit minorer le bnfice de son exploitation en mettant de ctdes sommes, appeles amortissement , destines compenser lusure des moyens deproduction utiliss ; ainsi, quand ces moyens sont uss, lentreprise dispose dune rservepour les remplacer. Mais lentreprise conomie mondiale ne paie pas lamortissement de la biosphre , cest--dire le cot de remplacement du capital naturelquelle utilise. Admissible quand les capacits dabsorption de la biosphre taient grandes,cette conduite devient criminelle quand ces possibilits atteignent leurs limites.

    Lopinion mondiale et les dcideurs sont dans la mme situation quun chef dentreprise dont lexpert-comptable oublierait de compter lamortissement. Ils croient quelentreprise va bien alors quelle court la faillite.

    Dautre part, les lites dirigeantes sont incultes. Formes en conomie, en ingnierie,en politique, elles sont souvent ignorantes en science et quasi toujours dpourvues de lamoindre notion dcologie. Le rflexe habituel dun individu qui manque de connaissancesest de ngliger voire de mpriser les questions qui relvent dune culture qui lui esttrangre, pour privilgier les questions o il est le plus comptent. Les lites agissent de lamme manire. Do, de leur part, une sous-estimation du problme cologique.

    Un troisime facteur ne saurait tre oubli : le mode de vie des classes riches lesempche de sentir ce qui les entoure. Dans les pays dvelopps, la majorit de la population vit en ville, coupe de lenvironnement o commencent se manifester les craquements dela biosphre. Elle est dailleurs largement protge de ces craquements par les structures degestion collective labores dans le pass et qui parviennent amortir les chocs(inondations, scheresses, sismes...) quand ils ne sont pas trop violents. LOccidentalmoyen occupe la plus grande partie de son existence dans un lieu clos, passant de sa voitureau bureau climatis, sapprovisionnant dans des hypermarchs sans fentres, dposant sesenfants lcole en automobile, se distrayant chez lui dans le tte--tte avec la tlvision oulordinateur, etc. Les classes dirigeantes, qui modlent lopinion, sont encore davantagecoupes de lenvironnement social et cologique : elles ne se dplacent quen voiture, viventdans des lieux climatiss, suivent des circuits de transport aroports, quartiers daffaires,zones rsidentielles qui les mettent labri du contact avec la socit. Elles minorentvidemment les problmes dont elles nont quune reprsentation abstraite.

    Quant ceux qui sont dores et dj confronts aux dsordres sociaux et cologiquesde la crise en cours pauvres des banlieues occidentales, paysans dAfrique ou de Chine,employs desmaquiladorasamricaines, habitants des bidonvilles de partout -, ils nont pas voix au chapitre.

    la question : Pourquoi rien ne change-t-il alors quil est si videmment impratif dechanger, une rponse dun autre type pourrait encore tre apporte. Leffondrement delURSS et lchec du socialisme dans les annes 1980 ont supprim la possibilit de serfrer une alternative, ou plutt, ont rendu lide de celle-ci irraliste. Le capitalisme a bnfici de son succs indniable sur lUnion sovitique, tandis quil tait stimul par

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    21/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    21

    lirruption de la micro-informatique et des techniques numriques, qui ont jou un rlestructurant comparable celui du dveloppement des chemins de fer au XIX e sicle et delautomobile au XX e. Par ailleurs, le socialisme, devenu le centre de gravit de la gauche, estfond sur le matrialisme et lidologie du progrs du XIX e sicle. Il a t incapabledintgrer la critique cologiste. Le champ est ainsi libre pour une vision univoque dumonde, qui jouit de sa victoire en ngligeant les nouveaux dfis.

    Mais aucune de ces rponses nest suffisante. La solution est autre et les englobetoutes.

    Si rien ne bouge, alors que nous entrons dans une crise cologique dune gravithistorique, cest parce que les puissants de ce monde le veulent.

    Le constat est brutal, et la suite de ce livre devra le justifier. Mais on doit partir de l,sans quoi les diagnostics exacts des Lester Brown, Nicolas Hulot, Jean-Marie Pelt, HubertReeves, on en passe, qui se concluent invariablement par un appel lhumanit , ne sontque de leau tide sentimentale.

    Candides camarades, il y a de mchants hommes sur terre.Si lon veut tre cologiste, il faut arrter dtre bent.

    Le social reste limpens de lcologie. Le social, cest--dire les rapports de pouvoiret de richesses au sein des socits.

    Mais lcologie est symtriquement limpense de la gauche. La gauche, cest--direceux pour qui la question sociale la justice reste premire. Habille de ce qui reste des

    haillons du marxisme, elle repeint sans cesse les chromos du XIX e

    sicle, ou sabme dans le ralisme du libralisme tempr . Ainsi, la crise sociale -marque par le creusementde lingalit et par la dissolution des liens de solidarit tant privs que collectifs -qui semblerecouvrir la crise cologique, sertde facto lcarter du champ de vision.

    On trouve donc des cologistes niais lcologie sans le social , une gauchescotche 1936 ou 1981 le social sans lcologie , et des capitalistes satisfaits : Parlez, braves gens, et surtout, restez diviss.

    Il faut sortir de ce hiatus. Comprendre que crise cologique et crise sociale sont lesdeux facettes dun mme dsastre. Et que ce dsastre est mis en uvre par un systme depouvoir qui na plus pour fin que le maintien des privilges des classes dirigeantes.

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    22/98

    22

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    23/98

    23

    C HAPITRE II

    Crise cologique, crise sociale

    La grande dcharge de Guatemala Ciudad nest pas loigne du centre de la ville. Onlappelle simplement Relleno Sanitario-la fosse ordures. La rue qui y mne changesubtilement de caractre mesure que lon avance : des sacs de matires rcuprescommencent apparatre devant quelques magasins, on voit passer des gens avec des sacsde dtritus, les maisons se rarfient, et lon progresse maintenant entre deux cltures de bton. Celles-ci sinterrompent, on y est. Cest une immense carrire, progressivementremblaye dordures, tasse mesure, et avanant dans une valle troite et verdoyante.Notre camionnette descend lentement la route en lacets la suite dun camion poubelle. Lascne est ample et colore ; ceinture de falaises et de bidonvilles construits sur une pente.Des dizaines de camions jaunes et quelques charrettes tires par un cheval sont vids lamain sur une terre mouchete de toutes les teintes des plastiques, points verts, bleus, jaunes... Une odeur fade plane. Parmi cette plaine dordures et de terre pousses par quelques bulldozers, des centaines dhommes, de femmes et denfants fouillent, ratissent, remplissentdes sacs, ou sont assis et discutent. Des chiens errent ici et l, tandis que des oiseaux noirs volent dans le ciel dazur ou arpentent le terrain par groupes. La dcharge fait plusieurshectares. Dans un coin se dressent des cahutes faites de bois, de feuilles de plastique et detle ondule : y sont installs un bar on peut sy restaurer , des grossistes, et quelqueshabitants, qui restent demeure. Parfois, on trouve de la viande dans les camions elle seraservie au bar, qui sait ?

    La dcharge, donc, avance dans la valle o serpente le Ro Baranco, une trentainede mtres en contrebas des ordures tasses qui la comblent progressivement. Anciennerivire, asphyxie, pollue, elle ne recueille plus que le jus qui suinte abondamment de lamontagne dimmondices quand il pleut. Des boulements de terrain se produisent souvent,que la municipalit colmate en faisant apporter des couches de terre. Ainsi la montagnepourrie progresse en suivant le cours de la rivire empoisonne.

    Araceli et Gamaliel sont une femme et un homme denviron trente ans. Ils travaillentl depuis deux ans, et vivent 20 kilomtres. Ils viennent tous les jours par le bus. eux deux, ils gagnent 35 quetzals par jour (3,50 euros). Ils nont pas de spcialit, ramassent unpeu tout ce quils peuvent et le revendent des commerants installs sur la dcharge.Ceux-ci vont couler le butin sur le plus grand march de la ville, qui est situ prs de la gareroutire. Quand il pleut, le travail est impossible. Araceli et Gamaliel mangent peu, ce quilsont prpar la maison. Lui tait mcanicien au Nicaragua. Le patron ne voulait pas le

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    24/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    24

    payer, il est parti. Il na pas de papiers, mais ici, on ne voit pas la police. Araceli a quatreenfants. Elle gardait des enfants pour dautres, et puis a perdu sa place. Elle a choisi ce travailpour survivre.

    Christian, de Mdecins sans frontires, me dit que les guajirosont beaucoupdaffections respiratoires. Mais notre petit groupe attire les regards, il vaut mieux partir.Nous allons dans un vallon non loin de la dcharge, o une cit sest installe sur le terrainmeuble dun autre dpt dordures, arriv saturation. Les gens navaient pas de maison,raconte Mateo Suretnoj, ils se sont runis cinq familles pour organiser linvasion, le 14octobre 1999. Ctaient, pour la plupart, des guajirostravaillant sur la dcharge avec 35quetzals par jour, impossible de payer un logement. La police na pas ragi, et le maire les alaisss sinstaller. Ils ntaient venus quavec des feuilles de plastique. Peu peu, ils ontconstruit les cabanes, et la Communaut du 14 octobre compte maintenant prs de500 mes. Les enfants vont lcole. Le soir, 22 heures, on ferme la communaut cl. Lamunicipalit a install une conduite deau et, depuis quelques mois, llectricit. Sur le soltass, plusieurs des rues sont cimentes. Dans toutes les maisons, un tube est plant cinquante centimtres de profondeur pour vacuer les gaz de fermentation qui se formentdans les immondices sous-jacentes. On plante des cyprs et des magnolias pour luttercontre lrosion. Mais le terrain travaille, des fissures apparaissent sur les murets.

    Ctait en novembre 2001. Je revenais dun reportage sur la famine dans les collinesde larrire-pays guatmaltque, et sur les blessures toujours pas refermes du terriblecyclone Mitch qui avait balay lAmrique centrale deux ans auparavant. Jtais tomb, silon peut dire, sur cet univers de misre dans les rebuts de la capitale, Guatemala Ciudad,elle-mme imprgne de dtresse et de violence. Ces quelques heures dans la dcharge meparaissaient mriter un reportage plus approfondi. Mais Paris, mon correspondant au journal me dit dun ton un peu ennuy que ce ntait pas un sujet trs original.

    En fait, le journal navait que trs rarement parl des gens vivant dans les dcharges.Mais par ailleurs, il est vrai que le fait que, aux quatre coins de la plante Manille, auCaire, Mexico, dans presque toutes les capitales dAmrique latine , des milliers demisrables affrontent la merde, les maladies et lindignit pour gagner quelques centimes,ntait pas nouveau.

    Car la misre est si rpandue quelle est dune ennuyeuse banalit. Et il ny aurait riende trs piquant raconter Guatemala Ciudad. Rien de trs passionnant dcrire ce villagedu Niger, un parmi tant dautres, Fatai-Karma, o les hommes voquent la scheresse, ledpart ncessaire des jeunes en exode ,les jours de disette quand il ny a plus rien Alors il ne reste que la mort , dit un homme, et tout le monde rit. Rien de trs originaldans ces types qui vous demandent laumne, Saskatoon, une ville riche de lOuestcanadien, un soir dhiver o le thermomtre marque moins quinze. Rien de trs excitant raconter ce que voient avec lassitude et sans plus y prter attention les habitants des grandes villes de la plante.

    Tenez, voici une des innombrables cartes de la misre, celle que dessine litinrairematinal que jemprunte pour me rendre mon travail, Paris. Rue de Buzenval, quand la

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    25/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    25

    poste ouvre, une Roumaine tient la porte, proposant le journal LItinrant . De lautre ct dela rue, dans une encoignure du mur, trois hommes dune trentaine dannes sinstallerontdans la matine pour une interminable palabre arrose de canettes de bire ou de vin ros. lentre du mtro, par intermittence, une femme aux cheveux gris et courts fait la manche. Je descends la rue de Montreuil puis la rue du Faubourg-Saint-Antoine sans plus rencontrerde pauvres hres mais si jallais droite, au coin de la nie Faidherbe et de la rue de Chanzy, je croiserais dans le coin dun immeuble une des tentes, distribues pendant lhiver 2005par Mdecins du monde, qui donnent un semblant de toit aux sans-abri. Tournant surlavenue Ledru-Rollin, je retrouve des misreux sur le coin du pont qui part vers le quaidAusterlitz : un groupe sest implant depuis plusieurs mois. Des hommes assez jeunes qui,dans la journe, interpellent les passants, les priant de dposer une obole dans une bote deconserve accroche par une ficelle au bout dune baguette ils pchent la pice. De lautre

    ct de la place, avant larrt de bus, un soupirail de mtro exhale un nuage de chaleur. Il estrare quil ny ait pas l un homme allong, sans couverture, dormant sur la grille, deux pasdu vacarme et des pots dchappement de lintense circulation de cet endroit. Rue Buffon,en face du jardin des Plantes, des hommes sommeillent souvent dans des sacs de couchage lentre dun immeuble en recul sur la rue, et qui forme ainsi un recoin accueillant. Moinsconfortables, les grilles des soupiraux plus haut dans la rue, droite, sont parfois occupespar des vagabonds, sans autre matelas quune plaque de carton. Auparavant, il y avait aussidans le secteur un gars qui inspectait les poubelles avant le passage de la benne ordures,mais je ne lai pas vu depuis longtemps. Le prochain jalon sur ce circuit dinfortune queparcourt mon vlo se situe rue Broca o, sous le pont du boulevard de Port-Royal, une

    quasi-maison sest installe : cest une chambre coucher sans murs, meuble dun grandmatelas, dun canap dfonc, et dun assemblage htroclite de sacs de plastique, deplaques de carton et de Caddies pleins dobjets de rcupration. Jarrive au journal quimemploie. Nagure, deux clochards avaient install sous le mtro arien une improbablecabane o ils passaient leurs journes au milieu dun amoncellement dobjets mimant unfoyer en dur. Le mchant loup a d passer par l, et souffler trs fort sur la maison de ftus, ilny a plus rien. Je suis certain que, comme moi, mes camarades journalistes se disaient, avecun pincement quelque part, quil y avait l un petit papier faire, un de ces croquis quidisent tant de choses sur le monde. Mais l, sous nos yeux, trop facile... Trop banal.

    La misre. Les pauvres. Et caetera.

    Le retour de la pauvret

    Lmotion ou lempathie ne dessine toujours quun tableau incomplet. Leschiffres compltent la figure.

    Au cours de lhiver 2005-2006, les centres dhbergement pour sans-abri ont tconfronts, dans 54 % des dpartements, une hausse de la demande , annonce en avril2006 la ministre la Cohsion sociale. De plus en plus de gens vivent en France dans descaravanes, peut-tre quelques centaines de milliers. On compterait dans le monde plus de

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    26/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    26

    120 millions denfants vivant seuls, selon lUnicef (Fonds des Nations unies pour lenfance)et le BIT (Bureau international du travail).

    En 2004, en France, prs de 3,5 millions de personnes ont peru une allocation deminima sociaux. Soit une augmentation de 3,4 % par rapport lanne prcdente. Lenombre de bnficiaires du RMI (425 euros pour une personne seule, 638 pour un couple)a bondi de 8,5 % pour atteindre 1,2 million. Principales victimes : les personnes seules, lesfamilles monoparentales et les jeunes.

    Selon 1ONPES (Observatoire national de la pauvret et de lexclusion sociale), oncompte prs de 3,7 millions de pauvres en France en 2003 ; mais 7 millions (soit 12,4 % dela population) selon la dfinition europenne. Quelle est la dfinition usuelle de lapauvret ? Cest un seuil de revenu : est pauvre en France une personne seule qui gagnemoins de 50 % du revenu mdian. Le revenu mdian est la somme qui partage la populationen deux, la moiti des gens tant en dessous de ce revenu, lautre moiti tant au-dessus. Iltait dbut 2006 de 1 254 euros mensuels, ce chiffre tant compris comme net decotisations et intgrant les transferts publics, par exemple les allocations familiales. Ceniveau sajuste selon le nombre de personnes par foyer : chaque adulte supplmentaire etchaque enfant de plus de quatorze ans comptent pour une demi-part supplmentaire,chaque enfant de moins de quatorze ans pour 0,3 part. Par exemple, le revenu mdian duncouple avec deux enfants de moins de quatorze ans est de 2 633 euros ; et une famille decette composition sera dite pauvre si son revenu est infrieur de moiti ce chiffre, soit1 316 euros. La dfinition de lUnion europenne suit la mme approche, mais fixe le seuilde pauvret 60 % du revenu mdian.

    En Suisse, lassociation Caritas estime le nombre de pauvres en 2005 un million,soit 14 % de la population ; en 2003, ils taient 850 000 ; quant aux indigents dnus detoute ressource , ils comptent pour 6 % de la population helvte. En Allemagne, laproportion de personnes vivant en dessous du seuil de pauvret est passe entre 1998 et2003 de 12,1 13,5 % de la population. En Grande-Bretagne, elle atteint 22 % en 2002. Aux tats-Unis, 23 % de la population se trouvent en de de la moiti du revenu mdian (cest--dire selon la dfinition franaise de la pauvret). Au Japon, le nombre de mnages quine disposent pas dconomies a doubl en cinq ans pour atteindre le pourcentage de 25 %.(...) Le nombre de foyers dpendant de laide sociale a augment dun tiers en quatre anspour atteindre un million .

    Les pauvres sont-ils paresseux ? Non. Loccupation dun emploi salari ne protgeplus du dnuement. Un tiers des personnes sans domicile fixe de la capitale dclarentavoir un emploi , dcouvre-t-on tandis que plusieurs dizaines demploys de la mairie deParis ont eux-mmes perdu leur logement. Comme lexplique lconomiste JacquesRigaudiat : Avec la monte des CDD [contrats dure dtermine], de lintrim, etaujourdhui du CNE [contrat nouvelle embauche], on assiste une dislocation des formestraditionnelles du statut de lemploi. LONPES confirme : Le caractre prcaire dunnombre croissant demplois et la faiblesse de certaines rmunrations conduisent despersonnes qui ont pourtant travaill tout au long de lanne des situations de pauvret.

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    27/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    27

    Le phnomne est tout sauf ngligeable : pour Pierre Concialdi, chercheur lIRES(Institut de recherches conomiques et sociales), selon les seuils retenus et les sourcesstatistiques, il y a en France entre 1,3 et 3,6 millions de travailleurs pauvres. Sur les derniresannes, tout porte penser que le phnomne samplifie . Lvolution est la mme dansles autres pays, telle lAllemagne : selon Franz Mntefering, ministre du Travail, 300 000salaris plein-temps gagnent si peu dargent quils doivent se tourner vers laide sociale .

    Les experts se disputent pour savoir si la pauvret est en augmentation. Selon leRseau dalerte sur les ingalits, qui publie le Bip 40 (Baromtre des ingalits et de lapauvret), intgrant une soixantaine dindicateurs autres que le seul revenu montaire, lamonte des ingalits et de la pauvret se poursuit depuis vingt ans . LINSEE, lInstitutfranais de statistique conomique, estime cependant que le taux de pauvret a lgrement baiss entre 1998 et 2002. Mais le consensus se fait sur lide que, aprs plusieurs dcenniesde rgression, la pauvret ne recule plus. Il y a une inversion de tendance , rsume LouisMaurin, directeur de lobservatoire des ingalits.

    De surcrot, la pauvret nest plus une sorte de domaine spar de la socit, un enfer bien dlimit et regrettable : cest tout le corps social qui est entran dans un cycle defragilisation. Les frontires de la pauvret se brouillent, observe Martin Hirsch, prsidentdEmmas France. Il ny a pas dun ct les pauvres correspondant strictement ladfinition statistique du terme, et de lautre, 90 % de la population labri de la pauvret. Onobserve au contraire une diffusion des facteurs de prcarit, formant comme un grand halode vulnrabilit au-del de la population dont les ressources sont infrieures au seuil depauvret montaire. Pour Jacques Rigaudiat, il est ainsi plus pertinent de parler deprcarit que de pauvret : Un quart ou un tiers de la population vit en situation prcaire.Ce sont donc en gros prs de vingt millions de personnes qui sont concernes, cest--direles mnages gagnant moins de 1,7 ou 1,8 SMIC [salaire minimum interprofessionnel decroissance]. Vingt millions, soit un tiers de la population franaise.

    La mondialisation de la pauvret

    Si les pays dvelopps redcouvrent la pauvret, elle reste bien prsente dans les paysdu Sud. Un milliard de personnes survit dans la pauvret absolue avec moins dun dollarpar jour , relve le PNUD (Programme des Nations unies pour le dveloppement), un

    autre milliard se dbrouille avec moins de deux dollars par jour. On estime aussi que 1,1milliard dhumains ne disposent pas deau potable, que 2,4 milliards nont pas de sanitairescorrects.

    Il serait cependant fallacieux de prsenter un tableau dappauvrissement gnral.Lesprance de vie augmente dans les pays du Sud, ce qui est le signe dune amliorationincontestable, tandis que la pauvret extrme a recul, passant de 28 % de la populationmondiale en 1990 21 % aujourdhui.

    Limportance de la Chine, et un moindre degr de lInde, pse beaucoup dans cettevolution plantaire. La croissance des deux gants asiatiques a induit un enrichissement

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    28/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    28

    moyen de leur population, que traduit la diminution des pauvres : La part de lapopulation vivant avec moins de un dollar par jour est tombe de 66 % en Chine entre 1980 17 % en 2001, de plus de 50 % en Inde en 1980 35 % en 2001. De mme, la Chine a sufaire reculer de 58 millions depuis 1990 le nombre de ses citoyens qui souffrent de la faim.Mais lchelle mondiale, les progrs se sont beaucoup ralentis : Depuis le milieu desannes 1990, la pauvret mesure par le seuil de un dollar par jour a baiss cinq fois pluslentement quentre 1980 et 1996. De mme, la faim ne recule plus. Le rapport surlinscurit alimentaire de la FAO (Organisation pour lalimentation et lagriculture), en2003, a surpris les observateurs : alors que le nombre daffams dans le monde dcroissaitrgulirement depuis plusieurs dcennies, il a recommenc augmenter depuis 1995-1997.On valuait ainsi 800 millions le nombre dhabitants des pays sous-dvelopps nemangeant pas leur faim, tandis que deux milliards dhumains souffrent de carences

    alimentaires. LInde elle-mme voit le nombre de ses citoyens sous-aliments augmenter nouveau (221 millions), et la Chine choue en rduire davantage le nombre (142millions). Linflexion de tendance, expliquait Rome un expert de lorganisation, Henri Josserand, renvoie laugmentation de la pauvret. Certes la production agricole dans lemonde crot plus vite que laugmentation de la population, et il y a assez manger pourtous. Mais les pauvres sont de plus en plus nombreux, et manquent de moyens pour laccs une alimentation rgulire.

    En fait, au niveau mondial, la machine sociale est en panne. Laccroissement gnralde richesse montaire ne se traduit plus que difficilement par un progrs des conditionsmatrielles dexistence de la grande masse de la population. Un indice frappant en est

    lextension de la pauvret urbaine : lurbanisation nest plus ce quelle tait jusqu prsent,un moyen pour les paysans damliorer leur destin en fuyant lindigence de la campagne.Non seulement un milliard de citadins (sur trois milliards dans le monde) vivent dans des bidonvilles, relve lorganisme des Nations unies charg de lhabitat, mais la pauvretdevient un caractre majeur et en expansion de la vie urbaine . On fuit la disette rurale,mais lon se retrouve en ville dans des cahutes sans eau et sans lectricit, guigner desemplois incertains dans lincertitude permanente du lendemain. Et, souvent, le ventre creux.

    Les riches toujours plus riches

    Il ny a pas de lien oblig entre la pauvret et lingalit. Mais de nos jours, la pauvretstend comme le reflet de laugmentation des ingalits, tant lintrieur des socitsquentre les groupes de nations.

    En France, selon lINSEE, le revenu brut moyen des 20 % des mnages les plusaiss reste suprieur de 7,4 fois celui des 20 % les plus modestes. Lcart se rduit 3,8aprs lintgration des charges fiscales (impts directs, CSG, CRDS...) supportes par lesuns et des diffrentes allocations et des aides publiques verses aux autres . Selon PierreConcialdi, de lIRES, depuis une vingtaine dannes, la condition salariale moyenne sestdgrade : les salaires sont loin davoir augment au mme rythme que la croissance. La

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    29/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    29

    tendance est la mme pour les prestations sociales. Paralllement, la masse des revenus dupatrimoine a t multiplie en pouvoir dachat par trois depuis la fin des annes 1980 .

    Cet tirement de lchelle des ingalits se retrouve dans tout le monde occidental.Pour lconomiste Thomas Piketty, depuis 1970, lingalit na vritablement augmentquaux tats-Unis et au Royaume-Uni, mais dans tous les pays, lingalit des salaires a auminimum cess de dcrotre dans les annes 1980~. En fait, une tude mene par Piketty etEmmanuel Saez montre quaux tats-Unis, au Canada et au Royaume-Uni lingalit aretrouv partir des annes 1990 son niveau trs lev des annes prcdant la SecondeGuerre mondiale : le dixime de la population le plus riche capte plus de 40 % du revenutotal, alors que sa part tait stable quelque 32 % depuis 1945.

    Aux tats-Unis, rsumeThe Economist , lingalit des revenus a atteint des niveaux quon navait pas vus depuis les annes 1880. (...) Selon un cabinet dtudes de Washington,lEconomic Policy Institute, entre 1979 et 2000, le revenu rel des foyers situs dans lecinquime le plus pauvre de la population a cr de 64 % tandis que celui des mnages ducinquime suprieur a cr de 70 %. (...) En 1979, le revenu moyen du 1 % du sommet tait133 fois celui des 20 % les plus modestes ; en 2000, le rapport atteignait 189 . Lingalita cr rgulirement depuis presque trente ans , se rjouit le magazine conservateurForbes ,qui peut ainsi signaler que les prsidences dmocrates de Carter et Clinton nont rienchang cette tendance de fond...

    Au Japon, observe le journaliste Philippe Pons, jusquau dbut des annes 1990, lamajorit des Japonais pensaient appartenir une vaste classe moyenne. Cette perception a vol en clats . ce moment, les ingalits ont commenc se creuser la suite delclatement de la bulle financire (...) Lcart des revenus sest creus parmi les jeunesgnrations (vingt-trente ans) en raison de la prcarisation et de la fragmentation dumarch de lemploi par laccroissement du travail temporaire ou intrimaire. (...) uneclasse suprieure qui surfe sur la vague de la reprise fait pendant une autre, elle, entrane vers le bas : les mnages aux revenus intermdiaires, principales victimes de la rcession, ont vu leur niveau de vie se dgrader .

    Partout, le pouvoir dachat a dcroch des gains de productivit, la diffrence de cequi se passait entre 1945 et 1975. Et les situations sociales se figent : Au milieu des annes1950, crit Louis Maurin, les cadres touchaient en moyenne 4 fois plus que les ouvriers,mais ces derniers pouvaient esprer rattraper le salaire moyen des cadres de 1955 vers1985, compte tenu du rythme de progression des salaires. Au milieu des annes 1990, lescadres ne touchaient plus "que" 2,6 fois le salaire moyen des ouvriers, mais il fallait cesderniers trois sicles pour esprer arriver ce niveau : on gagne beaucoup moins quedautres, ce qui est supportable, mais on a perdu lespoir de les rattraper, ce qui lest beaucoup moins. La mobilit sociale est en panne.

    Il en rsulte une ingalit nouvelle entre gnrations : les membres des classesmoyennes et modestes dcouvrent quils ne peuvent pas garantir leurs enfants un niveaude vie amlior par rapport au leur. Le patrimoine et les revenus des adultes de plus dequarante ou cinquante ans sont nettement plus levs que ceux des adultes plus jeunes. Les

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    30/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    30

    pauvres ne sont plus les mmes quil y a vingt ans, note lconomiste Louis Chauve1 : Nagure, il sagissait de vieux qui devaient bientt disparatre. Aujourdhui, les pauvressont avant tout des jeunes, pleins davenir dans la pauvret.

    Observer les seuls revenus enjolive dailleurs le tableau gnral ; il faudrait davantagetudier les patrimoines qui sont moins bien apprhends par les statisticiens que lesrevenus. Les disparits en sont beaucoup plus fortes que les ingalits de salaires et derevenu. Si, en matire de pouvoir dachat, le rapport entre les 10 % les plus riches et les10 % de la population les plus pauvres est, selon lINSEE, de 1 4, il passe de 1 64 lorsquilsagit de la valeur des biens possds ! Et encore, poursuit le journal Marianne , faut-ilcomptabiliser pour les plus modestes les biens durables, tels les scooters, pour ne pasobtenir un ratio qui tend vers linfini. Les revenus de ce capital profitent dabord aux plusriches. Lingalit des patrimoines conduit une ingalit concrte bien plus grande que cequindique lingalit des revenus.

    Naissance de loligarchie mondiale

    Dans la majorit des pays non occidentaux, lingalit est le plus souvent trs grande. Au Guatemala en 1997, par exemple, 20 % de la population captait 61 % du revenu national.Gnralement, lAmrique latine et lAfrique ont des structures beaucoup plus ingalitairesquen Asie et que dans les pays dvelopps. Mais en Asie comme dans les pays riches,lingalit gagne du terrain. En Inde, lenrichissement du pays ne sest pas accompagndun dclin spectaculaire de la pauvret , note le PNUD. En Chine, rsume le mensuel

    Alternatives conomiques , la rponse du Parti communiste [ la rvolte tudiante de 19891avait consist acclrer le dveloppement conomique, tout en renforant son contrledans tous les domaines : politique, mdiatique, judiciaire et conomique. Du coup, uneoligarchie sest constitue, associant troitement ce pouvoir politique, toujourscommuniste et dictatorial, et un pouvoir conomique, de plus en plus ouvertementcapitaliste et tourn vers lenrichissement priv. Sans se soucier de la situation des laisss-pour-compte, dont la situation continuait de saggraver. En peine trente ans, la Chine estainsi devenue un des pays les plus ingalitaires de la plante .Un patron chinois, Zhang Xin, de la firme immobilire Soho China, confirme lanalyse : Le plus grand dfiquaffronte la Chine est la disparit des revenus. Les plus levs croissent toujours plus vite

    tandis que la masse de la population en est encore essayer de satisfaire les besoins de base. Enfin, il faut rappeler limmense cart qui existe entre pays riches et pays pauvres.

    Selon le PNUD, il ne diminue plus entre pays riches et pauvres pour des indicateurscomme lesprance de vie, la mortalit infantile ou lalphabtisation. Non seulement lespays les plus pauvres nont pu rduire la pauvret, mais ils prennent de plus en plus deretard sur les pays riches. Mesur aux extrmes, le foss entre le citoyen moyen des pays lesplus riches et celui des pays les plus pauvres est immense et continue de slargir. En 1990,

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    31/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    31

    lAmricain moyen tait 38 fois plus riche que le Tanzanien. Aujourdhui, il est 61 fois plusriche .

    Lingalit entre pays du Nord et pays du Sud prend une autre forme. Le rapidedveloppement de la Chine comme de lInde, du Brsil, etc. se fait un cot cologiqueimmense. Certes, au XIX e et au XX e sicle, lEurope et les tats-Unis ont eux aussi crrapidement au prix dune pollution norme et de la transformation massive de leurenvironnement. Les grands pays mergents suivent le chemin de leurs prdcesseurs. Maisceux-ci bnficiaient dune ressource essentielle : lamortisseur cologique que constituaitle reste de la biosphre pour absorber leur pollution. Les pays du Sud ne disposent plus decette richesse, et la limite cologique va plus prcocement brider leur essor. Le Sud nepeut pas amortir les effets ngatifs de la croissance, et cest l un problme mortel , critSunita Narain, directrice du Centre pour la science et lenvironnement de New Delhi, enInde.

    Pour rduire la pauvret, abaisser les riches

    Au regard de ce tableau sommaire de la pauvret et de lingalit mondiales, ilimporte de faire deux observations.

    En premier lieu, la pauvret nest pas un tat absolu. On le comprend mieux enrecourant une de ses autres dfinitions, adopte par le Conseil de lEurope en 1984 : sontpauvres les personnes dont les ressources (matrielles, culturelles ou sociales) sont sifaibles quelles sont exclues des modes de vie minimaux acceptables dans ltat membre o

    elles vivent . Cest dire que la pauvret est toujours relative : un pauvre en Europeaujourdhui est sans doute plus riche quun serf au Moyen ge ou quun mineur au tempsdeGerminal ; il est galement plus riche quun jeune chmeur de La Paz ou de Niamey. Parexemple, Mateo, du bidonville de Guatemala Ciudad, envierait probablement la caravaneo vit lemploy toulousain en difficult, et pour qui elle est signe de dchance.

    Au sein dune mme socit, on est dabord pauvre parce quon est beaucoup moinsriche que les riches. Cette relativit de la pauvret, qui prend la forme dun truisme apparent on est pauvre parce que lon nest pas riche , a une consquence cruciale : elle signifiequune rduction de lingalit (au sein dune socit comme lchelle plantaire) rduit lapauvret.

    Dabord mcaniquement, en abaissant le revenu mdian : si le revenu global des plusriches diminue, ou si le nombre de riches diminue, le revenu mdian sabaisse. Despersonnes classes comme pauvres dans la situation antrieure sortiraient ainsi de lapauvret sans que leur propre revenu ait chang.

    Ceci, qui heurte le sens commun, doit se complter par une autre remarque : unepolitique visant rduire lingalit chercherait aussi renforcer les services collectifs quisont indpendants des revenus de chacun. En effet, gnralement, plus une socit estingalitaire, plus les services collectifs y sont mal assurs : par exemple, aux tats-Unis, quisont le pays occidental le plus ingalitaire, les dpenses de sant reprsentent 14 % du PIB

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    32/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    32

    (contre 10,3 % aux Pays-Bas et en France) , relve Andr Cicolella ; prs de 60 millionsdAmricains sont sans couverture maladie, les cots de gestion sont de 14 % (contre 5 %en France) ,alors que les indicateurs sanitaires, selon lOMS, placent les tats-Unis au37e rang mondial, loin derrire tous les pays europens ainsi que derrire le Costa Rica et lesultanat dOman . Lamlioration des services collectifs entranerait donc uneamlioration de la situation matrielle des pauvres. On devine que cela se raliserait par untransfert dune partie des ressources des plus riches vers ces services utiles tous.

    La pauvret oublie : la misre cologique

    Deuxime observation : la pauvret est lie la dgradation cologique. Les pauvres vivent dans les endroits les plus pollus, proximit des zones industrielles, prs des voies

    de communication, dans les quartiers mal desservis en eau ou en ramassage dordures. Unefaon dapprhender la pauvret autrement quen termes montaires passerait ainsi par unedescription des conditions environnementales dexistence. De surcrot, ce sont les pauvresqui subissent prioritairement leffet de la crise cologique : en Chine, avertit Zhou Shenxian,le ministre de lEnvironnement, lenvironnement est devenu une question sociale quistimule les contradictions sociales ; en 2004, indiquait-il, le pays avait connu 5 1000conflits lis lenvironnement. On y compte par exemple des dizaines de villages ducancer , bords dusines chimiques qui rejettent sans vergogne les polluants dans lair etdans leau, ce qui provoque de graves maladies chez leurs voisins impuissants. De mme, lesconflits lis au vol des terres des paysans pour nourrir une spculation foncire effrne se

    multiplient-ils : 74 000 en 2004 contre 58 000 en 2003 ; ce conflit dappropriation desterres conduit des heurts sanglants (6 paysans tus par la police en juin 2005, 20 endcembre 2005).

    Ce ne sont pas l des spcificits chinoises. Les conflits fonciers sont violents auBrsil (39 assassinats en 2004). Le changement climatique affecte dabord les paysans duSahel. Lextension des cultures du soja en Amrique latine se fait en bonne partie aux dpens des petits fermiers. Les catastrophes dorigine naturelle inondations, cyclones, raz-de-mare frappent dautant plus violemment les pauvres quils ont moins les moyens desen protger et pas dassurance rparatrice.

    Dans de nombreux cas, constatent les experts du Millenium Ecosystem

    Assessment, ce sont les pauvres qui souffrent de la perte des services cologiques due lapression exerce sur les systmes naturels au bnfice dautres communauts, souvent dansdautres parties du monde. Par exemple, les barrages bnficient surtout aux villes qui ilsfournissent eau et lectricit, tandis que les ruraux peuvent perdre laccs la terre et lapche. La dforestation en Indonsie ou en Amazonie est partiellement stimule par lademande de bois, de papier et de produits agricoles de rgions loignes des zonesexploites, tandis que ce sont les indignes qui ptissent de la disparition des ressources dela fort. Limpact du changement climatique sexercera surtout sur les parties les pluspauvres du monde par exemple en exacerbant la scheresse et en rduisant la production

  • 8/4/2019 Comment_les_riches_dtruisent_la_plante

    33/98

    Herv Kempf Comment les riches dtruisent la plante

    33

    agricole des rgions les plus sches alors que lmission des gaz effet de serre provientessentiellement des populations riches.

    Un lien entre pauvret et crise cologique passe de surcrot par lagriculture. Auniveau mondial, la pauvret concerne majoritairement les paysans : deux tiers de ceux quisubsistent avec moins de un dollar par jour vivent dans les zones rurales. Le choix implicitedes pouvoirs conomiques travers la plante est de considrer que la question se rglerapar lexode rural, les paysans pauvres tant censs trouver en ville les ressources procurespar le dveloppement industriel. La faiblesse des politiques agricoles favorise la mauvaiseexploitation des terres, leur rosion, puis leur dshrence. Les paysans, bout, quittent leur village. Or, on la vu, la ville nest plus le lieu de la prosprit promise. Les pas du paysanfamlique le conduisent la misre des bidonvilles.

    Mais ce nest pas seulement labsence de politiques agricoles qui engendre cettesituation. La mise en concurrence sur le march mondial dagriculteurs du Nord surquips et pouvant produire bas cot prs de cent tonnes de crales par actif et par an et dagriculteurs dnus de moyens suffisants et produisant moins dune tonne aboutit lappauvrissement, la faillite et lexode de ceux-ci. En fait, comme le relve lagronomeMarc Dufumier, ce que certains appellent le "libre-change" nest rien dautre que la miseen concurrence dagriculteurs dont les conditions de productivit sont extrmementingales . Ce dsquilibre est dautant plus absurde que la forte productivit desagricultures du Nord est obtenue au prix de dommages cologiques importants consommation excessive deau, pandage de pesticides nocifs, utilisation massive dengraisprovoquant leut