Comment les humanitaires travaillent face à Al-Qaïda et l'Etat … · 2017. 5. 15. · Directeur...

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Comment les humanitaires travaillent face à Al-Qaïda et l’Etat islamique Jean-Hervé Bradol CRASH/MSF Janvier 2015 Cet article a paru dans Médiapart, le 1er février 2015. http://www.mediapart.fr/journal/international/010215/comment-les-humanitaires-travaillent- face-al-qaida-et-letat-islamique

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  • Comment les humanitaires travaillent face à Al-Qaïda et

    l’Etat islamique

    Jean-Hervé Bradol

    CRASH/MSF

    Janvier 2015

    Cet article a paru dans Médiapart, le 1er février 2015.

    http://www.mediapart.fr/journal/international/010215/comment-les-humanitaires-travaillent-

    face-al-qaida-et-letat-islamique

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    Comment les humanitaires travaillent faceà Al-Qaïda et l'Etat islamiquePAR JEAN-HERVÉ BRADOLARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 16 FÉVRIER 2015

    Comment intervenir auprès des populations civiles aucœur de la guerre en Syrie ? Jean-Hervé Bradol, ancienprésident de Médecins sans frontières, témoigne desnégociations menées en Syrie dans les villes prises pardes groupes affiliés à Al-Qaïda ou à l'organisation del'État islamique.

    Président de Médecins sans frontières de 2000 à2008, Jean-Hervé Bradol continue à effectuer desmissions pour l'ONG internationale : Somalie en2007, Haïti en 2010, Syrie en 2012 et 2013 (lire laboîte noire en pied de cette article). Son expérienceen Syrie, où MSF est l'un des principaux acteurshumanitaires, ses vingt-cinq années de missionssur le terrain, rendent son témoignage et sonanalyse des conditions d'intervention pour les ONGparticulièrement précieux. Les photos qui illustrentcet article sont issues d'un reportage de Robert Kingréalisé en 2012 en Syrie et que nous avions publiéesen portfolio ici.

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    MSF au pays d’Al-Qaïda et de l’État Islamique

    Lors d’une journée de la fin du mois d’août 2013,avec quelques membres de l'équipe dont j'étais lecoordinateur, nous passions l'après-midi dans uneferme dans le nord-ouest de la Syrie. MSF avait ouvertdepuis trois mois un hôpital dans la ville de Qabasin dudistrict d'Al-Bab. Depuis cette base, nous apportionségalement un soutien aux équipes syriennes, engagéesdans des campagnes de vaccination, la gestion de petits

    hôpitaux ou dispensaires et l'aide à plusieurs camps depersonnes déplacées dans les districts de Manbij et As-Safira, du gouvernorat d'Alep.

    Ce jour-là, nous étions invités par les membresd'une famille comprenant des notables locaux (civils,religieux et militaires) avec qui nous avions d'étroitesrelations de travail. La compagnie ne se résumaitpas à la famille hôte. Les participants étaient deshommes de diverses origines, en grande partie réunispar des liens créés par des mariages entre les membresde différentes familles. Se trouvaient ainsi présentsdes Arabes, des Kurdes, des Turkmènes, des riches,des pauvres, des urbains, des ruraux, des hommesde toutes les sensibilités politiques. Tous sunnites,certains faisaient la prière de l’après-midi pendantqu’à quelques mètres de là, d’autres continuaient àconverser en buvant du thé et en fumant des cigarettes.

    « Que pensez-vous des djihadistes étrangers ? »

    J’essayais de profiter de ce moment d’oisivetéquand mon interlocuteur me ramena à la réalité enme demandant ce que je pensais des djihadistesétrangers. Jabhat an-Nu#rah li-Ahl ash-Sham, quicomptait dans ses rangs des combattants irakiens,saoudiens, maghrébins, caucasiens, européens del’ouest, yéménites, était devenu un groupe militaireimportant de la région depuis 2012. À l'origine,ses militants avaient été envoyés en Syrie parl'État islamique en Irak (EII) dont ils s’étaientprogressivement autonomisés. Au printemps 2013,l'EII avait tenté de reprendre le contrôle sur son corpsexpéditionnaire en fusionnant officiellement les deuxgroupes sous le nom d'État islamique en Irak et auLevant (EIIL). Les dirigeants de Jabhat an-Nusrahavaient refusé la fusion et prêté allégeance à Al-Qaïda, entraînant la défection d’un nombre importantde combattants étrangers vers l’EILL.

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    Sollicitée pour arbitrer, Al-Qaïda avait désapprouvél’extension de l’État islamique d’Irak à la Syrie.L'EIIL avait alors entrepris de devenir hégémoniquedans le nord de la Syrie et de prendre le contrôlede postes frontières avec la Turquie. Depuis, lesrelations entre l'EIIL et les différents groupes del'opposition syrienne, y compris Jabhat an-Nu#rah,étaient devenues volatiles. Les affrontements armés semultipliaient donnant l’opportunité aux Forces arméessyriennes de reprendre du terrain.

    Nous n’étions pas la seule équipe dans le nord dela Syrie. Avec 600 employés syriens et étrangers(environ 10 % du total des employés), MSF étaitl'un des rares organismes d'aide internationale àavoir d’importantes activités dans les territoiressous le contrôle de l'opposition[2]. Outre notremission à Qabasin, une équipe était égalementprésente dans le gouvernorat d’Al-Hasaka contrôlépar la milice du Parti de l'union démocratique[3].Quatre autres équipes intervenaient dans les districtsde Tal Abyad (gouvernorat d'Ar-Raqqah), d’Azaz(gouvernorat d’Alep), d’Harem et de Jisr Ash-Shughur(gouvernorat d’Idlib).

    À l’exception de celles basées dans le gouvernoratd’Al-Hasaka et dans le district d'Harem dugouvernorat d’Idlib, les équipes MSF avaient toutesassisté à la prise du pouvoir par l’EIIL dans leurs villes.Comme à Qabasin, passée sous le contrôle de l'EIILen août 2013, les commandants de cette organisationavaient été explicites en demandant aux équipes MSFde continuer à travailler ou de revenir si elles s'étaientretirées en Turquie pendant les combats.

    Mon interlocuteur s’apprêtait à partir pour l'une deslignes de front à Alep comme imam et sniper d’ungroupe islamiste syrien bien implanté dans la région.Il me vantait les mérites de ces djihadistes venus del’étranger pour aider l'opposition syrienne quand toutle monde l'avait abandonnée face aux Forces arméesloyalistes.

    « Ils ont mauvaise presse en Occident mais ils sebattent à nos côtés », me disait-il de ses amis de fraîchedate, arrivés du monde entier pour participer au djihad.Les gouvernements étrangers soutenant l'opposition

    avaient quant à eux limité leur aide militaire :juste assez pour que l’opposition ne disparaisse pasmais pas assez pour qu'elle fasse tomber le régime.Dans son ensemble, l'opposition syrienne offrait unspectacle pitoyable aux Syriens comme au reste dumonde : incohérente, désunie, corrompue, en partiecriminalisée, militairement peu efficace, prise entenailles entre, d'un côté, les troupes de Bachar al-Assad appuyées par le Hezbollah libanais et desmilices irakiennes et, de l'autre côté, les soldats del'EIIL.

    Syrie, le 8 juin 2012. À Al-Qusayr, à 5 km de Homs, des enfantsde 2 à 6 ans sont soignés dans un dispensaire. © Robert King

    En fait, ce qui intéressait mon interlocuteur était desavoir si nous accepterions de continuer nos activitésalors que l’EIIL et les affiliés syriens d’Al-Qaïdagagnaient chaque jour en influence.

    Il savait que nous arrivions déjà à trouver unterrain d’entente avec la plupart des organisationsdjihadistes syriennes pour apporter une aide médicalehumanitaire. Mais partagions-nous ce qu'il considéraitcomme l'opinion dominante en « Occident » :une hostilité radicale vis-à-vis des mouvementsdjihadistes transnationaux dont le plus connu était Al-Qaïda ? Au fond, étions-nous neutres et indépendantscomme nous le prétendions ?

    La ville entière connaissait l’inquiétude que l’arrivéeau pouvoir de l’EIIL avait provoquée au sein denotre équipe puisque neuf membres du personnelinternational sur quatorze avaient décidé de partir à lafin du mois d'août 2013. « Que ferons-nous quand ilscommenceront à commettre des atrocités ? Pourquoine pas partir tout de suite avant qu’ils ne s’en prennentà nous ? » disait notre infirmière-chef tout en restantà son poste.

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    Une simple recherche sur Google confirmaitrapidement ses inquiétudes. Dix ans plus tôt, lesfondateurs de l’EIIL avaient revendiqué l’attentatcontre le siège des Nations unies à Bagdad. Ilsétaient également considérés comme les auteurs del’attaque à l’ambulance piégée contre le siège duComité international de la Croix-Rouge (CICR) enIrak en 2003. Connus pour avoir filmé et diffuséla décapitation de 17 otages sur Internet – et avoirété critiqués pour cette pratique par Al-Qaïda –,les combattants de l’État islamique en Irak avaientrevendiqué le massacre de milliers de civils lors decentaines d’attentats, notamment depuis 2010.

    En outre, nous avions tous à l’esprit l’histoirerécente de nos deux collègues qui venaient d’êtrelibérées le 18 juillet, en Somalie, après 644 joursd’une détention marquée par l’importante sommed’argent exigée pour leur libération. Bien quen’étant pas les seuls impliqués, les représentantslocaux du djihad transnational, #arakat ash-Shabab al-Mujahidin, avaient joué un rôle dans la séquestrationde nos deux collègues.

    Outre devoir travailler sous un prévisible régimede terreur, où l'action médicale humanitaire pourraitrapidement perdre son sens, nous étions exposésà un risque d'arrestation et de séquestration. Lesdeux accusations les plus fréquentes portées par lesorganisations djihadistes à l’encontre des organismeshumanitaires étrangers étaient récurrentes et doncbien connues : espionnage et prosélytisme anti-islamique. Vu les antécédents de l’EIIL, les deuxissues probables, après une longue détention, étaientl'échange contre une importante somme d'argent ou lamort.

    Échapper à l'un ou l'autre de ces sorts peu enviablesimpliquait que nous puissions être informés voireprotégés par des individus et des groupes decombattants. À mes yeux, il n’était pas impossible quece rôle puisse être joué par des personnes comme moninterlocuteur et le groupe avec lequel il combattait.

    La prise du pouvoir par l’EIIL dans notre ville

    Je lui racontai d'abord que le commandant de l’EIIL,accompagné de quelques soldats, était venu nous voirau bureau quelques jours plus tôt, peu après avoirévincé les autres groupes à l’occasion d’un conflitavec des combattants kurdes. Il demandait à parler àla personne responsable de notre équipe. Ne désirantni se départir de ses armes en raison du risqued’escarmouches avec les forces kurdes, ni entrer armédans notre bureau sachant que cela ne nous plairaitpas, le commandant de l’EIIL m’avait invité à discuterdans la rue devant une petite foule de témoins, ce quime convenait d’autant mieux. Après les salutationsd’usage, il déplora le départ de nos collègues et endemanda les raisons.

    Dans ma réponse, j’évitais de mentionner la crainteparticulière que nous inspirait son organisation. Il sedéclara favorable à la poursuite de nos activités. Ils’engageait à ne pas interférer avec notre gestion del’hôpital. Le maintien sur place de membres de notrepersonnel international ne lui posait aucun problème,quelles que soient leurs nationalités. Il ne réclamaitpas une stricte séparation des femmes et des hommeslors des activités médicales. Les femmes pouvaienttravailler la tête couverte sans que leur visage soitmasqué. L’hôpital était autorisé à recevoir les maladeset les blessés sans discrimination, notamment ceux desforces kurdes.

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    Il se porta garant de notre sécurité et confirma sesdéclarations par une lettre officielle de l’EIIL délivréeau bureau quelques heures plus tard. Pour lui, il étaitessentiel que son arrivée au pouvoir ne s’accompagnepas de la fermeture du seul hôpital de la ville.

    Syrie, le 5 avril 2012. À Idlib, lors d'un cessez-le-feu temporaire,les villageois tentent d'identifier leurs morts. © Robert King

    Outre ce récit de notre premier contact avec cecommandant de l'EIIL, je complétais ma réponse ausujet de mon opinion sur ses « nouveaux amis » àmon interlocuteur syrien en lui disant que MSF avaitassisté, au début des années 1980, à la naissancede ces groupes de djihadistes transnationaux dans lecontexte de la résistance à l'invasion de l'Afghanistanpar l'armée soviétique. Non que la présence au mêmemoment dans la même région implique l'existence derelations. En Afghanistan, les contacts avaient été pourl’essentiel rares et fortuits.

    Après le 11 septembre 2001, les contacts s’étaientmultipliés et étendus à plusieurs pays (Somalie,Pakistan, Tchétchénie, Irak, Yémen, Libye, Mali…).Dans les cas où les djihadistes nous avaient permisde travailler sur leurs territoires, l’entreprise avaitavorté à plus ou moins brève échéance. Cela pourdeux raisons qui ne s'excluaient pas l'une l'autre. Soitles djihadistes et leurs alliés avaient commencé à sebattre les uns contre les autres en créant ainsi un climatd’insécurité général provoquant souvent des retraits denotre part de certaines villes somaliennes à partir de2007 ; soit, après une série de victoires, ils avaient finipar se trouver face à un adversaire militaire beaucoupplus puissant. Ils avaient alors rapidement perdu duterrain dans des conditions catastrophiques pour despopulations locales bombardées et parfois massacréesdans le cadre d'opérations « anti-terroristes » commeTchétchénie en 2000, en Afghanistan après 2001 ou enSomalie après 2006.

    Mon esquisse à grands traits de la relation entredjihadisme transnational et action humanitaire troublamon interlocuteur. Je n'étais pas mécontent de neplus être le seul à être inquiet. Mon problème n'avaitpas disparu pour autant. Devions-nous continuer àtravailler dans cette ville désormais sous l’autorité del’EIIL ?

    Pour l’instant, ses soldats avaient géré les opérationsmilitaires contre les forces kurdes de façon à éviterun bain de sang et ils proposaient aux vaincus uneamnistie conditionnelle : remettre son arme, ne pasparler, ne pas agir contre l’EIIL sous peine de mortet de confiscation de tous ses biens. Le contrat étaitsigné par l’intéressé, un témoin et un juge de l’EIIL.Les images de la cérémonie « d’amnistie » avaientété postées sur Youtube. Les attitudes que nousobservions oscillaient entre la séduction à l’égard dela population et la menace vis-à-vis des récalcitrants.

    Les nouveaux maîtres des lieux annonçaient une baissedu prix du pain et du fuel. Ils s’en étaient pris à ungroupe de bandits et rendaient à leurs propriétairesles biens qu’ils avaient récupérés. La fermeture desmagasins lors de la prière du vendredi était imposéeet l’information circulait que bientôt la consommationdu tabac serait interdite. Une période d’améliorationde la sécurité publique et de baisse des prix semblaits’annoncer.

    Regarder les jeunes soldats étrangers et syriensde l’EIIL, à peine formés à la guérilla, s’essayerà la gestion de la société locale en déclarantreprésenter l’État donnait l’impression d’une tentatived’ingénierie sociale presque comique si on oubliait laviolence dont ses promoteurs pouvaient être capables.Premier incident sérieux, le vendredi suivant leur prisede pouvoir par les armes, avant de diriger la prièredans l’une des principales mosquées de la ville, lecommandant de l’EIIL, aux manettes d’un bulldozer,avait détruit le tombeau d’un saint soufi.

    Cependant, dans l’immédiat, les soldats de l’EIILavaient des préoccupations plus importantes que cellesliées à l’administration de la ville et à notre présence.D'une part, leurs relations avec les groupes armésde l'opposition syrienne se détérioraient. Ces derniers

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    n'acceptaient pas qu'un groupe arrivé d'Irak depuisquelques mois veuille leur imposer par les armes unpouvoir étatique, fût-il islamique. Ils refusaient lemonopole que tentait d'établir l’EIIL sur les affairesciviles, militaires et religieuses du district d'Al-Bab.En conséquence, la Cour islamique du district quireprésentait l’ensemble des groupes islamistes syrienset les autorités sanitaires provinciales de l’oppositionsoulignaient par écrit que seule MSF était habilitée àgérer l’hôpital de Qabasin.

    En privé, les membres des autres groupes armésaffirmaient une réelle défiance à l’égard de l’EIILtout en se croyant encore capables de contenir sonambition à contrôler non seulement la petite villeoù était situé notre hôpital mais aussi l’ensembledu district d’Al-Bab. Dans les rangs de l'oppositioncirculait l'idée que l'EIIL était si étrangement épargnépar les bombardements du régime que cela signifiaitforcément une forme de collaboration. Ce n'étaitpas encore la guerre ouverte avec l'EIIL mais lesaccrochages armés, les attentats et les assassinats semultipliaient.

    D'autre part, à la suite du massacre de plusieurscentaines de personnes commis par les Forces arméessyriennes qui avaient utilisé le 21 août un gaz decombat, le sarin, dans une banlieue de Damas, lesÉtats-Unis, la Turquie et la France menaçaient debombarder le territoire syrien. Les soldats de l’EIILcraignaient d’être eux aussi la cible de bombardementsaméricains éventuels. Nombre d’entre eux étaientpartis se cacher à l’extérieur de la ville.

    Trente années d’expériences

    Le maintien de notre présence dans la ville postulaitl’existence de moments où l’action humanitaireest possible sous la domination d’une organisationdjihadiste transnationale même aussi inquiétante quel'EIIL. Mais comment anticiper l’instant où celadeviendrait beaucoup trop dangereux ?

    Pour répondre à cette question, j’essayais depoursuivre avec moi-même la conversation débutéeavec mon interlocuteur, le djihadiste syrien. Je meremémorais les exemples de situations proches quej’avais vécues et celles dont mes collègues m’avaient

    parlé. Cela m’amena à tenter de formuler les grandstraits de l’évolution des relations entre populations,humanitaires et djihadistes transnationaux en quatrephases : « le chevalier de la foi », « la lune de miel »,« la déception » et le « désastre ».

    Ma tentative de découpage à l’emporte-pièce étaitaussi rapide que grossière. Je n’avais pas l’intentionde me livrer à une modélisation permettant de fairedes pronostics. Je tâtonnais pour trouver une matriceà partir de laquelle raisonner. Comme responsable del'équipe, je savais qu'en cas d'erreur de jugement de mapart, je ne serais pas le seul à en faire les frais. Bien sûr,chacun des cinq membres de l’équipe internationalequi avaient accepté de rester était libre de choisir departir. Mais cette liberté de choix ne signifiait pas pourautant qu’un départ serait possible. Cela dépendait dela bonne volonté des nouveaux maîtres de la villequi contrôlaient les voies de sortie de Qabasin etdes conditions de sécurité sur les routes menant à lafrontière turque.

    Syrie, le 31 mai 2012. À Al-Qusayr, dans la banlieue de Homs, veilléefunéraire après la mort du journaliste Abdalh Ameed Matar. © Robert King

    En outre, les représailles contre nos collègues syriens,une centaine au total, étaient toujours possiblesaprès un éventuel départ de l’ensemble du personnelinternational. Au moment de leur arrivée au pouvoirdans la ville, le départ sans préalable de neuf de noscollègues de l’équipe internationale avait pris tout lemonde de vitesse. Nous savions que nous ne pourrionsbénéficier une deuxième fois de l’effet de surprise.

    « Le chevalier de la foi »

    Je continuais à réfléchir. Cela avait au moins une vertuanxiolytique. Dans mon esprit, la première périodede la relation entre djihadistes étrangers et populationlocale était celle du « chevalier de la foi ». Ils sontindiscutablement pieux et courageux. Ils s'opposent àdes monarchies ou à des régimes militaires corrompus

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    et répressifs, voire à une invasion étrangère d’infidèles(le régime afghan de Mohammed Najibullah soutenupar l’armée soviétique, le régime irakien de Nouri al-Maliki soutenu par les troupes américaines).

    Au cours de cette période, les djihadistes avecleur apparent désintéressement et leur disposition àsacrifier leurs vies pour défaire un régime autoritairejouissent d’un réel prestige au sein de larges segmentsde la population comme des humanitaires. En Syrie,Jabhat an-Nusra avait incarné jusqu’à peu ce rôle avecun certain brio.

    Dans un tel contexte, soigner les blessés de ces« chevaliers de la foi », c'est se conformer au principed'impartialité comme à l’inclination spontanée denombreux travailleurs humanitaires en faveur de ceuxqui incarnent la rébellion face à l’oppression. Jeme souvenais m’être réjoui, au début des années2000, en compagnie d'un médecin tchétchène, quandnous avions appris qu'un hélicoptère russe avaitété abattu par des islamistes. Non qu'aucun d'entrenous ne s’inquiétait alors de la dimension effrayantedes idées et des crimes de guerre des partisans deChamil Bassaïev. Mais, dans ce contexte de répressionbrutale et aveugle de la part de l’armée russe, l’auradu résistant enveloppait encore le chef de guerretchétchène pourtant déjà en voie d’intégration dans ledjihad transnational.

    Au fil du temps, dans le Caucase, cette période« chevaleresque » avait été aussi marquée par lesattentats accompagnés de pertes civiles importantes,les tortures et les exécutions de prisonniers lorsde mises en scène macabres, les enlèvements etséquestrations, les assassinats ciblés, les menaces demort envers ceux qui n’adhéraient pas à la cause.

    « La lune de miel »

    Je poursuivais ma réflexion et la deuxièmephase des relations entre populations et djihadistestransnationaux me semblait être celle de la « lunede miel ». Leur arrivée au pouvoir dans certaineslocalités s’accompagne souvent d’une améliorationtemporaire de la sécurité collective et d’une baissedes prix des denrées de première nécessité. Lespremières contreparties exigées paraissent mineures

    (tenue vestimentaire plus stricte pour les femmes,fermeture des commerces pendant la prière duvendredi, interdiction de l’usage et de la vente dutabac…) en regard de l’amélioration momentanée dela sécurité collective et du pouvoir d’achat d’unepopulation auparavant exposée à la violence de ladictature, aux prédations des divers groupes politiquesen armes et aux méfaits des bandits.

    C’était ce qui se produisait dans notre ville à la finde l’été 2013. En me rendant à un rendez-vous avecle nouveau commandant local, je le trouvais assaillipar un groupe de civils essayant de récupérer leursbiens après que l’EIIL eut fait main basse sur lebutin d’un groupe de voleurs. Les biens, de la petitemoto au téléphone portable, étaient soigneusementconservés dans un souci de professionnalisme policier.Chaque téléphone portable était emballé dans unsachet en plastique et rangé sur les étagères d’unearmoire métallique fermant à clé dans le bureau ducommandant.

    D’un point de vue économique et social, les soldats del’État islamique utilisaient leur emprise sur les silos àgrains de la région pour faire baisser le prix du painet ils projetaient de distribuer du fuel à un prix bieninférieur au marché pour que les habitants puissentse chauffer pendant l’hiver. Ils parlaient de relancerl’instruction scolaire en déclarant vouloir s’appuyersur le curriculum qu’ils avaient mis en place dans unepartie de la province du Hadramaout au Yémen.

    Pour nous, cet enthousiasme d’une partie de lapopulation n’était pas un phénomène nouveau. En1996, le coordinateur de MSF à Kaboul décrivait,dans un programme d’information de Radio FranceInternationale, la joie de la population à l’arrivéeau pouvoir des talibans dans la capitale afghane. Lemême phénomène s’était reproduit dix ans plus tardà Mogadiscio en 2006 quand les Cours islamiquesen avaient pris le contrôle. Enfin, les habitants dela capitale pouvaient sortir de chez eux sans être niharcelés par des miliciens ni être victimes d'une balleperdue.

    « La déception »

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    Mais nos expériences antérieures montraient aussiqu’une période plus noire avait souvent succédé àla « lune de miel » : celle de la « déception ».L’amélioration économique initiale reposait sur lalutte contre le banditisme et la corruption ainsi quesur la redistribution des ressources obtenues par laconfiscation des biens de l’ennemi. Pour le dire d’unemanière simple, un silo à grains est plus facile à viderqu’à remplir et prélever un impôt est plus aisé qued’assurer le maintien de l'activité économique. Lesredistributions opérées par les djihadistes ressemblentplus à l'attitude du bandit social « qui vole lesriches pour donner aux pauvres » qu'à celle del'administrateur d'un État islamique.

    Outre les dépenses militaires, une bonne partie de leurtrésorerie est consacrée aux entreprises de séductionclientélistes visant à obtenir le soutien de notableslocaux et des groupes de populations les moinsfavorisés. Mais les djihadistes transnationaux ontrarement la solidité financière qui leur permettraitd’éviter, à plus au moins brève échéance, de setransformer en prédateurs économiques aux dépens dela population locale et des humanitaires.

    En 2008, lors d’un séjour en Somalie, je m’étais étonnéde la facilité avec laquelle #arakat ash-Shabab al-Mujahidin avait conquis de larges territoires. Lorsd’une visite dans un hôpital que nous avions pu ouvrirgrâce au soutien des notables du quartier de Daynile,dans la banlieue de Mogadiscio, j’avais demandéà l’un d’entre eux comment cette organisation quiaffichait son intention d’intégrer Al-Qaïda s’y prenaitpour se faire accepter par les chefs de clan à son arrivéesur leurs territoires.

    « C’est simple, ils font comme n’importe quelnouvel arrivant sur le territoire d’un clan somalien,ils commencent par payer », m’avait répondu uncommerçant, membre du conseil d’administration del’hôpital. Mais la générosité initiale n’avait pas duré.En 2007, les habitants du quartier se plaignaient duracket exercé par les miliciens du gouvernement. En2008, Ash-Shab#b avait repris cette activité lucrativesous une autre forme à laquelle les habitants duquartier n'étaient pas moins hostiles. En effet, le prix

    à payer en termes d'isolement, de prélèvements et derestrictions des libertés en échange de la protectiond'Ash-Shab#b devenait de plus en plus élevé.

    « Le désastre »

    Je me remémorais également comment à Kaboul,à Mogadiscio ou à Tombouctou, l’encadrement desmœurs et des libertés individuelles était devenu unsujet de tension et de « déception ». Rapidement,la police des mœurs se confronte à la diversité despoints de vue des habitants. Nombreuses sont lesfemmes qui se plaignent de ne quasiment plus pouvoirsortir de chez elles et de perdre leurs revenus, fautede pouvoir s’acheter plusieurs vêtements conformesou d'être accompagnées par un homme lors de leursactivités à l'extérieur de la maison. Que dire des jeunesqui doivent renoncer au football, à porter les habits deleur âge et à la musique comme dans les villes du norddu Mali conquises par les djihadistes en 2012 ?

    Dans les activités médicales, la stricte séparation deshommes et des femmes pose des problèmes insolubles.Comment faire quand on dispose d’un(e) seul(e)chirurgien(e) ? Ce qui était le cas dans notre hôpital àQabasin.

    Dans notre petite ville du nord de la Syrie, la pressionmontait déjà. Un homme fou de joie à la naissance deson premier enfant avait osé embrasser sa femme surson lit d’hôpital alors qu’un paravent les séparait desautres patients. Un membre du personnel qui n’étaitpas lui-même affecté de pudibonderie était venu medemander de réagir avant que les partisans de l’EIILne saisissent l’opportunité de cet acte « indécent »pour se mêler de la gestion des mœurs à l’intérieurdes salles d’hospitalisations. Je pensais aux histoiresrapportées par mes collègues qui, à la fin des années1990, avaient dû faire face aux demandes d’une stricteséparation des sexes lors des soins de la part destalibans afghans. Cela avait été un cauchemar en

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    terme d’organisation de l’activité médicale avec pourconséquence la diminution de l’offre de soins pour lesfemmes.

    Syrie, le 9 juin 2012. À Al-Qusayr, une demeure transformée enhôpital pour des victimes de l'armée syrienne. © Robert King

    Face aux difficultés économiques et socialescaractéristiques de la période dite de « déception »,la tentation des djihadistes avait été de réagir enrenforçant l’imposition violente de leurs normesreligieuses. Cela fut le cas pendant la famine enSomalie en 2010 et au Mali en 2012. Ils expliquentles échecs par le refus d’une partie de la société derespecter les commandements d’origine divine. Leursrevers militaires reçoivent le même type d’explicationset sont suivis d’une chasse aux infidèles, aux apostats,aux espions et aux saboteurs.

    Ce climat paranoïaque commençait à se développersous nos yeux au nord de la Syrie. Despurges, des scissions et des recompositions toujoursaccompagnées de violences survenaient au sein desgroupes djihadistes. La pacification et le relatifregain de prospérité consécutifs à l'arrivée au pouvoirde l'EIIL dans certaines villes s’estompaient auprofit d’une mise en scène spectaculaire de sesviolences contre des non-combattants : décapitations,égorgements, lapidations, crucifixions, exécutions pararme à feu, amputations de membres, flagellations,bannissement, confiscations de biens, destructiond'édifices.

    Dans plusieurs cas, la « déception » a été suivie à plusou moins brève échéance d’un véritable « désastre ».Le strict contrôle d'un territoire n'est pas la seuleambition des mouvements djihadistes transnationauxqui, à l’instar d’Al-Qaïda et de l’EIIL, recherchentégalement la confrontation sur la scène régionale oumondiale avec des États puissants.

    L’histoire récente justifie l’emploi du terme désastrepour qualifier les violences subies par les populationssous la tutelle de ce type d'organisations, lors de ladébâcle qui manque rarement de se produire face àdes ennemis plus forts : interventions de l’Otan enAfghanistan (2001), de l’Éthiopie en Somalie (2006),de la France au Mali (2013). Dans l’exemple dela Somalie, après l’éviction des combattants d’Ash-Shabab de la capitale et leur retrait vers le sud du pays,leur région est devenue l’épicentre d’une nouvellefamine (2010). Mais il est aussi vrai que du Yémen à laLibye, de l’Irak à la Syrie, de nombreuses entreprisesde contrôle territorial par les djihadistes sont toujoursen cours. Se termineront-elles aussi par un désastrepour les populations concernées ?

    L'humanitaire sous l’État islamique

    En ce qui concernait la présence de MSF dans le nordde la Syrie, j’en arrivais à la conclusion que la « lunede miel » de l’été 2013 serait vraisemblablement decourte durée. De fait, le 4 août, une voiture de MSFétait interceptée dans la ville d'Alep par un groupemal identifié. Le chauffeur fut relâché immédiatementmais notre assistant logisticien fut emmené. Il futlibéré au bout de quelques semaines suite à unedécision de l’EIIL.

    Le 2 septembre 2013, Muhammad Abyad, chirurgiensyrien travaillant dans l'hôpital de Bab Al-Salama(district d’Azaz) de MSF, était enlevé dans la maisonde Sejo où une partie du personnel syrien étaithébergée. Le lendemain matin, une photo de son corpsétait publiée sur la page Facebook du Comité local decoordination de Tal Rifat. Le cadavre portait des tracesde tortures et celles de neuf impacts de balles. Notrecollègue affichait, en particulier sur sa page Facebook,des opinions religieuses et politiques à l'opposé decelles des islamistes.

    Quelques semaines avant son exécution, une sourcefiable nous avait informés que des membres del'EIIL accusaient l'équipe MSF de l'hôpital de BabAl-Salama de se livrer à du prosélytisme contrel’Islam. Rencontrés après l’assassinat, tous les groupesmilitaires de la région, Jabhat an-Nu#rah et l'EIILcompris, déclarèrent ne pas être responsables de

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    l'assassinat. Le 6 septembre, l'Observatoire syrien desdroits de l'homme affirmait dans un communiqué que,selon les médecins de leur réseau, notre collègue avaitété supplicié par l’EIIL[4].

    Au début de l’année 2014, les tensions entre l’EIILet les autres groupes (y compris Jabhat an-Nu#rah)prirent la forme d’une guerre ouverte. En passe de sefaire expulser du district de Jisr Ash-Shughur, l’EIILopéra une retraite stratégique, emportant, en guisede butin, cinq membres du personnel internationalde MSF qu’il avait arrêtés le 2 janvier 2014. Endépit des soins prodigués à ses soldats blessés etde la parole donnée, l’EIIL exigea une importantesomme d’argent pour leur libération. Les membres dupersonnel international de MSF qui ne l’avaient pasencore fait quittèrent le nord de la Syrie en février2014, à l’exception de ceux qui opéraient dans legouvernorat d’Al-Hassaka dans une zone contrôlée parles forces kurdes.

    Une fois l’équipe libérée en mai 2014, MSF mitprogressivement un terme à ses activités dans leszones contrôlées par l’EIIL, devenu entretemps Étatislamique (EI) suite à la proclamation du califat le 29juin 2014.

    Depuis, les autorités de l’EI du district d’Al-Babont recontacté MSF en demandant à recevoir desdonations en médicaments et matériel médical. Desrequêtes du même type ont été formulées auprèsd'autres représentants de l’association en Syrie eten Irak. Lorsqu’en réponse, nous demandons queles dirigeants de l’EI s’expliquent sur l’arrestation,la détention et le racket de notre équipe, nosinterlocuteurs rétorquent qu’il est trop dangereux poureux-mêmes de transmettre nos griefs et nos exigencesà leurs supérieurs.

    Quand nous leur expliquons qu’avant de considérerleur requête, nous demandons aux dirigeants de l’EId’inviter officiellement MSF à travailler sur sonterritoire et de s’engager publiquement à garantirnotre sécurité, les représentants locaux de l’EIrépondent qu’il est irréaliste d’attendre de leurs chefsune telle décision. Ils réclament simplement d’êtreapprovisionnés en médicaments et matériel médical

    en déclarant que si MSF ne s’y résout pas, celaconfirmera son alignement sur la politique menée par« l’Occident ».

    Cherchant à sortir de l'impasse dans laquelle setrouvent ses relations avec MSF, l'EI nous envoiedésormais comme émissaires ses « alliés » ou ses« otages » locaux : des représentants des grandesfamilles de la région ou du corps médical. Certainssont volontaires pour collaborer avec l'EI et d'autrestout simplement terrorisés par les menaces contre euxet leurs familles.

    Ces émissaires déclarent que si nous passons unaccord avec eux nous n’aurons pas à fréquenter lesmembres de l’EI qui leur auraient laissé la liberté degérer au quotidien les villes et les hôpitaux. Nouscomprenons néanmoins lors de ces discussions qu'ilne pourrait s’agir pour les représentants de MSF deparler librement avec les habitants, ni d’évaluer parnous-mêmes les besoins médicaux et sanitaires, nid’employer des personnels disposant d'une marge demanœuvre afin d’œuvrer dans le respect du principed’impartialité. Il nous est précisé que ne pourraiententrer sur le territoire du califat que des musulmans– étant entendu, selon les discours de l'EI, que toutmusulman doit faire allégeance au calife sous peine dese voir appliquer le seul châtiment qui convienne auxapostats : la mort.

    Soutien inconditionnel

    En aucun cas, un humanitaire indépendant ne seraiten mesure d'exercer une activité médicale avecdes blessés et des malades sans être espionné enpermanence. Les organismes d’aide sont invités àremettre leurs produits à l’EI qui se chargera de la miseen scène des distributions à condition que les produitsne portent aucune mention de leur origine. Cela vapresque sans dire que les humanitaires ne sont pasinvités à participer à de réelles évaluations des besoinsde la population.

    En somme, ce n'est pas une aide humanitaire queréclame l'EI – une organisation qui en guise depropagande diffuse les images de ses crimes de masse,tels que l’exécution de centaines de prisonniers de

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    guerre. Ce qu'attend et obtient l’État islamique del'aide internationale, c'est un soutien inconditionnel àson économie de guerre.

    Après avoir subi les violences de l’EI, d'août 2013 àmai 2014, en Syrie, malgré les garanties de protectiondonnées par oral et par écrit, nous avons peu d'espoird'arriver à un accord digne de confiance avec l’Étatislamique. Mais nous poursuivons les démarches,signifiant par là-même que nous sommes prêts ànégocier avec tous les belligérants sans discrimination.

    Une organisation comme l’État islamique peut-elleévoluer ?

    Nous savons par expérience que les groupes les moinsenclins à accepter une aide humanitaire qui ne soitpas totalement à leur service finissent souvent parévoluer. Ainsi les talibans afghans et leurs alliésétrangers interdisaient l'accès aux organismes d'aideinternationaux entre 2001 et 2006. Depuis, il estdevenu possible de travailler pour des organismescomme le CICR et MSF dans des territoires où lestalibans sont influents. Dans le cas de l'EI, quels signespourraient annoncer une évolution vers de meilleuresmodalités de coopération avec des humanitaires quiresteraient soucieux que leur aide profite davantageaux non-combattants qu’à une organisation militaireengagée dans l'édification d'un régime totalitaire ?

    Syrie, le 5 avril 2012. Entre Taftanaz et Idlib. © Robert King

    La réponse à cette question se trouve en partie dans lesdiscours publics de l’État islamique.

    Bien sûr, le suivi des évolutions de l’EI ne peutse résumer à l’analyse de ses déclarations. Maisfaute de disposer de solides enquêtes de terrainet puisque nous sommes face à une organisationattentive à la cohérence entre ses paroles et sesactes, les contenus de la communication publique del’EI constituent l’une des rares sources disponibles.

    L’idéologie de l’EI telle qu’elle est présentée dans sespublications officielles, comme les quatre numéros dela revue Dabiq, légitime les violences de masses etl’effroi qu’elles provoquent par un récit millénariste.Depuis des siècles, notamment en Europe, la croyanceen l’apocalypse et en l’émergence d’un mondenouveau est commune à de nombreux mouvements decontestation, religieux comme laïques.

    Dans l’Islam sunnite invoqué par l’EI deuxcaractéristiques sont mises en avant. Ainsi,explique l’universitaire Mercedes García-Arenal :« Premièrement, au lieu du mahdi [messie]apparaissant une fois pour toutes à la fin des temps,l'histoire produira à différentes époques critiques des‘Maîtres de l'Heure’ qui sauveront la communautéde quelque péril temporaire. Et deuxièmement, ces‘Maîtres de l'Heure’ auront des délégués (khalîfa-s)qui prépareront le terrain à leur message[5]. »

    Si Al-Qaïda et l’État islamique inscrivent leur actiondans ce même récit théologique, les deux organisationsdiffèrent sur un point important : la déterminationdu moment où l’apocalypse et l’émergence d’unmonde nouveau se réalisent. La singularité de l’EI estd’affirmer que l’accomplissement de la prophétie, c'estici et maintenant. Le moment présent est moins quejamais celui du libre arbitre. À l’inverse, il doit êtrecelui de l’obéissance absolue au calife pour assurer lesalut des croyants. C’est dans ce registre prophétiqueet non dans le Coran que sont puisées les justificationsultimes de certaines des violences qu’il pratique etpublicise.

    Par exemple, l’EI explique la mise en esclavage desfemmes yézidies non seulement comme un traitementapproprié pour des polythéistes mais aussi parce que« la résurgence de l’esclavage avant l’heure » estannoncée par la prophétie[6]. « L’heure » dont il s’agitest celle de la plus grande des batailles (al-Malhamahal-Kubra). Celle où le mahdi terrasse l'antéchrist (al-Dajjâl) afin de permettre l'avènement d'un mondenouveau.

    Pour d’autres organisations djihadistestransnationales, dont Al-Qaïda, la fin du monde sesitue dans une perspective un peu plus lointaine.

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    Cette distance temporelle ouvre la possibilité à descompromis tactiques. Il est ainsi recommandé par Al-Qaïda de laisser la gestion territoriale à des alliéslocaux (par exemple An##r ad-D#n au nord du Maliou les talibans en Afghanistan). Il est conseillé à sesmembres et à ses sympathisants de mettre en place lesnormes religieuses de l’organisation en tenant comptede la façon dont elles sont perçues par la population.Cela peut conduire Al-Qaïda à recommander uneapproche pédagogique à ses militants.

    Ainsi, écrivaient les dirigeants d'Al-Qaïda au Maghrebislamique à leurs hommes déployés dans le norddu Mali en juillet 2012 : c’est une « politiqueinsensée » que de faire preuve de « précipitationdans l'application de la Charia sans prendre encompte le principe de l'application progressive dansun environnement où les populations ignorent lespréceptes religieux depuis des siècles. L'expériencea prouvé que l'application de la Charia sans enmesurer les conséquences repousse les populationset les pousse à refuser la religion et détester lesMoudjahidines et bien entendu conduit à l'échec toutel'expérience ».

    Autre signe distinctif entre l’EI et Al-Qaïda, lesdirigeants de l’organisation d’Ayman Al-Zaouahirise déclarent émir (commandant ou prince à l’échellede territoires limités) et non calife (commandeur del’ensemble des croyants à l’échelle de la planète), ledélégué chargé de préparer le retour du mahdi. Al-Qaïda anime un réseau transnational et laisse ses alliésindigènes gérer les affaires locales pour se concentrersur la dimension transnationale de l’affrontement.L’EI a établi le califat sur les terres mêmes duLevant où il affirme que l'apocalypse est sur lepoint de se produire. En attendant le retour des «croisés » pour un remake de la bataille de Dabiq,ses ennemis prioritaires sont ses voisins les pluspuissants : l’Iran et l’Arabie saoudite. L’inscriptiondes idées de l’État islamique dans l’espace moyen-oriental de la prophétie apocalyptique ne l'empêchepas pour autant de tisser la toile d'un réseau mondialdont le califat serait le centre.

    Jusqu'à quel point les partisans de l'EI croient-ilsau récit mythique dont ils sont les acteurs et lesnarrateurs ? Quelles passions et quels intérêts sejouent derrière cette scène où théâtralité et horreur seconjuguent pour sidérer les spectateurs ?

    L'objet de ce texte n’était pas d'apprécier des degrés decroyance et de dresser un tableau des luttes de pouvoirau sein des groupes de djihadistes transnationaux. Entant que praticiens humanitaires, on peut néanmoinsformuler l’hypothèse que tant que la fin du mondesera la perspective à court terme de l'EIIL, il est peuprobable que les collaborations débouchent sur autrechose que la mobilisation des ressources de l’aidehumanitaire internationale pour édifier par un usagedébridé de la violence une société totalitaire en préludeà la fin des temps.

    Pourtant, l’EI se trouve aujourd'hui dans une situationdélicate née de son appétit territorial. Il doit faire faceà des défis majeurs et inédits. Pour ne prendre qu'unexemple, comment l’EI compte-t-il couvrir les besoinssanitaires d'une population de plusieurs millions depersonnes ? Pour atteindre cet objectif, nul douteque de multiples formes de coopération internationalesont nécessaires. Or, dans sa mise en scène de lafin du monde, quels rôles l’État islamique pourrait-il distribuer à des organismes comme le Programmealimentaire mondial de l’ONU, le CICR ou d’ONGcomme MSF ?

    [1] Actuellement directeur d’études au Crash, l’auteura été chef de projet pour MSF en Syrie à Qabasimentre août et septembre 2013. Ce texte a bénéficié del’encadrement méthodologique et éditorial de FabriceWeissman, coordinateur du Crash.

    [2] À l’été 2013, MSF gérait cinq petits hôpitauxde campagne orientés vers la prise en charge desurgences, notamment des blessés de guerre et desbrûlés. Elle offrait des soins préventifs (vaccinationdes enfants) et curatifs de médecine générale etcontribuait à l'approvisionnement en médicaments eten matériel médical de plusieurs dizaines d'équipessyriennes. Elle organisait également des distributionsde tentes et de matériel de secours pour des populationsdéplacées. À la fin de l'année 2013, l’ensemble

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    des équipes MSF avait réalisé 4 900 interventionschirurgicales, 108 000 consultations médicales et1 800 accouchements. Trois tonnes de matérielmédical avaient été distribuées quotidiennement àun réseau de 40 hôpitaux et 60 dispensaires syriensdans lesquels le personnel de MSF n'intervenaitpas directement. Dans le camp gouvernemental,malgré de multiples demandes introduites par diversesmédiations, en particulier celle de la diplomatie sud-africaine, le régime avait toujours refusé l'interventionde MSF.

    [3] Le Partiya Yekîtiya Demokrat (PYD) est l’affiliésyrien du Parti des travailleurs kurdes (PartiyaKarkerên Kurdistan, PKK).

    [4]. Depuis lors, d’autres observateurs incriminent desgroupes djihadistes locaux ayant bénéficié de l’aide decertains de leurs partisans au sein du personnel localde MSF.

    [5] Mercedes García-Arenal, « Introduction », Revuedes mondes musulmans et de la Méditerranée[En ligne], 91-94, Mahdisme et millénarisme enIslam, juillet 2000, mis en ligne le 15 octobre2004, consulté le 31 octobre 2014. URL : http://remmm.revues.org/245.

    [6] « The revival of slavery before the Hour », Dabiq,n°4, p. 14.

    Boite noire

    Mediapart publie ce texte comme un document.Son auteur, Jean-Hervé Bradol, a été président deMédecins sans frontières de 2000 à 2008. Il continueà effectuer régulièrement des missions pour l'ONG.Il est également directeur d’études au Crash, lafondation de MSF. Plus de détails peuvent êtretrouvés sous l'onglet Prolonger de cet article.

    Depuis juin 2012, MSF dirige des hôpitaux et descentres de santé dans le nord de la Syrie. Dans cesstructures médicales ont été réalisés plus de 10 151opérations chirurgicales, 63 440 consultations auxurgences, 109 214 consultations externes et plus de2 370 accouchements dans des conditions sûres. MSFapporte également un soutien à 58 hôpitaux et 38postes médicaux gérés par des réseaux médicauxsyriens dans sept gouvernorats.• Leer el documento en español : Así trabajan sobre

    el terreno las ONG frente a Al Qaeda y el EstadoIslámico

    Directeur de la publication : Edwy PlenelDirecteur éditorial : François BonnetLe journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS).Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007.

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