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Comment Fresnel et Ampère ont révolutionné

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Prologue

Nous sommes en France après 1815. Les puissances dirigeantes d’Europe, menées par Londres et Venise, ont battu et décimé les ar-mées françaises. Les monstres de la Révolution ont dévoré leurs enfants. Faisant suite à la rage autodestruc-trice des Jacobins ralliés autour du cri de guerre « La République n’a pas besoin de savants ! », et aux légions bonapartistes meurtrières inspirées de l’Empire romain, la Restauration monarchiste s’abat maintenant sur le pays vaincu. Le devant de la scène est occupé par des aristocrates s’ef-forçant à récupérer leurs privilèges perdus et des financiers bourgeois cherchant à conserver les leurs. Les Légitimistes, les Orléanistes et les Bo-napartistes ralliés tiennent la bourse et le blason tandis que la danse ma-cabre du Congrès de Vienne bat son plein : la main du vice caresse la tête du crime.

Une débauche romantique de plaisir et de souffrance et – pire – la déplaisante habitude de conti-nuellement parler de ces choses, a remplacé la joie d’agir, de découvrir et de créer. Lazare Carnot et Gilbert de la Fayette ont échoué dans leur bataille pour établir des républiques humanistes partout dans le monde, suivant l’exemple de la Révolution américaine, et le système britan-nique dirige le commerce mondial et la finance.

La science est délibérément détruite car, pour de tels régimes oligarchiques, l’existence même de la vérité et de la raison humaine constitue en soi une menace. Na-poléon a encouragé une « science » sans Dieu, et lorsqu’il demanda au Marquis de Laplace pourquoi ce dernier n’avait pas fait mention de

Dieu dans son œuvre monumentale la Mécanique céleste, Laplace lui ré-pondit : « Sire, je n’avais pas besoin de cette hypothèse. » Cependant, les aristocrates rêvent maintenant d’un Dieu sans science. Tout cela revient au même : au bout du compte, on a ni Dieu ni science.

Après que Napoléon ait laissé l’élite scientifique de l’Ecole Poly-technique se faire massacrer sur ses champs de bataille, la Restauration organise une épuration radicale de ce qui reste de l’Ecole, la fermant même temporairement, afin de se débarrasser de tous les scientifiques suspectés de républicanisme et de n’y laisser que les newtoniens et les cartésiens.

Votre « choix » est le suivant : soit vous prétendez ne faire aucune hy-pothèse, comme Newton, et vous êtes un empiriste dans un espace-temps abstrait, vide et infini rempli de peti-tes billes, soit vous êtes un cartésien remplissant l’espace avec des fluides dont les composants sont inertes et prétendant que de tels constructs sont des vérités évidentes.

Dans les deux cas, une telle « science » se limite à mesurer le connu à l’intérieur d’un système établi. De ce fait, vous n’avez pas besoin de l’hypothèse de Dieu, ni même d’aucune hypothèse du tout, parce que vous vous limitez, au nom de la « science », à faire ce que vous êtes supposé faire : ne trouver que ce qui est cohérent avec le système, ce qui signifie ne rien découvrir. Si vous voulez aller au-delà et comprendre la raison d’être de votre Univers, vous avez besoin d’un Dieu. Cependant, le Dieu qui règne maintenant est devenu un Dieu arbitraire à l’image d’un despote sur la Terre. Nous re-trouvons donc en France le « non-Dieu » du newtonien Laplace dans le même lit que le Dieu arbitraire des oligarques cartésiens, un ma-

Cette présentation de Jonathan Tennenbaum sur le « drame de la cognition » a été donnée lors du séminaire d’été de l’Institut Schiller du 24 juillet 1999 à Oberwesel en Allemagne. Elle est le résultat d’un ensemble de recherches réalisées par Laurence Hecht aux Etats-Unis, Jacques Cheminade, Christine Bierre et Pierre Bonnefoy en France et Dino De Paoli et Jonathan Tennenbaum en Allemagne. L’importance de la collaboration entre Fresnel et Ampère, qui est le sujet immédiat de cette présentation, a été mise en lumière pour la première fois grâce au travail que Laurence Hecht a réalisé pendant sa longue incarcération en tant que prisonnier politique en Virginie. (Voir notamment les articles de Laurence Hecht, « La portée scientifique de la correspondance de 1845 entre Gauss et Weber » Fusion n°66, mai-juin 1997 et « La vérité sur les expériences de Michelson, Morley et Miller » Fusion n°72, septembre-octobre 1998).

JONATHAN TENNENBAUM

Au début du XIXe siècle, le néonewtonisme laplacien régnait en maître. Cependant, il y avait une résistance.Après le bannissement de Monge et de Carnot, l’une des références clefs de cette résistance fut le brillant scientifique André-Marie Ampère qui, plus que n’importe lequel de ses contemporains en France, aspirait à être un penseur universel, contribuant à la philosophie, la physique, la chimie, la biologie, les mathématiques et à d’autres sciences. C’est lui qui, de concert avec Fresnel, contribua de manière décisive à briser l’autorité de Laplace et des newtoniens sur la science européenne pour rendre possible la révolution du XIXe siècle dans la physique.Pour cela, ils exploitèrent le flanc le plus exposé,dans la physique expérimentale : l’optique.

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riage de convenance comme celui du fils d’un aristocrate et de la fille d’un financier.

Ainsi, les scientifiques sont con-damnés à être des ânes savants. Et en effet, si vous écoutez les discussions de ceux qui dirigent l’Académie des Sciences, l’Institut ou l’Ecole Po-lytechnique à cette époque – les Laplace, Biot, Berthollet, Charles, Maurice ou Poisson – vous voyez la science dégénérer dans d’intermin-ables calculs, tableaux synoptiques et équations, sans que personne n’ait le « mauvais goût » de remettre un axio-me en question. Ces gentilshommes sont trop sérieux pour daigner s’oc-cuper de choses telles que la poésie ou la musique, et mettent un point d’honneur à ce qu’il en soit ainsi : ils sont objectifs et sans émotion, com-me de parfaits laquais oligarchiques, des automates kantiens.

Tel est le visage de la France après 1815 : les règles du jeu sont mises en place – dualisme et « science » bri-tannique – et la créativité est tuée pour que tout aille bien. Du moins, c’est à cela que le monde ressemble à l’intérieur du système.

Heureusement, les êtres humains ne peuvent pas rester indéfiniment enfermés dans une cage mentale ; le pouvoir qu’ils ont de recevoir et de communiquer des conceptions pro-fondes et passionnées sur l’homme et l’Univers ne peut pas être détruit. C’est ainsi que l’on trouve, dans la France de 1815, un homme d’une trentaine d’années qui a reçu une éducation quelque peu surprenante mais en dehors du système, un génie qui voit la science et la poésie comme une entité indissociable. Nous trou-vons également un autre homme, d’une vingtaine d’années, qui écrit de façon choquante à son jeune frère : « Je cherche assez volontiers, mais l’étude m’ennuie. »

Les deux s’interrogent sur le flanc à utiliser pour frapper les « grands prêtres » newtoniens et cartésiens. Le plus âgé des deux est peut-être plus réfléchi, il étudie davantage ses pro-pres processus mentaux, mais le plus jeune est plus audacieux, un rêveur qui regarde dans les étoiles. C’est une bonne équipe. Ils sont prêts à se jeter joyeusement dans l’inconnu. Lumière et électromagnétisme : ils travaillent ensemble, avec quelques autres, afin de faire des hypothèses et briser les règles du jeu.

Et maintenant, le rideau se lève.

L’Opticks de Newton

« Je ne formule aucune hypothèse ; car tout ce qui n’est pas déduit des phénomènes doit être appelé hypo-thèse, et les hypothèses, qu’elles soient métaphysiques ou physiques, qu’elles portent sur des qualités occultes ou des propriétés mécaniques, n’ont pas leur place dans la philosophie expé-rimentale. Dans cette philosophie, des propositions particulières sont inférées des phénomènes puis sont généralisées par induction. » Il s’agit de la célèbre « profession de foi » de Newton dans son Opticks, publiée en 1704. A cause de l’influence perverse de Voltaire et des salons organisés par les Vénitiens, le culte de New-ton n’est nulle part aussi extrême et fanatique qu’en France – pas même en Angleterre. Ce culte, codifié dans les mathématiques d’Euler et de Lagrange, se trouve renforcé par le pompeux Marquis de Laplace, figure politique dominante dans la science française depuis la militarisation par Napoléon, en 1799, de l’Ecole Poly-technique.

Et cependant, la prétention de Newton d’énoncer des lois « déduites des phénomènes » est une fraude. L’ensemble de la physique de New-ton, tout comme celle de Descartes, repose sur le genre le plus simpliste d’hypothèses non prouvées sur la nature de la matière et de l’espace. Newton tient pour évident en soi que l’Univers est composé de points-masse discrets, ou de particules du-res et inertes, en mouvement dans un espace euclidien à trois dimensions vide et infini, et suppose que ce dernier est une entité parfaitement continue, divisible à l’infini, dans laquelle les formes les plus élémen-taires d’existence sont le point et la ligne droite. Toutes ces affirmations, des hypothèses non prouvées et en aucun cas « déduites des phéno-mènes », sont tenues plus ou moins pour vraies par la plupart des gens encore aujourd’hui.

A première vue, le système de Newton semble opposé à celui de Descartes. Alors que Newton met l’accent sur des particules ponc-tuelles peuplant un espace vide, Descartes considère que l’espace est plein d’une sorte de matière ou de fluide continu. Toutefois, en réalité, les deux s’appuient fon-damentalement sur le même type

d’axiomes sur la nature de la matière et de l’espace.

Au tournant du XIXe siècle, les idées de Descartes et de Newton étaient combinées d’une manière assez confuse : on inventait beaucoup de « fluides », parfois considérés comme continus, parfois considérés comme composés de particules – fluides ca-lorifiques, électriques, magnétiques ; particules électriques, chimiques, lumineuses, etc. – ainsi que divers genres de « forces » agissant entre tout cela.

Pierre Simon de Laplace et Jean-Baptiste Biot, tout comme Louis Lagrange et Leonhard Euler avant eux, ne se demandaient pas si ces particules, ces fluides et ces forces existaient réellement : leur principa-le préoccupation était d’établir une « procédure standard » pour l’élabo-ration d’une science reposant sur le formalisme mathématique créé par Euler et Lagrange. En fait, la manière dont la science est présentée dans les manuels scolaires d’aujourd’hui – la « théorie standard généralement acceptée » – a été établie en grande partie sous l’influence de Laplace et de ses dévoués parmi lesquels Denis Poisson et Jean-Baptiste Biot. Nous retrouverons ultérieurement ces deux personnages en action.

Cependant, il y avait une résis-tance à ce programme laplacien. Après le bannissement de Monge et de Carnot, l’une des références clefs de cette résistance fut le brillant scientifique André-Marie Ampère qui, plus que n’importe lequel de ses contemporains en France, as-pirait à être un penseur universel, contribuant à la philosophie, la phy-sique, la chimie, la biologie, les ma-thématiques et à d’autres sciences. C’est lui qui, de concert avec Fresnel, contribua de manière décisive à bri-ser l’autorité du néonewtonisme la-placien et à affaiblir suffisamment le contrôle oligarchique sur la science européenne pour rendre possible la révolution du XIXe siècle dans la physique.

Pour cela, ils exploitèrent un flanc très vulnérable : la stupidité des « méthodes standard » imposées par Laplace.

Le flanc le plus exposé, dans la physique expérimentale, était l’op-tique. Voltaire avait fait de l’Opticks de Newton, son flambeau pour pro-mouvoir le newtonisme, une sorte de religion populaire en France ve-

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nant compléter le célèbre ouvrage de salon d’Algarotti, Newton pour les dames. Rien ne pouvait sembler plus séduisant pour le mauvais goût populaire. Tout d’abord, la lumière se propage selon des lignes droites que l’on appelle rayons – qu’est-ce qui pourrait être plus évident en soi que cela ? (Figure 1.) De même, l’idée très plausible selon laquelle ces rayons sont des courants de particules minuscules émises par des corps lu-mineux (les sources de lumière), et qui se déplacent très vite selon des

lignes droites dans l’espace. New-ton essaya d’expliquer la réfraction, c’est-à-dire le fait que les rayons sont déviés lorsqu’ils passent à travers différents médiums (par exemple, entre l’air et l’eau), en associant à ces changements d’orientation des forces attractives et répulsives agis-sant entre les particules de lumière et les particules des médiums. C’est, en essence, la « théorie de l’émission » de Newton.

Il est très significatif que New-

ton ait développé ce système après qu’une théorie de la lumière beaucoup plus avancée avait été élaborée et publiée par l’ami et le collaborateur de Leibniz, Christiaan Huygens, à partir des travaux de Rømer et de Bernoulli ainsi que des conceptions de Léonard de Vinci.

Selon le Traité de la lumière de Huygens écrit en 1678, la lumière est une forme d’action qui se re-produit elle-même dans l’action de propagation (Figure 2). Selon Huygens, le principe du « cycle de reproduction » – si je puis m’expri-mer ainsi – prend la forme suivante : à chaque moment, l’action est con-centrée sur une surface de l’espace appelée front d’onde et, au moment suivant immédiat, une ondelette sphérique (une petite onde secon-daire) est générée à chaque point du front d’onde. L’enveloppe de cette myriade d’ondes secondaires constitue le nouveau front d’onde. Ce processus est ensuite reproduit dans un nouveau cycle de généra-tion d’ondelettes et de formation d’enveloppe.

L’Opticks de Newton est d’emblée une attaque violente contre la con-ception leibnizienne de la science et contre les travaux de Huygens en particulier. Entre autres choses, il met de l’avant des expériences et des arguments à partir desquels il prétend réfuter les conceptions de Huygens et présente ce qui apparaît être une explication plus simple des phénomènes.

Parmi les objections de Newton, on peut en mentionner deux qui ont été assez influentes. D’abord, tout le monde sait que la lumière est com-posée de rayons, et que l’on peut for-mer de très petits faisceaux lumineux qui se déplacent de manière rectili-gne. Il n’est donc pas utile d’imaginer des ondes qui se développent natu-rellement dans toutes les directions. Ensuite, Newton prétend que si la conception de Huygens était vraie, l’ombre ne pourrait pas exister parce que chaque fois qu’un front d’onde arriverait à la hauteur d’un objet, les extrémités du front « coupées » par l’objet généreraient des ondelettes sphériques, et les fronts d’onde sui-vants se propageraient de plus en plus dans l’espace derrière l’objet. Or tout le monde sait qu’une ombre est sombre !

Bien que l’Opticks de Newton con-tienne plusieurs erreurs flagrantes, la

Figure 2. Construction de l’enveloppe de la lumière de Huygens. Selon la conception de Huygens, la lumière provenant de tous les points de l’espace, forme des fronts d’onde semblables à des sphères con-centriques en expansion. Sur la figure 2a, extraite de son Traité de la lumière, sont représentés des fronts d’onde provenant des points A, B et C d’une bougie. Sur la figure 2b, il montre comment ces ondes inte-ragissent pour former une « enveloppe » sur le front DF, et comment, le long de lignes radiales telles que AC, elles peuvent avoir l’apparen-ce de rayons lumineux droits.

Figure 1. Propagation de la lumière selon Newton. Rayons lumineux en ligne droite : quoi de plus simple ? Selon Newton, la taille de l’ombre ne change que linéairement, en fonction de la distance.

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grande autorité donnée à celui-ci par les salons vénitiens – ils l’ont presque érigé en dieu – a pratiquement jeté les travaux de Huygens dans l’oubli. En fait, le développement du newto-nisme a bloqué tout progrès en opti-que pendant une centaine d’année. Ceux qui ont émis des objections, tel Thomas Young en Angleterre au début du XIXe siècle, ont été violem-ment combattus. En France, Laplace et Biot, en particulier, ont opté en faveur de Newton contre Huygens. Même Ampère qui était dans son for intérieur opposé au newtonisme fanatique, a défendu en public la théorie de l’émission.

Augustin Fresnel

Augustin Fresnel est né à Broglie en 1788. Son père était un proche allié de la famille de Broglie qui se trouvait à la tête de la tradition militaire antibritannique en France [Charles de Broglie a joué un rôle crucial dans la révolution améri-caine, NdT.]. Augustin Fresnel est entré à la célèbre Ecole Polytech-nique en 1804. Son oncle, Léonor Mérimée, un célèbre peintre et pro-fesseur de dessin à l’Ecole – dont le programme comprenait l’étude des dessins de Léonard de Vinci – et qui était aussi secrétaire permanent à l’Ecole des Beaux-Arts, le présenta à François Arago et André-Marie Ampère. En 1806, Fresnel intégra le corps du génie civil de l’Ecole des Ponts et Chaussées, puis fut chargé de diriger des projets d’infrastructure dans les provinces. Cependant, les contraintes de son métier d’ingé-nieur n’affaiblirent pas sa passion pour la recherche scientifique qu’il avait, en particulier, davantage acquise pendant ses études à Poly-technique. Dans ses carnets de cette époque, on trouve à chaque page sous ses calculs et ses dessins pour des projets de construction, toutes sortes d’objections aux théories optiques de Newton, des calculs sur des mouvements ondulatoires, sur la chaleur et la lumière ainsi que sur la constitution moléculaire des corps.

Fresnel écrit dans une lettre à son frère Léonor datée du 5 juillet 1814 :

« Je me permets quelques doutes sur la théorie du calorique et de la lumière [...]. Suivant le système de

Newton, les molécules lumineuses s’élancent des corps radieux pour arriver jusqu’à nous. Mais n’est-il pas probable que, dans un corps qui lance de la lumière, les molécules lu-mineuses doivent être chassées avec plus ou moins de vitesse, puisqu’elles ne se trouvent pas dans les mêmes cir-constances, et que vraisemblablement les unes sont exposées à une plus forte expulsion que les autres [...]. Mais les rayons de même couleur sont toujours également réfrangibles ; il faut donc supposer que les différences de couleur viennent des différences de vitesse. Il s’ensuivrait que les premiers rayons qui nous arrivent après une éclipse du soleil seraient des rayons rouges [...]. Mais nous savons par l’expérience qu’il n’en est rien. Tire-toi, ou plutôt tire-moi de là. Tu es dans la société des savants, et si tu n’en viens pas à bout tout seul, tu peux avec leurs secours pulvériser mes objections.

« En attendant, je t’avoue que je suis fort tenté de croire aux vibra-tions d’un fluide particulier pour la transmission de la lumière et de la chaleur. On expliquerait l’unifor-mité de vitesse de la lumière comme on explique celle du son ; et l’on ver-rait peut-être dans les dérangements d’équilibre de ce fluide la cause des phénomènes électriques. On conce-vrait facilement pourquoi un corps perd tant de chaleur sans perdre de son poids, pourquoi le soleil nous éclaire depuis si longtemps sans di-minuer de volume, etc. »

A cette époque, bien que Fresnel parle de fluide vibrant et de l’ana-logie entre les ondes de lumière et les ondes du son, sa pensée est déjà stimulée par le sentiment que ces phénomènes ne sont pas si simples, qu’un esprit naïf imaginerait, par exemple, une onde à la surface de l’eau. C’est pour cette raison qu’il est assez fasciné par le phénomène de la « polarisation » qui avait été dé-couvert quelques années auparavant par Etienne-Louis Malus. Dans une autre lettre du 11 juillet 1814, il écrit encore à son frère Léonor : « Mets-moi au courant de ce qu’on sait sur la polarisation de la lumière. Tu ne saurais t’imaginer combien je suis curieux de savoir ce que c’est [...]. »

Au cours de l’hiver 1814, Fresnel mit par écrit ses spéculations sur la propagation de la lumière dans un long mémoire intitulé « rêveries ». Il demanda à son oncle Léonor Mé-rimée de le transmettre à Ampère.

Pendant longtemps, ce mémoire resta sans réponse et le jeune scien-tifique écrivit, anxieux, à son frère le 3 novembre 1814 : « Mon bon ami, dis-moi donc ce qu’est devenu mon oncle. Il y a plus d’un mois que je lui ai envoyé un gros mémoire de mes rê-veries, et il ne m’a pas encore répondu. Je le priais de demander à Ampère ce qu’on pouvait répondre aux diffé-rentes questions et objections que je me faisais. Ampère et mon oncle sont ordinairement si complaisants que ce silence m’étonne [...]. »

Mérimée lui écrivit pour lui mon-trer qu’Ampère se trouvait dans une position délicate, étant sur le point d’être admis comme membre de l’Institut national des sciences. De plus, à cette époque, Ampère adhé-rait, du moins en public, à la théorie de l’émission de Newton.

En avril 1815, pendant la fameuse époque des Cent jours de Napoléon, Fresnel dont les opinions antinapol-éoniennes étaient bien connues, fut suspendu de ses fonctions à Nyons et fut placé sous surveillance poli-cière. Sans attendre, il tira avantage de ce repos forcé pour approfondir ses recherches sur la lumière, et put, pour la première fois, réaliser des expériences afin de mettre à l’épreuve ses propres hypothèses qu’il avait développées. Il concentra alors tous ses efforts pour obtenir une réfutation expérimentale de Newton. Avec quelques instruments relativement simples qu’il avait fait réaliser par un ouvrier du village, il se mit au travail.

Il trouva rapidement ce qu’il cherchait : un nouvel ensemble d’anomalies et de phénomènes qui n’auraient pas pu avoir lieu si la doctrine de l’émission linéaire de la lumière de Newton avait été vraie. Fresnel développa en même temps ses propres hypothèses, un nouveau principe physique.

Fresnel choisit comme sujet de ses expériences, la chose en apparence la plus simple d’un point de vue newto-nien, c’est-à-dire la manière par la-quelle la lumière produit des ombres. Imaginez la source de lumière la plus simple possible – un minuscule point lumineux envoyant des particules de lumière par des rayons rectilignes – et installons un objet devant cette source et un écran blanc derrière lui. Les rayons qui frappent l’objet vont soit être absorbés par lui soit rebon-dir, mais n’arriveront pas sur l’écran.

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Les particules qui ne rencontrent pas l’objet continuent leur chemin en ligne droite jusqu’à ce qu’elles at-teignent l’écran et en illuminent une partie. L’objet va donc projeter sur l’écran une ombre parfaitement som-bre et parfaitement délimitée. C’est du moins ce qu’affirme Newton.

Toutefois, chacun a remarqué qu’en réalité, les ombres projetées par des objets ne sont ni parfai-tement sombres ni parfaitement délimitées. Ce flou des ombres est en général provoqué par le fait que la lumière provient de plusieurs endroits ; la source de lumière n’est jamais un simple point et la lumière est reflétée dans l’ombre par d’autres objets. Pour éliminer ces facteurs parasites, Fresnel fit ses expériences dans une pièce totalement obscure et travailla avec une très petite source lumineuse presque ponctuelle (Figu-re 3). Pour ses expériences, la source était un petit trou, d’à peine un dixiè-me de millimètre de rayon, par lequel la lumière provenant du Soleil entrait dans la pièce. Pour rendre le point aussi brillant que possible, Fresnel utilisa un miroir et des lentilles pour focaliser la lumière du Soleil sur le trou depuis l’extérieur. Il lui arrivait aussi bien d’utiliser la lumière du Soleil directement que d’utiliser un filtre pour obtenir une lumière d’une seule couleur. A l’intérieur de la pièce obscure, il plaça différents objets à une certaine distance du trou et il examina l’ombre projetée par ces objets sur un écran blanc. Il déplaçait aussi l’écran en avant et en

arrière pour voir comment l’ombre se transformait.

En fait, Grimaldi en 1665 et New-ton ensuite avaient déjà réalisé des expériences très similaires avec des ombres projetées par la lumière du Soleil passant à travers un petit trou. Grimaldi avait relevé une anomalie : les bordures de l’ombre n’étaient pas parfaitement nettes, mais faisaient voir dans leur voisinage des ban-des sombres et lumineuses assez troubles mais bien visibles. De son côté, Newton ne semblait pas avoir observé ce phénomène, affirmant au contraire que bien que certains rayons puissent être déviés vers l’extérieur (repoussés) en passant très près de l’objet, aucun rayon de lumière ne rentrait dans l’ombre. Newton écrivit en fait dans la ques-tion 29 de son Opticks : « Les rayons de lumière ne sont-ils pas formés de très petits corpuscules lancés par les corps lumineux ? Or de pareils corpuscules pourraient très bien tra-verser en lignes droites des milieux homogènes sans fléchir vers le corps qui fait ombre, ce que font constam-ment les rayons de lumière. »

Ecoutons maintenant Fresnel décrire ses premières expériences : « Pour ramener le phénomène à son plus grand degré de simplicité, j’ai diminué autant que possible les di-mensions du point lumineux, et j’ai observé cependant que les ombres n’étaient jamais terminées nette-ment, comme elles devraient l’être, si la lumière ne se propageait que dans le sens de sa direction primitive. On

voit qu’elle se répand dans l’ombre, et il est difficile d’assigner le point où elle s’arrête [...]. J’ai vu de la lumière jusque dans le milieu de l’ombre d’une règle de deux centimètres de largeur, en la regardant directement avec une forte loupe [...]. »

Ainsi, l’affirmation de Newton selon laquelle les rayons de lumière ne fléchissent jamais vers l’ombre est fausse ! Les limites de l’ombre ne sont pas de simples lignes mais des régions, qui peuvent s’étendre jusqu’au milieu de l’ombre. Mais il y a plus encore. En examinant les ombres de différents objets, en particulier d’un gros morceau de fil, Fresnel observa des bandes de lumiè-re et d’ombre colorées – des franges ! – dans l’ombre ainsi qu’à l’extérieur de l’ombre. Fresnel remarqua ironi-quement :

« On a peine à concevoir comment l’inflexion de la lumière dans l’inté-rieur des ombres a pu échapper à un aussi habile observateur, surtout quand on réfléchit que Newton avait fait des expériences sur les corps les plus étroits, puisqu’il a même employé des cheveux. On serait tenté de croire que ses préventions théoriques ont pu contribuer, jusqu’a un certain point, à lui fermer les yeux sur ces phéno-mènes importants, qui affaiblissaient beaucoup l’objection principale sur laquelle il fondait la supériorité de son système.

« Dans le système de l’émission, il semble que rien ne devrait être plus simple que le phénomène des ombres portées, surtout quand l’objet éclai-rant est réduit à un point lumineux ; et cependant rien n’est plus compli-qué. En supposant que la surface des corps possède une propriété répulsive capable de changer la direction des rayons lumineux qui en passent très près, on doit s’attendre seulement à voir les ombres augmenter de largeur et se fondre un peu vers leurs contours avec la partie éclairée. Cependant elles sont bordées de trois franges colorées très distinctes, quand on se sert de lumière blanche, et d’un bien plus grand nombre encore de bandes obscures et brillantes, lorsque la lu-mière qu’on emploie est sensiblement homogène (d’une seule couleur). »

Or, comme je l’ai mentionné plus haut, Fresnel ne fut pas le premier à observer ces franges autour des om-bres. Grimaldi les avait décrites en 1665 et avait donné le nom de « dif-fraction » à ce nouveau phénomène

Figure 3. Représentation schématique de l’expérience de Fresnel.

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de la propagation de la lumière. Newton ne les vit pas... ou décida de les ignorer. Un siècle plus tard, en 1801, l’Anglais Thomas Young, qui s’intéressa à la question de la lumière en étudiant le son et la génération de la voix humaine à l’université de Göttingen, observa également les franges dans les ombres au cours de plusieurs expériences, et conclut que la théorie de l’émission de Newton était fausse. Bien que Young ne soit pas allé aussi loin que Fresnel et que son hypothèse ondulatoire ait été moins rigoureuse, il fut violemment attaqué en Angleterre et ses travaux furent presque occultés.

Néanmoins, de simples observa-tions empiriques ne suffisent pas en elles-mêmes pour décider de l’issue d’une dispute scientifique. Ainsi, les néonewtoniens répondront – et c’est ce que firent en effet Laplace et Biot avec des arguments mathématiques très élaborés – que l’existence de ces bandes et de ce fléchissement des rayons de lumière vers l’ombre, sont dus à la déflexion de certains rayons passant très près de la sur-face des objets provoquée par des forces d’attraction-répulsion entre les particules de lumière et les ato-mes de l’objet. Fresnel réalisa alors une observation décisive, l’une de ces petites choses que d’autres que lui n’auraient pas remarquée, mais dont Fresnel saisit immédiatement la signification fondamentale, comme étant le reflet d’un nouveau principe physique.

Fresnel concentra son attention sur la première frange qui se trou-vait juste en dehors de la limite de l’ombre, et observa comment cette frange évoluait en largeur et en po-sition lorsqu’il éloignait l’écran de l’objet. Si les bandes sont dues à la déflexion de certains rayons passant près de l’objet, et si le rayon, comme l’affirment catégoriquement les new-toniens, continue selon une ligne droite, alors les franges elles-mêmes devraient se déplacer en ligne droite de telle manière que la position et la largeur des franges s’accroissent de façon linéaire lorsque l’écran s’éloi-gne. Fresnel écrit :

« M’étant assuré que la première frange partait des bords du fil de fer à sa naissance, et croyant qu’elle se propageait en ligne droite, [j’ai essayé de] juger des variations de l’angle de diffraction [...] j’ai remarqué que l’angle de diffraction, après avoir

diminué progressivement jusqu’un certain point, augmente ensuite [...] j’attribuais cela à l’inexactitude de mes observations.

« Cependant, comme j’avais déjà remarqué une anomalie semblable dans une autre série d’expériences, je soupçonnai que la distance à la-quelle on plaçait le carton influait sur la mesure de l’angle de diffraction, ou autrement que la première frange ne se propageait pas en ligne droite [Figure 4]. C’est ce dont je me suis assuré depuis par des observations assez exactes pour ne plus laisser aucun doute à cet égard. »

Très étrange ! Si les bandes ne sont pas provoquées par le fléchissement des rayons, alors comment sont-el-les créées ? Fresnel franchit alors une étape cruciale qui, comme il le dit, le conduisit à la « véritable théorie de la diffraction ». Sans cacher son excitation ni ménager le suspens, il écrit :

« Je me suis longtemps arrêté aux franges extérieures, qui sont les plus faciles à observer, sans m’occuper des franges intérieures. Ce sont celles-ci qui m’ont enfin conduit à l’expli-cation du phénomène.

« J’avais déjà collé plusieurs fois un petit carré de papier noir sur un côté du fil de fer dont je me servais dans mes expériences, et j’avais tou-jours vu les franges de l’intérieur de l’ombre disparaître vis-à-vis de ce papier ; mais je ne cherchais que son

influence sur les franges extérieures et je me refusais en quelque sorte à la connaissance remarquable où me conduisait ce phénomène. Elle m’a frappé dès que je me suis occupé des franges intérieures, et j’ai fait sur le champ cette réflexion : puisqu’en interceptant la lumière d’un côté du fil on fait disparaître les franges intérieures, le concours des rayons qui arrivent des deux côtés est donc nécessaire à leur production.

« Elles ne peuvent pas provenir du simple mélange de ces rayons, puis-que chaque côté du fil séparément ne jette dans l’ombre qu’une lumière continue ; c’est donc la rencontre, le croisement même de ces rayons qui produit les franges. Cette conséquence [...] est tout à fait opposée à l’hypothè-se de Newton, et confirme la théorie des vibrations. On conçoit aisément que les vibrations des deux rayons, qui se croisent sous un très petit an-gle, peuvent se contrarier, lorsque les nœuds des unes répondent aux ven-tres des autres [...]. Une conséquence très remarquable de cette théorie de la diffraction, c’est que la même frange ne se propage pas en ligne droite, mais suivant une hyperbole, dont les foyers sont le point lumineux et un des bords du fil, pour les franges extérieures. »

Pour Fresnel, les bandes ne sont pas dues à l’inflexion de rayons de lumière et il sous-entend même que la lumière ne se déplace en aucune manière selon des rayons : les rayons

Figure 4. Propagation des franges dans l’expérience de Fresnel. Celui-ci montra que les franges extérieures se propagent selon des courbes hyperboliques, chose inexplicable du point de vue de n’importe quelle notion newtonienne selon laquelle les franges seraient dues à la dévia-tion des rayons lorsque ceux-ci passent près des limites des objets.

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les géomètres l’ont fait ordinairement, c’est-à-dire en ne considérant qu’un seul ébranlement. Dans la nature les vibrations ne sont jamais isolées ; elles se répètent toujours en grand nombre de fois, comme on peut le remarquer dans les oscillations d’un pendule ou les vibrations des corps sonores. [...]

« Il résulte du principe de la coexis-tence des petits mouvements, que les vibrations produites en un point quelconque d’un fluide élastique par plusieurs ébranlements sont égales à la résultante de toutes les agitations envoyées au même instant dans ce point par ces différents centres d’ondulation, quels que soient leur nombre, leurs positions respectives, la nature et l’époque des ébranlements divers [...]. »

Cette conception permit à Fresnel de rendre intelligible le phénomène – qui, sans cela, apparaîtrait plutôt paradoxal – selon lequel la com-binaison de lumière provenant de différents endroits peut parfois produire des zones sombres. Nous pouvons voir cela avec l’ombre produite par un fil ou un clou dans l’expérience décrite ci-dessus : si avec un papier nous cachons l’un des côtés du clou, la lumière pro-jetée sur l’écran, passant par l’autre côté du clou sera faible et continue. Si maintenant nous enlevons le pa-pier qui cachait l’un des côtés du clou, nous ajoutons pour ainsi dire davantage de lumière et, cependant, il en résulte que l’on obtient des ban-des lumineuses et des bandes très sombres dans l’ombre ! Nous avons donc l’équation étrange suivante : lumière + lumière = obscurité.

Un tel résultat est en fait facile à comprendre si l’on imagine la lu-mière comme un processus de rota-tion. Si les ondes de lumière venant de différentes sources, arrivent en un point donné de telle manière que les pics d’une onde arrivent en même temps que les vallées d’une autre (de nos jours, on dirait qu’elles sont en opposition de phase), alors les deux actions s’annulent réciproquement, d’où l’obscurité. C’est le principe de ce que l’on appelle « interférences lumineuses ».

La figure 5 est un diagramme de Fresnel qui montre comment la pro-pagation courbe de franges internes et externes est générée comme le résultat d’interférences. La figure 6 illustre de manière plus claire com-

Figure 5. Diagramme de Fresnel montrant la propagation courbe des franges.

lumineux n’existent pas sinon en tant qu’effet global à une échelle macros-copique. A l’échelle microscopique, il n’y a pas de rayon ! En fait, les franges sont générées derrière l’objet par un processus complexe d’action de rota-tion multiplement connectée.

Plus tard, Louis de Broglie, un descendant de la famille antibri-tannique de Broglie dont le père de Fresnel était très proche, dira la même chose à propos de ce que l’on appelle les particules. La trajectoire supposée d’un électron, par exem-ple, dans le sens où Newton repré-sentait une telle particule soi-disant élémentaire, n’existe pas plus dans la réalité qu’un rayon de lumière. Tous les effets associés à des soi-disant particules élémentaires sont

« holographiques » dans le sens de ce que Fresnel avait démontré pour la lumière.

Quelle était la théorie de Fresnel ? Ce dernier prit pour point de départ la conception développée par Chris-tiaan Huygens, et qu’il appela le prin-cipe de Huygens, en lui ajoutant une correction importante ainsi qu’une nouvelle dimension.

Huygens concevait la génération de vaguelettes sphériques comme une sorte de processus de choc, c’est-à-dire qu’un choc, tel une petite explosion, est communiqué par tout point à son voisinage.

Fresnel ajouta l’idée suivante :« Nous n’envisageons pas le pro-

blème des vibrations d’un fluide élas-tique sous le même point de vue que

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ment les franges internes sont pro-duites dans la région derrière l’objet, par l’interférence d’ondes provenant de la gauche et de la droite immédia-tes de l’objet (les régions A et B sur le diagramme). Sur le diagramme, les ondes provenant de A et de B sont représentées à un certain instant, avec les « crêtes » représentées en traits pleins et les « vallées » en traits interrompus. Les lignes épaisses re-présentent les emplacements des franges sombres qui sont générées aux endroits où les deux ondes s’an-nulent réciproquement. Ces empla-cements comprennent les points où les crêtes d’une onde intersectent les vallées de l’autre. Suivant cette cons-truction, il apparaît clairement que les franges internes ne vont pas se trouver sur des lignes droites mais en fait, sur des hyperboles.

Vous voyez que bien que l’idée soit très simple, le phénomène est très compliqué. Même ce dessin est très simplifié ; seules les oscillations qui démarrent dans le voisinage des limites de l’objet y sont prises en compte, alors qu’en fait, selon la con-ception de Fresnel, des oscillations proviennent de plus loin – en fait de tout l’espace illuminé par la source de lumière. Déterminer le véritable résultat net est une question plus compliquée que ce que nous avons indiqué ci-dessus, et demande une analyse plus subtile s’appuyant sur le calcul de Leibniz. En fait, la con-ception de Fresnel est cohérente avec le principe de Leibniz selon lequel chaque portion de l’Univers est une image de ce qui se passe en tout autre point de l’Univers, et que chaque effet macroscopique visible est le résultat d’une « somme » ou d’une accumulation de très nom-breuses impulsion ou influences « infinitésimales » agissant en un point donné.

Ce que nous venons de voir à ce stade-là n’est que l’idée de Fresnel dans sa forme originale non encore élaborée. Cependant, c’était déjà suf-fisant pour provoquer une tempête de protestations au sein de l’Académie des Sciences. Le marquis de Laplace en personne est monté au créneau pour critiquer les idées du jeune ingénieur. Selon Laplace, la théorie de l’émission de Newton ayant fait ses preuves, il serait présomptueux de la remplacer par la théorie ondu-latoire de Huygens qu’il qualifiait de purement hypothétique et pouvant

être manipulée à volonté. Laplace défendait explicitement le credo de Newton contre les hypothèses...

Toutefois, Ampère défendit Fresnel en notant que bien que lui-même avait toujours soutenu la théorie de l’émission, les conclusions du rapport de Fresnel semblaient correctes. Au même moment, Fran-

çois Arago dont le pouvoir politique était important et qui était le plus proche collaborateur d’Alexandre von Hum-boldt en France, joua le rôle de protecteur pour Fresnel et collabora à ses expériences sur la lumière. La position de Fresnel s’en trouva renforcée.

Fresnel écrivit le 19 juillet 1816

Figure 6. Franges d’interférence dans la région derrière l’objet.

Le marquis de La-place est monté au créneau pour critiquer les idées du jeune Fresnel. Selon Laplace, la théorie de l’émis-sion de Newton ayant fait ses preuves, il serait présomptueux de la remplacer par la théorie ondulatoire de Huygens qu’il qualifiait de pure-ment hypothétique et pouvant être manipulée à volonté. Laplace défendait explicit-ement le credo de Newton contre les hypothèses...

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dans une lettre à son frère Léonor : « Ainsi tu vois que le parti des vibra-tions se fortifie tous les jours. (car je crois t’avoir annoncé la conversion d’Ampère.) Il se fait à ce sujet une révolution dans l’optique [...]. »

A ce moment-là, Fresnel béné-ficiait de l’entier soutien d’Ampère, et il s’établit entre eux une colla-boration très étroite pour faire de la découverte initiale de Fresnel un principe physique universel. Ces efforts les conduisirent immé-diatement à étudier les anomalies remarquables liées au phénomène de la polarisation de la lumière.

La nature transverse de la lumière

Malus avait découvert que la lumière passant à travers certains cristaux acquiert une nouvelle caractéristique qui fut appelée la « polarisation ». Celle-ci dépend de l’orientation angulaire du cristal dans l’espace. Si l’on fait passer la lu-mière à travers un cristal polarisant, et que l’on prend un cristal identi-que mais tourné de 90 ° par rapport à l’axe du faisceau de lumière, alors la lumière est arrêtée ! Elle ne passe pas à travers le second cristal. Si l’on tourne ensuite le second cristal au-delà de ces 90 °, alors la lumière recommence à passer et le cristal redevient totalement transparent.

Longtemps auparavant, Huygens avait étudié l’anomalie de la double réfraction dans son Traité de la lu-mière. Il existe certains cristaux qui, comme le spath d’Islande, séparent la lumière en deux faisceaux de di-rections différentes. Il s’avéra que ces deux faisceaux étaient polarisés de manières différentes.

Fresnel rapporta une anomalie dans un mémoire du 30 août 1816 : « J’avais essayé vainement de pro-duire des franges au moyen de deux images d’un point lumineux devant lequel j’avais placé un rhomboïde de spath calcaire [...]. Je commençai alors à soupçonner qu’il était pos-sible que les deux systèmes d’ondes produits par la lumière dans les cristaux doués de la double réfrac-tion n’eussent aucune influence l’un sur l’autre [...]. J’ai cherché en vain à m’expliquer comment cette dernière disposition empêchait la formation

des franges. [...] Il faudrait pour cela savoir en quoi consiste cette singulière modification de la lumière qui cons-titue sa polarisation. »

En 1816, Ampère avait déjà suggéré à Fresnel l’hypothèse selon laquelle l’action propagée par l’« onde » de lumière ne serait pas longitudinale, c’est-à-dire qu’elle ne serait pas di-rigée selon la direction de la propa-gation elle-même comme la plupart des gens imaginent l’onde sonore, mais qu’elle serait plutôt perpendicu-laire à cette direction, ou transverse. Une simple polarisation reviendrait donc à orienter l’axe principal de cette action – quelque puisse être cette action – dans une certaine direction dans ce plan transverse. C’est en voyant que des ondes avec différentes directions de polarisation ne s’annulent pas complètement en un point donné, qu’il a été possible de rendre intelligible l’anomalie de Fresnel. Entre 1816 et 1823, Fresnel et Ampère élaborèrent et démontrè-rent l’hypothèse transverse, et firent une nouvelle et belle découverte : la polarisation circulaire et ellipti-que. Il s’agit de la lumière dont la caractéristique transverse est une rotation autour de l’axe du faisceau de lumière.

Ce travail fut le point de départ pour de nouvelles découvertes, dont notamment le travail de Pasteur sur l’asymétrie optique de la matière vi-vante. Cependant, il apparaissait en même temps un nouveau paradoxe. Ces caractéristiques de la lumière démontrées au niveau expérimental semblaient contredire toute tentative d’interpréter la lumière comme étant une sorte de vibration se propageant dans un certain fluide ou « éther ». En effet, Ampère écrivit :

« Les expériences de Fresnel ont prouvé que la lumière est produite par les vibrations d’un fluide et que ces vibrations sont transversales c’est-à-dire perpendiculaires à la direction du rayon lumineux et que, d’autre part, le calcul a démontré que cette sorte de vibration était impos-sible dans un fluide continu, où les vibrations devenaient nécessairement longitudinales, tandis que les forces transversales ne pouvaient avoir lieu si le fluide était composé d’ato-mes tenus à distance par des forces répulsives [...]. »

Ampère semble, à première vue, rejoindre ici le point de vue fantai-siste de Newton. Mais il ajoute ceci :

« [Il faut] qu’on admette une subs-tance immatérielle et motrice partout où il y a mouvement spontané, et on découvre ensuite que c’est dans cette substance que réside la pensée car les mots lui obéissent. »

[Pour mieux comprendre ces dé-clarations apparemment confuses d’Ampère, il faut s’intéresser aux cercles philosophiques auxquels il a pris part et à la manière particulière dont il a redécouvert la pensée de Leibniz, comme cela apparaît no-tamment dans sa correspondance avec Maine de Biran. NdT.]

Pendant ce temps, la bataille avec Laplace s’amplifiait. Laplace et Biot lancèrent une attaque violente contre la conception de la propaga-tion de la lumière de Fresnel qu’ils qualifièrent d’être mathématique-ment « trop compliquée ». En effet, ce dernier point saute aux yeux si l’on compare les mathématiques newtoniennes et pauvres décrivant des particules isolées se déplaçant dans un espace vide, au principe de Fresnel qui requiert une mathémati-que leibnizienne d’action multiple-ment connectée selon laquelle tous les processus interagissent en tous les points de l’espace. Au terme d’une bataille féroce au cours de la-quelle Laplace et Biot durent céder devant Ampère et Arago (Encadré 1), l’Académie des Sciences accorda son prix au Mémoire de Fresnel. Dans ce mémoire, Fresnel réfute l’argument de Laplace sur la « simplicité », s’ap-puyant sur le véritable principe de moindre action de Leibniz : « Dans le choix d’un système, on ne doit pas avoir égard qu’à la simplicité des hy-pothèses ; celle des calculs ne peut être d’aucun poids [...]. La nature ne s’est pas embarrassée des difficultés d’ana-lyse ; elle n’a évité que la complication des moyens. Elle paraît s’être proposé de faire beaucoup avec peu : c’est un principe que le perfectionnement des sciences physiques appuie sans cesse de preuves nouvelles. [...] »

Mettant le doigt sur les défauts désastreux de l’optique de Newton-Laplace-Biot, Fresnel fit le commen-taire suivant :

« Telle hypothèse, très simple quand on ne considère qu’une classe de phénomènes nécessite beaucoup d’autres hypothèses lorsqu’on veut sortir du cercle étroit dans lequel on s’était d’abord enfermé. Si la nature s’est proposé de produire le maximum d’effets avec le minimum de causes,

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c’est dans l’ensemble de ses lois qu’elle a dû résoudre ce grand problème.

« Ainsi le système de l’émission suffit si peu à l’explication des phé-nomènes, que chaque phénomène nouveau nécessite une nouvelle hy-pothèse. On s’en convaincra davan-tage en lisant le Traité de physique expérimentale de mathématique de M. Biot, dans lequel sont dévelop-pées, avec beaucoup de détail et de clarté, les principales conséquences du système de Newton. On y verra que, pour rendre compte des phénomènes, il faut accumuler sur chaque parti-cule lumineuse un grand nombre de modifications diverses, souvent très difficiles à concilier entre elles. »

Laplace n’apprécia pas. Dans une lettre à Léonor du 5 septembre 1818, Fresnel raconte avec humour une confrontation déplaisante avec Laplace : « Étant allé dernièrement, avec Arago, rendre visite à M. de La-place, à sa maison de campagne, j’ai soutenu un assaut [...] M. Becquey lui avait répété une conversation que j’avais eue avec lui au sujet des systèmes de physique, et dans laquelle il m’était échappé de lui dire que la nature ne redoute pas les difficultés d’analyse, et que celles que présente la théorie des ondulations ne sont point une probabilité contre elle. Apparemment M. Becquey avait un peu changé quelques-unes de mes expressions, car M. de Laplace avait conclu de là que je ne croyais pas à l’utilité de l’analyse. Je lui ai ré-pondu qu’au contraire je sentais fort bien qu’elle était indispensable pour donner aux théories physiques la ri-gueur mathématique ; mais qu’il me semble que la difficulté des calculs ne devrait point entrer dans la balance des probabilités, quand il s’agissait de choisir entre deux systèmes. Il m’a dit qu’à cet égard il n’était pas de mon avis, et m’a cherché querelle sur le principe de Huygens, qui sert de base à ma nouvelle théorie de la diffrac-tion, et qu’il ne conçoit pas, je crois, de la même façon que moi. Un peu interloqué par la manière dont avait commencé l’attaque, et me trouvant dans une situation désavantageuse sur la défensive, j’ai pris l’offensive et, sans transition, je lui ai présenté contre la théorie de l’émission l’ob-jection qui avait frappé Biot. Il n’a pas pu y répondre, ou du moins n’a fait que des réponses vagues. Aussitôt la conversation a changé d’objet, et M. le marquis a tourné son humeur

guerroyante contre le bon M. Ber-thollet, qui était avec nous, et lui a cherché noise sur les variations de la nomenclature chimique [...]. Alors j’ai été tout à fait débarrassé de ce rude adversaire, et j’ai commencé à respirer librement, en me promettant tout bas de ne plus tant m’épancher avec M. Becquey. »

Dans un mémoire ultérieur de 1822 sur le phénomène de la double réfraction, Fresnel s’exprime de ma-nière encore plus explicite contre la stérilité et la faillite de la physique de Laplace. Implicitement, Fresnel n’attaque pas simplement Laplace mais aussi (et c’est encore plus im-portant) le prédécesseur de Laplace, Lagrange, dont la « mécanique ana-lytique » a été le modèle et l’inspira-tion de Laplace et d’autres tentatives modernes de réduire la physique à un formalisme mathématique : « La théorie que nous combattons ici et contre laquelle on pourrait faire en-core beaucoup d’autres objections, n’a conduit à aucune découverte. Les sa-vants calculs de M. Laplace, quelque remarquables qu’ils soient par une élégante application des principes de la mécanique, n’ont rien appris de nouveau sur les lois de la double

réfraction. Or nous ne pensons pas que les secours que l’on peut tirer d’une bonne théorie doivent se bor-ner à calculer des forces quand les lois des phénomènes sont connues ; elle contribuerait trop peu aux pro-grès de la science. Il est certaines lois si compliquées ou si singulières, que la seule observation aidée de l’analogie ne pourrait jamais les faire découvrir. Pour deviner ces énigmes, il faut être guidé par des idées théoriques ap-puyées sur une hypothèse vraie. La théorie des vibrations lumineuses présente ce caractère et ces avantages précieux […]. »

La révolution d’Ampère

La véritable question ici n’est pas la lumière en tant que telle, mais la démarche qui conduit à un nouveau principe physique univer-sel, un principe qui requiert une forme leibnizienne de mathéma-tique radicalement différente. Les laplaciens ayant été attaqués sur le flanc de l’optique, le champ de ba-taille se déplaça vers l’électricité et le magnétisme. Ampère et Fresnel

Encadré 1 - La tache de Poisson

En 1818, au moment où Fresnel défendit sa thèse soumise pour le prix de l’Académie, eut lieu une scène célèbre entre Fresnel et les laplaciens. Poisson était monté au créneau pour présenter une ob-jection apparemment dévastatrice contre la construction de Fresnel : si cette construction était valide, alors un point lumineux devrait apparaître en plein milieu d’une ombre projetée par un objet en forme de disque ou sphérique illuminé convenablement par une source lumineuse. Or un tel résultat serait totalement absurde et inimaginable. Donc la théorie de Fresnel devait être fausse.Toutefois, à la suite d’une réunion tumultueuse, l’un des juges, Fran-çois Arago, réalisa effectivement

l’expérience. Et tous virent l’« impossible » point lumineux au milieu de l’om-bre ! A la consternation de Laplace, Biot et Poisson, Fresnel reçu le prix. Le travail que menèrent ensuite Ampère et Fresnel scella le destin du programme néonewtonien de Laplace une fois pour toutes. Ce phénomène confirmé par Arago est passé dans l’histoire sous le nom de « tache de Poisson » – tel une malédiction. Bruce Director

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furent bientôt en mesure d’apporter une réfutation décisive à la « théorie standard » newtonienne-laplacienne qui avait été élaborée par Charles de Coulomb.

Coulomb traitait l’électricité et le magnétisme comme deux caté-gories de phénomènes séparées de façon absolue. Pour chacun d’en-tre eux, il développa une théorie mathématique séparée, modelée sur le traitement par Newton de la gravitation. Il essaya de réduire le phénomène de l’électricité sta-tique à l’interaction de deux types de particules électriques (charges positives et négatives), s’attirant et se repoussant réciproquement selon la fameuse « loi de Coulomb ». De la même manière, il essaya d’expliquer tous les phénomènes du magnétisme en termes de distribution de deux ty-pes de particules magnétiques que nous pourrions appeler particules pôle nord et particules pôle sud. Du point de vue de Laplace et de Cou-lomb, l’électricité et le magnétisme n’ont fondamentalement aucun lien. Fresnel et Ampère étaient tous deux complètement opposés à cette démarche, et ils cherchèrent une manière de la réfuter.

Cependant, il se produisit un événement qui donna à Ampère et à Fresnel l’opportunité qu’ils atten-daient. En 1820, le physicien danois Hans Oersted démontra qu’un courant électrique qui se déplace dans un fil conducteur, fait tourner l’aiguille d’une boussole dans une direction transverse au courant (Fi-gure 7).

Oersted insista lui-même sur le fait que cette découverte expé-rimentale, qui en principe aurait pu être faite vingt ans auparavant, n’était pas un accident. En fait, il avait été guidé vers elle par une idée que les phénomènes électriques et magnétiques sont tous deux gou-vernés par une action de rotation : « L’Electricité ne s’écoule pas dans les conducteurs comme un liquide dans un tuyau. Elle se propage par une sorte de décomposition et de recomposition continuelle [...]. L’on pourrait décrire cette série de forces opposées qui existent dans la trans-mission de l’électricité en disant que l’électricité se propage d’une manière ondulatoire. »

En même temps, Oersted indi-qua clairement la nature transverse de l’action électromagnétique : « Il apparaît, compte tenu des faits rap-portés, que le conflit électrique n’est pas restreint au conducteur électri-que, mais qu’il a plutôt une sphère d’activité qui s’étend autour de ce dernier [...] la nature de l’action cir-culaire est telle que les mouvements qu’elle produit ont lieu dans des di-rections précisément contraires aux deux extrémités du diamètre donné. De plus, il semble que le mouvement circulaire [...] devrait former un mode d’action qui s’exerce selon une hélice dont ce fil est un axe. »

La découverte créatrice ne se déroule pas comme un événement tranquille ou routinier, mais plutôt comme un tremblement de terre. Une petite chose, le plus souvent d’appa-rence anodine, peut déclencher des

développements en cascade. En quelques semaines, travaillant jour et nuit avec l’aide de son ami Fresnel (Encadré 2), Ampère a presque créé en un tour de main une nouvelle branche de la physique : l’électro-dynamique. Ampère commença par remplacer l’aiguille de boussole de l’expérience d’Oersted par une seconde boucle de fil électrique parcourue de courant, et mit en évidence l’influence réciproque de l’une sur l’autre. Saisissant la géo-métrie complexe de cette action en-tre des courants, Ampère développa immédiatement de nouveaux types d’appareils et d’instruments, dont le prototype de tous les électroaimants (le noyau magnétique ou solénoïde) et les premiers moteurs électriques. Ampère devint le Léonard de Vinci de l’électricité.

Ayant détruit la barrière artifi-cielle qui existait entre phénomè-nes « électriques » et phénomènes « magnétiques », Ampère jeta par la fenêtre les « particules magnéti-ques » ou les « fluides magnétiques » de Coulomb. Ampère insista sur ce point : tout magnétisme – y compris celui de la Terre – est lié à la présence de courants électriques, une forme d’action de rotation.

Cependant, afin de mettre en évidence les effets magnétiques des courants, Oersted et Ampère avaient dû utiliser des batteries pour créer des courants électriques dans des fils. Qu’en est-il des aimants per-manents tels que l’aiguille de la boussole ? Avec l’aide de Fresnel, Ampère développa l’hypothèse des courants moléculaires, c’est-à-dire qu’il puisse exister des courants électriques naturels et constants à l’échelle microscopique. Selon Ampère, un matériau devient ma-gnétique lorsqu’une certaine action force les courants microscopiques à s’orienter de la même manière. Ampère émit l’hypothèse que les courants microscopiques étaient liés à la constitution moléculaire de la matière dans le petit, créant ainsi l’hypothèse d’« atomes ma-gnétiques ». Oubliées les particules mortes et inertes de la physique de Newton, les atomes magnétiques d’Ampère sont caractérisés par une activité constante !

Certes, les idées de base d’Ampère furent brillamment confirmées par tout le développement de la phy-sique moderne qui s’en suivit mais

Figure 7. Expérience d’Oers-ted. En 1820, Hans Christian Oersted découvrit une relation entre l’électricité et le magné-tisme. Il trouva qu’un courant électrique dans un fil conduc-teur fait tourner une aiguille de boussole. Le fil est aligné suivant la direction de la force magnétique terrestre. Quand le courant circule, l’aiguille de la boussole est déviée selon une direction perpendiculaire au fil.

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Ampère se plaignit que les percées en électrodynamique avaient été longtemps retardées par l’hégé-monie du néonewtonisme imposé de force par Laplace et Coulomb à la recherche scientifique. Ampère était particulièrement scandalisé par le fait qu’il se soit écoulé près de vingt ans depuis les débuts des travaux d’Oersted, sans que ne soit testée l’action de la pile voltaïque sur l’aimant. Le problème venait selon lui de l’hypothèse de Coulomb éta-blissant une séparation hermétique entre l’action électrique et l’action magnétique, hypothèse qui avait été admise comme un fait. Cet aveu-glement était tel que lorsque Arago parla des découvertes d’Oersted à l’Institut, il fit l’effet d’une bombe. Laplace et Coulomb avaient décidé que de tels phénomènes étaient impossibles !

Cependant, Ampère n’attaqua pas le point vraiment crucial, c’est-à-dire la provenance de ce préjudice. Exa-minons donc cela de plus près.

Qu’est-ce qui dérangeait à ce point les scientifiques professionnels contemporains dans le travail d’Am-père et de Fresnel ? Pas simplement l’attaque de flanc dévastatrice con-tre le néonewtonisme de Laplace. Qu’est-ce qui est si menaçant pour un esprit oligarque, ou pour un esprit influencé par l’idéologie oli-garchique ?

Newton, Descartes et Kant affir-ment de concert que le mouvement en ligne droite est simple, élémen-taire. C’est la forme « normale » et « naturelle » du mouvement et de l’action, simple et irréductible. Tout ce qui n’est pas mouvement recti-ligne doit être expliqué par des forces ou des influences qui « dévient » les choses de leur rectitude et simplicité naturelles.

Or on ne trouve aucun mou-vement rectiligne dans l’Univers ! On trouve partout de la courbure. Comme les anciens astronomes l’avaient déjà compris, l’Univers est organisé à l’échelle astronomique en réseaux de cycles. Et Kepler, suivant les pas de Nicolas de Cues, montra que l’organisation de ces cycles n’est pas une simple courbure circulaire, mais ce que nous pourrions (ap-proximativement) appeler courbure elliptique sphériquement délimitée. Eratosthène, bien avant, mesura la courbure d’un sphéroïde – la Terre. Et ici, Fresnel et Ampère montrent que

Encadré 2

Ampère a commencé à écrire une lettre d’apparence anodine le 19 septembre 1820, à son fils Jean-Jacques. Cette lettre interrompue au bout d’une page est reprise une semaine plus tard, le 25 septembre 1820. Après s’être excusé d’avoir tant tardé à lui envoyer ce message, Ampère explique à son fils ce qui suit : « [...] Tous mes moments ont été pris par une circonstance importante de ma vie depuis que j’ai entendu parler pour la première fois de la belle découverte de M. Oersted, professeur à Copenhague, sur l’action des courants galvaniques sur l’aiguille aimantée ; j’y ai pensé continuellement, je n’ai fait qu’écrire une grande théorie sur ces phénomènes et tous ceux déjà connus de l’aimant, et tenter des expériences impliquées par cette théorie qui toutes ont réussi et m’ont fait connaître autant de faits nouveaux. Je lus le commencement d’un mémoire à la séance du lundi, il y a aujourd’hui huit jours. Je fis les jours sui-vants tantôt avec Fresnel, tantôt avec Depprets les expériences confirmatives, je les répétai toutes vendredi soir chez Poisson où s’étaient réunis les deux Demussy, Rendu, plusieurs élèves de l’école normale, le général Campredon, etc. Tout réussit à merveille mais l’expérience définitive que j’avais conçue comme preuve définitive exigeait deux piles galvaniques, tentée avec des piles trop faibles chez moi avec Fresnel, elle n’avait point réussi, enfin hier j’obtins de Dulong qu’il permit à Dumotier de me vendre la grande pile qu’il faisait construire pour le cours de physique de la faculté, et qui venait d’être achevée. Ce matin l’expérience a été faite chez Dumotier, aujourd’hui à quatre heures à la séance de l’Institut on ne m’a plus fait d’objection et voila une nouvelle théorie de l’aimant qui en ramène par le fait tous les phénomènes à ceux du galvanique. Cela ne ressemble en rien à ce qu’on en disait jusqu’à présent. Je la réexpliquerai demain à M. de Humboldt, après demain à M. de Laplace au bureau des longitudes [...]. »

l’action rectiligne apparente de la lumière n’est qu’une illusion et qu’à l’échelle microscopique, il n’y a pas de rayons lumineux mais une action de rotation multiplement connectée complexe qui se reproduit à raison d’environ 600 000 milliards de cycles par seconde !

Ainsi, soit nous acceptons que la nature élémentaire supposée de l’action linéaire n’est qu’un mythe naïf, une sorte d’illusion des sens, soit, comme Newton, Laplace et Biot, nous aurons besoin d’inventer une « force courbante » chaque fois que nous trouverons un cycle ou une courbure. Mais la seconde pos-sibilité, comme Fresnel l’a exprimé, ne conduit qu’à la création d’une « bulle » monstrueuse d’« hypothèses spéciales » ad hoc, du même genre que les épicycles de Ptolémée dont la science moderne était supposée être débarrassée.

Cette démonstration par l’ab-surde ne conduit qu’à une seule conclusion : que l’espace-temps physique de l’Univers réel n’est pas le simple espace tridimensionel de Newton et de Descartes. L’espace réel est courbé d’une certaine manière

que nous ne pouvons pas voir et qui pourtant modèle chaque processus de l’Univers.

Néanmoins, une objection an-goissée peut ici nous venir à l’esprit : Si l’espace n’est pas évident en soi, comment pourrais-je espérer orga-niser mes faits ? Avec quoi vais-je commencer ? Comment puis-je rai-sonner sans prémisse ? Comment puis-je mesurer sans une unité ? C’est comme si l’on avait retiré un tapis de dessous nos pieds. En effet, la plupart d’entre nous sont habitués à concevoir la raison humaine com-me quelque chose de déductif en essence. Nous avons besoin de par-tir de quelque chose, une prémisse « A », puis de déduire « B » de « A », « C » de « B », « D » de « C », etc. C’est la linéarité essentielle telle qu’elle se retrouve dans l’esprit, pour laquelle la nature élémentaire supposée de la ligne droite est une sorte de repré-sentation externe. Nier le caractère a priori de l’espace (et d’autres no-tions de base en physique), semble détruire le présupposé de base sur lequel toute notre vision de la science repose.

Cependant, si l’on réexamine les

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contributions de Fresnel et d’Am-père, une autre possibilité se présen-te à notre esprit. Le développement de concepts de la lumière nous met face à une séquence de géométries :

1) les rayons de lumière, selon la conception naïve ;

2) la construction de Huygens d’une enveloppe d’onde ;

3) la construction ondulatoire originale de Fresnel ;

4) la conception d’Ampère et de Fresnel d’une onde transverse po-larisée.

Notez que chacune de ces géomé-tries a un « ordre » supérieur de celui des géométries qui la précèdent. A chaque étape, nous découvrons un nouveau principe – une nouvelle « dimensionalité » – de l’action sous-jacente à la lumière, qui n’existait pas dans la géométrie précédente. Nous intégrons ce nouveau principe et ob-tenons une géométrie d’un ordre su-périeur. Dans la mesure où ses prin-cipes sont de véritables principes physiques – ce qui signifie qu’ils s’appliquent à tous les processus sans exception – la progression de ces géométries de l’inférieure à la supé-rieure est un processus qui accroît la richesse de l’Univers. Cela constitue notre première approximation, notre première représentation mentale de l’action anti-entropique, notre pre-mier aperçu de la véritable courbure de l’Univers.

Réfléchissons. Quelle est la source de cette action ? La cognition humaine elle-même, la substance créatrice. L’Univers est délimité d’une certaine manière cohérente avec – et seulement avec – la nature de la raison humaine. Celle-ci, agis-sant par la méthode de l’hypothèse platonicienne, peut transformer la relation de l’homme à l’Univers dans le sens d’une augmentation du potentiel de l’humanité par tête. Ainsi, la hiérarchie des géométries est ordonnée par l’augmentation du pouvoir de l’homme sur l’Univers.

Malheureusement, Ampère n’a ja-mais présenté – du moins en public – les implications de son travail et de celui de Fresnel d’une manière aussi directe. Pire, en 1827, après avoir fait ses principales découvertes en électrodynamique, Ampère publia un long mémorandum dans lequel il falsifia l’histoire de ses propres découvertes et tenta de se présenter lui-même comme un newtonien clas-sique ! Il s’agit de sa célèbre Introduc-

tion à la théorie des phénomènes élec-trodynamiques uniquement déduits de l’expérience qui devint presque la seule référence de ses recherches en électrodynamique. Bien qu’il y ait une certaine ruse dans cette for-mulation politiquement correcte, le texte d’Ampère est néanmoins un cas clinique d’une tentative d’effa-cer toute trace des processus créa-teurs qui l’avaient conduit, ainsi que Fresnel, à leurs découvertes. Ampère y écrit : « L’époque que les travaux de Newton ont marquée dans l’histoire des sciences [...] c’est l’époque où l’es-prit humain s’est ouvert une nouvelle route dans les sciences [...]. Jusqu’alors on avait presque exclusivement cher-ché des causes des phénomènes dans l’impulsion d’un fluide inconnu [...] et partout où l’on voyait un mouvement révolutif, on imaginait un tourbillon dans le même sens. Newton nous a appris que cette sorte de mouvement doit, comme tous ceux que nous offre la nature, être ramenée, par le calcul, à des forces agissant toujours entre deux particules matérielles suivant la droite qui les joint [...] Newton fut loin de penser qu’une telle loi pût être inventée en partant de considérations abstraites plus ou moins plausibles. Il établit qu’elle devait être déduite des faits observés, ou plutôt de ces lois em-piriques qui, comme celles de Kepler, ne sont que les résultats généralisés d’un grand nombre d’observations particulières. »

Cette affirmation, prise de New-ton, que Kepler aurait trouvé ses lois par une simple « généralisation » em-pirique est une absurdité complète aux yeux de toute personne con-naissant tant soit peu les travaux de Kepler. La découverte par Kepler de la trajectoire elliptique des planètes, par exemple, n’est en aucun cas une « déduction faite des phénomènes », mais découle – comme presque tout ce que Kepler faisait – d’une maîtrise parfaite de la méthode de l’hypothè-se. Ampère continue : « Déduire des lois ainsi obtenues, indépendamment de toute hypothèse sur la nature des forces qui produisent les phénomènes [...] la formule qui les représente, telle est la marche qu’a suivie Newton. Elle a été, en général, adoptée en France par les savants auxquels la physique doit les immenses progrès qu’elle a faits dans ces derniers temps, et c’est elle qui m’a servi de guide dans tou-tes mes recherches sur les phénomènes électrodynamiques. »

Nous allons voir comment ces affirmations d’Ampère, écrites sans aucun doute dans un contexte d’in-tenses pressions, politiques et autres, ont égaré par la suite des scienti-fiques dans leurs travaux. En dépit de cet habillage newtonien, Ampère avait véritablement placé une bombe à retardement dans la « théorie stan-dard » : sa fameuse loi de la force qu’il avait développée auparavant et pré-sentée sous une forme synthétique soi-disant déduite de l’expérience. Suite à cette présentation néonew-tonienne, Ampère analysait la force agissant entre deux courants comme étant la somme de forces agissant entre deux paires d’« éléments de courant » infinitésimaux le long de deux fils respectivement. Cepen-dant – et cela provoqua beaucoup d’émoi – cette « force élémentaire » entre deux éléments de courant a une forme très bizarre et très compliquée. Elle dépend de la combinaison de pas moins de trois angles comme on peut le voir sur la figure 8. Compte tenu de l’orientation spatiale des directions des deux éléments de courant l’un par rapport à l’autre, et de la dis-tance qui les sépare, les éléments soit s’attirent, soit se repoussent, soit n’exercent aucune force l’un sur l’autre.

Ce phénomène – qui d’un point de vue newtonien ou cartésien est une relation très étrange et complè-tement inexplicable – a continué à être une grande gène pour la théorie standard et une source de vives con-troverses jusqu’à ce jour. Dans quel genre d’Univers vivons-nous pour qu’il existe un tel effet ?

Parallèlement à Ampère et contre ses idées, les acolytes de Laplace, Biot et Savart, se sont efforcés à « coopter » cette nouvelle science de l’électrodynamique dans le système de Laplace utilisant des « procédures standard ». Pour se débarrasser de la loi d’Ampère, ils produisirent une autre loi de la force, expurgée de ses implications les plus intéressantes. C’est cette seconde formule qui a été intégrée dans la « théorie standard » : les manuels scolaires présentent aujourd’hui la fameuse « loi de Biot et Savart », pas celle d’Ampère.

Ampère est mort isolé en 1836. L’un de ses rares amis scientifiques, Fresnel, était déjà mort en 1827 à peine âgé de 39 ans. Toutefois, Ampère, Fresnel et quelques autres avaient maintenu en France la

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science en vie. Pendant ce temps, le centre de gravité du progrès scientifique s’était déplacé pour se situer en Allemagne. En fait, c’est le réexamen des découvertes d’Ampère et de Fresnel par Carl Gauss, Wilhelm Weber et Bernhard Riemann qui dé-clencha les développements les plus révolutionnaires et les plus avancés de la physique mathématique – dé-veloppements qui n’ont pas, encore à ce jour, été entièrement assimilés.

Epilogue

En 1831, Wilhelm Weber arriva à Göttingen et travailla pendant sept ans avec Carl Gauss dans une colla-boration amicale et scientifique très fructueuse. Ils lancèrent ensemble la fameuse Union magnétique, le pre-mier projet scientifique à l’échelle mondiale au cours duquel furent réalisées des mesures magnétiques simultanées en Amérique, en Europe, en Russie ainsi qu’à Pékin. Ils cons-truisirent le premier télégraphe élec-tromagnétique. Ils révolutionnèrent la technologie et les mesures physi-ques en élaborant de nouveaux types d’instruments. Mais surtout, Weber et Gauss travaillèrent ensemble pour développer ce que Gauss appelait la mesure physique « absolue. » Ce pro-jet était en fait étroitement relié aux travaux de Gauss sur ce qu’il appe-lait la géométrie « anti-euclidienne » – bien que Gauss, tout comme Am-père, n’eut pas le courage de rendre publiques ses idées sur ce sujet.

La question de la « mesure ab-solue » traite du problème qu’il est impossible de mesurer un quelconque paramètre physique comme s’il existait indépendam-ment des autres. Tous les principes physiques interagissent et, donc, nous mesurons en fait toujours une interrelation entre principes physi-ques. Cependant, en plein milieu de leur travail pour intégrer les re-lations électrodynamiques dans leur système absolu, Weber fut soudain démis de ses fonctions à Göttingen parce qu’il faisait partie du fameux « Groupe des sept de Göttingen » *.

Ce ne fut que huit ans plus tard, en 1845, que Weber se repencha sur les questions cruciales du travail d’Ampère.

Weber était perturbé par la forme compliquée de la force angulaire

d’Ampère et par la manière dont Ampère prétend, dans son texte de 1827, l’avoir déduite de l’expé-rience. Weber considérait que les expériences rapportées par Ampère étaient relativement imprécises et ne justifiaient pas par elles-mêmes la forme si compliquée et bizarre de la force angulaire annoncée par Ampère. Weber écrivit à Gauss pour lui demander son avis.

Dans sa réponse à Weber du 19 mars 1845, Gauss commence par écrire qu’il a travaillé en profondeur sur les travaux d’Ampère entre 1834 et 1836. Puis il conseille Weber : « Cependant, si après m’être replongé dans un sujet vieux de plusieurs an-nées, je puis me permettre d’exprimer un jugement basé sur des souvenirs, je pense en première approche que si

Ampère vivait encore, il protesterait fermement [contre la modification de sa formule que vous proposez]. [...] Cependant, dans le cas qui nous inté-resse ici, la différence est une question vitale pour toute la théorie d’Ampère sur l’interchangeabilité entre le ma-gnétisme et les courants galvaniques, théorie qui dépend absolument de l’exactitude de la formule II et qui s’effondre si une autre est adoptée [...]. Je ne vous contredis pas lorsque vous dites que les expériences d’Ampère ne sont pas totalement concluantes, bien que je n’ai pas en mains le traité classique d’Ampère, pas plus que je ne me souvienne de la manière dont il les a conduites, néanmoins, je ne pense pas qu’Ampère, même s’il admettait lui-même l’incomplétude de ses expé-riences, permettrait l’adoption d’une formule totalement différente, par la-quelle toute sa théorie serait mise en pièces, tant que cette autre formule ne serait pas confirmée par des expé-riences totalement décisives. »

Par ailleurs, Gauss explique qu’il avait eu lui-même l’intention de re-médier au défaut du texte d’Ampère mais ajoute : « J’aurai sans aucun doute rendu mes recherches publiques depuis longtemps, si au moment où je les ai interrompues il n’avait pas manqué ce que je considérais en être la clef de voûte [...] c’est-à-dire, comment déterminer les forces addi-tionnelles [qui transforment l’action

* En 1837, Ernst August, duc de Cumberland, oncle de la reine Victoria d’Angleterre, monta sur le trône du royaume d’Hanovre. L’une des premières mesures prises par le nouveau roi fut d’ordonner à tous les sujets civils de Hano-vre, y compris les professeurs de l’université de Göttingen, de faire un serment de loyauté au nouveau roi. Un vent de protestation se leva, et sept professeurs, dont Wilhelm We-ber, les frères Grimm et le beau-fils de Gauss, G.H. Ewald, refusèrent officiellement de prê-ter serment. Les sept furent immédiatement renvoyés et il leur fut ordonné de quitter le pays. Cette action est une tentative flagrante de la monarchie britannique de briser l’essor scientifique qui avait lieu à cette époque à Göttingen.

Figure 8. Eléments de courant d’Ampère. Le schéma montre deux éléments de courants électrique très petits passant par deux fils élec-triques. Ces éléments exerceront l’un sur l’autre une force d’attraction ou de répulsion dont l’intensité dépend de trois angles qu’ils forment avec la ligne r reliant leurs points milieux. Ce sont les angles θ, θ’ (représentés ici), ainsi que l’angle de rotation des éléments de courant dans une troisième dimension autour de la ligne r.

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réciproque de particules électriques au repos, lorsque ces dernières sont en mouvement relatif ] à partir de l’action qui n’est pas instantanée, mais qui au contraire [d’une manière comparable à la lumière] se propage dans le temps. A l’époque, j’échouai ; cependant, je me rappelle suffisam-ment de mes recherches d’alors pour ne pas désespérer que le problème soit résolu ultérieurement, même si ce fût avec la conviction – si mes souvenirs sont exacts – qu’il serait au préalable nécessaire de construire une représentation sur la manière dont se produit la propagation. »

Ce n’est pas le lieu ici d’explorer les implications profondes de ces dernières remarques de Gauss qui anticipent sur tout le développement de la théorie électromagnétique de la lumière. Quoi qu’il en soit, Weber remercia immédiatement Gauss pour lui avoir corrigé son erreur selon laquelle la loi d’Ampère aurait été simplement « déduite des phé-nomènes ». Weber écrivit par retour de courrier : « Il a été d’un très grand intérêt pour moi d’apprendre dans ce que vous avez eu l’amabilité de m’écrire qu’Ampère, dans la définition du coefficient qu’il désigne par k dans sa loi fondamentale, était guidé par d’autres raisons que l’expérience em-pirique immédiate – coefficient qu’il cite au début de son traité. »

Weber procéda à de nouvelles recherches sur le travail d’Ampère à partir d’un nouvel ensemble d’ex-périences intégrant les percées technologiques qu’il avait réalisées avec Gauss, amenant la précision de leurs mesures astronomiques dans le domaine de la microphysique. Appli-quant la méthode des mesures ab-solues, Weber mesura l’interrelation entre l’action électromagnétique et d’autres principes d’action connus. Il fit une découverte révolutionnaire : l’interconnexion des principes phy-siques mesurée expérimentalement impliquait l’existence nécessaire d’une singularité à l’échelle micros-copique, un point de rebroussement dans les caractéristiques de l’action ! En fait, la poursuite de ces mesures par Weber et Rudolph Kohlrausch conduisit à la première estimation du rayon de l’électron, longtemps avant que l’existence de l’électron en tant qu’entité distincte ait été dé-montrée au niveau expérimental. Ce fut le véritable départ de la physique des quanta et la première incursion

rigoureuse dans les domaines atomi-que et subatomique.

La conception électromagnétique des atomes d’Ampère était tota-lement justifiée. Finalement, ce fut un élève de Weber, Bernhard Riemann, et non pas James Clerk Maxwell, qui fit le premier pas crucial vers la théorie électromagnétique de la lumière.

En 1858, longtemps avant la soi-disant percée de Maxwell, Riemann écrivit un petit mémoire, Contri-bution à l’électrodynamique, qui commence par ces mots : « Je me permets de faire une remarque à la Société royale [de Göttingen] qui met la théorie de l’électricité et du ma-gnétisme dans une relation étroite avec la théorie de la lumière et de la chaleur radiante. J’ai découvert que l’action électrodynamique des courants électriques galvaniques peut être expliquée, si l’on suppose que l’action d’une masse électrique sur les autres n’est pas instantanée, mais se propage selon une vitesse constante qui (avec une marge d’er-reur expérimentale) est égale à la vitesse de la lumière. »

Cette découverte de Riemann est à rattacher à son œuvre révolu-tionnaire de 1854, Sur les hypothè-ses qui servent de fondement à la géométrie, une percée qui s’attaque exactement à la question autour de laquelle Ampère et Fresnel tâton-naient sans toutefois avoir réussi à aborder de façon correcte :

« Je me suis posé d’abord le pro-blème de construire, en partant du concept général de grandeur, le con-cept d’une grandeur de dimensions multiples. Il ressortira de là qu’une grandeur de dimensions multiples est susceptible de différents rapports métriques, et que l’espace n’est par suite qu’un cas particulier d’une grandeur de trois dimensions. Or, il s’ensuit de là nécessairement que les propositions de la Géométrie ne peu-vent se déduire des concepts généraux de grandeur, mais que les propriétés, par lesquelles l’espace se distingue de toute autre grandeur imaginable de trois dimensions, ne peuvent être empruntées qu’à l’expérience. De là surgit le problème de rechercher les faits les plus simples aux moyens des-quels puissent s’établir les rapports métriques de l’espace, problème qui, par la nature même de l’objet, n’est pas complètement déterminé ; car on peut indiquer plusieurs systèmes de

faits simples, suffisants pour la dé-termination des rapports métriques de l’espace. Le plus important, pour notre but actuel, est celui qu’Euclide a pris pour base. Ces faits, comme tous les faits possibles, ne sont pas néces-saires ; ils n’ont qu’une certitude em-pirique, ce sont des hypothèses [...].

« Mais dans les Sciences naturelles, où les principes simples manquent encore pour de telles constructions, on cherche à reconnaître le rapport de causalité en suivant les phénomè-nes dans l’étendue très petite, aussi loin que le permet le microscope. Les questions sur les rapports métriques de l’espace dans l’immensurablement petit ne sont donc pas des questions superflues...

« Or, il semble que les concepts empiriques, sur lesquels sont fon-dées les déterminations métriques de l’étendue, le concept du corps solide et celui du rayon lumineux cessent d’exister dans l’infiniment petit. Il est donc très légitime de supposer que les rapports métriques de l’es-pace dans l’infiniment petit ne sont pas conformes aux hypothèses de la Géométrie [...].

« La question de la validité des hypothèses de la Géométrie dans l’infiniment petit est liée avec la ques-tion du principe intime des rapports métriques dans l’espace [...]. [Mais] Ceci nous conduit dans le domaine d’une autre science, dans le domaine de la Physique, où l’objet auquel est destiné ce travail ne nous permet pas de pénétrer aujourd’hui. »

En 1952, un jeune homme du nom de Lyndon LaRouche étudiait les conceptions de Riemann et de son héritier Georg Cantor. Soudain, LaRouche saisit quelque chose chez Cantor qui lui dévoila la véritable si-gnification du travail de Riemann sur les variétés multiplement étendues. Dans son autobiographie, Le pouvoir de raison, LaRouche écrit :

« Travailler sur Cantor me permit de comprendre véritablement Rie-mann pour la première fois. Je lus sa célèbre dissertation inaugurale, Sur les hypothèses qui servent de fonde-ment à la géométrie, publiée en 1854, avec passion. Dès lors, tout ce que je cherchais commença à se mettre en place. » Les conceptions de Riemann donnèrent à LaRouche la clef qui lui manquait pour élaborer les impli-cations universelles de ses décou-vertes originales en économie-phy-sique. n