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Muriel Combes

Simondon. Individu et collectivit

Simondon Individu et collectivitPour une philosophie du transindividuel

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Titus

Sommaire : 3 Introduction 4 Pense de ltre et statut de lun : de la relativit du rel la ralit de la relation Lopration, 4 Plus quun, 5 La transduction, 7 Lanalogie, 10 Le paradigme physique, 13 Lallagmatique, 14 La ralit du relatif, 16 De la connaissance de la relation la connaissance comme relation ; Consistance et constitution ; Cette relation quest lindividu 22 La relation transindividuelle Lindividuation psychique et collective :une ou plusieurs individuations ?, 22 Affectivit et motivit, la vie plus quindividuelle, 26 Le paradoxe du transindividuel, 27 Un domaine de traverse (le transindividuel subjectif), 32 Le collectif comme processus, 35 Ltre-physique du collectif (le transindividuel objectif), 37 40 Scolie. Intimit du commun 45 Entre culture technique et rvolution de lagir Vers une culture technique , 45 Le devenir au risque de la tlologie, 47 Une thique physique de lamplification et du transfert, 49 Hylmorphisme versus rseaux, 51 Vers une rvolution de lagir : le transindividuel contre le travail, 54 Pour conclure, 60

IG

Abrviations LIndividu et sa gense physico-biologique, PUF,

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IPC MEOT

Coll. pimthe, 1964, republi aux d. Jrme Millon, coll. Krisis, 1995. LIndividuation psychique et collective, Aubier, 1989. Du mode dexistence des objets techniques, Aubier, 1958, 1969, 1989.

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Introduction

Luvre publie de Gilbert Simondon ne comporte ce jour que trois ouvrages. La majeure partie de cette uvre est constitue par une thse de doctorat soutenue en 1958 et publie en deux tomes spars par un intervalle de vingt cinq ans : Lindividu et sa gense physico-biologique (1964) et Lindividuation psychique et collective (1989). Mais le nom de Simondon est pourtant attach dans de nombreux esprits louvrage intitul Du mode dexistence des objets techniques, port la connaissance du public lanne mme de la soutenance de la thse sur lindividuation. Cest cette postrit de penseur de la technique que lauteur dun projet philosophique ambitieux visant renouveler en profondeur lontologie a d de se voir davantage cit dans des rapports pdagogiques sur lenseignement de la technologie quinvit dans des colloques de philosophie. Il est vrai quil voua la plus grande partie de son existence lenseignement, notamment dans le laboratoire de psychologie gnrale et de technologie quil fonda luniversit de Paris-V, et que son ouvrage sur la technique reflte souvent un point de vue explicite de pdagogue. Pourtant, mme ceux qui ont vu dans sa philosophie de lindividuation une voie de renouvellement de la mtaphysique et lui rendent hommage ce titre, la traitent davantage comme une source dinspiration souterraine que comme une uvre de rfrence. Gilles Deleuze, qui, ds 1969, cite explicitement Lindividu et sa gense physico-biologique dans Logique du sens et dans Diffrence et rptition, constitue la fois une exception par rapport au silence qui accueillit luvre de Simondon et le commencement dune ligne de travaux pas ncessairement philosophiques qui trouveront chez Simondon une pense prolonger plutt qu commenter. Cest ainsi quun ouvrage comme Mille Plateaux, de Deleuze et Guattari, sinspire des travaux de Simondon plus largement quil ne les cite. Et quune philosophe des sciences comme Isabelle Stengers, mais aussi des sociologues ou psychologues du travail comme Marcelle Stroobants, Philippe Zarifian ou Yves Clot mettent en uvre les hypothses simondoniennes dans leurs champs de recherche respectifs. Nous voudrions ici explorer un aspect de la pense de Simondon que les rares commentaires quelle a suscits ont laiss de ct, savoir : lesquisse dune thique et dune politique adquates lhypothse de ltre prindividuel. Cette thique et cette politique se concentrent dans le concept de transindividuel, dont nous avons tent de faire un point de vue sur la thorie de lindividuation dans son ensemble. Dtacher Simondon de son identit de penseur-de-la-technique , cest l une condition ncessaire pour suivre le courant dune pense du collectif qui va puiser la source de laffectivit sa rserve de transformation. Cest aussi ce qui permet de dcouvrir dans louvrage sur la technique autre chose quune pdagogie culturelle. Du prindividuel au transindividuel par la voie dun renouvellement de la pense de la relation, tel est un possible chemin dans la philosophie de Simondon. Cest celui que nous avons emprunt.

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Pense de ltre et statut de lun : de la relativit du rel la ralit de la relation

Lopration Il est possible de lire lensemble de luvre de Simondon comme lappel une transmutation de notre regard sur ltre. Conduite travers les domaines dexistence physique, biologique, psycho-social et technologique, cette exploration de ltre suppose une rforme de lentendement et en particulier de lentendement philosophique. Le geste dont sautorise lensemble de la rflexion simondonienne, expos en dtail dans lintroduction de Lindividu et sa gense physico-biologique, trouve une formulation dcisive la fin de cette introduction. Simondon y explique que ltre se dit en deux sens, gnralement confondus: dune part ltre est en tant quil est , cest--dire il y a de ltre, dont on ne peut dabord que constater le il y a ; mais dautre part ltre est ltre en tant quil est individu , ltre apparat comme multiplicit dtres uns, et ce dernier sens est toujours superpos au premier dans la thorie logique (IG, p. 34). Or, ce qui apparat ici comme un reproche adress la logique vaut en fait pour toute la tradition philosophique qui perptue cette confusion. Car de la mme manire que la logique porte sur les noncs relatifs ltre aprs individuation, la philosophie sintresse ltre en tant quindividu, confond tre et tre individu. De ce point de vue, la tradition se rsume deux tendances, qui ont en commun leur aveuglement la ralit de ltre avant toute individuation : latomisme et lhylmorphisme1. Le reproche commun adress ces deux doctrines est de penser ltre sur le modle de lUn et donc de prsupposer en quelque sorte lexistence de lindividu dont elles cherchent rendre compte. Il apparat ds lors lauteur de Lindividu et sa gense... que le problme central de la philosophie, celui autour duquel se concentrent les plus graves erreurs de la tradition dans son ensemble, cest le problme de lindividuation. La tradition ne sintresse au problme de lindividuation qu partir de lindividu. Ce faisant, elle sobstine vouloir dceler un principe dindividuation, quelle ne peut penser que sous la forme dun terme dj donn. Cest ainsi que latomisme dEpicure et de Lucrce pose latome comme ralit substantielle premire qui, grce lvnement miraculeux du clinamen dvie de sa trajectoire et sassemble avec dautres atomes pour former un individu; ou encore, que lhylmorphisme fait rsulter lindividu de la rencontre dune forme et dune matire toujours-dj individues : ainsi, Thomas dAquin situe-t-il le principe dindividuation dans la matire, qui permet selon lui dindividuer des cratures au sein dune espce. Aux yeux de Simondon, hylmorphisme et atomisme cherchent expliquer le rsultat de lindividuation par un principe de mme nature que lui, ce qui les conduit penser ltre sous la forme de lindividu. Mais une philosophie qui veut1

Form partir de hyl (matire) et de morph (forme), ce terme dsigne la thorie, aristotlicienne lorigine, qui explique la formation de lindividu par lassociation dune forme et dune matire, la forme, idale (on traduit galement par forme le terme grec eidos), simprimant dans la matire conue comme passive.

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vraiment parvenir penser lindividuation doit sparer ce que la tradition a toujours confondu et distinguer ltre en tant qutre de ltre en tant quindividu. Dans une telle perspective, ltre en tant qutre se comprend ncessairement dans lcart qui le spare de ltre individu. Et on ne saurait du mme coup se contenter de constater le il y a de ltre, mais il faut prciser que ce qui caractrise en propre ltre en tant quil est , cest non seulement dtre mais de ntre pas un. Ltre en tant qutre tel que le pense Simondon est non-un, de ce quil prcde tout individu. Raison pour laquelle il est dit prindividuel. Pour comprendre comment passer de ltre prindividuel ltre individu, il ne faut pas se lancer la recherche dun principe dindividuation. Cest toute lerreur de lontologie traditionnelle, qui, en privilgiant le terme constitu, a laiss dans lombre lopration de constitution de lindividu, ou encore lindividuation comme processus. Pour comprendre lindividuation, il faut se tourner vers le procs, au sein duquel un principe peut tre non seulement mis en uvre mais encore constitu. Dans cette dsintrication quil effectue de ltre en tant qutre et de ltre en tant qutre individu, le premier geste de Simondon consiste donc substituer lindividuation lindividu, lopration au principe. Do ce que nous pourrions appeler un premier mot dordre , une premire exigence de pense: chercher connatre lindividu travers lindividuation plutt que lindividuation partir de lindividu (IG, p. 22). Lindividu nest donc ni la source ni le terme de la recherche, mais seulement le rsultat dune opration dindividuation. Cest pourquoi la gense de lindividu ne demeure une question pour la philosophie quen tant que moment dun devenir qui lemporte, le devenir de ltre. Car cest ltre qui sindividue et, en retraant la gense des individus physiques et biologiques ou celle de la ralit psychique et collective, cest toujours au devenir de ltre que lon sintresse. Ainsi, ltre ne peut tre adquatement connu quen son milieu, si on le saisit en son centre ( travers lopration dindividuation et non partir du terme de cette opration2). La dmarche de Simondon, qui consiste saisir la gense des individus au sein de lopration dindividuation o elle se droule, substitue la traditionnelle ontologie une ontogense.

Plus quun Source de tous les individus, ltre prindividuel nest pas un. De sorte quil faut immdiatement demander: comment doit-on penser cet tre qui sindividue et par consquent ne peut avoir la forme dun individu? Sil est vrai que lunit et2

Cette opposition de l travers et du partir de exprime dun point de vue lexical toute la distance qui spare une pense processuelle dune pense du fondement. Distance que lon retrouve au plan de la langue, par exemple entre le franais et des langues plus processuelles comme langlais. Ne disposant pas dans sa langue de tournures ou de modes de conjugaison indiquant la processualit (comme la forme anglaise en -ing qui indique une action en train de saccomplir), Simondon est en quelque sorte contraint, pour introduire le dynamisme dans la pense, dinventer un style. Discret, ce style nen est pas moins tangible, rsultant en grande partie dun usage spcifique de la ponctuation : il nest ainsi pas rare de voir dployes, dans une phrase faite de propositions brves relies par des points-virgules, toutes les phases dun mouvement dtre ou dune motion (cf. par exemple les belles pages sur langoisse, dans IPC, pp. 111 114).

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lidentit ne sappliquent qu une des phases de ltre, postrieure lopration dindividuation (IG, p. 23), si, par consquent, ltre avant individuation cest-dire ltre en tant quil est nest pas un, quen est-il de lui et comment, partir de cet tre non-un comprendre lexistence dtres individus? Ainsi pose, la question nest cependant pas tout fait adquate ; et seul un raccourci malheureux peut nous laisser supposer que ltre, ds lors quil nest pas un, est non-un ; proprement parler, il faut dire que ltre est plus quun, cest--dire peut tre saisi comme plus quunit et plus quidentit (IG, p. 30). Dans ces expressions nigmatiques de plus quunit et de plus quidentit se fait jour lide selon laquelle ltre est demble et constitutivement puissance de mutation. En effet, la non-identit soi de ltre nest pas un simple passage dune identit lautre par ngation de celle qui prcde. Mais, parce que ltre contient du potentiel, parce que tout ce qui est existe avec une rserve de devenir, la non-identit soi de ltre doit se dire plus quidentit. En ce sens, ltre est comme en excs sur luimme. Cest la thermodynamique que Simondon emprunte une srie de notions afin de prciser sa description de ltre. Ltre prindividuel se trouve ds lors prsent comme un systme qui, ni stable ni instable, requiert pour tre pens le recours la notion de mtastabilit. On dit dun systme physique quil est en quilibre mtastable (ou faux quilibre) lorsque la moindre modification des paramtres du systme (pression, temprature, etc.) suffit rompre cet quilibre. Cest ainsi que, dans de leau surfondue (cest-dire de leau reste liquide une temprature infrieure au point de conglation), la moindre impuret ayant une structure isomorphe celle de la glace joue le rle dun germe de cristallisation et suffit faire prendre leau en glace. Avant toute individuation, ltre peut tre compris comme un systme qui contient une nergie potentielle. Bien quexistant en acte au sein du systme, cette nergie est dite potentielle car elle ncessite pour se structurer, cest--dire pour sactualiser selon des structures, une transformation du systme. Ltre prindividuel et, dune manire gnrale, tout systme qui se trouve dans un tat mtastable, recle des potentiels qui, parce quils appartiennent des dimensions htrognes de ltre, sont incompatibles. Cest pourquoi il ne peut se perptuer quen se dphasant. La notion de dphasage, qui dsigne en thermodynamique le changement dtat dun systme, devient dans la philosophie de Simondon le nom du devenir. Ltre est devenir, et il devient selon des phases. Mais le dphasage est premier par rapport aux phases, qui rsultent de lui raison pour laquelle ltre prindividuel peut tre dit sans phase. Or, une phase nest ni une simple apparence relative un observateur (comme lorsquon parle des phases de la Lune), ni un moment temporel destin tre remplac par un autre (comme dans le mouvement dialectique du devenir tel que le pense par exemple Hegel), mais un aspect rsultant dun ddoublement dtre (MEOT, p. 159) et relatif dautres aspects rsultant dautres individuations. La thermodynamique nous apprend quun systme qui change dtat (comme de leau qui svapore ou se prend en glace) contient deux sous-systmes, deux phases (liquide et gazeuse ou liquide et solide) quil runit. Si lon dcrit ltre comme un systme en devenir, on dira donc quil est ncessairement polyphas.

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Tout surgissement dindividu du sein de ltre prindividuel doit tre conu comme la rsolution dune tension entre des potentiels appartenant des ordres de grandeur auparavant spars. Un vgtal, par exemple, fait communiquer un ordre cosmique (celui auquel appartient lnergie lumineuse) et un ordre infra-molculaire (celui des sels minraux, de loxygne...). Mais lopration dindividuation dun vgtal ne donne pas seulement naissance au vgtal en question. Car, en se dphasant, ltre donne toujours naissance simultanment un individu qui mdiatise deux ordres de grandeur et un milieu de mme niveau dtre que lui (ainsi, le milieu du vgtal sera le sol sur lequel il se trouve et lenvironnement immdiat avec lequel il interagit). Nul individu ne saurait exister sans un milieu qui rsulte en mme temps que lui de lopration dindividuation et qui est son complment : pour cette raison, il doit tre envisag comme le rsultat seulement partiel de lopration qui lui a donn le jour. Ainsi, dune manire gnrale, on peut considrer les individus comme des tres qui viennent exister comme autant de solutions partielles autant de problmes dincompatibilit entre des niveaux spars de ltre. Et cest parce quil y a, entre les potentiels que le prindividuel recle, tension et incompatibilit que ltre, afin de se perptuer, se dphase, cest--dire devient. Le devenir, ici, naffecte pas ltre de lextrieur, comme un accident affecte une substance, mais constitue une de ses dimensions. Ltre nest quen devenant, cest--dire en se structurant en divers domaines dindividuation (physique, biologique, psycho-social mais aussi, en un certain sens, technologique), sous le coup doprations. Cest seulement en fonction dun tre prindividuel compris comme plus quun , cest--dire comme systme mtastable charg de potentiels, quil devient donc possible de penser la formation dtres individus. Mais ltre ne spuise pas dans les individus quil devient, et cest chaque phase de son devenir quil demeure plus quun. Ltre en tant qutre est donn tout entier en chacune de ses phases, mais avec une rserve de devenir (IG, p. 229) : pour penser cette rserve de devenir, cette charge prindividuelle qui demeure dans les systmes dj partiellement individus et pour parvenir ainsi reposer neuf le problme du rapport de ltre et de lun, Simondon va devoir complter ses emprunts la thermodynamique par une inspiration cyberntique. En particulier, aux notions de substance, de forme, de matire , inadquates pour penser lopration par laquelle de ltre vient sindividuer, se substituent les notions plus fondamentales dinformation premire, de rsonance interne, de potentiel nergtique, dordres de grandeur (IG, p. 30). Pourtant, les notions traditionnelles se trouvent moins congdies que revisites. Celles de forme et de matire, dsormais rattaches ltre compris comme systme tendu, ne sont plus les termes extrmes dune opration laisse dans lombre mais deviennent les opratrices dun processus. La forme, surtout, cesse dtre comprise comme principe dindividuation agissant sur la matire de lextrieur et devient information. Mais linformation, plonge dans ce nouveau contexte conceptuel, perd le sens que lui confre la technologie des transmissions (qui la pense comme ce qui circule entre un metteur et un rcepteur), pour dsigner lopration mme de la prise de forme, la direction irrversible dans laquelle sopre lindividuation. Lexemple du processus de moulage dune brique de terre (IG, pp. 37 49), claire particulirement ce renouvellement des notions descriptives de lindividuation. Reconnaissant cet

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exemple une valeur paradigmatique, Simondon en invalide dfinitivement la lecture hylmorphique. Car lhylmorphisme, en ne voyant dans le moulage que lapplication dune forme une matire, ne retient dun processus que ses termes extrmes (prcisment : la forme et la matire), occultant le point central, savoir lopration de prise de forme elle-mme. Or, la forme paralllpipdique du moule et la matire dargile ne sont que les terminaisons de deux demi-trajets technologiques, de deux demi-chanes qui, en se rejoignant, constituent lindividuation dune brique dargile. Une telle individuation est une modulation, dans laquelle cest en tant que forces que matire et forme sont mises en prsence (IG, p. 42). Largile nest pas informe de lextrieur par le moule : elle est un potentiel de dformations, elle recle de lintrieur une proprit positive qui lui permet dtre dforme, de sorte que le moule agisse comme limite impose ces dformations. Suivant ce schma, on dira que cest la terre elle-mme qui prend forme selon le moule (IG, p. 43). La matire nest jamais matire nue, pas plus que la forme nest pure, mais cest en tant que forme matrialise (moule) que cette dernire peut agir sur une matire prpare et capable de conduire de proche en proche, molcule par molcule, lnergie de louvrier. Cest parce que largile possde des proprits collodales qui la rendent capable de conduire une nergie dformante tout en maintenant la cohrence de ses chanes molculaires, parce quelle est en un sens dj en forme dans le marais, quelle peut finalement tre transforme en brique. Ainsi dcrite, lindividuation dune brique dargile apparat comme un systme nergtique en volution, bien loin de ce rapport de deux termes trangers lun lautre auquel sen tient lhylmorphisme. Repens comme un systme mtastable, ltre avant toute individuation est un champ riche en potentiels qui ne peut tre quen devenant, cest--dire en sindividuant. Plus riche que la simple identit soi parce quil contient de quoi devenir, ltre prindividuel est galement, on la vu, plus quun : est-ce dire quil ne possde aucune espce dunit ?

La transduction Ltre ne possde pas une unit didentit qui est celle de ltat stable dans lequel aucune transformation nest possible ; ltre possde une unit transductive (IG, p. 29). Que ltre soit plus quunit ne signifie donc pas quil ny ait pas dun : mais cela signifie que lun advient dans ltre, quil doit tre compris comme le dpt relatif de l talement de ltre , de sa capacit se dphaser. On appellera transduction ce mode dunit de ltre travers ses diverses phases, ses multiples individuations. Ici apparat le deuxime geste de Simondon, geste consistant dans llaboration dune notion qui appelle elle seule une mthode spcifique, cest--dire en fin de compte une vision renouvele du mode de relation quentretiennent pense et tre. La transduction, en effet, est dabord dfinie comme lopration par laquelle un domaine subit une information au sens que Simondon donne ce terme et que nous avons explicit dans lexemple du moulage de la brique : Nous entendons par transduction une opration, physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une

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activit se propage de proche en proche lintrieur dun domaine, en fondant cette propagation sur une structuration du domaine opre de place en place : chaque rgion de structure constitue sert la rgion suivante de principe de constitution (IG, p. 30). Limage la plus claire de cette opration, selon Simondon, est celle dun cristal qui, partir dun germe trs petit, grossit dans son eau-mre dans toutes les directions, et o chaque couche molculaire dj constitue sert de base structurante la couche en train de se former (IG, p. 31). La transduction exprime le sens processuel de lindividuation ; cest pourquoi elle vaut pour tout domaine, la dtermination des domaines (matire, vie, esprit, socit) reposant sur les divers rgimes dindividuation (physique, biologique, psychique, collective). Les consquences mthodologiques et ontologiques du geste qui consiste comprendre lindividuation mme lopration individuante, sont considrables. En particulier, la dmarche des thories de la connaissance inspires de Kant, qui consiste fonder la possibilit de la connaissance sur lactivit constituante du sujet connaissant, sen trouve ruine. Partir de lopration dindividuation, cest se placer au niveau de la polarisation dune dyade prindividuelle (forme par une condition nergtique et un germe structural) qui est aussi bien prnotique, cest--dire qui prcde aussi bien la pense que lindividu, la pense ntant elle-mme quune des phases de ltre-devenir. Car lopration dindividuation ne saurait admettre dobservateur dj constitu. La constitution transductive des tres requiert une description elle-mme transductive. Cest pourquoi Simondon appelle galement transduction une dmarche de lesprit qui dcouvre. Cette dmarche consiste suivre ltre dans sa gense, accomplir la gense de la pense en mme temps que saccomplit la gense de lobjet (IG, p. 32). Contrairement au but assign par Kant la thorie de la connaissance, il ne sagit pas ici de dfinir les conditions de possibilit et les limites de la connaissance, mais daccompagner par la pense la constitution relle des tres individus. Cest seulement aprs la stabilisation de lopration dindividuation, lorsque lopration, incorpore son rsultat, disparat, quapparat lobjet de connaissance. Dans cet invitable voilement de lopration constituante par son rsultat constitu, Simondon voit la cause de loubli de lopration, caractristique de la tradition philosophique. Ayant oubli de prendre en compte lopration de constitution relle des individus, la philosophie a pu sintresser la constitution idale de lobjet de la connaissance. Pour rsoudre le problme de la connaissance, contre lhylmorphisme kantien qui spare les formes a priori de la sensibilit de la matire donne a posteriori, Simondon se place en-de de la rupture entre objet connatre et sujet connaissant. Car ce nest pas, selon lui, du ct du sujet que se fonde la connaissance, pas plus dailleurs que du ct de lobjet. En effet, comme il lcrit dans un passage de Lindividuation psychique et collective : Si la connaissance retrouve les lignes qui permettent dinterprter le monde selon les lois stables, ce nest pas parce quil existe dans le sujet des formes a priori de la sensibilit dont la cohrence avec les donnes brutes venant du monde par la sensation serait inexplicable ; cest parce que ltre comme sujet et ltre comme objet proviennent de la mme ralit primitive, et que la pense qui maintenant parat instituer une inexplicable relation entre lobjet et le sujet prolonge en fait seulement cette individuation initiale ; les conditions de

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possibilit de la connaissance sont en fait les causes dexistence de ltre individu (IPC, p. 127). Cest donc dun mme geste que Simondon scarte de tout subjectivisme aussi bien que de tout objectivisme, ltude des conditions de possibilit de la connaissance relevant du problme de la gense de ltre. Mais sil critique ainsi la thorie de la connaissance, cest quil en dplace les enjeux : dans la perspective dune philosophie de lindividuation, on ne peut rendre compte de la possibilit de connatre les tres individus quen donnant une description de leur individuation. Et parce que lexistence de ltre individu comme sujet est antrieure la connaissance (IPC, p. 163), le problme des conditions de possibilit de la connaissance se rsout dans lontogense du sujet. Comme lcrit Simondon, nous ne pouvons, au sens habituel du terme, connatre lindividuation ; nous pouvons seulement individuer, nous individuer, et individuer en nous (IG, p. 34). La connaissance de lindividuation mais sans doute vaut-il mieux parler ici de description que de connaissance suppose une individuation de la connaissance : Les tres peuvent tre connus par la connaissance du sujet, mais lindividuation des tres ne peut tre saisie que par lindividuation de la connaissance du sujet (IG, p. 34). Ds lors, le problme de la fondation de la connaissance se supprime de luimme. Et la notion de transduction, qui vise rendre inutile la problmatique traditionnelle des conditions de la connaissance, en vient dsigner un autre modle de pense, adquat au point de vue gntique. Car la logique traditionnelle, qui ne sintresse quaux termes, est impuissante dcrire lauto-production de ltre. En laborant cette notion de transduction, Simondon transgresse la limite kantienne fixe la raison. En elle, mtaphysique et logique se confondent : elle exprime lindividuation et permet de la penser ; [...] elle sapplique lontognse et est lontognse mme (IG, p. 31). Cest pourquoi il semble que lon puisse y dceler la base dune rinterprtation de la thse de Parmnide selon laquelle Le mme, lui, est la fois penser et tre 3 : que pense et tre soient le mme , cela signifie surtout que ce qui constitue la pense ne diffre pas de ce qui constitue ltre ; la pense comme ltre ne sont adquatement saisis que lorsquest saisie leur dimension transductive : le fond de la pense et de ltre est transduction. Un des effets de la problmatique de lindividuation est ainsi de reconfigurer le rapport entre pense et tre. Les ides aussi bien que les tres rsultent doprations individuantes que lon peut dire parallles, la connaissance de lindividuation tant une opration parallle lopration connue (IG, p. 34). Cette reconfiguration du rapport entre la pense et ltre est comparable celle quopre Spinoza autour de la notion de puissance. La substance spinozienne, dfinie par une infinit dattributs (dont seuls ltendue et la pense sont accessibles notre entendement), a deux puissances : une puissance dexister et dagir (dfinie par linfinit de ses attributs) et une puissance de penser tout ce quelle fait exister (et que lattribut pense, bnficiant de ce point de vue dun privilge de redoublement il y a des ides

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Telle est du moins la traduction que propose Jean Beaufret du fragment III du Pome de Parmnide : ... to gar auto noein estin te kai einai ; Jean Beaufret, Parmnide. Le Pome, PUF, coll. Quadrige, Paris, 1996, pp. 78-79. Afin de faciliter la lecture, nous avons systmatiquement translittr en caractres latins les termes grecs, y compris l'intrieur des citations de Simondon.

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dides suffit remplir). tre et pense sont ici les deux puissances de la substance, comme ils sont chez Simondon les deux cts de lindividuation4. Grce la notion de transduction, Simondon dplace donc le questionnement : au problme de la possibilit de la connaissance, il substitue celui de lindividuation de la connaissance. Or, il sagit l, nous dit-il, dune opration analogique : Lindividuation du rel extrieur au sujet est saisie par le sujet grce lindividuation analogique de la connaissance dans le sujet (IG, p. 34). Ds lors, ce qui garantit la lgitimit de la mthode, cest--dire ladquation de la description la ralit, cest la dimension analogique et auto-fonde de la dmarche de la pense. Il importe donc de comprendre en quoi elle consiste.

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Ce nest pas le seul point commun que lon pourrait relever entre ces deux philosophies antisubstantialistes, par-del toutes les critiques dont Spinoza fait lobjet dans luvre de Simondon pour navoir pas accord lindividu de vritable ralit.

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Lanalogie Il appartient Simondon de montrer que lindividuation est centralement une opration et de faire de la connaissance des oprations dindividuation le cur dune nouvelle pense de ltre et dune nouvelle mthode de pense. Or, seule une mthode analogique peut se rvler adquate une ontogense. Lacte fondateur de cette mthode, lacte analogique, est dfini dans un supplment de Lindividu et sa gense... qui figure dans la nouvelle dition de louvrage (pp. 261 268), comme la mise en relation de deux oprations . Cest dans le Sophiste que Platon dcrit lacte analogique comme un acte de la pense qui consiste transporter une opration de pense apprise et prouve sur une structure particulire connue (par exemple celle qui sert dfinir le pcheur la ligne dans le Sophiste) une autre structure particulire inconnue et objet de recherche (la structure du Sophiste dans le Sophiste) (IG, p. 264). Lexpos platonicien fait dj apparatre que le transfert doprations ne se fonde pas sur un terrain ontologique commun aux deux domaines, sur un rapport didentit entre la sophistique et la pche la ligne, mais tablit une identit de rapports opratoires . Quelle que soit la diffrence des termes (dun ct le sophiste, de lautre le pcheur la ligne), les oprations (sduction/capture fructueuse) sont les mmes. Cependant, parce quelle sopre dans une perspective ontogntique, la reprise simondonienne de lanalogie platonicienne exige une dfinition rigoureuse. En effet, tant quelle nest quun transfert de la manire dont on pense un tre un autre tre, lanalogie demeure une association dides . Et on peut supposer que Simondon avait prsents lesprit, lpoque o il menait sa recherche sur lindividuation, des exemples de recours insatisfaisants lanalogie. En particulier, cest sans doute ses yeux la plus grande faiblesse de la cyberntique naissante que davoir identifi fonctionnellement les tres vivants des automates (Cf. IG, p. 26). Pourtant, moins de dix ans aprs la naissance de cette science, Simondon lui rend hommage dans Du mode dexistence des objets techniques, comme la premire tentative dtude du domaine intermdiaire entre sciences spcialises (MEOT, p. 49). Et en effet, basant sa dmarche sur ltude des automates, la cyberntique propose toute une srie danalogies entre les systmes automatiss et dautres systmes (essentiellement : nerveux, vivants et sociaux), afin dtudier ces derniers du point de vue des actes contrls dont ils sont capables en tant que systmes. Mais prcisment, on comprend en lisant la dfinition simondonienne de lanalogie, quil ne pouvait sagir l ses yeux que dun usage imprcis de lanalogie, qui exposait ds le dpart la cyberntique au danger du rductionnisme : rapprocher la structure logique du fonctionnement des systmes indpendamment de ltude de leur individuation concrte conduit en effet identifier purement et simplement les systmes tudis vivants, sociaux, etc. des automates, capables seulement de conduites adaptatives.

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Dans ce contexte, le dveloppement dune comprhension rigoureuse de lanalogie apparat comme rpondant une urgence, celle de parer une conception dilue de lanalogie, qui la prive de sa fcondit. Cest pourquoi Simondon prcise que la mthode analogique, qui pose une autonomie des oprations par rapport aux termes, nest valide quen tant quelle repose sur un postulat ontologique tel que les structures doivent tre connues par les oprations qui les dynamisent et non linverse. Elle na de valeur pistmologique que si le transfert dune opration logique est le transfert dune opration qui reproduit le schme opratoire de ltre connu (IG, pp. 264-265). La connaissance analogique tablit ainsi une relation entre les oprations des individus existant hors de la pense et les oprations de la pense elle-mme. Lanalogie entre deux tres, du point de vue de leurs oprations, suppose une analogie entre les oprations de chaque tre connu et les oprations de la pense. Ainsi, le paralllisme dj relev sexplique-t-il par la dimension rigoureusement analogique de la mthode. On peut parler dune co-individuation de la pense et des tres quelle connat, do la mthode reoit une lgitimit immanente : La possibilit demployer une transduction analogique pour penser un domaine de ralit indique que ce domaine est effectivement le sige dune structuration transductive (IG, p. 31 ; nous soulignons). Ici, le possible de la pense nest capable daucun excs sur le rel, restituant immdiatement le mouvement de ltre. Au plus loin du questionnement sur les limites de la raison, Simondon tmoigne dune entire confiance dans le pouvoir de la pense. Pour autant, on ne saurait tre plus loin du postulat hglien selon lequel dans ltre seul est effectif le rationnel. Car, sur la base de ce postulat, une connaissance analogique ne saurait saisir les oprations relles dans lesquelles les structures se constituent mais sarrterait lapprhension des relations seulement conceptuelles. En apprhendant le mouvement de ltre sur la base de lidentit du rationnel et du rel, on saisit un mouvement qui nest que celui de lesprit. Et, du point de vue dune thorie de lindividuation, plutt que de suivre les oprations dindividuation parallles des tres et de la pense, on napercevra quune unique individuation, celle de lEsprit, emportant toutes les autres titre de moments provisoires. Cest tout le sens de la critique que Simondon adresse la dialectique, qui ne sait voir que des moments l o il sagit de discerner des phases et fait du ngatif le moteur logique de ltre, incapable de percevoir la richesse de la tension prindividuelle entre des potentiels physiques incompatibles sans tre opposs. Ainsi, l o pour Hegel cest du ct de la pense que seffectue lidentit de la pense et de ltre, une telle identit repose dans la philosophie de Simondon sur le fond transductif de ltre, fond transductif dont la pense procde.

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Pourtant, quelque chose semble jeter un doute sur limmanence de la mthode de pense que requiert la thorie de lindividuation. Cest ltrange impression davoir affaire une analogie au carr . En effet, le pouvoir de dcouverte de lanalogie dans lordre de la pense est lui-mme conu par analogie avec lopration de cristallisation dans le domaine de lindividuation physique : partir dun germe cristallin microscopique, on peut produire un monocristal de plusieurs dcimtres cubes. Lactivit de la pense ne reclerait-elle pas un processus comparable, mutatis mutandis ? (IPC, p. 62). Anne Fagot-Largeault, dans sa contribution au colloque consacr Simondon en avril 1992, conclut de ce passage que la fcondit de cette dmarche analogique de la pense est elle-mme explique par une analogie physique 5. Pour autant, ce cercle du physique et du notique est loin dtre vicieux ; et il faut mme sans doute reconnatre en lui la marque de la mthode transductive que met en uvre lauteur de la thorie de lindividuation. Car pas plus quon ne doit chercher en-dehors dun domaine les structures de rsolution qui oprent lintrieur de ce domaine, on ne peut prtendre tudier lindividuation en gnral. On na toujours affaire qu des cas dindividuation singuliers, ce qui complique la tche dune thorie globale de lindividuation. La solution de Simondon pour sortir de cette difficult consiste constituer un paradigme.

Le paradigme physique

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Lindividuation en biologie , in Gilbert Simondon, Une pense de lindividuation et de la technique, Bibliothque du Collge international de philosophie, Albin Michel, Paris, 1994, p. 21.

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On ne soulignera jamais assez la nature singulire du rapport entre pense et tre quinstitue la philosophie de lindividuation. Ainsi, ce nest pas seulement ltre qui doit tre connu partir des oprations qui le dynamisent ; la pense elle-mme procde par oprations, qui tablissent des relations nouvelles dans lordre des ides. De sorte que le choix notionnel primitif est investi dune valeur auto-justificative ; il se dfinit par lopration qui le constitue plus que par la ralit quil vise objectivement (IG, p. 256). La pense requise par ltude de lindividuation ne saurait tre, on la vu, ni inductive ni dductive mais transductive ; elle ne va pas chercher sa norme ailleurs qu lintrieur dun champ de ralit choisi comme champ dinvestigation de dpart. Cest pourquoi la mthode analogique se rvle tre dans un second moment constructive. La pense se construit partir dun domaine de dpart qui lui offre ses normes de validit et lui confre une vidente historicit. Selon Simondon, toute pense, dans la mesure prcisment o elle est relle, [...] comporte un aspect historique dans sa gense. Une pense relle est autojustificative mais non justifie avant dtre structure (IG, p. 82). Comme tout tre rel, comme tout fragment de rel qui sindividue, une pense senracine dans un milieu, qui constitue sa dimension historique ; les penses ne sont pas anhistoriques, toiles dans le ciel des ides. Elles mergent dun environnement thorique do elles tirent les germes de leur dveloppement, tant entendu que tout ne fait pas germe pour une pense et que toute pense opre, dans le milieu thorique de lpoque o elle baigne, une slection. partir de cette inscription slective dans lpoque, la pense se structure, rsout peu peu ses problmes et, ce faisant, sauto-justifie.

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Ainsi, fidle la progression du simple au complexe qui caractrise la mthode constructive, le questionnement qui porte sur lindividuation des tres va partir du domaine o cette question se pose en premier ; or, le premier domaine en lequel une opration dindividuation peut exister (IG, p. 231), cest le domaine physique. Cest pourquoi ltude de la constitution des tres physiques est dclare paradigmatique. Mais est-ce bien ltude des tre physiques cest--dire le savoir que nous livrent les sciences physiques qui est pris pour paradigme de ltude de lindividuation, ou bien les individus physiques eux-mmes, leur procs de constitution ? Les formules de Simondon fluctuent de lune lautre possibilit, voquant tantt la cristallisation (et non la cristallographie) comme cas de paradigme physique susceptible dclairer la notion de mtastabilit (IG, p. 24), insistant ailleurs sur la tentative de retirer un paradigme des sciences physiques (IG, p. 231). Cette indiscernabilit des niveaux pistmologique et ontologique, lisible dans les formules choisies par lauteur pour expliquer son lection du paradigme physique, ne relve pas dun manque de rigueur. Mais elle dcoule de ceci que choisir le procs de constitution de lindividu physique (et, parmi tous les individus physiques, les cristaux et les particules) pour paradigme de lindividuation signifie ncessairement sappuyer sur les descriptions existantes de ces individuations exemplaires. Cest pourquoi ltude de lindividuation, qui prend pour opration paradigmatique lopration de constitution de lindividu physique, dclare retirer un paradigme des sciences physiques , dont les critres de validit ont dj t constitus par le progrs dune exprience constructive (IG, p. 257). Car la physique a depuis longtemps manifest sa capacit de transformer progressivement une thorie en hypothses, puis en ralits presque directement tangibles (IG, p. 256), qui est une capacit constituer du concret partir de labstrait, produire un concret construit sur lequel on peut agir6.

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Quil suffise dvoquer la multitude de ralits corpusculaires sur lesquelles techniciens et chercheurs agissent pour leur imposer acclrations, concentrations, dviations mesurables et prvisibles (IG, p. 256).

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Mais, plus prcisment, que va emprunter la philosophie de lindividuation la physique ? lintrieur du domaine de dpart que constitue la science physique et plus particulirement les thories ondulatoire et corpusculaire dont Simondon sefforce de prouver la compatibilit , il sagit de reprer le rle pistmologique jou par la notion dindividu, ainsi que les contenus phnomnologiques auxquels elle renvoie7. Puis, fort des rsultats de cette premire recherche, tenter de les transfrer aux domaines logiquement et ontologiquement ultrieurs (IG, p. 257). Logiquement, parce que, au sein dune mthode constructive on va du simple au complexe ; ontologiquement, parce que les passages du physique au biologique, du physiologique au psychique, correspondent des dphasages successifs de ltre. Mais que lon puisse tirer des sciences physiques un paradigme qui constitue en quelque sorte un schma directeur pour ltude de lindividuation, cela ne signifie pas que lon prtende oprer une rduction du vital au physique lorsquon le transpose dans le domaine du vivant. La thorie de lindividuation tient compte des diffrences entre les divers niveaux dindividuation, et la transposition du schme saccompagne dune composition de ce dernier (IG, p. 231). Dans ces conditions, travers ce transfert dun domaine un autre, ce qui se construit, cest la philosophie de lindividuation elle-mme ; car il permet de passer de lindividuation physique lindividuation organique, de lindividuation organique lindividuation psychique, et de lindividuation psychique au transindividuel subjectif et objectif, ce qui dfinit le plan de cette recherche (IG, p. 31). On passe dun domaine dtre un autre par le transfert des oprations dune structure une autre, en ajoutant chaque niveau les spcificits que le paradigme physique, trop simple, ne permet pas de saisir. Pourtant, le paradigme physique demeure, titre de paradigme lmentaire ; et, comme le souligne juste titre G. Hottois8, lanalogie originelle de lindividuation physique du cristal persiste jusque dans la description de lindividuation collective, o Simondon dfinit le groupe comme une syncristallisation de plusieurs tres individuels (IPC, p. 183).

Lallagmatique Allagmatique , cest le titre donn au dernier supplment de Lindividu et sa gense... (pp. 261 268) rajout lors de la rdition de louvrage. Lopration, la transduction, lanalogie, le constructivisme, autant de notions qui semblent se trouver subsumes sous ce nom nigmatique. Lallagmatique se trouve dabord dfinie comme la thorie des oprations (IG, p. 260), complmentaire de la thorie des7

On peut stonner de ce que Simondon choisisse pour paradigme de ltude des procs de constitution des tres, tude dont il dit quelle na encore jamais t mene, la science physique, qui, en vertu du regard par dfinition objectiviste de la science, ne semble pouvoir sintresser quaux tres constitus. Mais sil est vrai que la science physique na pas pos comme le fait Simondon le problme de lindividuation, elle intgre depuis le dbut du sicle sa dmarche la conscience de constituer ses objets, ou du moins de les modifier travers lacte dobservation scientifique lui-mme. Ce faisant, elle a ncessairement t amene se questionner sur ce quest au juste un individu physique, et se prononcer sur la ralit de sa consistance ontologique. 8 Auteur de Simondon et la philosophie de la culture technique , premier ouvrage de prsentation de luvre de Simondon, d. De Bck, Coll. Le point philosophique, Bruxelles, 1993, p. 39.

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structures qulaborent les sciences. En dautres termes il sagirait du versant opratoire de la thorie scientifique (IG, p. 263). Mais quest-ce quune opration ? La rponse de Simondon est claire : une opration est une conversion dune structure en une autre structure (idem). De l suit que lon ne peut pas dfinir une opration en dehors dune structure ; ainsi, dfinir lopration reviendra dfinir une certaine convertibilit de lopration en structure et de la structure en opration (idem). On pourrait symboliser cette relation entre opration et structure, constitutive de la notion dopration, la manire dont Marx symbolise la nature du rapport capitaliste entre marchandise et argent dans lchange9. Le procs dans lequel on vend une marchandise pour en acheter une autre peut scrire sous la forme : M A M (o M vaut pour marchandise et A pour argent). Il est constitu de deux actes opposs, la vente (M A) et lachat (A M), les deux demi-chanes dun acte unique, puisque la transformation de la marchandise en argent est en mme temps transformation de largent en marchandise (Op. Cit., p. 123). Mais Marx montre que la forme M A M (vendre pour acheter) a pour corollaire la forme A M A (acheter pour vendre), singulirement diffrente puisquelle dcrit le devenir-capital de largent. Dans cette deuxime forme, en effet, la marchandise et largent ne fonctionnent que comme modes dexistence diffrents de la valeur elle-mme (Op. Cit., p. 173). La transformation de la forme M A M en la forme A M A exprime donc le passage de lchange traditionnel lchange capitaliste, dans lequel argent et marchandise sont les deux faces du capital qui entrent dans le procs de la valeur. Soit, prsent, la premire dfinition, cite ci-dessus, que Simondon propose de lopration (O) comme conversion dune structure (S) en une autre structure ; dfinition qui peut scrire sous la forme S O S, contraction de la demi-chane S O, conversion dune premire structure en opration, et de la demi-chane O S, conversion de lopration en la structure suivante. Cette formalisation exprime lintrt de lallagmatique pour la modulation, qui est la mise en relation dune opration et dune structure. Mais quelques lignes plus loin, nous est propose la deuxime dfinition cite, qui apprhende lopration comme convertibilit de lopration en structure et de la structure en opration ; on peut constater que cette deuxime dfinition constitue comme une variante de la premire forme, variante qui pourrait scrire sous la forme O S O, o lon sintresse cette fois au passage dune opration une autre travers une structure. Ds lors, il devient possible de prciser la dfinition de lallagmatique, que Simondon dfinit dabord comme la thorie des oprations. Lallagmatique se trouve investie, aux niveaux de ltre et de la pense, dun double devoir, ontologique (ou plutt ontogntique) et pistmologique : dune part, il sagit pour elle de dterminer la relation vritable entre la structure et lopration dans ltre ; mais dautre part, il lui incombe d organiser le rapport rigoureux et valable entre la connaissance structurale et la connaissance opratoire dun tre, entre la science analytique et la science analogique (IG, p. 267). Le fin mot dune allagmatique ne semble donc pas pouvoir rsider dans la simple affirmation de la dimension9

Cf. Le Capital, Livre I, Presses Universitaires de France, Coll. Quadrige, Paris, 1993, pp. 120 125 et pp. 166 175.

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analogique de la connaissance, qui consiste connatre une structure par ses oprations. Mais, dans la mesure o lon se demande dans lallagmatique quelle est la relation de lopration et de la structure dans ltre (IG, p. 266), se fait jour la ncessit de ne sen tenir ni la science analytique, qui suppose quun tout est rductible la somme de ses parties, ni la science analogique, qui suppose que le tout est primordial et sexprime par son opration, qui est un fonctionnement holique. La thorie allagmatique sattache saisir lunion, dans ltre, de la structure dun tre et de son fonctionnement holique ; cest pourquoi elle peut tre dfinie comme ltude de ltre individu (IG, p. 267). Car lindividu, apprhend du point de vue du processus individuant do il merge, nest pas un tre dfinitif, achev sitt quadvenu. Il est le rsultat partiel et provisoire de lindividuation en ce que, gardant avec lui une rserve de prindividuel, il est susceptible dindividuations plurielles. Lallagmatique, qui saisit ltre pralablement toute distinction ou opposition dopration et de structure , est la construction dun point de vue qui comprend lindividu comme ce en quoi une opration peut se reconvertir en structure et une structure en opration . Ce qui revient dire que lallagmatique sintresse aux changements dtats, ou encore la relation. condition de prciser immdiatement que la relation ne saurait ds lors plus tre conue comme ce qui jaillit entre deux termes qui seraient dj des individus : en effet, lintrieur de la thorie de lindividuation, la relation se trouve redfinie comme un aspect de la rsonance interne dun systme dindividuation (IG, p. 27). ce titre, elle a rang dtre et ne saurait tre considre comme une ralit seulement logique. Mais que signifie, pour une relation, avoir valeur dtre, appartenir ltre ? Il y va dans cette question de la porte du projet ontogntique lui-mme.

De la ralit du relatif a/ De la connaissance de la relation la connaissance comme relation La mthode consiste ne pas essayer de composer lessence dune ralit au moyen dune relation conceptuelle entre deux termes extrmes, et considrer toute vritable relation comme ayant rang dtre (IG, p. 30). Cest en ces termes, et donc partir dun souci mthodologique, que Simondon choisit de prsenter le postulat de la ralit de la relation, mais en tant que ce postulat rsume demble, lui seul, la mthode ( La mthode consiste... ). Or, ce simple nonc de mthode, en tant quil est simultanment un nonc ontologique, une thse sur ltre comme cest toujours le cas chez Simondon, nous y avons assez insist , se lit comme une dclaration de guerre la tradition substantialiste, laquelle nous devons la mcomprhension persistante de la relation, conue comme un simple rapport entre des termes prexistant lacte de leur mise en rapport. Cest parce que les termes sont conus comme substances que la relation est rapport de termes, et ltre est spar en termes parce que ltre est primitivement, antrieurement tout examen de lindividuation, conu comme substance (idem). Inversant le point de vue traditionnel, ltude de lindividuation fait de la substance un cas extrme de la

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relation, celui de linconsistance de la relation (IG, p. 233) ; une substance apparat ds lors quun terme absorbe en lui et, par l-mme, occulte la relation qui la fait natre. Tant que ltre est compris substantiellement, la relation nest que ce qui relie dans lordre de la pense une substance des attributs ou qualits concevables endehors delle. Lapproche substantialiste est ainsi incapable dapprhender un tre, par exemple un cristal de soufre, autrement quen rapportant conceptuellement lide de matire cristalline des prdicats tels que la couleur jaune, lopacit ou la transparence, etc. Or, Simondon montre que les caractres de lindividuation qui apparaissent lorsquon tudie la formation de formes cristallines dun mme type (ici : le soufre), ne sont pas des qualits , dans la mesure o ces caractres seront antrieurs toute ide de substance (puisquil sagit du mme corps) (IG, p. 75). En particulier, la transparence et lopacit peuvent successivement caractriser la mme forme de cristal de soufre, en fonction de la temprature impose au systme mtastable au moment de la cristallisation. Transparence et opacit ne se laissent donc pas penser comme les qualits dune substance mais comme des caractristiques qui apparaissent dans un systme au cours dun changement dtat 10. Il faut donc que ltre cesse dtre apprhend comme une substance ou un compos de substances pour que la relation cesse dtre comprise comme ce qui relie dans la pense des lments spars dans ltre. Cest pourquoi seule une thorie qui pense ltre travers la multiplicit doprations o il sindividue, est mme de transformer lapproche de la relation, afin que lon puisse la comprendre comme relation dans ltre, relation de ltre, manire dtre (IG, p. 30). Ltre lui-mme apparat ds lors comme ce qui devient en reliant. Lorsque, dans Lindividu et sa gense... le ralisme de la relation est pos en postulat de recherche (IG, p. 82), cest, rptons-le, loccasion dun passage dont lenjeu est mthodologique, puisquil sy agit de dfinir la connaissance. Or, il apparat bien vite que la connaissance ne peut tre conue comme un simple rapport entre ces deux substances que sont le sujet connaissant et lobjet connu, mais quil faut la concevoir comme une relation entre deux relations dont lune est dans le10

Suivant cette perspective ontogntique, la couleur jaune du soufre doit sexpliquer elle-mme comme apparaissant au cours de lindividuation qui sopre lintrieur de la solution en surfusion. Bien que Simondon ne parle pas de la formation de la couleur du soufre, il nous semble important de signaler que sa description rend possible une ontogense de la couleur, cest--dire une explication de la manire dont le jaune du soufre se forme en mme temps que le cristal de soufre ; ce qui est assez diffrent de ce que serait une description phnomnologique de la couleur. En effet, le phnomnologue partage avec le philosophe de lindividuation le rejet de lapproche substantialiste qui croit pouvoir dfinir lobjet indpendamment des prdicats qui pourront lui tre attribus ; contre Descartes, il dira par exemple que lon ne peut pas faire du jaune un prdicat de la substance cire , que le jaune est le jaune de la cire et que la cire elle-mme nest rien dautre que son jaune. Ce que rsume trs bien Renaud Barbaras lorsquil crit que ce que Descartes naurait pu admettre, cest que lidentit de lobjet se constitue mme les qualits sensibles (in La perception, Hatier, coll. Optiques, 1994, p. 24). Mais cette approche phnomnologique, pour laquelle lobjet est transitif ses qualits sensibles est encore loigne de lapproche simondonienne, pour laquelle lobjet est un tre transductif : on pourrait rsumer ce qui spare Simondon de la phnomnologie (malgr la dette quil se reconnat envers elle et quindique la ddicace de Lindividu et sa gense... la mmoire de Maurice Merleau-Ponty ) en disant quil ne suffit pas, ses yeux, de se rendre attentif au mouvement de lapparatre et didentifier un objet son tre apparaissant, qui suppose donn un sujet percevant ; il faut encore pntrer par la pense lintrieur des systmes en formation, ou encore, comme il lcrit au sujet de la description de la formation dune brique dargile, il faudrait pouvoir entrer dans le moule avec largile (MEOT, p. 243), cest--dire ici entrer dans le tube en U avec le soufre surfondu.

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domaine de lobjet et lautre dans le domaine du sujet (IG, p. 81). Sil est vrai, en effet, que la relation nest pas ce qui relie des termes prexistants 11 mais quelle nat en constituant les termes eux-mmes comme des relations, alors on comprend que la connaissance puisse apparatre comme une relation de relations. Le paralllisme de lopration de connaissance et de lopration connue sexplique donc en dernier lieu comme une modalit de la relation ; ce qui permet de corriger lide de ralits spares, autonomes, quimplique le paralllisme : les oprations distinctes qui constituent le sujet connaissant et lobjet connu sont en effet unies dans lacte dune relation qui a nom connaissance. Mais pourquoi Simondon tient-il prciser, dans une phrase dont la composition en italiques nous indique quelle doit tre aussi dcisive quelle parat redondante : Le postulat pistmologique de cette tude est que la relation entre deux relations est elle-mme une relation ? (idem). Que la relation entre deux relations soit elle-mme... une relation, voil qui parat vident. Et lon ne comprend cette insistance de lauteur qu condition denvisager la formule quant ses implications ontologiques ; il apparat alors que la connaissance, en tant que relation entre deux relations , est elle-mme une relation , cest--dire existe sur le mme mode que les tants quelle relie, considrs du point de vue de ce qui fait leur ralit. Autrement dit, du postulat du ralisme de la relation, il dcoule que ce qui fait la ralit de la connaissance, comme dailleurs de tout tre, cest dtre une relation. b/ Consistance et constitution Cest ce qui apparat ds lexamen de lindividuation des tres physiques, que mne Simondon laide de rfrences aux sciences exprimentales ; or, il est trs vite clair que le pas en direction de ces sciences est motiv par ceci que la connaissance que nous fournissent ces sciences est une connaissance de la relation, qui ne peut donner lanalyse philosophique quun tre consistant en relations (IG, p. 82). Quun individu physique consiste en relations, cela sentend de deux faons : la premire nous dit quun individu physique nest rien dautre que la ou les relations, que lopration individuante unique ou les individuations ritres, qui lui ont donn naissance en faisant de lui un pont entre des ordres disparates de ltre ; en revanche, suivant le deuxime sens du verbe consister, on entendra cette fois que cest la relation qui donne consistance ltre et que tout individu physique acquiert sa consistance, cest--dire sa ralit, par son activit relationnelle. Ainsi, pour reprendre en le dtournant le trs clbre mot de Hegel dans sa prface aux Principes de la philosophie du droit, selon lequel Ce qui est rationnel est rel et ce qui est rel est rationnel 12, formule qui identifie dans la guise de la rversibilit leffectivit du rel (le terme allemand ici employ est wirklich) et le mouvement de leffectuation de lEsprit, on pourrait dire : Ce qui est relationnel est rel et ce qui est rel est relationnel . Dans cette dernire formule, comme dans celle de Hegel, la11

Cela, savoir le fait de relier des termes dj individus, cest ce qui caractrise un rapport. La diffrence entre relation et rapport, laquelle Simondon donne consistance, reoit toute son ampleur au plan de la ralit psycho-sociale, comme nous le verrons au chapitre suivant. 12 Dans la traduction dAndr Kaan aux ditions Gallimard, coll. TEL, cette formule se trouve p. 41.

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rversibilit nempche pas une gradation plus profonde. En effet, il sagit pour Hegel de faire comprendre que non seulement le rationnel est rel (ce qui revient dire que la raison ne se dfinit pas par son exclusion de la sphre de leffectif), mais, plus encore, que le rel bien compris sidentifie au rationnel (autrement dit, que seul ce qui advient comme mouvement de la raison est effectif). Dune manire analogue, on pourrait dire ici que non seulement la relation est relle, mais encore, que cest la relation qui constitue ltre, cest--dire ce quil y a de rel dans les tres. Et le postulat du ralisme de la relation semble impliquer une gradation telle que, ds lors quon lui reconnat valeur dtre, alors on dcouvre quelle est ce qui fait ltre dun individu, ce par quoi, et ce en tant que quoi un individu vient tre. Cest en effet ce qui se dgage des passages o se trouve dcrite lindividuation des tres physiques, et en particulier de celui-ci : Quand nous disons que, pour lindividu physique, la relation est de ltre, nous nentendons pas par l que la relation exprime ltre [cest-dire ici lindividu physique], mais quelle le constitue (IG, p. 126). supposer que la subversion de la formule hglienne soit plus quun jeu sur les mots, cest--dire que le mouvement de la raison comme moteur du devenir cde la place lactivit constituante de la relation, il faut sans doute se garder den tirer un nonc gnral (du type : Ltre est relation ), qui dissoudrait lintrt du postulat, en tant quil se trouve nonc la mesure dune thorie de lindividuation qui procde toujours ncessairement partir de cas. On ntudie pas lindividuation en gnral, mais lindividuation dun tre physique ou dun tre vivant, dun cristal ou dun lectron, dun vgtal ou dun animal, les caractres de lindividuation du vivant ne pouvant apparatre qu loccasion de ltude spcifique de tel ou tel groupe de vivants (les clentrs par exemple), en tant quelle fait ressortir des diffrences davec lindividuation des tres physiques. On dira alors que la relation constitue ltre de lindividu physique, de ltre vivant, du sujet psychique, etc., dune manire chaque fois singulire. Il existe toutefois un certain nombre de caractres communs lensemble des oprations dindividuations, sans lesquels il ny aurait aucun sens tenter une tude de lindividuation telle que lentreprend Simondon. En particulier, il ny a dopration dindividuation qu lintrieur dun systme qui recle suffisamment dnergie potentielle pour que la survenue dune singularit, cest--dire dun germe structurant y dclenche une prise de forme. Prise de forme qui sopre toujours comme mise en relation de deux ordres de grandeur entre lesquels nexiste dabord aucune communication. Cest ainsi quun vgtal, pour reprendre un exemple dj dvelopp, se dfinit dinstituer une relation entre lordre cosmique de la lumire et lordre infra-molculaire des sels minraux, au point quil soit dfini comme le nud interlmentaire (IG, note 12, p. 33) qui fait communiquer travers lui les sels minraux contenus dans la terre et lnergie lumineuse mise par le soleil. En dfinitive, cest donc par lactivit relationnelle qui dfinit gntiquement lindividu que lon peut le mieux comprendre le postulat du ralisme de la relation : la relation est relle pour autant que lindividu est relationnel ; mais rciproquement, lindividu tient sa ralit de la relation qui le constitue ; ce qui peut se dire, dune formule ramasse : Lindividu est ralit dune relation constituante, non intriorit dun terme constitu (IG, p. 60). Cest que lindividu se comprend comme activit de la relation , cest--dire est la fois ce qui agit dans la relation et ce qui en rsulte ;

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lindividu est ce qui se constitue dans la relation, ou, mieux, comme relation : il est la ralit transductive de la relation ; il est ltre de la relation (IG, p. 61). Que la relation soit constituante, signifie, ds le niveau des tres physiques, quil ny a pas une diffrence substantielle entre intriorit et extriorit ; il ny a pas l deux domaines, mais une distinction relative ; car, dans la mesure o tout individu est capable daccroissement, ce qui tait extrieur lui peut devenir intrieur. On dira alors que la relation, dans la mesure o elle est constituante, existe comme limite. En fonction de cette vertu constituante de la limite, lindividu apparat non pas comme un tre fini, mais comme un tre limit, cest--dire comme un tre dont le dynamisme daccroissement ne sarrte pas (IG, p. 91). Ce qui caractrise les individus, ce nest pas la finitude. Car celle-ci est toujours pour Simondon la marque dune incapacit saccrotre, le signe dun manque dtre prindividuel grce auquel samplifier dans lexistence. Ce qui caractrise les individus, cest plutt la limitation, en vertu de cette proprit de la limite dtre dplace. Lindividu nest pas fini mais limit, cest--dire capable dun accroissement indfini. Lindividuation dun cristal offre sans doute lexemple le plus pur de ce pouvoir constituant de la relation comme limite ; pourvu que lon respecte les conditions requises, il suffit en effet de replacer un cristal dans son eau-mre pour le voir saccrotre dans toutes les directions. Pendant laccroissement, la limite du cristal, qui se dplace au fur et mesure que le cristal grossit, joue le rle de germe structural. Simondon explique les raisons dune telle capacit de croissance du cristal par sa structure priodique (priodicit comparable la manire dont se rpte le motif dune tapisserie). Du fait de cette structure priodique, le cristal na pas de centre et sa limite, qui nest lenveloppe daucune intriorit, est virtuellement en tout point (IG, p. 93). Il nen va pas autrement pour cet individu physique quest llectron, tel que lenvisage lauteur de la philosophie de lindividuation aprs la thorie de la relativit. Comme le cristal, la particule est non pas concentrique une limite dintriorit constituant le domaine substantiel de lindividu, mais sur la limite mme de ltre (IG, p. 125). L o les atomistes de lAntiquit dfinissaient latome comme un tre substantiel dtermin par une dimension, une masse et une forme fixes, autrement dit comme un tre capable de demeurer identique lui-mme travers le changement, la thorie de la relativit fait dpendre la dfinition dune particule de sa relation aux autres particules. Car sil est vrai que la masse dune particule varie en fonction de sa vitesse, alors il suffit que la vitesse dune particule soit modifie par nimporte quelle rencontre hasardeuse, pour que sa masse elle-mme et donc sa substance se trouve modifie. On peut donc dire que toute modification de la relation dune particule aux autres est aussi une modification de ses caractres internes (idem), de sorte que la consistance individuelle dune particule est entirement relative. c/ Cette relation quest lindividu Mais relatif , on laura prsent bien compris, nest aucunement synonyme d irrel . Cest pourquoi Simondon ne peut que sopposer la thorie probabilitaire de lindividu dfendue entre autres par Niels Bohr, thorie selon laquelle lindividu physique est ce quil apparat dans la relation avec le sujet mesurant (IG, p. 140). Si

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ltre-relatif de lindividu implique dans ce cas sa non ralit, cest parce que la relation elle-mme, dfinie comme artifice dune mesure humaine, est dpourvue de ralit : la limite, la relation nest rien, elle nest que la probabilit pour que la relation entre les termes [cest--dire le sujet mesurant et lindividu physique mesur] stablisse ici ou l (IG, p. 141). Lindividu, dfini probabilitairement par lexistence dune relation formelle ne saurait tre rien de rel. Dfinir lindividu physique comme un tre relatif un sujet qui le mesure revient faire de lui un tre inconsistant. Cest seulement lorsque lindividu existe comme loprateur dune relation lintrieur dun systme de mme ordre de grandeur que lui, que sa relativit cesse dtre la marque de son irralit. Mais cest qualors, il nest plus compris comme relatif une mesure humaine, mais comme relatif un milieu associ qui nat en mme temps que lui comme son complmentaire, milieu sous forme duquel le prindividuel subsiste aprs lopration dindividuation. Dans le cas de lindividuation du cristal, le milieu associ sera leau-mre en laquelle rside lnergie potentielle du systme. Dans le domaine de lindividuation physique, ce milieu associ se trouve repens comme champ, cest-dire comme la grandeur physique vritable (IG, p. 132) qui, sans tre une partie de lindividu est centre autour de lui et ne se confond pas avec une simple probabilit dapparition mais exprime la proprit que possde une particule physique dtre polarise, cest--dire de se dfinir aussi par linteraction quelle a avec dautres particules physiques. On ne comprend pas en quoi consiste la ralit de lindividu tant quon na pas saisi limportance de sa relation avec un milieu associ : lindividu, en effet, nest pas un absolu ; tout seul, il est une ralit incomplte, incapable dexprimer lentiret de ltre ; pour autant, il nest pas non plus illusoire, et, associ un milieu de mme ordre de grandeur que lui qui retient en lui le prindividuel, lindividu acquiert la consistance dune relation. Devient prsent plus clair ce qui tait apparu lors de lvocation de lallagmatique comme construction dun point de vue capable de saisir lindividu comme ce en quoi une opration peut se reconvertir en structure et une structure en opration ; ce nest pas lindividu tout seul qui est capable dune telle reconversion, mais lindividu en tant quinsparable de son milieu associ. Ainsi, ce que dgage lallagmatique, cest que, ni absolu ni illusoire, lindividu est relatif, il a la ralit dun acte relationnel. Que les tres consistent en relations, que la relation, par l, ait rang dtre et constitue de ltre, voil sans doute le postulat ontologique ou plutt ontogntique central pour une philosophie de lindividuation. Au point que lon naccde aux thses qui spcifient la pense simondonienne de la ralit psycho-sociale que du cur de ce postulat. Pourtant, sil claire dans les tres, par-dessus les diffrences de domaines, le centre rel qui leur est commun et les rend conjointement comprhensibles, ce postulat nempche-t-il pas de rendre compte de la diffrence entre les domaines ? Et sil ny a pas, entre les individus appartenant des domaines dtre diffrents, comme par exemple les individus physiques et les tres vivants, de diffrence substantielle, si la diffrence qui les disjoint nest pas celle qui spare deux genres, comment parvenir encore dfinir des domaines distincts ? Il appartient une telle question de faire apparatre la spcificit de la dmarche dune philosophie de lindividuation, plus que de la mettre en crise. Car, si la diffrence qui spare deux domaines comme le physique et le vivant nest pas de

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substance, si ces deux domaines ne sopposent pas comme une matire vivante et une matire non vivante , cest parce que la diffrence qui existe entre eux est celle qui distingue une individuation primaire en systmes inertes et une individuation secondaire en systmes vivants (IG, p. 149). Ce qui diffrencie deux domaines rside donc du ct de lindividuation qui donne naissance aux individus qui peuplent chacun deux. Quest-ce dire ? Quil faut concevoir lindividuation biologique non pas comme quelque chose qui ajoute des dterminations un tre dj physiquement individu, mais comme un ralentissement de lindividuation physique, comme une bifurcation qui sopre en-de du niveau proprement physique. Cest par une replonge au niveau du prindividuel antrieur lindividuation physique que commence lindividuation dun vivant : les phnomnes dun ordre de grandeur infrieur, que lon nomme microphysiques, ne seraient en fait ni physiques ni vitaux, mais prphysiques et prvitaux ; le physique pur, non vivant, ne commencerait qu lchelon supra-molculaire ; cest ce niveau que lindividuation donne le cristal ou la masse de matire protoplasmique (IG, p. 149-150). Mais cette bifurcation ne donne pas naissance des genres dtre que seraient la matire inerte et la vie, genres que lon pourrait ensuite mystrieusement subdiviser en espces, le vgtal et lanimal apparaissant alors comme des subdivisions spcifiques du vivant. Et la diffrence entre vgtaux et animaux sexplique dune manire similaire celle qui spare le physique du vital. Ainsi, lanimal apparat lobservateur de lindividuation comme un vgtal inchoatif (IG, p. 150), cest--dire comme du vgtal dilat lextrme commencement de son devenir ; plus prcisment, lindividuation animale salimente la phase la plus primitive de lindividuation vgtale, retenant en elle quelque chose dantrieur au dveloppement comme vgtal adulte, et maintenant, en particulier, pendant un temps plus long, la capacit de recevoir de linformation (idem). Entre le physique et le vital, entre le vgtal et lanimal, il ne faut pas chercher de diffrences substantielles susceptibles de fonder des distinctions de genre espces, mais plutt des diffrences de vitesse dans le procs de leur formation. Ce qui rpartit ltre en domaines, ce nest finalement rien dautre que le rythme du devenir, tantt brlant les tapes, tantt ralentissant pour reprendre lindividuation son extrme dbut. En prenant appui sur ce constat dhtrognit des rythmes individuants, il devient possible de dire en quoi consiste la diffrence qui spare les tres en physiques et vivants . Les individus physiques diffrent des vivants en ceci que, la premire individuation instantane do ils rsultent comme complmentaires dun milieu, sajoute pour ceux-ci une deuxime individuation perptue, qui est la vie mme (IG, p. 25). Car un tre vivant nest pas seulement rsultat, mais aussi, plus profondment, thtre dindividuation (idem). Un vivant, contrairement un cristal ou un lectron, ne se contente pas dindividuer sa limite, cest--dire de saccrotre sur son bord extrieur : lindividu vivant a [...] une vritable intriorit, parce que lindividuation saccomplit au-dedans ; lintrieur aussi est constituant, dans lindividu vivant, alors que la limite seule est constituante dans lindividu physique, et que ce qui est topologiquement intrieur est gntiquement antrieur. Lindividu vivant est contemporain de lui-mme en tous ses lments, ce que nest pas lindividu physique, qui comporte du pass radicalement pass, mme lorsquil est encore en

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train de crotre (IG, p. 26). L o lindividu physique ne comporte pas de vritable intriorit, puisque cette intriorit est, en tant que processus sdiment, au pass, le vivant, lui, ne cesse dindividuer en lui, ce pourquoi il existe au prsent. En plus dun milieu extrieur, les tres vivants possdent un milieu intrieur, de sorte que leur existence apparat comme la perptuelle mise en relation du milieu intrieur et du milieu extrieur, relation que lindividu opre lintrieur de lui-mme. Lindividu vivant est capable aussi bien de relations orientes vers lintrieur de lui-mme, dont lillustration serait la rgnration comme gense interne, que de relations qui sexercent vers lextrieur, comme la reproduction. Mais, ce niveau, il faut distinguer entre les vivants dits suprieurs dous dautonomie et ceux du type de la colonie, cas o lon ne sait pas bien si le vritable individu est la colonie tout entire comme totalit de fonctionnement, ou ses lments ; tant que ceux-ci se contentent deffectuer des fonctions spcialises, ils se comportent en effet davantage comme des organes que comme des individus. Simondon rsout le problme par la fonction de reproduction : cest elle quil revient de marquer le passage de ltre-organe ltre-individu. Ds lors, ce qui individualise un individu vivant en colonie par rapport la colonie dans laquelle il vit, cest le moment o il se dtache de celle-ci pour aller pondre un uf do sortira un individu-souche et, par bourgeonnement, une nouvelle colonie. Ce qui revient dire que ce qui confre un tre vivant une individualit spare, cest son caractre thanatologique13 le fait de se dtacher de sa colonie dorigine et, aprs lavoir reproduite, de mourir au loin. Bien que lexemple des clentrs sur lequel Simondon base sa description de lindividuation des vivants puisse paratre tonnant, voire mme mal choisi compte tenu de la difficult assigner prcisment dans ce cas le lieu de lindividualit, il ne nous semble pas que ce choix rsulte dune lgret de lauteur. Car cet exemple offre un observatoire pour tudier la constitution mme de lindividualit en tant quactivit relationnelle. Lindividu est ici pure relation : il existe entre deux colonies, ne sintgrant aucune, et son activit est une activit damplification de ltre. Plus gnralement, ce qui ressort de la spcificit du mode dexistence des individus biologiques, cest un nouvel clairage sur la notion de relation telle que lentend Simondon. En effet, si lon choisit de dcrire la relation intrieure de lindividu lui-mme comme une relation entre lindividu et des sous-individus qui entreraient dans sa composition, et si lon noublie pas que lindividu vivant est par ailleurs dans une relation constituante au groupe auquel il appartient, groupe du genre de la communaut naturelle (socit de fourmis, dabeilles, etc.), il apparat que : La relation entre ltre singulier et le groupe est la mme quentre lindividu et les sous-individus. En ce sens, il est possible de dire quil existe une homognit de relation entre les diffrents chelons hirarchiques dun mme individu, et de mme entre le groupe et lindividu (IG, p. 158). Il ny a pas de diffrence de nature entre la relation de lindividu au groupe et sa relation lui-mme ; telle est en dfinitive la leon qui se dgage du postulat de la ralit de la relation. Une seule relation court tous les niveaux de ltre, parce quen fin de compte, ce qui unifie ltre en lui-mme, unifiant chaque tre, cest lactivit de la relation.13

Terme form partir du grec thanatos qui dsignait en Grce le dieu de la mort.

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La relation transindividuelle

Lindividuation psychique et collective : une ou plusieurs individuations ? Ce nest pas la moindre des singularits de Simondon que de penser la nature de la relation qui stablit entre individu et collectif dans le cadre des socits humaines travers ltude de lindividuation psychique et collective, dont il dcrit minutieusement le dtail dans louvrage ponyme qui fait suite Lindividu et sa gense physico-biologique. Le nom que lauteur choisit pour dsigner ce dont il sagit dans son livre frappe par son caractre nigmatique : non pas lindividuation du collectif ni les individuations psychique et collective , mais lindividuation psychique et collective , expression au singulier qui fait tenir ensemble deux termes dans la distance unificatrice dun et . Le singulier du titre laisse entendre quil va tre question dans louvrage dune seule individuation, psychique et collective, ou encore, comme lauteur crit parfois en supprimant du mme coup le statut problmatique du et , psycho-sociale. Il sagirait donc dune individuation biface, dune unique opration pour deux produits ou rsultats : ltre psychique et le collectif. Pourtant, ds lintroduction, il est prcis quil sagit de deux individuations [...] rciproques lune par rapport lautre (IPC, p. 19). Mais rciproque ne signifie pas identique : on dit dune relation quelle est rciproque lorsquelle sexerce simultanment dun premier terme un second et inversement. Dire que lindividuation psychique et lindividuation collective sont rciproques revient donc en quelque sorte en faire les ples dune unique relation constituante. Mais cest dabord, en tout cas, dire quil y a l deux individuations, dont la premire (lindividuation psychique) est dite intrieure lindividu et la seconde extrieure . Or, cest loccasion de lnonc de la rciprocit des deux individuations que se trouve introduit, dans le passage dj cit, le concept de transindividuel : Les deux individuations, psychique et collective, [...] permettent de dfinir une catgorie du transindividuel qui tend rendre compte de [leur] unit systmatique . En quoi peut consister une telle unit ? Dans la mesure o les deux individuations sont dabord dsignes au dbut de ce mme paragraphe comme la relation intrieure et extrieure lindividu , le transindividuel apparat comme ce qui unifie non pas lindividu et la socit, mais une relation intrieure lindividu (celle qui dfinit son psychisme) et une relation extrieure (celle qui dfinit le collectif) : lunit transindividuelle des deux relations est donc une relation de relations. Lindividuation psychique et collective serait donc lunit de deux individuations rciproques, lindividuation psychique et lindividuation collective. Il semble pourtant que lon ne puisse pas sen tenir cette rponse. En effet, ds que lon se penche dun peu plus prs sur ltude de lindividuation psychique, on la dcouvre elle-mme compose : lmotion et la perception apparaissent ainsi comme deux individuations

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psychiques prolongeant lindividuation du vivant (IPC, p. 120). Si lindividuation psychique est compose, nous ne sommes ds lors plus en face de deux individuations (psychique et collective) mais dune multiplicit dindividuations. Mais alors, combien y a-t-il dindividuations au juste, et comment ces individuations multiples peuvent-elles sunifier enfin en une individuation psychique et collective au singulier ? Ceci ne se comprend qu condition de se souvenir que tout le projet dune philosophie de lindividuation est guid par une vise anti-substantialiste, ce qui se dira ici : le psychisme nest pas une substance. Il sagit en effet de parvenir penser le psychisme et le collectif sans faire appel de nouvelles substances (IPC, p. 19), telles que lme ou la socit , qui seraient nouvelles par rapport celles dont on dispose dj lissue de ltude mene dans Lindividu et sa gense physicobiologique, savoir : lindividu physique et ltre vivant. Le double danger qui guette un tel projet, et qui est nonc en mme temps que lui, est donc clair : il se nomme psychologisme et sociologisme , les deux substantialismes qui attendent toute pense de la ralit dsigne comme psycho-sociale pour la rabattre sur des entits fixes (le psychisme et la socit). Mais que signifie penser la ralit de ltre psychique et du collectif sans faire appel de nouvelles substances ? Cest montrer que lindividuation psychique et celle du collectif prolongent lindividuation vitale, quelles en sont la continuation. En tant qutres individus, les vivants surgissent dune premire individuation, lindividuation biologique. Mais, comme on a commenc le voir prcdemment, les tres vivants ne se maintiennent dans lexistence quen perptuant cette premire individuation o ils ont vu le jour, par une srie dindividuations individualisantes. Cest cette continuation de lindividuation premire que lon nomme individualisation. En effet, un tre vivant a besoin pour exister de pouvoir continuer sindividualiser en rsolvant les problmes du milieu qui lentoure et qui est son milieu (IPC, p. 126). Dans lanalyse quen propose Simondon, la perception, par exemple, apparat comme un acte dindividuation opr par un vivant pour rsoudre un conflit dans lequel il entre avec son milieu. Dans cette perspective, percevoir, ce nest pas dabord saisir une forme, mais cest, au sein dun ensemble constitu par la relation entre le sujet et le monde, lacte par lequel un sujet invente une forme et modifie par l sa structure propre en mme temps que celle de lobjet : on ne peroit qu lintrieur dun systme tendu dont on est un sous-ensemble. Prenant lexemple de laptitude tonnante des enfants reconnatre les diffrentes parties du corps chez les animaux quils voient pour la premire fois, y compris ceux dont la morphologie est trs loigne de celle des humains, Simondon conclut que lenfant est corporellement engag dans la perception en fonction de lmotion sympathie, peur, etc. provoque par lanimal. Ainsi, ce nest jamais la forme seule de lanimal qui est perue, mais son orientation dans lensemble, sa polarit qui fait quil est couch ou dress sur ses pattes, quil fait face ou fuit, a une attitude hostile ou confiante (IPC, p. 79). Si lon admet que lindividuation psychique consiste en une srie dindividuations qui prolongent lindividuation premire du vivant, on dira alors que : Chaque pense, chaque dcouverte conceptuelle, chaque surgissement affectif est une reprise de lindividuation premire ; elle se dveloppe comme une reprise de ce schme de

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lindividuation premire, dont elle est une renaissance loigne, partielle, mais fidle (IPC, p. 127). Lindividuation premire, on le sait, est celle qui donne naissance ltre vivant individu. Mais quest-ce qui nat de lindividuation psychique ? Un type dindividu nouveau, lindividu psychique ? Il ne semble pas. Lintroduction dj, qui nous apprenait que le psychisme est fait dindividuations successives permettant ltre de rsoudre les tats problmatiques correspondant la permanente mise en communication du plus grand et du plus petit que lui (IPC, p. 22), nous donnait comprendre quil y a davantage des problmes psychiques quun individu psychique. Nexistent en effet que deux sortes dindividus : les individus physiques et les individus vivants. Cest pourquoi, pour tre rigoureux, il faut dire quil ny a pas proprement parler une individuation psychique, mais une individualisation du vivant qui donne naissance au somatique et au psychique (IPC, p. 134 ; nous soulignons). Lindividuation psychique est une individuation vitale perptue. Ce que lon appelle en parlant improprement individuation psychique apparat ainsi comme lopration qui poursuit, dans un tre dj individu, une individuation initiale ; elle ne saurait par consquent donner naissance un nouvel individu, mais plutt un nouveau domaine de ltre. Ds le dpart, en effet, la dfinition que donne Simondon de lindividu comme la ralit dune relation mtastable (IPC, p. 79-80) invalide une approche par domaines prconstitus, ceux-ci, dpendant de la modalit de lindividuation, ne lui prexistant donc pas. Car les domaines rsultent de la manire dont la mtastabilit du systme individu/milieu se conserve ou au contraire se dgrade aprs individuation. Le domaine physique est ainsi celui o lindividu, en apparaissant, fait disparatre ltat mtastable en supprimant les tensions du systme dans lequel il apparat, contrairement au domaine du vivant, qui se dfinit quant lui par le fait que lindividu y entretient la mtastabilit du systme o il voit le jour. Mais concernant le domaine psychique suppos natre de lindividuation psychique, quest-ce qui va permettre de le dfinir, tant donn quil nexiste pas dindividu psychique au sens o il existe des individus physiques et vivants ? Ainsi pose, la question nest pas tout fait juste, puisquelle sous-entend que les domaines dtre pourraient se dfinir par les types dindividus qui les peuplent. Or, dans la mesure o les domaines dpendent de la modalit de lindividuation, de la manire dont elle conserve ou non la mtastabilit dun systme, ils ne se dfinissent pas par les types dindividus qui les remplissent, ceux-ci rsultant galement de lopration individuante. Cette remarque faite, la question reste cependant pose de ce qui permet de dfinir un domaine dtre. Reprenons dans la perspective de cette question laffirmation de Simondon dj cite, quil ny a pas proprement parler une individuation psychique, mais une individualisation du vivant qui donne naissance au somatique et au psychique . Pour comprendre ceci, il faut se souvenir quun vivant ne cesse dtre confront, tant quil vit, une srie de problmes : percevoir, se nourrir, prouver une motion apparaissent ainsi comme autant de tentatives pour rsoudre tel ou tel problme de compatibilit avec un milieu. Or, la compatibilisation de lorganisme avec le milieu peut prendre la forme dun ddoublement de lunit vitale psychosomatique selon deux sries de fonctions : les fonctions vitales ou somatiques et les fonctions

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psychiques. Lindividuation psychique apparat alors comme une nouvelle structuration du vivant, qui se trouve rparti en deux domaines distincts : le domaine somatique et le domaine psychique. L o il y avait auparavant une unit psychosomatique homogne, il y a, aprs individualisation, une unit fonctionnelle et relationnelle . De sorte que lon peut prsent rpondre la question pose plus haut : ce qui dfinit un domaine dtre, ce ne sont pas les substances qui le remplissent, mais les fonctions qui naissent du ddoublement individuant et qui lui donnent son nom. Suivant cette description de la dualit psycho-somatique comme rsultant, au sein du vivant, dune opration ddoublante, et non comme un dualisme de substances, il devient possible de reconsidrer la ligne de partage entre lhomme et lanimal. Lopposition traditionnelle entre lhomme et lanimal repose en effet sur un dualisme substantiel du somatique et du psychique, en vertu duquel on cantonne lanimal dans les conduites somatiques : Par rapport lhomme qui peroit, lanimal parat perptuellement sentir sans pouvoir slever au niveau de la reprsentation de lobjet spare du contact avec lobjet (IPC, p. 140). Or, mme si elles sont moins nombreuses que les conduites instinctuelles relevant de lindividuation, il y a chez les animaux des conduites dindividualisation ; ce sont les conduites de raction organise , qui impliquent de la part du vivant linvention dune structure. La diffrence entre homme et animal apparat par suite comme de niveau plus que de nature (IPC, p. 141) ; nombreuses seront les implications de cet anti-essentialisme anthro