Combat Pour l'Individu

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 Combat pour l'individu / par Georges Palante  Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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Georges Palante

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  • Combat pour l'individu /par Georges Palante

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

  • Palante, Georges (1862-1925). Combat pour l'individu / par Georges Palante. 1904.

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    L'INDIVIDUr\it

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  • LHIDIVIDU~R R

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  • COMBAT

    POUR L'INDIVIDU

    AVANT-PROPOS

    Nous publions, runis sous ce titre Combat pour

    /'Individu une srie d'articles qui ont paru dans diverses

    Revues et qui constituent le dveloppement d'une ide

    unique.Ce livre est une critique des effets de l'esprit social

    ou grgaire sous les diffrentes formes et dans les

    diffrents cercles sociaux o il petit agir. l'espritsocial nous opposons l'esprit individualiste au droit

    des collectivits le droit des individualits.

    Herbert Spencer a crit son admirable livre Ylndi-

    l'idu contre l'Etat, pour opposer au citoyen tre

    domestiqu l'individu, l'homme tout court. Les ser-

    vitudes clalistes ne sont qu'une faible partie des

    chaines qui psent sur l'individu. L'tat n'est qu'un

    aspect de la socit. La tyrannie sociale, j'entendscelle des murs, de l'opinion, de l'esprit de clan, de

    groupe, de classe, etc, exercent sur l'individu une

    I. La Revue l'liiivsophiijiio, lo Mercure de France, la l'hime. la HcrucSocialitli'.

    pu. vmt.. 1

  • COMBATl'OUR L'INDIVIDU

    influence morale autrement oppressive et dbilitante

    que la contrainte tatiste proprement dite.

    C'est pourquoi dans ce livre qui pourrait aussi s'inti-

    tuler Y Individu contre la Socit, nous avons essayd'accentuer et d'largir la revendication individualiste

    d'Herbert Spencer en l'appliquant au domaine entier

    de la vie sociale.

    G. P.

  • 1L'ESPRIT DE CORPS1

    L'esprit de corps est un des phnomnes les plus intres-

    sants qui puissent frapper l'observateur de la vie sociale com-

    temporaine. Au milieu de la dsagrgation de tant d'influences

    morales et sociales, il semble avoir gard une certaine action

    sur les consciences et se manifeste par d'importants effets.

    Nous avons cru utile d'tudier l'esprit de corps dans quelques-uns de ses principaux caractres. Cette petite enqute psycho-

    logique nous conduira ensuite quelques considrations sur

    la valeur morale de l'esprit de corps.Pour la prcision des ides, il convienl d'abord de distin-

    guer deux sens de cette expression Esprit de corps un

    sens large et un sens troit. Au sens troit, l'esprit de corpsest un esprit de solidarit qui anime tous les membres d'un

    mme groupe professionnel. Au sens large, l'expression esprit de corps dsigne l'esprit de solidarit en gnral,

    envisag non plus seulement dans le groupe professionnel,mais dans tous les cercles sociaux, quels qu'ils soient (classe,

    caste, secte, etc.), dans lesquels l'individu se sent plus ou

    moins subordonn aux intrts de la collectivit. C'est en ce

    sens qu'il existe un esprit de clause l'esprit bourgeois par

    exemple qui, pour tre plus ou moins difficile dfinir exac-

    lement, n'en existe pas moins et ne s'en montre pas moins

    combatif toutes les fois qu'il s'agit de refouler les doctrines

    et les tendances anti-bourgeoises. C'est en ce sens galement

    1. lirviif PhilitKO)ihifjiie, aoil 189!).

  • COMBAT POUR L'INDIVIDU

    que Schopenhauer a pu parler de l'esprit de corps des femmes

    ou de l'esprit de corps des gens maris, sur lequel il fait de

    si intressantes remarques dans ses Aphorismcs sur la sagessede la vie 1. En ce sens large, on pourrait encore parler d'es-

    prit de corps entre les habitants d'une mme ville, lesquelsse trouvent, dans certains cas, tre plus ou moins les co-as-

    socis d'une mme entreprise commerciale. Ibsen a repr-sent d'une faon magistrale cet esprit de corps agissant dans

    la petite ville o il place la scne de son Ennemi du peupleet o nous voyons tous les habitants d'accord pour taire le

    secret (la contamination des eaux) qui, divulgu, ruinerait les

    tablissements balnaires de la ville. Le sens large de l'ex-

    pression Esprit de corps, n'est manifestement qu'une exten-

    sion du sens troit ou purement professionnel.La solidarit professionnelle est un des liens sociaux les

    plus puissants. Mais c'est dans les professions dites librales

    (clerg, arme, universit, magistrature, barreau, diverses

    administrations) que son action est le plus nergique. Des

    ouvriers appartenant au mme mtier, par exemple des mca-

    niciens, des menuisiers, des fondeurs en fer ou en cuivre ne

    manifestent pas un esprit de corps aussi dvelopp que l'offi-

    cier, le prtre, le fonctionnaire des diverses administrations.

    Ce n'est pas dire que ces ouvriers soient dnus de toute

    solidarit corporative, puisqu'on sait que les ouvriers d'un

    mme mtier sont capables, dans certains pays, de s'unir en

    associations de mtiers (Trade-Uniom) et de se coaliser pourdfendre vigoureusement leurs intrts contre les patrons.Mais cette solidarit, chez ces ouvriers, reste purement, co-

    nomique. Elle se borne la dfense des intrts matriels de

    l'Union de mtier. Ce but atteint, son action cesse. Elle ne se

    transforme pas en une discipline morale et sociale cohrente

    et systmatique qui domine et envahit les consciences indi-

    I. Schopenhauer, Aphorismes sur la (le la vie. Ti-ail. l;im;.de Cantacuzi-ne. p. 80. (.Paris. F. Aleani.

  • I/ESPR1T DE CORPS

    viduelles. Ou du moins si elle agit dans ce sens, c'est uni-

    quement pour dvelopper chez l'ouvrier la conscience de ses

    droits de proltaire , par opposition la classe antago-niste la classe bourgeoise ou capitaliste. Ce n'est plus ici, proprement parler, l'esprit de corps au sens troit de cette

    expression c'est plutt l'esprit de classe.

    Mais, dans les professions librales, il en est autrement.

    Ici, l'esprit de corps s'arroge un vritable empire moral sur

    les consciences individuelles. Ici, la corporation impose et

    inculque ses membres, d'une manire plus ou moins con-

    sciente, un conformisme intellectuel et moral et les marqued'une estampille indlbile. Cette estampille est bien tran-

    che et varie d'un groupe l'autre. Autres sont les manires

    de penser, de sentir et de ragir propres au prtre, l'officier,h l'administrateur, au fonctionnaire des diverses catgories.Ici chaque corps a ses intrts trs conscients d'eux-mmes,ses mots d'ordre trs dfinis et trs prcis qui s'imposent aux

    membres des groupes. Cette nergie toute particulire de

    l'esprit.de corps dans les professions librales s'explique peut-tre en partie par ce fait que le prtre, le magistrat, le mili-

    taire, et en gnral le fonctionnaire sont soumis une orga-nisation hirarchique puissante dont l'effet est de fortifier

    singulirement l'esprit de corps. Car il est manifeste que plusun groupe social est organis et hirarchis, plus la disci-

    pline morale et sociale qu'il impose ses membres est troite

    et nergique.

    Quels sont les caractres principaux de l'esprit de corpsUn corps est un groupe professionnel dfini qui a ses

    intrts propres, son vouloir-vivre propre et qui cherche se

    dfendre contre toutes les causes extrieures ou intrieures de

    destruction ou de diminution.

    Si nous nous demandons maintenant quels sont les biens

    pour lesquels lutte un corps, nous voyons que ce sont des

    avantages moraux le bon renom du corps, l'influence, la

  • COMBAT POUR L'INDIVIDU

    considration, le crdit. Ces avantages moraux ne sont sans

    doute que des moyens en vue d'assurer la prosprit mat-

    rielle du corps et de ses membres mais le corps les traite

    comme des fins on soi et il dploie, les conqurir et les

    dfendre, une nergie, une pret, une combativit dont les

    passions individuelles ne peuvent donner qu'une faible ide.

    Ces avantages moraux, un corps les poursuit en s'effor-

    anl de suggrer ceux qui ne font pas partie du corps, une

    haute ide de son utilit et de sa supriorit sociales. Il ne

    craint pas d'exagrer au besoin cette valeur et cette impor-tance et comme il n'ignore pas la puissance de l'imaginationsur la crdulit des hommes, il s'enveloppe volontiers du

    dcorum le plus propre accrotre sa respectabilit dans l'es-

    prit de la foule. M. Max Nordau, dans son beau livre Les

    mensonges conventionnels de notre civilisation, a tudi

    les mensonges que les divers groupes sociaux organissentretiennent sciemment et volontairement et qu'ils semblent

    considrer comme une de leurs conditions d'existence (men-

    songe religieux, mensonge aristocratique, politique cono-

    mique, etc. '). A ces mensonges, Max Nordau aurait pu

    ajouter les mensonges corporatifs qui ne sont souvent qu'unecombinaison et une synthse des autres. C'est dans cette

    grande loi gnrale d' Insincritc sociale qu'il faut faire ren-

    trer la tactique spciale au moyen de laquelle un corps dissi-

    mule ses dfauts, ses faiblesses, ou ses fautes et s'efforce de

    rester, au yeux du vulgaire, dans une attitude de suprioril

    inconteste, d'infaillibilit et d'impeccabilit hautement recon-

    nues.

    Pour garder cette attitude, le corps exige avant tout de ses

    membres d'avoir de la tenue . Il veut que les siens soient

    irrprochables extrieurement et qu'il jouent dcemment leur

    rle sur le thtre social.

    1 Y. Max NorcUui. Les ntensotif/es conventionnel- Inlroilueliou cl passiui.(Pnris, Y. Alain.)

  • L'ESPRIT DMCOtU'S

    La concurrence est la grande loi qui domine l'volution

    des socits elle domine aussi la vie des corps constitus.

    Chaque corps a vis--vis des autres son orgueil de caste et

    son point d'honneur spcial. Il veut maintenir intacte sa res-

    pectabilit et ne pas dchoir de son rang dans le grand orga-nisme que les divers corps forment par leur runion. On peutobserver entre les divers corps constitus une rivalit sourde

    qui se traduit dans la vie publique et mme dans les rap-

    ports de la vie prive. M. A., France donne de cette rivalit

    entre corps une peinture des plus humoristiques dans la petitenouvelle intitule Un substitut et qu'il attribue, dans T Orme

    du Mail, la plume de M. Bergeret1.Cet esprit de rivalit force le corps veiller jalouse-

    ment sur son honneur de caste et exercer un svre con-

    trle sur la tenue de ses membres. Malheur celui, qui, parses paroles ou par ses actes, a pu sembler compromettrel'honneur du corps. Celui-l n'a attendre de ses pairs ni

    piti ni justice. Il est condamn sans appel. Quand cela est

    possible, la brebis galeuse est sacrifie par une excution

    officielle dans le cas contraire, on l'limine silencieusement

    par des procds plus ou moins hypocrites et qui dnotent

    dans le corps un machiavlisme plus conscient de lui-

    mme qu'on ne croit. Le corps obit ici l'instinct vital

    de toute Socit. Comme une basse-cour se rue sur le

    poulet malade pour l'achever ou l'expulser, dit M. M. Barrs,

    chaque groupe tend rejeter ses membres les plus faibles2.

    Les faibles, les inhabiles se pousser dans le monde, les

    mauvais figurants de la comdie sociale constituent pour le

    corps un poids mort qui l'entrave dans sa marche et dont

    il ne cherche qu' se dbarrasser. Aussi le corps les avilit-

    il, les humilie-t-il il s'efforce de crer autour d'eux ce que

    1. Voir A. France, L'Orme du Mail, p. 25S.

    liimi-s. Les dracins, p. 133.

  • COMBAT POUR L'INDIVIDU

    Guyau appelle quelque part une atmosphre d'intolra-

    bilit.

    Cette politique d'limination contre ses membres faibles.

    le corps la poursuit avec un ddain de l'individu et une

    absence de scrupules qui justifient souvent, il faut bien le

    dire, le mot de Daudet Les corps constitus sont lches 2.

    Pour mieux assurer sa politique de domination, l'esprit de

    corps tend tendre autant que possible sa sphre d'in-

    Iluence. Il est essentiellement envahisseur. Il ne se bornera pas contrler l'existence professionnelle des membres du corpsmais il empitera souvent sur le domaine de leur vie prive.Un romancier contemporain, M. Vergniol, a dcrit d'une

    faon trs spirituelle ce caractre de l'esprit de corps dans

    une trs suggestive nouvelle intitule Par la voie hirar-

    chique s. Dans cette nouvelle, l'auteur nous montre un pro-fesseur de lyce (vrai type de l'individualit envahie par le

    corps) qui fait appel l'administration hirarchique et aux

    influences corporatives pour rsoudre ses difficults domes-

    tiques. Et l'on voit en effet l'esprit de corps, sous la forme du

    proviseur et des collgues, intervenir dans une situation

    prive avec une maladresse qui n'a d'gale que son incomp-tence. M. Vergniol a aussi finement not dans une autre nou-

    velle intitule Pasicurs d'Ames ce trait de l'esprit de corpsl'hostilit contre les membres du corps qui peuvent paratre un titre quelconque dparer la corporation. Qu'on se rap-

    pelle l'hostilit du jeune et fringant professeur Brissart

    vrai type de ce que Thackeray dcrit sous l'pithte de Snob

    universitaire contre un vieux collgue peu dcoratif quisemble dparer par sa tenue nglige le corps dont le jeuneSnob croit tre le plus bel ornement.

    1. (iuytui, liaquisse d'une morale xans obligation ni sanction. (l':m.l

  • L'ESPRIT DE CORPS

    D'une manire gnrale, la corporation tend s'assujetlirla vie intgrale de l'individu. Qu'on se rappelle l'troite dis-

    cipline morale laquelle les corporations du moyen ge sou-

    mettaient la vie prive de leurs membres l.

    Cette disposition entrane dans le corps tout entier une

    curiosit troite et mesquine applique aux faits et gestes des

    individus. Une corporation ressemble cet gard une petiteville cancanire. Voyez nos administrations de fonctionnaires.

    Elles sont cet gard comme autant de petites villes rpan-dues dans l'espace et dissmines sur toute l'tendue du terri-

    toire franais. Si l'un des membres un peu en vue de la petite

    glise commet quelque maladresse ou s'il lui arrive, comme

    ou dit, quelque histoire, aussitt de Nancy Baronne et de

    Dunkerque " Nice la nouvelle s'en propage dans le corpstout entier, absolument comme le petit potin du jour se

    colporte de salon en salon chez les bonnes dames de la petiteville.

    Ces quelques remarques sur les faits et gestes de l'espritde corps nous permettent de voir en lui une manifestation

    particulirement nergique de ce que Schopenhauer appellele vouloir-vivre. Un corps est, comme toute socit organise

    d'ailleurs, du couloir-vivre humain comlemc. et port -un

    degr d'intensit que n'atteint jamais l'gosme individuel.

    Ajoutons que ce vouloir-vivre collectif est trs dill'rent de

    celui qui agit dans une foule, laquelle est un groupe essen-

    tiellement instable et transitoire. Le corps a ce que n'a

    point une foule sa hirarchie, son point d'honneur, ses pr-

    jugs dfinis, sa morale convenue et impose. Aussi le corps

    apporte-t-il dans les jugements qu'il porte sur les choses cl

    sur les hommes un enttement dont la foule, tre ondoyantet divers, n'est pas susceptible au mme degr. Voyez une

    foule: gare, criminelle un instant, elle pourra se raviser

    1. Vojr .sur ce point Nitli. La Population el le systme social, p. 20i>.

  • COMBAT POUR L'INDIVIDU

    l'instant d'aprs et reviser son arrt. Un corps se croit et veut

    tre regard comme infaillible. Autre diffrence entre une

    foule et un corps une foule apporte gnralement plus d'im-

    partialit qu'un corps dans son apprciation du mrite des

    individus. Dans un corps de fonctionnaires, dit Simmel',la jalousie enlve souvent au talent l'influence qui devrait

    lui revenir, tandis qu'une foule, renonant tout jugementpersonnel, suivra aisment un meneur de gnie.

    Un corps tant essentiellement un vouloir-vivre collectif,on peut juger par l quelles sont les qualits que le corpsdemande ses membres. Ce sont celles qui sont utiles au

    corps et celles-l seulement. Un corps ne demande pas ses

    membres de qualits individuelles minentes. Il n'a que faire

    de ces qualits rares et prcieuses qui sont la finesse de l'es-

    prit, la force et la souplesse de l'imagination, la dlicatesse

    et la tendresse d'me. Ce qu'il exige de ses membres, c'est,comme nous l'avons dit, une certaine tenue , une cer-

    taine persvrance dans la docilit au code moral du corps.C'est cette persvrance dans la docilit que, par je ne sais

    quel malentendu de langage, on dcore parfois du titre de

    caractre. Par ce dernier mot un corps n'entendra nullement

    l'initiative dans la dcision ni la hardiesse dans l'excution, ni

    aucune des qualits de spontanit et d'nergie qui font la

    belle et puissante individualit mais seulement et exclusive-

    ment une certaine constance dans l'obissance la rgle. Un

    corps n'a aucune estime particulire pour ce qu'on appelle le

    mrite ou le talent. Il le tiendrait plutt en suspicion, L'espritde corps est ami d, la mdiocrit favorable au parfait confor-

    misme. On pourrait dire de tout corps constitu ce queHenan dit du sminaire d'Issy 2 La premire rgle de la

    compagnie tait d'abdiquer tout ce qui peut s'appeler talent,

    I. Simniel, Comment les /'ormes sociales se mnin tiennent {Anne soei

  • LESPKIT UE CORPS

    originalit, pour se plier la discipline d'une commune mdio-

    crit.

    Nulle part mieux que dans un corps n'apparat l'antithse

    clbre du talent et du caractre que Henri Heine a raille

    avec une si exquise ironie dans l'avant-propos d'Alla Troll.

    On se rappelle non sans sourire cette bonne cole potiqueSouabe qui possdait un haut degr l'esprit de corps

    et qui demandait avant tout ses potes, non d'avoir

    du talent, mais d'tre des caractres. Il en est de mme dans

    nos corps constitus. Un corps veut que ses membres soient

    des caractres, c'est--dire des tres parfaitement disciplins,des acteurs ternes et mdiocres qui dbitent leur rle social

    sur ce thtre dont parle quelque part Schopenhauer et o la

    police dfend svrement aux acteurs d'improviser.Aussi dans un corps, le grand levier pour arriver est-

    il non le mrite, mais la mdiocrit appujepar beaucoupde parents et de camaraderies. D'ailleurs ceux qui dans un

    corps dispensent l'avancement et les places recherches ne

    pratiquent pas toujours ce systme de npotisme .dans des

    vues intresses. Ils sont de bonne foi. Ils sont sincrement

    persuads imbus qu'ils sont de l'esprit de corps, quele npotisme et la camaraderie sont des liens respectables et

    ,utiles la cohsion du corps. En rcompensant le seul mrite,ils croiraient sacrifier un dangereux individualisme.

    Ce ddain de l'esprit de corps pour les qualits person-nelles (intellectuelles ou morales de l'individu) se trouve

    encore admirablement expliqu dans les dernires pages d'un

    roman de M. Ferdinand Fabre, l'abb Tigrane, dans les-

    quelles le cardinal Maffei explique l'abb Ternisien la tac-

    tique de la congrgation romaine.

    Ces considrations confirment suffisamment, ce nous

    semble, la dfinition que nous avons donne plus haut de

    l'esprit de corps. L'esprit de corps est, selon nous, un gosme

    collectif, uniquement nroccup des fins collectives et ddai-

  • COMBAT POUR L'INDIVIDU

    gneux de l'individu et des qualits individuelles. L'esprit de

    corps, ainsi dfini, nous semble prsenter une excellente

    illustration de ce qui tend tre, d'aprs la doctrine de Scho-

    penhauer, le vouloir-vivre pur, spar de l'intellect.

    Les remarques qui prcdent nous permettent galementde prsenter quelques considrations sur la valeur thiquede l'esprit de corps.

    Certains sociologues et moralistes contemporains ont appr-ci d'une faon trs favorable l'influence morale de l'espritde corps. Certains ont mme song l'investir d'une mission

    politique en substituant au suffrage universel tel qu'il fonc-

    tionne dans notre pays un systme de vote par corporations,

    chaque individu devant dsormais voter pour un reprsen-tant choisi parmi ses pairs ou ses chefs hirarchiques, dans

    sa corporation. Citons parmi les moralistes qui ont insist

    rcemment sur la valeur de l'esprit de corps MM. Domer et

    Durckhcim, qui se sont placs au point de vue moral,

    MM. Benoist et Walras, qui se sont placs au point de vue

    politique.M. Dorner voit dans les corporations un remde au

    mcontentement moral et social. Il croit trouver dans la

    subordination de l'individu au groupe corporatif l'apaisementde tous les troubles intrieurs et extrieurs. Chacun doit

    comprendre, dit M. Dorner, qu'il ne peut occuper qu'une

    place dtermine dans l'ensemble et qu'il ne peut dpasser la

    limite que lui imposent le salaire qu'il peut recevoir et la

    limitation de ses propres facults. L'individu acquiert plusaisment cette conviction, s'il appartient une corporation

    qui dtermine l'avance pour lui les conditions gnrales de

    la vie conomique et sociale. La corporation maintient devant

    ses yeux cela seul qui est possible et contribue prserverson imagination des chteaux en Espagne qui le rendent

    1.Dorner, Uas menscldiche ilandeln, l'hilosophische Etkilt (Berlin.Milsclier et RosJell, 189j).

  • L'ESPRIT DE CORPS

    mcontent du prsent. D'un autre ct l'individu apprend,

    grce son application, la mesure du progrs possible et il

    participe l'intelligence collective de ses compagnons ou

    collgues. En consquence, il rsulte de tout cela une ten-

    dance gnrale qui aspire tablir sur le fond de ce qu'on

    possde dj les amliorations qui sont profitables l'individu

    comme au tout, tout en permettant le progrs dans les limites

    de l'activit professionnelle.

    It est du plus haut intrt moral que l'individu puisses'attacher un groupe professionnel, parce que ce lien lui

    permet de juger plus srement de ses facults personnelles;

    parce que, par son intermdiaire, il peut cultiver son intelli-

    gence, se procurer une plus large vue des choses, parce

    qu'il peut tre encourag par elle dans son activit et parce

    qu'il est rattach par elle au grand organisme moral universel.

    Car les corporations ne sont que les organes de cet orga-nisme. Aussi doivent-elles tre une fois pour toutes dlimites

    dans leurs droits les unes l'gard des autres, afin quechacune puisse accomplir sa tche .d'une manire indpen-dante sur son domaine particulier. Mais ensuite les corpora-tions doivent s'inspirer de l'intrt de l'organisme dont elles

    sont les organes, elles doivent faire passer leurs rivalits

    dans la poursuite des privilges et des avantages aprs la

    conscience qu'elles doivent avoir de leur collaboration une

    uvre commune

    M. Durkheim, de son ct, voit dans un corps un inter-

    mdiaire utile entre l'individu et l'tat. L'tat, dit-il, est

    une entit sociale, trop abstraite et trop loigne de l'indi-

    vidu. L'individu s'attachera plus aisment un idal plus voi-

    sin de lui et plus pratique. Tel est l'idal que lui prsente le

    groupe professionnel. M. Durkheim voit dans les corpora-tions le grand remde ce qu'il appelle l'anomic sociale

    1. Dorner. Dus mendichc Handeln. p. Hil. lui >.ziale Xiif'riech'nlietclkische i'/lichf!

  • COMBAT POUR L'INDIVIDU

    Le .principal rle des corporations, dit-il, dans l'avenu

    comme dans le pass, serait de rgler les fondions sociales

    et plus spcialement les fonctions conomiques, de les tirer

    par consquent de l'tat d'inorganisation o elles sont main,

    tenant. Toutes les fois que les convoitises excites tendraient

    ne plus connatre de bornes, ce serait la corporation

    qu'il appartiendrait de fixer la part qui doit quitablementrevenir chaque ordre de cooprateurs. Suprieure ses

    membres, elle aurait toute l'autorit ncessaire pour rclamer

    d'eux les sacrifices et les concessions indispensables et leur

    imposer une rgle 1. On ne voit pas, continue M. Dur-

    kheim, dans quel autre milieu cette loi de justice distribu-

    tive, si urgente, pourrait s'laborer ni par quel organe elle

    pourrait s'appliquer.

    MM. Benoist et Walras'2t d'un autre ct, dveloppentles avantages d'une organisation politique par corporations.'

    Ainsi, comme on peut voir, le systme est complet la

    morale professionnelle s'accole une politique corporative.Nous ne discuterons .pas ici la question de la politique

    corporative. Nous nous contenterons de prsenter quelquesobservations sur la moralit corporative, telles qu'elles

    peuvent rsulter de l'analyse que nous avons faite de l'esprit

    de corps.Suivant nous, l'individu ne peut demander au groupe cor-

    poratif, sa loi et son critrium moral. La valeur de l'activit

    morale de l'individu est nos yeux en raison directe de la

    libert dont il dispose; or le groupe corporatif domine l'indi-

    vidu par des intrts trop immdiats et trop matriels en quel-

    que sorte pour que cette libert ne soit pas entame. Il peuten effet supprimer l'individu rfractaire sa discipline-morale ses moyens d'existence il le tient par ce qu'on.

    I. Durkheim, Le suicide, p. 140. (Paris, V. Alcan.)-1.Voir Walras, derniers chapitres des tudes d'conomie politique appli-

    que.

  • L'KSi'RIT DE CORPS

    pourrait appeler d'une expression emprunte au vocabulaire

    socialiste, la question du ventre .

    Une autre question qui se pose est celle de savoir si l'af-

    filiation au groupe corporatif serait un rel remde l'ano-

    mie et si elle apporterait une fin au mcontentement social.

    Oui, peut-tre, dirons-nous, si l'espce (le justice distri-

    butive dont parle M. Durkheim s'appliquait exactement. Mais

    c'est l un dsidratum utopique, du moins dans les corpo-rations o le travail fourni ne peut tre mesur exactement

    comme quand il s'agit d'un travail manuel. Stuart Mill a

    dit quelque part que du haut en bas de l'chelle sociale la

    rmunration est en raison inverse du travail fourni. Il y a

    sans doute quelque exagration dans cette manire de voir.

    Mais elle peut trouver sa confirmation dans les groupes pro-fessionnels o la nature des services rendus les soustrait a

    une mensuration matrielle et permet l'esprit de corps de

    dployer ses influences oppressives du mrite individuel.

    Ce n'est pas tout. Vouloir chercher le critrium moral de

    l'individu dans la corporation, c'est aller contre la marche

    de l'volution qui multiplie de plus en plus autour de l'indi-

    vidu les cercles sociaux et qui lui permet en consquence de

    faire partie simultanment d'un nombre plus considrable de

    socits diverses et indpendantes qui offrent sa sensibilit, son intelligence et son activit un aliment de plus en

    plus riche et vari. L'histoire multiplie le nombre des

    cercles sociaux, religieux, intellectuels, commerciaux, aux-

    quels les individus appartiennent et n'lve leur personnalit

    que sur l'implication croissante de ces cercles. Par suite leur

    devoir {aux individu) n'est plus relativement simple, clair,

    unilatral, comme au temps o l'individu ne faisait qu'unavec sa socit. La diffrenciation croissante des lments

    sociaux, la diffrenciation correspondante des lments psy-

    chologiques dans la conscience, toutes les lois du dveloppe-

    ment parallle des socits et des individus semblent bien

  • COMBAT POUR L'INDIVIDU

    plutt devoir augmenter que diminuer le nombre et l'impor-tance des conflits moraux. L'histoire, en mme temps qu'ellerend plus nombreux les objets de la morale, en rend les

    sujets plus sensibles1. Il semble rsulter de cette loi de

    diffrenciation progressive que la libert de l'individu et

    par consquent sa valeur et sa capacit morales sont en

    raison directe du nombre et de l'tendue des cercles sociaux

    auxquels il participe. L'Idal moral n'est pas de subordonner

    'l'individu au conformisme moral d'un groupe, mais de le

    soustraire l'esprit grgaire, de lui permettre de se dployer

    dans une activit multilatrale. L'individu, de mme qu'il est

    en un certain sens un tissu de proprits gnrales, peut tre-

    regard comme le point d'interfrence d'un nombre plus ou

    moins considrable de cercles sociaux dont les influences

    morales viennent retentir en lui. L'individu est une monade

    harmonieuse et vivante dont la loi et harmonique est

    de se maintenir en tat d'quilibre au milieu du systme des

    forces sociales interfrentes. C'est dans ce libre et pro-

    gressif panouissement de l'individualit que rside le vri-

    table idal moral. Il n'y en a pas d'autre. Car l'individu

    reste, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, la source vivante

    de l'nergie et la mesure de l'idal.

    Nous arrivons cette conclusion que la morale corporative, jforme de l'esprit grgaire, serait une forme rgressive de

    moralit. -Beaucoup se plaignent, la suite de M. Barrs,

    que nous soyons des Drucinrs. MM. Dorncr et Dnrkhcim

    nous invitent prendre racine dans le sol de la corporation

    professionnelle. Nous nous demandons si ce n'est pas l un

    terrain trop troit pour que s'y enracinent et s'y confinent

    les plantes qui veulent l'air libre, la lumire et les largeshorizons d'une inorale humaine.

    1. lougl. Les sciences sociale" en Allemagne, li.rjiosc des lhi:riei< de

    Rimmel, p. Si". (Paris, F. Alcan.)

  • I'\L\\TK. i

    Il

    L'E SP1UT A DMIN I STKAT1 F t

    L'Esprit Administratif est une forme de mentalit que de

    longs sicles de centralisation ont particulirement dveloppeen France. Cet esprit, par suite de l'importance qu'a prisedans notre pays le mcanisme administratif, exerce une grandeinfluence sur nos ides, sur nos murs, sur notre pratiquesociale tout entire.

    Il peut tre intressant d'analyser cette forme de mentalit

    et d'en examiner la valeur morale et sociale.

    L'Esprit Administratif peut-tre regard comme une varit

    de l'Esprit de Corps. S'il est vrai que chaque corporation",surtout dans les professions dites librales, transforme dans

    une certaine mesure la mentalit de tous ceux qu'elle unit parun lien d'intrts, de proccupations et aussi de prjugs com-

    muns, on est en droit d'affirmer que ce vaste organismesocial qu'on appelle une Administration inculquera ces

    membres, d'une manire plus ou moins consciente, un confor-

    misme intellectuel et moral et qu'elle les marquera d'une

    estampille indlbile.

    L'administrateur, quel qu'il soit, quels que soient les int-

    rts, conomiques, politiques, juridiques, intellectuels et

    moraux la gestion desquels il est prpos, prsente certains

    caractres communs qu'il est facile de reconnatre et qui cons-

    tituent chez lui une sorte de caractre acquis susceptible d'ab-

    sorber plus ou moins compltement son caractre inn.

    I. Revue Hucudiste, juillel 1900.

  • COMBAT L'OUR L'INDIVIDL"

    Une administration est une corporation qui, bien qu'avant sa

    place dfinie dans le grand organisme social qui constitue

    l'tat, n'en a pas moins, dans une certaine mesure, son exis-

    tence propre, ses intrts particuliers et comme son vouloir-

    vivre spcial.Ce vouloir-vivre s'incarne, des degrs divers, chez tous

    les membres d'une mme administration et superpose leurs

    gosmes individuels un gosme collectif qui a pour effet de

    les renforcer et de les discipliner.

    Qui dit administration dit hirarchie. Cotte hirarchie a

    pour effet d'entretenir entre tous les membres d'une mme

    administration un sentiment d'troite solidarit, de l'imposerau besoin et de punir svrement les infractions au confor-

    misme commun.

    Qui dit hirarchie dit aristocratie. Dans chaque adminis-

    tration, chaque subordonn a ou est cens avoir le respect de

    ses suprieurs hirarchiques d'autre part, les chefs ont un

    degr encore plus lev le sentiment de leur autorit.

    L'Esprit Administratif est donc autoritaire par essence et par

    tendance; il tend inculquer tous les membres du groupedes ides de subordination et de discipline.

    Souvent l'attitude de l'administrateur reflte cet tat d'me.

    Ce trait a t trs bien mis en lumire par M. Vergnioldans l'humoristique portrait qu'il trace d'un proviseur dans la

    nouvelle intitule Par la voie hirarchique Le proviseur

    Ltang de Gaubc se promenait sous le clotre avec des airs

    d'amiral sur son banc de quart, le buste cambr, la tte reje-tc en arrire, l'il dur, mobile et faux, promen sur l'entou-

    rage ainsi que sur un troupeau d'esclaves1. On retrouve

    le mme trait plus brutal dans le Manteau de Gogol. Qu'onse rappelle l'accueil plein de morgue fait par un haut fonction-

    naire au malheureux et tremblant Akaki Akakiowilch, quand

    I. G. Vergniol, Scnes du la \ie Vnivei'nilitin'. l'ar voie li'u'rurrliitfup.Feuilleton du Temps du 2:> fvrier tS'.lO.

  • L' i;si>UT A DMINI ST1UIF

    ce dernier vient implorer son aide pour lui faire rendre le

    manteau vol.

    Cet esprit autoritaire est en mme temps un esprit exclusi-

    viste. Prenez un administrateur quelconque; cette conviction

    s'tablit peu peu et finit par triompher dans son esprit, quel'administration dont il fait partie constitue une caste sup-

    rieure, une sorte d'aristocratie dont il est appel maintenir

    le prestige vis--vis du public. Dickens a donn une peinture

    humoristique de ce trait de l'Esprit Administratif dans le pas-

    sage de la Petite Dorrit o il met en scne ce chef de bureau

    du Ministre des Circonlocutions qui regarde le publiccomme son ennemi personnel et ne prononce jamais qu'avecun visible mpris le nom de cette obscure corporation .

    Dans les services de l'tat o, comme dans l'Universit, il va une dualit bien tranche entre l'lment administratif et

    l'lment administr (personnel administratif et personnel

    enseignant), le mme esprit se fait jour. L aussi le per-

    sonnel administratif a une tendance faire bande part.11 a ses intrts propres, son esprit de caste, sa foi dogma-

    tique dans l'infaillibilit de l'autorit. Ajoutons que ceux

    d'entre les administrateurs qui sont le plus imbus de cet espritautoritaire sont gnralement ceux qui seraient le plus loin

    de pouvoir justifier de telles prtentions aristocratiques.Il est des administrateurs qui professent au sujet de leur

    autorit un dogmatisme amusant. Ils sont, sans le savoir,

    disciples de Bossuet et soutiendraient volontiers avec ce tho-

    logien que leur pouvoir est une manation de Dieu et que

    leur rond de cuir administratif est l'autel o s'incarne etprend

    corps l'autorit divine. Aussi rien ne froisse-t-il plus l'ad-

    ministrateur dans son dogmatisme autoritaire, rien ne le con-

    triste-t-il plus que l'ironie irrvrencieuse qui lui apparat lil-tralement comme un crime de lse-majest.

    Cet esprit de caste fait que le groupe administratif en vient

    souvent oublier sa vritable destination sociale. La

  • COMBAT POUR L'INDIVIDU

    Bureaucratie, dit Simmel, en vient souvent oublier son rle

    d'organe et se poser comme une fin en soi'.

    De l, l'esprit de solidarit qui unit les membres d'une

    mme administration. Les clichs fameux la grandefamille militaire , la grande famille universitaire , etc.,ne sont pas certains gards un vain mot. Dans une admi-

    nistration, on sait se serrer les coudes, soutenir le prestige

    commun, dissimuler les tares, les faiblesses et les fautes.

    Si quelqu'un est assez audacieux pour s'attaquer l'un des

    membres du clan administratif, il s'attire l'animosit de toute

    la hirarchie, absolument comme l'imprudent qui, pour avoir

    taquin un frelon, est poursuivi par la ruche entire. Cette

    dfense corporative est surtout nergique si le personnagels est bien soutenu en haut lieu et s'il appartient une de

    ces familles administratives dans lesquelles un gros prben-dier fait arriver et couvre de son omnipotente protection tout

    son parentage.Les haines administratives sont analogues aux haines sacer-

    dotales. Elles se passent de main en main et se font anonymes

    pour mieux frapper.Rien ne renforce mieux la solidarit administrative que

    cette solidarit familiale qui porte le nom de npotisme et dont

    nous voyons en France autour de nous tant d'aimables chan-

    tillons. Personne n'a dcrit plus humoristiquement que

    Dickens, le npotisme administratif2. Les Mollusques,dit Dickens, aident depuis longtemps administrer le Minis-

    tre des Circonlocutions. La branche Tenace Mollusque croit

    mme avoir des droits acquis tous les emplois de ce minis-

    tre et elle se fche tout rouge si quelque autre ligne fait

    mine de vouloir s'y installer. C'est une famille trs distingue

    J. Simniel, Comment les formes sociales se maintiennent. Anne Socio-

    logique, 1898, p. 92.2. Voir les chapitres (le la Petite IJorril, intitule:. li.tjios

  • L'ESPRIT ADMINISTRATIF

    que celle des Mollusques, et aussi trs prolifique. Les membres

    sont disperss dans tous les bureaux publics et remplissenttoute sorte d'emplois officiels. Ou bien le pays est cras sous

    le poids des services rendus par les Mollusques ou bien les

    Mollusques sont crass sous les bienfaits du pays. On n'est

    pas tout fait d'accord sur ce point. Les Mollusques ont

    leur opinion le pays la sienne. {La Petite Dorrit, ch. x).Voici un autre personnage du mme roman qui se plaint

    amrement de ce que sa famille n'ait rien fait pour le pousserdans le monde. Vous oubliez que j'appartiens un clan, ou

    une clique, ou une famille, ou une coterie (donnez-luile nom que vous voudrez) qui aurait pu me faire faire mon

    chemin de cinquante manires diffrentes et qui s'est mis

    dans la tte de ne rien faire du tout pour moi. Me voil donc

    devenu un pauvre diable d'artiste. {La Petite Dorrit, un Banc

    de Mollusques.) Ces dynasties ne svissent pas seulement

    dans les hautes sphres administratives. Elles en viennent

    mettre en coupe rgle les places les plus mdiocres des admi-

    nistrations et jusqu' de modestes postes d'instituteurs. Ainsi

    se forment du haut en bas -de l'chelle de petits clans npo-

    tiques.N'insistons pas davantage sur ce flau du npotisme. Le

    dveloppement excessif qu'il a pris chez nous, semble donner

    raison dans une certaine mesure un crivain allemand qui

    prtend que la dmocratie favorise plus que la monarchie les

    excs du npotisme. Le monarque, dit cet crivain, ayant le

    plus grand intrt au maintien d'une administration officielle

    honorable, veille ce que le fonctionnement de la slection ne

    soit pas interrompu. A ce point de vue, on voit comment un

    monarque est intress au bien de l'tat, tout autrement qu'un

    prsident de Rpublique lu. La diffrence est la mme

    qu'entre un propritaire et un fermier, qu'entre un enlrepre-

    1. Otto Ammon, L'Ordre social el ses bases nuluveites. traduction deIl. Muffang, Paris, Fontemoing, 1905.

  • COMBAT POUR I/INDIVIDU

    neur et un employ. L'exprience proclame bien haut queles prsidents n'ont pas la force de rsistance ncessaire pour

    empcher qu' la longue les dputs n'interviennent dans les

    nominations. Cela produit tout un enchevtrement d'intrigues

    antisociales. Le candidat appuie l'lection d'un dput, pouravancer ensuite, grce la protection de celui-ci. Le dput

    dpend de ses cratures et ne doit pas tromper leurs calculs.

    Le ministre, de son ct, a besoin du dput pour avoir une

    majorit et ne peut pas repousser ses sollicitations pour le

    placement de ses protgs dans toutes sortes d'emplois, et

    le prsident son tour ne peut pas mettre son veto en tra-

    vers1.

    A vrai dire, il est malais de dcider lequel est le plus

    puissant chez nous du favoritisme politique ou du npotisme

    proprement corporatif ou administratif, c'est--dire celui quiest exerc par les familles influentes dans les divers corps et

    administrations de l'tat. En tout cas on voit la situation

    faite l'individu isol qui se trouve pris entre ces deux genresde favoritisme comme entre deux feux.

    L'orgueil de caste se manifeste chez l'administrateur pardes sentiments de dfiance et de rancune vis--vis de tout

    subordonn susceptible de lui porter ombrage par quelque

    supriorit.Un bon exemple de cette disposition d'esprit est donn par

    M. Paul Verdun dans son livre encore curieux bien qu'un

    peu vieilli Un lyce sous la troisime Rpublique. C'est

    l'histoire du proviseur Moyne enchant de jouer un mauvais

    tour au professeur de seconde qui est agrg alors que lui,

    proviseur, ne l'est pas 2.

    L'hypocrisie administrative est bien connue. L'intelligence

    propre l'administrateur est, la plupart du temps, cette forme

    d'intelligence que Carlyle appelait l'intelligence vulpinc .

    J, 0. Ammon. Les bases de l'Ordre Social, p. 294.2. Y. I'. Verdun. Un Lyce sous la troisime Rpublique.

  • LESPIUT ADMINISTRATIF

    qui n'est qu'une intelligence infrieure et qui ne ressemble

    pas plus l'intelligence vritable, pour rependre une compa-raison de Spinoza, que le chien, animal aboyant, ne ressem-

    ble au Chien, signe cleste. Aux mensonges tudis parM. Max Nordau dans son livre Les Mensonges conven-

    tionnel* de notre civilisation, on pourrait ajouter les men-

    songes administratifs. La liste de ces mensonges serait

    longue. Un des plus caractristiques est celui qu'on pourrait

    appeler le mensonge (l'autorit. Il consiste en ce que, dans

    une administration, le principe d'autorit doit toujours avoir

    le dernier mot, quand mme ceux qui le reprsentent auraient

    cent fois tort. Supposons que, dans une administration,un conflit se produise entre un chef et un subordonn et quele bon droit de ce dernier soit pleinement et officiellement

    reconnu. On imposera peut-tre une disgrce, un dpla-

    cement, par exemple, au chef qui s'est mis dans son

    tort mais le subordonn subira, lui aussi, le contre-coup de

    la disgrce du chef; il sera, lui aussi, dplac. N'est-il pas

    coupable d'avoir eu raison contre son chef? Dans l'Ennemi

    du Peuple, d'Ibsen, le prfet Stockmann dit son frre

    Tu n'as pas le droit d'exprimer aucune opinion qui soit

    contraire celle de tes suprieurs La contradiction est

    amusante entre de telles pratiques administratives et les

    principes d'quit, de justice gale pour tous, etc., qu'on

    prtend appliquer dans les administrations.

    Un autre mensonge est celui qui consiste soutenir qu'onne tient compte, pour l'avancement, que des services pro-fessionnels du fonctionnaire. On sait ce que vaut cette affir-

    mation. Si le fonctionnaire n'est pas jjersona g rata, on cher-

    chera et on trouvera, dans sa vie prive, dans son attitude,sa tenue, dans ses relations, un vice rdhibitoire on l'ex-

    cutera au moyen d'une de ces formules vagues et commodes,

    I. II>s(.mi. Un Ennemi du Peuple. Aclo III.

  • COMBAT POUR L'INDIVIDU

    mais meurtrires manque de tenue, manque d'esprit de

    suite, manque de caractre, etc." L'antithse du talent et du

    caractre, si exquisement raille par Henri Heine dans la

    prface d'A ta Troll, est un des procds les plus srs et les-

    plus employs pour renverser le mcanisme naturel de la

    slection et dprcier le mrite au profit de la mdiocrit.

    Jules Simon raconte avec quel souci Victor Cousin, le grandchef de l'Enseignement philosophique en France, veillait sur

    la vie et la situation prives de ses professeurs. Ce souci de la

    situation prive des fonctionnaires devient souvent un auxi-

    liaire des influences npotiques, quand il s'agit d'vincer

    ceux qui, n'ayant ni parentage, ni relations, ne sont pas dignesd'arriver.

    Ce procd ne choque pas autant qu'on pourrait le croire

    la grande majorit des fonctionnaires d'une administration.

    Car il frappe de prfrence le mrite intellectuel, celui qu'on

    pardonne le moins et par lequel on est sr de runir contre

    soi l'antipathie de ses chefs et de ses gaux.

    L'hypocrisie administrative se manifeste encore par la pra-

    tique des notes secrtes L} aussi honorable que, dans un autre

    domaine, l'institution du cabinet noir. Elle se manifeste encore

    par cet esprit cachotier qui rend souverainement dsagrable une administration tout contrle ou toute critique exerc

    1. Ce sont les noie* secrtes qui rendent si redoutables dans no admi-nistrations les dlations et dnonciations de tout genre.Le fonctionnaire vis ne peut se dfendre, ignorant l'accusation dont il

    t-bt l'objet.On ne saurait, croire il quel point l'Ame des administrateurs (t mater-

    nelle et accueillante au dlateur. Un administrateur nourrit gnralement,une curiosit professionnelle assez analogue celle des concierges et tou-jours l'afft des ragots et des potins qui circulent dans le Landerneaircorporatif.

    Le dlateur sait cela et en use.Un fonctionnaire irrprochable se voit un beau jour disgraci, dplac-

    sous un prtexte quelconque. Ce n'est que longtemps aprs qu'il apprendra([)ils t,ot~jouirs) 1.1 ~(,ritable de soii (lplicci-ticiit titin c~ileiliiii(, I)ieii(pas toujours)

    la cause \6ritablc deson dplacement une calomnie bienbasse et, bien bte porte contre lui. En revanche, te dlateur a f

    cout, choy, sans doute rcompens, surtout s'il a couvert sa dlationd'un noble prtexte tel que son souci du bon renom du corps.

  • L'ESPRIT ADMINISTRATIF

    par ceux qui ne sont pas de la confrrie. Une administration

    veut former une sorte de conseil de Dix qui prendet excute ses dcisions huis clos, qui impose ses mots

    d'ordre sur les hommes et les choses et qui jugerait d'un

    dplorable esprit de vouloir faire la lumire l o elle est

    importune. Du haut en bas de l'chelle, la consigne est

    Pas d'histoire. L'administrateur est un umbratile qui parleavec ddain de la Tour d'ivoire du mditateur ou de l'artiste

    et qui, pourtant, affectionne, lui aussi, sa faon, l'isolement

    de caste et met en pratique Odi profanum.L'insincritc administrative est favorise par l'excs (le

    complication et de formalisme. Sur ce dernier point on peutlire dans Dickens la piquante description du Ministre des

    Circonlocutions.

    Ce qui caractrise l'administrateur, c'est la disproportionentre l'effort et la tche, la complication voulue. C'est aussi

    la rage d'introduire la diplomatie l o elle n'a rien faire.

    Il est des administrateurs qui se croient obligs de dployer

    plus d'habilet qu'un Talleyrand ou un Metternich. Ils sem-

    blent avoir pris le contre-pied de la formule dans laquelleLeibnilz" rsume la sagesse divine: lia agniii ut mhiimtix

    prsletur effeclus maximo sinnptu.Cette complication produit l'amour des administrateurs

    pour les spcialits et les compartiments. Habitu tout

    ranger par casiers et tiquettes, l'administrateur se renferme

    lui-mme dans l'alvole administrative laquelle il borne

    son univers. Beaucoup d'administrateurs ressemblent ce

    vieux savant, spcialiste en bolides, dont parle quelque partM. A. France et qui ne veut pas qu'on le sorte de sa

    vitrine .

    L'Esprit Administratif rapetisse tout ce qu'il touche. On a

    vu de libres esprits, des savants dsintresss, des penseurs

    Amilolc Krunco. Le Lys Ronge.

  • COMBATPOUR L'INDIVIDU

    aux larges visions esthtiques, une fois devenus adminis-

    trateurs, rtrcir progressivement leurs horizons intellectuels

    et voluer vers un plus ou moins complet philistinisme.

    Ce qui caractrise l'administrateur ce point de vue, c'est

    l'absence du sens de la vie. L'habitude des compartimentset des petites conventions lui a enlev le sentiment de la mou-

    vance des choses. Son plat utilitarisme est expi par le ch-

    timent inluctable de tout utilitarisme la perte de la haute

    signification de la vie dans ce qu'elle a de libre, de spontanet de sincre la mconnaissance de la voix mystrieuse quicrie chaque individu Sois toi-mme. Vis en libert et

    en beaut L'absence de vie est, suivant la remarque de

    M. Bergson, une source fconde d'effets comiques. Le forma-

    lisme administratif prte rire par ce qu'il donne l'impressiond'un arrt dans la vie, d'une vie gne et comprime dans

    son libre essor. Il vrine absolument la belle formule de

    M. Bergson Le comique nat de V insertion du mcanisme

    flans le libre mouvement de la vie. Chacun, dit M. Bergson,sait avec quelle facilit la verve comique s'exerce sur les

    actes sociaux forme arrte. Et ailleurs L'ide de

    rgler administrativement la vie est plus rpandue qu'on ne

    pense. On pourrait dire qu'elle nous livre la quintessencemme du pdantisme, lequel n'est pas autre chose, au fond,

    que l'art prtendant en remontrer la nature.

    La consquence directe du formalisme est l'esprit de rou-

    tine. L'opinion d'un chef sur un subordonn, une fois faite,ne change plus. On reste immuablement persona c/rata ou

    le contraire. On peut appliquer aux administrateurs le mol.

    connu Ils n'oublient rien et ils n'apprennent rien, Rien

    d'immuable non plus comme ces lgendes administratives

    fabriques de toutes pices sur un fonctionnaire et qui ont

    t souvent souffles au dbut par tel personnage ou tel

    1. Jtcrgson, Le Rire. (Paris. V. Alcun.)

  • L'ESPRIT ADMINISTRATIF

    groupe qui avait intrt le faire arriver ou au contraire

    le paralyser dfinitivement. L'Individu, impuissant modifier

    ces lgendes routinires, en arrive, de guerre lasse, s'vconformer et les justifier, absolument comme les boule-

    vardiers connus qui la lgende prte telle attitude ou telle

    tte et qui sont contraints de la garder perptuit. On peutdire d'une administration ce qu'on a dit de la presse Quandelle tient son clich sur un monsieur, il en a pour long-

    temps.

    C'est ainsi que dans une administration, on fera tel indi-

    vidu la rputation d'tre un distrait ou un ngligent un

    autre celle d'tre un rsign, un timide, un faible. Cette der-

    nire lgende est de toutes la plus dangereuse pour l'individu.

    Malheur qui l'endosse! A l'individu timide, surtout s'il est

    sans protection, on infligera l'occasion tous les dnis de

    justice. Il n'est personne qui, sur la foi de la lgende, ne

    se croira le droit de lui jeter la pierre ou de lui dcocher le

    coup de pied de l'ne. La rputation d'tre timide a encore

    un autre inconvnient. L'individu auquel on l'a dcerne en

    vient-il un jour se rvolter contre les vexations dont il est

    l'objet et montrer les dents, cette attitude inattendue pro-

    voque un dchanement de colres indignes. Haro sur l'hy-

    pocrite qui cachait son jeu Haro sur l'esclave assez os pourse rebeller

    Un autre effet du formalisme administratif est de secon der

    l'horreur des administrateurs pour la responsabilit per-

    sonnelle, horreur favorise par l'habitude qu'ils ont de se,

    rouvrir les uns les autres tous les degrs, de sorte que la

    responsabilit devient anonyme et dfie toute sanction.

    Au point de vue des ides morales, l'esprit administratif

    prsente le mme caractre d'troitesse et de formalisme

    timor. Nos administrations sont, plus encore que les autres

    fractions de la population, asservies la morale du qu'endira-t-on. Elles sont les tutrices patentes du moralisme

  • COMBAT POUR L'INDIVIDU

    bourgeois, en particulier de la despotique et hypocrite morale

    familiale bourgeoise avec ses conventions, ses interdictions

    et ses excommunications contre les non-conformistes.

    Cela est surtout visible dans une administration qui, comme

    l'Universit, dpend du public bourgeois dans lequel elle

    recrute sa clientle. Il faut alors veiller ne pas froisser

    les prjugs bourgeois. Et comme le meilleur moyen de ne

    pas les froisser est de les exagrer, on se montrera encore

    plus moral que le public dont on recherche la faveurimitant en ceci les valets qui croient avantageux de

    singer et d'exagrer les travers et les ridicules de leurs

    matres.

    L'influence des femmes d'administrateurs qui sont

    souvent des types russis de la Dame, de Schopenhauer

    ne peut que confirmer et renforcer ces traits de la mentalit

    administrative.

    On sait combien la dame bourgeoise est formaliste et atta-

    che l'tiquette. On sait aussi combien elle est. autori-

    taire et conservatrice. La femme d'un administrateur est la

    plupart du temps infatue du rang et de l'autorit de son

    mari. Elle le dpassera, mme cet gard, surtout si elle

    appartient par sa naissance une de ces familles adminis-

    tratives imbues de l'esprit de caste. Avec l'orgueilleuse

    Agrippine, elle se complaira se souvenir qu'elle est

    Fille, femme et mre de nos rois!

    Elle prendra ombrage de toute trace d'irrespect, de fiert

    ou simplement d'indpendance chez les subordonns de son

    mari. Elle aura, cet gard, la mentalit de cette Mmo Squecrs.la femme du matre de pension de Dotheboys-Hall, dans

    Nicolas Nickley, qui prend en grippe le jeune Nicolas,matre d'tudes de la pension, parce qu'il a un air de fiert

    peu en harmonie avec sa condition. J'espre bien, dit-elle,

  • L'Ecil'RlT ADMINISTRATIF

    que son sjour ici rabattra son orgueil, ou, du moins, ce no

    sera pas ma faute

    Dans Un Lyce sous la troisime Rpublique, M. J1.

    Verdun nous montre, par contre, dans la noble figure du

    proviseur Charlet, un administrateur qui,,vivant sans famille

    et soustrait aux influences de l'gosme familial, exerce sa

    fonction avec le haut idalisme vers lequel se trouve natu-

    rellement port un homme de cur. La poursuite de sou

    intrt personnel, dit-il, ne le dtournait pas de l'accom-

    plissement de ses devoirs de proviseur et ne mettait pas obs-

    tacle au dveloppement de ses grandes qualits

    On peut comprendre par ce qui prcde ce que peut tre

    l' arrivisme dans une administration.

    L'arriviste sera celui qui runira en sa faveur les influences

    jspotiques, cette brutalit et cette absence de scrupules

    qui font croire la force et qu'on dcore du nom de caractre

    enfin, cette dernire qualit si prcieuse qu'on appelle vul-

    gairement roublardise et que Carlyle nomme intelligence vul-

    pine. Le fonctionnaire fera bien, s'il veut arriver, de suivre

    les cours de cette cole du succs, que M. Max Nordau a

    dcrite, avec tant d'humour, dans ses Paradoxes socioloflt.

    ques3. Le fonctionnaire devra, surtout pour arriver, tre

    mdiocre ou s'efforcer de paratre tel. Car nulle part mieux

    que dons une administration ne se vrifie le dicton populaireallemand

    Es siiul die schtegten Frac hic nU:h!Worau die Wes}>e>imigen'

    -Nulle part non plus ne s'applique mieux le prcepte

    1. Dickens, Sicolax Sickleby,v\i. x. Administration conomique de Dullie-,

    boy&-llall.

    2. Verdun. Un Lyce sons la troisime Rpublique, p. ;!().">.3. Max Nordau, Paradoxes sociologiques (l'aria, V. Alcanl. ji. 17.4. (!c n'i'st pas aux plu* mauvais fruits

  • COMBAT POUR L'INDIVIDU

    Quand on est avec des hossus, 11 faut l'tre

    Ou le paratre.

    Le sentiment des servitudes qu'impose l'arrivisme, la mo-

    notonie de la mentalit administrative, le sentiment de l'hypo-crisie ambiante dterminent souvent chez le fonctionnaire cet

    ennui spcial que le docteur Tardieu a dcrit sous le nom

    d'ennui du fonctionnaire. C'est l'ennui morne, compagnon de

    la morgue et de la peur. Le sentiment des mensonges ambiants

    est surtout puissant. Car une atmosphre de mensonge devient t

    bientt pour l'individu sain une atmosphre d'intolrabilit.

    L'animal humain, dit le docteur Tardieu, nourrissant un dsir

    immodr de jouir, d'tre libre, ne voulant avoir d'explica-tion qu'avec son caprice, il est vident que les praticiens des

    professions svres, redingote glaciale, soutane, tenue

    haut cravate, les embrigads des carrires hirarchises,encombres de chefs, greves de formalismes, de rglementa-tions o la part est norme, faite l'tiquette, la discipline, la parade, i la corve, les pontifes de tout grade, de toute

    catgorie, prouveront dans le trfonds personnel et secret

    de leurs mes, les protestations, les colres, les rages bouil-

    lonnes d'un ennui recuit et condens. L'ennui de fonction-

    naires et de ceux qu'on peut appeler les officiels est dnonc

    par la ngligence proverbiale que tous apportent dans leurs

    fonctions assommantes, par la jalousie froce entre collgues

    qui se disputent l'chelon de l'avancement, par une haine

    spciale et violente au del du croyable contre le type qui est

    l'antithse de l'embrigad, du bourgeois confit dans son sacer-

    doce nous entendons nommer le spculatif, esprit serein

    qui se joue de la mascarade sociale

    Tels sont les principaux traits de la mentalit administra-

    tive. Ils nous permettent de voir en elle une incarnation par-

    Turiiieu. L'Ennui. Revue Philosophique, fvrier WOO.

  • L'KSPRIT ADMINISTRATIF

    ticulirement puissante de ce que Schopenhauer appelle le

    Vouloir-Vivre. Mais il s'agit ici d'un vouloir-vivre collectif

    dans lequel la personnalit individuelle est autant que pos-sible annihile. C'est un vouloir vivre impersonnel et ano-

    nyme condens par des sicles de centralisation et de con-

    centration sociale.

    Ce vouloir-vi vre est-il clair par un Idal? Une pense

    suprieure et gnreuse anime-t-elle ce mcanisme dont le

    seul moteur nous a paru jusqu'ici tre l'gosmc ?Un personnage d'Ibsen, le pasteur Manders, dans les liece-

    nanls, plaint quelque part les fonctionnaires de la petite ville

    o il vit parce qu'ils n'ont dans la vie qu'un emploi et non

    un idal . Cette absence d'idal est, continue le pasteur

    Manders, la cause de leur incurable ennui et de leur dchance.

    Ce cas est-il celui de l'unanimit ou mme de la majoritdes fonctionnaires qui peuplent nos administrations ? 11 serait

    injuste d'adopter ici une opinion trop pessimiste. Le sen-

    timent de l'idal est si puissant dans certaines mes, qu'ilrsiste toutes les compressions extrieures et qu'il colore

    de sa lumire les plus plats et les plus monotones horizons.

    Mais de telles mes sont rares.

    M. 0. Ammon abonde dans le sens optimiste. Pour lui le

    monde administratif et fonctionnaire constitue une lite pn-tre d'un haut idalisme social. Voici les passages dans les-

    quels ce sociologue dveloppe sa pense. La plupart des

    fonctionnaires qui ont reu une culture universitaire pour-raient trs bien, s'ils se mettaient l'cole de la pratique.

    diriger les entreprises industrielles et commerciales et y

    gagner assez d'argent, beaucoup plus en tous cas que l'Etat

    ne leur en donne. Les traitements des plus hautes catgoriesde fonctionnaires sont si modiques que, sans fortune person-

    nelle, ils ne permettent qu'un train de vie assez mdiocre.

    Si les intresss s'en contentent et ne recherchent pas les

    bnfices dors des affaires, c'est moins i cause des risques

  • COMBAT l'OUR L'INDIVIDU

    qu' cause de la satisfaction intrieure plus vive qu'on

    prouve exercer une influence utile dans une situation offi-

    cielle. C'est donc un idalisme qui ne mrite nullement d'tre

    stigmatis du mot de morgue de fonctionnaire ou de

    suffisance . Le dvouement la collectivit exige pluttdes dispositions altruistes, la poursuite des intrts person-nels des dispositions gostes; tant que nous mettrons celles-lit

    au-dessus de celle-ci, nous ne pourrons refuser un fonc-

    tionnaire dsintress une considration particulire. C'est

    sur le principe idaliste que repose la force de notre fonc-tionnarisme. Sans cet idalisme, l'tat le plus riche ne

    pourrait pas fournir les hauts traitements ncessaires pourattirer des personnalits d'une telle valeur intellectuelle. Pour

    cette raison, le peuple allemand devrait tre fier de son corpsde fonctionnaires et ne pas souhaiter qu'il ft davantage comme tout le monde

    Il nous parat d'un optimisme insoutenable de faire de nos

    fonctionnaires des idalistes. Le propre de l'Esprit Adminis-

    tratif, c'est de comprimer et d'touffer autant que possiblel'Individualit. Or il n'y a point d'idalisme sans un puissantsentiment de l'individualit.

    L'esprit administratif a pour caractristique le mpris des

    individualits. Pour lui, l'individu ne compte pas. La valeur

    individuelle n'est rien. Ce qui compte, c'est seulement le

    clan familial, politique ou mondain dont l'individu peut se

    rclamer.

    Dans ces conditions, il en est de l'idal administratif

    comme de . :dal tatiste dont il n'est qu'une forme. Il est la

    ngation de l'idal individualiste, c'est--dire de celui qui

    place le mrite individuel et la libert de l'esprit au premier

    rang des valeurs sociales.

    Tout autre idal rentre dans la catgorie de ceux dont

    Stirner a dit Un idal est un pion.

    l. 0. Ammnn, L'Ordre Social cl f>c^ lianes nnhirrUcs. p. i'ili.

  • L'ESPRIT ADMINISTRATIF

    On peut dire d'une administration ce que Proudhon a dit

    de l'tat Qu'il est de son essence de favoriser les plus

    intrigants et les plus mdiocres et l'on songe involontai-

    rement l'ironique question que Vigny avouait sentir venir

    sur ses lvres toutes les fois qu'il rencontrait un homme capa-

    raonn d'un Pouvoir Comment va votre mensonge social

    ce matin? Se soutient-il? (Stello)

    1. Cet acticle se terminait par quelques vues sur l'avenir du fonction-narisme dans la socite future. Ces vues nous,paraissant aujourd'huiutopiques, nous les supprimons ici.

    PAUNTE.

  • III

    L'ESPRIT DE PETITE VILLE1

    L'tude de la petite ville peut offrir un certain intrt aux

    personnes curieuses de psychologie sociale. Cet esprit pr-sente un exemple frappant des influences oppressives qu'exercesur un individu le milieu social o il volue. Autant quela profession que nous exerons, la ville que nous habitons

    influe la longue sur notre tournure d'esprit et nous enve-

    loppe d'une trame de petites fatalits sourdes qui opprimentet dpriment notre individualit.

    La psychologie de la petite ville a t souvent faite. Les

    moralistes et les romanciers se sont complu rendre les tons

    grisaille de ces petits milieux sociaux inertes et stagnants,semblables cet tang des corassins dont parle la petiteBolette dans la Dame de la mer 3 et o elle voit l'image de

    son existence captive et dcolore. Tout le monde a pr-sent la mmoire le fameux passage de La Bruyre sur la

    petite ville si sduisante de loin et qui parat peinte sur le

    penchant de la colline. Je me rcrie et je dis |quel plaisirde vivre sous ce beau ciel et dans ce sjour si dlicieux. Je

    descends dans la ville o je n'ai pas couch deux nuits que

    je ressemble ceux qui l'habitent; j'en veux sortir. On

    n'a pas oubli non plus la petite ville allemande de Iot7,ebije,

    1. La Plume, 1 novembre 1900.2. Sur les influences professionnelles oppressives de l'individualil, voir

    VEsprit de corps.3. Ibsen, La Dame de la ?er, acte III.

  • L'ESPRIT DE PETITE VILLE

    avec ses types de bourgeois et de bourgeoises infatus de la

    manie des titres. M. d. Rod a donn dans son roman

    l'Innocente une peinture tragique de l'me de la petite ville.

    On se sent l, dit-il, dans un petit monde bien part, quidoit avoir ses lois spciales, sa gravitation particulire1.

    On n'a pas oubli non plus l'Orme du Mail de M. A. France,cet orme de la promenade de petite ville qui domine tout le

    roman, comme le symbolique tmoin des intrigues et des

    passions de la vie provinciale. Dans son roman l'Enlise-

    ment, M. C. Vergniol a trac un trs vivant croquis de petiteville mridionale. Citons galement les esquisses de vie

    provinciale de M. Jean Breton intitules A ma fentre 2.

    Toutes ces tudes tmoignent de l'intrt de curiosit qui s'est

    attach la vie et la mentalit de la petite ville.

    Les villes o Y Esprit de petite ville se manifeste avec le

    plus d'intensit sont, semble-t-il, celles qui ont une populationtrs stable. Au contraire, dans les villes o il y a un va-et-

    vient continuel d'arrivants et de partants, cet esprit se forme

    difficilement. L o la population e}st trs sdentaire, toutes

    les familles de la ville se connaissent; elles suivent leur his-

    toire depuis de nombreuses annes. Tous les habitants sont

    intresss par les faits et gestes du voisin. Ils ne se quittent

    gure du regard et soumettent le nouveau venu, ds qu'il se

    prsente, au mme contrle inquisitorial.Cette stabilit de la population entrane comme cons-

    quence une grande uniformit de murs, de manires de

    vivre, de juger et de sentir. Entre gens vivant ensemble

    dans un cercle troit, partageant les mmes impressions et

    les mmes proccupations, habitus se rencontrer chaque

    jour aux mmes endroits et aux mmes heures, il s'tablit

    la longue un conformisme mental la formation duquel la

    suggestion n'est certainement pas trangre. Il y a des

    1. Ed. Rod, L'Innocente, p. 20.2. Revue de Paris, septembre 1897.

  • 'COMBAT POUR L'INDIVIDU

    villes o l'on peut remarquer que les gens ont la mme

    allure raide et compasse. C'est l sans doute un phno-mne d'imitation inconsciente auquel les nouveaux venus ont

    eux-mmes peine chapper. M. Max Nordau a not ce ph-nomne de suggestion mutuelle qui agit, selon lui, avec une

    grande nergie mme entre les habitants des grandes villes,en dpit de leurs diffrences ethniques. C'est ainsi, dit ce

    sociologue, que les habitants des grandes villes acquirent la

    mme physionomie morale, quoique, en rgle gnrale, ils

    aient les origines les plus diverses et appartiennent une

    quantit de races.

    Un Berlinois, un Parisien, un Londonien ont des pro-

    prits psychiques qui les diffrencient de tous les individus

    trangers sa ville. Ces proprits peuvent-elles avoir des

    racines organiques? Impossible car la population de ces

    villes est un mlange des lments ethniques les plus varis.

    Mais elle est sous l'influence des mmes suggestions et montre

    pour cela ncessairement dans les actes et dans les pensescette uniformit qui frappe tous les observateurs 1. Si la

    suggestion agit tel point entre les habitants des grandesvilles en dpit de leurs diffrences ethniques, combien plusforte raison, doit-elle tre puissante sur des gens qui appar-tiennent la mme race et qui mnent depuis de nombreuses

    gnrations le mme genre de vie Ainsi s'tablit ce confor-

    misme mental de la petite ville qui tend effacer autant que

    possible les traits de l'indiv. ':? Ut Le costume, la pda-

    gogie, les murs concourent faire des habitants d'une mme

    ville un seul homme aussi voisin que possible de l'automate,

    incapable mme de rgresser vers l'anthropode ancestral2.

    Attache ce conformisme, la petite ville est rsolument

    misoniste. Les habitants de la petite ville sont habitus

    une lutte pour la vie moins pre que celle des grandes

    1. Max Nordau, Paradoxes sociologiques, p. 89. (Paris, F. Alcan)2. Laurent Tailhade, Confrence sur l'ennemi du Peuple, p. 16.

  • L'ESPRIT DE PETITE VILLE

    villes. Ils sont heureux de cette tranquillit et regardentcomme un pril tout lment nouveau susceptible de modifier

    les conditions de leur quilibre conomique et social. Certaines

    petites villes poussent trs loin cet esprit de misonisme.

    On en cite qui, au moment de la cration d'une ligne de

    chemin de fer, ont refus, par misonisme, d'tre comprisesdans le trac de la ligne nouvelle. D'autres fois on a vu la

    petite ville, combinant le misonisme et le souci des bonnes

    murs, refuser une garnison dans laquelle elle voyait un pril

    pour la vertu de ses femmes.

    Ce misonisme de la petite ville agit galement dans les

    relations de la vie prive. Le nouvel arrivant dans la ville,s'il ne compte qu'y passer, attirera peu l'attention et n'exci-

    tera pas la dfiance. Mais s'il vient se fixer dans la ville,il doit se rsigner subir une priode d'acclimatation pendant

    laquelle il se trouvera plus ou moins en butte la dfiance

    misoniste de ses nouveaux concitoyens. Peut-tre con-

    vient-il de faire une exception pour le cas o le nouveau venu

    est fonctionnaire. Dans ce cas, il est catgoris d'avance.

    Ds qu'il arrive, on sait qui il est, et ce qu'il vient faire.

    Officier, professeur, employ des Contributions ou de l'Enre-

    gistrement, il porte ostensiblement son tiquette sociale, ou,comme on dit dans la Petite ville allemande de Kotzebie, son

    titre. Aussi suscite-t-il peu de dfiance.

    Mais s'agit-il d'un individu qui vient s'installer dans la

    petite ville sans porter la rassurante tiquette du fonction-

    naire, les dfiances se soulvent autour de lui, les curiosits

    s'exasprent comme autour d'un trenigmatique et inquitant.Cette inquitude de la petite ville ne cesse que quand elle

    tient la formule sociale du nouveau venu, quand elle sait quiil est, d'o il vient, ce qu'il vient faire. Qu'on se rappelledans la Conqute de Plassans la rage de curiosit des habi-

    tants qui veulent tout prix savoir pourquoi l'abb Faujas a

    quitt Besanon.

  • COMBAT POUR L'INDIVIDU

    Pour mettre compltement la main sur le nouveau venu, la

    petite ville n'aura pas de cesse qu'elle ne l'ait catgoris

    socialement, qu'elle ne lui ait assign une place dfinie dans

    l'organisme compliqu des castes, des coteries, des partis de

    tout genre qui se disputent l'influence.

    Qu.'on se rappelle ici le trait not par La Bruyre. La

    petite ville est l'endroit du monde o fleurissent dans leur

    plus exquise beaut les distinctions et les hirarchies sociales.

    II est une chose, dit-il, qu'on n'a point vue sous le ciel

    tt que selon toute apparence on ne verra jamais. C'est une

    petite ville qui n'est divise par aucun parti et o la querelledes rangs ne se rveille pas tous moments 1. C'est

    d'aprs ces distinctions minutieuses que le nouveau venu sera

    catgoris. Suivant sa profession, sa situation de fortune,.ses relations, suivant ce qu'il pense ou est cens penser en

    .matire religieuse ou politique, il sera rang bon gr, mal gr,-dans tel ou tel clan. La petite ville, comme toute collectivit,,a en dfiance l'isol, l'individu qui n'est pas dment catgoris>et tiquet.

    Pour s'assimiler compltement la socit de la petite

    ville, le nouveau venu devra donc prendre parti dans les que-relles locales. II devra tre Guelfe ou Gibelin, Montaiguou Capulet. Il devra surtout avoir le sens des hirarchies

    sociales et tenir son rang . Il apprendra mesurer l'ampli-tude de ses coups de chapeau au rang social de la personne

    qu'il salue et tablir des degrs dans la cordialit de sa

    poigne de main suivant l'tat de fortune des gens qui il a

    affaire.

    Le misonisme de la petite ville est parfois impitoyable.

    Nulle part il n'a t dcrit d'une manire plus saisissante quedans le roman de M. Rod, l'Innocente. Quelle est, ea effet

    la cause pour laquelle la petite ville que dcrit M. Rod

    1. La Bruyre, De la Socit et de la Conversation.

  • L'ESPRIT DE PETITE VILLE

    s'acharne sur la touchante et douloureuse hrone de cette

    histoire, sinon le charme exotique de cette jeune femme quitranche trop sur le milieu bourgeois, revche et ratatin dans

    lequel elle est tombe? Et l'auteur explique admirablement

    le dterminisme social en vertu duquel, dans ce milieu

    laborieux et vertueux, mais ombrageux et malveillant, son

    hrone devait avoir le sort d'un oiseau du Paradis tomb

    dans une ruche et dvor par l'essaim . M. Rod nous la

    montre poursuivie par cette haine de' petite ville, atteinte dans

    sa rputation, dans ses amitis, dans son fils, et succombant

    la fin, victime d'une de ces rancunes collectives cent fois

    plus tenaces et plus implacables que les rancunes indivi-

    duelles, mais qui trouvent plus facilement grce devant les

    moralistes officiels habitus respecter la dcision du nombre

    et donner toujours raison au groupe, quel qu'il soit, et quoi

    qu'il vaille, contre l'individu.

    Si la petite ville exagre souvent sa dfiance l'gard de

    l'tranger, elle est porte plus encore exagrer la bonne

    opinion qu'elle a d'elle-mme. On appelle 'esprit de clocher

    ce patriotisme local qui est souvent trs chatouilleux. Scho-

    penhauer remarque quelque parti trs finement que beaucoup

    d'hommes, en l'absence de qualits individuelles dont ils puis-sent tre fiers, sont ports s'enorgueillir de la collectivit

    dont ils font partie. Cet orgueil bon march , suivant

    l'expression de Schopenhauer, est un sentiment trs rpandu. C'est ainsi que la petite ville est trs fire de ses gloireslocales, de son pass historique, de ses avantages climat-

    riques, etc. En revanche, elle dissimulera ses tares et

    ses laideurs. Cet esprit de corps des habitants d'une petiteville a t dcrit d'une faon magistrale par Ibsen dans son

    drame Un ennemi du Peuple, o l'on voit les habitants d'une

    petite ville norvgienne organiser la conspiration du silence

    1. Schopenhauer, Aphorisiaes sur la sagesse dans la vie (Paris, F. Alcan),p. 73.

  • COMBAT POUR L'INDIVIDU

    pour taire lesecret (la contamination des eaux) qui, divulgu,

    compromettrait la prosprit de l'tablissement balnaire.

    Il y a dans la petite ville des mots d'ordre utiles l'gosmecollectif et auxquels l'individu doit se conformer, sous peined'encourir les reprsailles de la socit. Ces mots d'ordre sont

    d'autant plus imprieux que l'opinion publique ou, comme dit

    Ibsen, l'opinion de la majorit compacte est une puissance

    plus tyrannique dans la petite ville que partout ailleurs.

    Beaucoup de gens y passent leur vie dans une proccupationcontinuelle du qu'en-dira-t-on. M. Rod a aussi not en traits

    vigoureux1 cette omnipotence de l'opinion de petite ville qui

    paralyse toutes les gnrosits, tous les sentiments spontanset naturels. Ajoutons que frquemment l'opinion publique

    porte des jugements assez diffrents sur les personnes et les

    vnements. Cette varit des jugements de l'opinion

    s'explique par la diffrence des catgories sociales. C'est ainsi

    que dans leMannequin

    d'osier on voit toutes les dames de

    la bourgeoisie soutenir opinitrement l'innocence de M Ber-

    geret, parce que cette dame est de leur socit , tandis quo-les autres parties de la population sont de l'avis contraire.

    Si l'on examine d'un peu prs la morale de petite ville, on

    voit de suite que l'esprit dont elle s'inspire est avant tout

    l'esprit de caste ou mieux l'esprit de classe. La morale de

    petite ville est la tutrice des distinctions sociales. Elle aime

    conserver les privilges de rang et consacrer les suprio-rits sociales. Elle a le respect des gens influents , de ces

    animaux nuisibles , comme les appelle Ibsen, qui font du

    mal partout comme des chvres dans une plantation de jeunesarbres . La morale de petite ville n'est jamais plussvre que quand il s'agit de chtier un scandale susceptibled'entamer la respectabilit des classes dirigeantes. Cet espritconservateur explique la grande influence qu'ont dans la vie

    1. V. d. Rod, Llnnocenle.2. Ibsen, Un Ennemi du peuple. Acte IV.

  • L'ESPRIT DE PETITE VILLE

    de la petite ville la femme et le prtre, ces deux classes con-

    servatrices par excellence, comme les appelle Schopenhauer'.C'est cause de ce prestige des classes dirigeantes, que la

    petite ville est la terre bnie du snobisme du snobisme pro-vincial dans son talage de morgue et d'infatuation nobi-

    liaire et bourgeoise. Nulle part mieux que dans la petite ville,le snob ne rcolte les fruits des efforts qu'il dploie en vue de

    la pose et de l'effet produire. La Bruyre remarquait dj

    que souvent, dans la grande ville,' on dpense en pure perteles efforts qu'on fait pour paratre . Car on passe inaperu. L'on ne sait point, dit-il, dans l'Ile, qu'Andr brille au Marais

    et qu'il.y dissipe son patrimoine du moins s'il tait connu

    dans toute la ville, il serait difficile qu'entre un si grandnombre de citoyens, il ne s'en trouvt quelqu'un qui dirait de

    lui il est magnifique ? et qui lui tiendrait compte des

    rgals qu'il fait Xante et Ariston et des ftes qu'il donne

    Elamire mais il se ruine obscurment. Au contraire le

    snob de petite ville recueille tout le bnfice de son snobisme.

    Il peroit en vanit l'quivalent de sa dpense. Un habit nou-

    veau de forme lgante, un cheval nouveau qu'il fait paradersur le cours, un cotillon qu'il a conduit chez une dame en

    vue de la socit , attirent au snob de petite ville l'admi-

    ration attentive de ses concitoyens et lui rservent des trsors

    dejouissances insouponnes.Nous ferons une dernire observation propos de la morale

    de petite ville. Dans les villes o deux clans religieux se

    trouvent en prsence (catholiques et protestants par exemple),la morale de petite ville devient encore plus ombrageuse et plus

    implacable. Chaque clan craint les critiques du clan adverse

    et exerce sur la conduite de ses membres un plus rigoureuxcontrle. Il rsulte de cette situation un double espionnage

    1. Voir dans la Conqute de Vlassans le rle considrable que jouentle prtro et la dame bourgeoise, la dame de Schopenhaiier, dans lesintrigues de la petite ville.

  • COMBAT POUR L'INDIVIDU

    social de tous les instants espionnage la Loyola et espion-

    nage la Calvin.

    On voit par l'analyse qui prcde quels sont les principauxlments dont se compose l'esprit de petite ville intrt et

    amour-propre, dfiance l'gard de l'tranger, esprit de corps

    qui porte les habitants se serrer les coudes et dfendre

    leur groupement contre les menaces extrieures. L'esprit de

    petite ville nous apparat ainsi comme l'une des formes les

    plus caractristiques de l'gosme de groupe ou de l'esprit

    grgaire. Tel que nous avons essay de le dcrire, cet

    esprit exerce une influence tyranniqne que M. VergnioL a bien

    mis en lumire dans son roman /'E/t~.se'M!C~ Ce roman

    est l'histoire d'un jeune fonctionnaire de l'Enregistrement quivient s'installer dans une petite ville du Midi. Ce fonc-

    tionnaire se trouve tre par hasard un pote qui arrive dans

    la petite ville, la tte pleine de jolis rves qu'il voudrait trans-

    former en beaux vers. Hlas! le jeune pote a compt sans

    l'influence assoupissante de la petite ville, sans son prosasmedans lequel il finit par s'embourgeoiser et par s'enliser sans

    retour.

    On voit assez combien les influences de la petite ville sont

    oppressives de l'individualit. Dans une grande ville, la mul-

    tiplicit des relations, la vie affaire, la diversit mouvante de

    la vie sociale, la varit des types sociaux coudoys au hasard

    des rencontres de la rue, tout cela sert de stimulant la men-

    talit de l'individu. La diversit des impressions extrieures,l'intense diffrenciation sociale procurent l'individu cette

    sorte de libration intellectuelle que produisent aussi les

    voyages. Elles l'arrachent aux dogmatismes troits et font ger-mer en lui cet esprit de septicisme, d'ironie et de blague

    qu'on voit se dvelopper si aisment dans les grandes villes

    telles que Paris ou Berlin, par exemple. Au contraire, faute

    1. Sur ce point voir Simmel, Me;' soziale D~t'e~o'K!

  • L'ESPRIT DE PETITE VILLE

    de diffrenciation et de complication sociales suffisantes, l'ha-

    bitant de la petite ville reste confin dans les mmes horizons,il demeure immuablement FAo~o MM!M societatis, il ne vit

    que par sa petite caste qui lui impose tyranniquement ses

    tristes dogmatismes.De l l'ennui proverbial de la petite ville. Le docteur Tar-

    dieu, analysant /'e~MM! ~M M//:~

  • COMBAT POUR L'INDIVIDU

    Prozor% que par l'inscription Pas, qui se lit dans cer-

    taines vieilles villes, aux abords des anciens monuments.

    L'esprit de petite ville est conservateur des prjugs et dog-matismes sociaux. Au contraire, l'atmosphre des grandescits est libratrice. Un sociologue allemand, tudiant le rle

    social des grandes cits commerantes de FItalie et du Bhin

    au dbut de l'poque moderne, a pu dire de l'air des grandesvilles qui rendait les hommes libres ~

  • IV

    L'ESPRIT DE FAMILLE ET LA MORALE FAMILIALE 1

    Parmi les formes de Solidarit susceptibles de devenir un

    pril pour la libre expansion de l'Individu, la Solidarit fami-

    liale ou Esprit de Famille apparat comme une des plus mena-

    antes.Pour comprendre la puissance de l'Esprit de Famille dans

    la bourgeoisie contemporaine, il est indispensable de retracer

    brivemen