Combat Pour l'Individu
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Combat pour l'individu /par Georges Palante
Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France
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Palante, Georges (1862-1925). Combat pour l'individu / par Georges Palante. 1904.
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COMBATPOUR L'INDIVIDU
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MuuiihMi; ir imviokai i-iMi 'mou piltiA(jO
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COMBAT
POUR L'INDIVIDU
AVANT-PROPOS
Nous publions, runis sous ce titre Combat pour
/'Individu une srie d'articles qui ont paru dans diverses
Revues et qui constituent le dveloppement d'une ide
unique.Ce livre est une critique des effets de l'esprit social
ou grgaire sous les diffrentes formes et dans les
diffrents cercles sociaux o il petit agir. l'espritsocial nous opposons l'esprit individualiste au droit
des collectivits le droit des individualits.
Herbert Spencer a crit son admirable livre Ylndi-
l'idu contre l'Etat, pour opposer au citoyen tre
domestiqu l'individu, l'homme tout court. Les ser-
vitudes clalistes ne sont qu'une faible partie des
chaines qui psent sur l'individu. L'tat n'est qu'un
aspect de la socit. La tyrannie sociale, j'entendscelle des murs, de l'opinion, de l'esprit de clan, de
groupe, de classe, etc, exercent sur l'individu une
I. La Revue l'liiivsophiijiio, lo Mercure de France, la l'hime. la HcrucSocialitli'.
pu. vmt.. 1
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COMBATl'OUR L'INDIVIDU
influence morale autrement oppressive et dbilitante
que la contrainte tatiste proprement dite.
C'est pourquoi dans ce livre qui pourrait aussi s'inti-
tuler Y Individu contre la Socit, nous avons essayd'accentuer et d'largir la revendication individualiste
d'Herbert Spencer en l'appliquant au domaine entier
de la vie sociale.
G. P.
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1L'ESPRIT DE CORPS1
L'esprit de corps est un des phnomnes les plus intres-
sants qui puissent frapper l'observateur de la vie sociale com-
temporaine. Au milieu de la dsagrgation de tant d'influences
morales et sociales, il semble avoir gard une certaine action
sur les consciences et se manifeste par d'importants effets.
Nous avons cru utile d'tudier l'esprit de corps dans quelques-uns de ses principaux caractres. Cette petite enqute psycho-
logique nous conduira ensuite quelques considrations sur
la valeur morale de l'esprit de corps.Pour la prcision des ides, il convienl d'abord de distin-
guer deux sens de cette expression Esprit de corps un
sens large et un sens troit. Au sens troit, l'esprit de corpsest un esprit de solidarit qui anime tous les membres d'un
mme groupe professionnel. Au sens large, l'expression esprit de corps dsigne l'esprit de solidarit en gnral,
envisag non plus seulement dans le groupe professionnel,mais dans tous les cercles sociaux, quels qu'ils soient (classe,
caste, secte, etc.), dans lesquels l'individu se sent plus ou
moins subordonn aux intrts de la collectivit. C'est en ce
sens qu'il existe un esprit de clause l'esprit bourgeois par
exemple qui, pour tre plus ou moins difficile dfinir exac-
lement, n'en existe pas moins et ne s'en montre pas moins
combatif toutes les fois qu'il s'agit de refouler les doctrines
et les tendances anti-bourgeoises. C'est en ce sens galement
1. lirviif PhilitKO)ihifjiie, aoil 189!).
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COMBAT POUR L'INDIVIDU
que Schopenhauer a pu parler de l'esprit de corps des femmes
ou de l'esprit de corps des gens maris, sur lequel il fait de
si intressantes remarques dans ses Aphorismcs sur la sagessede la vie 1. En ce sens large, on pourrait encore parler d'es-
prit de corps entre les habitants d'une mme ville, lesquelsse trouvent, dans certains cas, tre plus ou moins les co-as-
socis d'une mme entreprise commerciale. Ibsen a repr-sent d'une faon magistrale cet esprit de corps agissant dans
la petite ville o il place la scne de son Ennemi du peupleet o nous voyons tous les habitants d'accord pour taire le
secret (la contamination des eaux) qui, divulgu, ruinerait les
tablissements balnaires de la ville. Le sens large de l'ex-
pression Esprit de corps, n'est manifestement qu'une exten-
sion du sens troit ou purement professionnel.La solidarit professionnelle est un des liens sociaux les
plus puissants. Mais c'est dans les professions dites librales
(clerg, arme, universit, magistrature, barreau, diverses
administrations) que son action est le plus nergique. Des
ouvriers appartenant au mme mtier, par exemple des mca-
niciens, des menuisiers, des fondeurs en fer ou en cuivre ne
manifestent pas un esprit de corps aussi dvelopp que l'offi-
cier, le prtre, le fonctionnaire des diverses administrations.
Ce n'est pas dire que ces ouvriers soient dnus de toute
solidarit corporative, puisqu'on sait que les ouvriers d'un
mme mtier sont capables, dans certains pays, de s'unir en
associations de mtiers (Trade-Uniom) et de se coaliser pourdfendre vigoureusement leurs intrts contre les patrons.Mais cette solidarit, chez ces ouvriers, reste purement, co-
nomique. Elle se borne la dfense des intrts matriels de
l'Union de mtier. Ce but atteint, son action cesse. Elle ne se
transforme pas en une discipline morale et sociale cohrente
et systmatique qui domine et envahit les consciences indi-
I. Schopenhauer, Aphorismes sur la (le la vie. Ti-ail. l;im;.de Cantacuzi-ne. p. 80. (.Paris. F. Aleani.
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I/ESPR1T DE CORPS
viduelles. Ou du moins si elle agit dans ce sens, c'est uni-
quement pour dvelopper chez l'ouvrier la conscience de ses
droits de proltaire , par opposition la classe antago-niste la classe bourgeoise ou capitaliste. Ce n'est plus ici, proprement parler, l'esprit de corps au sens troit de cette
expression c'est plutt l'esprit de classe.
Mais, dans les professions librales, il en est autrement.
Ici, l'esprit de corps s'arroge un vritable empire moral sur
les consciences individuelles. Ici, la corporation impose et
inculque ses membres, d'une manire plus ou moins con-
sciente, un conformisme intellectuel et moral et les marqued'une estampille indlbile. Cette estampille est bien tran-
che et varie d'un groupe l'autre. Autres sont les manires
de penser, de sentir et de ragir propres au prtre, l'officier,h l'administrateur, au fonctionnaire des diverses catgories.Ici chaque corps a ses intrts trs conscients d'eux-mmes,ses mots d'ordre trs dfinis et trs prcis qui s'imposent aux
membres des groupes. Cette nergie toute particulire de
l'esprit.de corps dans les professions librales s'explique peut-tre en partie par ce fait que le prtre, le magistrat, le mili-
taire, et en gnral le fonctionnaire sont soumis une orga-nisation hirarchique puissante dont l'effet est de fortifier
singulirement l'esprit de corps. Car il est manifeste que plusun groupe social est organis et hirarchis, plus la disci-
pline morale et sociale qu'il impose ses membres est troite
et nergique.
Quels sont les caractres principaux de l'esprit de corpsUn corps est un groupe professionnel dfini qui a ses
intrts propres, son vouloir-vivre propre et qui cherche se
dfendre contre toutes les causes extrieures ou intrieures de
destruction ou de diminution.
Si nous nous demandons maintenant quels sont les biens
pour lesquels lutte un corps, nous voyons que ce sont des
avantages moraux le bon renom du corps, l'influence, la
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COMBAT POUR L'INDIVIDU
considration, le crdit. Ces avantages moraux ne sont sans
doute que des moyens en vue d'assurer la prosprit mat-
rielle du corps et de ses membres mais le corps les traite
comme des fins on soi et il dploie, les conqurir et les
dfendre, une nergie, une pret, une combativit dont les
passions individuelles ne peuvent donner qu'une faible ide.
Ces avantages moraux, un corps les poursuit en s'effor-
anl de suggrer ceux qui ne font pas partie du corps, une
haute ide de son utilit et de sa supriorit sociales. Il ne
craint pas d'exagrer au besoin cette valeur et cette impor-tance et comme il n'ignore pas la puissance de l'imaginationsur la crdulit des hommes, il s'enveloppe volontiers du
dcorum le plus propre accrotre sa respectabilit dans l'es-
prit de la foule. M. Max Nordau, dans son beau livre Les
mensonges conventionnels de notre civilisation, a tudi
les mensonges que les divers groupes sociaux organissentretiennent sciemment et volontairement et qu'ils semblent
considrer comme une de leurs conditions d'existence (men-
songe religieux, mensonge aristocratique, politique cono-
mique, etc. '). A ces mensonges, Max Nordau aurait pu
ajouter les mensonges corporatifs qui ne sont souvent qu'unecombinaison et une synthse des autres. C'est dans cette
grande loi gnrale d' Insincritc sociale qu'il faut faire ren-
trer la tactique spciale au moyen de laquelle un corps dissi-
mule ses dfauts, ses faiblesses, ou ses fautes et s'efforce de
rester, au yeux du vulgaire, dans une attitude de suprioril
inconteste, d'infaillibilit et d'impeccabilit hautement recon-
nues.
Pour garder cette attitude, le corps exige avant tout de ses
membres d'avoir de la tenue . Il veut que les siens soient
irrprochables extrieurement et qu'il jouent dcemment leur
rle sur le thtre social.
1 Y. Max NorcUui. Les ntensotif/es conventionnel- Inlroilueliou cl passiui.(Pnris, Y. Alain.)
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L'ESPRIT DMCOtU'S
La concurrence est la grande loi qui domine l'volution
des socits elle domine aussi la vie des corps constitus.
Chaque corps a vis--vis des autres son orgueil de caste et
son point d'honneur spcial. Il veut maintenir intacte sa res-
pectabilit et ne pas dchoir de son rang dans le grand orga-nisme que les divers corps forment par leur runion. On peutobserver entre les divers corps constitus une rivalit sourde
qui se traduit dans la vie publique et mme dans les rap-
ports de la vie prive. M. A., France donne de cette rivalit
entre corps une peinture des plus humoristiques dans la petitenouvelle intitule Un substitut et qu'il attribue, dans T Orme
du Mail, la plume de M. Bergeret1.Cet esprit de rivalit force le corps veiller jalouse-
ment sur son honneur de caste et exercer un svre con-
trle sur la tenue de ses membres. Malheur celui, qui, parses paroles ou par ses actes, a pu sembler compromettrel'honneur du corps. Celui-l n'a attendre de ses pairs ni
piti ni justice. Il est condamn sans appel. Quand cela est
possible, la brebis galeuse est sacrifie par une excution
officielle dans le cas contraire, on l'limine silencieusement
par des procds plus ou moins hypocrites et qui dnotent
dans le corps un machiavlisme plus conscient de lui-
mme qu'on ne croit. Le corps obit ici l'instinct vital
de toute Socit. Comme une basse-cour se rue sur le
poulet malade pour l'achever ou l'expulser, dit M. M. Barrs,
chaque groupe tend rejeter ses membres les plus faibles2.
Les faibles, les inhabiles se pousser dans le monde, les
mauvais figurants de la comdie sociale constituent pour le
corps un poids mort qui l'entrave dans sa marche et dont
il ne cherche qu' se dbarrasser. Aussi le corps les avilit-
il, les humilie-t-il il s'efforce de crer autour d'eux ce que
1. Voir A. France, L'Orme du Mail, p. 25S.
liimi-s. Les dracins, p. 133.
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COMBAT POUR L'INDIVIDU
Guyau appelle quelque part une atmosphre d'intolra-
bilit.
Cette politique d'limination contre ses membres faibles.
le corps la poursuit avec un ddain de l'individu et une
absence de scrupules qui justifient souvent, il faut bien le
dire, le mot de Daudet Les corps constitus sont lches 2.
Pour mieux assurer sa politique de domination, l'esprit de
corps tend tendre autant que possible sa sphre d'in-
Iluence. Il est essentiellement envahisseur. Il ne se bornera pas contrler l'existence professionnelle des membres du corpsmais il empitera souvent sur le domaine de leur vie prive.Un romancier contemporain, M. Vergniol, a dcrit d'une
faon trs spirituelle ce caractre de l'esprit de corps dans
une trs suggestive nouvelle intitule Par la voie hirar-
chique s. Dans cette nouvelle, l'auteur nous montre un pro-fesseur de lyce (vrai type de l'individualit envahie par le
corps) qui fait appel l'administration hirarchique et aux
influences corporatives pour rsoudre ses difficults domes-
tiques. Et l'on voit en effet l'esprit de corps, sous la forme du
proviseur et des collgues, intervenir dans une situation
prive avec une maladresse qui n'a d'gale que son incomp-tence. M. Vergniol a aussi finement not dans une autre nou-
velle intitule Pasicurs d'Ames ce trait de l'esprit de corpsl'hostilit contre les membres du corps qui peuvent paratre un titre quelconque dparer la corporation. Qu'on se rap-
pelle l'hostilit du jeune et fringant professeur Brissart
vrai type de ce que Thackeray dcrit sous l'pithte de Snob
universitaire contre un vieux collgue peu dcoratif quisemble dparer par sa tenue nglige le corps dont le jeuneSnob croit tre le plus bel ornement.
1. (iuytui, liaquisse d'une morale xans obligation ni sanction. (l':m.l
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L'ESPRIT DE CORPS
D'une manire gnrale, la corporation tend s'assujetlirla vie intgrale de l'individu. Qu'on se rappelle l'troite dis-
cipline morale laquelle les corporations du moyen ge sou-
mettaient la vie prive de leurs membres l.
Cette disposition entrane dans le corps tout entier une
curiosit troite et mesquine applique aux faits et gestes des
individus. Une corporation ressemble cet gard une petiteville cancanire. Voyez nos administrations de fonctionnaires.
Elles sont cet gard comme autant de petites villes rpan-dues dans l'espace et dissmines sur toute l'tendue du terri-
toire franais. Si l'un des membres un peu en vue de la petite
glise commet quelque maladresse ou s'il lui arrive, comme
ou dit, quelque histoire, aussitt de Nancy Baronne et de
Dunkerque " Nice la nouvelle s'en propage dans le corpstout entier, absolument comme le petit potin du jour se
colporte de salon en salon chez les bonnes dames de la petiteville.
Ces quelques remarques sur les faits et gestes de l'espritde corps nous permettent de voir en lui une manifestation
particulirement nergique de ce que Schopenhauer appellele vouloir-vivre. Un corps est, comme toute socit organise
d'ailleurs, du couloir-vivre humain comlemc. et port -un
degr d'intensit que n'atteint jamais l'gosme individuel.
Ajoutons que ce vouloir-vivre collectif est trs dill'rent de
celui qui agit dans une foule, laquelle est un groupe essen-
tiellement instable et transitoire. Le corps a ce que n'a
point une foule sa hirarchie, son point d'honneur, ses pr-
jugs dfinis, sa morale convenue et impose. Aussi le corps
apporte-t-il dans les jugements qu'il porte sur les choses cl
sur les hommes un enttement dont la foule, tre ondoyantet divers, n'est pas susceptible au mme degr. Voyez une
foule: gare, criminelle un instant, elle pourra se raviser
1. Vojr .sur ce point Nitli. La Population el le systme social, p. 20i>.
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COMBAT POUR L'INDIVIDU
l'instant d'aprs et reviser son arrt. Un corps se croit et veut
tre regard comme infaillible. Autre diffrence entre une
foule et un corps une foule apporte gnralement plus d'im-
partialit qu'un corps dans son apprciation du mrite des
individus. Dans un corps de fonctionnaires, dit Simmel',la jalousie enlve souvent au talent l'influence qui devrait
lui revenir, tandis qu'une foule, renonant tout jugementpersonnel, suivra aisment un meneur de gnie.
Un corps tant essentiellement un vouloir-vivre collectif,on peut juger par l quelles sont les qualits que le corpsdemande ses membres. Ce sont celles qui sont utiles au
corps et celles-l seulement. Un corps ne demande pas ses
membres de qualits individuelles minentes. Il n'a que faire
de ces qualits rares et prcieuses qui sont la finesse de l'es-
prit, la force et la souplesse de l'imagination, la dlicatesse
et la tendresse d'me. Ce qu'il exige de ses membres, c'est,comme nous l'avons dit, une certaine tenue , une cer-
taine persvrance dans la docilit au code moral du corps.C'est cette persvrance dans la docilit que, par je ne sais
quel malentendu de langage, on dcore parfois du titre de
caractre. Par ce dernier mot un corps n'entendra nullement
l'initiative dans la dcision ni la hardiesse dans l'excution, ni
aucune des qualits de spontanit et d'nergie qui font la
belle et puissante individualit mais seulement et exclusive-
ment une certaine constance dans l'obissance la rgle. Un
corps n'a aucune estime particulire pour ce qu'on appelle le
mrite ou le talent. Il le tiendrait plutt en suspicion, L'espritde corps est ami d, la mdiocrit favorable au parfait confor-
misme. On pourrait dire de tout corps constitu ce queHenan dit du sminaire d'Issy 2 La premire rgle de la
compagnie tait d'abdiquer tout ce qui peut s'appeler talent,
I. Simniel, Comment les /'ormes sociales se mnin tiennent {Anne soei
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LESPKIT UE CORPS
originalit, pour se plier la discipline d'une commune mdio-
crit.
Nulle part mieux que dans un corps n'apparat l'antithse
clbre du talent et du caractre que Henri Heine a raille
avec une si exquise ironie dans l'avant-propos d'Alla Troll.
On se rappelle non sans sourire cette bonne cole potiqueSouabe qui possdait un haut degr l'esprit de corps
et qui demandait avant tout ses potes, non d'avoir
du talent, mais d'tre des caractres. Il en est de mme dans
nos corps constitus. Un corps veut que ses membres soient
des caractres, c'est--dire des tres parfaitement disciplins,des acteurs ternes et mdiocres qui dbitent leur rle social
sur ce thtre dont parle quelque part Schopenhauer et o la
police dfend svrement aux acteurs d'improviser.Aussi dans un corps, le grand levier pour arriver est-
il non le mrite, mais la mdiocrit appujepar beaucoupde parents et de camaraderies. D'ailleurs ceux qui dans un
corps dispensent l'avancement et les places recherches ne
pratiquent pas toujours ce systme de npotisme .dans des
vues intresses. Ils sont de bonne foi. Ils sont sincrement
persuads imbus qu'ils sont de l'esprit de corps, quele npotisme et la camaraderie sont des liens respectables et
,utiles la cohsion du corps. En rcompensant le seul mrite,ils croiraient sacrifier un dangereux individualisme.
Ce ddain de l'esprit de corps pour les qualits person-nelles (intellectuelles ou morales de l'individu) se trouve
encore admirablement expliqu dans les dernires pages d'un
roman de M. Ferdinand Fabre, l'abb Tigrane, dans les-
quelles le cardinal Maffei explique l'abb Ternisien la tac-
tique de la congrgation romaine.
Ces considrations confirment suffisamment, ce nous
semble, la dfinition que nous avons donne plus haut de
l'esprit de corps. L'esprit de corps est, selon nous, un gosme
collectif, uniquement nroccup des fins collectives et ddai-
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COMBAT POUR L'INDIVIDU
gneux de l'individu et des qualits individuelles. L'esprit de
corps, ainsi dfini, nous semble prsenter une excellente
illustration de ce qui tend tre, d'aprs la doctrine de Scho-
penhauer, le vouloir-vivre pur, spar de l'intellect.
Les remarques qui prcdent nous permettent galementde prsenter quelques considrations sur la valeur thiquede l'esprit de corps.
Certains sociologues et moralistes contemporains ont appr-ci d'une faon trs favorable l'influence morale de l'espritde corps. Certains ont mme song l'investir d'une mission
politique en substituant au suffrage universel tel qu'il fonc-
tionne dans notre pays un systme de vote par corporations,
chaque individu devant dsormais voter pour un reprsen-tant choisi parmi ses pairs ou ses chefs hirarchiques, dans
sa corporation. Citons parmi les moralistes qui ont insist
rcemment sur la valeur de l'esprit de corps MM. Domer et
Durckhcim, qui se sont placs au point de vue moral,
MM. Benoist et Walras, qui se sont placs au point de vue
politique.M. Dorner voit dans les corporations un remde au
mcontentement moral et social. Il croit trouver dans la
subordination de l'individu au groupe corporatif l'apaisementde tous les troubles intrieurs et extrieurs. Chacun doit
comprendre, dit M. Dorner, qu'il ne peut occuper qu'une
place dtermine dans l'ensemble et qu'il ne peut dpasser la
limite que lui imposent le salaire qu'il peut recevoir et la
limitation de ses propres facults. L'individu acquiert plusaisment cette conviction, s'il appartient une corporation
qui dtermine l'avance pour lui les conditions gnrales de
la vie conomique et sociale. La corporation maintient devant
ses yeux cela seul qui est possible et contribue prserverson imagination des chteaux en Espagne qui le rendent
1.Dorner, Uas menscldiche ilandeln, l'hilosophische Etkilt (Berlin.Milsclier et RosJell, 189j).
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L'ESPRIT DE CORPS
mcontent du prsent. D'un autre ct l'individu apprend,
grce son application, la mesure du progrs possible et il
participe l'intelligence collective de ses compagnons ou
collgues. En consquence, il rsulte de tout cela une ten-
dance gnrale qui aspire tablir sur le fond de ce qu'on
possde dj les amliorations qui sont profitables l'individu
comme au tout, tout en permettant le progrs dans les limites
de l'activit professionnelle.
It est du plus haut intrt moral que l'individu puisses'attacher un groupe professionnel, parce que ce lien lui
permet de juger plus srement de ses facults personnelles;
parce que, par son intermdiaire, il peut cultiver son intelli-
gence, se procurer une plus large vue des choses, parce
qu'il peut tre encourag par elle dans son activit et parce
qu'il est rattach par elle au grand organisme moral universel.
Car les corporations ne sont que les organes de cet orga-nisme. Aussi doivent-elles tre une fois pour toutes dlimites
dans leurs droits les unes l'gard des autres, afin quechacune puisse accomplir sa tche .d'une manire indpen-dante sur son domaine particulier. Mais ensuite les corpora-tions doivent s'inspirer de l'intrt de l'organisme dont elles
sont les organes, elles doivent faire passer leurs rivalits
dans la poursuite des privilges et des avantages aprs la
conscience qu'elles doivent avoir de leur collaboration une
uvre commune
M. Durkheim, de son ct, voit dans un corps un inter-
mdiaire utile entre l'individu et l'tat. L'tat, dit-il, est
une entit sociale, trop abstraite et trop loigne de l'indi-
vidu. L'individu s'attachera plus aisment un idal plus voi-
sin de lui et plus pratique. Tel est l'idal que lui prsente le
groupe professionnel. M. Durkheim voit dans les corpora-tions le grand remde ce qu'il appelle l'anomic sociale
1. Dorner. Dus mendichc Handeln. p. Hil. lui >.ziale Xiif'riech'nlietclkische i'/lichf!
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COMBAT POUR L'INDIVIDU
Le .principal rle des corporations, dit-il, dans l'avenu
comme dans le pass, serait de rgler les fondions sociales
et plus spcialement les fonctions conomiques, de les tirer
par consquent de l'tat d'inorganisation o elles sont main,
tenant. Toutes les fois que les convoitises excites tendraient
ne plus connatre de bornes, ce serait la corporation
qu'il appartiendrait de fixer la part qui doit quitablementrevenir chaque ordre de cooprateurs. Suprieure ses
membres, elle aurait toute l'autorit ncessaire pour rclamer
d'eux les sacrifices et les concessions indispensables et leur
imposer une rgle 1. On ne voit pas, continue M. Dur-
kheim, dans quel autre milieu cette loi de justice distribu-
tive, si urgente, pourrait s'laborer ni par quel organe elle
pourrait s'appliquer.
MM. Benoist et Walras'2t d'un autre ct, dveloppentles avantages d'une organisation politique par corporations.'
Ainsi, comme on peut voir, le systme est complet la
morale professionnelle s'accole une politique corporative.Nous ne discuterons .pas ici la question de la politique
corporative. Nous nous contenterons de prsenter quelquesobservations sur la moralit corporative, telles qu'elles
peuvent rsulter de l'analyse que nous avons faite de l'esprit
de corps.Suivant nous, l'individu ne peut demander au groupe cor-
poratif, sa loi et son critrium moral. La valeur de l'activit
morale de l'individu est nos yeux en raison directe de la
libert dont il dispose; or le groupe corporatif domine l'indi-
vidu par des intrts trop immdiats et trop matriels en quel-
que sorte pour que cette libert ne soit pas entame. Il peuten effet supprimer l'individu rfractaire sa discipline-morale ses moyens d'existence il le tient par ce qu'on.
I. Durkheim, Le suicide, p. 140. (Paris, V. Alcan.)-1.Voir Walras, derniers chapitres des tudes d'conomie politique appli-
que.
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L'KSi'RIT DE CORPS
pourrait appeler d'une expression emprunte au vocabulaire
socialiste, la question du ventre .
Une autre question qui se pose est celle de savoir si l'af-
filiation au groupe corporatif serait un rel remde l'ano-
mie et si elle apporterait une fin au mcontentement social.
Oui, peut-tre, dirons-nous, si l'espce (le justice distri-
butive dont parle M. Durkheim s'appliquait exactement. Mais
c'est l un dsidratum utopique, du moins dans les corpo-rations o le travail fourni ne peut tre mesur exactement
comme quand il s'agit d'un travail manuel. Stuart Mill a
dit quelque part que du haut en bas de l'chelle sociale la
rmunration est en raison inverse du travail fourni. Il y a
sans doute quelque exagration dans cette manire de voir.
Mais elle peut trouver sa confirmation dans les groupes pro-fessionnels o la nature des services rendus les soustrait a
une mensuration matrielle et permet l'esprit de corps de
dployer ses influences oppressives du mrite individuel.
Ce n'est pas tout. Vouloir chercher le critrium moral de
l'individu dans la corporation, c'est aller contre la marche
de l'volution qui multiplie de plus en plus autour de l'indi-
vidu les cercles sociaux et qui lui permet en consquence de
faire partie simultanment d'un nombre plus considrable de
socits diverses et indpendantes qui offrent sa sensibilit, son intelligence et son activit un aliment de plus en
plus riche et vari. L'histoire multiplie le nombre des
cercles sociaux, religieux, intellectuels, commerciaux, aux-
quels les individus appartiennent et n'lve leur personnalit
que sur l'implication croissante de ces cercles. Par suite leur
devoir {aux individu) n'est plus relativement simple, clair,
unilatral, comme au temps o l'individu ne faisait qu'unavec sa socit. La diffrenciation croissante des lments
sociaux, la diffrenciation correspondante des lments psy-
chologiques dans la conscience, toutes les lois du dveloppe-
ment parallle des socits et des individus semblent bien
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COMBAT POUR L'INDIVIDU
plutt devoir augmenter que diminuer le nombre et l'impor-tance des conflits moraux. L'histoire, en mme temps qu'ellerend plus nombreux les objets de la morale, en rend les
sujets plus sensibles1. Il semble rsulter de cette loi de
diffrenciation progressive que la libert de l'individu et
par consquent sa valeur et sa capacit morales sont en
raison directe du nombre et de l'tendue des cercles sociaux
auxquels il participe. L'Idal moral n'est pas de subordonner
'l'individu au conformisme moral d'un groupe, mais de le
soustraire l'esprit grgaire, de lui permettre de se dployer
dans une activit multilatrale. L'individu, de mme qu'il est
en un certain sens un tissu de proprits gnrales, peut tre-
regard comme le point d'interfrence d'un nombre plus ou
moins considrable de cercles sociaux dont les influences
morales viennent retentir en lui. L'individu est une monade
harmonieuse et vivante dont la loi et harmonique est
de se maintenir en tat d'quilibre au milieu du systme des
forces sociales interfrentes. C'est dans ce libre et pro-
gressif panouissement de l'individualit que rside le vri-
table idal moral. Il n'y en a pas d'autre. Car l'individu
reste, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, la source vivante
de l'nergie et la mesure de l'idal.
Nous arrivons cette conclusion que la morale corporative, jforme de l'esprit grgaire, serait une forme rgressive de
moralit. -Beaucoup se plaignent, la suite de M. Barrs,
que nous soyons des Drucinrs. MM. Dorncr et Dnrkhcim
nous invitent prendre racine dans le sol de la corporation
professionnelle. Nous nous demandons si ce n'est pas l un
terrain trop troit pour que s'y enracinent et s'y confinent
les plantes qui veulent l'air libre, la lumire et les largeshorizons d'une inorale humaine.
1. lougl. Les sciences sociale" en Allemagne, li.rjiosc des lhi:riei< de
Rimmel, p. Si". (Paris, F. Alcan.)
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I'\L\\TK. i
Il
L'E SP1UT A DMIN I STKAT1 F t
L'Esprit Administratif est une forme de mentalit que de
longs sicles de centralisation ont particulirement dveloppeen France. Cet esprit, par suite de l'importance qu'a prisedans notre pays le mcanisme administratif, exerce une grandeinfluence sur nos ides, sur nos murs, sur notre pratiquesociale tout entire.
Il peut tre intressant d'analyser cette forme de mentalit
et d'en examiner la valeur morale et sociale.
L'Esprit Administratif peut-tre regard comme une varit
de l'Esprit de Corps. S'il est vrai que chaque corporation",surtout dans les professions dites librales, transforme dans
une certaine mesure la mentalit de tous ceux qu'elle unit parun lien d'intrts, de proccupations et aussi de prjugs com-
muns, on est en droit d'affirmer que ce vaste organismesocial qu'on appelle une Administration inculquera ces
membres, d'une manire plus ou moins consciente, un confor-
misme intellectuel et moral et qu'elle les marquera d'une
estampille indlbile.
L'administrateur, quel qu'il soit, quels que soient les int-
rts, conomiques, politiques, juridiques, intellectuels et
moraux la gestion desquels il est prpos, prsente certains
caractres communs qu'il est facile de reconnatre et qui cons-
tituent chez lui une sorte de caractre acquis susceptible d'ab-
sorber plus ou moins compltement son caractre inn.
I. Revue Hucudiste, juillel 1900.
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COMBAT L'OUR L'INDIVIDL"
Une administration est une corporation qui, bien qu'avant sa
place dfinie dans le grand organisme social qui constitue
l'tat, n'en a pas moins, dans une certaine mesure, son exis-
tence propre, ses intrts particuliers et comme son vouloir-
vivre spcial.Ce vouloir-vivre s'incarne, des degrs divers, chez tous
les membres d'une mme administration et superpose leurs
gosmes individuels un gosme collectif qui a pour effet de
les renforcer et de les discipliner.
Qui dit administration dit hirarchie. Cotte hirarchie a
pour effet d'entretenir entre tous les membres d'une mme
administration un sentiment d'troite solidarit, de l'imposerau besoin et de punir svrement les infractions au confor-
misme commun.
Qui dit hirarchie dit aristocratie. Dans chaque adminis-
tration, chaque subordonn a ou est cens avoir le respect de
ses suprieurs hirarchiques d'autre part, les chefs ont un
degr encore plus lev le sentiment de leur autorit.
L'Esprit Administratif est donc autoritaire par essence et par
tendance; il tend inculquer tous les membres du groupedes ides de subordination et de discipline.
Souvent l'attitude de l'administrateur reflte cet tat d'me.
Ce trait a t trs bien mis en lumire par M. Vergnioldans l'humoristique portrait qu'il trace d'un proviseur dans la
nouvelle intitule Par la voie hirarchique Le proviseur
Ltang de Gaubc se promenait sous le clotre avec des airs
d'amiral sur son banc de quart, le buste cambr, la tte reje-tc en arrire, l'il dur, mobile et faux, promen sur l'entou-
rage ainsi que sur un troupeau d'esclaves1. On retrouve
le mme trait plus brutal dans le Manteau de Gogol. Qu'onse rappelle l'accueil plein de morgue fait par un haut fonction-
naire au malheureux et tremblant Akaki Akakiowilch, quand
I. G. Vergniol, Scnes du la \ie Vnivei'nilitin'. l'ar voie li'u'rurrliitfup.Feuilleton du Temps du 2:> fvrier tS'.lO.
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L' i;si>UT A DMINI ST1UIF
ce dernier vient implorer son aide pour lui faire rendre le
manteau vol.
Cet esprit autoritaire est en mme temps un esprit exclusi-
viste. Prenez un administrateur quelconque; cette conviction
s'tablit peu peu et finit par triompher dans son esprit, quel'administration dont il fait partie constitue une caste sup-
rieure, une sorte d'aristocratie dont il est appel maintenir
le prestige vis--vis du public. Dickens a donn une peinture
humoristique de ce trait de l'Esprit Administratif dans le pas-
sage de la Petite Dorrit o il met en scne ce chef de bureau
du Ministre des Circonlocutions qui regarde le publiccomme son ennemi personnel et ne prononce jamais qu'avecun visible mpris le nom de cette obscure corporation .
Dans les services de l'tat o, comme dans l'Universit, il va une dualit bien tranche entre l'lment administratif et
l'lment administr (personnel administratif et personnel
enseignant), le mme esprit se fait jour. L aussi le per-
sonnel administratif a une tendance faire bande part.11 a ses intrts propres, son esprit de caste, sa foi dogma-
tique dans l'infaillibilit de l'autorit. Ajoutons que ceux
d'entre les administrateurs qui sont le plus imbus de cet espritautoritaire sont gnralement ceux qui seraient le plus loin
de pouvoir justifier de telles prtentions aristocratiques.Il est des administrateurs qui professent au sujet de leur
autorit un dogmatisme amusant. Ils sont, sans le savoir,
disciples de Bossuet et soutiendraient volontiers avec ce tho-
logien que leur pouvoir est une manation de Dieu et que
leur rond de cuir administratif est l'autel o s'incarne etprend
corps l'autorit divine. Aussi rien ne froisse-t-il plus l'ad-
ministrateur dans son dogmatisme autoritaire, rien ne le con-
triste-t-il plus que l'ironie irrvrencieuse qui lui apparat lil-tralement comme un crime de lse-majest.
Cet esprit de caste fait que le groupe administratif en vient
souvent oublier sa vritable destination sociale. La
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COMBAT POUR L'INDIVIDU
Bureaucratie, dit Simmel, en vient souvent oublier son rle
d'organe et se poser comme une fin en soi'.
De l, l'esprit de solidarit qui unit les membres d'une
mme administration. Les clichs fameux la grandefamille militaire , la grande famille universitaire , etc.,ne sont pas certains gards un vain mot. Dans une admi-
nistration, on sait se serrer les coudes, soutenir le prestige
commun, dissimuler les tares, les faiblesses et les fautes.
Si quelqu'un est assez audacieux pour s'attaquer l'un des
membres du clan administratif, il s'attire l'animosit de toute
la hirarchie, absolument comme l'imprudent qui, pour avoir
taquin un frelon, est poursuivi par la ruche entire. Cette
dfense corporative est surtout nergique si le personnagels est bien soutenu en haut lieu et s'il appartient une de
ces familles administratives dans lesquelles un gros prben-dier fait arriver et couvre de son omnipotente protection tout
son parentage.Les haines administratives sont analogues aux haines sacer-
dotales. Elles se passent de main en main et se font anonymes
pour mieux frapper.Rien ne renforce mieux la solidarit administrative que
cette solidarit familiale qui porte le nom de npotisme et dont
nous voyons en France autour de nous tant d'aimables chan-
tillons. Personne n'a dcrit plus humoristiquement que
Dickens, le npotisme administratif2. Les Mollusques,dit Dickens, aident depuis longtemps administrer le Minis-
tre des Circonlocutions. La branche Tenace Mollusque croit
mme avoir des droits acquis tous les emplois de ce minis-
tre et elle se fche tout rouge si quelque autre ligne fait
mine de vouloir s'y installer. C'est une famille trs distingue
J. Simniel, Comment les formes sociales se maintiennent. Anne Socio-
logique, 1898, p. 92.2. Voir les chapitres (le la Petite IJorril, intitule:. li.tjios
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L'ESPRIT ADMINISTRATIF
que celle des Mollusques, et aussi trs prolifique. Les membres
sont disperss dans tous les bureaux publics et remplissenttoute sorte d'emplois officiels. Ou bien le pays est cras sous
le poids des services rendus par les Mollusques ou bien les
Mollusques sont crass sous les bienfaits du pays. On n'est
pas tout fait d'accord sur ce point. Les Mollusques ont
leur opinion le pays la sienne. {La Petite Dorrit, ch. x).Voici un autre personnage du mme roman qui se plaint
amrement de ce que sa famille n'ait rien fait pour le pousserdans le monde. Vous oubliez que j'appartiens un clan, ou
une clique, ou une famille, ou une coterie (donnez-luile nom que vous voudrez) qui aurait pu me faire faire mon
chemin de cinquante manires diffrentes et qui s'est mis
dans la tte de ne rien faire du tout pour moi. Me voil donc
devenu un pauvre diable d'artiste. {La Petite Dorrit, un Banc
de Mollusques.) Ces dynasties ne svissent pas seulement
dans les hautes sphres administratives. Elles en viennent
mettre en coupe rgle les places les plus mdiocres des admi-
nistrations et jusqu' de modestes postes d'instituteurs. Ainsi
se forment du haut en bas -de l'chelle de petits clans npo-
tiques.N'insistons pas davantage sur ce flau du npotisme. Le
dveloppement excessif qu'il a pris chez nous, semble donner
raison dans une certaine mesure un crivain allemand qui
prtend que la dmocratie favorise plus que la monarchie les
excs du npotisme. Le monarque, dit cet crivain, ayant le
plus grand intrt au maintien d'une administration officielle
honorable, veille ce que le fonctionnement de la slection ne
soit pas interrompu. A ce point de vue, on voit comment un
monarque est intress au bien de l'tat, tout autrement qu'un
prsident de Rpublique lu. La diffrence est la mme
qu'entre un propritaire et un fermier, qu'entre un enlrepre-
1. Otto Ammon, L'Ordre social el ses bases nuluveites. traduction deIl. Muffang, Paris, Fontemoing, 1905.
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COMBAT POUR I/INDIVIDU
neur et un employ. L'exprience proclame bien haut queles prsidents n'ont pas la force de rsistance ncessaire pour
empcher qu' la longue les dputs n'interviennent dans les
nominations. Cela produit tout un enchevtrement d'intrigues
antisociales. Le candidat appuie l'lection d'un dput, pouravancer ensuite, grce la protection de celui-ci. Le dput
dpend de ses cratures et ne doit pas tromper leurs calculs.
Le ministre, de son ct, a besoin du dput pour avoir une
majorit et ne peut pas repousser ses sollicitations pour le
placement de ses protgs dans toutes sortes d'emplois, et
le prsident son tour ne peut pas mettre son veto en tra-
vers1.
A vrai dire, il est malais de dcider lequel est le plus
puissant chez nous du favoritisme politique ou du npotisme
proprement corporatif ou administratif, c'est--dire celui quiest exerc par les familles influentes dans les divers corps et
administrations de l'tat. En tout cas on voit la situation
faite l'individu isol qui se trouve pris entre ces deux genresde favoritisme comme entre deux feux.
L'orgueil de caste se manifeste chez l'administrateur pardes sentiments de dfiance et de rancune vis--vis de tout
subordonn susceptible de lui porter ombrage par quelque
supriorit.Un bon exemple de cette disposition d'esprit est donn par
M. Paul Verdun dans son livre encore curieux bien qu'un
peu vieilli Un lyce sous la troisime Rpublique. C'est
l'histoire du proviseur Moyne enchant de jouer un mauvais
tour au professeur de seconde qui est agrg alors que lui,
proviseur, ne l'est pas 2.
L'hypocrisie administrative est bien connue. L'intelligence
propre l'administrateur est, la plupart du temps, cette forme
d'intelligence que Carlyle appelait l'intelligence vulpinc .
J, 0. Ammon. Les bases de l'Ordre Social, p. 294.2. Y. I'. Verdun. Un Lyce sous la troisime Rpublique.
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LESPIUT ADMINISTRATIF
qui n'est qu'une intelligence infrieure et qui ne ressemble
pas plus l'intelligence vritable, pour rependre une compa-raison de Spinoza, que le chien, animal aboyant, ne ressem-
ble au Chien, signe cleste. Aux mensonges tudis parM. Max Nordau dans son livre Les Mensonges conven-
tionnel* de notre civilisation, on pourrait ajouter les men-
songes administratifs. La liste de ces mensonges serait
longue. Un des plus caractristiques est celui qu'on pourrait
appeler le mensonge (l'autorit. Il consiste en ce que, dans
une administration, le principe d'autorit doit toujours avoir
le dernier mot, quand mme ceux qui le reprsentent auraient
cent fois tort. Supposons que, dans une administration,un conflit se produise entre un chef et un subordonn et quele bon droit de ce dernier soit pleinement et officiellement
reconnu. On imposera peut-tre une disgrce, un dpla-
cement, par exemple, au chef qui s'est mis dans son
tort mais le subordonn subira, lui aussi, le contre-coup de
la disgrce du chef; il sera, lui aussi, dplac. N'est-il pas
coupable d'avoir eu raison contre son chef? Dans l'Ennemi
du Peuple, d'Ibsen, le prfet Stockmann dit son frre
Tu n'as pas le droit d'exprimer aucune opinion qui soit
contraire celle de tes suprieurs La contradiction est
amusante entre de telles pratiques administratives et les
principes d'quit, de justice gale pour tous, etc., qu'on
prtend appliquer dans les administrations.
Un autre mensonge est celui qui consiste soutenir qu'onne tient compte, pour l'avancement, que des services pro-fessionnels du fonctionnaire. On sait ce que vaut cette affir-
mation. Si le fonctionnaire n'est pas jjersona g rata, on cher-
chera et on trouvera, dans sa vie prive, dans son attitude,sa tenue, dans ses relations, un vice rdhibitoire on l'ex-
cutera au moyen d'une de ces formules vagues et commodes,
I. II>s(.mi. Un Ennemi du Peuple. Aclo III.
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COMBAT POUR L'INDIVIDU
mais meurtrires manque de tenue, manque d'esprit de
suite, manque de caractre, etc." L'antithse du talent et du
caractre, si exquisement raille par Henri Heine dans la
prface d'A ta Troll, est un des procds les plus srs et les-
plus employs pour renverser le mcanisme naturel de la
slection et dprcier le mrite au profit de la mdiocrit.
Jules Simon raconte avec quel souci Victor Cousin, le grandchef de l'Enseignement philosophique en France, veillait sur
la vie et la situation prives de ses professeurs. Ce souci de la
situation prive des fonctionnaires devient souvent un auxi-
liaire des influences npotiques, quand il s'agit d'vincer
ceux qui, n'ayant ni parentage, ni relations, ne sont pas dignesd'arriver.
Ce procd ne choque pas autant qu'on pourrait le croire
la grande majorit des fonctionnaires d'une administration.
Car il frappe de prfrence le mrite intellectuel, celui qu'on
pardonne le moins et par lequel on est sr de runir contre
soi l'antipathie de ses chefs et de ses gaux.
L'hypocrisie administrative se manifeste encore par la pra-
tique des notes secrtes L} aussi honorable que, dans un autre
domaine, l'institution du cabinet noir. Elle se manifeste encore
par cet esprit cachotier qui rend souverainement dsagrable une administration tout contrle ou toute critique exerc
1. Ce sont les noie* secrtes qui rendent si redoutables dans no admi-nistrations les dlations et dnonciations de tout genre.Le fonctionnaire vis ne peut se dfendre, ignorant l'accusation dont il
t-bt l'objet.On ne saurait, croire il quel point l'Ame des administrateurs (t mater-
nelle et accueillante au dlateur. Un administrateur nourrit gnralement,une curiosit professionnelle assez analogue celle des concierges et tou-jours l'afft des ragots et des potins qui circulent dans le Landerneaircorporatif.
Le dlateur sait cela et en use.Un fonctionnaire irrprochable se voit un beau jour disgraci, dplac-
sous un prtexte quelconque. Ce n'est que longtemps aprs qu'il apprendra([)ils t,ot~jouirs) 1.1 ~(,ritable de soii (lplicci-ticiit titin c~ileiliiii(, I)ieii(pas toujours)
la cause \6ritablc deson dplacement une calomnie bienbasse et, bien bte porte contre lui. En revanche, te dlateur a f
cout, choy, sans doute rcompens, surtout s'il a couvert sa dlationd'un noble prtexte tel que son souci du bon renom du corps.
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L'ESPRIT ADMINISTRATIF
par ceux qui ne sont pas de la confrrie. Une administration
veut former une sorte de conseil de Dix qui prendet excute ses dcisions huis clos, qui impose ses mots
d'ordre sur les hommes et les choses et qui jugerait d'un
dplorable esprit de vouloir faire la lumire l o elle est
importune. Du haut en bas de l'chelle, la consigne est
Pas d'histoire. L'administrateur est un umbratile qui parleavec ddain de la Tour d'ivoire du mditateur ou de l'artiste
et qui, pourtant, affectionne, lui aussi, sa faon, l'isolement
de caste et met en pratique Odi profanum.L'insincritc administrative est favorise par l'excs (le
complication et de formalisme. Sur ce dernier point on peutlire dans Dickens la piquante description du Ministre des
Circonlocutions.
Ce qui caractrise l'administrateur, c'est la disproportionentre l'effort et la tche, la complication voulue. C'est aussi
la rage d'introduire la diplomatie l o elle n'a rien faire.
Il est des administrateurs qui se croient obligs de dployer
plus d'habilet qu'un Talleyrand ou un Metternich. Ils sem-
blent avoir pris le contre-pied de la formule dans laquelleLeibnilz" rsume la sagesse divine: lia agniii ut mhiimtix
prsletur effeclus maximo sinnptu.Cette complication produit l'amour des administrateurs
pour les spcialits et les compartiments. Habitu tout
ranger par casiers et tiquettes, l'administrateur se renferme
lui-mme dans l'alvole administrative laquelle il borne
son univers. Beaucoup d'administrateurs ressemblent ce
vieux savant, spcialiste en bolides, dont parle quelque partM. A. France et qui ne veut pas qu'on le sorte de sa
vitrine .
L'Esprit Administratif rapetisse tout ce qu'il touche. On a
vu de libres esprits, des savants dsintresss, des penseurs
Amilolc Krunco. Le Lys Ronge.
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COMBATPOUR L'INDIVIDU
aux larges visions esthtiques, une fois devenus adminis-
trateurs, rtrcir progressivement leurs horizons intellectuels
et voluer vers un plus ou moins complet philistinisme.
Ce qui caractrise l'administrateur ce point de vue, c'est
l'absence du sens de la vie. L'habitude des compartimentset des petites conventions lui a enlev le sentiment de la mou-
vance des choses. Son plat utilitarisme est expi par le ch-
timent inluctable de tout utilitarisme la perte de la haute
signification de la vie dans ce qu'elle a de libre, de spontanet de sincre la mconnaissance de la voix mystrieuse quicrie chaque individu Sois toi-mme. Vis en libert et
en beaut L'absence de vie est, suivant la remarque de
M. Bergson, une source fconde d'effets comiques. Le forma-
lisme administratif prte rire par ce qu'il donne l'impressiond'un arrt dans la vie, d'une vie gne et comprime dans
son libre essor. Il vrine absolument la belle formule de
M. Bergson Le comique nat de V insertion du mcanisme
flans le libre mouvement de la vie. Chacun, dit M. Bergson,sait avec quelle facilit la verve comique s'exerce sur les
actes sociaux forme arrte. Et ailleurs L'ide de
rgler administrativement la vie est plus rpandue qu'on ne
pense. On pourrait dire qu'elle nous livre la quintessencemme du pdantisme, lequel n'est pas autre chose, au fond,
que l'art prtendant en remontrer la nature.
La consquence directe du formalisme est l'esprit de rou-
tine. L'opinion d'un chef sur un subordonn, une fois faite,ne change plus. On reste immuablement persona c/rata ou
le contraire. On peut appliquer aux administrateurs le mol.
connu Ils n'oublient rien et ils n'apprennent rien, Rien
d'immuable non plus comme ces lgendes administratives
fabriques de toutes pices sur un fonctionnaire et qui ont
t souvent souffles au dbut par tel personnage ou tel
1. Jtcrgson, Le Rire. (Paris. V. Alcun.)
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L'ESPRIT ADMINISTRATIF
groupe qui avait intrt le faire arriver ou au contraire
le paralyser dfinitivement. L'Individu, impuissant modifier
ces lgendes routinires, en arrive, de guerre lasse, s'vconformer et les justifier, absolument comme les boule-
vardiers connus qui la lgende prte telle attitude ou telle
tte et qui sont contraints de la garder perptuit. On peutdire d'une administration ce qu'on a dit de la presse Quandelle tient son clich sur un monsieur, il en a pour long-
temps.
C'est ainsi que dans une administration, on fera tel indi-
vidu la rputation d'tre un distrait ou un ngligent un
autre celle d'tre un rsign, un timide, un faible. Cette der-
nire lgende est de toutes la plus dangereuse pour l'individu.
Malheur qui l'endosse! A l'individu timide, surtout s'il est
sans protection, on infligera l'occasion tous les dnis de
justice. Il n'est personne qui, sur la foi de la lgende, ne
se croira le droit de lui jeter la pierre ou de lui dcocher le
coup de pied de l'ne. La rputation d'tre timide a encore
un autre inconvnient. L'individu auquel on l'a dcerne en
vient-il un jour se rvolter contre les vexations dont il est
l'objet et montrer les dents, cette attitude inattendue pro-
voque un dchanement de colres indignes. Haro sur l'hy-
pocrite qui cachait son jeu Haro sur l'esclave assez os pourse rebeller
Un autre effet du formalisme administratif est de secon der
l'horreur des administrateurs pour la responsabilit per-
sonnelle, horreur favorise par l'habitude qu'ils ont de se,
rouvrir les uns les autres tous les degrs, de sorte que la
responsabilit devient anonyme et dfie toute sanction.
Au point de vue des ides morales, l'esprit administratif
prsente le mme caractre d'troitesse et de formalisme
timor. Nos administrations sont, plus encore que les autres
fractions de la population, asservies la morale du qu'endira-t-on. Elles sont les tutrices patentes du moralisme
-
COMBAT POUR L'INDIVIDU
bourgeois, en particulier de la despotique et hypocrite morale
familiale bourgeoise avec ses conventions, ses interdictions
et ses excommunications contre les non-conformistes.
Cela est surtout visible dans une administration qui, comme
l'Universit, dpend du public bourgeois dans lequel elle
recrute sa clientle. Il faut alors veiller ne pas froisser
les prjugs bourgeois. Et comme le meilleur moyen de ne
pas les froisser est de les exagrer, on se montrera encore
plus moral que le public dont on recherche la faveurimitant en ceci les valets qui croient avantageux de
singer et d'exagrer les travers et les ridicules de leurs
matres.
L'influence des femmes d'administrateurs qui sont
souvent des types russis de la Dame, de Schopenhauer
ne peut que confirmer et renforcer ces traits de la mentalit
administrative.
On sait combien la dame bourgeoise est formaliste et atta-
che l'tiquette. On sait aussi combien elle est. autori-
taire et conservatrice. La femme d'un administrateur est la
plupart du temps infatue du rang et de l'autorit de son
mari. Elle le dpassera, mme cet gard, surtout si elle
appartient par sa naissance une de ces familles adminis-
tratives imbues de l'esprit de caste. Avec l'orgueilleuse
Agrippine, elle se complaira se souvenir qu'elle est
Fille, femme et mre de nos rois!
Elle prendra ombrage de toute trace d'irrespect, de fiert
ou simplement d'indpendance chez les subordonns de son
mari. Elle aura, cet gard, la mentalit de cette Mmo Squecrs.la femme du matre de pension de Dotheboys-Hall, dans
Nicolas Nickley, qui prend en grippe le jeune Nicolas,matre d'tudes de la pension, parce qu'il a un air de fiert
peu en harmonie avec sa condition. J'espre bien, dit-elle,
-
L'Ecil'RlT ADMINISTRATIF
que son sjour ici rabattra son orgueil, ou, du moins, ce no
sera pas ma faute
Dans Un Lyce sous la troisime Rpublique, M. J1.
Verdun nous montre, par contre, dans la noble figure du
proviseur Charlet, un administrateur qui,,vivant sans famille
et soustrait aux influences de l'gosme familial, exerce sa
fonction avec le haut idalisme vers lequel se trouve natu-
rellement port un homme de cur. La poursuite de sou
intrt personnel, dit-il, ne le dtournait pas de l'accom-
plissement de ses devoirs de proviseur et ne mettait pas obs-
tacle au dveloppement de ses grandes qualits
On peut comprendre par ce qui prcde ce que peut tre
l' arrivisme dans une administration.
L'arriviste sera celui qui runira en sa faveur les influences
jspotiques, cette brutalit et cette absence de scrupules
qui font croire la force et qu'on dcore du nom de caractre
enfin, cette dernire qualit si prcieuse qu'on appelle vul-
gairement roublardise et que Carlyle nomme intelligence vul-
pine. Le fonctionnaire fera bien, s'il veut arriver, de suivre
les cours de cette cole du succs, que M. Max Nordau a
dcrite, avec tant d'humour, dans ses Paradoxes socioloflt.
ques3. Le fonctionnaire devra, surtout pour arriver, tre
mdiocre ou s'efforcer de paratre tel. Car nulle part mieux
que dons une administration ne se vrifie le dicton populaireallemand
Es siiul die schtegten Frac hic nU:h!Worau die Wes}>e>imigen'
-Nulle part non plus ne s'applique mieux le prcepte
1. Dickens, Sicolax Sickleby,v\i. x. Administration conomique de Dullie-,
boy&-llall.
2. Verdun. Un Lyce sons la troisime Rpublique, p. ;!().">.3. Max Nordau, Paradoxes sociologiques (l'aria, V. Alcanl. ji. 17.4. (!c n'i'st pas aux plu* mauvais fruits
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COMBAT POUR L'INDIVIDU
Quand on est avec des hossus, 11 faut l'tre
Ou le paratre.
Le sentiment des servitudes qu'impose l'arrivisme, la mo-
notonie de la mentalit administrative, le sentiment de l'hypo-crisie ambiante dterminent souvent chez le fonctionnaire cet
ennui spcial que le docteur Tardieu a dcrit sous le nom
d'ennui du fonctionnaire. C'est l'ennui morne, compagnon de
la morgue et de la peur. Le sentiment des mensonges ambiants
est surtout puissant. Car une atmosphre de mensonge devient t
bientt pour l'individu sain une atmosphre d'intolrabilit.
L'animal humain, dit le docteur Tardieu, nourrissant un dsir
immodr de jouir, d'tre libre, ne voulant avoir d'explica-tion qu'avec son caprice, il est vident que les praticiens des
professions svres, redingote glaciale, soutane, tenue
haut cravate, les embrigads des carrires hirarchises,encombres de chefs, greves de formalismes, de rglementa-tions o la part est norme, faite l'tiquette, la discipline, la parade, i la corve, les pontifes de tout grade, de toute
catgorie, prouveront dans le trfonds personnel et secret
de leurs mes, les protestations, les colres, les rages bouil-
lonnes d'un ennui recuit et condens. L'ennui de fonction-
naires et de ceux qu'on peut appeler les officiels est dnonc
par la ngligence proverbiale que tous apportent dans leurs
fonctions assommantes, par la jalousie froce entre collgues
qui se disputent l'chelon de l'avancement, par une haine
spciale et violente au del du croyable contre le type qui est
l'antithse de l'embrigad, du bourgeois confit dans son sacer-
doce nous entendons nommer le spculatif, esprit serein
qui se joue de la mascarade sociale
Tels sont les principaux traits de la mentalit administra-
tive. Ils nous permettent de voir en elle une incarnation par-
Turiiieu. L'Ennui. Revue Philosophique, fvrier WOO.
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L'KSPRIT ADMINISTRATIF
ticulirement puissante de ce que Schopenhauer appelle le
Vouloir-Vivre. Mais il s'agit ici d'un vouloir-vivre collectif
dans lequel la personnalit individuelle est autant que pos-sible annihile. C'est un vouloir vivre impersonnel et ano-
nyme condens par des sicles de centralisation et de con-
centration sociale.
Ce vouloir-vi vre est-il clair par un Idal? Une pense
suprieure et gnreuse anime-t-elle ce mcanisme dont le
seul moteur nous a paru jusqu'ici tre l'gosmc ?Un personnage d'Ibsen, le pasteur Manders, dans les liece-
nanls, plaint quelque part les fonctionnaires de la petite ville
o il vit parce qu'ils n'ont dans la vie qu'un emploi et non
un idal . Cette absence d'idal est, continue le pasteur
Manders, la cause de leur incurable ennui et de leur dchance.
Ce cas est-il celui de l'unanimit ou mme de la majoritdes fonctionnaires qui peuplent nos administrations ? 11 serait
injuste d'adopter ici une opinion trop pessimiste. Le sen-
timent de l'idal est si puissant dans certaines mes, qu'ilrsiste toutes les compressions extrieures et qu'il colore
de sa lumire les plus plats et les plus monotones horizons.
Mais de telles mes sont rares.
M. 0. Ammon abonde dans le sens optimiste. Pour lui le
monde administratif et fonctionnaire constitue une lite pn-tre d'un haut idalisme social. Voici les passages dans les-
quels ce sociologue dveloppe sa pense. La plupart des
fonctionnaires qui ont reu une culture universitaire pour-raient trs bien, s'ils se mettaient l'cole de la pratique.
diriger les entreprises industrielles et commerciales et y
gagner assez d'argent, beaucoup plus en tous cas que l'Etat
ne leur en donne. Les traitements des plus hautes catgoriesde fonctionnaires sont si modiques que, sans fortune person-
nelle, ils ne permettent qu'un train de vie assez mdiocre.
Si les intresss s'en contentent et ne recherchent pas les
bnfices dors des affaires, c'est moins i cause des risques
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COMBAT l'OUR L'INDIVIDU
qu' cause de la satisfaction intrieure plus vive qu'on
prouve exercer une influence utile dans une situation offi-
cielle. C'est donc un idalisme qui ne mrite nullement d'tre
stigmatis du mot de morgue de fonctionnaire ou de
suffisance . Le dvouement la collectivit exige pluttdes dispositions altruistes, la poursuite des intrts person-nels des dispositions gostes; tant que nous mettrons celles-lit
au-dessus de celle-ci, nous ne pourrons refuser un fonc-
tionnaire dsintress une considration particulire. C'est
sur le principe idaliste que repose la force de notre fonc-tionnarisme. Sans cet idalisme, l'tat le plus riche ne
pourrait pas fournir les hauts traitements ncessaires pourattirer des personnalits d'une telle valeur intellectuelle. Pour
cette raison, le peuple allemand devrait tre fier de son corpsde fonctionnaires et ne pas souhaiter qu'il ft davantage comme tout le monde
Il nous parat d'un optimisme insoutenable de faire de nos
fonctionnaires des idalistes. Le propre de l'Esprit Adminis-
tratif, c'est de comprimer et d'touffer autant que possiblel'Individualit. Or il n'y a point d'idalisme sans un puissantsentiment de l'individualit.
L'esprit administratif a pour caractristique le mpris des
individualits. Pour lui, l'individu ne compte pas. La valeur
individuelle n'est rien. Ce qui compte, c'est seulement le
clan familial, politique ou mondain dont l'individu peut se
rclamer.
Dans ces conditions, il en est de l'idal administratif
comme de . :dal tatiste dont il n'est qu'une forme. Il est la
ngation de l'idal individualiste, c'est--dire de celui qui
place le mrite individuel et la libert de l'esprit au premier
rang des valeurs sociales.
Tout autre idal rentre dans la catgorie de ceux dont
Stirner a dit Un idal est un pion.
l. 0. Ammnn, L'Ordre Social cl f>c^ lianes nnhirrUcs. p. i'ili.
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L'ESPRIT ADMINISTRATIF
On peut dire d'une administration ce que Proudhon a dit
de l'tat Qu'il est de son essence de favoriser les plus
intrigants et les plus mdiocres et l'on songe involontai-
rement l'ironique question que Vigny avouait sentir venir
sur ses lvres toutes les fois qu'il rencontrait un homme capa-
raonn d'un Pouvoir Comment va votre mensonge social
ce matin? Se soutient-il? (Stello)
1. Cet acticle se terminait par quelques vues sur l'avenir du fonction-narisme dans la socite future. Ces vues nous,paraissant aujourd'huiutopiques, nous les supprimons ici.
PAUNTE.
-
III
L'ESPRIT DE PETITE VILLE1
L'tude de la petite ville peut offrir un certain intrt aux
personnes curieuses de psychologie sociale. Cet esprit pr-sente un exemple frappant des influences oppressives qu'exercesur un individu le milieu social o il volue. Autant quela profession que nous exerons, la ville que nous habitons
influe la longue sur notre tournure d'esprit et nous enve-
loppe d'une trame de petites fatalits sourdes qui opprimentet dpriment notre individualit.
La psychologie de la petite ville a t souvent faite. Les
moralistes et les romanciers se sont complu rendre les tons
grisaille de ces petits milieux sociaux inertes et stagnants,semblables cet tang des corassins dont parle la petiteBolette dans la Dame de la mer 3 et o elle voit l'image de
son existence captive et dcolore. Tout le monde a pr-sent la mmoire le fameux passage de La Bruyre sur la
petite ville si sduisante de loin et qui parat peinte sur le
penchant de la colline. Je me rcrie et je dis |quel plaisirde vivre sous ce beau ciel et dans ce sjour si dlicieux. Je
descends dans la ville o je n'ai pas couch deux nuits que
je ressemble ceux qui l'habitent; j'en veux sortir. On
n'a pas oubli non plus la petite ville allemande de Iot7,ebije,
1. La Plume, 1 novembre 1900.2. Sur les influences professionnelles oppressives de l'individualil, voir
VEsprit de corps.3. Ibsen, La Dame de la ?er, acte III.
-
L'ESPRIT DE PETITE VILLE
avec ses types de bourgeois et de bourgeoises infatus de la
manie des titres. M. d. Rod a donn dans son roman
l'Innocente une peinture tragique de l'me de la petite ville.
On se sent l, dit-il, dans un petit monde bien part, quidoit avoir ses lois spciales, sa gravitation particulire1.
On n'a pas oubli non plus l'Orme du Mail de M. A. France,cet orme de la promenade de petite ville qui domine tout le
roman, comme le symbolique tmoin des intrigues et des
passions de la vie provinciale. Dans son roman l'Enlise-
ment, M. C. Vergniol a trac un trs vivant croquis de petiteville mridionale. Citons galement les esquisses de vie
provinciale de M. Jean Breton intitules A ma fentre 2.
Toutes ces tudes tmoignent de l'intrt de curiosit qui s'est
attach la vie et la mentalit de la petite ville.
Les villes o Y Esprit de petite ville se manifeste avec le
plus d'intensit sont, semble-t-il, celles qui ont une populationtrs stable. Au contraire, dans les villes o il y a un va-et-
vient continuel d'arrivants et de partants, cet esprit se forme
difficilement. L o la population e}st trs sdentaire, toutes
les familles de la ville se connaissent; elles suivent leur his-
toire depuis de nombreuses annes. Tous les habitants sont
intresss par les faits et gestes du voisin. Ils ne se quittent
gure du regard et soumettent le nouveau venu, ds qu'il se
prsente, au mme contrle inquisitorial.Cette stabilit de la population entrane comme cons-
quence une grande uniformit de murs, de manires de
vivre, de juger et de sentir. Entre gens vivant ensemble
dans un cercle troit, partageant les mmes impressions et
les mmes proccupations, habitus se rencontrer chaque
jour aux mmes endroits et aux mmes heures, il s'tablit
la longue un conformisme mental la formation duquel la
suggestion n'est certainement pas trangre. Il y a des
1. Ed. Rod, L'Innocente, p. 20.2. Revue de Paris, septembre 1897.
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'COMBAT POUR L'INDIVIDU
villes o l'on peut remarquer que les gens ont la mme
allure raide et compasse. C'est l sans doute un phno-mne d'imitation inconsciente auquel les nouveaux venus ont
eux-mmes peine chapper. M. Max Nordau a not ce ph-nomne de suggestion mutuelle qui agit, selon lui, avec une
grande nergie mme entre les habitants des grandes villes,en dpit de leurs diffrences ethniques. C'est ainsi, dit ce
sociologue, que les habitants des grandes villes acquirent la
mme physionomie morale, quoique, en rgle gnrale, ils
aient les origines les plus diverses et appartiennent une
quantit de races.
Un Berlinois, un Parisien, un Londonien ont des pro-
prits psychiques qui les diffrencient de tous les individus
trangers sa ville. Ces proprits peuvent-elles avoir des
racines organiques? Impossible car la population de ces
villes est un mlange des lments ethniques les plus varis.
Mais elle est sous l'influence des mmes suggestions et montre
pour cela ncessairement dans les actes et dans les pensescette uniformit qui frappe tous les observateurs 1. Si la
suggestion agit tel point entre les habitants des grandesvilles en dpit de leurs diffrences ethniques, combien plusforte raison, doit-elle tre puissante sur des gens qui appar-tiennent la mme race et qui mnent depuis de nombreuses
gnrations le mme genre de vie Ainsi s'tablit ce confor-
misme mental de la petite ville qui tend effacer autant que
possible les traits de l'indiv. ':? Ut Le costume, la pda-
gogie, les murs concourent faire des habitants d'une mme
ville un seul homme aussi voisin que possible de l'automate,
incapable mme de rgresser vers l'anthropode ancestral2.
Attache ce conformisme, la petite ville est rsolument
misoniste. Les habitants de la petite ville sont habitus
une lutte pour la vie moins pre que celle des grandes
1. Max Nordau, Paradoxes sociologiques, p. 89. (Paris, F. Alcan)2. Laurent Tailhade, Confrence sur l'ennemi du Peuple, p. 16.
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L'ESPRIT DE PETITE VILLE
villes. Ils sont heureux de cette tranquillit et regardentcomme un pril tout lment nouveau susceptible de modifier
les conditions de leur quilibre conomique et social. Certaines
petites villes poussent trs loin cet esprit de misonisme.
On en cite qui, au moment de la cration d'une ligne de
chemin de fer, ont refus, par misonisme, d'tre comprisesdans le trac de la ligne nouvelle. D'autres fois on a vu la
petite ville, combinant le misonisme et le souci des bonnes
murs, refuser une garnison dans laquelle elle voyait un pril
pour la vertu de ses femmes.
Ce misonisme de la petite ville agit galement dans les
relations de la vie prive. Le nouvel arrivant dans la ville,s'il ne compte qu'y passer, attirera peu l'attention et n'exci-
tera pas la dfiance. Mais s'il vient se fixer dans la ville,il doit se rsigner subir une priode d'acclimatation pendant
laquelle il se trouvera plus ou moins en butte la dfiance
misoniste de ses nouveaux concitoyens. Peut-tre con-
vient-il de faire une exception pour le cas o le nouveau venu
est fonctionnaire. Dans ce cas, il est catgoris d'avance.
Ds qu'il arrive, on sait qui il est, et ce qu'il vient faire.
Officier, professeur, employ des Contributions ou de l'Enre-
gistrement, il porte ostensiblement son tiquette sociale, ou,comme on dit dans la Petite ville allemande de Kotzebie, son
titre. Aussi suscite-t-il peu de dfiance.
Mais s'agit-il d'un individu qui vient s'installer dans la
petite ville sans porter la rassurante tiquette du fonction-
naire, les dfiances se soulvent autour de lui, les curiosits
s'exasprent comme autour d'un trenigmatique et inquitant.Cette inquitude de la petite ville ne cesse que quand elle
tient la formule sociale du nouveau venu, quand elle sait quiil est, d'o il vient, ce qu'il vient faire. Qu'on se rappelledans la Conqute de Plassans la rage de curiosit des habi-
tants qui veulent tout prix savoir pourquoi l'abb Faujas a
quitt Besanon.
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COMBAT POUR L'INDIVIDU
Pour mettre compltement la main sur le nouveau venu, la
petite ville n'aura pas de cesse qu'elle ne l'ait catgoris
socialement, qu'elle ne lui ait assign une place dfinie dans
l'organisme compliqu des castes, des coteries, des partis de
tout genre qui se disputent l'influence.
Qu.'on se rappelle ici le trait not par La Bruyre. La
petite ville est l'endroit du monde o fleurissent dans leur
plus exquise beaut les distinctions et les hirarchies sociales.
II est une chose, dit-il, qu'on n'a point vue sous le ciel
tt que selon toute apparence on ne verra jamais. C'est une
petite ville qui n'est divise par aucun parti et o la querelledes rangs ne se rveille pas tous moments 1. C'est
d'aprs ces distinctions minutieuses que le nouveau venu sera
catgoris. Suivant sa profession, sa situation de fortune,.ses relations, suivant ce qu'il pense ou est cens penser en
.matire religieuse ou politique, il sera rang bon gr, mal gr,-dans tel ou tel clan. La petite ville, comme toute collectivit,,a en dfiance l'isol, l'individu qui n'est pas dment catgoris>et tiquet.
Pour s'assimiler compltement la socit de la petite
ville, le nouveau venu devra donc prendre parti dans les que-relles locales. II devra tre Guelfe ou Gibelin, Montaiguou Capulet. Il devra surtout avoir le sens des hirarchies
sociales et tenir son rang . Il apprendra mesurer l'ampli-tude de ses coups de chapeau au rang social de la personne
qu'il salue et tablir des degrs dans la cordialit de sa
poigne de main suivant l'tat de fortune des gens qui il a
affaire.
Le misonisme de la petite ville est parfois impitoyable.
Nulle part il n'a t dcrit d'une manire plus saisissante quedans le roman de M. Rod, l'Innocente. Quelle est, ea effet
la cause pour laquelle la petite ville que dcrit M. Rod
1. La Bruyre, De la Socit et de la Conversation.
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L'ESPRIT DE PETITE VILLE
s'acharne sur la touchante et douloureuse hrone de cette
histoire, sinon le charme exotique de cette jeune femme quitranche trop sur le milieu bourgeois, revche et ratatin dans
lequel elle est tombe? Et l'auteur explique admirablement
le dterminisme social en vertu duquel, dans ce milieu
laborieux et vertueux, mais ombrageux et malveillant, son
hrone devait avoir le sort d'un oiseau du Paradis tomb
dans une ruche et dvor par l'essaim . M. Rod nous la
montre poursuivie par cette haine de' petite ville, atteinte dans
sa rputation, dans ses amitis, dans son fils, et succombant
la fin, victime d'une de ces rancunes collectives cent fois
plus tenaces et plus implacables que les rancunes indivi-
duelles, mais qui trouvent plus facilement grce devant les
moralistes officiels habitus respecter la dcision du nombre
et donner toujours raison au groupe, quel qu'il soit, et quoi
qu'il vaille, contre l'individu.
Si la petite ville exagre souvent sa dfiance l'gard de
l'tranger, elle est porte plus encore exagrer la bonne
opinion qu'elle a d'elle-mme. On appelle 'esprit de clocher
ce patriotisme local qui est souvent trs chatouilleux. Scho-
penhauer remarque quelque parti trs finement que beaucoup
d'hommes, en l'absence de qualits individuelles dont ils puis-sent tre fiers, sont ports s'enorgueillir de la collectivit
dont ils font partie. Cet orgueil bon march , suivant
l'expression de Schopenhauer, est un sentiment trs rpandu. C'est ainsi que la petite ville est trs fire de ses gloireslocales, de son pass historique, de ses avantages climat-
riques, etc. En revanche, elle dissimulera ses tares et
ses laideurs. Cet esprit de corps des habitants d'une petiteville a t dcrit d'une faon magistrale par Ibsen dans son
drame Un ennemi du Peuple, o l'on voit les habitants d'une
petite ville norvgienne organiser la conspiration du silence
1. Schopenhauer, Aphorisiaes sur la sagesse dans la vie (Paris, F. Alcan),p. 73.
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COMBAT POUR L'INDIVIDU
pour taire lesecret (la contamination des eaux) qui, divulgu,
compromettrait la prosprit de l'tablissement balnaire.
Il y a dans la petite ville des mots d'ordre utiles l'gosmecollectif et auxquels l'individu doit se conformer, sous peined'encourir les reprsailles de la socit. Ces mots d'ordre sont
d'autant plus imprieux que l'opinion publique ou, comme dit
Ibsen, l'opinion de la majorit compacte est une puissance
plus tyrannique dans la petite ville que partout ailleurs.
Beaucoup de gens y passent leur vie dans une proccupationcontinuelle du qu'en-dira-t-on. M. Rod a aussi not en traits
vigoureux1 cette omnipotence de l'opinion de petite ville qui
paralyse toutes les gnrosits, tous les sentiments spontanset naturels. Ajoutons que frquemment l'opinion publique
porte des jugements assez diffrents sur les personnes et les
vnements. Cette varit des jugements de l'opinion
s'explique par la diffrence des catgories sociales. C'est ainsi
que dans leMannequin
d'osier on voit toutes les dames de
la bourgeoisie soutenir opinitrement l'innocence de M Ber-
geret, parce que cette dame est de leur socit , tandis quo-les autres parties de la population sont de l'avis contraire.
Si l'on examine d'un peu prs la morale de petite ville, on
voit de suite que l'esprit dont elle s'inspire est avant tout
l'esprit de caste ou mieux l'esprit de classe. La morale de
petite ville est la tutrice des distinctions sociales. Elle aime
conserver les privilges de rang et consacrer les suprio-rits sociales. Elle a le respect des gens influents , de ces
animaux nuisibles , comme les appelle Ibsen, qui font du
mal partout comme des chvres dans une plantation de jeunesarbres . La morale de petite ville n'est jamais plussvre que quand il s'agit de chtier un scandale susceptibled'entamer la respectabilit des classes dirigeantes. Cet espritconservateur explique la grande influence qu'ont dans la vie
1. V. d. Rod, Llnnocenle.2. Ibsen, Un Ennemi du peuple. Acte IV.
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L'ESPRIT DE PETITE VILLE
de la petite ville la femme et le prtre, ces deux classes con-
servatrices par excellence, comme les appelle Schopenhauer'.C'est cause de ce prestige des classes dirigeantes, que la
petite ville est la terre bnie du snobisme du snobisme pro-vincial dans son talage de morgue et d'infatuation nobi-
liaire et bourgeoise. Nulle part mieux que dans la petite ville,le snob ne rcolte les fruits des efforts qu'il dploie en vue de
la pose et de l'effet produire. La Bruyre remarquait dj
que souvent, dans la grande ville,' on dpense en pure perteles efforts qu'on fait pour paratre . Car on passe inaperu. L'on ne sait point, dit-il, dans l'Ile, qu'Andr brille au Marais
et qu'il.y dissipe son patrimoine du moins s'il tait connu
dans toute la ville, il serait difficile qu'entre un si grandnombre de citoyens, il ne s'en trouvt quelqu'un qui dirait de
lui il est magnifique ? et qui lui tiendrait compte des
rgals qu'il fait Xante et Ariston et des ftes qu'il donne
Elamire mais il se ruine obscurment. Au contraire le
snob de petite ville recueille tout le bnfice de son snobisme.
Il peroit en vanit l'quivalent de sa dpense. Un habit nou-
veau de forme lgante, un cheval nouveau qu'il fait paradersur le cours, un cotillon qu'il a conduit chez une dame en
vue de la socit , attirent au snob de petite ville l'admi-
ration attentive de ses concitoyens et lui rservent des trsors
dejouissances insouponnes.Nous ferons une dernire observation propos de la morale
de petite ville. Dans les villes o deux clans religieux se
trouvent en prsence (catholiques et protestants par exemple),la morale de petite ville devient encore plus ombrageuse et plus
implacable. Chaque clan craint les critiques du clan adverse
et exerce sur la conduite de ses membres un plus rigoureuxcontrle. Il rsulte de cette situation un double espionnage
1. Voir dans la Conqute de Vlassans le rle considrable que jouentle prtro et la dame bourgeoise, la dame de Schopenhaiier, dans lesintrigues de la petite ville.
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COMBAT POUR L'INDIVIDU
social de tous les instants espionnage la Loyola et espion-
nage la Calvin.
On voit par l'analyse qui prcde quels sont les principauxlments dont se compose l'esprit de petite ville intrt et
amour-propre, dfiance l'gard de l'tranger, esprit de corps
qui porte les habitants se serrer les coudes et dfendre
leur groupement contre les menaces extrieures. L'esprit de
petite ville nous apparat ainsi comme l'une des formes les
plus caractristiques de l'gosme de groupe ou de l'esprit
grgaire. Tel que nous avons essay de le dcrire, cet
esprit exerce une influence tyranniqne que M. VergnioL a bien
mis en lumire dans son roman /'E/t~.se'M!C~ Ce roman
est l'histoire d'un jeune fonctionnaire de l'Enregistrement quivient s'installer dans une petite ville du Midi. Ce fonc-
tionnaire se trouve tre par hasard un pote qui arrive dans
la petite ville, la tte pleine de jolis rves qu'il voudrait trans-
former en beaux vers. Hlas! le jeune pote a compt sans
l'influence assoupissante de la petite ville, sans son prosasmedans lequel il finit par s'embourgeoiser et par s'enliser sans
retour.
On voit assez combien les influences de la petite ville sont
oppressives de l'individualit. Dans une grande ville, la mul-
tiplicit des relations, la vie affaire, la diversit mouvante de
la vie sociale, la varit des types sociaux coudoys au hasard
des rencontres de la rue, tout cela sert de stimulant la men-
talit de l'individu. La diversit des impressions extrieures,l'intense diffrenciation sociale procurent l'individu cette
sorte de libration intellectuelle que produisent aussi les
voyages. Elles l'arrachent aux dogmatismes troits et font ger-mer en lui cet esprit de septicisme, d'ironie et de blague
qu'on voit se dvelopper si aisment dans les grandes villes
telles que Paris ou Berlin, par exemple. Au contraire, faute
1. Sur ce point voir Simmel, Me;' soziale D~t'e~o'K!
-
L'ESPRIT DE PETITE VILLE
de diffrenciation et de complication sociales suffisantes, l'ha-
bitant de la petite ville reste confin dans les mmes horizons,il demeure immuablement FAo~o MM!M societatis, il ne vit
que par sa petite caste qui lui impose tyranniquement ses
tristes dogmatismes.De l l'ennui proverbial de la petite ville. Le docteur Tar-
dieu, analysant /'e~MM! ~M M//:~
-
COMBAT POUR L'INDIVIDU
Prozor% que par l'inscription Pas, qui se lit dans cer-
taines vieilles villes, aux abords des anciens monuments.
L'esprit de petite ville est conservateur des prjugs et dog-matismes sociaux. Au contraire, l'atmosphre des grandescits est libratrice. Un sociologue allemand, tudiant le rle
social des grandes cits commerantes de FItalie et du Bhin
au dbut de l'poque moderne, a pu dire de l'air des grandesvilles qui rendait les hommes libres ~
-
IV
L'ESPRIT DE FAMILLE ET LA MORALE FAMILIALE 1
Parmi les formes de Solidarit susceptibles de devenir un
pril pour la libre expansion de l'Individu, la Solidarit fami-
liale ou Esprit de Famille apparat comme une des plus mena-
antes.Pour comprendre la puissance de l'Esprit de Famille dans
la bourgeoisie contemporaine, il est indispensable de retracer
brivemen