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Présentation de l'éditeur

La pacification permet de briser les résistances indigènes et defonder la colonisation. Grâce à elle, l’administration peut imposerà la fois sa domination et l’ordre colonial. Des penseurs commeAlexis de Tocqueville et John Stuart Mill, ou des militairescomme Bugeaud, Gallieni, Lyautey, mettent en avant, à quelquesnuances près, ses visées pratiques. Tout au long des XIXe etXXe siècles, les multiples opérations de pacification ont ainsirythmé l’histoire des rapports entre les métropoles colonialeseuropéennes et leurs colonies, protectorats et mandats.

L’équipe d’historiens, de politistes, de juristes et de géographes réunie sous ladirection de Samia El Mechat montre la diversité des situations et des stratégies,de la lutte des Britanniques contre les pirates Qawasims du Golfe arabo-persiqueaux relations ambiguës entre les autorités françaises et vietnamiennes. Sir GarnetWolseley en Afrique du Sud ou Théophile Pennequin en Cochinchine fournissentles exemples les plus significatifs des acteurs à l’œuvre.Loin de se limiter au passé colonial, ce livre poursuit la réflexion jusqu’à nos jours,en particulier avec l’intervention en Afghanistan en 2001 et l’invasion de l’Irak en2003, où les stratèges américains ont remis à l’honneur des méthodes et destechniques de pacification déjà utilisées en période coloniale.Une nouvelle lecture des expériences de pacification en milieu colonial et de leursrésonances contemporaines.

Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Nice – Sophia Antipolis etchercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS), Samia El Mechata consacré l’essentiel de ses travaux à la colonisation et à la décolonisation,notamment du Maghreb.

Coloniser, pacifier, administrerXIXe-XXIe siècles

Sous la direction de

Samia El Mechat

Coloniser, pacifier, administrerXIXe-XXIe siècles

CNRS EDITIONS15, rue Malebranche – 75005 Paris

Ouvrage publié avec le concours de l'ISAD

© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2014ISBN : 978-2-271-08015-8

Introduction

Samia El MECHAT

Le thème du colloque sur « les administrations coloniales et la pacifica-tion XIXe-XXIe siècles » ne procède pas d’un choix fortuit. Dans la droite lignedes perspectives ouvertes par Marc Bloch 1, il ambitionne de relier la recherchehistorique aux préoccupations et aux débats de notre époque.

L’intervention en Afghanistan en 2001 comme l’invasion de l’Irak en2003 ont provoqué des vagues de violences extrêmes et une profonde désta-bilisation des sociétés afghanes et irakiennes. Celles-ci ont aussi montré ladifficulté des puissances à développer des stratégies de pacification et à s’as-surer la maîtrise du terrain. Il leur a fallu compter avec le terrorisme et les actesd’insurrection. C’est dans ces conditions que le débat sur la notion de contreinsurrection s’est trouvé relancé au sein de la hiérarchie militaire, notammentaméricaine. Si les réflexions ainsi développées se sont efforcées de prendre encompte les situations rencontrées, elles ont surtout remis à l’honneur desméthodes et des techniques de pacification déjà utilisées en période coloniale.

Du passé sourdent des résurgences qui invitent à une nouvelle lecture desexpériences de pacification en milieu colonial. La recherche est ainsi conviée àrenouveler l’analyse des processus de pacification en associant la démarchehistorique à d’autres approches (politologie, droit, géographie, géopolitique).C’est sur ce constat que s’appuie la démarche transdisciplinaire du colloquedont nous présentons aujourd’hui les Actes au lecteur. Nous avons en effetsouhaité que cette entreprise contribue à transcender les frontières disciplinairesen donnant aux historiens, aux historiens du droit et aux politologues, l’occa-sion de rapprocher leurs points de vue dans un même effort de compréhensioncomparative.

Le colloque dont ce livre rend compte développe trois axes de réflexion.D’abord, il explore et met en perspective l’articulation entre les administrationscoloniales et les processus de pacification en s’appuyant sur la diversité des

1. Marc Bloch écrivait à propos du fascisme, du nazisme et du stalinisme : « adeptes dessciences de l’homme (...), nous avons préféré nous confiner dans la craintive quiétude de nosateliers (...) Avons-nous toujours été de bons citoyens ? », Les Annales, 1946, p. 188.

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expériences à travers une présentation de leurs objectifs et de leurs résultats.Ensuite, il s’interroge sur le regain d’intérêt manifesté par les stratèges améri-cains pour des méthodes mises en œuvre en contexte colonial par des officiers,comme Bugeaud, Gallieni ou Lyautey, et sur la pertinence de ces modèles ensituation post-coloniale. Enfin, il explicite les raisons de l’échec de la pacifi-cation engagée depuis le début des années 2000 en Afghanistan et en Irak.

Un des fils conducteurs du colloque réside certainement dans le lienfondamental qui unit l’administration coloniale et la pacification à traversnotamment les visions de stratèges comme Gallieni et Lyautey. Le rôlecentral joué par la pacification dans l’édification et le maintien des empirescoloniaux et la définition de la pacification elle-même méritent cependant d’êtresuccinctement présentés.

La pacification au cœur de la problématique coloniale

De façon générale, la conquête et la colonisation supposent un déséqui-libre des forces tel que le plus puissant a les moyens de s’emparer de nouveauxterritoires pour les dominer. À l’origine de tout projet colonisateur existe unsentiment de puissance qui implique la soumission du plus faible. On ne sauraitpour autant analyser les situations coloniales qu’à travers le recours à la force.Le recours à la force armée permet la conquête et ouvre le moment colonial.Mais il ne s’agit que du commencement d’un processus qui s’affirme dans ladurée, à travers l’emploi simultané de différents moyens susceptibles de réduireles résistances que la colonisation suscite. C’est dans ce contexte que la paci-fication prend sens.

Dans toute forme de colonisation, les sources de tension et de conflit sontmultiples. On observe en effet des refus de soumission, des soulèvementscontre les autorités coloniales, qui manifestent un rejet de la dominationqu’on tente d’imposer. Aussitôt, la pacification devient un instrument essentielpour réduire ces antagonismes. De fait, tout au long des XIXe et XXe siècles, endehors même des expéditions militaires directement liées aux conquêtes, lesmultiples opérations de pacification2 rythment l’histoire des rapports entre lesmétropoles coloniales européennes et les colonies, les protectorats et lesmandats. La pacification, instrument d’une stratégie impériale et outil d’uncolonialisme en échec, permet, pour quelque temps au moins, de renforcer ladomination des pouvoirs coloniaux et d’assurer à la colonisation européenne la

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2. Bugeaud et la guerre totale en Algérie au milieu du XIXe siècle, révolte des Cipayes enInde en 1857-1858, la reconquête du Soudan en 1898, la longue pacification du Maroc de 1903à 1934, la révolte chiite en Irak en 1920, la « guerre d’indépendance » en Palestine en 1936-1939, la tentative d’insurrection brisée en 1927 et « l’opération de police » en 1947 dans lesIndes néerlandaises, la répression malgache en 1947, la « pacification » en Algérie dans lesannées 1950, etc.

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mise en valeur rapide des territoires conquis et la rentabilisation de ces nou-veaux espaces. Elle est ainsi au fondement de l’ordre colonial et de la puissanceimpériale. Il ne peut y avoir de colonisation véritable sans une entreprise depacification produisant des résultats tangibles. Seule une pacification réussiepermet de briser les résistances qui entravent le contrôle du territoire, d’assurersa sécurité en faisant acquiescer les peuples soumis. C’est toujours elle quipermet à l’administration d’organiser des espaces économiques et socio-géographiques, selon des règles définies par et pour la métropole, d’imposersa domination et de fonder la colonisation sur des bases réputées solides etdurables.

Cela explique sans doute la profusion tout au long des XIXe et XXe sièclesd’ouvrages sur la théorie et les méthodes de la pacification. Des penseurscomme Alexis de Tocqueville, Amédée Desjobert, ou John Stuart Mill ; desstratèges de la « pacification » comme Bugeaud, Gallieni, Lyautey, tous mettenten avant, à quelques nuances près, les visées pratiques de la pacification. Dupoint de vue de ces auteurs, l’usage de la force armée, fût-il contraire au « droitdes gens » et incompatible avec les évolutions vers l’égalité, est nécessaire. Eneffet, il sert des objectifs complémentaires, qui paraissent reposer sur un para-doxe : il s’agit de développer la colonisation, de consolider la dominationcoloniale, mais aussi de civiliser et donc d’administrer pour le « bien » del’indigène. Cette vision se nourrit de la conviction très répandue alors queles peuples coloniaux ne comprennent et ne respectent que la force, qu’ilssont incapables, et pour longtemps, de prendre en main leur destinée. Ensomme, privées du pouvoir tutélaire du colonisateur, les masses coloniséessombreraient dans l’anarchie et le chaos. Ainsi sont en même temps produitesla justification idéologique de l’entreprise coloniale et la justification straté-gique des entreprises de pacification.

La pacification : significations et usages

Que recouvre le concept de pacification ? Lorsque la problématique de lacolonisation vient rencontrer le terme de pacification, on constate qu’émergeune pluralité de sens et d’expériences. L’ambiguïté du terme même de pacifi-cation, qui relève autant du vocabulaire colonial que militaire, rend compte dela multiplicité des significations, de situations contrastées et de paradoxes.

La pacification implique d’abord l’idée d’un mouvement continu. Il y acomme une permanence de la pacification. Le terme « pacification », employéentre autres par Tocqueville, rend compte de cette situation « singulière » faited’affrontements répétés. Comme le souligne Olivier Le Cour Grandmaison,« Le mouvement peut progresser ou régresser suivant la conjoncture, sonachèvement ne peut être défini a priori. Les discours et les pratiques de paci-fication confirment d’ailleurs cette réalité : ils disent ces guerres sans fin où

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chaque victoire des colonisateurs ou des forces d’occupation, chaque répres-sion, chaque dérive contribuent à créer ou à recréer inlassablement les condi-tions de nouveaux affrontements et de nouvelles répressions 3 ».

Dans une première acception, la pacification se définit comme une actionde rétablissement de l’ordre. Pacifier, ce peut être tout simplement réprimer,réduire par la force armée ou des opérations de police toute résistance pouvantêtre rencontrée. Pour que l’effet soit immédiat, ce type de pacification impliquele recours à des formes de contrainte qui incluent au besoin l’usage de laviolence pouvant aller jusqu’à inspirer aux populations dominées un sentimentde terreur. Quel que soit l’empire, les logiques coloniales partent du mêmeconstat et en tirent les mêmes conséquences. La coercition, la répression armée,perçues comme des actes de légitime défense, sont à la fois nécessaires et utilesquand il s’agit d’assurer l’unité de commandement et de direction ainsi que lapaix civile. L’établissement et le maintien d’un système répressif sont inhérentsà cette forme de pacification. Ainsi, en Algérie pendant la guerre d’indépen-dance, sont créés des Centres d’instruction à la pacification et à la contre-guérilla. Cette pacification se veut aussi dissuasive. Il s’agit non seulement derétablir l’ordre, mais d’enlever à l’indigène les raisons de se révolter. Dansl’entreprise de pacification, l’armée et la police doivent d’abord montrer leurforce pour inspirer la crainte. En ce sens, la reconquête militaire du terrain, lareprise en main des populations et la destruction de tous les foyers insurrec-tionnels constituent dès lors les trois objectifs prioritaires de la pacification.Cependant, souvent présentées comme émanant des seules autorités militaires,les opérations de pacification sont le résultat d’un processus de décision impli-quant à la fois les autorités militaires et civiles, ainsi que le pouvoir politiqueappelé à se prononcer sur la planification et la mise en œuvre des mesures depacification.

Dans une seconde acception, la pacification renvoie à l’idée d’apaise-ment, de conciliation, et de paix. Elle vise à ramener l’ordre, ou, pour reprendreles propres termes de certains auteurs, à « rendre confiance aux populations », là« où l’adversaire a apporté le désordre et la terreur ». Pour Gallieni, Lyautey ouAngoulvant, la pacification est ainsi pensée comme un phénomène multidi-mensionnel irréductible au seul aspect militaire, même si celui-ci prime sur toutautre. Les ouvrages des théoriciens de la pacification ou des « techniciens de lacolonisation » inventorient ainsi les différentes tâches du pacificateur : ramenerl’ordre, prévenir le désordre et réparer. L’accent final porte sur le dernier termede la trilogie : la réparation... La « conquête des cœurs et des esprits » devientainsi l’objectif ultime de la pacification paraissant seule capable de garantirdurablement, par le consentement des colonisés qu’il implique, l’état de domi-nation coloniale.

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3. O. LE COUR GRANDMAISON, Coloniser Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial,Paris, Fayard, 2005, p. 110.

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L’administration coloniale gouverne et domine, mais elle affiche enmême temps son souci d’œuvrer pour le « bien » de la population indigène.Dans son effort pour perpétuer les acquis de la pacification tels qu’ils résultentde l’action militaire, le pouvoir colonial s’appuie en même temps sur le«maintien de l’ordre » et le « devoir de civilisation ». La pacification apparaîtainsi comme un processus complexe, mêlant le militaire au politique et àl’administratif, ces facteurs se combinant pour constituer autant de variablesselon les situations rencontrées. Mais derrière ces variantes, la constante esttoujours la même : pacifier, c’est installer le gouvernement des êtres et deschoses avec l’objectif de contrôler et de dominer. Tout doit être fait pourconvaincre les indigènes que la puissance coloniale domine et ce pour long-temps. L’action doit être autant militaire que politique afin d’obtenir l’adhésiondes populations indigènes ou, à défaut de s’assurer de leur résignation. L’in-tervention du pouvoir administratif est animée par ce double mouvement :mêlant l’action répressive à la recherche de compromis, l’administration colo-niale civile ou militaire, tente de concilier des impératifs et des logiquescontradictoires.

Il s’agit en effet de combiner le recours à la force et l’utilisation desprocédures de contraintes propres au rétablissement de l’ordre, avec des poli-tiques susceptibles d’assurer durablement le maintien de la « paix » civile et lasauvegarde des empires. On retrouve cette idée dans la pensée de Gallieni, quianalyse le processus de pacification comme une « tache d’huile ». Selon lui,c’est par « l’action combinée de la force et de la politique » que la pacificationpeut atteindre ses objectifs. Dans ses Principes de pacification et d’organisa-tion du Tonkin, il résume ainsi l’ambiguïté du concept de pacification :

L’action vive est l’exception ; l’action politique est de beaucoup la plus impor-tante, elle tire sa plus grande force de la connaissance du pays et de ses habitants(...) C’est l’étude des races qui occupent une région qui détermine l’organisationpolitique à lui donner, les moyens à employer pour sa pacification. Alors, seu-lement au fur et à mesure que la pacification s’affirme, le pays se cultive, lesmarchés se rouvrent, le commerce reprend. Le rôle du soldat passe au secondplan 4.

La nature des rapports que la puissance coloniale établit avec les « indi-gènes » est pour lui un élément clef de la réussite. Or, l’administration, instanced’exécution du pouvoir d’État, est l’intermédiaire obligé entre l’État, la loi, et lecolonisé au contact duquel elle remplit ses fonctions, que celles-ci soientd’ordre régalien ou de nature tutélaire, voire « civilisatrice ». L’administrationest au cœur de ce que Gallieni appelle « la pacification coloniale » car sonancrage territorial lui donne la capacité de construire un rapport de dominationqui ne soit pas exclusivement fondé sur le recours à la force. La pacification

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4. M. MICHEL, Gallieni, Paris, Fayard, 1989, p. 158.

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renvoie ainsi de manière plus large au fonctionnement des administrationscoloniales civiles et militaires dont les interventions se succèdent et se com-binent pour atteindre un même objectif : rétablir l’ordre et se donner les moyensde le maintenir.

Théoricien de la colonisation, Gallieni expose une vision pratique de lapacification telle qu’il la tire de son expérience en Indochine et c’est là tout sonintérêt. La stratégie qu’il prône consiste à user en même temps de la force et ducompromis, du moins tant que le compromis n’est pas contraire aux intérêtsfondamentaux de la colonisation. Ainsi, la politique de pacification suppose leconcours simultané du militaire et du politique. Pour Gallieni, organiser unecolonie, c’est pacifier, administrer et « civiliser ». Son programme tient ainsi entrois mots qui condensent les principales missions de l’État dans son empirecolonial en même temps qu’il détermine les modalités de l’intervention de sonadministration. Il prône également quelques principes d’action. Ainsi, la « paci-fication » doit recourir le moins possible à des forces métropolitaines et faireappel à l’élément indigène. D’autre part, la fragilité de toute politique de« pacification », conduit à étendre celle-ci selon une progression « en tached’huile ». Il faut, dit-il, ménager le pays et ses habitants afin d’ouvrir la voieà « nos entreprises de colonisation future ». L’éducation et la santé sont pour luides instruments privilégiés dans la conquête des cœurs, mais les objectifs sontdéfinis de manière étroitement finaliste. L’école, par exemple, doit fournir lescadres professionnels dont la colonisation a besoin et l’amélioration des condi-tions de vie garantira à la colonie une main-d’œuvre plus nombreuse et plussaine. On retrouve bien là les préoccupations traditionnelles des théoriciens dela colonisation et de la pacification avec toutes les contradictions qui sontinhérentes au discours colonial et à la «mission civilisatrice ». Ainsi, écrit-il,

Notre enseignement aux colonies doit tendre simplement à former des jeunesgens à l’âme française, susceptibles de devenir de bons ouvriers d’art ou agri-coles, auxiliaires précieux de nos colons... Il faut seulement donner aux indigènesles principes élémentaires de lecture, de calcul, d’écriture, en leur inculquant lemaniement des outils et des instruments aratoires.

Gallieni défend aussi l’idée « d’une administration propre, avec sonbudget particulier » et il voit dans l’établissement d’un impôt personnel nonseulement le moyen de la doter mais surtout une modalité d’assujettissement.Ainsi, en 1897, il souligne que « l’établissement de l’impôt sur les populationsrécemment soumises est une mesure politique autant que financière. Elleconstitue en effet l’affirmation du droit de conquête ». Dans sa conception,l’impôt vient en quelque sorte concrétiser la soumission du colonisé au pouvoircolonial.

Lyautey se situe dans le même courant de pensée. Il a d’ailleurs servi enIndochine et à Madagascar aux côtés de Gallieni, ce qui peut expliquer laproximité intellectuelle des conceptions dont les deux hommes se réclament.

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Lyautey marque sa préférence pour « une conquête pacifique » en estimant quec’est par ce moyen que l’on peut atteindre l’objectif, qu’il s’agisse de l’accep-tation de la tutelle française ou celle de la domination de l’administrationcoloniale, de la paix civile ou de la sécurité. Cependant, la nécessité deréguler les relations entre l’administration coloniale et les indigènes présupposel’usage de la force. La formule de Lyautey selon laquelle l’administrationcoloniale doit «montrer sa force pour ne pas avoir à s’en servir » illustreparfaitement cette vision dont l’apparent libéralisme ne parvient pas à dissi-muler l’idée du rapport de force sur lequel elle s’appuie. Il s’agit non seulementd’imposer un pouvoir extérieur drapé dans sa mission civilisatrice pour mieuxfaire oublier son origine (la conquête militaire) et sa réalité (la domination et lerefus de l’égalité des droits), mais aussi de couper court aux menaces quepourraient faire peser sur la France les populations envahies.

La stratégie que préconise Lyautey tient en trois points : d’abord, éviter lamise en place d’une double autorité militaire et politique. Celle-ci serait pré-judiciable à la réussite du projet colonial. La dyarchie est, selon lui, source dedésordre. Un commandement unique 5 garantit au contraire le succès de lacolonisation. Par ailleurs, « l’homme de la situation » ne peut être qu’un offi-cier, capable d’initier une « pénétration pacifique ». Ensuite, déléguer une partde responsabilités aux élites locales. «Dans toute société, écrit-il en 1894, ilexiste une classe dirigeante, née pour diriger, sans laquelle on ne fait rien, et uneclasse à gouverner 6 ». Connu pour « son respect des indigènes », Lyautey resteavant tout un officier conservateur, attaché à son rang et défenseur de l’ordresocial. Il perçoit clairement les risques que représenterait la destruction de la« classe dirigeante ». Il faut donc tout mettre en œuvre pour préserver lescoutumes, les usages et les pratiques traditionnelles. Il souligne d’ailleursl’importance du rôle joué en Indochine par les mandarins en expliquant :«Devenus nos amis, sûrs de nous, ayant besoin de nous, les mandarinsn’auront qu’à parler pour que tout se pacifie ». Outre la nécessité de préserverl’ordre social existant afin de canaliser les forces qui seraient susceptibles derésister, il s’agit pour Lyautey de mettre les institutions traditionnelles auservice des objectifs de l’administration coloniale. Enfin, dans une conceptionqui se veut libérale, l’amélioration des conditions de vie des indigènes estprésentée comme le meilleur moyen de consolider la domination française. Ilne parvient pas, au Maroc par exemple, à mener cette politique dont il n’aurapas les moyens, à moins qu’il ait lui-même renoncé à la démarche qu’ilannonçait.

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5. H. LYAUTEY, «Du rôle colonial de l’armée », Revue des deux mondes, 15 janvier 1900. Ila volontairement utilisé dans l’article l’expression anglaise « the right person in the rightplace ». Il faisait sans doute allusion au supposé pragmatisme des Britanniques.

6. Lettre de Lyautey à sa sœur du 16 novembre 1894, citée dans W.A. HOISINGTON,L’héritage de Lyautey, Paris, L’Harmattan, 2000.

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Tout en rappelant les vertus de la colonisation pacifique et de la «missioncivilisatrice », Lyautey estime ainsi nécessaire le recours à la force. Il seprésente comme un homme prêt à se battre mais aussi comme le bâtisseur du« nouveau » Maroc disposé à négocier avec « une fermeté patiente ». Pourtant,confronté aux difficultés de la pacification du Maroc, Lyautey ne voit plus dansce modèle – pénétration pacifique et recours «mesuré » à la force – le moyend’asseoir de manière durable l’autorité de la France. Finalement, il doitadmettre que la violence de la conquête et l’entreprise de pacification sont auservice de l’idée de domination. C’est donc bien « l’arme au poing » queLyautey a entrepris la conquête du Maroc, pour faire, à l’en croire, de « l’ad-versaire d’aujourd’hui (...), le collaborateur de demain »7. La série de campa-gnes militaires entreprise entre 1907 et 1925 témoigne de la brutalité de laconquête. Officier supérieur et administrateur épris des idées nouvelles d’HenriFayol, Lyautey, se déclarant partisan de la « politique des égards », manifesteson refus de fonder un empire « par notre seule force 8 », mais il présentel’armée comme étant à la fois une force de combat et « une organisation quimarche » usant de tous les moyens pour atteindre les objectifs. L’ambiguïté desconceptions persiste donc et il apparaît bien difficile de saisir le cheminementde la pensée de Lyautey. Selon Berenson, cette ambiguïté fondamentale luiaurait permis de « rationaliser les massacres liés à la colonisation et deconvaincre les journalistes qui ne demandaient qu’à considérer le colonialismecomme une “œuvre d’amour 9” ». Lyautey, sans doute partagé entre deuxinclinations contradictoires, n’a pu se démarquer de ses contemporains. Il enest résulté un alignement sur l’objectif prioritaire de la colonisation : dominerpour coloniser. Lyautey a incontestablement contribué à l’expansion territorialede la France, à la légitimer et à la justifier, au besoin, par la force.

Les vertus de la pacification se révéleront donc largement illusoires. Pourles indigènes, au bout du compte, ses « bienfaits » ont été rares et le « devoir decivilisation » du colonisateur a été très peu respecté. La pacification est apparuecomme une modalité de sujétion parmi d’autres, jouant, à côté des moyenstraditionnels de coercition militaires ou policiers, un rôle supplétif ou complé-mentaire. Elle n’a pas été sans offrir à la puissance coloniale des avantages. Ellea permis à l’administration d’étendre, en la confortant, l’autorité du pouvoircolonial à l’ensemble du territoire. L’action administrative dans les colonies nes’est guère encombrée des principes qui définissent la fonction administrativedans une démocratie libérale. L’autonomie relative de l’administration à l’égarddu pouvoir politique, l’exigence de neutralité n’ont guère de sens dans le

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7. Voir D. RIVET, Lyautey et l’institution du protectorat français, vol. 1, p. 205, Paris,L’Harmattan, 1988.

8. Cité in E. BERENSON, Les héros de l’Empire, Brazza, Marchand, Lyautey, Gordon etStanley à la conquête de l’Afrique, p. 325, Paris, Perrin, 2012.

9. Ibid., p. 319.

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contexte colonial. Les chefs de l’administration, qu’ils soient gouverneurs,résidents ou hauts-commissaires, recourent à la procédure réglementaire pourgarantir la suprématie de l’ordre colonial tout en assurant une parfaite unité decommandement. De même, la séparation des pouvoirs administratif et judi-ciaire est quasiment inexistante. Quant aux libertés publiques, elles sont tou-jours aménagées de manière restrictive, lorsqu’elles ne sont pas carrémentsuspendues.

En définitive, la pacification n’aura guère fonctionné comme une moda-lité alternative à l’emploi de la force. Bien au contraire. On ne saurait mieuxillustrer ce point qu’en citant le Bloc-notes de François Mauriac qui écrivaitdans le contexte de la guerre d’Algérie qu’il s’agissait de « faire la guerre (...) enayant recours à un euphémisme commode (...) en biffant le mot guerre pourécrire à la place : pacification 10 ». Le recours à la force armée pour réprimer etintimider reste ainsi constant tandis que les politiques de pacification elles-mêmes sont présentées comme des moyens de consolider les bénéfices de laconquête et de développer la colonisation. Doté de la force publique et secondépar des appareils administratif et judiciaire efficaces, le pouvoir colonial necesse de s’appuyer sur une gamme étendue de moyens coercitifs et répressifs,allant des mesures disciplinaires des autorités administratives aux peinesd’amende, de prison ou d’exil, aux regroupements forcés de population etaux violences extrêmes. L’aveuglement l’aura ainsi bien souvent emportéjusqu’au bout, les avertissements des libéraux et des administrateurs les pluséclairés ne parvenant pas à se faire entendre. L’irrépressible aspiration à l’éga-lité et à la dignité viendra à bout de cette obstination, provoquant l’effondre-ment de l’édifice colonial.

Dès lors, l’échec de la pacification est patent. Les politiques de pacifica-tion n’auront guère été qu’une modalité d’expression d’un même désir depuissance, une variable d’ajustement de la domination qui n’a jamais cherchéà dissimuler ses véritables objectifs. Dans ces conditions, l’entreprise de« reconquête morale des âmes » ne pouvait donner au processus colonial lalégitimité qui lui faisait, dès la conquête, défaut, ni davantage parvenir àl’inscrire dans la durée.

Cependant, au-delà du constat d’échec, la pacification apparaît, dans sadimension militaire, comme l’élément fondateur des logiques impériales.Quelle que soit l’option choisie par les administrations coloniales, le butrecherché est toujours le même : assurer la défense de l’Empire en perpétuantla domination. La pacification prend ainsi toute sa place dans l’analyse et laconnaissance du fait colonial.

Quel a été le rôle des théoriciens et des acteurs de la pacification ?Comment l’articulation entre administrations coloniales et pacification s’est-elle opérée ? Selon quelles formes la pacification a-t-elle fondé et établi la

13Introduction

10. F. MAURIAC, Bloc-notes 1952-1957, Paris, Flammarion, p. 224.

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domination des administrations et des pouvoirs coloniaux sur les sociétés ?Selon quelles modalités les appareils militaires et administratifs coloniauxeuropéens aux XIXe et XXe siècles ont-ils géré les mouvements de résistance,de contestation et de révolte ? Cet ouvrage tente de répondre à ces questions. Ils’articule autour de quatre thèmes : les acteurs et les définitions des stratégies depacification, le rapport entre l’administration, la pacification et la soumission, lebon usage de la pacification et ses limites, la pacification d’hier à aujourd’hui aumiroir des expériences coloniales. Cette mise en perspective n’a donc passeulement un intérêt rétrospectif. Les récents conflits en Irak et en Afghanistan,la redécouverte des méthodes et des expériences coloniales ont, on l’a déjà dit,suscité un regain d’intérêt. Le classement à la fois thématique et chronologiquedes contributions s’est imposé partout, à l’exception toutefois des études trai-tant du droit comme outil de pacification qui paraissent justifier une présenta-tion purement thématique.

La première partie est consacrée aux « acteurs » et aux « définitions desstratégies de pacification ». Deux études évoquent les itinéraires de deuxacteurs de la pacification. Ainsi, analysant la pensée du général Wolseley,Timothy Collier met en évidence une personnalité complexe, attachée à l’exer-cice du pouvoir militaire et civil mais sachant faire preuve de prudence, voire de« pragmatisme » en Afrique du Sud. Jean-François Klein, quant à lui, montreque Pennequin, stratège habile est l’initiateur de la notion de « guerre desraces ». L’auteur examine au plus près le parcours et l'œuvre de Pennequin àla fois militaire et administrative, à Madagascar et en Indochine.

Viennent ensuite trois contributions qui concernent les « définitions desstratégies de pacification ». Alexander Morrison et Berny Sèbe abordent dansses multiples dimensions le rôle des forts dans les stratégies de conquête et depacification de la Russie en Asie centrale et de la France dans le Grand Sud-Algérien aux XIXe-XXe siècles. Cette étude, qui permet de marquer les simili-tudes et les différences, pointe les succès et les limites de ces fortifications.Camille Evrard met en perspective la difficile pacification de l’Ouest Saharienpar l’armée coloniale française. Privilégiant l’analyse des discours justifiant lesactions militaires, l’auteur souligne à juste titre que la frontière entre conquête,pacification et maintien de l’ordre est ténue. Quant aux stratégies de pacifica-tion de la Grande-Bretagne au Soudan, nous rappelle Anne-Claire Bonneville,elles oscillent entre la recherche de l’apaisement par la négociation ou l’octroide décorations et le recours à la force armée, pouvant aller jusqu’au projet debombardement des zones insurgées. Les années 1920 marquent de ce point devue un tournant, l’intervention de l’aviation et les bombardements deviennentdes instruments de la pacification (l’Irak en 1920, ou le bombardement deDamas pendant la révolte du Djebel druze en 1925 en sont des exemples).Le désir de domination, d’appropriation et de contrôle des espaces conquiss’effectue suivant des méthodes variées et des options différentes.

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La deuxième partie, intitulée « administrer, pacifier, soumettre » tente despécifier le lien qui unit les pouvoirs administratifs et politiques, qu’ils soientcoloniaux ou métropolitains, et la pacification. Les six articles qu’elle réunitillustrent la diversité des situations concrètes et répertorient les moyens mis enœuvre par les administrations civiles et militaires pour pacifier, dominer etcoloniser. La contribution de Guillemette Crouzet sur les pirates Qawasimset les méthodes britanniques de pacification du Golfe Arabo-Persique (1809-1892) ouvre ce chapitre. L’auteur, replaçant la question dans un contexte derivalités impériales, y dégage l’influence des représentations, la nécessité demobiliser le « savoir » dans une perspective de pacification et de dominationdes espaces, y compris maritimes. Lancelot Arzel, explorant un versantméconnu de l’histoire coloniale européenne, évoque les pratiques cynégétiquesdans la pacification de l’État indépendant du Congo (1885-1908). En revenantsur les représentations et la perception des populations indigènes, il en soulignel’importance dans la définition des formes de la pacification. De la mêmemanière, la contribution de Julie d’Andurain évoque l’influence des représen-tations dans le processus de pacification, assimilé à une œuvre de « civilisa-tion », la fin de l’esclavage étant l’objectif affiché, ainsi que le rôle de l’armée etdes officiers coloniaux, comme instance d’exécution du pouvoir politique.L’auteur retrace l’itinéraire de Samory et les étapes qui ont abouti à sacapture par le capitaine Gouraud en 1898. Trois autres articles sont consacrésà la pacification, définie comme une action de rétablissement de l’ordre.Réduire par la force et la violence les résistances, frapper les esprits pourinspirer la peur et éviter les soulèvements, tel a été le but de la pacificationdes Tové au sud-Togo en 1895. Cette étude de Koffi Nutefé Tsigbé permet derendre compte d’une séquence de l’histoire de la colonisation allemande enAfrique, relativement peu étudiée et donc peu connue en montrant les ressortsde la politique de pacification des autorités allemandes. Pour sa part, PatrickDramé examine de près les différentes causes de l’insurrection des populationsSahoué du Dahomey en 1918-1919, ainsi que les opérations de pacification etleurs implications. Apparaissent ainsi des similitudes dans les politiques depacification. Quel que soit l’empire, la répression armée, parfois impitoyable,répond à la nécessité impérieuse de maintenir un ordre colonial fondé sur lahiérarchie des peuples. L’étude de William Gueraiche sur l’occupation desPhilippines par les États-Unis présente l’intérêt de questionner la nature del’occupation américaine. La vue d’ensemble qu’en donne l’auteur ne laisseaucun doute sur le caractère colonial de celle-ci. Les pratiques de l’adminis-tration américaine ne diffèrent guère de celles des autres puissances coloniales,y compris sur les questions de sécurité et de hiérarchie des « races ».

La troisième partie consacrée « au bon usage de la pacification et seslimites » regroupe cinq contributions. L’impératif du maintien de l’ordre et lastabilité des Empires rendent nécessaire la prise en compte des structureslocales et l’élaboration des compromis. Le droit occupe une place essentielle

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dans cette forme de pacification. Eric Gojosso fournit une analyse précise d’uneinstitution indigène, la commune annamite, et décrit l’usage qu’en fait l’admi-nistration coloniale pour assurer la domination et la « sécurité collective ».L’auteur pointe également les faiblesses et les limites du jeu de l’entreprise.Dans le même registre, Farid Lekeal s’interroge sur les possibilités d’appliquerla législation ouvrière française en Algérie. La nature des obstacles rencontrésmais surtout l’opposition des colons ont inévitablement abouti à « une appli-cation sélective de la législation française ». En conclusion, il soulève oppor-tunément la question du statut particulier de l’indigène musulman et de sesenjeux. La contribution de Jean-Yves Puyo décrypte la politique forestière,instrument au service de la « paix sociale », au Maroc au temps du Protectorat.L’auteur, soulignant l’originalité de l’exemple marocain, aborde les évolutionset les transformations des politiques forestières ou d’aménagement de l’espace.Mais au bout du compte, les bienfaits du dispositif pour le domaine forestiermarocain auront été maigres. Les deux derniers articles se rapportent, l’un à lapolitique de pacification espagnole, l’autre aux relations entre les autoritésfrançaises et vietnamiennes. Celui de Jesus Martinez Milan aborde un thèmerelativement peu présent dans l’historiographie coloniale française. L’articleconsiste à élucider les fondements de la « politique du pain de sucre » menéepar les Espagnols au sud du Maroc et au Sahara occidental. La distribution decadeaux et de denrées alimentaires apparaît comme le moyen d’éviter lesconflits et la remise en cause de l’occupation espagnole. Cette politiqueproduit pourtant des effets précaires. Quant à la contribution de Jean-MarcLe Page, elle étudie successivement les «modalités de la vietnamisation de lapacification » ainsi que l’établissement de nouveaux rapports entre les forcesfrançaises et les forces nationalistes vietnamiennes. L’auteur montre les limitesde l’expérience en énumérant les causes, notamment la persistance des arrière-pensées, des vieux réflexes fondés sur les préjugés et des ambiguïtés véhiculéespar les représentations.

Enfin, la dernière partie de ce recueil concerne les résonances stratégiquesau fil des années de la pacification. Julie Le Gac souligne les incidencesexercées par la « pacification du Maroc » sur le corps expéditionnaire françaisen Italie en 1943-1944. Revenant sur l’importance des représentations dans lesprises de décision, l’auteur met en perspective, d’une part, « l’élaboration d’unehiérarchie des races guerrières » déterminant le recrutement des soldats indi-gènes, et d’autre part, l’impact de la pacification du Maroc, poursuivie jusqu’en1934, dans la définition d’une stratégie et de tactiques de combat par lesofficiers français. Viennent ensuite trois contributions consacrées aux guerresen Irak et en Afghanistan, axées sur la filiation qui semble relier pacificationcoloniale et interventions contemporaines. Stéphane Taillat insiste sur l’in-fluence des discours et des pratiques dérivées de la colonisation sur les poli-tiques américaines en Irak. Il expose les raisons du retour en force desréférences coloniales en s’interrogeant sur leur pertinence et en envisageant

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les causes du retrait des troupes américaines d’Irak. Les obstacles rencontréspar les Américains se révèlent de même nature que ceux auxquels se sontheurtées les puissances coloniales. D’un point de vue différent, PhilippeDroz-Vincent, élargissant la réflexion à l’Afghanistan, invite à une relecturedes pratiques coloniales de pacification évaluées à l’aune de la contre insur-rection. L’article analyse les débats entre civils et militaires aux États-Unis etceux qui ont surgi au sein de l’armée américaine elle-même en soulignantl’importance du politique. Enfin, Jean-Jacques Roche saisit à la fois lechamp théorique et les enjeux contemporains des différentes formes deguerre, de la petite guerre au conflit asymétrique en passant par la guerrerévolutionnaire. Ce regard global conduit l’auteur à dégager des conclusionsqui ouvrent de nouvelles pistes de réflexion.

Au terme de cette introduction, deux brèves remarques méritent sansdoute d’être faites. D’abord, les politiques de pacification de « la main de ferdans un gant de velours » n’ont pratiquement jamais pu éviter le recours à lacontrainte et à l’usage de la force lorsque des résistances s’affirmaient. Larépression s’est perpétuée par le truchement des tribunaux militaires ou desjuridictions d’exception, prononçant des sanctions allant de l’emprisonnementaux condamnations à mort parfois. Devant les mouvements insurrectionnels,des mesures de rétorsion ont été édictées, comme les amendes collectives, lalevée supplémentaire de travailleurs, les déportations de population et lesdestructions de villages. De même, le pouvoir laissé aux administrationsciviles et militaires par l’État colonial est exorbitant, la distinction entre l’in-tervention des autorités militaires et des autorités politiques et civiles apparais-sant quelque peu artificielle et dénuée d’effets tangibles. Concentrant entreleurs mains des prérogatives essentielles et invoquant la nécessité de maintenirl’ordre colonial et la sécurité, les administrations fondent également leur actionsur la contrainte et la force. Administrer, gérer, réglementer ne sont en définitiveque d’autres modalités d’exercice de la domination coloniale par la contrainteet la force. Cependant, la pacification n’exclut ni l’affichage de la recherche decompromis, ni les propositions de réformes des structures ou des statuts,fussent-ils de façade. Du recours aux autorités indigènes dont on a renforcéici et là, la capacité d’administrer, d’encadrer et de surveiller les populations, àla distribution de denrées, au maniement de l’appareillage juridique, jusqu’auxmontages institutionnels, c’est la même logique de domination et de contrôlesocial qui est à l’œuvre. Pourtant, au bout du compte, si la pacification a abouti,à court et moyen terme, à produire quelques résultats, elle ne sera pas parvenueà sauver la colonisation.

La deuxième remarque concerne la capacité des puissances coloniales àmaintenir durablement une pression armée constante sur les territoires placéssous leur tutelle. Sur ce point, des différences majeures apparaissent. L’exemplede l’Espagne est particulièrement frappant, la « politique du pain de sucre »,devient, à défaut de pouvoir mener une guerre, un véritable mode de gouver-

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nement et d’administration. On peut également s’interroger sur la capacité desgouvernements et des opinions européennes à supporter le coût humain, maté-riel et moral des opérations de pacification. Il s’agit probablement là d’un autreélément de différenciation entre les puissances et les empires. En revanche,l’histoire montre chez les peuples colonisés une constante volonté de résister,en dépit de la répression souvent lourde exercée contre toute résistance etfaisant appel s’il le faut à la violence. Quelles que soient les formes diversesqu’elles ont prises, les luttes pour les indépendances ont ainsi durablementmarqué les rapports entre les métropoles coloniales et leurs anciennes posses-sions.

Les études ici rassemblées n’ont pas la prétention d’épuiser le sujet et lecolloque, dont elles sont issues, ne se donnait d’ailleurs pas cette ambition.Fédérant leurs approches disciplinaires, les auteurs ont seulement voulu éclairercette pacification sur laquelle les colonisateurs d’hier tentèrent d’asseoir dura-blement leur domination. Par les rapprochements avec les politiques actuelles,comme celles conduites en Irak et en Afghanistan, ils ont aussi montré que lesentreprises de pacification n’ont pas disparu avec les empires coloniaux. D’évi-dence, les stratégies impériales ont survécu à la décolonisation... Dès lors, lapacification conserve encore quelque attrait. Faire en sorte que la contrainte etla force restent discrètes et permettre à la domination de puiser à des sources delégitimation jugées acceptables, telles sont les vertus qui lui sont vraisembla-blement toujours prêtées.

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