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Nous avons des difficultés à imaginer un monde où les maisons ne possédaient pas l'électricité, ni l'eau courante ni le chauffage central, ni le téléphone, ni la télévision. Où les fiacres, les coupés et les cabriolets circulaient dans les rues parfumées au crottin. Où d'humbles objets comme la lampe à pétrole, la chaufferette, le soufflet, avaient leur utilité quoti- dienne et contribuaient à créer un modeste confort.

Cette époque-là, pourtant, c'était hier. Des hommes et des femmes l'ont vécue, et apportent leurs témoignages sur ces temps à la fois si proches et si lointains. Derniers témoins d'un monde évanoui, leurs souvenirs ont valeur de documents.

Tout le monde ne vivait pas de la même manière en 1900. C'est pourquoi chacun de ces ouvrages s'attache à refléter les aspects de classes sociales bien déterminées, en France comme à l'étranger. Tel est le propos de « Si 1900 m'était conté », collection dirigée par Claude Pasteur et Jean-Claude Pasteur.

Déjà parus :

La Vie de Château. Les Bottines à Boutons. Au temps des Troïka. Il était une fois la Montagne. L'Amérique avant les Gratte-Ciel. La Médecine à la Belle Epoque. Un Mineur nommé Patience. La Corse de mon Enfance. Mon Village en Pologne. Gendarmes à la Belle Epoque. Quand les Laboureurs courtisaient la terre. Les Dames de la Poste. La Belle Epoque à 30 à l'heure. Marin-Pêcheur au temps des Voiliers. Au Temps des Frou-Frous. Féministes à la Belle Epoque. Il était une fois le Beaujolais. Au pays de Verhaeren. Mes joyeuses années au Faubourg. Les mémoires d'une poupée. Allons revoir ma Normandie. Les femmes à bicyclette à la Belle Epoque. La Belle Epoque des aéroplanes. Une fille de la forêt. Marie la dentellière.

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MEUNIERS ET MOULINS AU TEMPS JADIS...

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Jean-Louis QUEREILLAHC Marcel G O U Z E N N E

M E U N I E R S

ET MOULINS

AU TEMPS JADIS

ÉDITIONS FRANCE-EMPIRE 6 8 , r u e J e a n - J a c q u e s - R o u s s e a u — 7 5 0 0 1 PARIS

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IMPRIMÉ EN FRANCE

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Meunier, tu dors...

Meunier, tu dors, Ton moulin va trop vite, Meunier, tu dors, Ton moulin va trop fort... Ton moulin, ton moulin va trop vite, Ton moulin, ton moulin va trop fort...

Meunier, tu dors, J'entends le vent qui gronde, Réveille-toi, Car c'est le vent du Nord...

C'est le vent, c'est le vent, comme il gronde, Et le vent, et le vent vient du Nord...

Le vent du Nord a déchiré la toile, Il a brisé le vieux bois qui se tord... Et le vent, et le vent rompt la toile, C'est le bois, c'est le bois qui se tord...

Meunier, tu dors, Ton moulin n'a plus d'ailes, Plus rien ne va, Et la meule s'endort...

Ton moulin n'a plus d'ailes, Rien ne va, rien ne va, tout s'endort...

Meunier, tu dors, On n'a plus de farine, Plus de bon pain, Ton moulin est bien mort...

Plus de pain, plus de pain ni farine, Ton moulin, ton moulin est bien mort !

Meunier qui dort Ne fait pas sa besogne, Adieu, moulin, meunier qui dort a tort !

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PREFACE

Seul, le descendant d'une longue dynastie de meuniers pouvait évoquer ces temps révolus où les moulins faisaient partie du paysage. Car il en existait partout : sur les collines où le vent faisait tourner leurs ailes, et au bord de l'eau pour ceux qui utilisaient la force hydraulique. Un monde sans meunier aurait paru désertique.

Marcel Gouzenne, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de meuniers, a gardé de sa longue ascendance meunière force souvenirs et anecdotes. C'est ce récit qu'il confia un jour à Jean-Louis Quereillahc, à charge pour lui « d'en tirer quelque chose ». Ce choix n'était pas aveugle : Marcel Gouzenne connaissait la passion de Jean-Louis Quereillahc pour les moulins, au point d'en avoir lui-même acheté un, celui du Tillet à Plaisance, en plein pays gascon. Jean-Louis Quereillahc accepta la tache proposée, tout en reconnaissant « que rien n'est plus difficile que de reprendre un texte dont on se sent forcément prisonnier ». De cette collaboration, née d'un goût commun pour les vieilles tra- ditions meunières, est sorti ce livre original qui raconte la vie quotidienne des meuniers d'autrefois.

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En « tirant quelque chose » du manuscrit du vieux meu- nier, Jean-Louis Quereillahc n'a pas cherché à faire œuvre littéraire (encore moins à romancer) ; il a voulu respecter au contraire le style et le caractère de l'ouvrage, afin de lui conserver toute son authenticité. C'est donc un témoi- gnage direct et sans enjolivures, que nous donne ici un des derniers témoins de la meunerie d'antan, si bien chantée par Alphonse Daudet.

On n'imagine guère aujourd'hui la position importante qu'occupaient les meuniers dans les sociétés rurales d'autre- fois. Ils formaient une véritable aristocratie, se mariaient entre eux, et considéraient comme une mésalliance le fait de convoler avec la fille ou le fils d'un autre milieu. Catherine, la mère du conteur, a beau avoir été élevée au couvent jusqu'à dix-sept ans, et apporter une belle dot assortie d'un riche trousseau, elle n'est pas fille de meunier... d'où un certain discrédit sur ce mariage.

Pourtant, les meuniers ne jouissaient pas d'une très bonne réputation : on les disait voleurs, et cette accusation fit longtemps partie de leur folklore. Alphonse Daudet fait dire au curé de Cucugnan qui entreprend de confesser chaque jour une catégorie de paroissiens : les vieux le lundi, les enfants le mardi, les garçons et les filles le mer- credi, les hommes le jeudi, les femmes le vendredi, et le meunier le samedi : ce n'est pas trop d'un jour pour lui tout seul !

L'explication de cette réputation est simple : à l'époque, on payait le meunier en nature, soit un boisseau de cinq litres par hectolitre. Or, de notoriété publique, le meunier prélevait plus que son dû... La ruse consistait, au moment de la mouture, à éloigner le client sous un prétexte quel- conque. Si le client méfiant s'obstinait à rester près de ses sacs, un dispositif ingénieux permettait à une certaine quan-

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tité de farine d'être recueillie clandestinement dans une caisse à double fond. Quoi qu'il fit et malgré sa vigilance, le client était donc toujours floué... et le savait. Il s'agissait d'un jeu dont chacun connaissait les règles.

Ce qui n'empêchait pas les gens de tenir à leurs meuniers. Un moulin bien dirigé par une meunière avenante, représen- tait l'endroit privilégié où l'on venait discuter en prenant un verre. Pour les clients réguliers, la table était toujours mise, et la meunière tenait compte des goûts culinaires de chacun.

A l'époque, existaient aussi des meuniers ambulants qui prenaient le grain chez le paysan, le chargeait jusqu'au plus proche moulin, surveillait la mouture et rapportait la farine à son propriétaire. Ces « meuniers sans moulin » gardaient pour leur paiement la valeur d'un demi-boisseau. Parfois, comme Jean Mazère, le héros de ce livre, il finissait par devenir « falin » (garçon de moulin) et souvent par épouser la fille du meunier. C'est ainsi que Jean Mazère épousera la gentille Marie, la sœur du conteur, et achètera un moulin à lui.

Le récit de Marcel Gouzenne et de Jean-Louis Quereillahc est illustré de figures pittoresques : celle de Saintignac, le vieux conteur toujours joyeux ; La Fayette le Roulier qui sait si bien faire chanter son fouet ; Faguet le colosse, sur- nommé « Minjones » (mange-nez) pour avoir un jour croqué le nez d'un bandit de grand chemin. Puis, autour des gens, il y a les bêtes qui hantent les abords du moulin : écureuils, poules d'eau, martin-pêcheurs, truites frétillant près des vannes. Les histoires de la chèvre facétieuse qui ouvre les portes, et de Buridan, l'âne qui s'assoit sur son derrière, semblent appartenir au monde de Walt Disney.

Ce côté paradisiaque ne peut faire oublier la dureté du travail des meuniers, le manque à gagner en cas d'avaries ou d'inondations, l'exténuant effort physique pour soulever les sacs, la fatigue des jours et la précarité des nuits, car

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un bon meunier ne doit dormir que d'un œil, et se réveiller à intervalle régulier pour régler sa meule. La fameuse chan- son : « Meunier, tu dors, ton moulin va trop vite », visait un meunier qui dormait au lieu de surveiller sa meule.

Chose étonnante : la rudesse de cette vie n'a pas empêché certains meuniers de continuer à travailler comme leurs pères. Car tous les vieux moulins ne sont pas morts ! Quelques raies moulins à vent subsistent en Anjou, et l'on découvre parfois, bien cachés au bord de rivières, d'antiques moulins hydrauliques. J'en ai retrouvé un, au petit village de Greucourt (Haute-Saône). Son propriétaire, Robert Mariotte, au solide gabarit des meuniers d'autrefois, ne conçoit pas un autre métier tout en reconnaissant que les meuniers « à l'ancienne » n'ont plus guère d'avenir.

Dans sa jeunesse, il travaillait à façon : les gens appor- taient leurs sacs de blé au moulin et payaient le meunier en nature. Aujourd'hui, c'est le meunier qui achète son grain et revend sa farine au boulanger.

— C'est fini, le temps où les meuniers s'enrichissaient, dit Robert Mariotte. Mais on est libre, nous autres, et c'est ça qui compte.

Fière conclusion, pour un livre écrit à la gloire des meuniers.

Claude PASTEUR.

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LES DEUX MOULINS DE MON PÈRE

Mon père Urbain Gouzenne était né vers 1848, au mou- lin à vent de Carignac dans le département du Gers à une vingtaine de kilomètres de Saint-Tavin, qui se trouve dans la Haute-Garonne.

Au moment où commence ce récit, il venait de passer la cinquantaine.

Les moulins à vent de nos régions ne possédaient qu'une seule paire de meules. Ils présentaient un autre grave défaut : l'irrégularité du vent les rendait, certains jours, très difficiles à conduire, car cette irrégularité changeait constam- ment la vitesse de la meule. Après une rafale, le vent bais- sait... Il fallait réduire le grain sous peine de voir la meule s'arrêter.

Pour tenter de lutter contre ces variations du vent, les meules des moulins à vent étaient très grandes. Elles avaient jusqu'à deux mètres de diamètre et ces énormes volants de trois ou quatre tonnes, une fois lancés, assuraient une cer- taine régularité.

Après un long apprentissage, les meuniers à vent étaient de fins meuniers, comme les marins de la voile étaient plus fins marins que ceux de la vapeur.

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LA « MÉSALLIANCE » DE MON PÈRE.

Mon père était donc né dans un moulin à vent ; c'était, à ses débuts, un tout petit meunier. Un meunier aisé devait en effet posséder son moulin à eau au creux de la vallée, complété par le moulin à vent planté sur un coteau voisin.

Mon père devint un de ceux-là ; il le dut, certes, à ses qualités, mais aussi à son mariage.

Il avait perdu sa mère à dix ou douze ans. Son frère aîné aurait dû, suivant la coutume, rester au

moulin à vent, mais il s'était marié avec la fille unique du meunier de Boulane sur la Louge, la rivière qui se jette dans la Garonne à Muret. Il avait donc préféré devenir « meunier d'eau ».

A ce moment-là, mon père, qui approchait de la tren- taine, garda le moulin à vent. Il mit six ou sept ans pour payer la part de son frère.

Puis, il se maria avec Catherine de Cavan, la fille d'un propriétaire aisé, puisqu'elle eut quatre mille francs de dot, et, à l'époque, un bon cheval valait trois cents francs (un garçon gagnait, annuellement, le prix d'un cheval !...).

Mais que n'aurait-on pas fait, pour marier sa fille avec un meunier !...

Lors du mariage, ma future mère, Catherine, comptait vingt-quatre ans. Elle avait commencé son trousseau à douze ou treize ans. Pour ne parler que des draps de lit, elle en apporta plus de soixante paires !...

C'était une brune aux yeux clairs qui avait dû être bien jolie dans ses atours de mariée.

Elle avait été éduquée au couvent jusqu'à dix-sept ans, elle aimait beaucoup son mari malgré la différence d'âge, et elle allait se révéler une meunière parfaite.

Tout était donc pour le mieux, malgré que mon père se fut mésallié... Eh oui !...

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De nos jours, cela peut paraître étrange, mais en Gascogne, les meuniers pensaient qu'ils constituaient une caste supérieure, et ils regardaient de haut les autres habi- tants des campagnes...

Il est vrai que leurs déplacements constants, à une époque où les gens ne bougeaient guère, finissaient par en faire des gens plus ouverts que les paysans ordinaires.

Puis, dans les moulins, on tenait bonne table, alors que, dans bien des fermes, on faisait maigre chère.

Enfin, avec ou sans bonnes raisons, les meuniers se croyaient d'une classe noble. La petite noblesse, c'était celle des moulins à vent...

Cet orgueil de caste n'était pas propre à nos régions. Un auteur du XIX siècle faisait chanter ainsi un meunier qui n'était pas occitan :

« Mon père était dans la farine, Mon grand-père était meunier : J'ai trois-quartiers dans le métier. »

Trois meuniers de Simorre, la petite ville gersoise pro- che du moulin de Carignac, fief de mes parents, affirmaient qu'ils étaient déjà là au temps d'Henri IV...

C'est pour toutes ces raisons que le mariage de mon père défraya la chronique dans les moulins de la région. Ce qui n'empêcha pas le bonheur de mes parents.

Quelques mois plus tard, mon père, en vendant le moulin de Carignac, peut acheter le moulin à eau de Saint- Tavin avec ses quelques terres, et aussi son moulin à vent.

Il en régla la moitié comptant, et s'engagea à payer le reste en quinze annuitées.

Deux ans après leur mariage, ils eurent une fille, Marie, puis, quelques années plus tard un fils, Marcel, moi-même, qui vous fais ce récit.

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LE MEUNIER SANS MOULIN

Aussi loin que je remonte dans les souvenirs de mon enfance, je revois ce jour de juin 1893, au moulin de Saint- Tavin-sur-le-Save. Au cours du repas de midi, le verre à la main, notre ami Jean Mazère réfléchissait. Il but lente- ment, posa son verre et déclara :

— Je vous aiderai à faire vos foins à partir de demain après-midi, mais, je dois auparavant moudre la moitié du grain que j'ai amené afin de tirer d'affaire ceux qui m'at- tendent... Je les livrerai ce soir. Il faut aussi que vous m'avan- ciez un sac de blé ; je vais le moudre pour en porter la moitié à Duffort de Saint-Pé et l'autre moitié à son voisin. Je partirai donc sitôt ce travail terminé et je vous rendrai le blé sur ce qu'ils me donneront à façonner. Si vous êtes d'accord, je serai de retour ce soir, vers dix ou onze heures.

Mon père Urbain Gouzenne, le meunier, accepta la pro- position et la conversation porta sur d'autres sujets.

Jean Mazère passa l'après-midi à moudre son grain. Vers six heures, il attela Pompon le grand mulet noir, chargea sa carriole et prit la route qui remontait le long

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de la Save. Selon l'habitude, il souligna son départ de quel- ques claquements de fouet.

Je me souviens que cette jolie route était bordée de cerisiers de différentes espèces. Au printemps, lorsqu'ils étaient en fleurs, suivre cette route à pied ou au pas d'un cheval, était enchanteur.

Un mois ou deux mois plus tard, lorsque les cerises étaient mûres, on voyait souvent une voiture ou une charrette arrêtée, et un amateur, dressé sur le siège ou sur le charge- ment, en train de se régaler. Quand il en avait assez d'une qualité, il faisait avancer son véhicule de quelques mètres pour goûter à une autre...

Quelques années plus tard, lorsque le phylloxèra eût fait mourir les vignes, les gens de la région coururent le long des haies, et se disputèrent les mûres et les prunelles pour en faire du vin. Les meuniers, eux, firent des tonneaux de vin de cerise !

En quelques récoltes, ils améliorèrent leurs procédés et s'habituèrent si bien à cette boisson qu'ils continuèrent à la fabriquer lorsque les vignes furent replantées sur des porte- greffes américains.

... Le soir, donc, un peu après onze heures, Jean Mazère était de retour. Son fouet ne l'avait pas annoncé de loin, car il ne voulait pas réveiller la maisonnée.

Jean pouvait toujours disposer d'un lit au moulin ; il préféra, vu la saison, coucher dans la paille sans déranger personne.

Jean Mazère, en effet, était meunier, mais il n'avait pas de moulin ; il était meunier ambulant.

En ce temps-là, en Gascogne, les minoteries de com- merce, c'est-à-dire celles qui achetaient le blé et revendaient la farine aux boulangers ou aux particuliers, n'existaient pas ; les meuniers étaient « façonniers ».

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Du voisinage, on apportait le grain à moudre, et comme les paysans ne possédaient ordinairement comme attelage que bœufs ou vaches, les meuniers, qui, eux, disposaient de chevaux, mulets et véhicules, assuraient le transport du grain, aller et retour, pour leurs clients éloignés.

Le travail de la semaine s'organisait le dimanche devant l'église, sur les marches.

Jean Mazère s'occupait donc des transports, et allait moudre chez les autres meuniers en leur abandonnant, sui- vant la coutume, la moitié de la redevance qui se percevait en nature.

Le tarif était d'un boisseau de cinq litres par hectolitre. Il ne gardait donc qu'un demi-boisseau.

En gascon, se payer ainsi, c'était « la pugnéro », litté- ralement « prendre à poignées ». Jean Mazère travaillait à « mièjo pugnèro » (moitié des poignées).

En fait, lorsque le voisinage des clients s'y prêtait, il allait moudre chez son père, meunier sur la Gesse, cette jolie rivière qui va se jetter dans la Save en amont de Lombez.

Souvent, aussi, il venait moudre chez nous, à Saint- Tavin, où il utilisait les meules sans donner le moindre grain... Il payait en rendant des services : régler une meule, aider à curer un canal, livrer un client, etc...

Il y avait alors un peu partout des meuniers sans moulin.

Jean Mazère était pourtant de souche meunière. Son frère aîné, marié, était resté au moulin paternel. C'était la cou- tume... Jean, le cadet, devait partir ailleurs. Comme il n'ima- ginait pas une autre vie que celle de meunier, il avait trouvé cette solution, qu'il préférait au travail salarié chez les autres.

Il attendait ainsi son mariage, ou plutôt, il n'attendait rien, car il se trouvait heureux ainsi. Aucune fille ne l'avait encore préoccupé, malgré les provocations féminines que suscitait son physique avantageux.

Tôt le lendemain matin, mon père, Jean Mazère et Pascal,

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le plus jeune des deux « falins 1 », accompagnés de deux voisins, partirent, faux sur l'épaule, pour aller faucher le grand pré entouré par la Save et le canal d'amenée.

LE MARIAGE DU JOYEUX « FALIN ».

Il y avait également au moulin de mon père, un vieil ouvrier meunier, un vieux « falin », que la cinquantaine passée écartait des travaux trop pénibles et désignait comme garde-moulin.

Saintignac, c'était son nom, commença par soigner les deux chevaux de trait, le poulain et le solide mulet brancardier. La bête attelée aux brancards d'une charrette devait être particulièrement robuste. A certains moments, dans les tournants par exemple, les chevaux de tête ne l'aidaient guère. C'était elle qui faisait face à toutes les réactions de la charrette parfois lourdement chargée.

Le pansage fini, Saintignac mettait en marche une des trois meules pour attaquer le travail le plus pressé. Il sifflait joyeusement... Malgré ses rhumatismes, ce maigrichon était encore un joyeux drille, qui aimait rire et s'amuser, et qui avait beaucoup dansé dans sa jeunesse. Il savait raconter de nombreuses histoires, et chantait fort bien en usant d'un registre étendu. Modestement, il admettait monter « trois tons plus haut que la clarinette » !

Ses talents le faisait apprécier au cours des veillées d'hiver et à l'occasion des repas qui terminaient les corvées. On l'invitait pour égayer les noces ou les premières commu- nions. Il aurait facilement « levé le coude » comme on dit chez nous, mais, faute de moyens, ses sorties restaient limitées.

1. Garçons meuniers.