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C O L L E C T I O N F O L I O

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Ricardo Piglia

Cible nocturneTraduit de l’espagnol (Argentine)par François-Michel Durazzo

Gallimard

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Titre original :

© Ricardo Piglia, 2010, c/o Guillermo Schavelzon & Asoc.,Agencia Literaria.

www.schavelzon.comPremière publication : © Editorial Anagrama, S.A., 2010, Barcelona.

© Éditions Gallimard, 2013, pour la traduction française.

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Ricardo Piglia est né en 1940 en Argentine. Dès son premierroman, Respiration artificielle, écrit à l’époque de la dictaturemilitaire, il est reconnu comme l’une des figures majeures de lalittérature latino-américaine contemporaine. Couronnée par denombreux prix internationaux, dont le prix Roger Caillois qu’ilreçoit à Paris en 2008, son œuvre est déjà largement traduite enEurope et aux États-Unis. Il est également l’auteur d’Argentbrûlé (2001), Le dernier lecteur (2008), La ville absente (2009) etCible nocturne (2013).

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À Beba Eguía

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L’expérience est une lanterne quin’éclaire que celui qui la porte.

LOUIS-FERDINAND CÉLINE

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PREMIÈRE PARTIE

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Tony Durán, aventurier et joueur profession-nel, vit l’occasion de rafler la mise quand il tombasur les sœurs Belladona. Leur ménage à troisscandalisa la ville et monopolisa l’attention desmois durant. On trouvait constamment Tonyavec l’une ou l’autre au restaurant de l’hôtel Plaza,sans que personne ne parvienne à savoir laquellel’accompagnait, car les jumelles se ressemblaienttellement que même leur écriture était identique.Tony ne se laissait que très rarement voir avec lesdeux enmême temps, chose qu’il réservait à l’inti-mité, mais ce qui impressionnait surtout les gens,c’était l’idée que les jumelles dorment ensemble.Pas tant le fait de se partager un homme que celuide se partager elles-mêmes.La rumeur se transformant bientôt en récits et

en conjectures, personne ne parla plus d’autrechose : dans les foyers, au Club social ou au bardes frères Madariaga, on faisait circuler l’infor-mation à toute heure, comme s’il s’était agi d’unbulletin météorologique.

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Dans le bourg, comme dans tous ceux de la pro-vince de Buenos Aires, il y avait plus de nouveau-tés en une seule journée que dans n’importe quellegrande ville en une semaine, et cette différenceentre les nouvelles de la région et les informationsnationales était si abyssale que les habitants pou-vaient avoir l’illusion de vivre une vie digne d’inté-rêt. Durán était venu enrichir cette mythologie et,bien avant le moment de sa mort, sa figure se cou-vrit d’une aura de légende.On pourrait établir un diagramme des allées et

venues de Tony en ville, de ses déambulationssomnolentes sur les hauts trottoirs, de ses ran-données jusqu’aux abords de l’usine abandonnéeet des champs déserts. Il se fit rapidement uneidée de l’ordre et des hiérarchies du lieu. Lesimmeubles et les maisons s’érigent de façon trèsdistincte selon les couches sociales, le territoiresemble avoir été réglé par un cartographe snob.Les habitants les plus importants vivent au som-met des collines, puis une bande de quelque huitpâtés de maisons constitue ce qu’on appelle lecentre historique1, avec sa place, sa mairie, son

1. La ville, située au sud de la province de Buenos Aires, à troiscent quarante kilomètres de la capitale, fortin militaire et lieu decasernement de troupes à l’époque de la guerre contre les Indiens,fut réellement fondée lors de la construction de la gare de cheminde fer. On délimita les parcelles du centre urbain et on distribuales terres de la commune. Dans les années quarante, l’éruptiond’un volcan recouvrit d’un manteau de cendre la plaine et lesmaisons. Les hommes et les femmes se protégeaient de la pous-sière grise à l’aide de combinaisons d’apiculteurs et se couvraientle visage de masques pour désinfecter les champs. (Sauf indicationcontraire, toutes les notes sont de l’auteur.)

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église, ainsi que sa rue principale bordée de com-merces et de maisons à un étage. Enfin, de l’autrecôté des voies de chemin de fer, se trouvent lesbas quartiers où vit et meurt l’obscure autre moi-tié de la population.La popularité de Tony et l’envie qu’il suscita

parmi les hommes auraient pu le conduire n’im-porte où, mais il ne dut sa perte qu’au hasard,cause réelle de sa venue en ces lieux. C’était ex-traordinaire de voir un mulâtre si élégant danscette petite ville peuplée de Basques et de gau-chos piémontais, un homme qui parlait avecl’accent des Caraïbes, tout en paraissant origi-naire de Corrientes ou du Paraguay, un mysté-rieux étranger perdu dans un trou perdu de laPampa.— Il était toujours content, dit Madariaga

avant de regarder dans le miroir un homme sepromener nerveusement, une cravache à la main,le long du comptoir. Et pour vous, commissaire,ce sera un petit gin ?— Ce serait plutôt une grappa, mais je ne bois

pas quand je suis en service, répondit le commis-saire Croce.Grand, sans âge, rougeaud, moustache et che-

veux gris, Croce, songeur, mâchait un cigareAvanti en marchant de long en large, frappantde sa cravache les pieds des chaises, comme s’ilétait en train de chasser ses propres pensées quiauraient trotté à quatre pattes sur le sol.— Comment se fait-il que ce jour-là personne

n’ait vu Durán ? se demanda-t‑il devant l’assem-

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blée qui le regardait sans rien dire, d’un air cou-pable.Il ajouta qu’il savait que tout le monde savait,

mais que personne ne parlait, préférant s’imagi-ner n’importe quoi pour le plaisir d’inventer unmouton à cinq pattes.— D’où peut bien venir cette expression, se

demanda-t‑il soudain avant de se perdre dans lesméandres de ses pensées, qui s’allumaient ets’éteignaient comme des lucioles dans la nuit.Sourire aux lèvres, il recommença à arpenter

la salle.— Exactement comme Tony, reprit-il en se

rappelant une fois de plus son histoire. Un Yan-kee qui n’avait pas l’air d’un Yankee mais quiétait un Yankee.Tony Durán était né à San Juan, à Porto-

Rico, avant le départ de ses parents pour Tren-ton quand il avait cinq ans, si bien qu’il avaitgrandi comme un Américain du New Jersey. Deson île, il se souvenait seulement que son grand-père, amateur de combats de coqs, l’y emmenaitle dimanche. Il se rappelait aussi les hommesqui recouvraient leurs pantalons avec du journalpour éviter les éclaboussures de sang.À son arrivée ici, il tomba à Pila sur un tripot à

paris clandestins où il vit les péons en espadrilleset les coqs nains qui plastronnaient dans l’arène,il se mit à rire, à dire que dans son pays on nefaisait pas comme ça. Mais il finit par s’enthou-siasmer pour la bravoure suicidaire d’un coq quise servait de ses éperons comme un boxeur gau-

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cher poids plume de ses gants pour lutter corps àcorps, rapide, mortifère, impitoyable, obsédé parla mort de son rival, sa destruction, sa fin, si bienqu’en le voyant Durán commença à parier et à sepassionner pour le combat, comme s’il était l’undes nôtres (one of us, aurait dit Tony lui-même).— Pourtant, il n’était pas l’un des nôtres, il était

différent, bien qu’il n’ait pas été tué pour ça, maisparce qu’il ressemblait à l’idée que nous nous fai-sions de ce qu’il devait être, dit le commissaire,énigmatique comme toujours et, comme toujours,un peu planant. Il était sympathique, ajouta-t‑ilavant de regarder la campagne. Moi, je l’aimaisbien, continua-t‑il en se plantant près de la fe-nêtre, le dos appuyé contre les barreaux, plongédans ses pensées.Vers le soir, au bar de l’hôtel Plaza, Durán

racontait souvent des bribes de son enfance àTrenton, évoquait la station-service de sa familleen bordure de la Route 1, son père qui devaitse lever à l’aube pour servir de l’essence parcequ’une voiture qui s’était écartée de sa routeklaxonnait ; on entendait des rires et du jazz àla radio, Tony se mettait à la fenêtre, à moitiéendormi, pour contempler de luxueux bolides surla banquette arrière desquels riaient des blondeséméchées, dans des manteaux d’hermine, appari-tions lumineuses au milieu de la nuit qui, dans samémoire, se confondaient avec des fragments defilm en noir et blanc. Ces images secrètes, person-nelles, n’appartenaient à personne d’autre. Il nese rappelait même pas si ces souvenirs étaient les

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siens et la même chose arrivait parfois à Croce,s’agissant de sa propre existence.— Je suis d’ici, dit soudain le commissaire

comme s’il se réveillait, je connais bien mes mou-tons et leur laine, et jamais je n’en ai vu à cinqpattes, mais je peux parfaitement m’imaginer lavie de ce garçon. Il avait l’air de venir d’ailleurs,mais il n’y a pas d’ailleurs, ajouta Croce d’unevoix apaisée avant d’adresser un regard à sonadjoint, le jeune inspecteur Saldías, qui le suivaitpartout et était d’accord avec ses conclusions.Il n’y a pas d’ailleurs, nous sommes tous dans lemême bateau.Élégant, ambitieux, dansant à merveille la plena

dans les salles dominicaines du Harlem latino àManhattan, Durán entra comme animateur auPelusa Dancing, un café dansant sur la 122e rueEst, au milieu des années soixante, il venaitd’avoir vingt ans. Il connut une ascension fulgu-rante, parce qu’il était vif, parce qu’il était drôle,parce qu’il était toujours disponible et qu’il étaitloyal. Quelque temps plus tard, il commençaà travailler dans les casinos de Long Island etd’Atlantic City.En ville, tout le monde se rappelait l’étonne-

ment que suscitaient les récits de son existencequ’il faisait au bar de l’hôtel Plaza, en sirotant dugin tonic et en mangeant des cacahouètes, à voixbasse, comme si c’était une confidence. Personnen’était sûr de la véracité de ces histoires, mais onse moquait bien de ce détail, on écoutait avecreconnaissance ce qu’il faisait découvrir à des pro-

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DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

CIBLE NOCTURNE, 2013 (Folio no 5734)

POUR IDA BROWN, 2014

Aux Éditions Bourgois

LE DERNIER LECTEUR, 2008

Aux Éditions MEET

UNE RENCONTRE À SAINT-NAZAIRE , 2006

Aux Éditions Zulma

ARGENT BRÛLÉ, 2001

LA VILLE ABSENTE, 2009

Aux Éditions A. Dimanche

RESPIRATION ARTIFICIELLE, 2000

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Cible nocturneRicardo Piglia

Couverture : Photo © YasuhideFumato / Getty Images.

Cette édition électronique du livreCible nocturne de Ricardo Piglia

a été réalisée le 17/2/2014 par les Éditions Gallimard.Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,

(EAN : 9782070457410 – Numéro d’édition : 261739).Code Sodis : N60350 – EAN : 9782072529047.

Numéro d’édition : 261741.