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Collection dirigée par Glenn Tavennec

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L’AUTEUR

Fille de deux rockeurs punk, Tess Sharpe est née dans une cabane au fond des bois et a grandi dans une campagne reculée deCalifornie. Après un stage au Festival Shakespeare de l’Oregon, elle suit des études de théâtre puis se reconvertit en cuisinièreprofessionnelle. Elle se partage aujourd’hui entre écriture et pâtisserie à la frontière de l’Oregon. Si loin de toi est son premier roman.

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TESS SHARPE

si loin de toi

traduit de l’anglais (États-Unis) par Magali Duez

roman

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« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers,à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 etsuivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelledevant les juridictions civiles ou pénales. »

Titre original : FAR FROM YOU

© Tess Sharpe, 2014

Couverture : © Getty Images / William King. Design : Theresa M. Evangelista

Traduction française : © Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2014

EAN 978-2-221-15654-4

ISSN 2258-2932

(édition originale : ISBN : 978-1-4231-8462-1, Hyperion, an imprint of Disney Book Group, New York)

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

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Pour ma grand-mère qui m’a donné tant d’amour.Et pour ma mère qui était convaincue

que ça arriverait, même quand je n’y croyais pas.

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Tout ça n’a pas commencé ainsi.On aurait pu le penser pourtant : deux filles terrifiées au milieu de nulle part, blotties l’une contre

l’autre, leurs yeux exorbités rivés sur l’arme qu’il tient dans la main.Mais ce n’est pas le début.L’histoire a commencé la première fois que j’ai failli mourir.

La première fois, j’ai quatorze ans et Trev nous ramène de la natation. Mina a baissé les vitres,

elle agite les mains au rythme de la musique. Ses bagues scintillent dans la lumière du soleil de find’après-midi. Nous dépassons à toute vitesse des clôtures barbelées ainsi que des ranchs arides surun arrière-plan de montagnes en chantant en chœur avec la radio, et Trev se moque de ma voix defausset.

Tout arrive très vite : le crissement du métal contre le métal, des bouts de verre partout. Je n’aipas mis ma ceinture de sécurité et je suis projetée en avant tandis que la musique est noyée sous lehurlement de Mina.

Puis c’est le noir total.

La seconde fois, j’ai dix-sept ans et je suis fâchée contre Mina. Nous sommes déjà en retard, etvoilà qu’elle décide de quitter l’autoroute pour rejoindre Burnt Oak Road.

— Juste un tout petit détour. Ça sera rapide. Promis.— OK.Je cède facilement, comme toujours.C’est une erreur.

La première fois, je me réveille dans une chambre d’hôpital, sous perfusion et branchée à des

machines.Je suis entourée de tubes. Paniquée, je veux agripper celui qui sort de ma gorge. Quelqu’un écarte

ma main. Il me faut une seconde pour réaliser que c’est Mina qui se tient près de moi, croiser sesyeux gris et recouvrer suffisamment mes esprits pour comprendre ce qu’elle dit.

— Ça va aller, me promet-elle.Je cesse de lutter, je lui fais confiance.C’est seulement plus tard que j’apprends qu’elle m’a menti.

La seconde fois, je me souviens de tout. L’aveuglante lumière des phares de la voiture. Les yeux

du tireur, brillants sous sa cagoule. Son index, ferme sur la détente. La main de Mina qui serre la

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mienne, nos ongles qui s’enfoncent dans la peau l’une de l’autre.Après, en suivant du bout du doigt les marques en forme de demi-lune, je prendrai conscience

que c’est tout ce qu’il me reste d’elle.

La première fois j’ai passé plusieurs semaines à l’hôpital. Les médecins m’ont réparée morceaupar morceau. Les cicatrices des opérations chirurgicales serpentent en remontant le long de majambe, m’entourent le genou, me barrent la poitrine.

Mina les appelle mes cicatrices de guerre. « Elles sont terribles. »Avec des gestes tremblants, elle m’aide à fermer mon sweat-shirt.

La seconde fois, il n’y a pas d’hôpital. Pas de cicatrice.Seulement du sang.Du sang partout. J’appuie aussi fort que possible sur la poitrine de Mina, mais ma veste est déjà

complètement détrempée.Je répète en boucle : « Ça va aller. » Elle me regarde, choquée, les yeux humides, la respiration

haletante. Son corps tremble.— Sophie…, articule-t-elle d’une voix sifflante.Elle lève la main et l’amène lentement vers la mienne.— So…C’est son tout dernier mot.

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1

MAINTENANT (JUIN)

— Alors c’est le grand jour, déclare le docteur Charles, assise derrière son bureau.Je la dévisage. Elle est tirée à quatre épingles. Tout est parfait, de ses chaussures qui brillent au

point qu’on pourrait s’admirer dedans à son maquillage naturel et « de bon goût ». La première foisque je l’ai rencontrée, j’ai eu aussitôt envie de la décoiffer. De faire descendre ses lunettes sur lebout de son nez, de froisser les manches de sa chemise impeccablement repassée. De déchirer cemasque trop propre pour être vrai afin de découvrir la crasse qu’il dissimule, le chaos.

Le chaos n’a pas sa place lors d’une convalescence, dirait le docteur Charles.Mais j’en ai besoin. Parfois ça me manque même plus que l’Oxy.C’est ce qui arrive quand, pendant trois mois, vous êtes coincée entre des murs blancs à subir

d’interminables séances de psychothérapie, et qu’on vous balance de la musique New Age à longueurde journée. L’ordre et les règles vous montent à la tête au point de vous donner envie de déconner,juste pour le plaisir.

Mais je ne peux pas me le permettre. Pas maintenant, alors que la liberté est si proche. Il mesuffirait presque de tendre le bras pour la toucher.

Je prends soudain conscience que le docteur Charles attend une réponse, alors je lui en donneune :

— On dirait.C’est son truc, obtenir des réponses à ses questions qui n’en sont pas.— Tu es nerveuse ? demande-t-elle.— Non.C’est la vérité. Je peux compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où j’ai été honnête

avec elle. Celle-ci incluse.Trois mois à mentir, c’est épuisant, même quand c’est nécessaire.— Il n’y a pas de honte à être nerveuse, rétorque-t-elle. C’est naturel, vu les circonstances.Évidemment, quand je lui dis la vérité, elle ne me croit pas.C’est l’histoire de ma vie.— C’est un peu effrayant…J’ai mis dans ma voix une note de réticence et sa neutralité de psy frémit devant la perspective

d’un aveu. M’amener à accoucher d’une confidence a toujours été un travail au forceps. Et je vois

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bien que ça la contrarie. La fois où elle m’a demandé de lui raconter en détail la nuit où Mina a ététuée, j’ai renversé la table basse en voulant lui échapper. Il y avait des morceaux de verre partout.Une chose de plus que j’ai détruite au nom de Mina.

Le docteur Charles me scrute comme si elle essayait de lire en moi. Je lui rends son regard. Ellea son masque de thérapeute, mais moi j’ai celui de droguée. Elle ne peut voir à travers, car au plusprofond de moi, en plus d’être estropiée, brisée, terrifiée et en deuil, je suis réellement une droguée.Je le serai toujours. Elle sait que je l’ai compris. Et que je l’ai accepté.

Elle s’imagine que c’est grâce à elle que je suis passée du stade d’enragée à celui deconvalescente, mais ce n’est pas le cas. Ce n’est pas à elle qu’en revient le mérite.

Je continue de soutenir son regard. Elle finit par céder en baissant les yeux sur son carnet, danslequel elle écrit quelques mots.

— Tu as fait d’impressionnants progrès durant ton séjour ici, Sophie. T’adapter à une vie sansdrogue va être un parcours semé d’embûches, pourtant je suis convaincue qu’avec le thérapeute quetes parents ont trouvé pour toi et ta volonté de guérir, tu les surmonteras.

— J’y compte bien.Elle rassemble ses papiers et, juste au moment où je crois être enfin libre de partir, elle lâche sa

bombe.— Avant que tu descendes, j’aimerais te parler encore un peu. De Mina.Elle lève à nouveau les yeux sur moi afin de surveiller ma réaction. Attendant de voir si je vais

casser sa nouvelle table basse. (C’est du bois, cette fois ; elle a dû comprendre qu’il lui fallaitquelque chose de plus solide.)

Incapable de contrôler le pincement de mes lèvres ni mon cœur qui bat la chamade et résonnedans mes oreilles, je me force à respirer calmement, par le nez, comme au yoga, et à détendre mabouche.

Je ne dois pas craquer. Pas maintenant. Pas alors que je suis à deux doigts de sortir d’ici.— C’est-à-dire ?Ma voix est si claire que pour un peu je m’applaudirais.— Cela fait longtemps que nous n’avons pas parlé d’elle.Elle ne me quitte pas du regard. Visiblement elle s’attend à ce que je pète un câble, comme

chaque fois qu’elle m’a contrainte à aborder le sujet.— Rentrer chez toi est une étape importante et l’effort d’adaptation risque d’être considérable.

De nombreux souvenirs vont remonter à la surface. J’ai besoin de m’assurer que tu seras en mesurede les gérer sans…

Elle tire sur sa manchette gauche.C’est une autre de ses tactiques. Le docteur Charles adore faire en sorte que je finisse ses

phrases. Que j’admette mes erreurs et mes faiblesses.— … sans m’enfiler une boîte d’Oxy ?Elle hoche la tête.— Mina et son assassinat sont des déclencheurs. Il est crucial que tu en sois consciente. Que tu

sois préparée aux difficultés que ces souvenirs engendreront… et à la culpabilité.Je dois réprimer la réplique qui me monte aux lèvres. L’envie de crier : « Elle n’a pas été

assassinée pour une histoire de drogue ! »C’est inutile. Personne ne croit la vérité. Personne ne me croit. Pas avec les preuves qu’ils ont

trouvées. L’autre salaud avec sa cagoule avait bien préparé son coup, il savait que je ne remarqueraisjamais ce qu’il avait glissé dans ma poche. Pas après avoir été assommée et avoir entendu Mina se

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faire tirer dessus. Maman a dû se démener et faire jouer ses relations pour que je sois admise àSeaside afin d’y être traitée pour ma prétendue rechute au lieu d’être arrêtée pour possession dedrogue.

Le docteur Charles me sourit. Un sourire fadasse qui se veut encourageant, une torsion de rouge àlèvres rose.

C’est le test final ; je dois bien choisir mes mots. Ils sont mon ticket pour sortir enfin d’ici. Maisil m’est difficile, presque impossible d’empêcher ma voix de trembler, et les souvenirs de remonter.Souvenirs de Mina riant avec moi ce matin-là ; de nous deux inconscientes du fait que sa vies’achèverait en même temps que cette journée.

— J’aimais Mina.Même si j’ai répété ce passage des centaines de fois, je ne dois pas avoir l’air de réciter.— Il va falloir que je vive avec son meurtre jusqu’à la fin de mes jours. Mais elle voudrait que

j’aille de l’avant. Que je sois heureuse. Et elle voudrait que je reste clean. Alors c’est ce que je vaisfaire.

— Et son tueur ? demande le docteur Charles. Es-tu prête à raconter à la police ce que tu sais ?Je répète : « J’aimais Mina. » Et cette fois, ma voix tremble. Cette fois, c’est la pure vérité qui

sort de ma bouche.— Si je savais qui l’a tuée, je serais en train de hurler son nom. Mais il portait une cagoule.

J’ignore qui c’était.La psy se laisse aller contre le dossier de sa chaise et, à la façon dont elle m’examine, j’ai

l’impression d’être un poisson dans un bocal. Je dois me mordre l’intérieur de la lèvre pour qu’ellecesse de frémir, tout en continuant à respirer régulièrement, comme si je m’efforçais de tenir uneposition de yoga particulièrement difficile.

— C’était ma meilleure amie. Vous croyez que je ne me rends pas compte à quel point j’aimerdé ? Il y a des nuits où je suis incapable de m’endormir parce que je pense à ce que j’aurais pufaire différemment. À ce que j’aurais pu faire pour la sauver. C’est ma faute. Je le sais. Et je vaisdevoir apprendre à vivre avec.

C’est la vérité.La culpabilité est réelle. En revanche, son origine n’a rien à voir avec ce que le docteur Charles

imagine.C’est ma faute. Parce que je n’ai pas arrêté Mina. Parce que je ne lui ai pas posé plus de

questions. Parce que je l’ai laissée agir comme si le sujet d’un article de journal devait être gardésecret. Parce que je l’ai suivie, comme toujours. Parce que je n’ai pas été assez rapide. Parce quej’étais handicapée, incapable de courir, de me battre ou de faire quoi que ce soit pour la protéger.

— Je suis toute prête à parler à nouveau avec l’inspecteur James. Mais il ne me considère pascomme un témoin fiable.

— Peux-tu vraiment lui en vouloir pour ça ? s’enquiert la psy.— Il ne fait que son boulot, j’imagine.Ce mensonge est physiquement douloureux, les mots m’écorchent la bouche, et la peau me brûle.

Ma haine pour l’inspecteur James est désormais profondément ancrée en moi. Si seulement il m’avaitécoutée…

Mais ce n’est pas le moment d’y penser. Je dois rester concentrée. L’assassin de Mina est enliberté. Et ce n’est pas ce flic à la manque qui va le trouver.

— Je suis consciente que mon retour à la maison ne va pas être une partie de plaisir. Mais j’ai lesentiment que vous m’avez donné les outils dont j’avais besoin pour mieux gérer la situation.

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Le docteur Charles sourit et une vague de soulagement me submerge. Elle est enfin tombée dansle panneau.

— Je suis ravie de l’entendre. Je sais que nous avons connu des débuts chaotiques, Sophie. Maisdurant les dernières séances, tu as fait preuve d’une attitude beaucoup plus positive. Et c’estextrêmement important pour les semaines à venir. Guérir n’est pas facile, c’est un travail de chaqueinstant.

Elle consulte sa montre.— Tes parents sont sans doute arrivés. Et si je t’accompagnais à la salle d’attente ?— D’accord.Nous marchons en silence dans le couloir et passons devant la salle de détente dans laquelle une

séance de groupe est en cours. Pendant les trois mois qui viennent de s’écouler, ce cercle de chaisesa été mon enfer personnel. Être forcée de m’asseoir là afin d’« échanger » avec des gens que jeconnaissais à peine a été un véritable calvaire. J’y ai passé mon temps à mentir comme unearracheuse de dents.

— Ils doivent être en retard, commente le docteur Charles en constatant qu’il n’y a personne dansla salle d’attente.

En retard. Bien sûr.Soit elle a oublié notre dernière séance familiale pour le moins tendue, soit elle croit sincèrement

en la bonté du genre humain.Pas moi.C’est pourquoi je me demande si mes parents sont en retard. Ou si c’est juste qu’ils ne viendront

pas.

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2

TROIS MOIS PLUS TÔT (J’AI DIX-SEPT ANS)

— M’oblige pas à y aller. S’il te plaît, maman. Ça sert à rien de m’envoyer là-bas… Je suisclean. Je te le jure !

— Inutile de discuter, Sophie.Ma mère ferme ma valise d’un geste sec, la prend et descend l’escalier d’un pas décidé. Je la

suis. Je dois lui tenir tête. Faire en sorte qu’elle me croie.Il faut que quelqu’un me croie.Mon père nous attend devant la porte d’entrée, son manteau sur le bras, comme s’il était sur le

point de partir au travail.— Prêtes ? demande-t-il.— Oui, répond ma mère.Ses talons cliquettent sur le carrelage espagnol tandis qu’elle vient se placer à côté de lui.— Non.Je m’arrête au pied des marches, redresse les épaules et croise les bras. Ma jambe blessée

tremble tandis que mes parents me contemplent d’un air déçu.— Je n’irai pas. Vous ne pouvez pas m’y forcer.Mon père soupire et baisse les yeux sur ses chaussures.— Monte dans la voiture, Sophie Grace, ordonne maman.Lentement et posément je leur redis pour la énième fois :— J’ai pas besoin d’aller où que ce soit. Je n’ai pas rechuté. Mina et moi, on n’était pas là-bas

pour acheter de la drogue. Je suis clean. Ça fait plus de six mois que j’ai rien pris. Je suis prête àpasser tous les tests que vous voulez.

— La police a trouvé des pilules dans ta veste, Sophie, réplique papa.Il a la voix rauque et les yeux rouges. Il a visiblement pleuré. À cause de moi. À cause de ce

qu’il est persuadé que j’ai fait.— Il y avait tes empreintes sur le flacon. Vous étiez censées être chez Amber, mais au lieu de ça

vous êtes allées à Booker’s Point. Pour vous procurer de la drogue. Même si au final tu n’as pas prisces pilules, tu les as achetées. Elles ne sont pas apparues comme par magie dans ta poche. Seasideest le meilleur endroit pour toi, pour l’instant. Tu sais que nous avons dû nous battre, avec ta mère,pour que tu ne passes pas devant le juge pour possession de drogue ?

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Désespérée, je les dévisage tour à tour. Papa refuse de soutenir mon regard. Quant au visage demaman, il est figé. Elle est en mode reine de glace. Rien ne la fera fondre.

Mais je dois essayer.— Je vous l’ai déjà dit. Ces pilules n’étaient pas à moi. L’inspecteur James a tout faux. On était

pas à Booker’s Point pour acheter ça ; Mina avait rendez-vous avec quelqu’un à propos d’un articlequ’elle écrivait pour le journal. La police fait carrément fausse route, et, en plus, ils sont convaincusque je mens. J’ai besoin que vous, vous me croyiez.

— Est-ce que tu as une idée de ce que nous avons traversé à cause de toi, ton père et moi ?attaque maman, ma valise toujours à la main. Et Mme Bishop ? Est-ce que tu te soucies de la douleurqu’elle ressent en ce moment ? Elle a déjà perdu son mari, et maintenant sa fille ! Trev ne reverrajamais sa sœur. Et tout ça parce que tu voulais planer un coup.

Elle crache les mots et j’ai l’impression d’être une moins que rien. Une tache sur sa chaussure.Plissant les yeux, elle me fusille du regard et poursuit :

— Si tu ne montes pas dans cette voiture, si tu ne vas pas à Seaside te désintoxiquer, je juredevant Dieu, Sophie…

Ses yeux pleins de larmes scintillent et sa colère s’évanouit subitement.— Je ne veux pas encore risquer de te perdre, murmure-t-elle d’une voix tremblante à cause du

poids de ses mots. C’est ce que j’aurais dû faire la première fois. Je ne referai pas la même erreur.Elle durcit le ton.— Monte dans la voiture.Je ne bouge pas. J’en suis incapable. Ce serait admettre qu’elle a raison.Six mois. Cinq jours. Dix heures.Ça fait six mois, cinq jours et dix heures que je n’ai rien pris. Je me le répète en boucle. Tant que

je m’accrocherai à ça, tant que je serai décidée à faire monter les chiffres – minute par minute, jourpar jour –, j’y arriverai. Il le faut.

— Maintenant, Sophie !Je secoue la tête et agrippe la rambarde.— Je ne peux pas vous laisser faire ça.Mina occupe toutes mes pensées. Mina enterrée, et son assassin en liberté tandis que la police

cherche dans la mauvaise direction.Mon père me saisit par la taille, m’oblige à lâcher prise et me charge sur son épaule, tel un

pompier évacuant une victime. Il est néanmoins doux ; papa est toujours doux avec moi, commelorsqu’il me portait à l’étage après mon accident. Mais la douceur ne suffit plus à me rassurer. Je luibourre le dos de coups de poing, le visage rouge de colère ; je hurle, mais il ne s’arrête pas. Il ouvrela porte d’un mouvement sec. Depuis le porche, ma mère nous regarde, les bras serrés autour d’elle,comme pour se protéger.

Il descend l’allée, me pose dans la voiture et, impassible, s’installe derrière le volant.— Papa.Les larmes ruissellent sur mes joues.— S’il te plaît, il faut que tu me croies.Il fait la sourde oreille, met le contact et démarre.

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3

AUJOURD’HUI (JUIN)

Mes parents ne sont toujours pas là. Le docteur Charles consulte sa montre toutes les dixsecondes et se tapote le genou avec son stylo.

— Je peux attendre toute seule.Des plis barrent son front d’ordinaire si lisse. Ce n’est pas ainsi que ça devrait se passer. Mes

parents devraient être là depuis vingt minutes déjà afin de serrer contre eux, les larmes aux yeux, lanouvelle Sophie 3.0, débarrassée de son addiction.

— Je vais passer un coup de fil, je reviens, dit-elle.Je bascule la tête en arrière, contre le mur, et ferme les yeux. J’attends en me demandant si, faute

de réussir à joindre mes parents, elle me laissera appeler un taxi.Il s’écoule environ dix minutes avant que quelqu’un me donne une petite tape sur la jambe.

J’ouvre les yeux, convaincue de voir le docteur Charles. Mais au lieu de ça, pour la première foisdepuis des mois, je sens un véritable sourire se dessiner sur mon visage.

— Tante Macy !Je me jette dans ses bras, manquant de peu de la faire tomber. Lui accrochant l’épaule avec mon

menton, je me blottis contre elle. Macy est plus petite que moi de quelques centimètres, mais il y aquelque chose dans sa façon de se tenir qui la fait paraître plus grande. Elle sent le jasmin et le thégunpowder, et c’est la vision la plus réconfortante que j’aie eue sous les yeux depuis une éternité.

— Salut, la môme.Elle sourit et m’étreint. Ses mains calleuses sont chaudes. Ses cheveux, blonds comme les miens,

sont coiffés en une longue natte. Sa peau bronzée fait ressortir ses yeux d’un bleu à couper le souffle.— Ta mère a été retenue sur une affaire. Elle m’a envoyée te chercher.Je n’ai pas eu de nouvelles de Macy pendant toute la durée de mon séjour à Seaside, même si,

passé la première quinzaine, j’ai été autorisée à recevoir des lettres de personnes autres que mesparents. Mais elle est là, maintenant. Et je dois me mordre la lèvre pour réprimer un cri desoulagement.

Elle est venue. Elle tient encore à moi. Elle ne me hait pas. Même si elle croit les autres, elle estvenue.

Je demande en me retenant de fondre en larmes :— Est-ce qu’on peut partir d’ici, s’il te plaît ?

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— Oui, dit-elle en me posant la main sur la nuque, ses doigts se mêlant à mes cheveux. Allons-y.Nous passons les cinq minutes suivantes à signer une pile de papiers, et je suis libérée.À la seconde où je mets le pied dehors, j’ai envie de courir. J’ai peur que le docteur Charles,

prenant soudain conscience de tous mes mensonges, surgisse en ouvrant brutalement les portes. Jevoudrais me précipiter dans la vieille Volvo de ma tante et m’y enfermer.

Mais cela va bientôt faire quatre ans que ma jambe droite a été blessée dans l’accident de voitureet courir m’est impossible. Alors je boitille aussi vite que je le peux.

— Ta mère voulait que je te dise qu’elle est désolée de ne pas avoir pu être là, explique Macy endémarrant.

— Et c’est quoi l’excuse de papa ?— Il est en déplacement. Une convention de dentistes.— Évidemment.Macy hausse un sourcil, mais s’abstient de relever. Elle quitte le parking et rejoint l’autoroute. Je

baisse la vitre et sors la main, laissant traîner mes doigts dans l’air chaud estival. Les yeux rivés surles bâtiments flous que nous dépassons, j’évite le regard inquisiteur de ma tante.

J’ai peur de parler. J’ignore ce qu’on lui a dit. Les seuls visiteurs autorisés étaient mes parents, etils ne sont venus que quand ils y étaient obligés.

Alors je garde le silence.Neuf mois. Deux semaines. Six jours. Treize heures.Mon mantra. J’actualise le décompte du bout des lèvres, laissant à peine la litanie de chiffres

s’échapper dans le monde.Je dois continuer à y ajouter des heures, des jours et des mois. Je dois rester clean, concentrée.L’assassin de Mina est quelque part dehors, il se promène, libre, l’esprit tranquille. Chaque fois

que je pense à lui, j’ai envie d’étouffer la douleur avec une poignée de pilules, mais je ne peux pas.Je ne peux pas. Je ne peux pas.

Neuf mois. Deux semaines. Six jours. Treize heures.Macy règle la radio sur une station qui passe de vieux titres, puis change de file. Nous

abandonnons la côte derrière nous, et ce sont maintenant des séquoias et des pins qui défilent tandisque nous nous dirigeons vers les Trinity Alps. L’air me glisse entre les doigts, et je savoure lasensation, telle une enfant.

Nous roulons en silence pendant presque une heure. Je suis reconnaissante à ma tante de melaisser profiter du sentiment de liberté qui chante dans mes veines. Plus de groupe de discussion. Plusde docteur Charles. Plus de murs blancs ni de néons aveuglants.

J’arrive presque à oublier ce qui m’attend à cent trente kilomètres de ces montagnes. Je peux mementir et croire que tout est aussi simple que le vent dans mes cheveux et sous mes doigts, la radioallumée, et les kilomètres de liberté qui s’étendent devant moi.

— Tu as faim ? s’enquiert Macy en désignant un panneau annonçant un restaurant à la sortie 34.— Je mangerais bien un morceau.

L’endroit est bruyant à cause du brouhaha des conversations et des tintements de la vaisselle. Je

trace du doigt des volutes en suivant les paillettes délavées incrustées sur le dessus de la table enFormica pendant que la serveuse coiffée d’une choucroute prend notre commande.

Une fois qu’elle est partie, le silence s’installe entre ma tante et moi. On dirait qu’après tout cetemps Macy ne sait pas par où commencer, et je suis incapable de me résoudre à parler la première.Aussi, je bredouille des excuses et me rends aux toilettes.

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J’ai une allure de déterrée : pâle, trop maigre, mon jean flotte sur mes hanches autrefois à peinedessinées. Je m’asperge le visage d’eau et la laisse couler sur mon menton. Le docteur Charles meferait remarquer qu’en me dérobant je n’ai fait que retarder l’inévitable. C’est stupide, mais je nepeux m’en empêcher.

Je passe la main dans mes cheveux blonds en pagaille. Cela fait des mois que je ne me suis pasmaquillée, et les cernes noirs sous mes yeux ressortent. Je pince mes lèvres sèches en regrettant de nepas avoir de baume sur moi.

Tout en moi est fatigué, brisé, affamé. De plusieurs manières. Toutes mauvaises.Neuf mois. Deux semaines. Six jours. Quatorze heures.Je m’essuie la figure et me force à retourner à table.— Les frites sont bonnes.C’est tout ce que me dit Macy en en trempant une dans le ketchup.Je dévore la moitié de mon hamburger et me régale, juste parce que ce n’est pas la nourriture du

centre, servie dans un plateau compartimenté.— Comment va Pete ?— Égal à lui-même, répond-elle, avec un sourire, parce que ça résume bien le personnage.Son compagnon a élevé la sérénité au rang d’art.— J’ai sur moi des enchaînements de yoga qu’il a préparés pour toi.Elle mange une autre frite avant d’ajouter :— As-tu poursuivi ton entraînement ?J’acquiesce d’un signe de tête.— Le docteur Charles m’a laissé emporter mon matelas et mes blocs de yoga, mais pas

l’élastique. Elle devait avoir peur que je me pende avec.Ma lamentable tentative d’humour se solde par un silence gêné.Macy sirote son thé glacé en m’observant par-dessus le rebord de son verre. Je déchire une frite

et la broie entre mes doigts, juste pour m’occuper les mains.— Vous désirez autre chose, mesdemoiselles ? demande la serveuse en remplissant mon verre

d’eau.— Seulement l’addition, répond Macy sans même lever les yeux.Elle ne me lâche pas du regard et, une fois que la serveuse a rejoint son comptoir, elle enchaîne :— OK, Sophie. Fini les mauvaises blagues. La conversation sur la pluie et le beau temps. Le

moment est venu de me dire la vérité.Je me sens soudain nauséeuse, et l’espace d’une seconde l’angoisse est si intense que je crains

d’être malade.Elle est la seule personne à ne pas encore avoir entendu ma vérité. J’ai peur qu’elle réagisse

comme eux : qu’elle me fasse porter le chapeau. Qu’elle refuse de me croire. Je dois faire appel àtout ce qu’il me reste de volonté pour articuler :

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?— Commençons par la raison pour laquelle tu aurais soi-disant replongé deux semaines après

être rentrée de ton séjour en Oregon.Voyant que je ne dis rien, elle donne un coup de fourchette sur le bord de son assiette.— Quand ta mère a appelé et m’a raconté qu’ils avaient trouvé de la drogue dans ta veste, j’ai été

surprise. Je pensais que nous avions dépassé tout ça. J’aurais pu comprendre si c’était arrivé après lamort de Mina. Mais là… non.

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— Les pilules étaient dans ma veste, donc c’était forcément les miennes, c’est ça ? Mina, elle, nese droguait pas. L’ancienne toxico, c’était moi. Celle qui n’était clean que depuis à peine six mois.C’est donc logiquement à cause de moi que nous étions là-bas. Tout le monde le dit.

Il y a dans ma voix une amertume que je ne parviens pas à contenir.Macy se laisse aller contre le dossier de la banquette, redresse le menton et me dévisage d’un air

triste.— Je suis davantage intéressée par ta version des faits.— Je… Tu…Les mots semblent être coincés en travers de ma gorge, puis c’est comme si elle avait débloqué

quelque chose en moi. Avec un soulagement indescriptible, je bafouille :— Tu vas m’écouter ?— Je te dois bien ça, répond-elle.— Mais t’es pas venue me voir. T’as jamais écrit. J’ai pensé que tu…— Ta mère, explique Macy, la mâchoire crispée.Elle a dans le regard une lueur identique à celle qui l’anime avant un départ en mission. Une

espèce de tension larvée prête à exploser.— Ça a été dur pour elle. Elle me faisait confiance pour te sortir de tes problèmes de drogue et

elle a l’impression que j’ai échoué. Et puis il est possible que je me sois un peu emportée quand j’aiappris qu’elle t’avait envoyée à Seaside.

— C’est-à-dire ?— Je lui ai passé un savon. Je n’aurais pas dû, c’est vrai. Mais j’étais en colère, et inquiète. Je

lui ai demandé si je pouvais aller te voir, ou au moins t’écrire, mais elle ne voulait pas que je m’enmêle. Je t’adore, ma puce, mais tu es sa fille, pas la mienne. Je devais respecter sa volonté… C’estma sœur.

— Alors tu t’es tenue à l’écart.— De toi, mais pas de l’affaire, réplique ma tante.Je me redresse soudain.— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?Elle ouvre la bouche, mais la referme en voyant la serveuse s’arrêter à notre table pour poser

l’addition.— Prenez votre temps, mesdemoiselles, dit-elle. Et faites-moi signe si vous avez besoin

d’emballages.Macy hoche la tête en guise de remerciement et attend que la femme soit partie prendre la

commande d’une autre table avant de se tourner à nouveau vers moi.— Ta mère s’était fait son opinion. Mais c’est moi qui t’ai aidée à te sevrer. L’année dernière,

j’ai passé plus de temps qu’elle avec toi. Je ne pouvais rien faire pour toi tant que tu étais à Seaside,mais je savais à quel point Mina comptait pour toi. Et je savais que si tu avais eu des informationssur son meurtrier, tu les aurais données aux flics, quitte à t’attirer des ennuis. Comme je n’arrivaispas à me débarrasser de cette intuition, j’ai appelé quelques vieux amis de la police. J’ai réussi à mefaire envoyer les rapports, et le raisonnement de l’inspecteur qui s’est occupé de l’affaire ne tient pasla route. Même si toi et Mina étiez sorties afin de vous procurer de la drogue, pourquoi le dealerl’aurait-il laissée derrière lui ? Ce sont des preuves. L’assassin a tué Mina avec une arme à feu. Ilaurait tout aussi bien pu te réserver le même sort et se débarrasser ainsi de deux témoins, mais il s’estcontenté de t’assommer. Pour moi, ce n’était pas un accident, Mina était la cible. Et s’il a bel et biencaché ces pilules sur toi, cela signifie que c’était prémédité.

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Un sentiment proche du soulagement commence à se déployer en moi. Elle exprime à voix hautetout ce que j’ai ressassé pendant les mois que j’ai passés cloîtrée. Pourquoi m’a-t-il épargnée ?Pourquoi a-t-il fourré les pilules dans ma poche ? Et comment a-t-il su exactement quels cachetsutiliser ?

— Je savais pas que le flacon était dans ma poche, je le jure. Il a dû l’y mettre pendant quej’étais inconsciente. Quand je suis revenue à moi, il avait disparu. Et Mina était…

Je cligne des yeux et ravale mes larmes avant de pouvoir poursuivre.— J’ai essayé d’arrêter l’hémorragie. Je me suis servie de ma veste, mais ce n’était pas… je l’ai

laissée là-bas après qu’elle… après. C’est seulement quand l’inspecteur James est venu à la maisonqu’il a été question de drogues. Après ça, malgré mes résultats négatifs aux différentes analyses faitesaux urgences, maman et papa ont refusé de m’écouter. Personne ne m’a écoutée.

— Je t’écoute maintenant, dit Macy. Raconte-moi ce qui s’est passé. Pourquoi êtes-vous allées àBooker’s Point ?

— On était en route pour la fête d’Amber, mais à mi-chemin Mina a dit que nous devions faire undétour par Booker’s Point. Elle avait rendez-vous avec quelqu’un au sujet d’un article sur lequel elletravaillait. Elle était en stage au Flambeau. Du coup, quand elle a refusé de me donner de détails, j’aipensé qu’il s’agissait d’une mission que lui avait confiée son superviseur, ou peut-être une interviewque quelqu’un avait dû reporter. Je n’étais pas d’accord pour y aller, c’était en pleine cambrousse età l’opposé de chez Amber. Mais Mina était…

Je suis incapable de dire que je ne pouvais rien lui refuser.Je tremble, et les glaçons s’entrechoquent dans mon verre. Après l’avoir posé avec précaution, je

joins mes mains en scrutant la table comme si toutes les réponses étaient cachées entre les paillettesincrustées dans le Formica.

Je n’ai pas parlé de ça avec une telle honnêteté depuis mon premier interrogatoire par la police.Le docteur Charles a fait de son mieux et elle a eu droit à du mobilier brisé et des semaines desilence ; puis j’ai manipulé la vérité afin de coller à la personne qu’elle croyait que j’étais.

Avec Macy, je suis enfin en sécurité. Elle m’a sortie du fond du trou une fois, et je sais qu’elle lereferait. Mais je ne suis plus au fond du trou. J’ai trouvé mon équilibre en troquant la dépendancepour quelque chose de presque aussi dangereux : une obsession.

— Je l’ai vue avant Mina. J’ai vu l’arme dans sa main. Et qu’il portait une cagoule. C’est à cemoment-là que j’ai su… J’ai su ce qu’il allait faire. J’ai su qu’avec ma patte folle, il n’y avait aucunmoyen que je lui échappe. Mais Mina aurait pu s’enfuir, elle. Elle aurait eu une chance de s’en sortir.

— Il est impossible de courir plus vite qu’une balle. Il voulait tuer Mina. Il était là pour ça. Tun’aurais pas pu l’en empêcher. Rien ni personne n’aurait pu l’en dissuader.

— Il lui a dit quelque chose. Il m’a frappée et je me suis écroulée, mais juste avant de tomberdans les pommes, je l’ai entendu dire : « Je t’avais prévenue. » Ensuite, il y a eu les coups de feu, etje… je n’ai pas réussi à tenir davantage, je me suis évanouie. Quand je me suis réveillée, il n’y avaitplus que Mina et moi. Il était parti.

Mes mains tremblent à nouveau. Je les coince sous mes cuisses et les comprime contre le vinylerouge de la banquette.

— J’ai raconté tout ça à l’inspecteur James. Je lui ai dit de parler au personnel du Flambeau. Dedemander à son responsable sur quoi elle bossait. Il a fouillé son ordinateur ? Et son bureau ? Elleécrivait tout, ses notes doivent bien être quelque part.

Macy secoue la tête.

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— Il a parlé à tout le monde, Sophie. Au responsable de Mina, aux autres stagiaires, même à lafemme de ménage qui travaillait de nuit. Il a convoqué, pour les interroger, tous les dealers connus dela région, ainsi que la plupart de vos camarades, mais il n’a rien trouvé qui justifie une enquêteapprofondie. Sans parler de ton témoignage, considéré comme peu fiable.

Elle joue avec sa fourchette et lève les yeux sur moi.— Sans nouvelles preuves ou une confession miraculeuse, ils continueront à croire qu’il s’agit

d’un meurtre lié à la drogue, et l’affaire sera classée sans suite.Le cœur au bord des lèvres, je serre les dents.— Je refuse que ça se termine comme ça.Le regard de Macy s’adoucit.— Tu n’auras peut-être pas le choix.Je ne dis rien.Nous nous levons, elle paie la note et laisse un pourboire à la serveuse avant que nous quittions

le restaurant. Je suis toujours silencieuse ; l’idée de ne jamais savoir qui m’a enlevé Mina me dévorede l’intérieur. Mais, comme toujours, Macy entend les mots que je n’ai pas prononcés. Une fois dansla voiture, elle me prend la main.

Et la garde dans la sienne pendant tout le trajet.Tel un filet de sûreté.Macy est toujours prête à me rattraper quand je finis, inévitablement, par tomber.

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4

NEUF MOIS ET DEMI PLUS TÔT (J’AI SEIZE ANS)

— T’es qu’une sadique.Cela fait trois jours que mes parents m’ont envoyée en Oregon afin que Macy puisse me

« remettre sur le droit chemin », comme le dit mon père. Trois jours que je n’ai pas pris un seulcachet. Les effets du manque sont terribles, j’ai l’impression que mon corps n’est plus qu’un immensehématome et que des araignées grouillent sous ma peau moite de sueur. Quant à la douleur, brute etpersistante, elle est insupportable. Avec les médicaments, je peux bouger sans trop de difficulté. Sanseux mon dos me fait souffrir le martyre et ma jambe ne cesse de céder. Même le simple fait de meretourner dans le lit me plante des aiguilles chauffées à blanc le long de la colonne vertébrale. J’ai lesouffle coupé et des larmes de douleur ruissellent sur mes joues. La souffrance – sans rien pourl’atténuer pour la première fois depuis l’accident –, couplée au manque, est intolérable. Je ne sorsplus du lit. J’ai trop mal.

Tout ça, c’est la faute de Macy. Si seulement elle me donnait ces putain de pilules, j’irais bien. Jeserais capable de bouger sans avoir envie de hurler. J’irais à nouveau bien.

Je veux juste aller bien. Mais Macy refuse de m’aider.Je passe l’essentiel de mon temps à regarder les murs jaune vif de sa chambre d’amis, avec ses

rideaux en dentelle et ses affiches de voyage vintage.Cet endroit me donne envie de vomir. Je déteste la maison de ma tante. Je veux rentrer chez moi.Je veux mes cachets. C’est devenu une idée fixe, je ne cesse d’y penser, la seule autre chose qui

m’obsède à ce point est Mina. Elle m’en voudrait de la comparer à ça, mais je m’en moque, parceque pour l’instant je la déteste, elle aussi.

— Je suis en train de t’aider, me dit Macy sans lever les yeux de son magazine.Elle est assise dans un fauteuil turquoise de l’autre côté de la pièce, les jambes étendues sur un

repose-pieds assorti.— J’ai… mal !— Je sais.Elle tourne une page.— C’est pourquoi demain tu as rendez-vous chez le médecin. Le meilleur praticien en gestion de

la douleur de tout Portland. Nous trouverons une méthode qui ne nécessite pas l’usage de narcotiques.Et Pete a un ami acupuncteur qui va venir te soigner à domicile.

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À ces mots, je sens mon ventre se nouer.— Tu veux me planter des aiguilles dans le corps ? T’es cinglée ?— L’acupuncture a des propriétés thérapeutiques.— Hors de question que je me laisse faire, je réplique, déterminée. Je peux rentrer à la maison ?

S’il te plaît. Tout ça est complètement stupide. Ce sont les docteurs qui m’ont prescrit ces cachets audébut. J’ai des ordonnances. Tu crois vraiment que tu es plus intelligente qu’eux ?

— Probablement pas, admet Macy. Je n’ai même pas le bac. Mais c’est moi qui m’occupe de toi,maintenant, ce qui signifie que j’ai le droit de faire ce que je pense être le mieux pour toi. Tu es unedroguée. Tu as merdé. Et on va te remettre d’aplomb.

— Je te l’ai dit, je n’ai pas de problème de drogue. J’ai mal. C’est ce qui arrive quand on se faitrentrer dedans par une bagnole et qu’on a les os maintenus par des bouts de métal.

— Bla, bla, bla, réplique Macy en agitant la main avant de poser son magazine. Je connais lerefrain. Certaines personnes gèrent mieux les antidouleurs que d’autres. Vu la pharmacie que ton pèrea trouvée dans ta chambre, je dirais qu’il s’en est fallu de peu que tu fasses une overdose. Si tu croisque je vais te laisser en arriver là et nous infliger ça, à ta mère et à moi, tu te fourres le doigt dansl’œil. Je refuse de revivre ça. Quand tu seras à court d’excuses bidon, et prête à admettre que tu as unsouci, alors nous pourrons discuter. Et plus vite tu l’admettras, ma chérie, plus vite nous pourronsnous attaquer au cœur du problème. Tu ferais donc aussi bien de te mettre à parler, parce que tu n’irasnulle part tant que je ne serai pas certaine que tu n’es plus un danger pour toi-même.

— Je vais bien, dis-je en m’essuyant le front d’un revers de la main.Je déglutis afin de lutter contre la nausée qui depuis hier ne me quitte plus. Ce sevrage est un

putain de cauchemar.Macy se lève et me tend une poubelle.— Si tu dois vomir, fais-le là-dedans.Son expression s’adoucit, le masque de méchant flic qu’elle porte si bien s’efface. Elle se

penche, prend ma main libre dans les siennes et la serre avec assez de force pour m’empêcher de medégager.

— Je ne te laisserai pas tomber, Sophie. Quoi que tu fasses, quoi que tu dises, je suis là. Tu nevas pas me perdre. Pas à cause de ça. Et je vais t’aider à te sevrer. Même si tu en viens à me haïr.

— Super.Ma voix est pleine d’amertume.— Je suis une vraie petite veinarde.

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5

MAINTENANT (JUIN)

Harper’s Bluff est située sur le versant des monts Siskiyou, côté Californie du Nord. Il s’agitd’une toute petite ville nichée au milieu de la nature. Abritée par des montagnes couvertes d’épineux,elle est entourée d’une forêt de chênes qui s’étale sur des kilomètres à la ronde, et son immense lacdonne l’impression de s’étendre à l’infini. Notre population avoisine les vingt mille habitants, nousavons plus d’églises que d’épiceries, des drapeaux américains accrochés à la plupart des maisons, etdes autocollants LES VRAIS HOMMES AIMENT JÉSUS sur le pare-chocs arrière d’un camion sur deux. Cen’est pas idyllique, mais la vie y est agréable.

Je pensais être prête à revenir, pourtant à la seconde où nous dépassons le panneau BIENVENUE ÀHARPER’S BLUFF j’ai envie que Macy arrête la voiture. De la supplier de me ramener en Oregon avecelle.

Comment vais-je survivre ici sans Mina ?Je me mords la langue. Je dois y arriver. Pour elle. C’est la seule chose que je puisse faire. Je

regarde par la fenêtre alors que nous passons devant mon lycée. Je me demande s’ils ont décoré lecasier de Mina avec des fleurs, des bougies, des petits mots scotchés sur la porte qui ne seront jamaislus. Si sur sa tombe il y a des ours en peluche et des photos d’elle souriant à un ciel qu’elle necontemplera plus. Je ne suis pas allée aux obsèques, je ne supportais pas l’idée de les voir la mettreen terre.

Alors que nous tournons au coin de ma rue, Macy reçoit un appel. Tout en garant sa voiture dansl’allée, elle coince son téléphone entre son oreille et son épaule.

— Où ça ?Elle écoute la réponse.— Il y a combien de temps ? s’enquiert-elle ensuite en coupant le contact avant de me faire face.

OK, je peux être là dans trente minutes.— Quelqu’un a manqué son audience ?Macy est une chasseuse de primes, même si elle préfère le titre d’agent de cautionnement

judiciaire.— Un délinquant sexuel à Corning.Elle regarde l’allée vide, l’air contrarié.— J’espérais que ta mère serait rentrée.

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— C’est bon. Je suis capable d’être seule dans ma propre maison.— Non, tu ne devrais pas te retrouver seule aussi tôt.— Va attraper les méchants, lui dis-je en me penchant pour l’embrasser sur la joue. Je te promets

que ça ira. Si ça peut te rassurer, je peux même t’appeler dès que maman sera revenue du boulot.Macy pianote sur son volant. Elle meurt d’envie d’y aller, de chasser ce type et de le mettre en

prison, là où est sa place.Je connais ce sentiment, ce besoin de justice. Il est commun à toutes les femmes de la famille.

Celui de Macy se traduit par la traque, violente et rapide, le jugement brutal. Tandis que celui de mamère passe par les règles, les lois et les jurés ; la salle d’audience est le champ de bataille qu’elles’est choisi.

Quant à mon besoin de justice à moi, il porte le nom de Mina. Il est magnifié par elle, défini parelle ; elle est la raison de son existence.

— Sérieux, Macy. J’ai dix-sept ans et je suis clean, je peux rester quelques heures toute seule.Elle me jauge du regard, puis tend le bras devant moi et ouvre la boîte à gants.— Prends ça, dit-elle en me collant dans la main un aérosol de la taille d’une petite bouteille

d’eau avec une goupille blanche et une étiquette sur laquelle on peut lire en grosses lettres rouges :GAZ POIVRÉ.

— Du gaz poivré ? C’est une blague ?— Ça a un meilleur champ d’action et plus de puissance que les porte-clés lacrymo qu’ils

vendent en magasin avec leur mignonne pochette rose. C’est même plus efficace qu’un taser, expliqueMacy. Trop de choses peuvent partir en vrille avec ces engins. Ça peut s’accrocher aux vêtements,les sondes peuvent rester coincées ou manquer d’impulsion, et puis il y a des gars plus costauds quela moyenne sur lesquels c’est quasiment sans effet.

Elle me reprend le récipient et désigne le cran de sûreté.— Appuie sur le bouton, là, et tourne-le vers la droite pour déverrouiller le mécanisme. Vise et

tire sur la gâchette. Ne lâche jamais la bombe, tu pourrais en avoir à nouveau besoin. Gaze tonagresseur et cours. Même s’il est aveuglé, il suffit qu’il ait un couteau ou une arme à feu pour teblesser. Gaze-le, cours, et ne lâche pas ta seule arme. Tu as compris ?

— Tu es en train de m’inciter à utiliser ça ?— Si quelqu’un s’attaque à toi, oui, confirme Macy d’une voix si grave que j’en ai des frissons.

Celui qui a tué Mina est toujours dans la nature. Tu es le seul témoin vivant. Et je suis convaincue quetu as l’intention d’aller mettre ton nez dans ce merdier, alors sois prudente.

— Tu vas pas essayer de m’en empêcher ?Jusqu’à ce que je pose la question à voix haute, je n’avais pas pris conscience que je m’étais

attendue à ce qu’elle le fasse.Macy garde le silence quelques minutes. Elle me regarde attentivement, m’évaluant comme elle

le ferait d’un suspect.— Ça changerait quelque chose ?Je resserre ma prise sur la bombe et fais non de la tête.— C’est bien ce que je pensais.Macy tente de réprimer un sourire, mais je l’aperçois quand même avant qu’elle parvienne à

recouvrer son sérieux.— Tu te souviens de ce que je t’ai dit la nuit où nous avons jugé que tu étais prête à rentrer à la

maison ?— Que j’étais capable de prendre mes propres décisions.

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— Tu n’es plus une gamine, Sophie. Tu as traversé trop d’épreuves. Tu as fait de très mauvaischoix, et d’autres bons. Tu t’es sevrée, et tu es restée clean. Ça ne fait pour moi aucun doute. Je tecrois, ma puce. Je devrais probablement te conseiller d’oublier tout ça et d’aller de l’avant, te direque laisser Mina reposer en paix est la meilleure chose à faire. Mais je sens que si tu ne fais rien, situ n’essaies pas, ça va te ronger. Je te demande juste…

La fin de sa phrase est interrompue par la sonnerie du téléphone qui retentit à nouveau.— Bon sang ! marmonne-t-elle.J’en profite.— Je serai prudente, promis. Va à Corning, dis-je en détachant ma ceinture et en attrapant mon

sac. Donne un coup de pied dans les couilles du pervers pour moi.— Je te reconnais bien là.

Notre maison n’a pas changé. J’ignore pourquoi je m’attendais à ce qu’elle soit différente. Peut-

être parce que tout le reste l’est. Mais ce sont toujours les mêmes canapés de cuir et la même table enmerisier dans le salon. Dans la cuisine la cafetière est à moitié vide, et la tasse de mon père est poséeà côté de l’évier. Comme n’importe quel jour.

Je monte dans ma chambre. Mon lit est fait. Je passe la main sur les draps rouges. Ils sontfroissés sur les bords, ce qui signifie que maman les a mis elle-même au lieu de demander à la femmede ménage qui vient une fois par semaine de s’en charger.

L’imaginer en train de se battre contre les draps en talons aiguilles et jupe droite pour essayer deme préparer un joli lit me fait monter les larmes aux yeux. Je me racle la gorge et cligne despaupières afin de reprendre le contrôle de mes émotions, puis je vide le contenu de mon sac et filesous la douche.

Je demeure un long moment la tête sous le jet d’eau. J’ai besoin de me débarrasser des relents ducentre de désintoxication : désodorisant citron et polyester bon marché.

Pendant trois mois, je me suis retrouvée coincée, à stagner entre ces murs blancs ; à endurer lessessions de thérapie pendant que le tueur de Mina se baladait dehors sans être inquiété. Soudain, jeprends conscience que je suis enfin libre, et je coupe l’eau. Impossible de rester à l’intérieur uneseconde de plus. Je m’habille, laisse un mot sur le comptoir de la cuisine et pars sans oublier defermer à clé. La bombe de gaz est en sécurité dans mon sac.

Macy a raison, je vais aller fourrer mon nez dans un sacré merdier. Je n’ai aucune idée de ce quia motivé le meurtre de Mina. Je dois donc m’attendre à n’importe quoi. À n’importe qui.

Malgré l’heure tardive, je sais qu’il sera encore au parc.L’avantage de grandir dans une petite ville, c’est que tout le monde connaît tout le monde. Et si on

a des habitudes, on est généralement facile à trouver.J’arrive au parc au moment où les garçons terminent leur partie de football, T-shirts contre torses

nus. Le soleil est en train de se coucher, entre chien et loup, ce moment où la nuit et le jour serencontrent en créant une lumière semblable à celle des vieux films, si saturée de couleurs flouesqu’elle paraît artificielle. Depuis l’autre côté de la rue, j’observe patiemment. Un grand blondbaraqué avec les cheveux en bataille, un maillot de foot blanc élimé et un short ample finit par sediriger vers les toilettes et ferme la porte derrière lui.

Parfait : il est isolé et ne peut pas s’enfuir. Je saute sur l’occasion.Je meurs d’envie d’ouvrir la porte à la volée pour lui foutre la trouille de sa vie et de lui écraser

le visage contre le carrelage avec mon pied, jusqu’à ce qu’il avoue la vérité.

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Au lieu de quoi, je me faufile discrètement à l’intérieur et, après m’être assurée qu’il n’y a quelui et moi, je verrouille la porte.

J’entends la chasse d’eau, et mon ventre se noue à la fois sous l’effet de la colère et de la peur.Il ne me voit pas tout de suite, mais à mi-chemin du lavabo il aperçoit mon reflet dans le miroir.— Merde, s’exclame-t-il en se retournant.— Salut, Kyle.— Je croyais que tu étais en désintox.— Ils m’ont laissée sortir.Je m’avance, et quand il s’écarte une douce montée d’adrénaline m’envahit. Kyle est imposant.

La nuque épaisse et solide, il a davantage la carrure d’un joueur de football américain que celle d’unfootballeur classique, et j’aime sentir l’inquiétude que je lui inspire, même s’il craint juste que ladroguée ne commette un acte irrationnel.

Je fais un autre pas. Cette fois, il réussit à ne pas reculer.Mais il en a envie. Je peux lire la peur sur son visage de beau gosse.Et qui dit peur dit culpabilité.Je sors la bombe de gaz poivré de mon sac, la déverrouille et la lève au niveau de ses yeux en

faisant un pas de plus.— Tu te souviens de la fois où le frère d’Adam s’est pris du gaz poivré dans la figure ? Nous

étions, quoi, au collège ? Peut-être en troisième… Enfin, peu importe, c’est une de ses histoires debeuverie préférées. Pour le citer : « Cette putain de saloperie pique sa race. »

Je tapote le bouton de l’aérosol du bout du doigt. Kyle se crispe.— Quand j’étais en désintox, j’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir. C’est à peu près tout ce

qu’on peut faire, réfléchir à ses erreurs, ainsi qu’à ses problèmes et à la façon de les résoudre. Maisdurant tout ce temps, je n’ai pas trouvé de réponses à mes questions. Peut-être que tu peux m’aider,Kyle ? Tu pourrais commencer par m’expliquer pourquoi tu as menti au sujet de la nuit où Mina estmorte ?

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6

TROIS MOIS ET DEMI PLUS TÔT (J’AI DIX-SEPT ANS)

Le lendemain du meurtre de Mina, mon père me ramène chez nous après une nuit à l’hôpital. Letrajet se fait en silence. Je veux poser ma tête contre la vitre pour que sa solidité m’ancre à la réalité,mais cela appuie sur mes points de suture. Je grimace et regarde dehors.

Le soleil brille. Nous sommes en février, il fait frais et la neige coiffe encore les montagnes. Desenfants jouent dans le parc. Je trouve étrange qu’après les événements de la veille, la vie continue.

Papa gare la voiture dans l’allée et m’ouvre la portière ; une fois dans la maison, je marque untemps d’arrêt au pied de l’escalier. Mon père m’observe avec inquiétude.

— Tu as besoin d’aide, ma chérie.Je secoue la tête.— Je vais prendre une douche.— N’oublie pas que l’inspecteur sera là dans environ une heure. Tu penses que tu seras prête à

lui parler ?À l’hôpital, ils m’ont mise sous sédatif. De fait, j’étais trop sonnée pour répondre aux questions

de la police quand ils sont venus me voir.L’idée de parler de ce qui s’est passé me donne envie de hurler, mais je me contente de déclarer :— Je serai prête.Puis je commence à monter tant bien que mal les marches.Je regrette presque d’avoir jeté ma canne deux ans plus tôt, car là, tout de suite, je m’en serais

volontiers servie.J’ouvre le robinet et me débarrasse lentement de mon pantalon de survêtement et de mon sweat-

shirt.C’est alors que je la vois : une tache rouge qui a tourné au marron sur mon genou.Le sang de Mina.J’appuie dessus, mes ongles s’enfoncent dans ma peau jusqu’à ce que des gouttes de sang frais,

rouge vif, apparaissent. Mes doigts en sont maculés, et ma poitrine se serre fort, fort, fort.Cinq mois. Trois semaines. Une journée. Dix heures.J’inspire. L’air chaud, chargé d’humidité à cause de la douche, me prend à la gorge.J’enlève les tennis que papa m’a apportées pour rentrer à la maison. Je portais des sandales la

veille, et mes pieds sont encore sales. Mes chaussures, comme tout ce que j’avais sur le dos, sont

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probablement quelque part, dans un sac, attendant d’être analysées.Ils ne trouveront que son sang. Mon sang. Notre sang.Je m’enfonce davantage les ongles dans le genou. J’inspire à nouveau profondément une fois, puis

deux.À la troisième, j’entre dans la douche.Je laisse l’eau nettoyer ce qu’il me reste d’elle.

En sortant de la salle de bains, je trouve ma mère en train de saccager ma chambre.— Il y en a d’autres ? demande-t-elle.Du mascara lui coule sur le visage, et ses yeux sont rouges. Elle arrache les draps de mon lit,

retourne le matelas.Je suis figée, enroulée dans ma serviette, mes cheveux mouillés gouttant sur mes épaules.— Qu’est-ce que tu fais ?— Des pilules, Sophie. Tu en as d’autres ?Elle débarrasse violemment les oreillers de leur taie, puis ouvre la fermeture et plonge la main à

l’intérieur afin de vérifier qu’il n’y a rien de caché dans le rembourrage.— Il n’y a pas de drogue ici.Je prends de plein fouet la colère qui émane d’elle.Elle attrape ma boîte à bijoux, l’ouvre et la renverse. Les bracelets et les colliers finissent en tas

sur le sol. Puis elle s’attaque aux tiroirs de ma commode, qu’elle tire avec assez de force pour lessortir complètement, avant de vider leur contenu sur le lit.

Tandis qu’elle fouille parmi les T-shirts et les sous-vêtements, des larmes roulent sur ses joues,formant sur son visage de nouvelles traînées noires.

Maman n’est pas du genre émotif. Elle est avocate jusqu’à la moelle. Elle aime le contrôle. Lesrègles. Le chaos qu’elle répand dans ma chambre lui ressemble si peu que je demeure plantée là à laregarder, bouche bée.

— Maman, je ne prends pas de drogue.La vérité est ma seule défense. Je n’ai rien d’autre.— Tu mens. Pourquoi t’entêtes-tu à me mentir ?De nouvelles larmes s’échappent de ses yeux tandis qu’elle ouvre les portes de mon placard.— L’inspecteur James est en bas. Ils ont trouvé de l’Oxycontin dans la poche de ta veste.— Quoi ? Non. Non !Le choc me sort de mon engourdissement. Mes yeux s’écarquillent de stupeur quand je comprends

ce qu’elle imagine… et ce que ça signifie.— La police a discuté avec Kyle Miller ce matin. Mina lui aurait raconté que vous alliez à

Booker’s Point pour en acheter.— Non !C’est le seul mot que je parviens à articuler. On croirait entendre un disque rayé. Puis je me

reprends.— Kyle ment ! Mina et lui ne se parlaient plus. Elle refusait même de décrocher le téléphone

quand il l’appelait.Ma mère tourne la tête vers moi. Dans son regard, au-delà des larmes noircies de mascara, je

peux lire la honte.— Ils ont trouvé les pilules, Sophie. Tu les as laissées dans ta poche sur les lieux du crime. Et

nous savons tous qu’elles n’étaient pas à Mina. Je n’arrive pas à y croire. Ça fait à peine un mois que

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tu es rentrée à la maison, et déjà tu rechutes, dit-elle en agitant furieusement une chaussure.Puis elle secoue la tête et ajoute :— J’aurais dû t’envoyer dans un centre de désintoxication, et pas chez Macy. Tu as besoin de

l’aide de professionnels. Tout ça, c’est ma faute. Et il va falloir que je vive avec cette culpabilité.— Non, maman. On n’était pas là-bas pour acheter de la drogue, je te le jure. Mina devait

rencontrer quelqu’un à propos d’un article qu’elle préparait pour le journal. Je ne touche plus à ladrogue ! Je n’ai rien pris. Rien acheté. Je suis clean. Les tests que j’ai passés à l’hôpital le prouvent.Ça fait cinq mois et demi !

— Arrête tes salades, Sophie. Ta meilleure amie est morte. Elle est morte ! Ça aurait pu être toi !Elle balance la chaussure à travers la pièce. Celle-ci rebondit sur le mur avec un bruit sourd. J’ai

si peur que mes genoux cèdent. Je m’écroule sur le sol, les mains sur la tête, la gorge nouée deterreur.

— Oh, mon Dieu, ma puce. Pardon. Je suis désolée.Le visage de ma mère est l’incarnation même du remords. Elle s’assied par terre avec moi et me

prend délicatement le menton.— Je suis désolée, répète-t-elle.Et elle ne s’excuse pas seulement d’avoir lancé la chaussure.Sa proximité rend ma respiration difficile. Son contact m’est insupportable. Je la repousse et

recule sur les fesses jusqu’à avoir le dos collé au mur. Elle se tient accroupie près de ma commode etme regarde, horrifiée.

— Sophie, s’il te plaît. Dis-moi la vérité. Ça ira. Tant que tu me dis la vérité. J’ai besoin desavoir pour trouver comment te tirer de là. Tu te sentiras mieux après, mon cœur.

— Je ne mens pas.— Si, tu mens, rétorque-t-elle, d’une voix redevenue glaciale.Elle se relève et me surplombe.— Je ne te laisserai pas foutre ta vie en l’air. Tu ne prendras plus de drogue, même si pour ça je

dois t’enfermer.Ces mots anéantissent le peu de naïveté que je pouvais encore avoir. Cette dernière est en

miettes, sur le sol, avec le reste de ma vie. Ma mère continue à retourner ma chambre, déterminée àtrouver une preuve de mon mensonge, des pilules, n’importe quoi susceptible de confirmer lesallégations de Kyle et de l’inspecteur.

Elle ne trouve rien. Il n’y a rien à trouver.Mais peu importe. La parole de Kyle et les pilules dans ma veste ont suffi à convaincre tout le

monde. Même elle. Surtout elle.Deux semaines plus tard, elle m’envoie à Seaside.

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7

MAINTENANT (JUIN)

— Sérieux, Sophie, dit Kyle en croisant les bras sur ses imposants pectoraux, faisant naviguerson regard de la bombe que je tiens en main à la porte avant de revenir sur moi. Tu as pété un câble.Pose ça ; tu vas te blesser. C’est super mal aéré ici.

Il a probablement raison. Mais je garde la bombe pointée sur lui.— Tu as menti aux flics à propos de ce soir-là. C’est vraiment pas le comportement d’un mec

innocent qui veut que le meurtrier de sa petite amie se fasse attraper.Il me dévisage, l’air stupéfait.— Tu crois que j’ai quelque chose à voir avec ça ? C’est une blague ? J’étais amoureux d’elle.Sa voix se met à trembler.— Mina est morte, et c’est ta faute. Si t’étais pas une putain de camée, elle serait encore en vie.Mes doigts serrent la bombe.— Si tu l’aimais tant que ça, alors pourquoi avoir menti ?Quelqu’un frappe à la porte des toilettes. Je sursaute et lâche la bombe. Elle roule sur le

carrelage, et Kyle profite de la diversion pour foncer vers la sortie.Tandis qu’il se débat avec le loquet, je l’avertis :— Je ne m’arrêterai pas.— Va te faire voir, Sophie. J’ai rien à cacher.Il claque la porte derrière lui. J’entends des voix étouffées à l’extérieur et saisis des bribes d’une

conversation qui commence par : « Entre pas là-dedans, mec », avant que la voix de Kyle devienneinaudible.

Je pose la main sur mon cœur, comme si ça pouvait l’aider à se calmer. Je sens les reliefs de macicatrice, là où les chirurgiens m’ont ouvert la poitrine suite à l’accident.

Après avoir récupéré et rangé la bombe de gaz au poivre dans mon sac, je me dirige vers lasortie. Kyle doit être loin maintenant. Sûrement en train de raconter à tout le monde que SophieWinters est de retour et qu’elle est plus cinglée que jamais.

Quand j’ouvre, il y a quelqu’un de l’autre côté de la porte. Pour ne pas lui rentrer dedans, jerecule, ma mauvaise jambe se tord et je chancelle. Une main se tend pour me stabiliser, je sais à quielle appartient sans avoir besoin de voir ses traits.

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La peur s’empare de tout mon être, brûlante et lourde, elle me paralyse. Je ne suis pas prête. Celafait des mois que j’évite de penser à ce moment.

Je ne peux pas l’affronter.Mais je ne peux pas fuir.Pas cette fois.— Trev, dis-je.Le frère de Mina, grand, musclé et si familier, me dévisage. Je me force à le regarder dans les

yeux.C’est comme regarder dans ceux de Mina.

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8

TROIS MOIS ET DEMI PLUS TÔT (J’AI DIX-SEPT ANS)

Quatre jours se sont écoulés. Ça me semble plus long. Ou peut-être plus court.Mes parents s’agitent autour de moi durant la journée, discrets, sur leurs gardes. Ils s’organisent,

se préparent à aller se battre pour moi. Une fois qu’elle a compris que je ne dirais pas à la police cequ’elle veut entendre, ma mère a enfilé sa tenue d’avocate. Elle passe la majeure partie de son tempsau téléphone tandis que papa fait les cent pas dans le couloir et dans l’escalier, à tel point que je suiscertaine que le sol a fini par s’user sous ses pieds.

Maman s’efforce de m’éviter le centre de redressement. Le flacon d’Oxy qu’ils ont trouvé dansma veste ne contenait pas grand-chose, mais ça aurait suffi à m’attirer des ennuis si ma mère n’avaitpas des amis bien placés.

Elle va me sauver, comme toujours.Elle ne pense pas m’avoir sauvée la première fois, pourtant elle l’a fait. Elle m’a envoyée chez

Macy.Les journées ne se passent pas si mal, avec en fond sonore le cliquetis des talons de maman, et le

bruit sourd des pas de papa. Dès qu’il voit ma porte close, mon père l’entrouvre, au cas où.Les nuits en revanche sont un véritable supplice.Chaque fois que je ferme les yeux, je suis de retour à Booker’s Point.Alors je ne les ferme pas. Je les garde ouverts. Je bois du café. Je reste éveillée.Je ne vais pas pouvoir tenir plus longtemps.Je veux ma dose. La voix dans ma tête qui murmure « Je te ferai tout oublier » à la lisière de mon

esprit me fait l’effet d’une démangeaison. Certaines parties de moi commencent à me picoter, commequand le sang revient dans un membre engourdi.

Je n’en tiens pas compte.Et respire.Cinq mois. Trois semaines. Cinq jours.

Deux heures du matin et je suis la seule à ne pas dormir. Je me recroqueville sur le banc construit

dans le renfoncement de la fenêtre de la salle à manger. Puis je contemple le jardin comme si jem’attendais à ce que l’homme à la cagoule franchisse le portail pour venir finir le boulot.

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J’hésite entre l’espoir qu’il vienne et la crainte qu’il le fasse. Funambule sur la corde raide, jen’arrive pas à savoir si j’ai envie d’être sauvée ou de tomber.

Il faut que j’arrête ça.Une lumière dehors détourne mon attention. Elle vient de la cabane branlante perchée dans le

vieux chêne au fond du jardin. Je décide d’aller voir et traverse pieds nus l’étendue d’herbe.L’échelle de corde est usée, et elle n’est pas facile à monter avec ma jambe blessée, mais j’y

parviens.Trev est assis là-haut, adossé au mur, les genoux remontés contre la poitrine. Ses cheveux noirs,

bouclés, sont en bataille. Il a des cernes sous les yeux. Lui non plus ne trouve pas le sommeil.Normal.Du bout des doigts, il retrace en continu les contours d’une marque sur le sol. Une fois à hauteur

du plancher, je vois qu’il s’agit de nos prénoms entremêlés que Mina avait gravés sur l’une des lattes.— Les obsèques sont vendredi, dit-il.— Je sais.— Ma mère…Il s’arrête et déglutit avec difficulté. Les larmes qu’il retient font briller ses yeux gris. Des yeux

si semblables à ceux de sa sœur que c’en est douloureux, comme si elle était encore là alors que cen’est pas le cas.

— J’ai dû aller aux pompes funèbres tout seul. Elle n’a pas pu. Je suis resté là à écouter le typeparler de la musique, des fleurs et du capitonnage du cercueil, si on le voulait en soie ou en satin. Etla seule chose à laquelle je pensais, c’était à quel point Mina avait peur du noir. Et qu’il étaithorrible que je leur permette de l’enterrer.

Il laisse échapper un rire sans joie qui m’écorche les oreilles.— C’est pas le truc le plus débile que t’aies jamais entendu ?— Non.Je lui prends la main, et resserre ma prise quand il tente de la retirer.— Non, ce n’est pas stupide. Tu te rappelles sa veilleuse Snoopy ?— Tu l’as cassée avec un ballon de foot.Le souvenir fait naître sur ses lèvres un début de sourire.— Et tu as dit que c’était toi. Elle t’a fait la tête pendant une semaine, mais tu n’as pas vendu la

mèche.— Il fallait bien que quelqu’un te protège.Il jette un coup d’œil par la fenêtre grossièrement taillée, et laisse son regard errer sans jamais le

poser sur moi. Puis il ajoute :— Je ne cesse d’essayer d’imaginer comment ça s’est passé. Si ça a été rapide. Si elle a souffert.Il tourne la tête vers moi et cette fois vrille son regard dans le mien. J’y décèle un abîme de

douleur, dans lequel il veut que je plonge avec lui.— Elle a souffert ? insiste-t-il.— Trev, je t’en prie, arrête.Ma voix se brise. Je veux m’enfuir. Surtout ne pas penser à ça. Je lui lâche la main, mais à

présent c’est lui qui me retient.— Je te déteste.Il a parlé sur un ton presque neutre. Mais son regard… son regard me dit que ces mots sont un

mélange de mensonge et de vérité. Sensation écrasante, et si familière.

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— Je déteste que ce soit toi qui aies survécu, poursuit-il. Et je déteste avoir été soulagéd’entendre que tu allais bien… Je te hais.

Il me serre les doigts à me broyer les os.— Je hais la terre entière.C’est tout ce que je trouve à lui répondre.Il m’embrasse. M’attire à lui avec un mouvement brusque auquel je n’étais pas préparée. C’est

brutal : nos dents s’entrechoquent, nos nez se cognent, l’angle ne colle pas. Ce n’est pas ainsi quec’est censé se passer. C’est pourtant la seule façon possible.

Je lui enlève son T-shirt sans difficulté, mais le mien c’est plus compliqué. Il se retrouve emmêléautour de mon cou alors que Trev se laisse distraire par ma peau nue. Il me caresse avec une douceurqui frôle l’adoration. Je sens ses mains sur ma peau, mes os et mes cicatrices, dessinant les contoursde mon corps.

Je le laisse me toucher. M’embrasser. Me déshabiller et me coucher sur le plancher de bois quiporte encore les traces de notre enfance.

Je m’autorise à ressentir. À laisser sa peau fusionner avec la mienne.Parce que c’est exactement ce dont j’ai besoin : cette terrible idée, cette magnifique, affreuse

distraction.Et si à un moment nos joues sont baignées de larmes, ce n’est pas si grave. Nous faisons ça pour

de mauvaises raisons, de toute façon.Plus tard, j’observe son visage à la lueur de la lune et me demande s’il s’est rendu compte que je

l’embrassais comme si je connaissais déjà la forme de ses lèvres. Comme si je les avais déjàapprises par cœur en esprit, dans une autre vie. Apprises d’une autre qui avait les mêmes yeux, lemême nez, la même bouche, mais qui ne reviendra jamais.

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9

MAINTENANT (JUIN)

Pendant un long moment, Trev et moi demeurons figés. Je suis happée par son regard, avide deretrouver en lui un écho de sa sœur, même si ce n’est que par l’intermédiaire de traits similaires dansun visage familier.

Ils se sont toujours beaucoup ressemblé. Pas seulement à cause de leurs pommettes hautes, deleur nez droit ou de leurs yeux aux pointes légèrement relevées. Mina avait la même façon que lui deréprimer un sourire, de se triturer les cheveux quand elle était nerveuse. La même manie de se rongerles ongles à tout bout de champ.

Il est tout ce qu’il me reste d’elle, quelques similitudes enfouies sous ce qui fait de lui Trev : sonhonnêteté, sa bonté, et le fait qu’il n’est pas du genre à avoir des secrets.

Contrairement à elle, et à moi.Mina l’aimait tellement. À la mort de leur père, ils étaient devenus inséparables, et lors de mon

arrivée Trev s’était mis en retrait pour me faire de la place, même si l’enfant unique de sept ans quej’étais à l’époque ne l’avait pas compris. Tout comme je ne comprenais pas ce que ça signifiaitd’avoir un père mort, et pourquoi Mina se mettait parfois à pleurer sans raison apparente.

Un jour, alors qu’elle sanglotait, j’avais pris un crayon violet dans ma trousse et le lui avaisdonné pour qu’elle en ait deux. Cela l’avait fait sourire à travers ses larmes, j’avais donc continué.J’avais volé tous les crayons violets passant à ma portée, et elle avait fini par en avoir une collectionimpressionnante.

Et voilà que Trev me regarde avec les yeux de Mina, comme s’il voulait me dévorer. Ses cheveuxlongs ne sont pas loin de ressembler à une serpillière, et sur sa mâchoire un début de barbe aremplacé le duvet. Je ne l’ai jamais vu aussi débraillé. Je sens des callosités sur sa main, là où il metient le bras. Des cals qui se sont formés à force de gréer les voiles. Je me demande si c’est là-basqu’il passe tout son temps, sur son bateau, pour tenter d’échapper à tout ça.

Il me relâche, et en moi c’est le chaos : soulagement et déception liés par un nœud taché de sang.Je sors à la lumière, et il recule, comme si j’avais la peste.Il fourre ses mains dans les poches de son short, se balance sur ses talons. Trev est grand et fort,

mais on ne s’en rend pas compte à moins qu’il en fasse la démonstration. Avec lui, on se sent ensécurité.

— Je ne savais pas que tu étais de retour.

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— Je suis rentrée aujourd’hui.— Tu n’es pas venue à l’enterrement.Il essaie de parler d’une voix aimable, mais ça sonne malgré tout comme une accusation.— Je suis désolée.— Ce n’est pas à moi que tu dois présenter des excuses, réplique-t-il. Est-ce que… ? Tu es allée

la voir ?Je secoue la tête.Je ne peux me résoudre à me rendre sur la tombe de Mina. L’idée qu’elle soit enterrée, enfermée

pour toujours dans le noir alors qu’elle était si lumineuse et pleine de joie de vivre m’horrifie. Quandje me force à y penser, je me dis qu’elle aurait dû disparaître entourée de flammes, de lumière et dechaleur.

Mais elle est sous terre. Ça ne devrait pas être le cas ; cependant, il n’y a rien que je puisse faire.— Tu devrais aller la voir. Lui faire tes adieux. Elle mérite au moins ça de ta part.Il s’imagine que parler à un bloc de pierre fera une différence. Que ça changera quelque chose.

Trev croit en ce genre de trucs, tout comme Mina autrefois.Moi pas.La foi que je lis sur son visage me fait regretter de ne pas pouvoir lui dire : « Oui, bien sûr. Je

vais y aller. » Je voudrais vraiment pouvoir le faire. À une époque je l’ai aimé presque autant que jel’aimais, elle.

Mais Trev n’est jamais passé en premier. Il a toujours été second, et je ne peux pas changer ça. Jene le pourrai jamais.

— Toi aussi, tu penses que c’est ma faute ?Incapable de soutenir mon regard, Trev reporte son attention sur les enfants qui s’amusent dans

l’aire de jeux à quelques mètres de là.— Je pense que tu as fait de grosses erreurs, dit-il en choisissant ses mots comme s’il avançait en

terrain miné. Et que Mina les a payées de sa vie.L’entendre confirmer mes soupçons est encore plus douloureux que je ne l’avais imaginé ; rien à

voir avec les entailles superficielles laissées par mes parents. C’est un coup en plein dans un cœurqui ne lui a jamais vraiment appartenu, et je manque de m’effondrer sous le poids de sa déception.

— J’espère que tu es clean.Il s’écarte. On dirait presque qu’il refuse de partager le même air que moi.— C’est ce qu’elle aurait voulu pour toi.Il est presque arrivé au chemin, mais c’est plus fort que moi, je dois savoir. Alors, je demande :— Tu me détestes toujours ?Il se retourne et, malgré la distance qui nous sépare, je peux lire la tristesse sur son visage.— Je n’ai jamais réussi à te détester, So, c’est bien le problème.

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10

TROIS ANS ET DEMI PLUS TÔT (J’AI QUATORZE ANS)

La morphine a cessé de faire effet. La douleur est de retour, insupportable ; elle ne me laisseaucun répit.

— Encore.Le mot s’échappe de mes lèvres craquelées.Je tâtonne, avec la main qui n’est pas brisée, à la recherche du bouton de la perfusion de

morphine.— Là.Des doigts chauds se referment sur les miens et placent la pompe dans ma main. J’appuie et

j’attends.La douleur se dissipe lentement. Pour un temps.— Ton père est allé prendre un café, dit Trev.Il est assis à côté de mon lit, ma main toujours dans la sienne.— Tu veux que j’aille le chercher ?Je secoue la tête— Tu es là.La morphine me brouille le cerveau. Parfois je déblatère des âneries, ou j’oublie les choses,

toutefois je suis quasiment certaine qu’il ne m’avait pas encore rendu visite.— Je suis là, confirme-t-il.Dans un souffle, je demande :— Mina ?— Elle est en classe. J’ai quitté les cours plus tôt pour te voir.— Ça va, toi ?Il a un hématome sur la tempe et il est assis dans une position curieuse, la jambe tendue, comme

si elle était plâtrée. Mais je ne peux pas me redresser suffisamment pour vérifier l’étendue de sesblessures. Mina a un bras dans le plâtre. L’information jaillit brusquement de ma mémoire. Lesinfirmières et ma mère ont dû la faire sortir de force la nuit dernière, elle refusait de s’en aller.

— Je vais bien.Il me caresse les doigts. C’est à peu près la seule partie de moi qui n’est pas abîmée, cassée, ou

recousue.

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— Je suis désolé, Sophie, dit-il. Vraiment désolé.La morphine commence à agir. Cependant, malgré mes yeux qui se ferment, je parviens à

murmurer :— T’inquiète. Pas ta faute.Plus tard, ils me diront que c’était sa faute. Qu’il a grillé un stop et que nous avons été emboutis

par un SUV roulant à plus de 30 kilomètres/heure au-dessus de la vitesse autorisée. Les médecinsm’expliqueront que mon cœur a cessé de battre pendant presque deux minutes avant de repartir.Qu’ils ont inséré des tiges de titane dans ma jambe droite, celle qui a été broyée lors de l’impact,pour consolider ce qui me reste d’os. Qu’il faudra que je marche avec une canne pendant au moins unan. Que je vais avoir à subir des mois de rééducation, assortis de pilules. Que je boiteraidéfinitivement et que mon dos me posera des problèmes jusqu’à la fin de mes jours.

Plus tard encore, je finirai par craquer et franchir la limite. J’écraserai des pilules pour lesrenifler avec une paille afin de planer, temporairement libérée de la douleur.

Mais pour l’instant, j’ignore ce qui nous attend, lui, moi et Mina. J’essaie donc de le réconforter.Au lieu de me laisser aller, je lutte contre le sommeil. Et Trev répète mon nom en boucle, en mesuppliant de lui pardonner alors que c’est déjà fait.

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MAINTENANT (JUIN)

Quand je rentre, la voiture de ma mère est dans l’allée. Aussitôt que j’ouvre la porte, j’entendsses talons cliqueter sur le sol.

Elle est impeccable. Ses cheveux blonds sont relevés en un chignon serré. Elle vient sûrementd’arriver du tribunal, sa veste n’est même pas encore déboutonnée.

— Ça va ? Où étais-tu ?Sans même marquer une pause pour me donner le temps de répondre, elle enchaîne :— J’étais inquiète. Macy a dit qu’elle t’avait déposée il y a deux heures.Je pose mon sac sur le guéridon de l’entrée.— Je t’ai laissé un mot dans la cuisine.Maman jette un coup d’œil par-dessus son épaule, et cille en apercevant la page de carnet

arrachée.— Je ne l’ai pas vu, réplique-t-elle. J’aurais préféré que tu me téléphones. Je me suis fait du

souci.— Désolée.Je me dirige vers l’escalier.— Une minute, Sophie Grace.Je me fige car, en général, quand ma mère utilise mon second prénom, c’est que je suis sur le

point d’avoir des ennuis. Je me retourne en simulant l’indifférence.— Oui ?— Où étais-tu ?— Je suis juste allée faire un tour.— Tu ne peux pas sortir quand bon te semble.— Je suis consignée ?Elle redresse le menton, prête à passer à l’offensive.— Mon rôle est de m’assurer que tu ne reprennes pas tes mauvaises habitudes. Même si pour ça

je dois te cloîtrer à la maison. Je refuse de te laisser rechuter une fois de plus.Je ferme les yeux en inspirant profondément. Il est difficile de contrôler la colère que je sens

bouillir en moi. J’ai envie de faire tomber son masque de reine des glaces, et de la briser, commeelle m’a brisée.

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— Je ne suis plus une gamine. Et à moins que tu aies prévu de prendre des congés pour resteravec moi, tu ne pourras pas m’empêcher de sortir. Mais si ça peut te rassurer, je te téléphoneraiplusieurs fois par jour.

Maman pince les lèvres en une fine ligne maquillée de rose perle.— Ce n’est pas à toi d’établir les règles, Sophie. Ton comportement antérieur ne sera pas toléré.

Au moindre faux pas, je te renvoie aussitôt à Seaside. Je le jure.Je m’étais préparée à ces menaces. J’ai essayé d’envisager toutes les façons dont ma mère

pourrait me tomber dessus. Car c’est le seul moyen de garder une longueur d’avance sur elle.— Dans quelques mois, ce sera fini. Quand j’aurai dix-huit ans, légalement, tu ne pourras plus

prendre aucune décision d’ordre médical à ma place. Quoi que tu penses que j’aie fait.— Tant que tu vivras sous mon toit, tu suivras mes règles, majeure ou non.— Si tu tentes de me renvoyer là-bas, je me tirerai. Je quitterai cette maison, et tu me reverras

plus jamais.— Ne me menace pas !— Ce n’est pas une menace. C’est la vérité.Je détourne le regard, je ne veux plus voir son visage ni ses mains qui tremblent comme si elle

était déchirée entre l’envie de me serrer dans ses bras et celle de me faire du mal.— Je suis fatiguée. Je monte dans ma chambre.Cette fois, elle n’essaie pas de m’arrêter.Je n’ai jamais été autorisée à avoir un verrou sur ma porte. Alors, au lieu de ça, je bloque la

poignée avec ma chaise de bureau. J’entends maman monter l’escalier et se faire couler un bain.Je dégage tous les vêtements entassés sur mon lit, puis retire la couette, les draps et les oreillers.

Je dois m’y reprendre à trois fois pour retourner le matelas. Mes jambes tremblent sous l’effort.Haletante, je réussis enfin la manœuvre, mon dos me faisant souffrir le martyre. J’enjambe la pile delinge, sors un carnet de mon sac, et le secoue au-dessus du matelas. Les papiers coincés entre lespages tombent. Je me rends ensuite à mon bureau pour y prendre du scotch et des marqueurs.

Quelques minutes me suffisent. Je n’ai pas beaucoup d’indices, pour l’instant. Une fois que j’aiterminé, le dessous de mon matelas est devenu un mur d’investigation. La photo de Mina en classe depremière est collée sous un morceau de papier sur lequel j’ai écrit VICTIME. Et la seule photo que j’aide Kyle se trouve sous l’étiquette SUSPECT. C’est un vieux cliché qui date de la fête de fin d’année dequatrième à laquelle nous avions participé avec tous nos amis. Mina, Amber et moi sommes serréessur le côté, en train de rire de bon cœur tandis que Kyle et Adam chahutent sous le regarddésapprobateur de Cody. Nous avons l’air jeunes, heureux. J’ai l’air heureuse. Cette fille sur la photone se doute pas que dans quelques mois sa vie volera en éclats. Je trace un cercle autour de la tête deKyle, avant de passer à l’étape suivante. À côté des photos, je colle ma liste de questions. Lapremière : SUR QUELLE HISTOIRE MINA TRAVAILLAIT-ELLE ?

Et en plus petit, j’ajoute : Le tueur a dit : « Je t’avais prévenue. » A-t-elle reçu des menacesavant ? En a-t-elle parlé à quelqu’un ?

J’examine mon œuvre un moment, afin de la graver dans ma mémoire avant de replacer lematelas correctement et de refaire mon lit.

Après avoir jeté un coup d’œil dans le couloir pour vérifier que maman est toujours dans la sallede bains, je vais chercher le combiné sans fil et le rapporte dans ma chambre.

Je tape le numéro ; au bout de trois sonneries, quelqu’un décroche.— Allô ? répond une voix enjouée.— C’est moi, dis-je. Je suis rentrée. Il faut qu’on se voie.

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12

TROIS MOIS PLUS TÔT (J’AI DIX-SEPT ANS)

Après seulement quelques jours à Seaside, je réalise enfin vraiment ce qui s’est passé : Mina estmorte. Son assassin est en liberté. Et personne ne veut m’écouter.

Tout ça n’a aucun sens.Alors je m’assieds dans ma chambre sur le petit lit étroit avec ses draps en polyester. J’assiste à

des sessions de groupe pendant lesquelles je garde le silence. Je prends place sur le canapé dubureau du docteur Charles, les bras croisés, et je regarde droit devant pendant qu’elle attend.

Je ne parle pas.C’est à peine si j’arrive à penser.

À la fin de la première semaine, j’écris une lettre à Trev. Un monologue suppliant rédigé en

pattes de mouche, un concentré de vérité et de tout ce que je crève d’envie de dire depuis silongtemps.

Elle me revient, sans même avoir été ouverte. C’est à ce moment-là que je comprends que je suisseule sur ce coup.

Personne ne me croit.Je me force à réfléchir, à me repasser chaque seconde de cette nuit. J’envisage les suspects

possibles, les mobiles, qu’ils soient logiques ou tirés par les cheveux.Dans ma tête une phrase résonne en boucle. Les derniers mots qu’il a prononcés avant de la tuer :

Je t’avais prévenue. Je t’avais prévenue. Je t’avais prévenue.C’est ce qui me fait tenir, heure après heure.Je ne parle toujours pas au docteur Charles.Je suis trop occupée à élaborer un plan.

C’est mon quinzième jour à Seaside et mes parents ont été convoqués pour notre première session

de thérapie familiale.Mon père me serre dans ses bras musclés. Il sent l’eau de toilette et le dentifrice. L’espace d’un

instant, je me laisse aller à savourer l’odeur familière, et cela me réconforte.Puis je me rappelle la façon dont il m’a jetée dans la voiture. L’expression sur son visage alors

que, au désespoir, je le suppliais de me croire.

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Je me raidis et le repousse.Après ça, ma mère n’essaie même pas de m’embrasser.Elle s’assied sur le canapé à côté de mon père, tandis que je suis reléguée sur le fauteuil de cuir

glissant et inconfortable dans le coin de la pièce. Je suis soulagée que le docteur Charles ne m’obligepas à me mettre entre eux.

— Je vous ai fait venir, commence-t-elle, parce que j’ai l’impression que Sophie éprouve desdifficultés à me parler.

Ma mère me transperce du regard.— Tu fais ta difficile ? me demande-t-elle.Je secoue la tête.— Réponds-moi correctement, Sophie Grace.Les yeux du docteur Charles s’écarquillent de surprise quand j’articule à haute et intelligible

voix :— Je n’ai pas envie de parler.Mes parents repartent frustrés, seuls quelques mots ont été échangés.

Dix-neuf jours après mon arrivée, je reçois une carte. Une carte à l’aspect inoffensif avec une

marguerite bleue et les mots BON RÉTABLISSEMENT en gros caractères.Je l’ouvre.Je te crois. Appelle-moi quand tu seras sortie. Rachel.Je la contemple un long moment.C’est étrange, l’effet que peuvent avoir trois petits mots sur une personne.Je te crois.Maintenant, je suis prête à parler. Il le faut.C’est le seul moyen de quitter cet endroit.

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13

MAINTENANT (JUIN)

Quand je me réveille le lendemain matin, maman est déjà partie. Sur la table de la cuisine, elle alaissé un mot ainsi qu’un nouveau téléphone portable.

Appelle-moi si tu as l’intention de sortir.Après avoir mangé des tartines, j’attrape une pomme et compose le numéro de son bureau.— Je vais à la librairie, et peut-être prendre un café, si tu es d’accord, lui dis-je après que son

assistante lui a transmis l’appel.J’entends l’imprimante et un bruit de conversation derrière elle.— D’accord. Tu prends la voiture ?— Si j’ai la permission.Nous marchons sur des œufs en nous tournant autour, avec un sourire pincé pour ne pas montrer

les dents.— Tu l’as. Les clés sont à leur place habituelle. Sois rentrée à 16 heures. Le dîner est à 19.— Je serai là.Elle me gratifie d’un au revoir poli et raccroche. Je ne peux m’empêcher de remarquer le stress

dans sa voix.Je l’écarte de mes pensées et récupère les clés.Histoire de ne pas avoir raconté un pur mensonge à ma mère, je fais un tour à la librairie où

j’achète un livre de poche. Dix minutes plus tard, je m’engage sur la vieille autoroute en direction dunord et quitte la ville pour m’enfoncer dans la cambrousse.

La circulation est quasiment inexistante sur l’étroite deux voies qui passe entre les champsblanchis par le soleil et les contreforts de craie rouge bordés de chênes, je ne croise que quelquescamions. Je roule la vitre baissée et la musique à fond, comme si cela pouvait suffire à bloquer messouvenirs.

La maison se trouve au bout d’une longue route de terre parsemée de nids-de-poule. Je manœuvrepour les éviter à vitesse réduite tandis que deux énormes labradors surgissent du jardin de derrière enremuant la queue.

Je me gare devant la maison. Alors que je sors de la voiture, la porte-moustiquaire s’ouvre.Une fille de mon âge portant des bottes de pluie à pois et un short en jean moulant dévale les

marches, ses couettes rousses bondissant à chaque pas.

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— Sophie !Elle court vers moi et me serre dans ses bras. Je lui rends son étreinte en souriant tandis que les

chiens folâtrent autour de nous en aboyant pour attirer l’attention. Pour la première fois depuis queMacy m’a ramenée, j’ai l’impression de respirer.

— Je suis vraiment contente de te voir, dit Rachel. Non, Bart, arrête !Elle repousse les pattes boueuses que le chien a posées sur son short.— Tu as bonne mine, ajoute-t-elle.— Toi aussi.— Viens, rentrons. Maman est au travail et j’ai fait des gâteaux.La maison de Rachel est confortable, avec des tapis de toutes les couleurs éparpillés sur le

parquet en merisier. Elle me sert un café et nous nous asseyons l’une en face de l’autre à la table de lacuisine. Les tasses grandes comme des bols nous réchauffent les mains.

Le silence s’installe, ponctué par le bruit des gorgées de café et le tintement des cuillères contrela céramique.

— Alors…, dit-elle.— Alors.Elle sourit. Un immense sourire, toutes dents dehors, si sincère que c’en est presque douloureux.

Je ne suis pas sûre de savoir encore sourire de cette façon.— C’est normal que ce soit un peu bizarre, pour l’instant. Ça fait longtemps que tu es partie.— Tes lettres. Elles étaient… T’imagines pas ce qu’elles représentaient pour moi. Être là-bas…Les lettres de Rachel m’ont sauvée. Pleines de détails et partant dans tous les sens, elles étaient

comme elle, à la fois écervelées et intelligentes. Sa mère l’instruit à la maison depuis son plus jeuneâge ; c’est probablement pour cette raison que je ne l’avais pas rencontrée avant cette nuit-là. Rachelest le genre de personne qu’on remarque.

J’ai eu immédiatement confiance en elle. Ça a été instantané et instinctif. Peut-être parce quec’est elle qui m’a trouvée, cette nuit-là. Parce qu’elle était là, contrairement aux autres. Mon mondevenait de s’écrouler, j’avais besoin de ça. Mais ce n’est pas tout.

Il y a chez Rachel une détermination que je n’ai jamais vue chez personne auparavant. Elle croiten elle-même, en ce qu’elle veut, en ses convictions. Je veux être comme ça. Sûre de moi. Je veuxavoir confiance en moi, je veux m’aimer.

Rachel est restée à mes côtés alors que rien ne l’y obligeait. Quand tous les autres, ceux qui meconnaissaient depuis toujours, m’ont tourné le dos. Et, à mes yeux, cela n’a pas de prix.

— C’était affreux, à Seaside ? s’enquiert-elle.— Pas tant que ça. Juste beaucoup de thérapie et de conversations. Le plus dur, c’était d’être

coincée là-bas et de mettre tout le reste en suspens.Je m’arrête afin de touiller mon café qui n’en a pas besoin. Je lui demande à mon tour en me

souvenant d’une lettre mentionnant certaines expériences :— Et ton télescope, ça avance ?— La lunette astronomique ? Doucement, mais sûrement. Elle est chez mon père, du coup je ne

travaille dessus que quand je vais le voir. Mais j’ai d’autres projets, des choses à réparer. Monvoisin m’a revendu un vieux tracteur qui date des années vingt. Il est dans le jardin. Essayer de lefaire fonctionner à nouveau est une vraie prise de tête, mais dans le bon sens.

Après l’avoir saupoudré de cannelle, elle croque dans son biscuit et ajoute :— On devrait sans doute parler de ce que tu as décidé de faire.— J’ai vu Kyle hier.

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— Tu es tombée sur lui par hasard, c’est ça ?Le nez dans mon café afin d’éviter de croiser son regard, je marmonne :— Il se pourrait que je l’aie enfermé dans les toilettes des hommes et que je l’aie menacé avec

une bombe au poivre.— Sophie ! s’exclame-t-elle avant d’éclater de rire. Tu es incroyable. Tu ne peux pas aller voir

tous ceux que tu suspectes et les menacer. Il faut que tu sois plus subtile que ça.— Je sais. Mais il a menti sur moi. Il devait bien avoir une raison.— Tu penses vraiment qu’il pourrait être impliqué dans le meurtre de Mina ?Je hausse les épaules. Je connais Kyle depuis aussi longtemps que la plupart de mes amis. C’était

mon camarade attitré pendant une sortie pédagogique que nous avions faite au CP. J’ai du mal àimaginer que le garçon qui me tenait la main pendant l’abominable démonstration d’évidage lors dela visite d’un élevage de poissons puisse être un tueur. Pourtant je réponds :

— Tout est possible. Le gars qui l’a tuée avait bien préparé son coup. Il devait avoir un mobilepour tuer Mina. Mais j’ignore lequel.

— Et Kyle a menti.— Et Kyle a menti, je répète. Il avait forcément une raison. Soit il a fait ça pour se couvrir, soit

pour couvrir quelqu’un d’autre.— Est-ce que lui et Mina se disputaient souvent ? me demande Rachel.— Non. C’est bien ce qui m’étonne. Ils s’entendaient très bien. Kyle a beau avoir des côtés

homme de Neandertal, dans le fond il est gentil. Et il la vénérait. Mais même s’il n’a rien à voir avecson assassinat, il a entravé l’enquête. On ne baratine pas la police pour le plaisir. Surtout Kyle. Sonpère est très à cheval sur les règles. Si M. Miller apprenait que Kyle a raconté des bobards aux flics,il serait dans la panade jusqu’au cou. Son restaurant accueille leur barbecue annuel. Il est ami avec laplupart d’entre eux.

Rachel soupire.— Je ne crois pas que tu puisses tirer les vers du nez à quelqu’un capable de mentir aux flics.

Alors, c’est quoi le plan B ?Je baisse à nouveau les yeux sur ma tasse.— Tu vas peut-être trouver ça bizarre, mais j’ai pensé à un truc.— Je t’écoute.— Je voudrais retourner là-bas. Là où tu m’as trouvée cette nuit-là.Rachel écarquille les yeux.— T’es certaine que c’est une bonne idée ?— Non. C’est même sûrement tout le contraire. Mais j’ai besoin que quelqu’un m’aide à

reconstituer ce qui s’est passé. Peut-être que quelque chose me reviendra en mémoire. Et tu es laseule personne à pouvoir le faire.

Rachel pince les lèvres, ce qui fait ressortir ses taches de rousseur.— Sophie…— S’il te plaît.Cette fois, je la regarde droit dans les yeux en essayant d’avoir l’air sûre de moi. Mais j’ai peur

d’y aller. J’ai les genoux qui tremblent rien que d’y penser.— D’accord, accepte-t-elle dans un soupir en se levant et en prenant un trousseau de clés pendu à

un crochet au mur. Allons-y.

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Rachel garde le silence tandis que nous rejoignons la route principale au volant de sa vieilleChevrolet. Il est évident qu’elle m’emmène à contrecœur.

— Je ne vais pas disjoncter, promis.— Ce n’est pas ce qui m’inquiète, réplique Rachel avant de se taire.Mais vingt minutes plus tard, quand elle quitte l’autoroute et s’engage sur Burnt Oak Road, je

commence légèrement à paniquer, même si je viens de lui promettre de me contrôler.Il nous reste au moins un kilomètre avant de parvenir au but ; soudain tout ce qui se trouve en

dehors de la camionnette, les arbres, les montagnes, même les vaches dans les champs, semblereprésenter un danger terrifiant. Potentiellement mortel. Mon cœur tambourine dans ma poitrine et jepose les doigts sur ma cicatrice. J’en suis les contours à travers mon T-shirt, en m’efforçant derecouvrer mon calme.

Neuf mois. Trois semaines. Huit heures.C’est en sentant la Chevrolet s’arrêter que je prends conscience d’avoir fermé les yeux. Je les

rouvre doucement.Nous y sommes. J’évite de regarder la route. Je ne veux pas y aller. Je dois y aller.— Je vais te le demander encore une fois, dit Rachel. Es-tu certaine de vouloir faire ça ?Je suis absolument sûre que c’est la dernière chose dont j’ai envie.Pourtant j’acquiesce quand même.Le regard en coin de Rachel est éloquent, mais elle coupe le moteur.Je sors lentement de la Chevrolet, et elle m’imite, mettant la main en visière afin de se protéger

les yeux du soleil. À cette heure de la journée, si loin de la ville, les routes sont vides et il n’y a pasle moindre véhicule en vue. Juste les bandes de peinture jaune, des clôtures barbelées et des bosquetsd’arbustes et de pins gris.

— Tu es prête ?Je hoche à nouveau la tête.Rachel ferme la camionnette à clé, jette un coup d’œil de chaque côté de la route puis avance.

Ses couettes se balancent au rythme de ses pas, et je me concentre sur elles pour ne pas avoir àregarder l’endroit où se tient mon amie. L’endroit où elle m’a trouvée cette nuit-là.

— Il était un peu plus de neuf heures du soir. Je venais d’appeler ma mère pour lui dire quej’étais en train de rentrer de chez mon père. J’ai tourné la tête pour jeter mon téléphone dans mon sac,et quand j’ai reporté mon attention sur la route, tu étais devant moi, à peu près… ici.

Elle fait quelques pas et effleure l’asphalte craquelé du bout de sa botte, la pointe sur la lignejaune. J’ai les yeux rivés sur la démarcation au sol… je n’arrive plus à les en détacher. C’était là ? Jeme souviens de la sensation de m’être figée. D’avoir souhaité me faire écraser.

— J’ai cru que j’allais te renverser. Jamais de ma vie je n’ai appuyé aussi fort sur le frein. Toi tues restée là. Complètement immobile. C’était comme si tu…

Elle hésite avant de poursuivre :— Tu étais en état de choc.Je commence à marcher, les nerfs à fleur de peau. Il faut que je bouge, que je m’en aille d’ici.Mon corps sait où je vais. Il tente toujours de trouver des traces d’elle.Rachel me suit tandis que la route se met à grimper. Les fleurs de chicorée et l’orge m’arrivent

aux genoux et frôlent mon jean. La terre rouge et argileuse colle à la semelle de mes chaussures. Enme lavant les pieds le lendemain, je l’avais regardée disparaître en tourbillonnant dans le siphonavec le sang et les larmes.

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— Quand je suis descendue de voiture et que j’ai vu dans quel état tu étais, j’ai immédiatementappelé les secours. Tu avais une plaie au front qui pissait le sang. J’ai essayé d’arrêter l’hémorragie,mais tu me repoussais sans cesse. J’ai aussi voulu te faire monter dans ma camionnette, ou justeparler, ne serait-ce que pour savoir ton nom… Tu te souviens de tout ça ?

Je lui réponds tout en continuant à avancer.— Je me souviens de l’ambulance. Et de m’être accrochée à ta main.Je sais où je vais maintenant. Mon cerveau, mon corps et mon cœur sont finalement sur la même

longueur d’onde. C’est à moins de deux kilomètres. Les buissons commencent à se faire plus rares,remplacés par les pins. Dans quelques minutes, nous aurons dépassé le virage et nous y serons.

— Quand les secours sont arrivés, tu as refusé de me lâcher. Ils ont dû me laisser monter dansl’ambulance avec toi.

— Je me souviens de l’hôpital, dis-je.Et je me tais. Je me concentre sur mes pieds.Nous sommes du mauvais côté de la route, et quand nous parvenons à l’endroit où elle bifurque

vers Booker’s Point, je m’arrête et lève les yeux.En face, le terrain est boisé, peuplé de bosquets de pins serrés les uns contre les autres. Le tueur

a-t-il délibérément choisi ce lieu ? Combien de temps est-il resté caché derrière les arbres à nousattendre ?

— Tu es sûre que c’est une bonne idée ? me demande Rachel.J’inspire profondément. Il fait plus frais ici, à l’abri des rayons brûlants du soleil. Cette nuit-là, il

avait fait si froid que j’aurais presque pu voir mon souffle former des nuages dans l’air.— Les mauvaises idées sont parfois nécessaires.Ça ressemble tant à une excuse, à quelque chose que dirait une toxico, que j’en ai la chair de

poule.J’essaie cependant de laisser cette impression derrière moi, et traverse jusqu’à l’endroit où

l’asphalte cède la place à de la terre tassée par les innombrables camions qui ont roulé dessus au fildes ans. La route grossière disparaît entre d’immenses pins, et je la suis sans me préoccuper de madémarche qui faiblit tandis que la pente s’accentue.

C’est calme, tout comme cette nuit-là. L’air sous les arbres est d’une fraîcheur apaisante. Sacaresse me fait frissonner.

Je pense à la froideur de sa peau.La cicatrice autour de mon genou me fait souffrir à mesure que le chemin se fait plus abrupt.Puis je dépasse le dernier virage. Ça y est, j’y suis. Au sommet de Booker’s Point.À seulement quelques mètres de l’endroit où ça s’est produit.Booker’s Point n’est pas bien grand. Il s’agit d’un bout de terre tout juste assez spacieux pour

garer quelques voitures. Quand j’étais plus jeune, j’ai entendu des histoires de filles qui auraientperdu leur virginité ici, de fêtes endiablées, et de trafics de drogue qui avaient lieu après le coucherdu soleil. Or, cette nuit-là, c’était la première fois que j’y mettais les pieds.

Rachel reste en retrait, mais je continue. Je passe devant des pavots orange hirsutes qui poussenten touffes, et ne m’arrête qu’en arrivant à l’emplacement exact où ça a eu lieu.

Je croyais que j’en aurais le souffle coupé. Que me retrouver là où elle a perdu la vie, là où je luiai juré que tout irait bien, changerait quelque chose en moi.

Mais je dois avoir déjà suffisamment changé comme ça.Je me rends jusqu’à l’extrême pointe de la falaise qui donne sur un précipice sans fin. Mes orteils

sont tout au bord, et une petite cascade de poussière se forme sous la pression exercée par mes pieds.

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— Sophie, m’avertit Rachel.C’est à peine si je l’entends.Je suis subjuguée par le vide entre moi et le sol si loin en dessous, par les minuscules taches

vertes des buissons, et par les galets gris éparpillés en bas, qui sont en réalité d’énormes rochers,plus gros que moi.

— Sophie !Une main attrape le dos de mon T-shirt et me déséquilibre en me tirant en arrière, à l’écart de

l’abîme. Je recule en trébuchant et me cogne contre Rachel.— Eh, dit-elle, sourcils froncés, l’air sévère. C’était pas cool du tout.Je cligne des yeux. Soudain, je n’ai plus qu’une seule envie : pleurer.— C’était une mauvaise idée.— Oui, je sais. Allez, viens.Nous effectuons le trajet de retour en silence jusqu’à la Chevrolet, et ce n’est qu’une fois à

l’intérieur que Rachel prend la parole.— Je ne pense pas que tu devrais revenir ici. En tout cas, pas toute seule.Incapable de soutenir son regard, je tourne la tête.— Tu as besoin d’un plan, poursuit-elle. Il faut que tu mettes tout à plat. Si tu réfléchis à ce qu’il

te faut pour résoudre le meurtre de Mina, tu sauras ce que tu as à faire ensuite. Visiblement, parler àKyle ne donnera rien. Alors quelle est la prochaine étape ?

Me forcer à cesser de ruminer le passé pour me concentrer sur le présent est exactement ce dontj’ai besoin. Je ne parviendrai jamais à attraper l’assassin de Mina si je passe mon temps à craquer.Rachel a raison. Je dois échafauder un plan qui ne se limite pas à asperger Kyle de gaz poivré.

— Je dois repartir de zéro, dis-je, reconnaissante à Rachel pour son intervention. De la source.Mina travaillait sur un article. Je dois aller au Flambeau et parler à son supérieur. Si quelqu’un saitsur quoi elle bossait, c’est forcément lui.

— OK. Bien. Quoi d’autre ?— Je dois mettre la main sur ses notes. Les flics ont passé au crible son ordinateur sans rien

trouver. Ça signifie qu’elles doivent être ailleurs. Peut-être dans un carnet. Sa mère n’arrêtait pas defouiner dans sa chambre et de lire son journal ; du coup, Mina avait pris l’habitude de planquercertaines choses. Je suis sûre que la police est passée à côté de plusieurs cachettes.

— Comment tu vas faire pour entrer dans sa chambre ?Je soupire. C’est la partie à laquelle je ne voulais pas penser.— Je vais me servir de Trev.Rachel laisse échapper un sifflement compatissant.— Aïe.— Il n’y a pas d’autre moyen de pénétrer dans la maison. Si je lui demande l’autorisation de

fouiller la chambre de sa sœur, il me claquera la porte au nez. Il ne veut pas me voir. Mais j’aiencore des affaires appartenant à Mina. Je peux les mettre dans un carton et utiliser ça commeprétexte pour entrer chez eux.

— Est-ce qu’il t’a parlé, au moins, depuis que tu es revenue ? Quand tu étais à Seaside, tum’écrivais qu’il ne répondait pas à tes lettres.

Je hausse les épaules.— Il ne me croit pas.— Eh bien, il devrait, réplique-t-elle, énervée.— Rachel, pourquoi est-ce que toi tu me crois ?

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Ça m’a échappé, mais j’ai besoin de savoir.Elle se laisse aller contre le dossier de son siège.— Pourquoi ne devrais-je pas te croire ?— Parfois je me dis que si tu m’avais connue avant… tu penserais que je mens, comme tout le

monde.— Toute personne t’ayant vue au milieu de cette route…Elle marque une courte pause et reprend :— N’importe qui t’ayant vue, comme je t’ai vue cette nuit-là, comprendrait que tu étais incapable

de mentir. Tu pouvais à peine parler. Et puis après, à l’hôpital…Elle s’interrompt à nouveau, et je sais que nous sommes toutes les deux en train de nous

remémorer la même chose. À la façon dont j’ai hurlé en jetant tout ce qui me passait sous la main à lafigure de l’infirmière qui essayait de me faire quitter mes vêtements pleins de sang. Je sens encore lapiqûre de l’aiguille s’enfonçant dans ma peau, le sédatif s’infiltrant en moi, pendant que je supplie :« Pas de drogue, pas de drogue, pas de drogue », quand ce que je pense réellement, c’est : « Elle estmorte, elle est morte, elle est morte. »

— Mais rien ne te forçait de rester. Que ce soit à l’hôpital, ou après. Tu me connaissais à peine.— Tu as vécu quelque chose d’abominable, me répond calmement Rachel. Et c’est injuste de leur

part à tous de rejeter la faute sur toi. Quand bien même tu serais allée acheter de la drogue cette nuit-là, ça n’aurait rien changé. Le seul coupable, c’est celui qui a appuyé sur la détente. Et nous letrouverons. Je te parie dix dollars que nous le trouverons.

Elle affiche un sourire déterminé, comme pour me défier de sourire à mon tour.Ce que je fais.

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14

ONZE MOIS PLUS TÔT (J’AI SEIZE ANS)

Je n’avais pas l’intention de voler des blocs d’ordonnances.Je le jure. Cela ne m’avait jamais traversé l’esprit avant ce samedi où j’apporte à papa son

déjeuner au bureau. C’est l’été, et il fait chaud, avec des températures qui montent parfois jusqu’à38 degrés à l’ombre. Je devrais être dehors, au lac ou ailleurs, mais j’aime passer du temps avec monpère. Il fait des détartrages gratuits pour les enfants tous les quatrièmes samedis du mois ; j’ai prisl’habitude de nous acheter un plat à emporter et de manger avec lui.

— Tu m’accordes une minute, ma puce ? me demande-t-il après que l’un de ses assistantsdentaires m’a conduite à son bureau. J’ai deux ou trois petites choses à vérifier, et je suis à toi.

Je pose le sachet contenant les sandwichs au pastrami sur la table, à côté de l’horloge en bois quelui a offerte ma mère pour un de leurs anniversaires.

Il ferme la porte derrière lui. Je m’assieds dans son fauteuil pivotant dont le dossier bascule unpeu trop à mon goût, m’arrachant une moue dépitée.

Le bureau est parfaitement rangé, chaque objet à sa place. Il y a une photo de maman et moi dansun cadre d’argent, nous sommes si près l’une de l’autre que nos épaules se touchent presque. Il y en aaussi une de papa sur le bord du terrain de foot, mais elle date d’avant l’accident, quand il entraînaitl’équipe dans laquelle je jouais avec Mina. La troisième, en noir et blanc, est de moi ; je dois avoironze ou douze ans, mes cheveux sont longs et ramenés derrière mes oreilles trop grandes. Je souris àquelqu’un hors champ, mes yeux sont à moitié baissés pour dissimuler l’espoir qui y brille, tandisque je tends la main. Vers Mina, bien sûr. Toujours vers Mina. Elle faisait des grimaces pendant quemon père prenait la photo. Je me souviens de l’effort que j’ai dû fournir alors pour ne pas éclater derire.

J’effleure du bout des doigts les bouchons des stylos de la réserve de papa, ils sont parfaitementrangés et regroupés par couleur. Il y a des paquets de Post-it, eux aussi rassemblés par couleur. Et endessous…

Les blocs d’ordonnances. Toute une pile.Soudain, je n’arrive plus à penser à autre chose.J’aurais toujours assez de pilules. Je n’aurais plus jamais à m’inquiéter. Plus jamais à tenir le

compte pour que les médecins ne découvrent pas le pot aux roses. Ça serait bien. Si bien.

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Le papier me chatouille la peau tandis qu’avec mon pouce je fais défiler les pages comme s’ils’agissait d’un flipbook. J’ai le tournis, presque l’impression de planer, rien qu’à imaginer un stockinfini de pilules à ma disposition.

Je n’ai pas prévu de les voler.Mais je le fais quand même.Je les mets dans mon sac, sans même envisager les problèmes que ça pourrait engendrer.Je suis subjuguée par l’idée de pouvoir planer aussi souvent que je le désire.

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15

MAINTENANT (JUIN)

Quand j’entends la porte d’entrée s’ouvrir, je crois qu’il s’agit de maman venue me surveiller.Elle est rentrée à la maison hier pour le déjeuner, et nous nous sommes installées l’une en face del’autre à la table de la cuisine, où j’ai picoré ma nourriture en silence pendant qu’elle a bu un café enfeuilletant ses notes de travail.

Depuis la dernière marche, je l’aperçois avant qu’il me voie et j’ai une seconde, juste uneseconde, pour espérer.

Mais à l’instant où il pose les yeux sur moi, l’atmosphère devient pesante, inconfortable, commechaque fois que nous sommes dans la même pièce depuis qu’il a trouvé ma planque et lesordonnances que je lui avais volées.

Papa n’est pas déçu par moi comme l’est maman. Contrairement à elle, il n’est pas motivé par unmélange de colère et de peur. En réalité, il ne sait pas quoi faire, ou quoi ressentir ; et parfois le faitqu’il ne puisse se décider entre me pardonner et m’en vouloir me semble encore pire que la réactionde maman.

— Salut, papa.— Salut, Sophie.Je reste en haut des marches en espérant que la distance me protégera.— Tu as fait bon voyage ?— Oui. Et toi, comment ça va ? Tu t’es installée ?J’ai envie de tout lui raconter. La façon dont Trev me regarde comme s’il était maso et moi

l’incarnation de la douleur. Comment maman et moi sommes incapables de sortir de ce jeu malsain dequi craquera la première. Le fait que je devrais aller sur la tombe de Mina, mais que je ne peux m’yrésoudre parce que je redoute que cela me rende sa mort trop réelle. J’ai peur de glisser. De tomberet de ne jamais me relever.

Il fut un temps où j’étais la petite fille à son papa. Je l’aimais de tout mon cœur. Je le préférais àma mère au point que c’en était cruel. Mais cette fille n’existe plus. J’ai anéanti ce qu’il subsistaitd’elle avec les pilules et le chagrin.

Je ne suis pas la fille qu’il a élevée. Je ne suis pas celle que ma mère voulait.Je suis devenue quelque chose de différent, le cauchemar de tous les parents : la drogue cachée

dans la chambre, les mensonges, le coup de fil au milieu de la nuit, la police qui frappe à la porte.

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C’est de ça dont je me souviens maintenant. Pas de la fois où il m’a emmenée voir Casse-Noisette, juste lui et moi, et où j’ai eu si peur du roi des souris que je lui ai grimpé sur les genoux etqu’il m’a promis de me protéger. Ni de celle où il a essayé d’aider Trev à me fabriquer desjardinières surélevées, alors même qu’il ne cessait de se taper sur les doigts avec le marteau. Undentiste n’a rien à faire avec un marteau, mais il tenait quand même à filer un coup de main.

Sa voix m’arrache à mes pensées.— Sophie ?— Désolée, dis-je par réflexe. Ça a été. Tout s’est bien passé.Il me dévisage plus longtemps qu’il ne le devrait. Des rides d’inquiétude que je n’avais pas

remarquées avant lui barrent le front. Mon regard est alors attiré par ses tempes grisonnantes. Lesont-elles davantage que la dernière fois que nous nous sommes vus ? Je sais ce qu’il pense : Elle esten train de rêvasser ou elle a pris quelque chose ?

Ça m’est insupportable.Neuf mois. Trois semaines. Trois jours.— J’allais m’occuper de mes jardinières, dis-je en désignant l’arrière de la maison.Je me sens si bête.— J’ai de la paperasse à faire.Il réfléchit un instant, et ajoute :— Je peux m’occuper sur la terrasse, si tu veux un peu de compagnie ?Je suis sur le point de dire non, mais je repense à ces rides d’inquiétude et au gris de ses

cheveux, à ce que je lui ai fait subir. Alors, avec un haussement d’épaules, je réponds :— Bien sûr.Nous n’échangeons pas un mot durant toute l’heure que nous passons dans le jardin. Il reste assis

à la table en teck sur la terrasse à travailler sur ses dossiers pendant que je creuse et extrais lescailloux du sol.

À une époque, j’aurais eu l’impression d’être en sécurité.Aujourd’hui, je ne suis plus aussi naïve.

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16

NEUF MOIS PLUS TÔT (J’AI SEIZE ANS)

Pendant trois semaines, Macy me serre la vis : pas de téléphone, pas d’ordinateur, rien. Rien tantque je n’aurai pas commencé à parler au psy chez qui elle m’envoie ; rien tant que je refuse de suivrele programme qu’elle m’a établi, tant que je refuse d’admettre que j’ai un problème.

La seule consigne à laquelle j’accepte de me plier, c’est de faire du yoga avec Pete. Pete estsympa, je l’aime bien. Il est calme ; il ne me saoule pas avec des questions, et se contente de m’aiderà travailler les poses qu’il m’a montrées et qui sont adaptées à mes soucis. La première semaine, jel’ai entendu en grande conversation avec mon ancien kiné. Le lendemain de cet appel, il a lâché untapis sur mon lit et m’a dit de le retrouver dans le deux pièces en briques construit dans le jardin. Jeme souviens de la fraîcheur du sol de bambou sous mes pieds nus, et Pete a mis dans un diffuseur deparfum de l’huile essentielle de cannelle qui m’évoque les fêtes de Noël.

Je ne l’admettrais pas devant Macy, mais j’adore cette heure chaque matin. Après des années àengourdir mes sens avec tout ce qui me tombait sous la main, c’est étrange de me concentrer sur moncorps de façon positive. De faire attention à ma respiration et à la manière dont mes muscless’étirent. De lâcher prise sur mes pensées, de les écarter afin de pouvoir sentir : sentir l’air, lesmouvements, et le fait de pouvoir plier ma jambe blessée. De réussir, pour une fois, à lui faire fairece que je veux.

Parfois, je faiblis. Parfois, ma jambe ou mon dos gagnent.Mais il arrive aussi que je parvienne à accomplir l’intégralité de la salutation au soleil sans me

tromper ni chanceler. C’est alors si bon de se sentir maîtresse de soi, si remarquablement forte, quedes larmes de soulagement m’inondent le visage.

Pete ne dit jamais rien au sujet des larmes. Quand j’ai fini, nous roulons les tapis et retournonsdans la maison où Macy est en train de préparer le petit déjeuner. Mes joues sont sèches et je faiscomme si de rien n’était.

Mais la sensation, le souvenir, s’attarde en moi. Une étincelle attendant d’avoir assez decombustible pour s’enflammer.

Une nuit, alors que Macy est partie traquer un autre de ces abrutis essayant d’échapper à lajustice, Pete frappe à ma porte. J’ai le droit de la garder fermée, mais il n’y a pas de verrou. C’estd’ailleurs une des choses que j’ai détestées dès mon arrivée ici.

Macy ne frappe jamais. Elle dit que je n’ai pas gagné ce droit.

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— Entre.Pete me tend une enveloppe.— Je croyais que la geôlière avait dit « pas de contact avec l’extérieur ».— Alors, ne me dénonce pas.— Sérieux ?Je n’arrive pas à croire qu’il va me la donner. Pourtant il la pose au pied de mon lit et repart en

sifflotant.— Pete ?Il se tourne et sourit. Ses dents de devant sont légèrement de travers, il a des cicatrices d’acné sur

les joues, et ses yeux sont immenses, verts et pleins de douceur. Soudain, je comprends pourquoiMacy le regarde comme s’il était la huitième merveille du monde.

— Merci.— Je ne sais pas de quoi tu parles, répond-il en me décochant un grand sourire innocent.Je baisse les yeux. Mon nom, au-dessus de l’adresse de Macy, est écrit à l’encre violette en

lettres rondes.L’écriture de Mina.Je déchire l’enveloppe avec une telle hâte que je manque de peu déchirer aussi la feuille. Tandis

que je déplie la page de carnet, mon cœur bat à tout rompre, comme s’il était resté trop longtemps sur« pause ».

Sophie…Je sais que tu es encore fâchée contre moi. Je ne suis même pas sûre que tu liras ces mots.

Mais si tu le fais…Je t’en prie, soigne-toi. Si tu ne peux pas le faire pour toi, fais-le pour moi.Mina.J’effleure le pâté qui se trouve avant le mot « moi » afin de décrypter celui qu’elle a voulu

effacer. Je suis le tracé des quatre lettres, les barres à peine visibles d’un n les courbes d’un o et d’unu et enfin un s qu’elle n’a pas complètement recouvert : fais-le pour nous.

Quand tante Macy rentre et vient jeter un coup d’œil dans ma chambre sans frapper, je suisencore assise avec la lettre sur les genoux. Je ne suis pas assez forte pour regarder ma tante en face.

— Tu as raison. Je suis une droguée. J’ai un problème.Elle laisse échapper un long et à peine audible soupir de soulagement.— OK, dit-elle. Maintenant, regarde-moi dans les yeux, et répète-le.Voyant que c’est au-dessus de mes forces, elle s’approche, me prend la main et la serre :— Tu vas y arriver.

Je la crois. Et je me mets au travail. À partir de ce moment, je suis les règles, parle au thérapeute,

et commence mon calendrier mental. Les jours deviennent des semaines, puis des mois. J’ai beaucoupde mal, mais je me bats et je finis par gagner.

Je veux aller mieux. Pour Mina. Pour moi. Pour ce qui, j’espère, m’attend à mon retour.Mais le souci quand on lutte pour sortir d’un trou dans lequel on s’est soi-même enfoncé c’est

que plus on monte haut, plus la chute est redoutable.

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17

MAINTENANT (JUIN)

Je téléphone à Trev trois fois au cours de la semaine qui suit, mais il refuse de décrocher. Aprèsle troisième appel sans réponse, je change mon fusil d’épaule et me rends au Flambeau, pourm’entendre dire que Tom Wells, le responsable des stagiaires, est en déplacement.

Mes parents me surveillent toujours de près, aussi je passe la plupart de mes journées au milieudes jardinières en séquoia que Trev a fabriquées pour moi.

Après l’accident, Mina avait décrété que j’avais besoin d’un hobby, elle était donc venue metrouver avec une liste préapprouvée. J’avais choisi le jardinage pour qu’elle me fiche la paix et,comme d’habitude, elle avait sorti le grand jeu. Dès le lendemain, elle était arrivée à la maison,accompagnée de Trev. Ils avaient apporté du bois, un marteau, des clous, un sac de terreau et desboîtes de graines, ainsi que des tapis de mousse pour que je ne m’esquinte pas les genoux.

J’aime sentir la terre entre mes doigts, prendre soin des plantes délicates et les regarder grandir.J’aime voir les fleurs s’épanouir, voir les explosions de couleurs que je peux créer, lumineuses etpleines de vie. Me mettre à genoux et me relever est douloureux, mais ça en vaut la peine. Au moins,j’ai quelque chose de joli à montrer.

Après un jour complet à arracher les mauvaises herbes, retirer les cailloux et l’argile desjardinières laissées à l’abandon durant mon absence, une autre journée est nécessaire pour lesremplir de compost frais et riche. Dès le milieu de la semaine, j’ai deux jardinières quasiment prêtes,ce qui fait que je peux enfin songer à planter. Je ne cesse de glisser les doigts sur le bois patiné,répertoriant dans ma tête les fleurs susceptibles de donner des résultats si tard dans l’année.

Mina avait peint des cœurs et des symboles de l’infini sur les planches, ajoutant des élémentsquand elle venait s’asseoir ici avec moi : sa citation préférée entourée d’étoiles, des silhouettes enbâtons représentant deux filles se tenant par la main et des ballons rouges à moitié effacés. Je caressele bois de mes doigts sales pour être en contact avec ce qu’elle a touché.

— Sophie.Je relève la tête. Papa est sur le perron, il porte comme d’habitude une chemise bleue et une

cravate. Cette dernière est de travers et j’ai envie de la lui redresser, mais je ne peux pas.— Tu as ton premier rendez-vous avec le docteur Hughes dans une heure, dit-il. J’ai reporté des

rendez-vous avec des patients afin de pouvoir t’y conduire. Tu devrais aller te nettoyer un peu.J’abandonne le bois et le suis à l’intérieur.

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Le cabinet médical est situé dans l’une des plus anciennes parties de la ville, dans un quartier où

la plupart des maisons ont été transformées en bureaux. Papa gare sa voiture devant un panneau bleuet blanc au nom du docteur Hughes. La petite bâtisse rustique de plain-pied est de la même couleurque le panneau, note de gaieté avec en fond le ciel d’un bleu plus clair.

Je suis surprise de voir mon père s’apprêter à descendre de la voiture avec moi.— Tu vas m’accompagner à l’intérieur ?— Je resterai dans la salle d’attente.— Je vais pas sécher la séance.Il pince les lèvres et lâche la poignée de la portière.— Je viendrai te chercher dans une heure, alors.Je suis presque arrivée à la porte quand il m’interpelle.— Nous voulons juste que tu ailles mieux. C’est pour ça que nous t’avons envoyée là-bas. Tu le

sais, n’est-ce pas ?Je ne le regarde pas. Je ne peux pas lui donner la réponse qu’il espère. Pas sans mentir.J’allais déjà mieux.

Le cabinet est meublé confortablement, et des lithographies de Norman Rockwell ornent les murs.

La réceptionniste s’interrompt dans son classement et lève la tête en souriant.— Bonjour.— Bonjour. Je suis Sophie Winters. J’ai rendez-vous à midi trente.— Suivez-moi, s’il vous plaît.Elle me conduit dans une grande pièce contenant un bureau, un canapé rembourré et quelques

fauteuils en cuir. Tandis qu’elle repart en fermant la porte derrière elle, je m’installe dans le canapé.La moitié de mon corps est engloutie par les coussins.

Le docteur Hughes entre sans frapper. C’est un vieil homme à la peau sombre avec un boucparfaitement taillé et des lunettes noires à monture carrée. Il est petit – plus petit que moi – et son pullsans manches est tendu sur son ventre rebondi.

— Bonjour, Sophie.Il s’assied à son bureau et tourne sa chaise afin de me faire face en affichant un immense sourire.

Ses yeux sont doux derrière les verres de ses lunettes. Il respire la bienveillance. Comme le devraittout bon thérapeute.

Et ça me donne envie de fuir.— Salut.Je m’enfonce plus profondément dans le canapé en regrettant de ne pouvoir complètement

disparaître.— Je suis le docteur Hughes, mais tu peux m’appeler David. Comment te sens-tu aujourd’hui ?— Bien.— J’ai eu le docteur Charles au téléphone, et j’ai ses notes ainsi que ton dossier médical. J’ai

aussi eu plusieurs séances avec tes parents.— OK.— Comment se passe le retour ?— Bien. Je vais bien. Tout est… Tout va bien.Il m’observe en tapotant son carnet avec son stylo.— D’après le docteur Charles, tu es une dure à cuire.

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Je me redresse, sur mes gardes.— Ce n’est pas intentionnel.David se laisse aller contre le dossier de sa chaise, il plisse les yeux et esquisse un demi-sourire.— Je pense que si, réplique-t-il. Je pense que tu es une jeune femme extrêmement intelligente, et

qui sait protéger ses secrets.— Et vous êtes arrivé à cette conclusion grâce à quoi ? Quelques notes et une heure de discussion

avec le docteur Charles ?Il sourit.— C’est déjà mieux. Le docteur Charles excelle dans son domaine. Mais dès que tu as cessé de

t’opposer à la thérapie proposée par Seaside, tu n’as fait que lui dire exactement ce qu’elle voulaitentendre, ce qu’elle s’attendait à entendre de la part d’une droguée au bord de la rechute.

— Je suis une droguée.— C’est bien que tu en sois consciente. C’est important. Cependant, pour le moment, ce qui

m’inquiète davantage, c’est le traumatisme que tu as subi. Ce qui m’a sauté aux yeux dans les notes dema consœur, c’est que chaque fois qu’elle a voulu parler de Mina, tu t’es arrangée pour changer desujet.

— C’est faux.— Tu n’as pas cassé une table basse quand elle t’a posé des questions sur la nuit où Mina a été

tuée ?— Ma jambe me rend maladroite ; c’était un accident.David hausse un sourcil. J’ai fait quelque chose qui a attiré son attention, mais j’ignore ce que

c’est. Des gouttes de sueur me coulent dans le dos. Je ne vais pas pouvoir le manipuler comme ledocteur Charles.

— Et si tu me parlais de Mina ?— Que voulez-vous savoir ?— Comment vous êtes-vous rencontrées ?— Mina a emménagé ici après le décès de son père. C’était en CE1. La maîtresse nous a placées

côte à côte.— Passiez-vous beaucoup de temps ensemble ?Je ne réponds pas immédiatement.— Sophie ? insiste-t-il gentiment.— Nous étions tout le temps ensemble.Je n’arrive pas à contrôler ma voix. L’émotion brute que je ne parviens pas à réprimer la fait

trembler. Je détourne le regard et enfonce les ongles dans mon jean.— Je ne veux pas parler de Mina, dis-je.— Nous allons devoir parler d’elle, réplique-t-il calmement. Sophie, tu as été envoyée dans un

environnement destiné à te désintoxiquer juste après avoir subi un événement extrêmementtraumatisant, ainsi qu’un deuil qui ne l’était pas moins. Même si je comprends les raisons qui ontpoussé tes parents à faire ça, ce n’était probablement pas ce qu’il y avait de plus adapté pour t’aiderà surmonter ta douleur. La thérapie que tu as suivie à Seaside avait pour but de traiter ton problèmede drogue. Je ne pense pas qu’on t’y a donné le temps ou les outils dont tu avais besoin pour gérer cequi vous est arrivé à toi et à Mina la nuit où elle a été tuée. Mais je peux t’aider, si tu me laissesfaire.

À ces mots, je sens une vague de colère monter en moi, déferler dans mes veines. J’ai envie de lefrapper. De lui balancer à la figure les stupides coussins de son fichu canapé.

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— Vous pensez que je n’ai pas accepté la mort de Mina ?Ma voix est horriblement grave. Je suis sur le point de pleurer. Les larmes s’accumulent derrière

mes yeux, menaçant de déborder à tout instant.— Elle est morte terrifiée et dans d’atroces souffrances, et je l’ai senti. Quand elle est partie,

quand elle nous a quittés, je l’ai senti. Ne vous avisez plus jamais de me dire que je n’ai pas géré ça.Je fais face, tous les jours.

— OK, dit-il. Et comment fais-tu ?— Je le fais, c’est tout.Ma respiration est toujours haletante, mais je refuse de fondre en larmes devant lui quand je

précise :— Il le faut.— Pourquoi est-ce qu’il le faut ? demande-t-il. Qu’est-ce qui te motive ?— Je dois rester clean.Cette réponse aurait fonctionné avec le docteur Charles, mais pas avec lui. J’ai fait une recherche

rapide avant que papa me conduise ici et j’ai trouvé quatre articles écrits par le docteur Hughes surles TSPT (troubles de stress posttraumatique) et la façon dont ils affectent les adolescents. Maman etpapa ont bien travaillé. Maintenant que mon problème de drogue est réglé, ils sont déterminés à meréparer pour de bon. Une nouvelle Sophie, version améliorée. Entièrement raccommodée, lisse, sansbords tranchants ni pointes acérées. Quelqu’un qui n’a pas l’air de savoir ce qu’est la mort.

— Je pense que tu ne me dis pas toute la vérité, rétorque David.— Vous êtes un détecteur de mensonges ?— Sophie, tu peux me faire confiance.Il se penche en avant et ajoute :— Tout ce que tu diras entre ces murs, tous les secrets que tu décideras de me révéler ne sortiront

pas d’ici. Et je ne te jugerai pas. Je suis là pour toi. Pour t’aider.Je le fusille du regard.— Vous m’avez déjà fait parler de Mina alors que je ne le voulais pas. Ça ne m’inspire pas

vraiment confiance.— T’amener à te livrer n’est pas te piéger. Le but est de t’offrir des conditions sécurisantes pour

discuter de ce qui te ronge. Tu dois partager ça avec quelqu’un, ou tu finiras par exploser.— C’est votre avis de médecin ?Il esquisse un sourire, calme, lisse, sans pitié, sans jugement. Cela me change agréablement de

tout le monde.— Tout à fait, ironise-t-il.Il me désigne une boîte de mouchoirs. J’en prends quelques-uns, mais au lieu de les utiliser pour

m’essuyer les yeux ou me moucher, je les tords entre mes mains.— Ça ne se reproduira plus, lui dis-je. Inutile d’espérer.— Si tu le dis.Il hoche la tête et sourit. Je détourne le regard.

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18

UN AN ET DEMI PLUS TÔT (J’AI SEIZE ANS)

Le matin de mon seizième anniversaire, je découvre un Post-it violet collé sur mon front. Je leretire en me demandant comment elle a bien pu réussir à le mettre là sans me réveiller.

Félicitations ! Depuis 5 h 15 ce matin, tu as officiellement 16 ans. Va voir dans ton placardpour la première partie de ta surprise.

Mina.P-S : Oui, tu dois porter ce que j’ai choisi pour toi. Et pas de discussion. Si je te laisse faire,

tu vas te retrouver en jean. S’il te plaît, écoute-moi pour une fois. La couleur est parfaite.Je traîne les pieds jusqu’à mon armoire et l’ouvre. Elle m’a acheté une toute nouvelle tenue. Ce

qui n’a rien de surprenant étant donné le temps qu’elle passe à se plaindre de mon goût pitoyable entermes de fringues. Je caresse le doux tissu de la robe. Sa couleur rouge sombre est jolie, mais elleest trop courte.

Je la sors quand même et vois la note collée dessus.Pas de discussion !!!Je lève les yeux au ciel et entreprends de m’habiller. Après avoir mis deux débardeurs sous la

robe pour dissimuler la cicatrice sur ma poitrine, j’enfile une paire de leggings et mes bottesmontantes. Je suis en train d’apporter la dernière touche à mon maquillage quand j’entends frapper àla porte.

— La star du jour est réveillée ? demande mon père.— Bonjour, papa. Entre.Il pousse la porte en arborant un sourire radieux.— Quelle jolie robe ! Elle est neuve ?— Mina.Papa sourit de plus belle.— Justement, en parlant de Mina…Il me tend une enveloppe.— Elle est venue ce matin. Elle voulait que je te donne ça. Vous avez des projets pour la

journée ?Je fais oui de la tête.— Maman et toi pourrez profiter de moi ce soir, promis.

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— Bien, dit-il. Je dois aller au bureau, et ta mère a dû partir tôt. Mais il y a une surprise pour toien bas.

Il m’ébouriffe les cheveux.— Seize ans. Je n’arrive pas à y croire.J’attends d’entendre sa voiture s’éloigner avant de prendre mon Oxy du matin. Ça non plus, il

n’arriverait pas à y croire.Va au pont de Old Mill et marche jusqu’au milieu.M.Mina adore les anniversaires. Avec Trev cela fait des années que nous tentons, en vain, de la

surpasser. Pour mes treize ans, elle avait convaincu mon père de l’aider à exécuter un plan impliquantun pneu crevé, un clown et une patinoire pleine de ballons sculptés en forme d’animaux. Elle avaitéconomisé pendant une année entière en prévision des dix-huit ans de Trev. Je l’avais aidée à décorerson voilier afin qu’il ait l’air d’une épave, puis nous l’avions rempli de cadeaux et conduit jusqu’àl’une des petites îles éparpillées sur le lac. Elle s’était débrouillée pour que son frère se fasse prêterun bateau et lui avait transmis des coordonnées par SMS, point de départ d’une véritable chasse autrésor, avec des petits coffres contenant des pièces en chocolat à chaque étape.

À présent, c’est à nouveau mon tour d’avoir droit à une surprise.Le pont de Old Mill est depuis longtemps fermé à la circulation, car un autre plus beau et plus

solide a été construit en aval. J’effleure les briques couvertes de mousse à la recherche d’un indice.Une tache de couleur attire mon attention : un ballon rouge est attaché à l’une des colonnes de

pierre. Je le détache, il n’est porteur d’aucun message. Je tourne sur moi-même, m’attendant à voirMina bondir vers moi, avec un grand sourire, ravie de sa ruse.

— Mina ?Je scrute le sol au cas où un morceau de papier serait tombé par terre. Mais il n’y a rien.Mon téléphone sonne. Je décroche et demande :— Tu as oublié quelque chose ?— Éclate le ballon, m’ordonne-t-elle.Je peux percevoir le sourire dans sa voix.— Tu es en train de m’observer ?Je scrute à nouveau les alentours et me rends jusqu’au parapet afin de regarder en bas, dans

l’espoir de la débusquer. M’appuyer contre le solide muret de pierres me permet de soulager majambe blessée pendant une seconde, et ça fait du bien.

— J’ai des jumelles et tout l’attirail, dit-elle en baissant la voix pour essayer d’avoir l’airdangereuse.

Mais l’effet est raté, car elle explose de rire.— Tu sais qu’on appelle ça du harcèlement ? T’es où ?Je jette un coup d’œil derrière moi.— Je devais m’assurer que personne ne prenne ton ballon. J’ai demandé à ton père de m’envoyer

un message pour me prévenir à ton réveil.— Tu pourrais te montrer.Je regarde à nouveau par-dessus le parapet et la repère enfin sur la rive nord, près du chemin qui

longe la berge. Une tache jaune vif contre la barrière grise. Elle agite la main.— Éclate le ballon d’abord, puis je monterai, insiste-t-elle.Je sors mes clés de ma poche et enfonce la plus pointue dans le ballon. Il éclate. Un petit objet

argenté tombe en cliquetant et roule sur les pavés. Je boitille derrière et plie mon genou valide pour

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le ramasser là où il s’est arrêté.Pendant un long moment, je garde le silence, la bague dans ma main, le téléphone contre mon

oreille.— Sophie ? Tu l’as eue ? demande Mina.— Oui. Oui, je…Je caresse du pouce les mots gravés sur le métal.— Elle est magnifique. Je l’adore.— C’est la même que la mienne, explique Mina. Nous faisons la paire.— Oui. Nous faisons la paire.J’appuie mon pouce contre les mots afin qu’ils s’impriment sur ma peau.Pour toujours.

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19

MAINTENANT (JUIN)

Papa me ramène à la maison. Il attend au coin de la rue que je sois en sécurité à l’intérieur, avantde repartir. Une fois certaine qu’il est assez loin, je prends ma voiture et me rends à la pépinière.

J’essaie de me changer les idées au milieu des rangées de plantes et pousse mon chariot enm’appuyant trop fort dessus. J’inspire profondément, savourant les riches parfums de terre, deverdure et de fleurs, et je sens se relâcher dans ma poitrine un nœud présent depuis ma consultationchez David.

Après avoir payé pour les marguerites et le compost bio, je souris et secoue la tête, refusantl’aide que me propose la caissière. Le chariot est lourd, mais j’y mets tout mon poids en serrant lesdents tandis que mes muscles sont agités de spasmes.

Le temps d’arriver à la voiture, ma jambe me fait si mal que je dois lutter contre l’envie dedemander à quelqu’un un coup de main pour mettre les sacs de terreau dans le coffre. J’entendsklaxonner derrière moi, et je pousse le chariot hors du passage.

— Eh, Sophie, c’est toi ?Adam Clarke a sorti la tête par la vitre de son pick-up. Comme presque tout le monde à l’école,

je le connais pour ainsi dire depuis toujours. Il est sorti avec notre amie Amber pendant presque unan, et elle n’arrêtait pas de nous bassiner avec lui, car selon elle ce garçon était une version countrydes princes Disney. Si on associait sa casquette de base-ball usée, ses bottes de cow-boy, sonaffection pour les 501 et les T-shirts John Deere avec ses yeux verts, son nez droit et son sourireparfait, Amber n’avait pas tort.

— Salut, Adam.Il fait naviguer son regard de mon chariot rempli de terreau à ma jambe, et la compréhension

s’affiche sur son visage.— Tu as besoin d’aide ?Quand j’ai enfin été autorisée à reprendre les cours après l’accident, Mina avait assigné des

tâches à tous nos amis afin d’être certaine que mon retour se passe dans les meilleures conditions.Elle avait été jusqu’à faire un calendrier avec des blocs de couleurs, des noms de codes et tout letralala. Amber avait pour mission de m’accompagner aux toilettes, parce que Mina n’avait pas lesmêmes horaires de déjeuner que nous. Cody devait me rappeler de prendre mes médicaments, car

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c’était, de nous tous, le plus ponctuel. Quant à Adam et Kyle, en tant que costauds de la bande, ilsétaient chargés de porter mes affaires et de s’assurer que je ne tombe pas.

Au départ, j’avais détesté l’armée d’assistants de Mina. Toutefois, après avoir coincé pour laquatrième fois le fichu déambulateur que j’utilisais à l’époque dans les toilettes pour handicapés,j’avais appris à ne pas refuser l’aide qui m’était offerte. J’avais également appris à êtrereconnaissante envers Amber pour la façon dont elle claquait la porte des toilettes si qui que ce soitessayait d’entrer pendant que j’y étais.

— Je veux bien, oui. Merci.Il gare sa camionnette près de ma voiture et descend.— Tu refais ton jardin ?— Oui, ça m’occupe.J’ouvre mon coffre et il y met un premier sac de terreau.— Et toi, qu’est-ce que tu fiches ici ?— Mme Jasper nous achète du gibier, à moi et à Matt. Elle en fait de la viande séchée.— La chasse est bonne, cette année ?Adam sourit en repoussant sa casquette, des boucles de cheveux noirs lui tombent sur le front.— Ouais. Et ça fait beaucoup de bien à Matt. Il pète la forme.Il soulève un nouveau sac avec une facilité déconcertante et le largue dans le coffre.— Et toi ? dis-je parce que je n’ai pas envie que la conversation s’oriente sur moi. Tu vises

toujours la bourse d’études de football ?— Carrément, répond-il avec un sourire. C’est le seul moyen que j’ai de me tirer d’ici. Oncle

Rob pense que j’ai de bonnes chances d’y arriver. Il n’arrête pas de me pousser aux fesses. Et il mefait suivre un entraînement de malade, je te dis pas le nombre d’allers et retours qu’il me force àcourir !

Je grimace.— Je me souviens qu’on y avait droit aussi. Mon père nous trouvait trop jeunes pour ce genre

d’exercices. Il se disputait souvent avec ton oncle à cause de ça.— J’avais oublié que tu avais joué au foot.— Ça a duré une saison, après j’ai abandonné pour la natation. Et après ça, tu sais…Je hausse les épaules.Adam me serre gentiment le bras, et je dois faire un effort pour réprimer un mouvement de recul.

Si je ne le vois pas venir, j’ai tendance à sursauter au moindre contact. Je suis certaine que David entirerait tout un tas de conclusions.

— Je sais que ça a pas été facile pour toi ces derniers temps. Mais ça va s’arranger, dit-il avecenthousiasme. Il faut juste que tu restes clean. Tu sais que mon frère est passé par là ? Il a rechuté, luiaussi. Il a vraiment merdé. Il piquait même de l’argent à notre mère, au point qu’elle a failli perdre lamaison. Mais mon oncle l’a remis dans le droit chemin. Maintenant Matt se rachète une conduite, et ils’en sort super bien. En pleine forme, comme je te le disais. Lui et maman ont même recommencé à separler. C’est pour ça que je sais que si tu t’y mets sérieusement et qu’avec ta famille vous vous serrezles coudes, tu t’en sortiras. Tu es forte, Sophie. Pense à toutes les épreuves que tu as déjà traversées.

— C’est très gentil. Merci.Adam sourit.— Je suis content de t’avoir croisée. Kyle m’a dit que vous vous étiez un peu embrouillés la

semaine dernière.— C’est ce qu’il raconte ?

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J’essaie de prendre un air détaché.— Je sais que c’est pas le grand amour entre vous. Mais, So, cette dispute qu’il a eue avec

Mina…— Quelle dispute ?— Je croyais que c’était à cause de ça que vous…Il s’interrompt brusquement, le rouge aux joues.— Heu, peut-être que je ne devrais pas…— Mais si, tu peux me le dire.J’ai dû faire preuve d’un peu trop d’empressement, car il fronce les sourcils au point qu’ils se

rejoignent pour ne former qu’une seule ligne.— Écoute, Kyle est mon meilleur ami…, commence-t-il.— Et Mina était la mienne.Adam soupire.— Ce n’est rien. Ils ont juste… Ils ont eu une prise de bec la veille de sa mort. Kyle a débarqué

chez moi complètement bourré. Il n’a pas voulu me dire ce qui s’était passé, mais il était vraimentperturbé. Il en pleurait.

— Kyle pleurait ?Je ne parviens pas à imaginer cette armoire à glace en larmes.— C’était bizarre, admet Adam en secouant la tête.— Il t’a dit quelque chose ? Il t’a expliqué pourquoi ils s’étaient disputés ?Elle avait refusé de répondre à ses appels ce jour-là. À propos de quoi avait-il donc bien pu se

fâcher pour que Kyle aille pleurer sur l’épaule de son meilleur ami ? Était-ce assez grave pour luidonner envie de la tuer ?

— Il était si saoul que j’ai pas compris la moitié de ce qu’il racontait. Il arrêtait pas de répéterqu’elle ne voulait pas l’écouter et que sa vie était fichue. Je pense que c’est dur pour lui, tu sais, des’être engueulé avec elle et de ne pas avoir pu lui demander pardon.

J’acquiesce, mais cette fois c’est moi qui ai les sourcils froncés, tandis que je digère cetteinformation.

— J’aurais pas dû en parler, se reproche Adam après un trop long silence.Il attrape les deux derniers sacs de terreau dans le chariot et les met dans mon coffre, puis

s’essuie les mains sur son jean.— Je suis désolé, ajoute-t-il.— Non, c’est bon. Merci de me l’avoir dit. Et merci pour ton aide.— Il y aura quelqu’un pour t’aider à décharger chez toi ?— Mon père le fera.— Envoie-moi un message à l’occasion, dit-il en grimpant dans sa camionnette. On ira boire un

café.Je le salue de la main en le regardant s’éloigner. Puis je pars à mon tour et appuie sur

l’accélérateur comme si, en conduisant assez vite, je pouvais semer toutes les questions qui metaraudent.

Arrivée chez moi, je laisse les sacs dans la voiture. Et, après avoir pris une douche, je décide dem’atteler à la tâche que je redoute tant. Cela fait trop longtemps que je repousse le moment d’allerfouiller la chambre de Mina. Si Trev refuse de répondre à mes appels, je vais être obligée de ruser.Mais cela signifie attendre le retour de mon père afin d’utiliser son téléphone. Je me force donc à

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prendre un carton et à monter dans ma chambre pour le remplir d’objets ayant appartenu à Mina. Ilreprésente mon ticket d’entrée pour chez elle.

Au fil des ans, ses vêtements et ses bijoux se sont mélangés aux miens. J’ai des chemises pleinesde coupures de presse et d’articles récupérés sur le Net qu’elle feuilletait quand nous étionsallongées sur mon lit à écouter de la musique. Des livres, des films, des boucles d’oreilles, dumaquillage et du parfum prêtés et échangés jusqu’à ce qu’ils ne soient plus à moi ou à elle, mais ànous.

Partout où je regarde, elle est là. Je ne pourrais pas lui échapper même si j’essayais.Je prends mon temps pour choisir ce que je vais rendre, sachant que Trev parcourra chaque livre,

chaque article, dans l’espoir d’y trouver un sens profond, un message, n’importe quoi susceptible delui apporter un peu de réconfort. Il rangera ses bijoux dans la grosse boîte de velours rouge posée sursa coiffeuse, et jamais plus ils ne seront portés.

Je viens de mettre le dernier livre dans le carton quand j’entends mon père ouvrir la ported’entrée.

Je descends et m’enquiers :— Tu as passé une bonne journée ?Il me sourit.— Oui, ma puce, ça a été. Tu n’as pas bougé de la maison depuis ta séance ?— Je suis allée à la pépinière acheter du terreau. Et des marguerites.— Je suis heureux que tu continues à jardiner. C’est bon pour toi d’être dehors au soleil.— J’allais appeler maman pour lui demander ce qu’elle voulait pour le dîner, mais mon

téléphone est en charge à l’étage. Tu peux me prêter le tien ?— Bien sûr.Il plonge la main dans la poche de son pantalon anthracite et en extrait son portable.— Merci.J’attends qu’il ait disparu dans la cuisine avant de sortir sur le perron. Afin de ne pas mentir,

j’appelle d’abord ma mère, mais suis directement redirigée vers la messagerie. Elle estprobablement au milieu d’une réunion.

Puis je compose le numéro de Trev.Je ne lui donne même pas le temps de dire bonjour.— C’est Sophie. S’il te plaît. Ne raccroche pas.Après un court silence, il laisse échapper un soupir.— Qu’est-ce qu’il y a ?— J’ai encore des affaires à elle. J’ai pensé que peut-être tu voudrais les récupérer. Je peux

passer les déposer.— Pas tout de suite.Après un autre long silence, il propose :— Dix-huit heures, ça te va ?— Parfait.— Alors, à tout à l’heure.À peine ai-je raccroché que je commence à me sentir nerveuse. Je ne peux pas retourner à

l’intérieur. Je ne peux pas remonter m’asseoir à côté de ces petits morceaux d’elle que j’ai balancésdans un carton. Je contourne la maison pour rejoindre le jardin, car c’est la seule distraction qu’il mereste.

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Papa a déjà déchargé ma voiture et posé les sacs de terreau près des jardinières. Je le remercied’un geste et il agite la main à son tour depuis la cuisine où il est en train de laver la vaisselle.

Puis je me laisse tomber maladroitement sur le sol et plonge les mains dans la dernière jardinièreencore en jachère. J’en retire des cailloux que je jette rageusement par-dessus mon épaule. Le soleilestival cogne dur, et la sueur s’accumule dans le creux de mes reins pendant que je m’active.Positionnée comme je le suis, ma jambe me fait souffrir, mais je refuse de tenir compte de la douleur.

Je déchire un sac de terreau et le soulève par-dessus le rebord de bois afin d’en verser dans lebac. J’enfonce mes mains dans la terre humide et la laisse glisser entre mes doigts ; en humer la richeodeur, c’est comme rentrer à la maison. Creusant davantage, je mélange l’ancienne terre et lanouvelle. C’est alors que du bout du doigt j’effleure quelque chose de lisse et métalliqueprofondément enfoui. Je l’attrape et exhume le cercle d’argent recouvert de boue.

Abasourdie, je pose la bague dans le creux de ma paume, et la frotte pour la nettoyer.C’est la sienne. Je me rappelle qu’elle pensait l’avoir perdue au lac l’été dernier. La mienne est

dans ma boîte à bijoux, enfermée, car sans son alter ego elle n’avait plus aucune raison d’être.Je referme les doigts dessus et serre si fort que je suis surprise que les mots gravés dans le métal

ne s’impriment pas en moi comme Mina l’a fait.

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20

TROIS ANS ET DEMI PLUS TÔT (J’AI QUATORZE ANS)

Lève-toi.Je remonte la couverture par-dessus ma tête et gémis :— Laisse-moi tranquille.Cela fait une semaine que je suis rentrée de l’hôpital et je n’ai pas quitté ma chambre. C’est à

peine si je suis sortie de mon lit, le déambulateur étant juste un autre rappel du cauchemar qu’estdevenue ma vie. Je passe mon temps à regarder la télévision et à prendre les cocktails d’antidouleursprescrits par les médecins ; ces pilules me rendent si amorphe que, de toute façon, j’ai envie de nerien faire.

— Lève-toi, insiste Mina en tirant sur les couvertures.Ayant encore un bras dans le plâtre, je ne peux pas lutter contre elle.— Tu es méchante.Tout en lançant cette accusation, je me tourne de l’autre côté et me cache la tête sous mon

deuxième oreiller. Le mouvement m’arrache un grognement de douleur. Même avec les cachets, toutmon corps me fait souffrir, que je sois immobile ou non.

Mina se laisse tomber à côté de moi sur le lit, sans aucune douceur. Son poids fait bouger lematelas, et moi par la même occasion.

Je grimace.— Arrête ça.— T’as qu’à sortir de ce lit.— J’ai pas envie.— Dommage. Ta mère est venue se plaindre en disant que tu refusais de quitter ta chambre. Et

quand ta mère me demande de l’aide à moi, ça veut dire que c’est grave. Alors, debout ! Tu pues. Tuas sacrément besoin d’un bain.

— Non.Je grogne et me plaque l’oreiller sur le visage. Il va encore falloir que j’utilise cette stupide

chaise de douche pour personnes âgées invalides. Chaque fois, ma mère fait les cent pas devant laporte, en se rongeant les sangs de peur que je tombe.

— Fiche-moi la paix.

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— C’est cela, oui. Comme si ça allait marcher avec moi, réplique Mina en levant les yeux auciel.

J’ai toujours l’oreiller sur le visage, aussi je la sens plus que je ne la vois se lever du lit.J’entends le bruit de l’eau en train de couler. L’espace d’un instant, je pense qu’elle a ouvert lerobinet de la douche, dans la salle de bains. Mais dans la seconde qui suit, Mina m’arrache l’oreilleret, alors que j’ouvre la bouche pour protester, elle me renverse un verre d’eau froide sur la tête. Jehurle et me redresse bien trop brusquement. Ça fait un mal de chien ! Je n’ai pas encore prisl’habitude de ne plus pouvoir bouger ma colonne vertébrale comme avant. Mais je suis tellement encolère contre elle que je m’en fiche. Je m’assieds sur le lit en m’aidant de mon bras valide, puisattrape l’oreiller restant et le lui lance à la figure.

Mina rigole ; ravie, elle esquive le projectile d’un élégant pas de côté, et revient à sa placeinitiale en agitant le verre vide sous mon nez d’un air moqueur.

— Saloperie.Je dégage les mèches de cheveux mouillés qui me tombent sur les yeux.— Tu peux m’insulter comme tu veux, crado, si tu vas te laver. Allez, debout.Elle me tend la main, mais ce n’est pas comme les autres qui se sont proposés comme canne

temporaire. Pas comme papa qui veut tout le temps me porter. Comme maman, qui souhaiteraitm’envelopper dans du coton et ne plus jamais me laisser sortir. Ou comme Trev qui voudraitdésespérément me guérir.

Elle me tend la main et, voyant que je ne la prends pas immédiatement, elle claque des doigts,autoritaire et impatiente.

Égale à elle-même.Je glisse ma main dans la sienne, et le sourire qu’elle m’adresse alors est doux et empli de ce

soulagement qu’on ne peut ressentir qu’après s’être beaucoup inquiété.

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21

MAINTENANT (JUIN)

Aussi loin que je m’en souvienne, la maison des Bishop a toujours eu des volets roses, desencadrements de fenêtres et de portes blancs et un grand pommier dans le jardin de devant. Je monteles marches du perron avec précaution, pesant de tout mon poids sur la rambarde, tandis que jemaintiens le carton contre ma hanche.

Trev ouvre la porte avant même que je frappe et, l’espace d’un instant je suis convaincue quemon plan va tomber à l’eau, qu’il ne va pas m’inviter à l’intérieur.

Mais il finit par s’écarter pour me laisser entrer.C’est étrange d’avoir le sentiment de ne pas être la bienvenue entre ces murs. J’y ai passé la

moitié de ma vie et en connais le moindre recoin. Je sais où est le tiroir à bazar, où se situe laréserve de biscuits, et où sont rangées les serviettes.

Et je connais également toutes les cachettes de Mina.Trev remarque la façon dont je me repose sur ma jambe valide.— Ça va ? Donne-moi ça.Il me prend la boîte et, oubliant qu’il est censé m’en vouloir, esquisse le geste de m’offrir son

bras.Puis à la dernière seconde il se souvient et retire sa main comme s’il s’était brûlé. Il se frotte la

bouche en indiquant le salon derrière lui d’un signe de tête.— Tu veux t’asseoir ? demande-t-il avec réticence.— J’aurais d’abord besoin de passer aux toilettes, si ça te dérange pas.— Bien sûr. Tu sais où c’est.Comme je m’y étais attendue, son attention est déjà accaparée par la boîte contenant les affaires

de Mina. Il disparaît dans le salon et je remonte le couloir. Je m’arrête devant les toilettes, ouvre etferme la porte pour être entendue, puis traverse la cuisine sur la pointe des pieds pour rejoindre laseule chambre du rez-de-chaussée. Mina aimait cette configuration. Elle était constamment agitée lanuit, elle écrivait jusqu’à l’aube, ou préparait des gâteaux à minuit, quand elle ne lançait pas descailloux sur ma fenêtre à 3 heures du matin afin de m’entraîner dans de courtes escapades au lac.

La chambre est close. J’hésite, inquiète à l’idée que le bruit alerte Trev. Mais c’est mon uniquechance. Je saisis donc la poignée et la tourne doucement. La porte s’ouvre et je me faufile àl’intérieur de la pièce.

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Quand j’ai imaginé ce plan, j’ai craint de faire tout ça pour trouver toutes ses affaires emballées,ou déjà disparues.

Mais c’est pire : rien n’a changé. Ce sont toujours les mêmes murs lavande et le lit « deprincesse » à baldaquin qu’elle avait réclamé à cor et à cri quand elle avait douze ans. Seschaussures à crampons, l’une sur l’autre près de son bureau, comme si elle venait juste de les retireravec les pieds.

La pièce n’a pas été touchée. Voir son lit encore défait me fait l’effet d’un coup de poing dans leventre. Je reste quelques secondes figée à regarder les draps froissés et le creux dans l’oreiller. Ilfaut que je prenne sur moi pour ne pas poser la main là où on distingue encore l’empreinte de sa têteni caresser les draps qui ont gardé la forme de sa dernière nuit.

Je dois me dépêcher. Je me laisse tomber sur le sol et rampe sous le lit, en cherchant du bout desdoigts la latte de parquet mal fixée. Mes ongles accrochent le bois. Je la soulève et m’avance encoresous le cadre de métal.

Je tâtonne à présent sous le plancher, mais à part des toiles d’araignées, je ne trouve rien dans letrou. Après avoir sorti mon téléphone de ma poche, j’utilise sa lumière pour éclairer l’espace sous lesol.

Il y a une enveloppe coincée tout au fond. Je remets la main dans le trou pour l’attraper, froissantle papier dans ma hâte. Je suis en train de replacer la latte quand j’entends Trev m’appeler depuis lecouloir.

Merde. Je termine précipitamment et m’extirpe de sous le lit. Ma jambe se tord dans le mauvaissens et je dois me mordre la lèvre pour ne pas crier tandis que je me lève et que des élancements medéchirent le genou. Je voudrais m’appuyer contre le lit un instant afin de gérer la douleur, mais je n’aipas le temps. Le souffle court, je fourre l’enveloppe dans mon sac sans l’ouvrir.

— Ça va, So ? s’enquiert Trev en frappant à la porte des toilettes.Je sors discrètement de la chambre de Mina et referme derrière moi avant de boitiller jusqu’à la

cuisine et d’aller prendre un verre dans un placard.Un bruit de pas. Tout en ouvrant le robinet pour remplir le verre, je tourne la tête vers Trev. Je

bois en m’efforçant d’afficher un air innocent. Puis explique en rinçant mon verre et en le posant dansl’évier :

— L’eau est censée apaiser les crampes.— Toujours à fond dans les médecines naturelles ? demande-t-il tandis que nous retournons au

salon.Je laisse échapper un soupir de soulagement ; il n’a pas remarqué ma respiration haletante.L’un des livres de Mina est ouvert sur la table basse.— Yoga et herbes pour la majeure partie. Des piqûres de cortisone dans le dos. Et des pilules

sans opiacés.Nous nous asseyons dans le canapé qui doit dater des années soixante-dix en prenant garde à ne

pas être trop près l’un de l’autre. Nous mis à part, la seule chose qui a changé ici, c’est la tablette dela cheminée. Pendant toute notre enfance, des bougies et des crucifix ont entouré une grande photo ennoir et blanc du père de Mina considérant la pièce avec un sourire radieux. Quand j’étais petite etqu’il m’arrivait de passer la nuit ici, je regardais parfois Mme Bishop allumer les bougies. Une fois,je l’avais vue embrasser le bout de ses doigts, puis les poser sur la photo, et j’avais senti la nauséeme gagner en prenant conscience que tout le monde finissait un jour ou l’autre par mourir.

La photo de Mina trône maintenant à côté de celle de son père. Son visage est encadré par unemasse de boucles brunes et elle me regarde avec aux coins des lèvres la promesse d’un sourire, un

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pâle écho de son énergie explosive fait briller son regard.Certaines choses ne peuvent être contenues, ou capturées.Je baisse les yeux.— Ta mère…— Elle est à Santa Barbara, chez ma tante. Elle avait besoin de… Bref, c’est mieux pour elle.

Pour l’instant.— Bien sûr. Tu retournes à l’université à l’automne ?Il hoche la tête.— Je dois refaire le dernier semestre. Et je ferai la navette. Quand maman reviendra, il faudra

que je sois là.Je hoche la tête à mon tour.Après quelques atroces minutes de silence, je me redresse.— Je ferais mieux d’y aller. Je voulais juste te rendre ses affaires.— Sophie.Le ton est presque le même qu’avant. Je connais Trev. Par cœur. Mieux même que je ne

connaissais Mina. Parce qu’il ne s’est jamais donné la peine de me cacher quoi que ce soit. Il n’ajamais estimé cela nécessaire. Je sais donc ce qu’il va me demander. Ce qu’il attend de moi.

— Non, ne fais pas ça.Mais il est déterminé.— Je dois savoir, insiste-t-il, avec une expression féroce, comme si je lui refusais quelque chose

d’aussi essentiel que l’air, la nourriture, ou l’amour. J’ai passé des mois à ressasser les rapports depolice, les articles de journaux et les rumeurs. Je n’en peux plus. J’ai besoin de savoir. Et tu es laseule personne qui peut me dire la vérité.

— Trev…— Tu me dois au moins ça.Je ne vois aucun moyen de partir sans avoir répondu à ses questions. À moins de m’enfuir.Fuir Trev était facile autrefois. Désormais c’est impossible.Il est tout ce qu’il me reste d’elle.Je me frotte le genou et enfonce mes doigts dans le muscle douloureux entre l’os et la rotule. Si

j’appuie assez fort, je peux sentir les bosses des vis. Ça fait mal, mais c’est une bonne douleur,comme un bleu en voie de guérison.

— Vas-y, demande.— Le docteur qui l’a examinée… il a dit que ça a été rapide. Qu’elle n’a probablement pas eu le

temps de souffrir. Mais je pense qu’il a menti pour me réconforter.Je ne veux pas être près de lui pendant qu’il m’impose ça, qu’il nous l’impose à tous les deux. Je

me décale jusqu’à l’autre bout du canapé et me penche en arrière pour mettre entre nous le plus dedistance possible, comme si ça pouvait me protéger de ce qui va suivre.

— Ça ne s’est pas passé comme ça, n’est-ce pas ? poursuit-il.Je secoue la tête. Ça a même été le contraire, et il l’a toujours su, mais je le vois se disloquer

quand je le lui confirme.— A-t-elle dit quelque chose ?J’aimerais pouvoir lui mentir. Pouvoir lui affirmer qu’elle a fait ses adieux, qu’elle m’a fait

promettre de veiller sur lui, et qu’elle m’a dit qu’elle les aimait, lui et leur mère. Lui raconter qu’ellea vu leur père qui l’attendait de l’autre côté, les bras grands ouverts et un immense sourire sur levisage.

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J’aurais aimé que ça se passe comme ça. Presque autant que j’aurais aimé qu’elle meure sur lecoup, pour lui épargner ce long moment de terreur. J’aurais aimé qu’au moins une partie de cecauchemar soit paisible, calme ou empreinte de bravoure. Mais tout n’a été que douleur et panique.Une scène d’horreur dans la terre et le sang, le souffle haletant sous l’empire de la peur.

— Elle n’a pas arrêté de dire qu’elle était désolée. Elle… elle a dit que ça faisait mal.Ma voix se brise. Je ne peux pas continuer.Trev se couvre la bouche de ses mains. Il tremble et je m’en veux d’avoir accepté de nous

infliger ça. Il ne peut pas l’encaisser. Il ne devrait pas avoir à le faire.Ce fardeau est le mien.Il serait facile d’oublier tout ça avec des pilules. L’envie s’insinue en moi, rampe sous ma peau,

attendant de se déchaîner, de m’entraîner et de me faire replonger. Je pourrais m’autoriser à oublier.Je pourrais sniffer jusqu’à ce que plus rien n’ait d’importance.

Mais je ne peux pas laisser le manque prendre le dessus. Celui qui a fait ça doit payer.Neuf mois. Trois semaines. Cinq jours.— J’ai essayé, Trev. J’ai essayé de la réanimer. Mais rien ne marchait…— Va-t’en, dit-il, les dents serrées et les yeux rivés sur un point droit devant lui. S’il te plaît, va-

t’en.Je n’ai pas encore atteint la porte que j’entends un fracas assourdissant. Je me retourne. Il a

renversé la table basse d’un coup de pied, et le contenu du carton s’est répandu sur le sol. Je croiseson regard, et lui balance des mots pour le blesser, parce que c’est ce que je veux, là, tout de suite.Parce qu’il m’a forcée à en parler. Parce qu’il lui ressemble tant. Parce qu’il est là, et moi aussi,mais pas elle… et c’est si injuste que ça m’empêche parfois de respirer.

— Toujours incapable de me détester, Trev ?

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22

UN AN ET DEMI PLUS TÔT (J’AI SEIZE ANS)

— Tu penses quoi de Kyle Miller ? me demande Mina.Nous sommes en voiture, en route pour l’université de Chico où Trev prépare sa licence de

gestion. Mina aime me traîner là-bas avec elle quand elle y va, une fois par mois. Il faut admettre queje n’oppose pas beaucoup de résistance, car en général c’est un plaisir de voir Trev. Mina a voulupartir tôt, je n’ai donc pas eu le temps de prendre un petit extra et ça me rend nerveuse. Je regretted’avoir proposé de conduire, mais je déteste être passagère, surtout sur les longs trajets, et celui-làdure une heure et demie.

Nous dépassons un autre stand de primeurs. Une pancarte suspendue de travers sur laquelle estécrit FERMÉ POUR L’HIVER se balance dans le vent. Des kilomètres de noisetiers et d’oliviers défilentdes deux côtés, leurs branches nues et sombres se détachant sur le ciel gris, des tracteurs rouillésdans des champs vides avec des panneaux À VENDRE accrochés à leurs clôtures depuis une éternité.

— So ?— Hein ?— Arrête de rêvasser. Kyle Miller ? T’en penses quoi ?— Je conduis. Et pourquoi est-ce qu’on parle de Kyle Miller ?J’ignore pourquoi je joue les imbéciles. Quand Mina s’ennuie, elle s’amuse avec les garçons.— Je sais pas. Il est gentil. Il nous a préparé des gâteaux quand on était à l’hôpital.— Je croyais que c’était sa mère.— Non. C’était Kyle. C’est Adam qui me l’a dit. Kyle fait la cuisine. Sauf qu’il ne le crie pas sur

tous les toits.— OK, ses brownies étaient bons. Mais il est pas très futé.Je me demande si c’est justement la raison de son intérêt pour lui. Le fait qu’il ne sera pas assez

intelligent pour la comprendre. J’ai toujours peur que Trev s’en rende compte.— Kyle n’est pas bête, rétorque-t-elle. Et il a ces immenses yeux marron. On dirait du chocolat.Trop sur les nerfs à cause du manque, je ne parviens pas à cacher mon agacement.— Non, mais je rêve. Ne me dis pas que tu veux sortir avec lui parce qu’il te regarde avec des

yeux de crapaud mort d’amour.Elle hausse les épaules.

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— Je m’ennuie. J’ai besoin d’un peu d’excitation. Cette année a été insipide au possible. Trev estparti, et maman est occupée avec ses bonnes œuvres. Sans parler du fait que le plus grand événementde l’année a été l’élection de la reine du bal.

— L’expression de Chrissy quand Amber lui a donné un coup sur la tête avec le sceptre valaitbien la semaine de colle.

Mina ricane.— C’est toi qui as brisé sa couronne.Je ne cherche même pas à cacher mon sourire.— Je n’ai pas fait exprès de marcher dessus ! Ce char était carrément instable. En plus je partais

avec un handicap.— Bien sûr, So, je te crois. OK, le bal était marrant. La semaine de colle, un peu moins. Mais je

ne veux pas me marrer. Ni me reprendre des heures de retenue. Je veux que quelque chosed’intéressant se produise. Comme quand Jackie Dennings a disparu.

— Ne souhaite pas un truc pareil ! C’est affreux.— Comme le sont en général les enlèvements et les affaires non résolues, réplique Mina.— Pitié, ne me dis pas que tu vas remettre ça. La première fois c’était déjà bien assez flippant.— N’empêche que je suis convaincue que quelque chose de terrible lui est arrivé.— Arrête d’être morbide. Peut-être qu’elle a fait une fugue.— Ou peut-être qu’elle est morte.Mon téléphone sonne, et Mina le prend afin d’éteindre l’alarme.— C’est l’heure de tes médicaments ?— Oui. Tu peux me passer ma boîte ?Elle la sort de mon sac, mais ne me la donne pas. Au lieu de ça, elle me regarde du coin de l’œil.

Les pilules s’entrechoquent bruyamment tandis qu’elle fait tourner la boîte entre ses mains.— Quoi ?— Sophie.C’est tout ce qu’elle me répond. Un mot. Mais il est chargé de frustration, et d’inquiétude.Nous nous connaissons extrêmement bien. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai fait de mon

mieux pour retarder l’inévitable confrontation ; car je sais que si elle me pose directement laquestion, elle devinera sans mal que je lui mens. Du coup, j’anticipe et dis avec autant de sincéritéque possible :

— Je vais bien. J’ai juste besoin de mes cachets.Son regard scrutateur me donne la chair de poule. Je suis sûre d’être complètement transparente

pour elle et qu’elle voit la drogue qui circule dans mes veines.Je me concentre sur la route.Elle agite la boîte.— Je ne m’étais pas rendu compte qu’ils t’en donnaient encore tant que ça.— Eh bien, si, tu vois.J’ai l’impression de me tenir au bord d’une falaise dont le sol s’effrite sous mes pieds. Je ne

cesse de jeter des coups d’œil à la boîte dans ses mains. Elle ne me la tend toujours pas. Que vais-jefaire si elle ne se décide pas ?

— Peut-être que tu devrais songer à te sevrer. Baisser progressivement les doses, ou un truc dansle style. Ça fait une éternité que tu en prends, et c’est pas bon pour toi.

— Je crois que les médecins ne seraient pas de cet avis.Malgré mes efforts, mon agitation est perceptible dans ma voix quand j’ajoute :

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— Tu veux bien lâcher l’affaire ?Elle a entendu l’avertissement, mais l’ignore, parce qu’elle est comme ça, Mina.— Sérieusement, So. Depuis quelque temps, tu te comportes comme…Elle laisse échapper un soupir. Elle ne le dira pas à voix haute. Ça lui fait trop peur.— Je m’inquiète pour toi. Et tu refuses de me parler.— Tu ne comprendrais pas.Elle ne peut pas. Lors de l’accident, elle s’en est tirée avec un bras cassé et quelques bleus.

Tandis que je me suis retrouvée avec des morceaux de métal pour remplacer mes os et unedépendance aux antidouleurs qui s’est transformée en une addiction à laquelle je n’ai ni la volonté nil’envie de résister.

— Pourquoi n’essaies-tu pas de m’expliquer, dans ce cas ?— Non, Mina. Lâche l’affaire, OK ? Et donne-moi mes pilules. On est presque à l’aire de repos.Elle se mordille la lèvre.— D’accord, cède-t-elle en jetant la boîte sur mes cuisses.Elle croise les bras et tourne la tête afin de regarder par la fenêtre les arbres qui défilent de plus

en plus vite, à mesure que j’appuie sur l’accélérateur.Le reste du trajet se déroule en silence.

La fête à laquelle Trev nous emmène ce soir-là est bondée. Avec tous ces corps, l’appartement

est trop chaud, et l’odeur de la bière sature l’air. Je perds Mina dans la foule à peine vingt minutesaprès notre arrivée, mais ça n’a pas d’importance, car nous avons à peine échangé trois mots depuisnotre dispute dans la voiture.

Enfin, c’est ce que je me répète.La musique est abominable. Les derniers tubes à la mode à plein volume me donnent la migraine.

Je n’ai qu’une envie : quitter cet endroit, retourner à l’appartement de Trev et m’allonger sur soncanapé afin de fermer les yeux et somnoler quelques heures.

Je me fraie un chemin dans la cohue, évitant de justesse de me faire mettre la main aux fesses parun étudiant portant une casquette de base-ball à l’envers. Je l’esquive et me faufile sur le balcon, oùj’avale quelques pilules, récupérées dans ma poche, avec le reste de ma vodka.

Il fait froid dehors, mais c’est plus calme ; le brouhaha de la foule et les basses de la musique meparviennent étouffés. Étourdie par l’alcool, je pose les coudes sur la rambarde en attendant que lasensation brumeuse induite par les cachets atténue mes souffrances.

J’entends la porte du balcon s’ouvrir et se fermer.— Tu es là, dit Trev. Mina te cherche.— C’est agréable, ici.Trev me rejoint et s’accoude à côté de moi.— Il fait froid.Il enlève son manteau et le drape sur mes épaules. Le parfum de pin et de colle à bois

m’enveloppe aussitôt.— Merci.Cependant, je ne resserre pas les pans de son manteau autour de moi. Je ne peux pas me perdre en

lui, comme je le fais avec elle.— Vous vous êtes disputées ?— Un peu.

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— Tu sais, il est plus facile de lui pardonner. Sinon elle ne te lâchera pas tant que tu n’auras pascédé.

— Qu’est-ce qui te fait croire que c’est sa faute ?Trev sourit.— Allons, So. C’est toi. Tu fais jamais rien de mal.Je frissonne en pensant aux réserves de médicaments planquées un peu partout dans ma chambre.

Aux lignes que j’ai sniffées ce matin en me levant. Aux pilules que je viens d’avaler. À celles que jegobe, en dehors des horaires, comme des bonbons.

— Ce n’est pas sa faute. C’est rien. Ça va aller.Je resserre mes bras autour de moi. L’Oxy commence à faire effet, et l’impression de planer se

mélange avec l’excitation de l’alcool, à tel point que je manque de lâcher mon verre.Trev se renfrogne et me le prend afin de le poser par terre.— Peut-être que ce n’était pas une si bonne idée que ça de vous emmener ici. Je ne veux pas

donner à ta mère davantage de raisons de me haïr.— Elle te hait pas, je marmonne, quand bien même nous savons tous les deux que je mens. Et

t’inquiète pas pour moi. C’est Mina qui tient pas l’alcool.— Oh, ça je le sais, crois-moi.Le sourire de Trev desserre le nœud qui me compresse la poitrine depuis ma dispute avec Mina.

Il essaie seulement de m’aider ; il ne sait pas.Il ne me voit pas comme Mina me voit.Je me tourne vers lui, le dos contre la rambarde du balcon. Le mouvement fait bouger le manteau

et la lumière de l’appartement fait briller ma peau. Je porte un T-shirt au décolleté si plongeant quesous le bon angle on peut apercevoir ma cicatrice. Je remonte le col, mais cela ne sert à rien. Trevcligne des yeux, soudain sérieux, il me regarde avec insistance.

Son sourire disparaît tandis que, d’un pas, il comble l’espace qui nous sépare. Il pose la main surmon épaule et m’attire à lui. Je sens le manteau glisser à terre. Le tissu fouette l’arrière de mesjambes en tombant et je regrette de ne pas m’être enveloppée dedans.

— Trev ?Ma voix tremble. J’ai mélangé trop de pilules avec la vodka. Ce n’est pas une bonne idée. Il est

bien trop près.— So.Du pouce, il caresse la cicatrice qui me coupe la poitrine en deux parties inégales. Jamais

auparavant il ne m’a touchée comme ça. Il doit être saoul, il ne ferait jamais ça s’il était sobre. Il faittoujours très attention à éviter tout contact avec moi.

— Mon Dieu, Sophie.Il se mord les joues.— C’est là…Mais au lieu de terminer sa phrase, il pose ses mains à plat, couvrant ainsi le plus gros de la

blessure. Sa paume est creusée au niveau de l’espace entre mes deux seins, et le bout de ses doigtsrugueux repose doucement sur ma cicatrice, montant et descendant à chacune de mes respirations.

Mon cœur tambourine sous ma peau, avide de ce contact.— Je sais pas pourquoi tu m’as pardonné, dit-il, la voix chargée d’émotion et de bière.— C’est moi l’imbécile qui n’a pas mis sa ceinture de sécurité.Chaque fois qu’il ramène le sujet sur le tapis, j’utilise la même réplique.

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— J’ai eu si peur que tu te réveilles pas. J’aurais dû me douter que t’abandonnerais pas. Mina,elle, le savait. Elle arrêtait pas de répéter que tu étais trop têtue pour nous lâcher.

Il lève les yeux, toute sa douleur étalée devant moi. Quand je croise son regard, ses doigts secrispent, comme s’ils voulaient sculpter ma peau pour faire émerger quelque chose de beau de cemassacre.

Je sais soudain avec certitude que si je ne détourne pas la tête, il va m’embrasser. C’est évident àla manière dont il se tient, dont il se balance d’un pied sur l’autre en frottant entre ses doigts le bordde mon débardeur, comme s’il tentait d’en mémoriser la texture. C’est du Trev tout craché :déterminé, honnête, fiable. Je suis déchirée entre l’envie d’accueillir ce baiser et l’envie de fuir.

Je souhaiterais presque qu’il se décide. Ce n’est pas comme si je ne m’étais jamais demandé ceque ça me ferait. Ou comme si je n’avais jamais vu la façon dont il me regarde.

Ce n’est pas comme si j’ignorais tout de ce qu’il ressent pour moi.Mais cette pensée me fait baisser les yeux. Je m’écarte, et l’espace d’une seconde je crains qu’il

ne me laisse pas partir, mais il le fait ; évidemment qu’il le fait.— J’ai besoin d’eau, dis-je avant de me précipiter à l’intérieur tandis qu’une partie de moi, la

plus honnête, pousse un soupir de soulagement.

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23

MAINTENANT (JUIN)

À la seconde où j’arrive à la maison, je déchire l’enveloppe trouvée dans la chambre de Mina. Ily a une bosse dans un coin, et je fais tomber une clé USB. Au même moment, j’entends le pas demaman. Je referme une main sur la clé violette « Hello Kitty », et de l’autre je fourre l’enveloppedans la poche arrière de mon jean.

— Que fais-tu ici, plantée au milieu du couloir ? demande-t-elle, perplexe.— Je range mes clés, c’est tout.Je plonge la main dans mon sac, y lâche la clé et récupère mon trousseau. Puis, avec un sourire à

l’intention de ma mère, je le suspends au crochet.— Ça sent bon.— J’ai fait du poulet rôti. Tu viens manger ?Je la suis dans la salle à manger. Papa est déjà à table et je remarque que maman a sorti la belle

vaisselle.L’enveloppe dans ma poche se plie à chacun de mes pas. Je n’ai qu’une envie : monter dans ma

chambre, barricader la porte et brancher la clé sur mon ordinateur portable.Voyant ma mère s’asseoir, je ravale un soupir. Pourquoi a-t-il fallu qu’ils choisissent ce soir pour

faire un dîner en famille ?Je m’installe du côté gauche tandis que mes parents occupent chacun une des extrémités de la

table.— Ton rendez-vous s’est bien passé ? me demande maman.— Oui.— Comment as-tu trouvé le docteur Hughes ? s’enquiert papa.À croire qu’ils se sont entendus avant que j’arrive pour se relayer dans les questions.— Il est réglo.— Je suis consciente que c’est la première fois que tu as un homme comme thérapeute, dit

maman. Si cela te pose problème…— Non. Le docteur Hughes est bien. Je l’apprécie. Promis.Je prends une bouchée de poulet et la mâche plus longtemps que nécessaire.— Il faudra bientôt que nous abordions le sujet de tes études, enchaîne papa. Tu devrais faire une

liste des universités qui t’intéressent.

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Je pose mes couverts, mon appétit envolé. J’espérais avoir encore quelques semaines de répitavant que nous nous occupions de ça. Après tout, les cours ne reprennent que dans deux mois.

— Tu es prête à rentrer en terminale, me rassure maman en se méprenant sur l’expression de monvisage.

Du bout de ma fourchette, je fais rouler mes petits pois dans mon assiette. J’ai dans la gorge unnœud de la taille du Texas et appréhende d’avoir à avaler quoi que ce soit. Je n’ai pas le temps depenser à ça. Ma priorité est de retrouver l’assassin de Mina.

Qu’y a-t-il sur cette clé USB ?— Le travail que tu as effectué pendant que tu étais à Seaside était excellent ; tes professeurs ont

été impressionnés, poursuit maman avec un de ses rares sourires.— Je ne me fais pas de souci à ce sujet…— Tu t’inquiètes pour tes candidatures ? Nous pouvons trouver un moyen pour expliquer les mois

pendant lesquels tu n’as pas été scolarisée. Et si tu focalises ton essai sur l’accident, et les dernièresépreuves que tu as eues à surmonter, je suis certaine…

— Tu veux que je joue la carte de l’infirme ?Elle a un mouvement de recul, comme si je l’avais frappée.— Ne dis pas ça ! s’énerve-t-elle.Je dois me retenir pour ne pas lever les yeux au ciel. Ma mère est celle qui a le plus mal vécu

l’accident. Papa m’a conduite à mes séances de kiné et a fait des recherches sur les opérations quej’ai subies. Il m’a portée pour monter et descendre l’escalier pendant tout un mois, et quand j’étaisencore à l’hôpital il me lisait une histoire tous les soirs, comme quand j’étais petite. Et il a pris soinde moi une nouvelle fois quand j’étais supposée le faire moi-même. Papa est doué pour s’occuperdes gens.

Maman, son truc, c’est réparer, mais elle ne peut pas me réparer, et elle ne le supporte pas.— C’est la vérité.Les mots sont durs et ont pour objectif de faire voler en éclats l’armure de la reine de glace.

Qu’elle cesse enfin d’attendre que la fille que j’étais revienne.— Je suis une infirme. Et une droguée. Et comme tu es convaincue que c’est en partie ma faute si

Mina s’est fait tirer dessus, je pense qu’on peut ajouter tueuse accidentelle à la liste. Tiens, peut-êtreque je pourrais écrire mon essai là-dessus !

Elle devient rouge, blanche, puis presque violette. Je suis fascinée, en arrêt devant sa colère,tandis que dans ses yeux l’inquiétude se transforme en rage. Même mon père lâche sa fourchette et luipose la main sur le bras, comme s’il craignait qu’elle se jette sur moi.

— Sophie Grace, tu vas faire preuve de respect sous ce toit, finit-elle par cracher. Envers moi,envers ton père, mais surtout envers toi.

Je balance ma serviette dans mon assiette.— J’ai plus faim.Je me lève, mais mes jambes tremblent et je dois me tenir à la table plus longtemps que je ne

l’aurais voulu. Puis, en boitant, je traverse la salle à manger. Je sens le regard de ma mère dans mondos, ainsi que l’intensité avec laquelle elle observe chacun de mes pas désaccordés, chaque instantde maladresse.

Une fois arrivée en haut, je manque de faire tomber mon sac tellement j’ai hâte de récupérer laclé USB. Je l’attrape, ouvre mon ordinateur portable et la branche en tapotant nerveusement leplateau de mon bureau.

Le dossier apparaît à l’écran, je double-clique dessus, le cœur battant à tout rompre.

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Une fenêtre surgit, demandant un mot de passe. Je commence par taper sa date d’anniversaire,puis celle de Trev, la mienne, et enfin celle de son père. Sans succès. J’essaie ensuite le nom de sesvieux animaux de compagnie, même celui de la tortue qu’elle a eue en CE2 et qui est morte dans lasemaine où elle l’a ramenée chez elle. Mais rien ne fonctionne. Pendant plus d’une heure, je tape toutce qui me traverse l’esprit, mais c’est toujours le même message d’erreur qui s’affiche.

Frustrée, je me lève et passe devant ma coiffeuse où j’ai posé la bague de Mina à côté de lamienne. Je la prends et l’examine. La gravure à l’intérieur scintille à la lueur de la lampe.

Soudain pleine d’espoir, je fais demi-tour et tape « pourtoujours » en un seul mot dans la boîte dedialogue. Puis j’appuie sur « entrée ».

« Mot de passe incorrect ».La frustration emmagasinée ajoutée à la douleur encore cuisante causée par la discussion avec ma

mère déferle en moi.— Bon sang, Mina !Je balance la bague de toutes mes forces. Elle rebondit contre le mur et atterrit sur le tapis près

de mon lit.À peine a-t-elle touché terre que je suis à genoux, grimaçante de douleur, pour la ramasser. Mes

mains tremblent tandis que je la passe à mon doigt.Et elles ne cessent que lorsque, après être allée chercher la seconde bague, la mienne, sur ma

coiffeuse, je l’enfile sur mon pouce, avec la sienne.

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24

UN AN ET DEMI PLUS TÔT (J’AI SEIZE ANS)

Après la fête, je suis saoule et je plane encore, étendue à côté de Mina, chacune dans un sac decouchage par terre dans le salon de Trev. J’entends ses colocataires ronfler à l’autre bout du couloir.

Le sol est dur, et il y a sur le tapis d’étranges taches auxquelles je préfère ne pas penser, vu queje suis dans un appartement plein de garçons. Incapable de m’endormir, je m’agite en regardant lescapsules de bouteilles de bière incrustées au plafond. Mes paupières sont lourdes, mais je refuse deles laisser se fermer.

Mina quant à elle fait semblant de dormir. Elle ne peut pas me berner ; toutes ces nuits passéesl’une chez l’autre m’ont appris à faire la différence.

— Je sais que tu es réveillée.— Dors, se contente-t-elle de répliquer sans ouvrir les yeux ni changer le rythme exagérément

lent de sa respiration.— Tu es toujours furieuse ?— Je suis crevée, So.Je joue avec la fermeture de mon sac de couchage, la faisant monter et descendre en attendant

qu’elle me réponde, sachant qu’elle ne le fera peut-être pas.Soudain elle brise le silence qu’elle s’est imposé et, avec un regard empli d’inquiétude, elle me

demande :— Ça va, ton dos ?— Ça ira.C’est un mensonge. Je me réveillerai demain raide. Ma jambe valide sera engourdie et l’autre me

fera souffrir le martyre.Je devrais prendre une dernière pilule. Je le mérite.— Tiens, mon oreiller.Elle s’avance et le cale sous ma tête.— C’est mieux ?— T’as pas répondu à ma question.Elle soupire.— Je te l’ai déjà dit, je ne suis pas furieuse contre toi. Je suis inquiète.J’insiste.

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— Il n’y a aucune raison.Ce n’est pas la bonne chose à dire. Sa peur est réelle. Et cela m’embête plus que je ne veux bien

l’admettre ; j’ai envie de me cacher, de m’abrutir davantage pour ne plus y songer ni penser à elle.— Bien sûr que si, siffle-t-elle en s’asseyant.Elle m’attrape le bras et tire dessus afin que je me redresse à mon tour. Puis elle se penche et

envahit mon espace si vite que je suis trop surprise pour réagir.— Tu avales trop de médicaments. C’est mauvais pour toi.Elle déglutit et semble soudain prendre conscience de notre proximité physique. Elle me serre le

bras, puis relâche sa prise et serre à nouveau.— Sophie, je t’en prie, dit-elle.Mais je ne sais pas trop ce qu’elle veut. Elle est trop près : je peux sentir la lotion à la vanille

dont elle s’est enduit les mains avant de se coucher.— Je t’en prie, répète-t-elle.Mon cœur manque un battement, car il n’y a plus d’erreur possible sur ce qu’elle attend de moi.Elle baisse les yeux sur mes lèvres, m’attire à elle. L’excitation et l’espoir me coupent le souffle.Oh, mon Dieu, c’est vraiment en train d’arriver.Je suis si absorbée par ce qui se passe que, quand je prends conscience des bruits de pas, il est

déjà presque trop tard.Mais Mina a entendu et elle s’écarte avant que Trev entre dans la pièce.— Vous pioncez toujours pas ? s’étonne-t-il.Tout en bâillant, il se dirige vers la cuisine et prend une bouteille d’eau dans le réfrigérateur.— On était sur le point de s’endormir, répond Mina hâtivement en se rallongeant.Elle ne m’adresse même pas un regard, et je sens mes joues s’empourprer. Mon corps tout entier

est chaud et lourd, et je serre les jambes en réprimant l’envie de me tortiller afin de m’enfoncerdavantage dans mon sac de couchage.

— Bonne nuit, lance Trev en quittant la cuisine sans éteindre la lumière pour que Mina ne soitpas dans le noir.

Mina ne dit rien. Elle s’installe dans son sac de couchage, tournée vers moi, une main sous latête. Pendant un long moment, nous restons à nous regarder.

J’ai trop peur pour bouger. Ou même parler.Puis Mina sourit. Un sourire léger et sincère, teinté de regret, et qui n’est destiné qu’à moi. Elle

glisse alors son autre main dans la mienne et ferme les yeux. Ses bagues en argent, réchauffées par sapeau, sont douces sous mes doigts. Le parfum de vanille tourbillonne autour de moi. Mon rythmecardiaque s’accélère et des papillons dansent la java dans mon ventre, en se délectant de ce contact.

Quand je me réveille le lendemain matin, nos doigts sont encore entremêlés.

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25

MAINTENANT (JUIN)

— Merci d’être venue.Je m’écarte pour laisser entrer Rachel.— Sophie, qu’est-ce que c’est que… ?Ma mère vient de voir Rachel avec ses cheveux flamboyants, son gilet jaune moutarde boutonné

de travers et le gros médaillon en forme de crâne accroché à la chaîne de vélo qu’elle porte autour ducou.

— Oh.— Maman, tu te souviens de Rachel ?— Oui, répond-elle avec un sourire presque sincère bien que son regard s’attarde un peu trop

longtemps sur mon amie.Je me demande si l’apparition de Rachel rappelle cette nuit-là à ma mère. Elle était restée avec

moi jusqu’à l’arrivée de mes parents. D’un autre côté je ne lui avais pas vraiment laissé le choixétant donné que je refusais de lui lâcher la main.

— Comment allez-vous, madame Winters ?— Bien, et toi ?Rachel sourit.— Super.— J’ai un problème avec mon ordinateur et Rachel est passée y jeter un coup d’œil.— Au revoir ! dit joyeusement Rachel en me suivant dans ma chambre.Je ferme la porte derrière nous, et elle balance son sac sur mon lit avant de se laisser tomber à

côté.— OK, je n’ai que quarante minutes. Après je dois aller à Mont Shasta voir mon père. C’est son

anniversaire.— Tu penses pouvoir pirater une clé USB en quarante minutes ?Les coins de ses lèvres peintes en rouge se relèvent en un demi-sourire.— Impossible. Je suis douée pour démonter les ordinateurs et les remonter, mais les codes, c’est

une autre histoire. Ça risque de me prendre un moment.Je lui tends la clé.— Merci d’essayer. Pour ma part, j’ai testé tous les mots qui me passaient par la tête.

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— Ce qui n’est probablement pas la technique la plus efficace.— Je suis bien d’accord.— Alors, ça a donné quoi, ton entretien avec le responsable de Mina au Flambeau ?Elle attrape un oreiller qu’elle serre contre elle et pose le menton dessus. Elle a replié une de ses

jambes sous elle, et l’autre pend en dehors du lit.— Il est en déplacement, mais il sera de retour la semaine prochaine. J’y retournerai à ce

moment-là pour lui parler.— Et visiblement, tu n’as pas eu de souci pour entrer chez Mina, commente Rachel en agitant la

clé.Je hausse les épaules.— Trev me déteste.— J’en doute.— Il voudrait en tout cas. Et il devrait. Il me haïrait s’il savait la vérité.Rachel, qui était en train de s’agiter sur mon lit en faisant tourner la clé USB dans sa main, lève

les yeux et croise mon regard.— La vérité ?Je ne dis rien car, quand on se cache, c’est instinctif. Il faut de la préparation pour se confier, et

je ne me suis jamais préparée à révéler ce secret, même quand j’en avais envie.— So, est-ce que je peux te demander quelque chose ?Dans ses yeux je vois une question.La question.Je pourrais esquiver en gardant le silence. Je pourrais dire non. Je pourrais être cette fille qui se

voile la face et renie son cœur.Mais cela me rongerait. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de vrai en moi.Je fais tourner les bagues sur mon pouce et elles s’entrechoquent, comme pour échanger les

marques et les rayures récoltées au fil des ans.— Bien sûr. Vas-y.— Toi et Mina, vous étiez…Elle change de tactique, brusquement, exactement comme dans ses lettres, partant dans une

direction avant d’opérer un virage à 180 degrés en milieu de phrase.— Tu aimes les filles, n’est-ce pas ?Je rougis et triture mon dessus-de-lit en essayant de décider quoi répondre.Parfois je me demande ce que ma mère en penserait, si elle chercherait à glisser ça sous le tapis,

à l’ajouter à la liste des choses à réparer.Parfois je me demande aussi si ça dérangerait mon père de me conduire à l’église pour offrir ma

main à une femme au lieu d’un homme, gagnant ainsi une autre fille au lieu d’un fils.Parfois je me demande comment ça se serait passé si j’avais dit la vérité à ce sujet dès le début.

Si nous n’avions jamais eu à nous cacher. Dans quelle mesure ça aurait impacté la suite desévénements si nous avions été honnêtes ?

Je ne le saurai jamais. Mais aujourd’hui, ici, avec Rachel, je peux être honnête. Peut-être parcequ’elle m’a rencontrée au pire moment de ma vie. Peut-être parce qu’elle est restée malgré tout. Peut-être parce que je ne veux plus avoir peur. En tout cas, plus peur de ça. Car, comparé à tout le reste –la dépendance aux drogues, le gouffre creusé en moi par la mort de Mina, la culpabilité qui metorture quand je pense à Trev –, m’accrocher à ça n’a aucun intérêt. Plus maintenant.

C’est pourquoi je réponds :

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— Parfois.— Donc, tu aimes aussi les garçons.— Ça dépend de la personne.Je suis toujours en train de tripoter mon dessus-de-lit, enroulant les fils qui dépassent autour de

mes doigts.Son sourire est franc et encourageant.— Le beurre, l’argent du beurre, la crémière et le crémier tant qu’on y est.J’éclate de rire, le son surgit de moi comme la vérité. J’ai envie de pleurer et de la remercier. De

lui dire que je n’en ai jamais parlé à personne avant, et que la voir accepter mon aveu commequelque chose de naturel est un véritable cadeau.

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26

TROIS ANS PLUS TÔT (J’AI QUATORZE ANS)

— Allez. Ouvre la porte.Mina frappe pour la troisième fois. Je suis enfermée dans la salle de bains en train d’essayer de

recouvrir de fond de teint la cicatrice sur mon cou. Sans succès. Malgré tous mes efforts, on voittoujours une ombre.

Près de six mois se sont écoulés depuis l’accident, et l’idée, l’ironie, d’aller à un bal alors quebouger est encore si douloureux, me donne envie de hurler « non, non, non » en tapant des piedscomme une gosse. Mais ma mère était si excitée quand Cody m’a invitée. Et puis Mina n’a cessé deparler de nos robes, et je n’ai pas eu le cœur à leur dire non.

Sauf que maintenant, je ne veux pas quitter la salle de bains. Je déteste mon corps déformé et lefait d’avoir à m’appuyer si lourdement sur ma canne à chaque pas.

— So, si tu n’ouvres pas cette porte dans les cinq secondes, je vais la défoncer. Je te le jure.Elle frappe plus fort.— T’y arriverais pas.L’imaginer en train d’essayer, avec son mètre soixante et ses quarante-cinq kilos toute mouillée,

m’arrache un sourire.— Oh que si, je peux ! Ou je peux aller chercher Trev, je te parie que lui y arrivera sans

problème.— Ne t’avise pas d’appeler Trev.Chaque fois que je suis seule avec lui, il veut s’excuser, me réparer.Malgré la porte qui nous sépare, je visualise sans peine son air triomphant.— Je vais y aller ! D’ailleurs j’y vais maintenant.J’entends un bruit de pas exagéré… Mina piétine lourdement devant la porte. Je vois l’ombre de

ses pieds.Je balance le tube de fond de teint dans ma trousse à maquillage et me lave les mains. Les

boucles élaborées que Mina a réalisées tant bien que mal avec mes cheveux m’effleurent les épaules.— Une seconde, j’arrive.Je remonte le col de ma robe. La soie rouge est jolie ; elle donne à ma peau une carnation laiteuse

plutôt que maladive, mais maman a dû l’emporter chez un couturier pour qu’il ajoute des lacets audécolleté afin de dissimuler le plus gros de mes cicatrices.

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Trouver une tenue correcte avec des manches nous a pris une éternité. Serrées dans la mêmecabine, nous avons dû en essayer au moins une cinquantaine pendant que ma mère attendait àl’extérieur. Mina a été aux petits soins, m’aidant à enfiler et à quitter les monceaux de tulle et desatin. Elle m’a tenu la main pour me stabiliser. Et à un moment, elle m’a lâchée, gardant une secondede trop ma peau contre la sienne. La voyant rougir, je lui ai demandé si elle allait bien, ce à quoi ellea répondu en bafouillant.

Ma jambe me fait atrocement souffrir. J’ai laissé ma canne dans la chambre et maintenant j’en aibesoin, même si je la déteste.

Je sors la bouteille orange de la pochette ornée de perles achetée avec la robe sur l’insistance deMina et fais tomber deux pilules dans ma main.

Mina frappe à nouveau.— Allez, Sophie, dépêche-toi.Disons plutôt trois. Je les avale avec de l’eau du robinet et range le flacon.Puis j’ouvre la porte. La soie caresse mes jambes ; la sensation est étrange, mais agréable malgré

les cicatrices.Mina s’extasie.— Regarde-toi.Elle-même est déjà habillée, enveloppée d’une étoffe argentée qui scintille sur sa peau bronzée.

Mme Bishop va grimper aux rideaux quand elle verra à quel point sa robe drapée à la grecque estcourte.

— J’avais raison, le rouge te va à merveille.Elle tourne sur elle-même. Ses cheveux sont rassemblés en un chignon lâche et maintenus par un

serre-tête de feuilles d’argent. De petites mèches folles tombent sur ses épaules nues, tandis qu’ellefouille sous les couvertures de son lit. Elle attrape quelque chose et le cache derrière elle.

— J’ai une surprise ! s’exclame-t-elle, vibrante d’enthousiasme.Voyant combien elle a l’air heureuse, je joue le jeu. Je veux qu’elle soit toujours heureuse.— Qu’est-ce que c’est ?Elle la brandit triomphalement.La canne qu’elle tient est peinte en rouge pour être assortie à ma robe. Mina y a collé des petits

cristaux rouges et blancs. Ils scintillent et reflètent la lumière. Des rubans de velours ruissellent dupommeau : spirales rouges et argentées qui s’entortillent et se balancent dans l’air.

— Tu as décoré ma canne.Je la prends, et porte la main à ma bouche. Comme si j’avais besoin de cacher le sourire qui me

fend le visage, de le retenir. Des larmes coulent sur mes joues, en ruinant sûrement au passage monmaquillage. Mais je m’en moque, parce qu’elle fait quelque chose dont elle seule est capable : ellerend ma vie belle, meilleure, pleine de paillettes et de velours ; et tout ça me fait ressentir pour elleun amour si intense qu’en cet instant je ne peux le contenir.

Alors je le lui dis, parce que je le pense. Parce qu’il le faut. Parce qu’à me trouver là,maintenant, avec elle, je n’ai pas le choix.

— Je t’aime.C’est là que je la vois. Ça ne dure qu’une microseconde. Une étincelle dans son regard. Elle

s’efforce de la dissimuler, mais je la vois avant qu’elle me prenne dans ses bras et me murmure àl’oreille :

— Je t’aime plus encore.

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27

MAINTENANT (JUIN)

Rachel est partie chez son père en promettant d’appeler dès qu’elle aura déverrouillé la clé USB.Je commence mon rituel de yoga du matin, mais j’ai trop tiré sur la corde hier. Après que mon genoua cédé pour la quatrième fois dans la position du guerrier, je roule mon tapis et le range.

Il est important de savoir reconnaître quand on est épuisé.Mon jean est toujours par terre, là où je l’ai jeté la veille, et quand je le ramasse l’enveloppe qui

contenait la clé USB tombe de ma poche.À l’intérieur, il y a une page de carnet pliée que je n’avais pas remarquée la nuit dernière. Je la

déplie et lis :S’il te plaît, ma puce, réponds au moins au téléphone. Je veux seulement te parler. C’est

promis. Décroche, je t’en prie. Si tu continues à m’ignorer, tu ne vas pas aimer ce qui va se passer.Je retourne le papier, mais il n’est pas signé.Peu importe. Cela ne peut venir que de Kyle.Si tu continues à m’ignorer, tu ne vas pas aimer ce qui va se passer.Je relis la phrase à plusieurs reprises sans pouvoir m’arrêter, je reste scotchée dessus, et elle se

met à tourner en boucle dans ma tête.— Sophie ?Je lève les yeux du papier. Papa se tient devant moi sur le pas de ma porte, sourcils froncés.— Désolée, qu’est-ce qu’il y a ?— Je disais seulement que j’y allais. Je déjeune avec Rob. Ta mère est déjà partie. Ça va, ma

chérie ? Tu es toute pâle. Je peux reporter…— Je vais bien.Mais mes oreilles bourdonnent ; je suis en train de passer en revue dans ma tête tous les endroits

où Kyle pourrait se trouver en ce moment même.— J’ai juste trop forcé et mon genou me fait mal.— Tu veux de la glace ?— C’est bon, je vais aller en chercher. Tu n’as pas besoin d’annuler ton rendez-vous, papa. Vas-

y. Salue Coach pour moi.Il faut que mon père s’en aille. Je dois mettre la main sur Kyle. Où peut-il être ? Chez lui ?— OK, répond mon père. Appelle-moi si ça ne s’améliore pas.

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Je souris, ce qu’il semble prendre pour un oui.Le message de Kyle froissé dans mon poing, j’attends que papa soit parti puis j’attrape mon

téléphone, compose le numéro d’Adam et fais les cent pas pendant que ça sonne.Quand il décroche enfin, j’entends des rires et des chiens qui aboient dans le fond.— Salut ?— Salut, Adam. C’est Sophie.— Hé, quoi de neuf ?— Je me demandais si par hasard tu saurais où est Kyle ? J’ai trouvé un collier qui est à Mina et

je crois qu’il le lui avait donné. Je voudrais le lui rendre pour me faire pardonner de m’êtrecomportée comme une garce la semaine dernière. Je sais pas s’il travaille ou pas cet été.

— Si, il est probablement au boulot, répond Adam.J’entends quelqu’un l’appeler et de nouveaux éclats de rire.— Une seconde, les gars, dit-il à leur intention. Désolée, So. Il est au restaurant de son père, pas

au café, mais à celui de fruits de mer, sur Main Street… Le Phare.— Merci.— Pas de souci. Hé, appelle-moi la semaine prochaine. L’équipe organise son feu de camp

annuel au lac. On pourrait s’y voir.Je ne le prends pas au sérieux, mais acquiesce malgré tout.— Bien sûr. Je dois filer. Merci encore.

Je conduis trop vite : accélérant quand les feux passent de l’orange au rouge, m’arrêtant à peine

aux stops et fonçant dans les virages. Notre ville n’étant pas bien grande, le centre-ville ne l’est pasnon plus. Le bon et le mauvais sont les uns sur les autres : le tribunal est à un pâté de maisons de laprison, le magasin de spiritueux se trouve en face de l’Église méthodiste. Quelques restaurants, unsnack-bar au bord de la voie ferrée et des motels louant des chambres à la semaine, véritables nids àembrouilles. Je ne ralentis qu’en voyant l’enseigne au néon bleu et rose du Capri M-tel, avec son omanquant.

Le Phare est juste à côté. Je me gare en vitesse et déboule dans l’établissement sans me soucierd’être discrète. Accoudé au comptoir, Kyle regarde un match de basket sur l’écran plat installé sur lemur du fond.

La salle est presque vide, seules quelques tables sont occupées. Je les dépasse et me dirige verslui, son visage se ferme.

— Il faut que je te parle.— Je travaille, répond-il en me fusillant du regard à travers les cheveux blonds qui lui tombent

sur les yeux. Si tu piques une crise ici…— Prends une pause et viens discuter avec moi, ou tu auras droit à une vraie crise.Il jette un coup d’œil aux clients, puis me dit :— Suis-moi.Nous traversons la cuisine et sortons par la porte de derrière qui donne sur l’espace clôturé où

sont entreposées les poubelles. Ça sent un mélange infect de graisse, de poisson et de détritus et jesuis obligée de respirer par la bouche.

— T’es incroyable, s’exclame Kyle aussitôt que la porte est fermée et que nous ne sommes plusque tous les deux. C’est quoi ton problème ?

Je lui plaque violemment le message sur la poitrine.— Tu peux m’expliquer ça ?

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Il le prend et le parcourt des yeux.— Ben quoi ?Je me campe sur mes jambes, bras croisés, et soutiens son regard.— Dis-moi à quel propos toi et Mina vous vous êtes disputés la veille de sa mort ?Kyle est l’illustration parfaite de l’expression « un livre ouvert ». Il est incapable de cacher ses

émotions. Il reste bouche bée une seconde avant de penser à la fermer.— Ce sont pas tes affaires.— Vu que tu as menacé Mina quelques heures avant qu’elle soit tuée, si, ce sont mes affaires !— N’importe quoi ! Ce n’était pas une menace. Je voulais juste qu’elle me rappelle.— Tu l’as menacée. Si tu continues à m’ignorer, tu ne vas pas aimer ce qui va se passer. Qui

dit ça à sa petite amie ?Kyle devient rouge, et ses yeux de cocker se durcissent.— Tais-toi. Tu ne sais pas de quoi tu parles.— Alors, explique-moi. Raconte-moi pourquoi vous vous êtes engueulés.— Laisse tomber.— Hors de question.— Va te faire foutre.Il fait mine d’ouvrir la porte, mais je me plante devant lui, et le repousse avec force. Il mesure

plus de 1,80 mètre, mais ça fait du bien de le bousculer. Tandis qu’il recule en trébuchant, jem’avance encore, il reprend son équilibre et me saisit les poignets.

— Arrête ça, Sophie.Il me lâche et s’écarte en levant ses mains grandes comme des battoirs.— Tu vas te faire mal.Je me jette à nouveau sur lui. Il m’esquive et je retombe sur ma mauvaise jambe. Il s’en faut de

peu que je me retrouve par terre.— T’es vraiment un boulet, marmonne-t-il en m’attrapant le bras pour me retenir.— Dis-moi.J’insiste, pantelante, l’adrénaline courant dans mes veines.— Pourquoi vous vous êtes disputés ?— Arrête. C’est pas une bonne idée.— Qu’est-ce qu’elle t’a dit pour te foutre en rogne comme ça ? De quoi l’as-tu menacée ?Je ponctue chaque question d’une poussée et il se contente d’encaisser. Jusqu’à ce que je sois sur

la pointe des pieds, quasiment nez à nez avec lui. Je dois agripper le grillage derrière lui pour mestabiliser. Ma jambe tremble, mais je tiens bon. Je ne tomberai pas devant lui.

— Elle tenait à toi. Elle t’a même laissé coucher avec elle ! Pourquoi…— Tais-toi ! crie-t-il.J’en demeure bouche bée. La douleur que j’entends dans sa voix me fait grimacer. Ses yeux bruns

brillent, comme s’il était sur le point de pleurer.— Tais-toi ! Il n’y en a qu’un de nous deux qui se la tapait, et c’était certainement pas moi.

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28

TROIS ANS PLUS TÔT (J’AI QUATORZE ANS)

— On est en retard, dit Amber en récupérant son sac de sport dans la voiture de sa mère.Mina lui lance un regard assassin tout en sortant le déambulateur et en le dépliant pour moi.— Calme-toi, réplique-t-elle sèchement.— Coach va nous botter les fesses. Il faut qu’on s’échauffe.Je donne un petit coup de coude à Mina.— Vas-y. Je peux rejoindre les gradins par moi-même.— Non.— Vas-y, Amber.Je ne veux pas qu’elle me tienne pour responsable de son retard. Elle ne voulait même pas que je

vienne, à l’origine, c’est Mina qui a insisté.Amber hoche la tête et prend le sac de Mina avec elle.Voyant que Mina ne semble pas décidée à partir, j’essaie de la rassurer :— C’est bon, je me débrouille.Elle jette un coup d’œil par-dessus son épaule. Les filles sont déjà sur le terrain ; si elle ne se

dépêche pas, elle va avoir des ennuis.— Eh ! s’exclame-t-elle en agitant la main en direction du parking. Adam ! Kyle !— Mina…— Si tu veux que j’y aille, alors tu dois accepter qu’Adam et Kyle t’aident, me dit-elle.Je lève les yeux au ciel et attrape les poignées du déambulateur pour me mettre debout et

m’appuyer dessus. Les médecins m’obligent à l’utiliser encore un mois avant de pouvoir passer à lacanne. J’ai du mal à croire que je suis réellement impatiente d’avoir une canne, mais c’est pourtant lecas.

Les garçons arrivent et, après s’être assurée qu’ils ne me laisseront pas tomber des gradins, Minase précipite sur le terrain, ses cheveux volant telle une queue de comète derrière elle.

Kyle me surplombe. Son jean est un poil trop court. Il est plus grand que tous les autres élèves denotre âge et ne semble pas parti pour s’arrêter de grandir tout de suite. Il garde sa main à proximitéde mon dos pendant les interminables minutes d’agonie qu’il me faut pour atteindre les gradins,comme s’il s’attendait à tout instant à ce que je bascule.

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— Où est ton père aujourd’hui ? demande Adam en s’asseyant sur le banc du bas. Oncle Rob a unentraîneur de moins.

— Un traitement radiculaire à faire en urgence.— Ça existe vraiment ce mot ? s’étonne Kyle.— Je suppose. Vous pouvez aller là-haut, si vous voulez. Je peux très bien rester ici toute seule.— La vue est meilleure ici, réplique Kyle avec un sourire.Et je souris à mon tour. Plongeant la main dans mon sac, j’en sors un paquet de M&M’s que nous

partageons en observant ce qui se passe sur le terrain de foot.Les filles se préparent à jouer en s’échauffant sur la touche. La tête de Mina, avec ses boucles

noires, est baissée tandis qu’elle fait des étirements.— Tu n’aides pas l’entraîneur ? demande Kyle à Adam.— Dans une minute, répond ce dernier. Il n’a pas besoin de moi avant le début du match.Kyle a les yeux rivés sur Mina. Il la regarde étirer ses bras au-dessus de sa tête, les montant de

plus en plus haut, comme si elle pouvait toucher le ciel. C’est la plus petite de l’équipe, mais quandelle est sur le terrain on dirait qu’elle fait au moins trois mètres, tant elle est rapide et pleine deforce.

— Tu commences à bien te débrouiller pour te déplacer, dit Adam en retirant sa casquette debase-ball et en la fourrant dans la poche arrière de son jean.

— Je suis presque prête à passer à la canne. Youpi !— Eh ! Tu devrais être fière. Mina raconte que tu as bossé comme une malade pendant la

rééducation.— C’est ce que dit Mina, Kyle ? demande Adam en m’adressant un sourire de connivence tandis

que les joues de Kyle s’empourprent.— Tes parents ne t’enquiquinent pas avec le lycée ? s’enquiert Kyle, visiblement désireux de

changer de sujet.— Ils ont fait quelques allusions, mais c’est encore un peu tôt.— Pour toi, peut-être, rétorque Adam. Moi, il faut que je décroche une bourse. Je ne pourrai aller

nulle part sans aide. Et c’est pas avec mes notes que j’en obtiendrai une.Kyle s’esclaffe.— Ça, c’est bien vrai. Mais tu vas l’avoir, ta bourse, parce que tu es le meilleur gardien de but

que la Californie du Nord ait jamais vu.Adam sourit et se lève. Les filles commencent à se placer sur le terrain. Notre équipe est en bleu,

tandis que les Cougars d’Anderson sont en rouge.— Ça coûte rien d’espérer. Je veux pas rester coincé ici jusqu’à la fin de mes jours. Je ferais

mieux de les rejoindre avant qu’oncle Rob s’énerve. À plus tard, So.Une fois Adam parti, Kyle reporte son attention sur le terrain. Nos regards sont attirés par Mina

comme un aimant par du métal.L’équipe s’aligne pour le coup d’envoi. Amber dit à Mina quelque chose qui la fait éclater de

rire, et ses boucles tressautent sur fond de ciel gris. Elle pousse Amber malicieusement et celle-ci luirend la pareille en rigolant à son tour.

Du coin de l’œil j’observe Kyle qui la regarde.— Elle te plaît beaucoup, n’est-ce pas ?Il se redresse brusquement, et je vois le haut de ses oreilles virer au rouge. Au lieu de croiser

mon regard, il baisse les yeux sur ses mains, puis les enfonce dans ses poches.— Ça se voit tant que ça ?

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— Un peu, quand même.Il s’esclaffe.— Drôle de façon de réconforter un garçon.Je hausse les épaules.Je ne lui dis pas ce que je ressens. Qu’il a de la chance de pouvoir l’admettre aussi

naturellement. D’accord, il est un peu gêné, mais il n’a pas honte. Comme si c’était son droit. Commesi c’était normal parce qu’elle est censée être avec quelqu’un comme lui, au lieu de quelqu’un commemoi.

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29

MAINTENANT (JUIN)

J’ignore de quoi tu parles.Mais ma voix tremble, et je sens la panique monter en moi : Kyle sait.— Merde, Sophie, me prends pas pour un imbécile, elle me l’a dit.J’ai un haut-le-cœur. De la salive envahit ma bouche, suivie de mon dernier repas. Je parviens à

atteindre une poubelle vide avant de vomir en toussant.De grandes mains attrapent maladroitement mes cheveux, et les retiennent pendant que je

régurgite mon petit déjeuner. Je me libère d’un mouvement brusque. J’ai chaud et froid en mêmetemps, et mon corps est parcouru de frissons. Au bout d’un moment, je finis tout de même par meredresser, je m’essuie d’un revers de la main. Mes yeux sont humides de larmes et ma gorge mebrûle. Il s’écarte à nouveau, les mains dans les poches.

— Kyle…Je m’interromps sans aller plus loin, car je ne sais pas quoi dire. Qu’il soit au courant me

révulse. Ce n’est pas pareil qu’avec Rachel. Rachel est une personne sûre, et elle ne connaissait pasMina.

L’odeur de vomi s’insinue dans mon nez, et la nausée me reprend. J’appuie les doigts sur meslèvres et déglutis en respirant par ma bouche à moitié obstruée, le temps que ça passe. Puis je reculejusqu’à sentir contre mes épaules le grillage qui sépare l’arrière-cour du restaurant du Capri M-tel.Je peux voir les gens à l’étage faire des allers-retours au distributeur de glaçons.

— J’étais si furieux. Je lui ai hurlé dessus. J’aurais pas dû, mais je l’ai fait. Je l’ai fait pleurer…J’ai dit des choses vraiment dégueulasses. Le lendemain, elle a refusé de répondre à mes appels. Ducoup je lui ai laissé ce message. Je voulais juste lui dire que j’étais désolé. Mais elle ne décrochaitpas. Et puis avant que j’aie eu le temps de comprendre ce qui se passait, Trev m’a téléphoné pourm’annoncer qu’elle avait été tuée.

Il recule d’un pas, comme si lui aussi avait besoin de mettre de la distance entre nous.— Parfois je te déteste vraiment, poursuit-il. Chaque fois que je te vois, je peux pas m’empêcher

d’être en pétard contre toi. Dès que tu es dans le coin, je repense à ce qu’elle m’a dit, à sonexpression…

Il laisse échapper un soupir tremblant. Sa pomme d’Adam rebondit au-dessus du col de son polo.

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— Elle était si soulagée. Comme si ça faisait une éternité qu’elle voulait le dire. Et moi, j’aijuste… j’ai réagi comme un abruti. Je l’ai fait pleurer.

— C’est pour ça que tu as raconté des bobards à la police ?C’est n’importe quoi, et je suis furieuse. J’ai passé plusieurs mois enfermée à Seaside à cause de

ça. Parce qu’elle avait assez confiance en ce type pour lui révéler son plus gros secret, notre secret.Parce qu’il était fou de rage d’avoir été écarté pour une fille.

Je m’avance vers lui et le frappe. Un coup violent sur le torse, qui me fait plus de bien que ça nele devrait.

— Tu as tout foutu en l’air ! J’ai passé trois mois en désintox pour une addiction que j’avais déjàvaincue. Mes parents pensent que je suis une droguée irrécupérable et une menteuse ! Tout le mondedans cette ville s’imagine que c’est à cause de moi que Mina était à Booker’s Point ce soir-là. Trevne peut même plus me regarder en face. Sans parler du fait qu’en donnant de fausses informations à lapolice, tu as probablement aidé le meurtrier à leur échapper.

— Il y avait de la drogue, insiste-t-il. Je l’ai pas inventée. J’ai entendu dire que la police avaittrouvé des pilules. À qui d’autre auraient-elles pu appartenir ? Je voulais pas expliquer à l’inspecteurpourquoi j’avais appelé Mina si souvent ce jour-là. Alors je lui ai dit qu’elle m’avait raconté quevous aviez prévu d’aller à Booker’s Point pour acheter de la drogue et que j’avais essayé de lajoindre pour l’en dissuader. J’ai pensé que ça t’attirerait des ennuis.

J’ai à nouveau envie de le frapper, mais cette fois je me retiens.— Eh bien, tu avais raison. Il y a juste un petit souci : la drogue n’était pas à moi. Celui qui a tué

Mina l’a planquée sur moi.Il plisse les yeux.— Tu étais vraiment clean ?— Tu veux que je le jure sur sa tombe ? Parce que je le ferai. On peut même y aller maintenant.— Non ! s’exclame-t-il précipitamment.Je comprends alors que je ne suis pas la seule personne à qui se rendre sur la tombe de Mina

pose problème.— Je… je te crois, ajoute-t-il.Je le fusille du regard et grogne :— Super. Je me sens tellement mieux. Merci beaucoup.Il se tient là, et il ressemble plus que jamais à un énorme chiot baveux. Il fourre ses grosses

pattes dans les poches de son short et se mordille la lèvre en regardant ses pieds.— Écoute, je suis désolé d’avoir menti… même si je croyais pas vraiment mentir, dit-il. Mais tu

as couché avec ma petite amie.— J’ai pas couché avec elle quand vous étiez ensemble.— Peu importe.— Sérieux. Regarde-moi.Il racle le sol avec son pied et je claque des doigts devant son visage jusqu’à ce qu’il accepte de

croiser mon regard.— Tu n’as pas le droit de m’en vouloir pour ça. Quoi qu’elle t’ait dit…Je soupire. Chaque fois que je commence à penser à ce qu’elle lui a raconté, à propos d’elle, ou

de nous, ma maîtrise de moi vacille. Mon équilibre est précaire et je crains de basculer.Neuf mois. Trois semaines. Six jours.Je tapote les nombres sur mon poignet. Tel un battement de cœur sur lequel m’appuyer. Puis, une

fois mon calme recouvré, je poursuis :

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— Elle aimait les filles. Seulement les filles. Les garçons n’étaient qu’une couverture. Je suisdésolée, mais c’était comme ça.

— Je sais, admet-il doucement. Je sais.Ses traits se décomposent.La porte de service du restaurant s’ouvre à la volée.— Kyle, appelle un homme au tablier taché. On a besoin de toi.Kyle baisse la tête afin que le type ne puisse pas voir l’expression de son visage.— J’arrive dans deux secondes, marmonne-t-il.Son interlocuteur acquiesce et repart à l’intérieur.Kyle regarde le ciel, et je lui accorde un moment de silence pour se reprendre.— Je dois y retourner, dit-il en s’essuyant les yeux.Puis il se racle la gorge et se dirige vers la porte en me bousculant.— Kyle, Mme Bishop ne doit jamais l’apprendre.Je déteste ma voix soudain ténue et le fait que je sois quasiment en train de le supplier.Avant qu’il détourne la tête, je distingue dans son regard une lueur qui ressemble à de la

compassion.— Elle ne l’apprendra pas par moi. Promis.Il le fait pour Mina et pour lui-même. Pas pour moi. Mais je m’en moque, tant que le secret

demeure.Mina avait fabriqué sa cage il y a bien longtemps, avec la honte inhérente aux croyances dans

lesquelles elle avait été élevée. Elle s’était peut-être confiée à Kyle. Mais elle n’avait jamaissouhaité que quiconque d’autre le sache.

Et j’avais bien l’intention que ça reste ainsi.

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30

DEUX ANS ET DEMI PLUS TÔT (J’AI QUINZE ANS)

Mon téléphone vibre. Il est 2 heures du matin et je suis à moitié endormie, mais dès que je voisqu’il s’agit de Mina, je décroche.

— Qu’est-ce qu’il y a ?— Regarde par ta fenêtre.Je sors du lit. Mina est de l’autre côté de la rue, appuyée contre l’habituel pick-up bleu.— Tu as volé la camionnette de Trev ? Tu viens seulement d’avoir ton permis.— Je l’ai empruntée. Et personne ne sera au courant. Allez, viens.Je mets mes chaussures et descends discrètement l’escalier. Je ne porte qu’un bas de pyjama et un

débardeur, mais ça m’est égal. Et puis la nuit est chaude. Mina se fend d’un immense sourire en mevoyant franchir la porte.

— Où est ta canne ? demande-t-elle tandis que je monte dans le véhicule. Il te reste encore troissemaines…

— Je me déplace mieux sans, t’inquiète. Et puis il faut que je m’habitue à marcher. Même lesgars de la rééduc le disent.

— OK, répond Mina.Cependant, elle n’a pas l’air convaincue.Nous baissons les vitres de la voiture et prenons la direction du lac en chantant par-dessus la

radio. En empruntant les petites routes, nous nous rendons dans un endroit que seuls les gens du coinconnaissent. Là où, au fil des ans, nous avons passé des centaines d’heures à nous baigner et à nousprélasser au soleil.

Le lac s’étend devant nous. Mina se gare sur une aire de stationnement. Nous sortons de lavoiture, et j’entends le doux clapotis de l’eau contre les rochers en dessous. La lune est haute dans leciel et se reflète à la surface du lac. Nous venons ici depuis que nous sommes enfants, mais la bergeétait plus facile d’accès à l’époque.

Mina m’aide à descendre le sentier cahoteux. Sans montrer la moindre gêne, elle jette son T-shirtsur les rochers. Je l’imite, mais plus lentement, avec prudence. Nous ne portons plus que nos sous-vêtements quand Mina entre dans l’eau. Elle attend d’en avoir jusqu’aux hanches pour plonger, puisressurgit dans un bruit d’éclaboussures en lançant la tête en arrière pour faire voler ses cheveuxnoirs. Puis, à la lueur de la lune, elle m’adresse un sourire radieux.

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L’eau est froide, presque trop froide contre ma peau, et la chair de poule se répand sur mes brastandis que je patauge pour la rejoindre. J’enfonce mes orteils dans le sol boueux pour un meilleurappui, mais une fois que la profondeur est suffisante je lève les pieds et me laisse porter. Légèrecomme une plume, presque sans douleur, les remous me balancent d’avant en arrière.

Allongée sur le dos, Mina flotte en admirant les étoiles.— J’ai entendu quelque chose aujourd’hui, dit-elle.— Ah bon ?Je me rapproche d’elle.— Amber a vu Cody acheter des préservatifs à la pharmacie la semaine dernière.Je tends les bras au-dessus de ma tête et repousse l’eau pour m’éloigner d’elle.Mais je ne suis pas assez rapide. Elle se redresse brusquement et se retourne pour me faire face

en éclaboussant les alentours.— T’as pas fait ça ? demanda-t-elle.Comme je refuse de répondre et de la regarder dans les yeux, elle s’exclame :— Oh, mon Dieu, tu l’as fait !— Et alors, qu’est-ce que ça change si je l’ai fait ?Mon ton est plus défensif que je ne l’aurais souhaité. Cody et moi sortons ensemble depuis des

mois ; ça paraissait logique. C’est juste que je n’en ai parlé à personne après.Depuis le temps, elle devrait savoir que je suis douée pour faire semblant. C’est notre lot

quotidien. C’est mon lot quotidien. Je prétends que je ne souffre pas, que je veux Cody, et non elle,que je ne prends pas trop de cachets, que ma virginité avait de l’importance.

Mais ça n’a pas été le cas. Ça ne l’est que quand c’est avec la bonne personne. Et je ne pouvaispas l’avoir, elle.

— J’arrive p-pas à y croire, bafouille-t-elle. Oh, mon Dieu !— Il n’y a pas de quoi en faire tout un plat.— Bien sûr que si !Elle a parlé précipitamment et j’ai entendu sa voix se briser.Comme si elle était sur le point de pleurer.— Mina.Je commence à nager vers elle, mais elle se détourne et plonge. Quand elle refait surface, je suis

incapable de dire si c’est de l’eau qui coule sur ses joues ou si ce sont des larmes.Nous n’en reparlons plus jamais.

Une semaine plus tard, Mina et moi sommes à une fête organisée par Amber quand cette dernière

me prend à part et nous fait traverser la terrasse bondée avec un petit sourire satisfait.— Pourquoi tu m’as rien dit ? demande-t-elle en entortillant autour de son doigt une mèche de

cheveux blondie par le soleil.Nous sommes dehors. La maison d’Amber est située au bord de la rivière et j’étais en train de

rêvasser tout en regardant les canards se laisser porter par le courant.— Quoi ?— Mina t’a pas raconté ? s’exclame Amber en écarquillant les yeux de surprise. Alors, peut-être

que je devrais me taire…— Crache le morceau, Amber.Je peux être une garce quand il le faut. Et même si Amber donnerait n’importe quoi pour l’être, la

meilleure amie de Mina, c’est moi.

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— Mina a couché avec Jason Kemp.— Quoi ?Je sens le sang quitter mon visage et je dois resserrer ma prise sur mon gobelet pour ne pas le

lâcher.Aussitôt, je scrute la foule à la recherche de Mina. Quand nos yeux se croisent, je comprends

qu’elle a tout planifié. Elle voulait que ça se passe comme ça, elle attendait juste que je le découvre,et je la hais pour ça.

C’est le coup le plus vicieux qu’elle m’ait jamais fait, mais honnêtement, comment lui envouloir ?

Pendant les deux semaines qui suivent, elle est sans arrêt pendue au cou de Jason. Deux semainesà les voir s’embrasser, partout, tout le temps, à voir cette lueur dans ses yeux, à savoir qu’elle le faitpour me pousser à bout, pour me punir. Jusqu’à ce que, finalement, je craque. En larmes, j’écrase mescachets.

Cela fait des mois que je suis sur le fil du rasoir. Des mois que j’avale trop de médicaments poursoulager la douleur physique. Et celle que je ressens à ne pas pouvoir être avec elle. C’estl’inévitable étape suivante, l’évolution programmée de ma déchéance.

J’ai l’impression d’être sur des montagnes russes, la sensation de chuter et de glisser me monte àla tête. Le flash bref, mais si bon, déferle en moi, et je me penche pour en reprendre avant que lasensation disparaisse complètement. Je suis prête à tout pour effacer Mina de mon univers.

Mais certaines marques ne s’atténuent pas. Quoi qu’on fasse.

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MAINTENANT (JUIN)

Quand je rentre à la maison, je regarde mon tableau d’investigation improvisé, car je ne sais pasquoi faire d’autre. J’enlève la photo de Kyle, la déchire et la jette par terre, en résistant non sans malà l’envie de la piétiner.

— Sophie ?Ma mère frappe à la porte.— Ton père m’a dit que ton genou te faisait souffrir. Je suis venue voir comment ça allait.— Deux secondes.Je rabaisse précipitamment mon matelas. Mes draps sont en vrac sur le sol et je n’ai que le temps

de les entasser sur le lit, de fourrer les morceaux de photo de Kyle sous mon oreiller et de me vautrersur l’ensemble.

— Entre.Elle se renfrogne en me voyant, les joues rouges, l’air coupable. Connaissant ma mère, elle a

probablement établi une liste de comportements à surveiller.— Que caches-tu ?— Rien.— Sophie…Je soupire et me penche pour attraper une boîte à chaussures sous ma table de nuit. Puis je

l’ouvre et vide le contenu sur le lit. Des clichés se répandent partout.— J’étais en train de regarder des photos.Le visage de maman se radoucit et elle en prend une de moi et de Mina, dans les bras l’une de

l’autre. Nos bonnets de bain vert fluo contrastent affreusement avec nos maillots de bain une piècedélavés.

— C’était avant ta poussée de croissance, dit-elle.Je lui retire la photo des mains, et essaie de me rappeler quand elle a été prise. C’était une

journée ensoleillée pendant l’entraînement de natation. Mina a une dent de devant en moins, ce quisignifie que nous devions avoir dix ans. Cet été-là, alors que nous faisions la course, elle était passéepar-dessus le guidon de son vélo et était tombée la tête la première. Trev l’avait portée en courantdurant tout le trajet jusqu’à chez eux, et plus tard je l’avais surpris en train de contrôler le vélo de sasœur afin de vérifier qu’il était sûr.

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— C’était avant beaucoup de choses.Je repose la photo dans la boîte et commence à rassembler les autres.— Je voudrais te parler, dit maman en s’asseyant sur le bord de mon lit.Je continue à ranger les photos pour m’occuper les mains et m’arrête sur un cliché de Trev et

moi, debout sur le pont de son bateau, tous les deux en train de tirer la langue. Il y a une tache flouesur le côté : le bout du doigt de Mina débordant sur l’objectif.

— Je n’aurais pas dû te suggérer ce sujet pour ton essai, poursuit-elle. Je suis désolée. C’est à toide choisir ce dont tu veux parler.

— C’est rien. J’aurais pas dû te crier dessus.Elle prend une autre photo, de moi cette fois, grassouillette et souriante sur les genoux de tante

Macy.— Tu sais, dit-elle doucement, ma mère est morte d’une overdose.Je relève brusquement la tête et, surprise qu’elle aborde ce sujet, lâche le paquet de photos.— Je sais.Je me penche rapidement pour les ramasser, heureuse de ne pas avoir à soutenir son regard.Maman parle rarement de ma grand-mère. Mon grand-père vit en pleine nature, dans une maison

qu’il a bâtie lui-même. Après l’accident, il m’avait donné une claque sur l’épaule (en y mettant unpeu trop de force) et avait déclaré :

— Tu t’en remettras.Ça avait sonné comme un ordre, mais cela m’avait réconfortée, comme si c’était également une

promesse.— C’est moi qui l’ai trouvée, dit ma mère. J’avais quinze ans et ça reste un des pires épisodes de

ma vie. Quand ton père a fouillé ta chambre… quand j’ai pris conscience que tu aurais pu suivre lemême chemin qu’elle… qu’un jour il se pouvait que je pénètre dans ta chambre et que tu aies cesséde respirer… j’ai su que je t’avais fait défaut.

J’ai du mal à en croire mes oreilles. C’est vrai qu’elle m’a fait défaut, mais uniquement après madésintoxication. Elle a refusé de voir ce qui avait changé en moi, ce que j’avais surmonté et accepté àmon sujet, ce qu’elle-même n’a jamais pu faire. Elle s’est tenue là, devant moi, le visage de marbre,insensible à mes larmes et à mes suppliques. Je lui ai ouvert mon cœur encore à vif et sous le choc, etelle n’a vu que culpabilité et mensonges.

J’ai beau détester ça, une part de moi, le peu qui n’est pas consumé par Mina, comprend pourquoielle et papa ne m’ont pas crue. Pourquoi ils m’ont envoyée dans ce centre de désintoxication avant dequasiment jeter la clé. Ils voulaient me savoir en sécurité.

Je le comprends.Mais je ne peux pas encore leur pardonner.

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UN AN PLUS TÔT (J’AI SEIZE ANS)

Le champ des Clarke est bondé. L’année scolaire est enfin terminée. Adam et son frère ont profitéde l’absence de leur mère pour organiser une fête à laquelle semblent être venus les jeunes d’aumoins deux comtés.

Après avoir attendu une éternité devant la salle de bains pour une pause pilule, je retourne dehorsà la recherche de Mina et d’Amber. Je trébuche sur les marches de la terrasse et me dis que c’est àcause de ma jambe.

Mais ce n’est pas le cas.— Hé, Sophie, attention !Adam se précipite vers moi depuis l’endroit où sont regroupés les fûts de bière et les glacières.

Il me saisit le bras et me conduit à une table de pique-nique où Amber est installée à côté d’unplateau plein de shots à la gelée.

— Tu t’amuses bien ? me demande-t-elle, tandis qu’Adam la prend par la taille.J’acquiesce, bien que ce soit un mensonge.La chaleur est oppressante et je préférerais de loin être à la maison, plutôt qu’ici à me saouler et

à me faire bouffer par les moustiques. J’ai déjà bu quelques verres, mais j’accepte le petit gobelet deplastique que me tend Amber. Nous trinquons avant de boire cul sec. Le goût chimique de cerise mêléà celui de la vodka glisse sur ma langue et je déglutis bruyamment.

— Où est Mina ? me demande Amber.— J’en sais rien.— Je l’ai vue un peu plus tôt dans la maison avec Jason, intervient Adam.Il serre Amber contre lui en entendant la musique se répandre soudain dans le jardin.— Viens danser avec moi, ma belle.Amber m’adresse un sourire et s’éloigne avec lui.J’abandonne le plateau de shots et retourne à l’intérieur en me frayant un chemin dans la foule de

gens plus vieux que moi. Le frère d’Adam tient sa cour au milieu. Pas de doute, vu l’odeur de jointqu’ils dégagent ce sont bien les amis de Matt.

— Va te faire voir, Jason !J’arrive à la fin de l’altercation. Au milieu d’un groupe d’autres lycéens, Mina tangue sur ses

hauts talons, plantés dans l’épais tapis marron. Elle crie sous le nez de son petit ami, et Jason, l’air

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misérable, serre dans son poing son gobelet de plastique rouge. Tout le monde les observe et jecroise le regard de Kyle de l’autre côté de la pièce. J’articule en silence. « Ça fait longtemps ? »

Il hausse les épaules, puis les sourcils comme pour dire : « J’en sais rien, besoin d’aide ? »Je secoue la tête. Cela fait une semaine qu’ils ne cessent de se disputer, je commence à avoir

l’habitude. Je la rejoins et lui saisis le bras. Rendue instable par l’excès d’alcool, elle vacille et secogne contre moi.

— T’es qu’un salaud !Elle veut se jeter sur lui, mais je l’attrape par la taille, luttant à la fois pour la maîtriser et pour

ne pas perdre l’équilibre. Ce qui est un sacré exploit étant donné que je suis moi-même bien imbibéeet que je viens de sniffer deux lignes dans la salle de bains.

— C’est fini. C’est bon ! s’exclame Mina, principalement à mon intention afin que je ne meretrouve pas par terre, ce qui arrivera immanquablement si elle continue à se débattre.

Elle lève les yeux au ciel en prenant conscience du silence qui plane sur la pièce et du fait quetout le monde la regarde.

— Allons-y, crache-t-elle en sortant, tandis que je la suis, comme d’habitude.— Heu, c’est Jason qui a tes clés, je commente en essayant de la rattraper.Elle a déjà parcouru la moitié du jardin d’Adam et se dirige vers le chemin de terre sinueux qui

mène à l’autoroute.— J’ai fait le nécessaire, réplique-t-elle.Puis elle s’arrête, se retourne et m’attend. Quand je la rejoins enfin, elle glisse son bras sous le

mien.Ici, loin des lumières et sans la couverture nuageuse, les étoiles brillent de mille feux. Mina

bascule la tête en arrière pour les admirer, et un sourire se dessine sur son visage.— Cette fois-ci, c’est vraiment terminé avec Jason, annonce-t-elle. Et je ne veux plus entendre

parler de lui.J’avance en trébuchant, soulevant des nuages de poussière avec mes bottes, slalomant entre les

chardons dorés et les bleuets.— C’est toi qui vois.J’ai répondu sur un ton neutre, mais à l’intérieur je déborde de joie.— Allez, viens, So. Je lui ai dit qu’on l’attendrait au bout de la route.Elle file devant en roulant des hanches au rythme de la musique qui nous parvient depuis la

maison. Je la suis en souriant.— T’as appelé qui ?— Trev.Je me fige sur place.— Non ! T’as pas fait ça ?— Bien sûr que si.Elle me tire en avant, et cogne sa hanche contre la mienne. La lune brille haut dans le ciel, et je

suis assez pompette pour laisser mon regard s’attarder sur ses boucles sombres qui ondulent sur sapeau blanche. Je sens son parfum de vanille sous celui des pins et de l’humidité électrique quiimprègne l’air.

— Il va péter un câble quand il verra qu’on est saoules.— Je m’en moque. Et puis il aurait été encore plus furieux si nous avions largué Jason et pris le

volant dans cet état. Tu sais comment il est quand il est question de toi et de voitures.

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C’est vrai. Trev est obsédé par la crainte que j’aie à nouveau un accident. Même après tout cetemps, il continue à veiller sur moi, avec ce mélange de peur, de désir et d’instinct de protectionauquel j’ai fini par m’habituer. Il m’arrive de me retourner et de surprendre son regard. Parfois, il nedétourne pas la tête et j’aperçois ce que les autres filles voient en lui, ce qu’elles veulent de lui.

— Becky est sûrement avec lui. Elle me déteste.Mina s’esclaffe un peu trop longtemps. Elle ne prend jamais rien au sérieux.— C’est bien vrai, tu devrais l’entendre parler de toi. Cette fille est une vraie langue de vipère.La surprise traverse les vapeurs de vodka qui m’embrument le cerveau.— La petite amie de Trev parle de moi ?— Pas avec moi, hein, répond Mina. Mais un jour, je l’ai surprise au téléphone après ton départ.

Je m’en suis occupée.— Que disait-elle ?Je m’arrête brusquement pour la dévisager et ajoute, inquiète :— Comment ça, tu t’en es occupée ?Avec un soupir, Mina me lâche le bras et s’appuie contre un piquet de la clôture. Puis elle se

penche pour cueillir un bleuet qu’elle fait tourner entre ses doigts.— Peu importe.Je la regarde arracher les pétales un à un – elle m’aime, elle ne m’aime pas – avant de jeter le

pistil par terre et de se mettre à tourner sur elle-même, le mouvement soulevant sa courte jupe.— Et puis, de toute façon, tout le monde sait que toi et Trev finirez par vous marier, avoir des

enfants et tout le toutim…, reprend-elle avec un sourire, mais je distingue l’amertume derrière sesmots bafouillés. Et Becky est dingue de lui. Elle n’arrive pas à se rentrer dans le crâne que la seulepersonne qu’il veut, c’est toi.

— Mais je ne veux pas de Trev, moi.Parfois, j’aimerais que Trev sache au milieu de quoi il se trouve, je me sentirais moins coupable.

Mais il ne se doute de rien, car Mina se cache derrière ses secrets pendant que j’étouffe mon âmeavec des pilules. Mais tout va très bien, merci. Deux jeunes filles inconscientes, dansant sur unchemin de terre, en attendant d’être sauvées d’elles-mêmes.

— Si tu épousais Trev, nous deviendrions sœurs, dit Mina en avançant sa lèvre inférieure commesi elle boudait rien que d’y penser.

Comme si Trev venait de lui piquer un jouet qu’elle convoitait.Pour ma part, cette simple idée m’horrifie au point de me donner envie de vomir.— Tu n’es pas ma sœur.Mina cligne des yeux ; ils brillent à la lueur de la lune. Je voudrais me pencher vers elle et poser

mes lèvres sur les siennes. J’ai besoin de connaître le goût de sa bouche, je suis sûre qu’il est doux,peut-être qu’elle a un goût de fraise.

Entre le courage qu’éveille en moi sa dispute avec Jason, l’alcool et les médicaments, je suis surle point de passer à l’acte. Je fais un pas vers elle, mais mon genou cède. La douleur est si violente etsoudaine que je n’arrive pas à me reprendre. Je bascule en avant en étouffant un cri et Mina merattrape avant que je touche le sol. Mais je fais dix centimètres et onze kilos de plus qu’elle et nousnous roulons toutes les deux dans la poussière en éclatant de rire. Nos gloussements résonnent dansl’air tandis que des phares remontent la route dans notre direction.

— Ah, vous voilà, nous interpelle Trev par la fenêtre de sa camionnette en coupant le moteur. Jevous entendais depuis l’autoroute.

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— Trev ! s’exclame Mina avec un immense sourire en me serrant la taille de telle façon que jesens mon estomac faire un salto dans mon ventre. Tu es venu ! C’est fini avec Jason. C’est un con.

— Et toi, tu es saoule.Il descend du véhicule et la soulève avec douceur pour la remettre d’aplomb. Il époussette la

terre qu’elle a sur les épaules, avant de s’accroupir à côté de moi.— Tu es tombée, So ?— Je vais bien.Je souris, et je vois son inquiétude disparaître tandis qu’il me sourit en retour.Il attend ensuite que je lui tende la main pour m’aider à me relever.— C’est bon, dit-il quand ma jambe faiblit, m’obligeant à m’appuyer contre lui.Trev est réconfortant, solide. Mina glousse et se serre contre lui de l’autre côté, jusqu’à ce qu’il

soit pris en sandwich entre nous. Nous nous accrochons à lui. Nous le mettons entre nous comme unebarrière contre la vérité.

Mais la main de Mina trouve la mienne derrière le dos de son frère et nos doigts se mêlent dansle tintement de nos bagues, comme un message secret que nous seules pouvons décrypter.

Certaines barrières sont faites pour être renversées.

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MAINTENANT (JUIN)

— Tu es bien calme aujourd’hui, dit David le lundi au milieu de notre deuxième séance dethérapie. À quoi penses-tu ?

Je lève les yeux sur lui depuis son canapé où je suis en train de faire tourner les bagues sur monpouce. Je passe et repasse les doigts sur les lettres gravées comme si elles étaient les clés d’uneserrure que je n’ai pas encore trouvée.

— Aux promesses.— Est-ce que tu tiens tes promesses ? me demande-t-il.— Parfois, c’est impossible.— Est-ce que tu essaies ?— Tout le monde essaie, non ?David esquisse un sourire.— Dans un monde parfait, ce serait le cas. Mais tu es bien placée pour savoir que la vie est

injuste.— J’essaie de tenir les miennes. Je veux les tenir.— Est-ce que Mina tenait ses promesses ?— Mina n’en avait pas besoin. On finissait toujours par lui pardonner, peu importait ce qu’elle

avait fait.— Tu lui étais très attachée.— Vous êtes doué pour énoncer des évidences, David.Les sourcils de David tressautent et son sourire aimable s’affaisse devant mon hostilité, avant

qu’il se compose une expression plus neutre.— Tu lui pardonnais aussi beaucoup de choses.— Ne parlez pas comme si vous la connaissiez, vous savez rien d’elle. Et c’est pas près de

changer.— À moins que tu me racontes.Je reste assise en silence un long moment, et il ne me force pas à poursuivre. Il se contente de

joindre les mains en se laissant aller contre le dossier de son fauteuil. Puis il attend que je me décide.— Elle était autoritaire. Et pourrie gâtée. Mais surtout attentionnée. Et intelligente. Plus

intelligente que n’importe qui. Elle pouvait se sortir de n’importe quelle situation avec un peu de

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baratin et un sourire. Elle se comportait en garce quand elle estimait que c’était nécessaire et neprésentait jamais d’excuses pour l’avoir fait. C’est la première chose à laquelle je pense quand je meréveille, la dernière chose à laquelle je pense avant de m’endormir, et la seule à occuper mespensées entre les deux.

Je contemple les diplômes encadrés accrochés au mur, les récompenses que David a reçues de lapart d’associations d’aide aux jeunes SDF et d’un groupe de femmes maltraitées. Le temps qu’ilreprenne la parole, j’ai pratiquement mémorisé tout ce qui est affiché.

— À t’entendre, on pourrait croire que tu parles d’une drogue, Sophie.Je continue à observer le mur, car pour le moment je suis incapable de soutenir son regard.— Je ne veux plus parler aujourd’hui.— D’accord. Nous allons encore rester assis ici quelques minutes, au cas où tu changerais

d’avis.

De retour dans ma voiture, mon téléphone vibre. Je l’avais éteint pendant la séance. C’estpourquoi je ne vois que maintenant que Rachel a tenté de me joindre.

J’appelle ma boîte vocale et, alors que j’allais mettre le contact, je me fige en écoutant le contenudu message : « C’est moi. J’ai réussi à déverrouiller la clé. Appelle-moi. Je crois que je saispourquoi Mina a été tuée. »

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DIX MOIS PLUS TÔT (J’AI SEIZE ANS)

— Puisque je te dis qu’on est perdues.— Mais non, me répond Mina en pilotant la camionnette de Trev le long de la route de terre que

nous suivons depuis une demi-heure.Il fait noir dehors, et les puissants phares de la Ford transpercent la forêt tandis que nous sommes

secouées dans tous les sens à cause des cahots de la route.— Amber a dit de prendre la route 3, puis la deuxième à droite.— On est complètement paumées. Pas moyen qu’il y ait un campement si loin dans les bois. Il n’y

a que des arbres et des cerfs ici.Mina soupire et cède.— OK, je vais faire demi-tour. Peut-être qu’on a manqué un tournant ou un truc dans le genre.La forêt est si dense que nos téléphones ne captent pas, je ne peux donc pas appeler Amber afin

de lui expliquer pourquoi Mina et moi sommes si en retard pour les rejoindre, elle et Adam. Minamanœuvre avec prudence. Nous sommes sur une route à flanc de montagne et le précipice est siprofond que dans le noir je ne peux en distinguer le fond. Les roues du véhicule ne sont qu’à quelquescentimètres du bord et Mina, concentrée, se mord la lèvre ; les jointures de ses doigts crispés sur levolant sont blanches. Après plusieurs faux départs, elle réussit finalement à faire demi-tour, mais àpeine avons-nous commencé à rebrousser chemin qu’un claquement résonne dans l’habitacle. Lescahots s’intensifient.

— Et merde ! s’exclame Mina en ralentissant avant de s’arrêter totalement. Je crois qu’on acrevé.

J’attrape la lampe torche dans la boîte à gants et descends avec elle afin d’éclairer le pneu.Mina affiche une mine contrariée.— Tu sais changer une roue ?Je fais non de la tête en regardant la route qui s’étire devant nous. Il y a au moins cinq kilomètres

jusqu’à l’autoroute. Je me frotte machinalement la jambe en pensant au calvaire que ce sera demarcher sur une telle distance.

Mina sort son téléphone et fait les cent pas pour tâcher de trouver du réseau. Je m’abstiens de luifaire remarquer que c’est inutile, car elle a l’air déterminée et ne cesse de jeter des coups d’œil à majambe, comme si elle comprenait la douleur que j’anticipe. Je m’adosse à un gros morceau d’ardoise

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incrusté dans la montagne, qui nous surplombe tel un géant gris, et attends qu’elle déclare forfait.Nous sommes au mois d’août, mais les nuits sont fraîches et j’aime le petit frisson qui me parcourt ledos, le picotement de la chair de poule sur ma peau. C’est agréable d’être ici, dans la forêt, bruyanteà sa façon avec les bruissements et les craquements qui résonnent dans le sous-bois – en espérantqu’ils sont produits par un cerf et non un ours –, le grondement des branches secouées par le vent, letout ponctué par le claquement régulier des bottes de Mina sur la route. Je ferme les yeux et me laisseporter par les sons.

— Et toi, tu as du réseau ? s’enquiert Mina d’une voix pleine d’espoir après cinq minutesd’allers-retours en agitant son téléphone.

— Non. On devrait commencer à marcher, dis-je. C’est pas comme si on bloquait une routefréquentée. On demandera à Trev de venir changer la roue demain matin.

— Ne sois pas stupide. Je peux pas te faire parcourir une si longue distance. Je reviens techercher dès que j’ai trouvé de l’aide.

— C’est moi qui suis stupide ? Je te rappelle que c’est toi qui as raté la partie « survie en milieusauvage » des scouts. Tu serais capable de te faire bouffer par un ours. Je t’accompagne.

— C’est une route. Je peux pas me perdre en suivant une route. Et puis de toute façon tu pourraspas marcher aussi loin.

— Bien sûr que si.— Impossible, rétorque-t-elle en affichant un air buté.— Tu peux pas décider pour moi. Je viens.— Non ! s’exclame Mina.— Si !Je commence vraiment à m’énerver :— C’est quoi, ton problème ? Arrête de me traiter comme si j’étais…— … faible ? termine-t-elle pour moi. Handicapée ? Blessée ?Sa voix monte à chaque mot, tremblante et aiguë, comme si elle les avait retenus trop longtempsJe m’écarte d’elle comme si elle m’avait frappée au lieu d’avoir simplement énoncé la vérité.

Elle a beau se tenir à trois mètres de moi, j’ai besoin de mettre encore plus de distance entre nous. Jetrébuche, douloureusement consciente de ma maladresse.

— Qu’est-ce qui te prend, Mina ?Mais j’ai accidentellement ouvert une vanne en elle, et elle continue de parler, crachant les mots

dans la nuit.— Si tu marches plusieurs kilomètres, ça te fera une excuse pour te gaver de ces foutues pilules.

Et tu seras une fois de plus dans les vapes, complètement ailleurs, comme c’est toujours le cas cesderniers temps. Je vois bien que tu souffres, So, je le sais. Mais je te connais aussi. Tu te fais du mal,et soit personne ne s’en rend compte, soit ils se taisent. Alors je vais le dire. Il faut que tu arrêtes.Avant que ça devienne un problème.

Panique et soulagement déferlent en moi en même temps. Panique parce qu’elle sait, etsoulagement parce qu’elle ne se doute pas de la gravité de la situation. Elle pense que je suis encoreau bord du gouffre, prête à me jeter dedans, alors que je suis déjà au fond, si loin que c’est à peine sije la distingue elle, tout en haut.

Il est encore temps de rattraper le coup.De mentir pour m’en sortir.Il ne me vient même pas à l’esprit de la prendre au sérieux, parce que je vais bien. Je maîtrise ma

consommation, et puis ce ne sont pas ses oignons. D’autant que c’est en partie sa faute.

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— S’il te plaît, Sophie, il faut que tu m’écoutes.À la lueur des phares, j’observe ses yeux écarquillés qui trahissent son inquiétude. L’espace

d’une seconde, je me raidis pour résister à l’envie de tout lui avouer : jusqu’où je suis allée, ce quej’ai fait, ce que je suis devenue.

Mais si je fais ça, l’affection qu’elle me porte, quelle que soit sa nature, sera anéantie. J’en suisconvaincue. Comment pourrait-elle aimer ce que je suis à présent ?

Alors à la place de la vérité je dis :— Tu as raison. Je vais en parler à mes médecins, ça te va ?— Tu vas le faire ?Elle me paraît soudain si petite. Certes, elle l’est physiquement, mais là tout de suite, elle semble

l’être tout entière.— Vraiment ? insiste-t-elle.— Vraiment.Je mens, et mon ventre se noue. J’ai beau me dire que je vais leur demander, que je le ferai pour

elle, au fond je sais que je n’en ferai rien.Je ne peux pas.Elle se jette sur moi et me serre contre elle. Son parfum de vanille m’enveloppe et se mélange à

celui, humide et vert, de la forêt pour en faire la plus délicieuse des odeurs. Ses bras, enroulés autourde ma taille, sont chauds, et je sens son visage pressé contre mon cou ainsi que sa respiration tandisqu’elle se laisse aller au soulagement.

Elle part ensuite dans la nuit avec une lampe torche et une bouteille d’eau, pendant que je restesagement près de la camionnette, comme une gentille fille.

Dès qu’elle est hors de vue, je sors de mon sac la boîte de pilules. Puis j’en fais tomber quatredans ma main, que j’avale tout rond, sans même une gorgée d’eau pour les faire passer.

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35

MAINTENANT (JUIN)

Je n’arrive pas à joindre Rachel. Après une demi-heure à faire les cent pas, six appels sansréponse, cinq textos et trois messages, je balance mon téléphone dans mon sac et descends l’escalier.Elle doit être chez elle. Il ne me reste plus qu’à aller là-bas.

Mais quand j’ouvre la porte d’entrée, je me retrouve nez à nez avec Kyle.— Qu’est-ce que tu fiches ici ?J’ai envie de le pousser hors de mon chemin, hors de ma vue.Qu’a bien pu découvrir Rachel ? Pourquoi ne me rappelle-t-elle pas ?— J’ai besoin de te parler.— Le moment est vraiment mal choisi, dis-je en sortant et en fermant la porte derrière moi avant

de descendre les marches du perron.— Tu m’as piégé deux fois, et maintenant t’as pas cinq minutes à m’accorder ?Il me suit dans l’allée, si près que je sens ma nuque s’empourprer de colère.— Tu as menti à la police, saboté l’enquête sur le meurtre de Mina, et tu m’as fait enfermer en

désintox parce que tu étais jaloux. Excuse-moi si je suis encore en pétard contre toi.J’ouvre la portière de ma voiture mais il la claque aussitôt, me faisant sursauter. Je tourne la tête

vers lui et, pour la première fois, je vois les cernes sous ses yeux injectés de sang.Je me souviens d’Adam me racontant comment Kyle avait pleuré la nuit précédant la mort de

Mina. La façon dont sa voix s’est brisée quand il m’a révélé qu’elle lui avait avoué la vérité.Il l’aimait. Cela me fait mal au cœur, mais je n’en doute pas une seconde. Et je comprends trop

bien la frustration, la souffrance insoutenable de l’avoir aimée et de l’avoir perdue.Malgré mes réticences, je propose :— Si tu veux parler, monte. Sinon, dégage de mon chemin. Je dois y aller.Il baisse les yeux sur mon sac.— Tu vas pas me gazer ?— Tu montes ou tu te casses, Kyle. Ça m’est égal.Je m’installe au volant et mets le contact. Il se précipite de l’autre côté et bondit à l’intérieur au

moment où j’appuie sur l’accélérateur.— Mets ta ceinture.

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C’est un ordre automatique donné à toute personne montant dans ma voiture. Trev le fait aussi,c’est un tic dont aucun de nous deux ne peut se débarrasser.

Après quelques minutes de silence, la jambe de Kyle s’agite nerveusement. Je laisse échapper unsoupir et allume la radio.

— Tu choisis.Il la règle tandis que je fonce dans la rue en direction de la vieille route 99, à l’est de la ville.— Alors, tu nous emmènes où ? demande-t-il en regardant par la vitre après avoir sélectionné

une station de country moderne.— Je dois voir quelqu’un. Tu m’attendras dans la voiture.Il lève les yeux au ciel sans répondre.— Qu’est-ce que tu voulais me dire ?Je double une vieille Cadillac qui se traîne à 30 kilomètres/heure en dessous de la vitesse

autorisée, puis appuie sur le champignon en prenant la rue principale pour rejoindre la bretelle. Nouspassons devant le vieux bâtiment de brique de la mairie, construit lors de la fondation de la ville, àl’époque de la ruée vers l’or. Au-dessus de la porte d’entrée est accrochée une bannière annonçant laprochaine fête des fraises. Mina avait l’habitude de m’y traîner pour jouer à ces stupides jeux defoire, et se gaver de charlotte aux fraises.

— Je ne voulais pas t’attirer d’ennuis, dit Kyle.— Si tu as vraiment l’intention de me mentir, je te conseille de ne pas le faire en face.— OK, je voulais t’attirer des ennuis, admet-il. Mais c’était parce que je croyais que tu nageais

déjà dedans. Je n’aurais jamais raconté ça à la police si j’avais su qu’on essayait de te piéger. J’aimerdé. Parce que si ce n’était pas à cause de la drogue, ça veut dire qu’il y avait autre chose, n’est-cepas ?

— Nan, tu crois ?Je m’engage sur l’autoroute. À cette période de l’année, la vieille route 99 est une bande grise

coupant un océan d’herbes jaunies et de clôtures de fil barbelé, un océan moucheté de chênes nains aufeuillage vert sombre. Des vaches sont éparpillées dans les champs et des chemins de terre partent del’autoroute ; les granges et les ranchs en ruine, eux, sont hors de portée des faisceaux de phares desvéhicules. Un paysage paisible, où le temps semble s’écouler plus lentement.

Mais je sais à quel point tout cela est trompeur.— Et ce n’était pas une agression pour vol. Je sais qu’il a pris ton sac et tout, mais si ça avait été

son but, pourquoi ne tuer que Mina ? D’ailleurs, pourquoi tuer qui que ce soit, s’il avait obtenu cequ’il voulait ? Pourquoi ne pas avoir volé aussi la voiture ? Et pourquoi t’avoir laissée en vie ?Pourquoi avoir caché la drogue dans ton blouson ?

Il a vraiment réfléchi à la question. Je me demande soudain si les cernes sous ses yeux sont lerésultat d’une nuit à parcourir les articles sur la mort de Mina. S’il a, comme moi, une copie durapport de police. Et s’il l’a déjà appris par cœur.

Je réprime un soupir agacé.— C’est ce que je m’efforce d’expliquer depuis des mois. Mais, bizarrement, personne ne veut

m’écouter.— Je t’ai dit que j’avais merdé. Je t’ai présenté mes excuses. Je t’ai même raconté pourquoi

j’avais fait ça.— Ce n’est pas si facile. À cause de toi, toute une enquête a été déroutée. J’ai été enfermée dans

une clinique de désintox, où je suis restée à penser au fait que l’assassin de Mina était libre et quepersonne ne le cherchait. Ce sont pas des excuses qui vont changer ça. Admettre que tu as merdé ne

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va pas réparer les dégâts ni mettre le tueur sous les verrous. C’est maintenant à moi de récupérer lesmorceaux et d’essayer de les recoller.

— Je veux t’aider.Un écureuil surgit devant la voiture et je braque violemment pour l’éviter, débordant sur la voie

de gauche. Pendant une horrible seconde, je suis convaincue que je vais perdre le contrôle duvéhicule et que nous allons avoir un accident.

— Sophie ! s’exclame Kyle.Il agrippe le volant en se couchant à moitié sur moi. Il manœuvre la voiture jusqu’au bas-côté, où

je l’arrête, le souffle court.Je gémis en me mordant l’intérieur des joues afin d’empêcher mes lèvres de trembler, puis je

coupe le contact et inspire par le nez.— Eh, fait Kyle, sourcils froncés, en me tapotant maladroitement l’épaule.Étrangement, je trouve cela réconfortant. C’est bon. Nous allons bien.Je serre le volant avec une telle force que mes articulations pâlissent. J’ai du mal à respirer, mon

cœur me martèle la poitrine. Il me faut plus d’air. Je voudrais m’effondrer et appuyer mon visagecontre la vitre fraîche. Mais je ne peux pas faire ça devant lui. Et je ne le ferai pas. Au lieu de quoi,je me concentre sur ma respiration. Inspirer, expirer. Inspirer, expirer.

Une fois que j’ai enfin réussi à recouvrer mon calme, Kyle demande doucement :— Tu veux que je conduise ?Inspirer, expirer. Inspirer, expirer. Deux respirations plus tard, je desserre ma prise sur le volant.— Je vais bien, dis-je.Je remets le moteur en marche et appuie sur l’accélérateur, soulevant un nuage de poussière

tandis que je regagne la route.Inspirer, expirer.Inspirer, expirer.

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36

SEPT MOIS PLUS TÔT (J’AI SEIZE ANS)

Toute la semaine, j’attends l’appel de Mina. Je n’ai droit qu’à deux coups de fil en dehors de mesparents. Ça craint, mais je respecte les règles imposées par tante Macy. Aussi, quand c’est le numérode Trev qui s’affiche sur mon téléphone, je ne peux m’empêcher d’être déçue.

— Salut, dis-je en essayant de prendre une voix joyeuse. T’es pas débordé de boulot, avec lescours ?

— J’avais besoin d’une pause. Et je voulais savoir comment tu allais, ça fait un moment que jen’ai pas eu de tes nouvelles en direct.

Des mois, en réalité.— Ça va.Tout en parlant, je triture le quilt qui recouvre mon lit. Il est fait de carrés de tissu cousus à la

main et j’aime entortiller entre mes doigts les fils soyeux qui dépassent.— Vraiment ?— Je t’assure, la thérapie, admettre mes erreurs, mes défauts, en gros : examiner tout ce qui va de

travers chez moi, c’est l’éclate totale.— En effet, ça en a tout l’air. Et la douleur ? Est-ce que… ? Comment tu fais ?— J’ai mal. En permanence.Bien que nous soyons au téléphone, j’entends sa respiration s’interrompre brièvement avant de

reprendre et je me demande si je n’ai pas été trop honnête avec lui. S’il s’en veut encore pourl’accident.

Bien sûr qu’il s’en veut. Trev ne saurait quoi faire si l’amour qu’il me porte n’était pasenveloppé de culpabilité.

Lui et Mina ont ça en commun.— Je me faisais du souci pour toi.— Je sais.Je m’allonge sur mon lit et ma tête s’enfonce dans les coussins, m’apportant un sentiment de

sécurité tandis que je cale le combiné contre ma joue avant d’ajouter :— Je vais m’en tirer.— Tu manques à Mina, me dit-il.— Elle me manque aussi.

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Peut-il entendre la vérité contenue dans ces quatre petits mots ?— Tu penses rentrer bientôt ?— Non, j’en ai encore probablement pour quelques mois. S’habituer à tenir le coup sans

antidouleurs est difficile. Je veux pas…Je m’interromps.— Quoi ?— C’est juste que… je ne peux pas. Pas pour l’instant.Il ne comprend pas de quoi je parle ni ce que je traverse, et encore moins à quel point ça a été

dur. Il ignore ce que j’endure à devoir regarder en face ce qu’il y a de plus moche en moi. Ma laideurextérieure n’est rien comparée à ce que je suis à l’intérieur.

Je ne suis plus la même. Je ne suis plus qu’une coquille vide. La peur qu’il soit trop tard, de toutgâcher, de retomber dans ce gouffre sans aucun moyen d’en ressortir me ronge. Je comprends àprésent à quel point je suis faible.

— Je vais m’en tirer. On me fait des piqûres de cortisone dans le dos, ça aide, et puis, tu vasavoir du mal à y croire, mais je me suis mise au yoga, et j’aime ça.

— Le yoga ?Quelque chose en moi se détend en entendant la pointe de rire dans sa voix.— J’aurais pensé que ça serait trop lent pour toi, dit-il.— Tout change, je suppose.— Ça doit être ça.Il y a un autre silence pendant lequel je contemple les étoiles phosphorescentes que Macy a

collées au plafond.— Mina est dans le coin ? Elle était censée m’appeler.— Je sais, répond Trev. Elle m’a chargé de le faire et de te dire qu’elle te parlerait mardi. Elle a

la tête ailleurs en ce moment. Maman et moi allons officiellement rencontrer son nouveau copain.Les mots de Trev me transpercent le cœur. Je me redresse si brutalement que les douleurs dans

mon dos m’arrachent une grimace.— Son copain ?— Elle ne t’a rien dit ? Bien sûr que non. Mina et ses secrets.La voix de Trev est pleine de tendresse.— C’est le blond qui la suit toujours comme un petit chien. Kyle.— Kyle Miller, je croasse.J’ai soudain la nausée. Le téléphone manque de m’échapper des mains et je dois prendre sur moi

pour continuer à écouter.Elle n’a jamais évoqué le sujet. Pendant tout ce temps, tous ces mois, j’ai cru que…Mon Dieu. J’ai l’impression de revivre l’épisode Jason Kemp. Mais cette fois c’est bien pire.— Oui, c’est ça. C’est un mec bien ? Ou est-ce qu’il faut que je le fasse fuir ?— Heu…Qu’est-ce que je lui dis ? Que c’est un Don Juan ? le dernier des salauds ? un infidèle

chronique… ? N’importe quel mensonge pour l’éloigner d’elle.— So ?Je bafouille :— Il est… réglo. C’est un sportif. Ça fait des années qu’il est amoureux d’elle. Je suppose

qu’elle s’est enfin décidée à lui donner sa chance.

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Macy frappe à la porte ouverte pour s’annoncer et passe la tête à l’intérieur. Elle tapote samontre et je hoche la tête pour lui signaler que j’ai presque fini avant de dire à Trev de but en blanc :

— Je dois y aller.Les yeux me brûlent. Je vais fondre en larmes d’une seconde à l’autre, et il faut absolument que je

raccroche avant qu’il s’en rende compte. Cependant, je ne peux m’empêcher de demander :— Trev… elle a l’air heureuse au moins ?— Oui, répond-il sans se douter du mal que ce mot me fait.— Bien. C’est bien. Bon, je dois vraiment te laisser. Merci pour ton coup de fil.— Je te rappellerai. Et on se verra à ton retour.— Bien sûr.Je ne veux plus jamais rentrer. Je veux rester ici pour toujours. Fuir ce qui m’attend là-bas. Je

suis furieuse et j’ai si mal. Le souvenir de sa peau contre la mienne est encore frais même après toutce temps. Je ne sais pas quoi faire. Alors je repose le téléphone et m’assieds sur le lit.

Je veux une dose.La pensée s’insinue en moi, tentatrice, comme une caresse sur mon corps.Elle me nargue.Encore une fois. Ça sera si bon. Tu pourras oublier et ça ira mieux.J’en ai tellement envie.Je ne peux pas.Je ne le ferai pas.Mais j’en crève d’envie.

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MAINTENANT (JUIN)

— Tu vas vraiment m’obliger à attendre dans la voiture ? demande Kyle tandis que nousremontons le chemin de terre menant à la maison de Rachel.

Je me gare derrière sa Chevrolet pleine de boue et sors en essayant de maîtriser le tremblementde mes jambes.

— Non, dis-je à contrecœur. Viens avec moi.Il gravit les marches du perron derrière moi, et je frappe à la porte. L’impatience que j’étais

parvenue à tenir à distance refait surface.Qu’a-t-elle trouvé ?Rachel ne répond pas, mais j’entends le grondement d’un moteur à proximité. Kyle et moi

contournons la maison. Les chiens sont vautrés sur la terrasse, haletants à cause de la chaleur. Quant àRachel, elle est sur une antique tondeuse en train de couper les mauvaises herbes blanchies par lesoleil. Nous ayant repérés, elle nous adresse un signe de la main, puis éteint l’engin et bondit de sonsiège afin de venir à notre rencontre.

— Qui est-ce ? s’enquiert-elle en arrivant près de nous.— Kyle.— Sérieux ? s’étonne-t-elle en haussant un sourcil.— Je pense qu’il est de notre côté, maintenant.— C’est vrai, confirme Kyle. Salut.Il lui tend la main et elle la prend, l’air sceptique.— Il va falloir que tu m’expliques tout ça plus tard, Sophie, me dit-elle.— Bon, promis. Alors, qu’est-ce que tu as trouvé ?Mon amie essuie son front sur lequel perlent des gouttes de sueur.— Venez à l’intérieur. J’ai tout préparé. Ça sera mieux si vous voyez par vous-mêmes.Elle nous guide jusqu’à son salon, où son ordinateur portable est posé sur une table basse faite à

partir d’une roue de chariot. Elle clique et tape pendant quelques secondes, puis allume le projecteurbranché à côté. Son bureau s’affiche sur le mur en face de nous.

— Je dois reconnaître que votre copine ne faisait pas les choses à moitié, commente Rachel enouvrant un dossier appelé RC.

Dès la première ligne, mes yeux s’écarquillent de surprise.

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28 septembre : Jackie Dennings disparaît alors qu’elle est en train de faire son jogging surClear Creek Road (approximativement 18 heures). Ne la voyant pas revenir pour le dîner, sa mèretéléphone à la police (approximativement 20 heures). La police trouve son sweat-shirt rose au bordde la route sur Clear Creek Road (approximativement 21 heures).

Je balaie du regard le reste de la page.C’est une chronologie.Ma poitrine se contracte et un sentiment de victoire m’envahit. J’avais raison. C’était bien

l’histoire sur laquelle travaillait Mina qui a causé sa mort.— Qu’est-ce que c’est ? demande Kyle.Je lui réponds aussitôt :— Les notes de Mina.Rachel clique sur la flèche afin de surligner une autre date :30 septembre : Matthew Clarke (le petit ami de Jackie) est convoqué au poste pour y être

interrogé.— C’était pour ça que nous étions à Booker’s Point ce soir-là. Rachel, est-ce que tous les

dossiers sur la clé concernent Jackie Dennings ?— Oui.Rachel ouvre d’autres dossiers contenant des articles de journaux ayant pour titres « Toute la

ville se mobilise pour retrouver l’adolescente disparue », « Six semaines et aucun signe de la jeunefille » et « Deux ans après, la disparition de Jackie Dennings reste un mystère ».

— Merde ! s’exclame Kyle.— Quoi ?— L’année dernière, Mina m’a demandé de convaincre mon frère de lui donner le numéro

de téléphone d’Amy Dennings. Tanner et Amy sont amis.— La petite sœur de Jackie ?Kyle confirme d’un signe de tête.— Tu te souviens quand Jackie a disparu ? On venait juste d’entrer au lycée. Et il y avait tous ces

vigiles.— Trev était particulièrement secoué. Lui et Jackie étaient dans la même classe.Je regarde l’article projeté par Rachel sur le mur. Jackie Dennings me sourit, ses cheveux blonds

lui tombent sur les épaules et ses yeux bleus sont pleins de chaleur.Que pouvait bien avoir trouvé Mina pour s’acharner de la sorte sur cette histoire ?Je demande à Rachel :— Qu’y a-t-il d’autre dans les notes ?— Ça fait trois ans que Jackie Dennings a disparu, me répond-elle. Aucune trace d’elle n’a été

retrouvée. Personne ne l’a vue. Elle s’est juste… volatilisée. Sans vouloir avoir l’air de dramatiser,je suis convaincue qu’elle est morte. Et c’était aussi ce que pensait Mina.

Elle tape sur son clavier pendant quelques secondes, et l’article est remplacé par une carte ducomté. Un grand cercle a été tracé au nord-ouest. En regardant de plus près, je remarque que le centredu cercle se situe sur Clear Creek Road, là où Jackie a disparu.

— Elle cherchait où pouvait se trouver le corps ?Rien que de poser la question, je sens mon estomac se soulever.— Oui, répond Rachel. J’ignore si elle a été jusqu’à se rendre dans les bois avec une pelle, mais

elle les a cartographiés. Elle a estimé la distance que le kidnappeur avait pu parcourir avant que la

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police installe les barrages. La théorie de Mina est que Jackie a été enlevée sur Clear Creek Road,puis emmenée dans un autre endroit, où elle a été tuée et abandonnée.

— À l’ouest de la ville, son agresseur avait la moitié des Trinity Alps à sa disposition.Je secoue la tête.— Sans parler du lac qui n’est qu’à une quinzaine de kilomètres, renchérit Rachel. Le lieu idéal

pour se débarrasser d’un corps. Personne ne la retrouverait là-dedans.— Vous êtes en train de dire que celui qui a enlevé et probablement tué Jackie Dennings il y a

trois ans est également l’assassin de Mina ? intervient Kyle.— Eh bien, si elle avait rendez-vous avec quelqu’un à propos d’une histoire, c’était sans aucun

doute celle-là, dit Rachel. Et elle a interrogé des personnes mêlées à cette affaire. Il y a trois fichiersaudio d’elle posant des questions aux membres de la famille de Jackie et à son copain. C’estsûrement pour ça qu’elle voulait que tu lui fournisses le numéro de téléphone d’Amy, Kyle. Sonentretien avec la petite sœur de Jackie est sur la clé.

Soudain, je sens ma gorge et mon ventre se nouer. Je suis à la fois terrifiée et émerveillée.— C’est… sa voix ? On entend Mina parler ?Rachel me prend la main et la serre.— Tu veux que je les passe ?Une bouffée de chaleur me submerge, mélange de désir et de rejet.Je ne suis pas prête.— Non ! S’il te plaît.Le bruit d’un souffle qu’on relâche retentit dans mon dos : c’est Kyle, qui pousse un soupir de

soulagement.— Elle avait beaucoup d’infos, commente Rachel. Elle doit avoir tous les articles jamais écrits à

propos de Jackie. Et sa liste de suspects est super-détaillée. Elle était sacrément douée.Je renchéris :— Trop douée. Elle s’est trop approchée de la vérité, et il l’a tuée pour l’empêcher de la révéler.— Il y a autre chose. Je pense que le meurtrier a essayé de l’avertir, de la faire renoncer.— Quoi ? s’exclame Kyle en chœur avec moi.— Je vous jure. Regardez, dit Rachel en remettant au premier plan la chronologie rédigée par

Mina et en la faisant défiler. Cette chronologie est énorme, elle s’étale sur des années. L’entrée laplus récente est en décembre, juste quelques mois avant la mort de Mina. Regardez ce qui est écrit.

5 décembre : Message d’avertissement reçu. L’envoyeur a été prévenu. (Accidentellement oudélibérément ?)

20 décembre : Deuxième message reçu. Vais faire profil bas quelque temps, par mesure desécurité.

Je reste un moment paralysée par la colère qui bout en moi.Pourquoi fallait-il qu’elle garde toujours des secrets ? Elle aurait dû savoir que c’était

dangereux. Qu’elle n’était pas invulnérable. Je la hais d’avoir été si imprudente. De ne pas avoirpensé à nous, ceux qu’elle allait laisser derrière elle.

— Elle a reçu des menaces et ne nous a rien dit ?Kyle a l’air abasourdi.— Elle en aurait parlé à la police, ajoute-t-il, mais j’entends le doute dans sa voix, car au fond

de lui, il sait qu’il a tort.Il tente de se voiler la face, d’oublier comment elle était réellement. Qu’elle existait à moitié

dans ce monde, à moitié dans le sien propre. Que quand elle enfreignait les règles, on avait tellement

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envie de faire partie de son monde à elle qu’on jouait le jeu, prêt à la suivre n’importe où juste pourbaigner dans sa lumière.

— Ou à Trev ? suggère-t-il. Peut-être qu’elle en a parlé à Trev.— Si elle avait dit à Trev qu’elle recevait des menaces, crois-moi, on serait pas en train d’avoir

cette discussion. Elle serait en vie, car il l’aurait enfermée dans sa chambre avant d'appeler les flics.C’est pour ça qu’elle lui a rien dit. C’est pour ça qu’elle a rien dit à personne.

Kyle regarde par la fenêtre, les yeux dans le vague, tandis que Rachel se mordille la lèvre ennous observant.

— Mais elle serait pas allée là-bas cette nuit-là si elle avait pensé avoir rendez-vous avecl’auteur des menaces, dit Kyle, brisant l’inconfortable silence.

Cette fois, sa voix ne contient pas la moindre trace de doute.— Tu en es sûre ? demande Rachel en me regardant moi plutôt que Kyle.Je m’apprête à répondre par un haussement d’épaules, mais Kyle me coupe l’herbe sous le pied.— Certain. Elle aurait pas emmené Sophie. Si elle avait imaginé que ça pourrait être dangereux,

elle se serait débrouillée pour y aller sans elle.— Elle ne me traitait pas…— Tu ignores à quel point elle était inquiète à l’idée que tu rechutes. Elle m’en parlait sans arrêt.

Jamais elle t’aurait mise en danger.Mes joues s’empourprent et le silence s’éternise jusqu’à ce que Rachel se racle la gorge.— Ça signifie que c’était quelqu’un qu’elle ne soupçonnait pas, conclus-je.— Pire encore, réplique Kyle. Ça signifie que c’était quelqu’un en qui elle avait confiance.Bien sûr, Kyle a raison. Et qu’elle se soit fait piéger me rend malade. Le tueur l’a manipulée de

sorte qu’elle accepte de le rencontrer là-bas, et maintenant elle est morte, parce qu’elle avait cettesoif de savoir.

— Il n’y a pas de scan ou de photo des menaces qu’elle a reçues ?Rachel secoue la tête en disant :— Non. Mais elle a dû les garder quelque part, n’est-ce pas ?— Forcément, oui.— Sauf que la police a fouillé sa chambre, commente Kyle.— Pas très bien, vu que j’ai trouvé la clé sous une latte du plancher.— Alors nous devrions la fouiller à nouveau.J’inspire un grand coup.— Je peux pas.— Pourquoi ?— Trev, répond Rachel à ma place en voyant que je ne semble pas décidée à le faire.— Ah, oui, dit Kyle en ayant la décence d’afficher un air contrit. Il est vraiment en pétard après

toi. Je vais aller lui parler et tout lui expliquer. Lui dire que j’ai menti et que c’était pas ta faute sivous étiez là-bas cette nuit-là. T’en fais pas. Trev est dingue de toi, il te pardonnera.

Je fais comme si je n’avais pas entendu la dernière phrase, car je déteste penser à ça, et lève lesyeux sur Kyle.

— Si tu lui dis la vérité, il va t’éclater.— Je peux me défendre, marmonne Kyle.Plus inquiète pour Trev que pour Kyle, j’insiste.— Je crois pas que ce soit une bonne idée.— Mais…

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— Laisse tomber, Kyle. Rachel, qu’as-tu trouvé d’autre ?— Pas grand-chose. Je vais vous faire une copie à chacun. Vous la connaissiez bien, tous les

deux. Vous étiez familiers de son fonctionnement et de sa façon de penser, vous pourriez voir deschoses qui m’ont échappé.

— Nous pourrions nous retrouver dans quelques jours et comparer nos notes, suggère Kyle.— Ça me va, dit Rachel en se tournant vers moi pour obtenir mon accord.Je hoche la tête.— C’est bon pour moi aussi.

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QUATRE MOIS ET DEMI PLUS TÔT (J’AI DIX-SEPT ANS)

— On va être en retard, dit Mina.Je remonte la fermeture Éclair de mes bottes et baisse les jambes de mon pantalon par-dessus.— Il nous reste encore vingt minutes, relax.Elle se laisse tomber sur mon lit en faisant voler les coussins dans tous les sens. Elle est vêtue

d’une robe rose vif si courte que sa mère ferait une attaque si elle la voyait. C’est d’ailleurs pour çaqu’elle s’est changée chez moi. Ses manches trois quarts sont parsemées de perles qui attrapent lalumière et donnent l’impression que Mina scintille.

Elle se redresse sur un coude et ses cheveux se répandent sur ses épaules, masse de bouclesbrunes sur fond de tissu rose.

— T’es sûre de vouloir porter ce jean ? À mon avis, tu devrais plutôt mettre le noir moulant etenfiler tes bottes par-dessus.

— Je peux à peine respirer dans le jean noir.— Mais il te va si bien.Je la dévisage, son soudain intérêt pour ma tenue a éveillé ma méfiance.— T’aurais pas oublié de me dire quelque chose par hasard ?Mina adore faire des surprises.— Pourquoi veux-tu que je sorte le grand jeu ? Tu n’as quand même pas organisé une fête pour

mon retour, Mina ? Je déteste ce genre de chose.— C’est pour ça que je me suis retenue. Nous allons seulement manger un morceau avec Kyle et

Trev. Comme promis.Je lui lance un regard en coin.— OK, mais je trouve ton comportement un peu louche.— Et je trouve que tu devrais te changer.— Pas question.— Alors, mets au moins un peu de rouge à lèvres.Je m’impatiente en enfilant mon haut :— Mais qu’est-ce qui te prend ? On sort juste avec Trev et ton mec.Chaque fois que j’appelle Kyle « son mec », ça devient plus facile. Je me suis entraînée devant le

miroir.

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— Tu es si jolie, dit Mina en quittant mon lit pour aller farfouiller dans ma boîte à bijoux. Et tupasses la moitié de ta vie à t’habiller de façon fadasse parce que tu penses qu’ainsi les gens teremarqueront moins.

— Peut-être que j’ai pas envie que les gens me remarquent.— C’est bien le problème. (Debout devant le miroir, elle tient une paire d’anneaux au niveau de

ses oreilles en tournant la tête pour juger de l’effet, puis les repose.) Tu te caches. C’est injusteenvers toi-même.

— Ce n’est pas moi qui me cache, Mina.À ces mots, elle sursaute et lâche le collier qu’elle venait de prendre.— Je descends, dit-elle sèchement. Il est bientôt l’heure de partir.

Trev et Kyle sont déjà installés dans un box quand nous arrivons au Angry Burger. L’endroit est

bondé, rempli d’étudiants de retour pour le week-end. Dans un coin, quelques-uns jouent au billard,tenant dans leurs mains libres des bouteilles de Corona dans lesquelles sont plantés des quartiers decitron. La musique du juke-box n’a pas été mise à jour depuis une éternité, probablement depuisl’ouverture du restaurant : c’est toujours de la vieille country avec beaucoup de banjo.

Mina se glisse à côté de Kyle, tandis que Trev se lève.Cela fait une semaine que je suis de retour en Oregon. Pourtant c’est la première fois que je le

revois et le bonheur que je ressens me surprend. Trev est quelqu’un de simple. Agréable et facile. Etc’est exactement ce dont j’ai besoin après toutes ces journées avec Mina pleines de phrases à doublesens et de regards en coin.

Il me prend dans ses bras ; son étreinte me réconforte, comme toujours.— C’est bon de te revoir, So, dit-il, et je sens sa poitrine vibrer contre la mienne.— Comment se passe l’université ? je demande tandis que nous nous asseyons.Je suis déterminée à concentrer toute mon attention sur Trev et non sur Kyle et la façon dont son

bras est étendu sur le dossier du banc derrière Mina, comme si celui-ci lui appartenait. Comme siMina lui appartenait.

— Pas le temps de m’ennuyer, répond-il.— Trev construit un bateau, balance Mina.— Un autre ?Après l’accident il avait retapé un petit voilier en piteux état, et il m’arrivait d’aller lui tenir

compagnie. C’étaient les seuls moments à l’époque où je pouvais être avec lui sans me sentir écraséepar le poids de sa culpabilité, car il était alors entièrement absorbé par sa tâche, c’est-à-dire réparerautre chose que moi.

Il lui avait fallu des mois pour restaurer la coque pleine de trous et les mâts brisés. Une fois sestravaux terminés, il nous avait emmenées, Mina et moi, faire un tour sur ce voilier pour le baptiser.

— Tu devrais voir les troupeaux de filles qui s’agglutinent sur le quai, tous les week-ends, semoque Mina. Elles se prélassent au soleil en l’observant… C’est pathétique. Je suis sûre que s’ilretirait son T-shirt, elles tomberaient toutes dans les pommes. C’est écœurant, conclut-elle.

Puis elle trempe les doigts dans son verre et jette de l’eau à la figure de son frère en lui tirant lalangue.

Ce dernier lève les yeux au ciel tandis que Kyle s’esclaffe.— La classe, mec.— Sale môme, dit Trev à Mina.

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— Tu devrais aller là-bas, So, histoire de les faire fuir, me dit Mina en me donnant un petit coupde pied sous la table.

Soudain, tout le plaisir et la réconfortante familiarité ressentie en voyant le frère et la sœur sechamailler partent en fumée.

Je pâlis sans pouvoir m’en empêcher ni empêcher Trev de remarquer ma réaction. Je medemande s’il voit la façon dont elle m’observe, toute son attention focalisée sur moi. S’il voitl’amertume qui teinte son sourire à la fois désespéré et terrifié. Est-ce qu’il comprend seulement cequ’elle m’inflige, ce qu’elle nous inflige à tous ?

Et parce que c’est Mina, elle ne s’arrête pas là.— Kyle et moi avons besoin d’un autre couple pour faire des sorties. Ça serait parfait. Tu n’es

pas d’accord, mon cœur ?— Carrément, approuve Kyle.Je sens sur moi le regard de Trev, mais je ne peux détacher le mien de Mina en disant :— Je reviens dans une minute.Son expression ne change pas d’un iota. Elle garde les yeux rivés sur moi, jusqu’à ce que je sois

à deux doigts de me jeter sur elle par-dessus la table.— Bonne idée. Allons nous rafraîchir.Elle prend son sac et adresse un sourire à Kyle. Son sourire « tout va bien ». Le pauvre ne se

doute pas que c’est du pipeau, mais je le sais, et Trev aussi. Et il fronce les sourcils en cherchant àcomprendre pourquoi je suis si contrariée, et elle si triomphante.

Elle traverse le restaurant d’une démarche allègre, comme si tout était pour le mieux dans lemeilleur des mondes. Comme si elle ne venait pas d’essayer de me caser avec son frère, comme sielle ne jouait pas avec moi, et avec lui, de la façon la plus cruelle qui soit.

Mina aime jouer avec le feu.Mais c’est moi qui récolte les brûlures.

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39

MAINTENANT (JUIN)

Pendant le trajet du retour, Kyle et moi gardons le silence.Je me gare dans mon allée et ouvre la portière, mais lui ne bouge pas. Il a les yeux rivés sur le

tableau de bord, les mains sur les cuisses. Le moment s’éternise et j’ai sérieusement envie de lelaisser là, mais c’est alors qu’il se met à parler.

— Je lui ai dit que je l’aimais. Une semaine avant qu’elle… Je lui ai dit que je l’aimais et elles’est mise à pleurer. J’ai cru qu’elle… C’était idiot de ma part. Je ne suis qu’un imbécile. Je croyaisla connaître. Mais c’était pas le cas.

Il me regarde avec ses grands yeux de chiot, l’air si malheureux que ça me fait mal, quand bienmême je suis encore en colère contre lui.

— Comment est-ce possible, Sophie ? Comment peut-on aimer une personne à ce point et nemême pas la connaître réellement ?

J’ignore comment répondre à cette question. J’aimais Mina. La vraie Mina. La part qu’ellemontrait au monde et les autres, celles qui me fuyaient tout en cherchant à se rapprocher de moi. Jeconnaissais chaque morceau, chaque dimension, chaque version d’elle, et je l’aimais.

Je repense à avant, quand nous étions plus jeunes. Au collège, déjà, Kyle était dans les parages àl’admirer, aussi envoûté par elle que je l’étais moi-même. Attendant son tour, jusqu’à ce qu’il arriveenfin, et que ça lui brise le cœur.

Je comprends pourquoi il me hait. Je le détestais pour cette même raison il y a encore quelquesmois. Il me l’a prise. Et puis on nous l’a prise à tous les deux. Aucun de nous n’a gagné cette partiequ’il ignorait jouer.

Parce que nous avons ça en commun, je parviens à mettre de côté ma colère. Je peux être gentille.C’est ce qu’elle aurait voulu.

— Mina avait confiance en toi. Le fait qu’elle te l’ait dit, ça veut dire quelque chose. Ça veut toutdire.

Il tourne la tête vers moi et me regarde comme s’il me voyait pour la première fois. La douleurest toujours bien présente dans ses yeux, mais il y a autre chose à présent. Il me dévisage d’un airsongeur, et j’ai envie de fuir.

— Tu sais, tout le monde a un rêve dans la vie.Je hoche la tête.

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— Mina était le mien.Presque malgré moi, je tends la main et lui serre l’épaule.— Le mien aussi.Après le départ de Kyle, je rentre chez moi et monte dans ma chambre télécharger sur mon

ordinateur les fichiers que Rachel m’a donnés.La chronologie établie par Mina est une merveille comparée au bricolage sur l’envers de mon

matelas. Elle s’étale sur des années avec une liste détaillée de suspects et des notes sur chacune despersonnes impliquées.

Je ne me souviens pas d’avoir jamais parlé à Jackie Dennings. Ma première année de lycée a étéplus ou moins éclipsée par l’accident, et même si ça n’avait pas été le cas, nos chemins ne se seraientprobablement pas croisés. Elle était en première, déléguée de classe et extrêmement populaire. Pourmoi, il ne s’agissait que de cette jolie blonde qui fréquentait le même établissement que moi.Davantage une idée qu’une personne. Et puis un jour une photo de la jolie blonde s’était retrouvée surdes avis de recherche placardés partout. La famille Dennings avait été jusqu’à mettre des panneauxsur l’autoroute, mais aucune piste n’avait jamais abouti.

D’après les notes de Mina, Jackie était une sœur et une fille aimante, une bonne élève, et uneathlète de haut niveau. Elle avait d’ailleurs obtenu une bourse pour Stanford grâce à ses performancesen football. La seule ombre à ce portrait de jeune fille modèle était son petit ami.

Quand Jackie avait disparu, Matt Clarke avait tout de suite été le suspect numéro un. Avec unpassé de drogué, quelques citations à comparaître pour ébriété sur la voie publique et voies de fait, etpour seul alibi le témoignage d’un autre drogué, il était le coupable idéal. Mais la police avait fouillésa camionnette ainsi que sa maison sans rien trouver.

Je survole avec mon curseur le fichier audio de l’entretien entre Mina et Matt. J’ai besoin decliquer. Il faut que je l’écoute.

Mais je ne peux me résoudre à le faire. Assise ici, seule dans ma chambre, entendre sa voixserait comme appliquer du métal chauffé à blanc sur ma peau, brûlant tout couche après couche,jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à marquer.

Je ne suis pas assez forte.Dix mois. Deux jours.

Le jour suivant, mes parents quittent la maison avant 8 heures pour se rendre à des réunions et des

rendez-vous. Je déroule mon tapis de yoga sur le sol de ma chambre et commence mes asanas, maisje n’arrive pas à me sortir cette histoire de la tête pour me concentrer sur ce que je fais. À présentque j’ai un début de piste, le besoin de retrouver et d’interroger tous ceux qui connaissaient Jackieme taraude.

Mais je ne peux pas. Jackie avait une petite sœur, un père, une mère, des gens qui l’aimaient, àqui elle manque, et qui ne seraient peut-être pas d’accord pour que quelqu’un vienne fouiner dansleur vie.

Je ne suis pas Mina. Contrairement à elle, je ne suis pas douée pour mettre les gens à l’aise et lesinciter à parler. Même avant l’accident, cela ne faisait pas partie de mes talents.

J’ai pratiquement terminé ma séance et je suis dans la position du lotus en train de respirerlentement et profondément quand la sonnette de la porte d’entrée retentit.

Je regarde par la fenêtre. La Ford de Trev est garée devant chez moi, et mon premier réflexe estde me changer, car je suis en short et en débardeur. C’est idiot. Il m’a déjà vue avec moins que ça,voire sans rien du tout.

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Nouveau coup de sonnette.J’inspire profondément et descends l’escalier.— J’ai besoin de te parler, dit-il dès que j’ouvre la porte.Il passe devant moi et entre sans attendre d’y avoir été invité.Puis il se retourne et lance en me dévisageant :— Kyle est venu à la maison hier soir.Merde. J’aurais dû lui faire promettre de ne pas aller voir Trev.— Il m’a dit que les pilules n’étaient pas à toi. Qu’il avait menti en racontant que Mina et toi

étiez là-bas pour en acheter. Que tout ce temps tu disais la vérité, que Mina enquêtait sur ladisparition de Jackie Dennings, et que c’était pour ça que vous étiez à Booker’s Point cette nuit-là.

Je croise les bras et plante mes pieds nus sur le carrelage frais et solide. Puis je redresse la têteet soutiens le regard de Trev.

— Kyle a dit ça ?La colère assombrit son visage.— Non, Sophie, t’as pas le droit de prendre tes grands airs. Je viens de passer huit heures avec

Kyle à démanteler la chambre de ma sœur pour chercher un message de menaces qui selon lui auraitdû s’y trouver. Ne joue pas à ça avec moi. Pas quand il s’agit de Mina. Dis-moi la vérité !

— J’ai essayé ! Je t’ai écrit quand j’étais à Seaside. Je t’ai tout expliqué dans mes lettres. Maistu me les as renvoyées sans même les ouvrir. Tu n’avais pas l’air de t’intéresser à la vérité àl’époque.

Je ne peux pas cacher le ressentiment dans ma voix. Je n’en ai pas envie.Il baisse les yeux, momentanément démuni.— Il y avait de la drogue sur la scène de crime, et tes empreintes sur la boîte de pilules.

L’inspecteur James était sûr que c’était une histoire de drogue. Qu’étais-je censé penser ? Tu nous asmenti pendant des années. Des années, Sophie. Et parce que tu avais passé six mois ailleurs à tedésintoxiquer, j’étais censé oublier tout ça ?

— Ça ne me fait rien que tu ne m’aies pas crue. En tout cas, plus maintenant. Ce qui me met horsde moi, c’est que tu l’as pas crue, elle. Elle ne m’aurait jamais emmenée acheter de la drogue.T’aurais dû le savoir. T’aurais dû la connaître assez bien pour savoir ça !

Ma voix monte avec chaque mot jusqu’à ce que je lui crie dessus en brandissant ma main en l’airà chaque phrase.

— Ne…Il fait un pas vers moi, puis se ravise et recule jusqu’à ce qu’il se retrouve le dos au mur.Je n’en ai pas fini. Cela fait des mois qu’il a renvoyé les lettres, mais ma colère est encore

fraîche d’avoir été répudiée et ignorée.— Tu m’as laissée tomber. Et tu l’as laissée tomber elle aussi en croyant qu’elle me permettrait

de rechuter de la sorte, en imaginant qu’elle irait jusqu’à m’aider à me procurer de la drogue. De quitu te moques ? Je te rappelle que c’est elle qui m’a dénoncée la première fois. À quoi tu pensais ?

Je hurle de plus en plus fort, ma rage ne semble pas avoir de limites.Cette fois, il n’a pas de mouvement de recul. Il se tient droit et je sens la sueur dégouliner dans

mon dos tandis qu’il me fusille du regard.— Je pensais que je ne savais plus qui tu étais réellement, réplique-t-il. Tu nous as menti pendant

des années. Tu as prétendu que tout allait bien, et on y a vu que du feu. Je n’y ai vu que du feu. Et j’aicommencé à me demander s’il y avait d’autres mensonges. Quand tu es partie pour Portland, Mina a

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été anéantie pendant deux mois… complètement anéantie. Je ne l’avais jamais vue dans cet état. Pasdepuis que papa…

Il se passe la main sur la bouche et respire un grand coup pour se donner du courage avant depoursuivre.

— J’ai essayé de me dire qu’elle était inquiète, que tu lui manquais. Vous étiez toujours fourréesensemble, inséparables. Comme des sœurs. Mais c’est ça le truc, n’est-ce pas ? Toi et Mina. Vousn’étiez pas sœurs. Et vous n’étiez pas que des amies, je me trompe ?

Il scrute mon visage, à la recherche de la vérité.Il sait.Oh, mon Dieu, oh, mon Dieu, oh, mon Dieu, trop tard, trop tard, trop tard.— Étais-tu amoureuse de Mina ? demande-t-il, et je perçois la peur dans sa voix. Était-elle

amoureuse de toi ?Je ne sais pas quoi répondre à cette dernière question. J’aimerais le savoir.— Kyle te l’a dit.— Oh, merde, laisse-t-il échapper.Je comprends alors que Kyle ne lui a rien dit et que je viens de confirmer la crainte qu’il refusait

d’affronter depuis longtemps, qu’il avait repoussée dans les confins de son esprit.Soudain pâle malgré son bronzage, il s’adosse au mur, comme s’il en avait besoin pour tenir

debout. Je regrette que nous n’ayons pas eu cette conversation dans le salon afin qu’il puisses’asseoir, et moi aussi. Mes jambes tremblent et j’ai les paumes moites de sueur.

— Oh, merde, répète-t-il en secouant la tête et en regardant droit devant lui comme si je n’étaismême pas là. Tout ce temps…

Il reporte son attention sur moi.— Pourquoi tu m’as rien dit ?— C’étaient pas tes affaires.— Pas mes… (Il laisse échapper un rire incrédule.) Tu sais que je suis amoureux de toi. Tu crois

pas que t’aurais pu m’informer que t’aimais pas les mecs ? Pendant tout ce temps, je me disais que tuavais seulement besoin… Bref. Ça n’a pas d’importance. Plus maintenant.

Il secoue la tête une fois de plus et se tourne pour sortir.— Attends.Je lui saisis le bras.Le toucher est une erreur. Je m’en rends compte aussitôt. Il n’y a pas d’excuse, comme le choc

encore frais de la mort de Mina. Ou une soirée arrosée qui tourne au flirt.C’est juste lui et moi. Les deux derniers encore debout. Il est le seul à qui elle manque autant

qu’elle me manque. Le seul à partager la moitié de mes souvenirs avec elle, et qui à l’opposé de sasœur m’aimait de façon indéfectible et au grand jour.

Il ne rompt pas le contact. Il en est incapable, aussi suis-je obligée de le faire. Pour nous deux.— Tu ne l’as pas imaginé. Toi et moi. Il y a une alchimie, ou tout autre nom que tu voudras lui

donner. Il y a eu des moments avec toi, des fois où… Ce n’était pas ton imagination, Trev. Je te lepromets.

— Mais tu aimes les filles.— Je ne suis pas lesbienne, je suis bi. C’est différent.— Et Mina ?Mon silence répond pour moi.— Tout ce temps, c’était Mina, n’est-ce pas ?

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Je lui donne alors la seule chose que je peux lui offrir : la vérité, froide et dure. Celle qui varéécrire chaque souvenir qu’il a de lui et de moi, d’elle et de moi, d’eux deux et de nous trois :

— Ce sera toujours Mina.

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40

QUATRE MOIS ET DEMI PLUS TÔT (J’AI DIX-SEPT ANS)

La salle de bains est vide. Devant le miroir, Mina fouille dans sa trousse à maquillage.Je me tiens debout derrière elle, furieuse, folle de rage, et tous les autres synonymes de colère

auxquels je peux penser.Sans même m’adresser un regard, elle se met à appliquer son rouge à lèvres, comme si nous

étions vraiment ici pour nous rafraîchir.— À quoi tu joues ?— Je mets du rouge à lèvres, me répond-elle, feignant l’innocence. Tu trouves qu’il est trop

sombre pour moi ?— Mina !Elle sursaute. Le tube lui échappe et tombe sur le carrelage marron. Elle croise mon regard de

ses yeux écarquillés avant de détourner la tête.— À quoi tu joues ? je répète.— À rien, marmonne-t-elle.— À rien ? Tu essaies de me caser avec Trev.— Et alors, qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? demande-t-elle sur la défensive, comme si j’avais

insulté son frère. Il est adorable et c’est un mec bien et honnête. Il ferait un super petit ami.— C’est Trev.Je ne devrais pas avoir besoin d’en dire plus pour qu’elle comprenne.— Il t’aime, tu le sais.Bien sûr que je le sais. Et c’est pour ça que son comportement est si malsain. Elle n’est pourtant

pas stupide… En fait, non, son raisonnement est même la preuve de son intelligence. Si je suis avecTrev, je deviens intouchable, de telle sorte que ça la privera à tout jamais de la possibilité de sauterle pas. C’est la seule chose capable de l’arrêter. De nous arrêter.

Je veux lui hurler dessus, et m’excuser auprès de Trev, car il aurait pu y avoir quelque choseentre nous si Mina ne m’avait pas rendue insensible au reste du monde. Je veux m’enfuir de cettepièce en claquant la porte avec assez de violence pour fissurer le carrelage.

Je veux la coincer contre le lavabo et faire courir ma langue sur sa gorge.— Pourquoi tu fais ça ?

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Je m’avance vers elle, et elle recule, mais je continue jusqu’à ce que ses épaules heurtent lemiroir. J’utilise les quelques centimètres que j’ai de plus qu’elle à mon avantage. J’envahis sonespace, et j’y reste. Je n’ai jamais fait ça auparavant, l’approche agressive. Le premier pas a toujoursété le job des garçons. Mais à présent c’est différent. Je suis différente. Je peux faire ce que je veux.Être qui je veux.

Je peux effleurer des doigts la douce peau de son cou et laisser son gémissement s’incruster dansmon ventre.

Alors je le fais.— Sophie, m’avertit-elle, le souffle court. C’est juste que… Je veux que tout redevienne normal.

J’ai besoin que tout redevienne normal.— C’est impossible.Elle s’humecte les lèvres.— On peut pas faire ça.— Oh que si.— Mais Trev… Ma mère. Tout. Ça peut pas marcher. Toi et moi. Ce n’est pas bien. Toi et Trev,

ça, c’est bien. C’est normal. C’est ce que tout le monde attend de nous. J’essaie juste d’aider.— Tu essaies de te cacher.— Je peux me cacher si je veux.— Rien ne t’y oblige.— Bien sûr que si ! explose-t-elle en me repoussant. Qu’est-ce que tu crois ? Que si je dis à ma

mère que je suis lesbienne, tout va bien se passer ? Si je fais ça, elle appellera une armée de prêtrespour entamer les prières. Et Trev ? Que penses-tu qu’il ressentira quand il comprendra que la fillequ’il aime depuis toujours s’est tapé sa petite sœur ? Sans parler de l’école. Tu te souviens de HollyJacobs ? Tu veux qu’on écrive des insultes à la bombe sur ta voiture ? Parce que c’est ce qui nousattend, So. Se cacher est plus sûr. Tout comme choisir Trev.

Mes yeux s’emplissent de larmes qui roulent sur mes joues. Rien de ce que je dirai ne pourra laconvaincre. Nous ne vivons pas dans une grande ville. Mina ne vient pas d’une famille où ce genrede chose est accepté. Elle a raison, sa mère appellerait un prêtre. Et Trev, quoi qu’il arrive, Trev serablessé.

Rien de ce que je dirai ne pourra la faire changer d’avis. Des années à l’aimer me l’ont appris. Jehais qu’elle soit prisonnière de la sorte et qu’elle m’ait enfermée avec elle.

— J’aime Trev. Je l’aime trop pour lui faire ça. Je ne peux pas me servir de lui pour me cacherparce que c’est rassurant ou parce que tu veux que je le fasse.

— Ne sois pas bête, Sophie, dit-elle.C’est davantage un avertissement qu’une supplique, mais je perçois également dans sa voix une

lassitude qui n’y était pas avant quand elle ajoute :— Choisis-le.Je m’écarte d’elle, c’est presque facile, comme si une autre personne me contrôlait, mais, arrivée

à la porte, je me retourne. Debout devant le miroir, elle m’observe dans le reflet, et je croise sonregard.

— Je te choisirai. Peu importe la difficulté. Peu importe ce que les gens disent. Je te choisiraichaque fois. Il ne tient qu’à toi de me choisir à ton tour.

Et tandis que je ferme la porte derrière moi, je l’entends qui se met à pleurer.

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41

MAINTENANT (JUIN)

Trev est calme, adossé au mur, pendant un moment qui semble s’étirer à l’infini.Il n’y a rien qu’aucun de nous puisse dire.Il n’y a plus rien à dire.Il n’y a plus que la vérité, enfin révélée. Je vois son poids qui s’installe sur ses épaules et

l’enfonce doucement. Je déteste avoir eu à lui infliger une telle souffrance, mais en même temps jeressens une sorte de soulagement.

Il est tout ce qu’il me reste, mon meilleur ami par défaut. Une présence calme et stable dans mavie ; il est là, depuis si longtemps que je serais perdue sans lui. J’ai eu si souvent recours à sasolidité, et je m’en veux de ne pas pouvoir m’en passer aujourd’hui.

Il s’anime soudain, comme s’il avait été figé par la vérité que je viens de lui asséner. Il seredresse et se met à parler à toute vitesse, un flot de paroles sort de sa bouche au pli sévère :

— Si c’était pas une histoire de drogue, je dois le dire à ma mère. La police…— Non, surtout pas.— Mais si tu penses avoir une piste…— Je n’ai rien que les notes de Mina sur une affaire vieille de presque trois ans. Je n’ai aucune

preuve confirmant qu’elle ait reçu des menaces. Je ne peux pas aller voir l’inspecteur James et luidire : « Eh, il y a du nouveau sur l’enquête que vous pensez que j’ai entravée. »

— Mais si Kyle leur explique qu’il a menti, il faudra bien qu’ils te croient.— Non. Ils ne me croiront pas. Il y avait de la drogue sur la scène de crime. Mes empreintes

étaient sur le flacon. Pour l’inspecteur James, je suis une menteuse qui essaie toujours de couvrir sondealer. Ce n’est pas quelques notes prises par Mina à propos de la disparition de Jackie qui vontchanger ça. En revanche, si nous lui apportons le nom de celui qui a envoyé les messages demenaces, peut-être qu’il m’écoutera. Celui qui s’est débarrassé de Jackie a tué Mina, et je letrouverai.

— Tu es folle ? s’exclame Trev. Mina est morte parce qu’elle était à deux doigts de découvrir lavérité. Tu veux mourir, toi aussi ?

Je ne peux contrôler mon mouvement de recul. Mais il est trop absorbé pour se rendre comptequ’il m’a blessée. À moins que ce ne soit moi qui l’ai poussé à ça, cette façon de me tordre le cœurqui était autrefois la spécialité de sa sœur.

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— Je le fais pour Mina. Crois-tu vraiment que Jackie est toujours en vie au bout de trois ans ?L’enfoiré au masque l’a tuée. Puis il a tué Mina, car elle était sur le point de percer à jour sonidentité. Il doit payer.

— Je suis d’accord. Mais c’est le rôle de la police. Tu risques ta peau en te lançant là-dedans,proteste Trev en serrant les dents.

J’inspire profondément.— Je ne suis pas Mina. Je vais pas garder tout ça pour moi. Kyle et mon amie Rachel m’aident.

Mais pour que la police m’écoute, il faut que je puisse leur prouver que Mina enquêtait sur ladisparition de Jackie, et qu’on l’a menacée à cause de ça. Avec Kyle, vous n’avez pas trouvé lesmessages du tueur quand vous avez fouillé la chambre de Mina ?

Trev fait non de la tête.— Il faut donc que j’établisse une liste des personnes qui savaient que Mina faisait des

recherches sur l’affaire Dennings, et que je la réduise à une liste de suspects.Trev se passe les mains dans les cheveux.— C’est de la folie.— Que veux-tu que je fasse d’autre ? Je peux pas rester plantée là à attendre que la police

résolve l’affaire. Je comprends que tu essaies de tourner la page ou je ne sais quoi, mais je ne peuxpas. Pas encore.

C’est exactement ce qu’il ne fallait pas lui dire, je m’en rends compte avant que les mots aientquitté ma bouche. Il ouvre grands les yeux gris et ses joues s’empourprent.

— Tourner la page ? hurle-t-il. C’était ma petite sœur. Je l’ai pratiquement élevée après la mortde papa. J’étais censé être là pour la voir réaliser ses rêves. Elle devait être la tante de mes enfants,et j’aurais été l’oncle des siens. Je n’étais pas censé la perdre. J’aurais fait n’importe quoi pour elle.

— Alors, aide-moi ! Arrête de me crier dessus, et aide-moi. Je vais le faire, avec ou sans toi,mais je préférerais que ce soit avec toi. Tu la comprenais.

— Il faut croire que non, réplique-t-il.Je prends soudain conscience que Trev n’a pas seulement perdu Mina. Il m’a aussi perdue moi,

ou plutôt cette image idéalisée qu’il avait de moi, et qui n’a jamais existé.Je veux le toucher pour le réconforter, mais je sais que ce ne serait pas une bonne idée. Au lieu

de ça, je me rapproche de quelques pas, assez près pour le toucher, mais sans le faire.— Tu la comprenais. Autant que c’était possible. Elle t’aimait, Trev. Elle t’aimait tellement.Trev avait été la personne préférée de Mina. Son second confident, après moi. S’il n’avait pas

été mêlé à tout ça, elle lui aurait sûrement avoué la vérité sur elle.Peut-être qu’alors tout aurait été plus facile. Si elle avait pu se lover dans son acceptation, elle

aurait pu y puiser la force de se libérer.Je ne sais pas. Je ne le saurai jamais. Y penser est du pur masochisme, comme les heures que j’ai

passées au centre de désintoxication à imaginer une version parfaite de nos vies, où elle aurait dit lavérité à tout le monde et où cela n’aurait pas eu d’importance. Un futur rempli de robes de bal, deslows dans les bras l’une de l’autre et de promesses tenues.

Trev me regarde et je me sens mise à nue. Pour la première fois depuis que je suis descendue, jesuis consciente d’être peu vêtue. De la lumière crue du couloir qui fait ressortir mes cicatrices blancet rose.

J’entends un clic et Trev s’écarte de la porte, juste au moment où mon père l’ouvre.S’ensuit un long silence inconfortable pendant lequel il observe mon visage trop rouge et maculé

de larmes, avant de reporter son attention sur Trev qui n’a pas meilleure mine.

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— Trev, dit mon père.Et j’ai l’impression qu’il fait plus de deux mètres au lieu de son mètre quatre-vingts.— Monsieur Winters, répond Trev.Je me balance d’un pied sur l’autre en serrant les poings pour ne pas m’essuyer la figure.— Il y a un problème, Sophie ? me demande papa sans quitter Trev du regard.— Non. Trev était sur le point de partir.— Je pense que c’est mieux, en effet.Trev hoche la tête.— Je vais juste… au revoir, Sophie. Monsieur.La porte s’est à peine refermée sur lui que mon père se tourne vers moi, la bouche ouverte. Mais

je ne lui laisse pas le temps de parler et file rattraper Trev avant qu’il puisse m’arrêter.Il est déjà en train de descendre l’allée.— Trev !Il se retourne.De là où je suis, sur la dernière marche du perron, j’ai l’impression qu’un océan nous sépare, fait

de ce qu’il vient d’apprendre et qui nous éloigne l’un de l’autre.— Les interviews, dis-je en baissant le ton. Celles que Mina a faites à propos de Jackie. Elles

sont enregistrées.Étonné, il fait un pas vers moi presque automatiquement.— Je n’ai pas le courage de les écouter seule.Il fait un signe de tête.— Ce soir ?Une vague de soulagement déferle en moi.Il me donne toujours ce que je suis incapable de demander.— Ce soir.

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42

TROIS ANS ET DEMI PLUS TÔT (J’AI QUATORZE ANS)

— Je peux le faire moi-même, dis-je en agrippant la bouteille d’huile essentielle à la vitamine E.— Je voudrais pas te vexer, mais ta main ressemble encore à un steak cru.Mina n’est ni patiente ni douce. Elle attrape la bouteille, sans se préoccuper de mes protestations.

Son attitude autoritaire est tout ce qu’il y a de plus normal, tout comme le fait que j’obéisse, aussi jedénude mon épaule tandis qu’elle s’installe derrière moi sur le lit.

Je me mords la lèvre, les yeux rivés sur le tapis. Je sens ses yeux sur mon épaule, là où le métals’enfonce dans la peau et la déforme. Sans s’attarder dessus, elle étale délicatement l’huile sur mescicatrices avec efficacité et détermination.

— Ce truc sent comme ma grand-mère, commente-t-elle en se levant pour se placer devant moi.— C’est de la lavande. Maman l’a achetée au magasin bio de Chico. C’est bon, laisse-moi faire.J’essaie d’attraper la bouteille, mais elle l’agite hors de ma portée.— C’est du joli, narguer une infirme.— Je te défie de parler de toi en ces termes devant ta mère. Elle péterait un câble, réplique Mina

avec un sourire malicieux.— Elle m’enverrait probablement chez le psy pour six mois de plus.— Elle ne veut que ton bien. Pendant la semaine où tu étais dans le coma, elle a complètement

perdu les pédales. Genre série télé. C’était impressionnant.Du bout des doigts, elle suit sur mon épaule les contours du paysage ravagé que mon corps est

devenu.— Elle se comporte toujours comme si les choses allaient redevenir comme avant.— C’est débile, rétorque Mina. Ça va être différent. Mais c’est pas pour autant que ça doit être

affreux.— Je me sens affreuse, parfois. C’est vrai, regarde-moi.Je lève les bras et mon peignoir glisse, la cicatrice sur mon torse est encore plus laide à la

lumière.— Je suis répugnante. Et ça ne va pas changer. Il va falloir qu’elle s’y fasse.— Oh, Sophie.Mina semble littéralement se dégonfler. Elle s’assied à côté de moi.

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— Ce qui t’est arrivé est horrible. Plus qu’horrible. Et ce n’est pas juste que Trev et moi ensoyons sortis indemnes, et que toi… Mais répugnante ?

Elle appuie sa main sur mon cœur, et caresse du pouce la cicatrice sur ma poitrine.— Ce n’est pas répugnant. Tu sais ce que je pense quand je vois ça ?Je secoue la tête.Elle baisse la voix, c’est un secret qu’elle murmure rien que pour nous deux :— Je pense à la force dont tu as fait preuve. Tu n’as jamais cessé de te battre, même quand ton

cœur s’est arrêté. Tu es revenue.« Tu m’es revenue. » Les mots qu’elle n’a pas prononcés flottent entre nous. Nous les entendons,

mais aucune de nous n’est assez brave pour les dire à voix haute.— Tu ne… Il ne t’arrive jamais de souhaiter qu’ils ne t’aient pas réanimée, hein ? me demande-t-

elle.Elle a les yeux rivés sur sa main, comme si elle ne pouvait supporter d’affronter mon regard au

cas où je lui donnerais la mauvaise réponse.Je ne peux pas lui dire la vérité. Elle lui ferait peur presque autant qu’à moi. Alors je lui offre ce

qu’elle attend :— Bien sûr que non.La vérité ?Je ne sais pas.Peut-être.Parfois.Oui.

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MAINTENANT (JUIN)

Quand je reviens à la maison, papa est en train de m’attendre dans le couloir.— Qu’est-ce qui s’est passé ? demande-t-il.— Rien.— Sophie, tu as pleuré.Il tend la main, mais je m’écarte avant qu’il atteigne ma joue.— Est-ce que Trev a… ?Je ne lui laisse pas le temps de finir sa phrase.— Nous avons parlé de Mina. Ça m’a rendue triste. Trev n’était pas… J’étais juste triste.Tout en me frottant les bras, je m’éloigne un peu plus de lui.— Qu’est-ce que tu fais là ? T’as oublié quelque chose ?— Tes piqûres, c’est aujourd’hui. Ta mère te l’a pas dit ?— Oh. Si. Ça m’était juste sorti de la tête.— J’ai pensé que je pourrais t’y conduire.Je ne parviens pas à lui cacher l’hésitation qui me traverse et ça le blesse. L’expression ne

s’affiche que brièvement sur son visage ridé, mais j’ai le temps de la voir.Soudain, je me souviens de tous les jours de congé qu’il a pris afin de pouvoir m’accompagner à

mes séances de rééducation. Du temps qu’il a passé dans la salle d’attente à faire sa paperassependant que je maltraitais mon corps pour qu’il fonctionne mieux. La façon qu’il avait de toujours meprendre dans ses bras après.

— Bien sûr. Ça me ferait très plaisir.Pendant le trajet, nous parlons de tout et de rien. Du club de football que sponsorise son cabinet

dentaire, du fait qu’il envisage de renoncer à assister l’entraîneur de l’équipe parce que mamanaimerait qu’il s’inscrive à un cours de swing avec elle.

— Tu as réfléchi à l’université ? demande-t-il alors que nous passons devant le bureau de poste.Je tourne la tête vers lui.— Pas vraiment.Je ne peux pas. Pas encore. J’ai quelque chose à faire avant.— Je sais à quel point c’est dur pour toi, ma puce, dit-il ; mais c’est un moment important. Il va

falloir commencer à t’en préoccuper sérieusement.

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— OK.Je suis prête à dire n’importe quoi pour qu’il laisse tomber le sujet.Le cabinet du docteur Shute est situé dans un bâtiment en brique de l’autre côté de la voie de

chemin de fer. Papa marque une courte pause avant de sortir de la voiture, on dirait qu’il a peur queje l’envoie balader, comme je l’ai fait quand il m’a emmenée à la séance de thérapie avec David.Alors, j’attends qu’il sorte, puis sans un mot nous entrons dans l’immeuble.

Quand l’infirmière vient me chercher, il reste dans la salle d’attente, et je dois me mordre lalangue pour me retenir de lui demander de m’accompagner. Je me répète que je n’ai pas besoin de luipour me tenir la main, que j’ai appris à endurer ces piqûres sans aucun soutien à Seaside. J’ai apprisà ne compter que sur moi-même. Je m’assieds sur la table d’examen, et je patiente.

La porte s’ouvre et le docteur Shute passe la tête dans la pièce en m’adressant un sourire. Elleporte autour du cou une chaîne de perles à laquelle sont accrochées ses lunettes rouges.

— Ça fait un bail, Sophie.Après une minute à échanger des banalités et à faire le point sur l’intensité de mes douleurs, elle

sort afin que je puisse me déshabiller. J’ôte mon T-shirt et m’allonge sur le ventre en soutien-gorge.Malgré le papier qui la recouvre, la table est fraîche contre ma peau. Je plonge la main dans la pochede mon jean et en sors mon téléphone. Le docteur frappe avant d’entrer. Je parcours ma playlist et,après avoir fait mon choix, je mets les écouteurs et laisse la musique accaparer mes sens. Je croiseensuite les bras pour poser ma tête dans le creux, puis me concentre sur ma respiration.

— Fais-moi signe dès que tu es prête.Le docteur Shute sait que je ne supporte pas de voir la longue aiguille péridurale. Elle sait que ça

me fait complètement flipper ; même après tout ce temps, et après toutes ces interventionschirurgicales, je ne supporte pas qu’on m’enfonce dans le corps une stupide aiguille.

Je ne serai jamais prête. Je déteste ça. Je préfère presque repasser sur le billard.— OK, dis-je. Allez-y.La première injection est faite du côté gauche de ma colonne vertébrale, là où la douleur est la

pire. J’inspire et j’expire, les poings serrés, froissant le film de papier qui recouvre la tabled’examen. Trois autres suivent également sur le côté gauche, mais de plus en plus bas. La quatrièmepénètre profondément au niveau de mes reins. Les longues aiguilles me transpercent, la cortisone serépand dans mes muscles enflammés, afin de m’accorder un peu de répit. Après ça, j’ai le droit àquatre piqûres du côté droit. Le temps que le produit arrive à mon cou, je respire fort et la musiquen’est plus qu’un bourdonnement dans mes oreilles. Je veux que ça s’arrête. Pitié, faites que ças’arrête.

Je veux Mina pour me tenir la main, et dégager les mèches qui me tombent sur le visage, en medisant que ça ira.

Sur le chemin du retour, papa fait un détour par le drive de Big Ed et commande un milk-shake auchocolat et au beurre de cacahuètes. C’est exactement ce dont j’ai besoin, et qu’il le fasse sans quej’aie eu à le lui demander me met les larmes aux yeux. J’ai l’impression d’avoir à nouveau quatorzeans. Je n’aurais jamais cru que j’aurais envie de revenir à cette époque, celle des séances derééducation et des cannes, l’époque où je flottais sur un nuage d’Oxy. Et pourtant aujourd’hui jedonnerais tout pour que ce soit possible, parce que au moins elle serait en vie.

Quand papa me tend la boisson, il croise mon regard.— Ça va, ma puce ? s’enquiert-il sans lâcher le gobelet.Je voudrais pouvoir me cacher au creux de l’inquiétude perceptible dans sa voix.

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— Ça ira. C’est juste que ça pique un peu.Nous savons tous les deux que je mens.

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UN AN PLUS TÔT (J’AI SEIZE ANS)

— Je te déteste !Je me baisse juste au moment où une chaussure jaillit de la chambre de Mina, suivie de près par

Trev.— Connard !Une autre chaussure atterrit dans le couloir, et Trev ne m’accorde même pas un regard en passant

devant moi, l’air contrarié. Il ouvre violemment la porte de derrière et sort sans la refermer.J’entends Mina marmonner rageusement dans sa chambre, et je jette un coup d’œil prudent à

l’intérieur en frappant doucement. Elle fait volte-face et mon cœur se serre en voyant qu’elle pleure.— Qu’est-ce qui ne va pas ?— Oh, rien, répond-elle en essuyant ses larmes. Tout va bien.— C’est ça, à d’autres !Elle se laisse tomber sur son lit par-dessus une pile de papiers éparpillés sur sa couette.— Trev est un sale con.Je m’assieds à côté d’elle.— Qu’est-ce qu’il a fait ?— Il a dit que j’en révélais trop sur moi, grogne Mina.— OK. Il va me falloir un peu plus de détails.Mina roule sur le côté, libérant une partie des feuilles sur lesquelles elle s’est affalée. Elle

attrape une liasse réunie par une agrafe et me la tend.— C’est mon essai personnel pour le stage au Flambeau. Je lui ai demandé de le lire, et parce

que c’est un abruti, dit-elle en criant le dernier mot afin d’être sûre qu’il l’entende, il a déclaré queje ne devrais pas le présenter.

— Je peux le lire ?Mina hausse les épaules, et d’un geste théâtral se couvre les yeux avec son bras.— Si ça te chante.Elle fait comme si ça n’avait pas d’importance, ce qui évidemment signifie que ça en a.Pendant les cinq minutes qu’il me faut pour lire l’essai, elle garde le silence. Le seul son dans la

pièce est le froissement du papier quand elle bouge sur son lit.

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Une fois que j’ai terminé, je reste un long moment les yeux rivés sur la dernière phrase, essayantde trouver quoi dire.

— C’est si mauvais que ça ? demande-t-elle d’une toute petite voix.— Non.Mais elle a l’air si peu sûre d’elle que je répète :— Non !J’ai envie de me blottir contre elle et de lui dire qu’elle est formidable jusqu’à ce qu’elle

recouvre son assurance. J’ajoute en lui serrant la main :— C’est magnifique.— C’est censé être à propos d’un moment clé de ma vie, explique Mina comme si elle avait

besoin d’une excuse. C’est ce qui m’est venu en premier à l’esprit. Trev a proposé de le relire pourmoi. Je ne pensais pas que ça le foutrait autant en rogne.

— Tu veux que j’aille lui parler ?Ses yeux encore rouges et bouffis s’illuminent.— Tu ferais ça ?— Oui. Je reviens dans une minute.Je quitte sa chambre et sors pour me rendre dans la remise que Trev a convertie en atelier. Alors

que je passe la porte, j’entends le frottement régulier du papier de verre sur le bois.Trev est penché sur son établi, en train de poncer une paire de treilles triangulaires pour mon

jardin. Je l’observe un moment. De ses doigts larges, il polit avec des gestes sûrs les rugosités ducèdre. Humant l’odeur de sciure et d’huile de moteur, je pénètre dans son domaine.

— J’ai pas envie d’en parler, So, dit-il avant que j’aie le temps d’ouvrir la bouche.Toujours en me tournant le dos, il se déplace à l’autre extrémité des treilles et poursuit son

ouvrage. Des nuages de sciure flottent dans l’air.— C’était son père, à elle aussi. Elle est en droit d’écrire sur lui.Je vois les épaules de Trev se contracter sous le fin coton noir de son T-shirt.— Elle peut écrire ce qu’elle veut. Mais pas… pas sur ça.— J’étais pas au courant. Elle m’avait jamais dit que vous étiez avec lui quand il est mort.— Eh oui, on était là.Le ton neutre de sa voix m’exaspère, comme si c’était la seule façon pour lui de l’admettre.— C’est arrivé vite, poursuit-il.J’ignore quoi répondre à ça, et je souffre à l’idée de ce garçon de dix ans jouant à la balle avec

son père et le voyant tomber entre deux passes suite à une rupture d’anévrisme.— J’avais pas réalisé qu’elle s’en souvenait aussi bien, dit Trev d’une voix rauque.Il ne s’est pas tourné vers moi, ce qui explique peut-être qu’il continue à me parler.— Je lui ai dit de regarder ailleurs. Elle m’écoutait bien quand nous étions enfants. Et par la

suite, elle n’a jamais abordé le sujet. J’ai pensé qu’elle avait tout refoulé en bloc… j’espérais quec’était le cas.

— Elle a pas oublié. Vous devez en discuter tous les deux.— Non.— Si.Je suis consciente de dépasser les bornes. Poussée par Mina, cachée dans son ombre.Il se retourne enfin, en serrant le papier de verre comme si sa vie en dépendait.— Trev, c’était il y a des années. Si vous n’en avez jamais parlé… il est temps de le faire.

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Il secoue la tête, mais quand je le prends dans mes bras, il s’affaisse comme si je lui avais fauchéles jambes. Je le serre fort, mes mains à plat sur ses épaules, deux points de chaleur s’infiltrant àtravers son T-shirt.

Alors que je lève la tête, j’aperçois Mina qui nous observe depuis le perron.Je tends la main pour l’inviter, la supplier de nous rejoindre. Elle s’avance vers nous, son pas

hésitant au début devient plus assuré, jusqu’à ce qu’elle se tienne en face de moi, et entoure de sesbras la taille de son frère tandis que je m’écarte.

— Je suis désolé, chuchote-t-il, à moins que ce ne soit elle, ou tous les deux.Je sors de l’atelier et me dirige vers la maison.Telle une sentinelle silencieuse, je m’assieds sous le porche. Le murmure indistinct de leurs voix

se mêle au chant des criquets et aux bruits de la nuit. Si seulement tout était plus simple.

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45

MAINTENANT (JUIN)

Je suis censée me reposer après mes piqûres, mais dès que papa est reparti au travail, je prendsla voiture pour me rendre au Flambeau. Les locaux du journal sont dans un bâtiment jaune moutarde,avec un toit en pente, qui date des années soixante-dix, juste à côté du meilleur – et unique –restaurant mexicain de la ville. Derrière les portes battantes, l’air embaume la coriandre et le chilicon carne.

Quand je demande à parler à la personne qui s’occupe des stages, le gars de l’accueil me désignela droite. Les murs du couloir tortueux sont couverts de unes encadrées, dont les gros titres sedétachent de façon agressive. Je finis par arriver dans un open space d’une douzaine de box grissurplombés de néons nimbant l’ensemble d’une lumière blafarde.

Je me faufile dans le labyrinthe de box. Il ne se passe pas dix secondes sans qu’un téléphonesonne ou qu’une imprimante se mette en marche, avec en fond le bourdonnement des ordinateurs etdes conversations. Je l’imagine très bien, debout au milieu de toute cette agitation, un immensesourire sur le visage.

Ce stage était le premier pas de Mina vers ce dont elle avait toujours rêvé. Faire partie du mondeen dehors de notre petite ville perdue dans la campagne. Elle voulait « apporter sa pierre », commeelle avait coutume de le dire.

Mais cette contribution avait été réduite à une poignée d’articles écrits sur elle au lieu de l’êtrepar elle.

— Monsieur Wells ? dis-je en frappant à la paroi qui porte son nom.— Une seconde, répond-il avant que je puisse pénétrer dans son espace de travail.Il tape sur son clavier, les yeux rivés sur son écran, ce qui me laisse le temps de l’observer.Je l’avais imaginé plus vieux ; or il n’a que quelques années de plus que Trev, c’est-à-dire dans

les vingt-trois, vingt-quatre ans. Sa chemise est à moitié rentrée dans son jean et il a aux pieds desConverse noires. Il est plutôt pas mal, dans le genre ébouriffé, comme s’il passait souvent la maindans ses cheveux bruns en réfléchissant à des choses importantes.

Mina l’avait apprécié. Beaucoup apprécié. La moitié de nos conversations pendant mon séjour àPortland avaient eu pour sujet son stage et M. Wells, ce formidable journaliste qui lui apprenait tantde choses à propos des nouveaux médias.

Elle avait cependant omis de préciser qu’il était beau gosse.

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Sans doute volontairement.— OK. Salut, dit-il en faisant tourner sa chaise avant de me dévisager. C’est pour une demande

de stage, c’est ça ? Jenny a les formulaires, elle est juste…— Je ne suis pas là pour un stage. Je suis venue vous parler de Mina Bishop.La lueur accueillante dans ses yeux bruns perd en chaleur.— Mina, répète-t-il tristement en poussant un soupir.— Je suis Sophie Winters.Après m’être présentée, j’attends en silence de voir sur son visage qu’il a fait le rapprochement.Ce qui se produit aussitôt. Après tout, j’ai affaire à un journaliste. Même si la police n’a pas eu

l’autorisation de dévoiler mon nom à la presse étant donné que j’étais mineure, tout le monde était aucourant.

— En quoi puis-je t’aider, Sophie ?— Je peux m’asseoir ?Il me désigne un tabouret dans le coin de son box. Je m’installe aussi bien que possible. Le bas

de mon dos, encore rouge et sensible suite aux piqûres de cortisone, me lance douloureusement.— J’ai trouvé des notes rédigées par Mina.J’ouvre mon sac, en sors les extraits de la chronologie que j’ai imprimés et les lui tends.— Je me demandais si elle vous avait parlé de l’enquête qu’elle menait sur la disparition de

Jackie Dennings.Les lèvres pincées de M. Wells se détendent à mesure qu’il parcourt du regard les trois pages que

je lui ai données. Puis il relève la tête, l’air surpris.— C’est le travail de Mina ?J’acquiesce d’un signe de tête.— Il n’y a que ça ?— Oui.La réponse sort de ma bouche instinctivement. Je me glisse dans cette partie de moi capable de

mentir avec aisance. Sauf que cette partie est étroitement liée aux réflexes de droguée que je suisparvenue non sans mal à maîtriser, et je les sens qui s’agitent.

— Je suis désolé, mais Mina n’a jamais mentionné Jackie. Et si elle s’était intéressée à cetteaffaire, elle m’en aurait forcément parlé. C’est l’une des premières histoires que j’ai couvertes pourle journal. Peut-être qu’elle n’a pas eu le temps ?

Je pense à Mina collectant tous les articles sur la disparition de Jackie. Il est impossible qu’ellen’ait pas remarqué que Wells en avait écrit un grand nombre.

— Peut-être. C’est tout ce que je voulais savoir, merci.Je me lève en m’appuyant sur son bureau pour conserver mon équilibre et ajoute :— Vous aviez des théories ?— Sur ce qui est arrivé à Jackie ?Il se laisse aller contre le dossier de sa chaise en nouant les mains derrière sa tête pendant qu’il

réfléchit.— L’inspecteur responsable de l’enquête était convaincu que c’était le petit ami.— Et vous ?M. Wells sourit, son enthousiasme concernant cette vieille histoire est presque contagieux. Il me

rappelle Mina, je perçois en lui la même soif de savoir, de raconter.— Sam James est un bon détective…, commence-t-il.Je l’interromps :

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— C’est l’inspecteur James qui était affecté à ce cas ?— Oui, c’était lui, répond-il, sourcils froncés.— D’accord. Désolée. Vous disiez ? À propos de Jackie ?— Matthew Clarke est un suspect plausible.— Mais vous ne pensez pas que c’est lui le coupable.— Difficile à dire. C’est une théorie valable, si on prend en compte le fait que personne d’autre

n’avait de mobile, mais aucune preuve n’a été trouvée.— Matt avait un motif ?— Tu as l’air de sacrément t’intéresser à cette affaire.Je hausse les épaules.— J’ai juste pensé que… c’était important pour Mina, vous savez ? Travailler ici, pour vous.

Elle n’arrêtait pas de me parler de ce que vous lui appreniez. J’ai pensé que si je me renseignais surce qu’elle faisait, ça m’aiderait, je sais pas, à tourner la page. Ça a été dur depuis… vous savez…

Je laisse ma phrase en suspens et résiste à l’envie d’écarquiller les yeux de peur d’en faire trop.L’expression de M. Wells s’adoucit tandis qu’il pose les copies des notes de Mina sur son

bureau.— Je comprends. Écoute, il n’y a plus rien à tirer de l’affaire Dennings. Après tout ce temps, il y

a peu de chances qu’on découvre un jour la vérité. C’est comme ça. Tu ferais mieux de laissertomber.

Je hoche la tête, comme si j’étais d’accord avec lui alors qu’en réalité je cherche un moyen derouvrir les deux affaires.

— Je dois rentrer chez moi. Merci d’avoir pris le temps de parler avec moi. Je vous en suisreconnaissante.

Je suis presque sortie de son box quand il m’arrête.— Sophie ? Que s’est-il passé à Booker’s Point cette nuit-là ?Je lui jette un coup d’œil par-dessus mon épaule, et je la vois à nouveau, cette lueur dans ses

yeux qui me rappelle Mina. Elle avait le même regard cette nuit-là. Elle était vibrante d’impatience,l’excitation bourdonnait sous sa peau, elle savait que la vérité était à portée de main.

Je demande parce que je ne suis pas stupide :— Ça restera entre nous ?Il esquisse un sourire approbateur. Toutes les minettes en stage doivent lui tomber dans les bras.

Et probablement certains garçons aussi.— Je préférerais un commentaire officiel.— Je n’en doute pas. Merci encore.Je ne me retourne pas pour en avoir la confirmation, mais je suis certaine qu’il me regarde quitter

la pièce.

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DEUX ANS PLUS TÔT (J’AI QUINZE ANS)

Je creuse la terre en faisant de petits sillons.— Tu peux me passer ce bac ? je demande en désignant les semences que j’ai fait pousser sous

les néons pendant des semaines avant qu’elles soient assez vigoureuses pour être transplantées.Je suis assez fière d’elles ; ce sont les premières que j’ai fait pousser à l’aide des lampes que

mon père m’a achetées pour mon anniversaire.Mina pose son livre et quitte le fauteuil en osier afin de m’apporter le bac, puis elle s’assied en

équilibre sur le bord de la jardinière en regardant la terre d’un air méfiant.— Qu’est-ce que c’est, déjà ?— Des tomates.— Tu as l’air de te donner bien du mal pour de banales tomates, commente Mina. Tu n’aurais pas

pu te contenter d’acheter des plants à la pépinière ? Ou l’un de ces paniers suspendus conçusspécialement pour ça ?

— Ces tomates-là sont différentes. Elles sont violettes.— Vraiment ?— Oui. J’ai passé une commande spéciale pour obtenir les graines.Mina m’adresse un sourire ravi.— Tu aurais pu tout simplement m’offrir des fleurs.Je plante délicatement une pousse dans la terre.— Ç’aurait pas été aussi drôle.— On pourra faire de la sauce violette, suggère-t-elle.— Tant que c’est toi qui cuisines.— N’exagère pas… Rappelle-toi cette soupe que tu as essayé de préparer. Cette fois-là il n’y a

eu qu’un minuscule feu. Tu t’améliores.— Je pense que je vais m’en tenir à ce pour quoi je suis douée.Je creuse un troisième trou, prends un autre plant dans le plateau et installe les fragiles racines

dans leur nouveau domicile.— Alors, n’es-tu pas heureuse que je t’aie forcée à choisir un hobby ? demande Mina avec un

grand sourire. Quand tu deviendras une botaniste mondialement connue, je pourrai me faire mousseren disant que c’est grâce à moi.

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— À mon avis, de nous deux, c’est toi qui seras mondialement connue, je m’esclaffe.— Cela va sans dire, répond Mina, modeste. Je ne manquerai pas de te remercier quand je

remporterai le Pulitzer.— Quel honneur !Mina retourne à sa chaise et à son livre, et je reporte mon attention sur mes tomates. Elle agite le

col de son débardeur.— Il fait trop chaud, se plaint-elle.J’enfonce mon genou valide dans la terre et espace les plants régulièrement sur quatre rangées de

large et trois de haut.— C’est bientôt le 20, dis-je au bout d’un moment. Ça va ?Mina hausse les épaules, les yeux rivés sur son livre. Le soleil me brûle le dos et je me demande

si je ne suis pas allée trop loin.Pendant un moment, je pense que je n’obtiendrai rien de plus. Mais elle finit par lever les yeux

sur moi.— Je vais passer la journée avec maman et Trev. Elle veut aller sur la tombe de papa dans la

matinée.— Est-ce… est-ce que tu y vas souvent ?Je suis soudain curieuse, et pour une fois elle semble disposée à se confier. Je sais que

M. Bishop est enterré à Harper’s Bluff, qu’il a grandi là-bas et que c’est principalement pour çaqu’ils ont emménagé dans le coin après sa mort. Et si je suis au courant, c’est uniquement parce quela première fois que Mina et moi avons pris une cuite, elle l’a bafouillé sur mon épaule en sanglotant.Même si elle a oublié, ou refusé de s’en souvenir, le matin suivant.

— Parfois, dit-elle. Je vais là-bas pour lui parler. Je me sens plus proche de lui. Comme sic’était plus facile pour lui de garder un œil sur moi quand je passe le voir.

— Garder un œil sur toi depuis le paradis ?Bien que ce ne soit pas mon intention, mon scepticisme est perceptible dans ma voix.Mina se redresse, sourcils froncés.— Bien sûr, depuis le paradis. Parce que toi, t’y crois pas ?Je détourne la tête, intimidée par son regard scrutateur. Nous n’avons jamais discuté de ça. J’ai

toujours évité le sujet. Mina n’est pas aussi dévote que sa mère, mais elle est croyante. Elle va à lamesse quand sa mère le lui demande et porte la petite croix que son père lui a offerte.

Et moi, je suis… moi. J’aurais perdu la foi après l’accident, si je l’avais eue.— Pas vraiment.Je refuse de mentir à ce sujet, quand je lui cache déjà des choses plus importantes : les cachets

écrasés et les pailles sales, le besoin de planer qui me dévore un peu plus chaque jour. Ellecommence à se rendre compte de la fréquence à laquelle je pique du nez en classe. J’invente desexcuses, mais elle me surveille de plus en plus.

Je frotte mes mains pour en chasser la terre et me lève. Elle me dévisage comme si je venaisd’affirmer que le ciel est vert.

— So, tu dois croire au paradis, dit-elle en insistant sur l’obligation.— Pourquoi ?— C’est juste que… Il le faut. Sinon que penses-tu qu’il se passe quand on meurt ?— Je pense qu’il ne se passe rien. À mon avis, c’est la fin. Point. Et quand on est parti, on est

parti.

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Elle s’agite dans son fauteuil, et sa moue triste me fait regretter d’avoir répondu comme je l’aifait.

— C’est pourri. Pourquoi tu voudrais croire ça ?Pendant un moment, je garde le silence en me frictionnant le genou du bout des doigts, redessinant

de mémoire ma cicatrice. À travers le tissu, je sens les bosses et les vis sous ma peau.— Je sais pas. C’est juste ce que je crois.— C’est horrible, rétorque Mina.— Quelle importance ? Je suis pas une spécialiste de la question.— C’est important pour moi.— Quoi, tu as peur que si j’y crois pas je n’aille pas au paradis ?— Oui !Je ne peux réprimer le sourire qui étire soudain mes lèvres.— Me regarde pas comme si tu trouvais ça mignon, ou un truc dans le genre, s’énerve Mina. Mon

père n’a rien vu de ma vie ni de celle de Trev. L’idée qu’il est là, qu’il garde un œil sur nous, ce n’estpas mignon, c’est la foi !

— Eh, dis-je en lui prenant les mains sans qu’elle me repousse, bien que mes doigts soientencore noirs de terre. Je voulais pas… Je… je suis contente que ça te permette de te sentir mieux.Mais je n’ai pas ça en moi. Ça veut pas dire que j’ai raison et toi tort, c’est ainsi, c’est tout.

— Tu dois croire en quelque chose, proteste Mina.Je lui serre les mains et elle me rend mon étreinte, comme si je risquais de me volatiliser sans

prévenir.— Je crois en toi, Mina.

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47

MAINTENANT (JUIN)

Cela va bientôt faire vingt minutes que Trev devrait être là. J’ai presque abandonné tout espoir dele voir arriver quand la sonnette de la porte d’entrée retentit. Mes parents sont de sortie pour leursoirée hebdomadaire, je m’écarte afin de le laisser passer et nous restons un moment debout l’un enface de l’autre dans un silence gêné. Je ne sais pas quoi lui dire, maintenant qu’il connaît la vérité.

— Allons là-haut, je propose enfin.Il me suit dans l’escalier en haut duquel je m’arrête un instant, le temps que la douleur des

piqûres redevienne supportable. Une fois dans ma chambre, je m’assieds à mon bureau tandis queTrev hésite sur le pas de la porte.

Puis il se décide à entrer en fermant derrière lui. Il vient ensuite se poster au pied de mon lit etattend.

— Kyle t’a montré les notes de Mina ?Il hoche la tête.— On a regardé la chronologie et certains des articles qu’elle a collectés, dit-il.— Il y a trois fichiers audio. Elle a parlé à Matt Clarke, au grand-père de Jackie et à sa petite

sœur, Amy. Les trois entretiens ont eu lieu en décembre. Mina a laissé tomber après celui avec Amyparce qu’elle a reçu ces menaces. Quelque chose l’a fait repartir en février, mais j’ignore quoi.

— Elle a jamais été très douée pour laisser tomber, marmonne-t-il.— Elle a dû penser que le jeu en valait la chandelle.Sa frustration est presque un soulagement pour moi. Elle me permet de moins culpabiliser à cause

de celle que je ressens.— Est-ce qu’elle a mentionné Jackie devant toi ? Même en passant ?— Pas depuis l’année de la disparition. À l’époque, elle était vraiment déterminée à résoudre

l’affaire. Tu te souviens ? C’en était perturbant.— Elle voulait savoir ce qui s’était passé. Les gens en parlaient encore quand je suis sortie de

l’hôpital et que j’ai repris les cours. Elle était curieuse.— Elle était trop curieuse, renchérit Trev d’une voix rauque. Elle était même carrément

imprudente.— T’as pas le droit de lui en vouloir.Ma voix est basse et tremblante lorsque j’ajoute :

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— C’est vrai, c’était stupide de sa part de ne rien dire à personne de son enquête et des menaces.Mais ce n’est pas sa faute. C’est la sienne à lui. Quelle que soit son identité. Il l’a tuée. Et il va payer.

Trev me regarde avec des yeux brillants, et je le vois se ressaisir. Il se redresse et semblesoudain grandir de trente centimètres.

— Passe celle de Matt en premier. Nous étions amis. Peut-être que je tilterai sur quelque chose.Je clique sur le fichier, et augmente le volume des haut-parleurs. Ça grésille un peu, et :— OK. T’es prêt, Matt ?À l’instant où sa voix emplit la pièce, je suis submergée par la tristesse et la joie de l’entendre à

nouveau. Trev se laisse tomber sur le bord du lit en fermant les yeux, les poings serrés.L’entendre, ce n’est pas pareil que l’avoir près de nous.Mais c’est tout ce que nous avons.— Comment toi et Jackie vous êtes-vous rencontrés ? demande Mina.Je dois faire un effort pour me concentrer sur la réponse de Matt. Il a une voix grave et parle

lentement, en s’arrêtant après chaque phrase, comme s’il pesait ses mots.— Nos mères étaient amies. Elle était toujours dans le coin, tu vois ? La fille d’à côté. Je lui

ai demandé si elle voulait sortir avec moi en quatrième, et voilà.— Ça faisait longtemps que vous étiez ensemble.Je peux presque percevoir le sourire encourageant de Mina.— Ouais. Elle était spéciale.— Ça a dû être terrible pour toi quand elle a disparu.Il y a un long silence brisé uniquement par des bruits de froissement et des cliquetis.— Oui. Ça a été horrible pour tout le monde. Tout le monde adorait Jackie.Tandis que l’enregistrement continue de tourner, je laisse mon regard errer partout dans ma

chambre, sauf là où se tient Trev. Mina interroge Matt sur le lycée, sur ses amis et ceux de Jackie, surl’implication de la jeune fille dans les activités de la MJC et le football. Des questions banales, sansprétention, qui ne risquent pas d’éveiller ses soupçons. Doucement, mais sûrement, elle l’incite à seconfier à elle, jusqu’à pouvoir aborder le sujet des semaines ayant précédé la disparition de Jackie,puis celui de l’inspecteur James et de la façon dont il a traité Matt pendant l’interrogatoire.

— Ce type est un connard, s’énerve Matt en montant d’un ton. Il croyait avoir tout compris. Jevoulais le laisser fouiller ma camionnette, mais oncle Rob m’a dit qu’ils devaient avoir unmandat. L’inspecteur James était tellement convaincu que c’était moi le coupable qu’il n’a pasregardé ailleurs, et la piste a refroidi. Il paraît que quand quelqu’un disparaît, ce sont les troispremiers jours les plus importants.

— Mais il t’a laissé partir.— Il n’avait rien contre moi.Le téléphone sonne sur l’enregistrement.— Encore une question avant que tu décroches. Toi et Jackie, vous étiez intimes, n’est-ce pas ?S’ensuit une autre longue pause pendant laquelle le téléphone ne cesse de sonner. J’imagine

parfaitement Mina assise en face de lui avec un sourire paisible, comme si elle n’était pas en train dedépasser les bornes en demandant ouvertement à Matt s’il avait des rapports sexuels avec sa petiteamie.

— Ça ne te regarde pas. Et je pense que nous avons terminé.— Pas de souci.Il y a un bruit de papier, puis l’enregistrement s’arrête brutalement.

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Je tourne la tête vers Trev. Ses yeux brillants de larmes contenues me donnent l’impression qu’onm’enfonce dans le cœur une lame chauffée à blanc.

— On est pas obligés d’écouter le reste.Son visage se durcit et il répond calmement :— Passe la suite.J’appuie sur « play ».L’entretien de Mina avec le grand-père de Jackie est centré sur l’enfance de la jeune fille. Mina

ne pose aucune question à propos de l’affaire, mais une fois que Jack Dennings commence à parler del’adolescence de sa petite-fille, elle ne cesse de ramener la conversation sur la relation de Jackieavec Matt.

Tandis que retentit le sifflet du train de 18 heures, je serre les dents en mettant en route le dernierenregistrement, celui avec Amy. Il a à peine démarré que je me rends compte qu’il dure moins d’uneminute, alors que les deux précédents en faisaient plus de quinze.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demande une voix féminine.— J’avais l’intention d’enregistrer notre conversation, répond Mina. Tu es d’accord ?— Non. Je t’ai dit que je n’étais pas censée te parler. Éteins-le.— D’accord.On entend Mina manipuler le dictaphone et l’enregistrement prend fin.— C’est tout ? s’étonne Trev.— Faut croire.Je fais une recherche globale avec le nom d’Amy pour voir si Mina a retranscrit l’interview

quelque part au lieu de l’enregistrer, mais seule la chronologie apparaît.— L’interview n’est pas là-dedans.— De quoi penses-tu qu’elles ont parlé ?— Je poserai la question à Amy quand je la verrai. Elle est amie avec le petit frère de Kyle ; je

vais essayer d’obtenir son emploi du temps.— OK, tu fais ça, moi je vais appeler Matt.— Vous êtes toujours en contact ?Trev ne passait pas beaucoup de temps avec Mina ou moi au lycée. Je savais qui étaient ses amis,

mais je ne traînais pas avec eux.— On s’est vus plusieurs fois depuis que je suis parti à la fac, lors de matches de foot avec

l’ancienne équipe, ce genre de chose.— C’était à quel point, ses problèmes de drogue ? Juste un peu d’herbe, des pilules ou…— Il se camait à la Méth’, répond Trev.— Merde.— Comme tu dis. Mais il n’a commencé qu’après la disparition de Jackie. Ou si c’était avant,

personne dans notre groupe n’était au courant, même si autour de lui on commençait sérieusement às’inquiéter. Son père est parti quand nous étions en seconde et, après ça, Matt s’est retrouvé mêlé àbeaucoup de bagarres. Et puis ce qui est arrivé à Jackie l’a fait basculer.

— Tu penses qu’il aurait pu la tuer ?Trev se lève, se dirige vers la fenêtre et écarte les rideaux bleus pour jeter un coup d’œil au

jardin.— À l’époque, j’aurais dit impossible.— Et maintenant ?

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Pendant un moment il se contente de regarder dehors, en silence, la mâchoire crispée, avant definalement répondre :

— Je n’en ai aucune idée. Peut-être qu’ils étaient amoureux. Peut-être qu’elle le haïssait. Peut-être qu’il l’a tuée. Pour l’instant je n’ai plus trop confiance en ma capacité à évaluer les gens.

Je détourne la tête.— Je devrais y aller, dit Trev. J’appellerai Matt.— Essaie de voir s’il accepterait de nous rencontrer demain. Il a pu dire quelque chose à Mina

une fois le dictaphone éteint ou bien parler à quelqu’un de l’intérêt que Mina portait à Jackie. Si cen’est pas lui le meurtrier.

Tout en parlant, je me penche sur mon bureau afin de pouvoir m’appuyer dessus pour me lever.Mon dos me fait un mal de chien. Après les piqûres, c’est toujours pire pendant un jour ou deux avantque ça s’arrange, et je n’arrive pas à retenir un gémissement quand je me mets debout trop vite.

Trev se retourne, mais je parviens à rejoindre mon lit et à m’y laisser tomber sur le ventre avantqu’il ait le temps de bouger pour m’aider.

— Ça va ? demande-t-il.— Je vais chercher l’adresse de Jack Dennings, dis-je en faisant mine de ne pas avoir entendu sa

question. On pourra aussi passer le voir.Un sentiment de désespoir m’envahit. J’ignore déjà comment résoudre le crime dont j’ai été

témoin, alors un qui remonte à trois ans, n’en parlons pas.Je ferme les yeux. Je suis restée éveillée tard à relire les articles sur la disparition de Jackie et le

meurtre de Mina. Chaque fois que j’essaie de dormir, je suis transportée à Booker’s Point avec elle,et c’est trop dur. Du coup, je ne dors pas. En tout cas, pas quand je peux l’éviter.

Mais je ne peux pas lutter plus longtemps.Soudain je sens une main chaude contre mon épaule.La main de Trev.Je tourne la tête sur le côté afin de le voir. Assis à côté de moi, il m’observe et je soutiens son

regard.Une prise de conscience est en train de faire son chemin en lui, quelque chose qu’il soupçonnait,

mais qu’il s’efforçait de nier depuis des mois, si ce n’est des années. Une acceptation qui n’est pasofferte à contrecœur, mais avec une certaine hésitation. Je la vois sur son visage, et la sens à la façondont il me touche.

— Ton dos te fait mal ?Je glisse les mains sous mon menton et acquiesce. Il garde la main sur mon épaule et cette

pression constante, cette source de chaleur, me rappelle à nouveau qu’il est toujours là. Et pas elle.— Tu as besoin de quelque chose avant que je parte ?Je fais signe que non. J’ai peur de parler. Peur de faire quelque chose de stupide, comme

rechercher davantage son contact.Je ne peux pas faire ça. Pas à lui, ni à moi, ou même à elle.Je ne le ferai pas.— Tu crois qu’elle est là-haut ?J’ai marmonné les mots à moitié étouffés par mon oreiller et il doit se baisser pour entendre :— Tu crois qu’elle nous observe depuis le paradis ?— Je le crois.De sa main libre, il dégage les cheveux qui me retombent sur le visage, et le dos de ses doigts

m’effleure la tempe.

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— Ça doit être réconfortant.— Parfois, répond-il en continuant à me caresser les cheveux, contact léger dont la chaleur se

répand sur moi comme une couverture. Et parfois c’est l’enfer de penser qu’elle voit tout sanspouvoir participer.

Nous restons ainsi un moment, enveloppés de son souvenir. Je somnole, les yeux clos, quand il sepenche et me dépose un baiser sur le front.

Le bruit de ses pas résonne tandis qu’il quitte ma chambre et j’essaie de me convaincre que jepleure de douleur.

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UN AN PLUS TÔT (J’AI SEIZE ANS)

— Tu sais que l’intérêt d’être sur un voilier est de faire de la voile, déclare Trev.Mina s’esclaffe et je sens son rire faire vibrer ma peau. Elle a la tête sur mon ventre, et nous

sommes allongées sur le pont du Douce Tristesse, Trev à la barre. Tous deux sont en train de lire.Trev a un polar qu’il fourre dans la poche arrière de son jean chaque fois qu’il a besoin de se leverpour naviguer. Quant à Mina, ça fait une semaine qu’elle est plongée dans un pavé sur le Watergate, etqu’elle prend des notes détaillées sur son carnet. Elle appuie le bouquin contre ses cuisses et surlignedes phrases.

Pour ma part, je suis heureuse d’être là à les écouter se chamailler, leurs prises de bec familièreset bon enfant sont plus apaisantes que n’importe quoi d’autre. Ça fait plus d’une heure que noussommes immobiles, Trev étant trop absorbé pour être à l’affût du peu de vent qu’il pourrait y avoir.

— Je ne te vois pas tirer sur les espèces de cordes pour qu’on avance, rétorque Mina.— Ce sont des gréements, Mina. Et puis je suis au milieu d’un passage particulièrement

intéressant, réplique Trev en agitant son livre.Elle grimace.— Je l’ai terminé la semaine dernière. Tu veux savoir qui est le meurtrier ?— Va pas lui gâcher la fin.— Tu vois, So est de mon côté. Deux contre un.Mina lève les yeux au ciel et tourne une page.Je finis par m’endormir, bercée par le soleil et le roulis du bateau, ainsi que par les pilules que

j’ai avalées avant de monter en voiture ce matin.Quand je me réveille, le soleil est en train de se coucher et Mina est installée près de son frère.

Je les observe un moment, leurs têtes brunes l’une contre l’autre, les jambes dans le vide au-dessusde l’eau. Bien qu’à moitié assoupie et encore dans les vapes, j’entends la fin de la phrase de Trev.

— ... inquiète pour elle ?— C’est à cause de ces stupides médicaments qu’ils lui font prendre.Je me fige. Ils parlent de moi.— Elle en a besoin. Elle souffre.— Je sais, mais ces derniers temps… peu importe. Je déraille.— Eh, non ! dit-il en l’enlaçant et en la serrant contre lui.

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Elle pose la tête sur son épaule.— Je te comprends, poursuit-il. Tu es inquiète. On se fait tous du souci pour elle.— Tu t’inquiètes pour elle, toi ?Il y a dans la voix du ressentiment, et de la résignation.Après un long silence, Trev s’écarte d’elle et ils se regardent.— Ça t’ennuie ? Ça te pose un problème ? demande-t-il.Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je devrais tousser, appeler l’un ou l’autre, attirer leur

attention de façon qu’ils se rendent compte que je suis réveillée. Je devrais.Mais je demeure immobile, espionnant de la pire façon qui soit les deux personnes que j’aime le

plus au monde. J’attends que Mina réponde. Une part de moi ne peut s’empêcher d’espérer que lemoment est arrivé ; celui où elle lui dit tout, où il prend enfin conscience de la vérité.

— Bien sûr que non, répond-elle avec un naturel bluffant.Comme s’il n’y avait pas des années de déni, des montagnes de mensonges et des garçons

autorisés à toucher nos corps, mais qui jamais n’ont eu la moindre chance d’atteindre nos cœurs.— Tu es sûre ? insiste Trev. Je sais que c’est ta meilleure amie. Alors si c’est trop bizarre…— Oh, arrête. Tu n’as jamais été capable de garder un secret. C’est pour ça que tu es nul au

poker. Tout le monde est au courant. Même…— Sophie, s’exclame Trev qui s’est tourné vers moi. Tu es réveillée.Je ne regarde pas dans leur direction à eux, mais mes joues s’empourprent. Je ne sais pas ce que

j’ai fait pour leur inspirer à tous les deux un tel désir, un tel amour. Je ne suis pas stable et honnêtecomme Trev, ou brillante et débordante de vie comme Mina. Je suis juste moi, avec de la terre sousles ongles, et un faible pour l’amour et les drogues. Et pourtant, j’ai réussi à nous lier tous les trois siétroitement que j’ignore comment nous libérer.

— On devrait peut-être songer à rentrer.Trev est debout et tire sur les gréements tandis que Mina reste où elle est.Je la sens qui m’observe.Mais quand je la regarde à mon tour, elle m’a tourné le dos.Aussi lâches l’une que l’autre.

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MAINTENANT (JUIN)

Le matin suivant, ma mère est dans la cuisine à m’attendre.— Où vas-tu ? s’enquiert-elle par-dessus sa tasse de café.— Prendre le petit déjeuner avec des amis.J’ai échangé des SMS avec Kyle et Rachel la nuit dernière. Trev et moi avons rendez-vous avec

eux au Gold Street Diner avant d’aller parler à Matt.— Est-ce que Trev fait partie de ces amis ?Elle hausse les sourcils si haut qu’ils semblent à deux doigts de disparaître.— Ton père m’a dit qu’il était là hier.Je saisis la cafetière et me sers dans un mug de voyage. Il n’y a que dix minutes de voiture entre

la maison et le restaurant, mais j’ai mal dormi.— Oui.— Mme Bishop est-elle au courant ?Je verse trop de sucre dans la tasse, et referme le couvercle.— Mme Bishop est à Santa Barbara. De toute façon, Trev a vingt ans. Il n’a pas besoin de sa

permission pour traîner avec qui il veut.— Sophie, dit maman l’air inquiet. Toi et cette famille…Elle s’interrompt.Maman ne pardonne pas facilement. Après l’accident, elle a essayé de me séparer de Mina et de

son frère, et déjà à l’époque ça n’avait pas marché.— Quoi, moi et « cette famille » ? J’ai grandi avec Trev et je ne vais pas jeter tout ça aux orties.— Je sais ce que ce garçon ressent pour toi. Tu prends toujours la pilule ?Une bouffée de colère monte en moi. Ce ne sont pas ses affaires. Je ne supporte pas le fait qu’elle

imagine automatiquement que c’est une histoire de sexe, comme si avec moi ça ne pouvait être queça.

— Je ne couche pas avec lui.J’attends que le soulagement s’affiche sur son visage. J’attends, car je veux la blesser comme elle

m’a blessée. Et j’ajoute :— Plus maintenant, en tout cas.

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Elle grimace. J’essaie de me convaincre que ça m’est égal, que c’était ce que je voulais, mais jeregrette aussitôt.

— À tout à l’heure.Je passe devant elle et quitte la cuisine avant qu’elle puisse dire quoi que ce soit.Une fois dehors, je ferme la porte d’entrée derrière moi, et balance d’une main mon sac sur mon

épaule, en tenant mon café de l’autre. Trev sort de sa camionnette au moment où je descends l’allée.— On a rendez-vous avec Matt à son appartement dans une heure, m’informe-t-il avant de

marquer une pause en jetant un regard en coin à son véhicule. Tu veux conduire pour aller au resto ?Je sais que conduire avec moi le rend nerveux, aussi j’accepte.— Si tu veux.Il me lance les clés, et je m’installe derrière le volant. Trev se glisse à côté de moi, et attache sa

ceinture tandis que je mets le contact.— Hier soir, j’ai oublié de te dire que j’avais rencontré M. Wells, le maître de stage de Mina au

journal.Trev est en train de regarder par la fenêtre, concentré sur les haies taillées et les vieilles maisons

proprettes de mon quartier, mais à la mention du reporter il tourne la tête si brusquement que je crainsqu’il se froisse un muscle.

— Tom Wells ? demande-t-il.— Oui.Je bifurque et me dirige vers la voie de chemin de fer.— Ne lui raconte rien, dit Trev d’une voix autoritaire.— Pourquoi ? C’est quoi, le problème avec lui ?— Il a harcelé ma mère, après que… après cette nuit-là. Il venait à la messe pour essayer de la

faire parler, afin de rédiger un portrait de Mina. Je lui ai dit de nous laisser tranquilles, mais il acommencé à appeler chez nous en prétextant qu’il avait récupéré des affaires appartenant à Minaaprès la fouille des flics. Il n’a pas arrêté jusqu’à ce que je passe les prendre.

— Je suis juste allée le voir pour lui demander si Mina lui avait parlé de Jackie. Il m'a affirméque non, mais il a tenté d’obtenir une déclaration officielle de ma part sur la nuit de sa mort.

Du coin de l’œil je vois Trev serrer et desserrer les poings, tandis que nous traversons la voieferrée. Je tourne dans une rue parallèle bordée de bâtiments industriels miteux. La route de ce côté-ci– de l’asphalte craquelé que le comté n’a jamais pris la peine de refaire – est mauvaise et lacamionnette est secouée dans tous les sens chaque fois que je roule sur un nid-de-poule.

— Je ne lui ai rien révélé d’important.— Je sais bien.Je me sens soulagée, il me fait encore confiance pour certaines choses.— Que t’a-t-il donné ? je demande en me garant sur le parking.Le restaurant en face de nous est constitué de deux grandes salles avec les toilettes à l’extérieur.

Il est peint d’un jaune agressif, avec des carillons fabriqués à partir de vieux couverts suspendus auplafond du porche.

— Rien qu’un paquet de carnets à moitié remplis, des stylos et quelques photos. Je n’ai pasregardé en détail, admet Trev. Je ne… c’était juste après, et maman était encore…

Il s’interrompt et détourne le regard.— C’était dur. Après. Tu étais partie et j’étais si en colère contre toi, et maman était… Je n’avais

personne. Et je ne pouvais pas… c’était trop douloureux. J’ai gardé la porte de sa chambre fermée,j’ai mis le carton dans le garage et j’ai essayé de l’oublier.

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J’ai envie de lui prendre la main, ou de lui serrer doucement l’épaule, comme il l’aurait fait pourmoi. Mais ça ne ferait probablement qu’aggraver les choses.

Nous passons notre temps à tout garder à l’intérieur. C’est le seul moyen de tenir le coup.— Kyle et Rachel nous attendent.Trev approuve d’un signe de tête et nous sortons de la camionnette pour rejoindre le restaurant. À

l’intérieur nous sommes assaillis par le bruit, les comptoirs sont occupés par les clients réguliers,assis sur des tabourets de bar, en train de lire le journal local en sirotant du café noir. La salle estpleine à craquer de tables et de chaises dépareillées entre lesquelles la serveuse a tout juste la placede naviguer. Rachel et Kyle sont installés dans le coin, près de la baie vitrée.

— Tu dois être Trev, dit Rachel avec un sourire. Moi, c’est Rachel.— Qu’est-il arrivé à ton œil ? je demande à Kyle pendant que Trev et Rachel se serrent la main.Il lève le nez de sa tasse, son œil droit est violet et gonflé.— Je l’ai frappé, répond Trev.— Quoi ?Rachel s’esclaffe.— Sérieux ?— Y a pas de quoi en faire un plat, marmonne Kyle.Trev hausse les épaules et s’assied.— Il l’avait mérité.Je secoue la tête en poussant un soupir exaspéré. Les bagarres ne résoudront rien.— OK, plus de coups de poing. Faisons un effort pour bien nous entendre. On veut tous la même

chose.Une fois notre commande passée, nous entrons dans le vif du sujet.— J’ai demandé à Tanner pour Amy, dit Kyle. Il m’a dit qu’elle avait entraînement de foot

demain de 5 heures à 6 heures. À mon avis, ça serait le bon moment pour aller la voir.— J’espère juste qu’elle sera d’accord pour nous parler. Si elle ne voulait pas que Mina

enregistre leur conversation, je me demande pourquoi elle a accepté de discuter avec elle.— Sa famille ne doit pas beaucoup aimer les journalistes, suggère Trev en faisant la moue.— Est-ce que tu veux que j’aille avec toi voir Matt ? propose Kyle. Il me connaît plutôt bien

grâce à Adam.— Trev m’accompagne. Merci. En revanche, je pense que nous avons un autre boulot pour vous.

Ça ne te dérangerait pas que Kyle et Rachel aillent chez toi, Trev ? Ils pourraient examiner le contenudu paquet que t’a remis Wells. Peut-être qu’ils trouveront quelque chose dans les carnets de Mina.

— Bonne idée. Si vous voulez jeter un coup d’œil au garage, allez-y. C’est le seul endroit quej’ai pas fini de fouiller. Il y a encore beaucoup à chercher.

— J’ai le temps, répond Rachel. Kyle ?La bouche pleine, ce dernier hoche la tête.Le reste de la commande arrive, et la conversation cède la place aux cliquètements des couverts

et à de succulentes gaufres maison. Pendant que Trev est au comptoir pour payer, je demande à Kyle :— Tu penses quoi de Matt ?— Comme suspect ?— Comme suspect, comme personne, peu importe. Lui et Trev étaient amis, j’aimerais un autre

point de vue.Kyle se laisse aller contre le dossier de sa chaise en osier bleue.

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— Matt est accro à la Méth’. Il a rechuté deux fois. Il est clean maintenant, depuis six mois si mamémoire est bonne. Adam a l’air convaincu que ce coup-ci c’est différent, mais il a toujours envied’y croire. Leur oncle a dû intervenir cette fois, et faire sa loi. Quelqu’un de la famille doitaccompagner Matt aux réunions afin d’être sûr qu’il y aille.

— Tu n’as pas l’air de le porter dans ton cœur, commente Rachel.Kyle s’empourpre.— Il était vache avec Adam quand on était gamins. Mais la famille est superimportante pour

Adam, alors il lui pardonne systématiquement, quoi qu’il fasse. Matt est le plus âgé, il aurait dû mûrirquand leur père s’est fait la malle, mais au lieu de ça il a causé encore plus de problèmes.

— C’est pas parce qu’on est un enfoiré qu’on a le potentiel d’un assassin, répond Rachel.— Allons-y, dit Trev de retour en glissant un billet sous la tasse avant d’attraper ses clés sur la

table et d’en détacher une qu’il tend à Kyle. N’oubliez pas de fermer et de laisser la clé sous lapierre du porche en partant.

— Et appelez-nous si vous avez besoin de quoi que ce soit, j’ajoute.— Tiens.Rachel défait son bracelet Batman et me le passe au poignet.— Pour te porter chance.Puis elle se lève et récupère son sac à bandoulière.Nous nous séparons à la porte, Rachel et Kyle traversent la rue. Trev me lance à nouveau ses clés

et, une fois dans la camionnette, règle la radio.— Il vaut mieux ne pas parler à Matt de l’interview de Mina.Nous dépassons le terrain de football où des filles en bleu courent sur l’herbe après un ballon.— Alors que veux-tu qu’on lui dise ? me demande Trev.— Seulement que nous avons trouvé une liste dans la chambre de Mina avec son nom dessus. Je

veux voir comment il va réagir.— OK, mais tu me laisses parler.Je hoche la tête en m’arrêtant devant l’adresse que Trev m’a donnée. Un petit immeuble marron

avec un toit de tuiles ébréchées et une pancarte À LOUER plantée dans la pelouse. Nous quittons lacamionnette pour nous rendre à l’appartement 2B.

Trev frappe, et il s’écoule quelques minutes avant que la porte s’ouvre. Matt ressemble à Adam,en plus vieux, et fatigué. Sa peau ne respire pas la santé comme celle de son frère, il a les jouescreuses, et sa mâchoire arbore des traces rouges en train de s’effacer. Mais il n’est pas trop maigre etson regard est clair.

Il est possible qu’il soit clean.— Trev, mon pote.Les deux garçons échangent une accolade, et il me sourit.— Qui est-ce ?— C’est Sophie.— Salut.Je lui tends la main, qu’il serre.— Je suis amie avec ton frère. Et Kyle Miller.— Ah oui.Son sourire s’élargit.— Entrez.

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L’appartement de Matt est propre et rangé. Deux pitbulls bringés me sautent dessus en remuant laqueue. Ils tentent de me lécher le visage tandis que nous franchissons le seuil. Matt les appelle et leurouvre la porte de derrière. Pendant ce temps, je cherche aussi subtilement que possible des signes quiindiqueraient que Matt a replongé. L’endroit sent le tabac froid, et il y a un bol chinois qui débordede mégots, mais en y regardant de plus près, je ne vois aucun filtre de joint. Il n’y a ni bouteilles debière, ni capsules, ni mystérieux sachets en vue. Pas de pipe non plus. Pas même une bouteille deVisine ou de NyQuil.

Mais tout ça pourrait très bien être planqué. Quand la seule chose à laquelle on pense, c’est leprochain trip, on devient un expert pour ce qui est de garder des secrets.

— Comment va ta mère, Trev ? s’enquiert Matt.— Aussi bien que possible. C’est mieux pour elle d’être avec ma tante.— Bon. Et toi ?Trev hausse les épaules. Matt se penche et lui donne une claque dans le dos.— Désolé, mon pote.Puis il se tourne vers moi.— Eh, vous voulez quelque chose à boire ? J’ai du soda et de l’eau.— Non, c’est bon, merci.— Alors, qu’est-ce qui vous amène ici ? demande Matt en prenant place dans un fauteuil en face

de nous une fois que nous sommes installés dans son canapé de vinyle craquelé.— Eh bien, c’est un peu bizarre, commence Trev. Je suis en train de ranger les affaires de Mina ;

j’aimerais que tout soit emballé pour le retour de ma mère. Et sur son bureau j’ai trouvé une liste denoms, dont le tien. Du coup ça a éveillé ma curiosité. J’ignorais que vous étiez amis.

— Nous ne l’étions pas. Pas vraiment. Elle t’a pas parlé de l’article qu’elle préparait surJackie ?

— Non.— C’était pour le Flambeau. Elle a dit qu’elle préparait un portrait pour son anniversaire et

voulait une interview. J’ai accepté, et on s’est rencontrés. En ne voyant rien paraître dans le journal,j’ai pensé qu’elle n’avait pas eu le temps de finir avant…

Gêné, il laisse sa phrase en suspens.— Que voulait-elle savoir ?— Les trucs habituels. Comment on avait commencé à sortir ensemble, Jackie et moi, nos projets,

ce genre de choses.— Elle t’a posé des questions sur l’affaire ? je demande à mon tour.— Non, me répond Matt. Mina savait que j’avais rien à voir avec ça. L’inspecteur James est un

connard mégalo.Je conserve une expression neutre en songeant au fait que Matt était le suspect numéro un sur la

liste de Mina.— De quoi d’autre avez-vous parlé ?— Elle a demandé depuis combien de temps on était ensemble. Et puis on a discuté de foot, de la

candidature de Jackie pour le poste de présidente de l’association des élèves. Elle avait dû achetertout un carton de colle à paillettes pour les affiches de sa campagne.

Trev sourit.— J’avais oublié, tiens. Elle avait piqué une crise quand elle était tombée en panne de rose.Pris dans le souvenir, Matt éclate de rire, puis redevient brusquement sérieux et passe la main

dans ses cheveux noirs.

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— Des fois, j’ai l’impression qu’elle était encore là hier. Elle me faisait tout le temps rire, mêmequand tout le reste craignait.

Il sort machinalement un objet de sa poche et le fait tourner entre ses doigts : un jeton de sobriété,celui que l’on obtient au bout de six mois sans écart.

— Six mois, c’est super, dis-je en désignant le jeton.Il referme les doigts dessus.— Tu suis le programme ?— J’en suis à un peu plus de dix mois.— C’est bien. Les réunions aident beaucoup, mais il y a quand même des moments difficiles.— C’est dur. Mais tu sais, juste un…— … jour à la fois, termine-t-il en me regardant avec un sourire triste. C’est tout ce que nous

avons, hein ?— Quelque chose comme ça.Je lui souris à mon tour et en profite pour scruter ses yeux.Était-ce lui cette nuit-là ? Je n’arrive pas à me souvenir clairement de la voix du tueur, ou de la

forme de ses yeux à travers la cagoule. Quatre petits mots ponctués par une détonation et je… je nepeux pas être sûre.

Mais je suis certaine d’une chose : les drogués mentent.Matt frotte le bord de son jeton, comme pour en tirer de la force.— As-tu dit à qui que ce soit que Mina écrivait un article sur Jackie ? s’enquiert Trev.— Je crois que j’en ai parlé à ma mère. Elle a trouvé ça sympa que le Flambeau fasse un papier

sur elle. Maman adorait Jackie.Ses yeux verts se mettent à briller et il serre le jeton dans son poing en déglutissant avec

difficulté.— C’est terrible de penser à elle et de ne pas savoir ce qui s’est passé.— Tu crois qu’elle a fait une fugue ?Matt secoue la tête, les yeux encore humides.— Non, Jackie aimait trop sa famille, elle ne les aurait jamais abandonnés, surtout Amy. Et puis

elle était excitée à l’idée d’aller à l’université. On envisageait de prendre un appartement près deStanford, j’aurais suivi des cours au collège communautaire. Elle se serait pas enfuie, elle avaitaucune raison de le faire. Quelqu’un l’a enlevée.

Il inspire profondément sans desserrer sa prise sur le jeton.— Tout ce que je peux faire, c’est espérer qu’elle est quelque part, que si quelqu’un la retient,

elle arrivera à s’échapper et qu’elle reviendra à la maison.— Tu penses qu’elle est toujours en vie ?À la seconde où ces mots sortent de ma bouche, je sais que c’est une erreur. On dirait qu’il va

fondre en larmes, insister dans cette direction ne donnera rien de bon.— Je l’espère. Plus que tout.Un silence gênant s’installe pendant lequel je ne sais quoi dire. Il se peut qu’il mente, qu’il en

rajoute pour nous égarer. Il est possible qu’il dise la vérité, qu’il croie sincèrement qu’elle est encoreen vie après toutes ces années, parce qu’il ne peut pas supporter d’imaginer l’autre possibilité.

— On va te laisser. Je ne voudrais pas accaparer tout ton temps.— Ça va aller, Matt ? s’inquiète Trev. Je peux rester un peu, si tu veux.— Non, non, c’est bon.Il nous fait signe de partir.

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— C’est juste… trop de mauvais souvenirs.— Merci d’avoir accepté de nous parler.Il hoche la tête et nous reconduit à la porte.— À la prochaine, dit-il avec un sourire, mais ses yeux sont tristes.Il referme derrière nous et, alors que nous nous dirigeons vers les marches, j’entends le bruit du

verrou.— Alors, t’en penses quoi ? demande Trev, une fois dans la camionnette.— Il est assez grand pour être le tueur.Je mets ma ceinture de sécurité et le contact, puis poursuis :— Je sais qu’il a des armes. Adam va souvent chasser avec lui.— Presque tous les gars de la région ont des armes, me rappelle Trev alors que je m’engage sur

la route. J’en ai une.— Tu as le vieux pistolet de ton père. Tu l’as déjà utilisé ?— Bien sûr. Il serait stupide d’avoir une arme à feu et de ne pas savoir s’en servir. J’ai aussi

appris à Mina.— Quand ça ?Je ne me souviens pas que Mina m’en ait parlé.— Quand tu étais à Portland. C’est elle qui en a fait la demande. Elle…Il fronce soudain les sourcils.— C’était vers Noël.— Quand elle a reçu les menaces.— Alors pourquoi elle ne l’a pas pris avec elle, cette nuit-là ? s’étonne Trev avec dans la voix

une note de colère qui me fait grimacer. Elle savait où il était et comment s’en servir. Elle aurait puse protéger.

— Elle ne l’a pas pris parce qu’elle ne soupçonnait pas celui avec qui elle avait rendez-vous.Je ralentis au feu au bout de la rue, et du coin de l’œil je vois la mâchoire de Trev se contracter.

Que Mina se soit sentie en danger au point de vouloir apprendre à tirer et qu’elle ait gardé le secretsi longtemps le ronge.

Comme ça me fait mal de le voir culpabiliser de la sorte, j’essaie de détourner le fil de sespensées.

— Matt n’a pas une très haute opinion de l’inspecteur James.— Toi non plus.Je lève les yeux au ciel.— C’est parce que quand il a une idée dans la tête, il n’en démord pas. Quels progrès a-t-il faits

pendant tous ces mois à chercher du côté des dealers, alors qu’il s’agissait d’une fausse piste ? Et s’ilavait fait son boulot correctement la première fois, Mina n’aurait pas eu à enquêter sur la disparitionde Jackie. Il a échoué à attraper le même tueur deux fois. C’est également sa faute.

— Écoute, moi aussi je lui en veux, mais à un moment ou à un autre il faudra bien que nousallions lui parler de tout ça. Il vaudrait donc mieux éviter de se le mettre à dos.

— C’est un con.— Bon, admettons que c’est Matt le coupable. Quel serait son mobile pour s’être débarrassé de

Jackie ?Je mets le clignotant et regarde des deux côtés, puis demande :— Est-ce qu’ils se disputaient ?

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— Parfois. Je crois que ça l’énervait qu’il fume autant d’herbe. Elle essayait d’obtenir unebourse afin que ses parents n’aient pas à financer ses études. Du coup elle passait beaucoup de tempsà potasser pour que ses notes soient assez bonnes. Elle aurait voulu qu’il suive son exemple.

Je hausse un sourcil, perplexe.— Donc il l’aurait tuée parce qu’elle voulait qu’il arrête la fumette ?— Peut-être que c’était un accident. Elle a disparu sur Clear Creek Road, c’est sur la route de la

forêt. Peut-être qu’ils étaient partis se promener ou qu’ils se bagarraient et qu’elle est tombée ?— Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir appelé les gardes forestiers ? Ce genre d’accident arrive

régulièrement dans les Siskiyous. Non, quelqu’un a enlevé Jackie, l’a tuée et a probablement balancéson corps quelque part. C’est pourquoi personne n’a jamais trouvé son cadavre.

— C’est vraiment une sale histoire, commente Trev dans sa barbe.— Je sais.Nous gardons le silence un long moment.— Tu es toujours partant pour aller parler à Jack Dennings ?— Je ne peux pas te laisser y aller seule.Ce qui n’est pas vraiment une réponse, mais je m’en contente malgré tout.— Alors, sors mon téléphone. Les indications pour y aller sont dedans.Nous n’ajoutons rien pendant le trajet jusque chez Jack Dennings, du côté d’Irvin Falls. Trev

tripote la radio et dégotte une station de country classique ; la voix rauque de Merle Haggard emplitl’habitacle tandis que je me concentre sur la route.

Ne sachant pas quoi lui dire qui ne se rapporterait pas à ce qui nous préoccupe, je me tais. Jebaisse la vitre de la voiture dans l’espoir de rafraîchir l’atmosphère. Une vague de chaleurs’engouffre dans le véhicule et me rabat les cheveux sur le visage. L’air conditionné de lacamionnette est cassé depuis aussi loin que je me souvienne et, bien qu’il soit à peine midi, latempérature dépasse déjà les 38 degrés. La sueur s’accumule dans le creux de mes reins. D’une main,je rassemble mes cheveux et les ramène sur mon épaule.

Trev m’observe du coin de l’œil. Je fais comme si je ne m’en rendais pas compte. C’est plusfacile ainsi.

Plus nous avançons, moins l’air est chaud. Nous quittons la vallée, les montagnes nous encadrentdes deux côtés, recouvertes de pins avec des maisons au fond des bois, là où l’intimité estparticulièrement prisée. À une trentaine de kilomètres se situent les chutes qui ont donné leur nom à laville, mais Jack Dennings vit à l’extérieur, en ermite dans la forêt.

— Nous y sommes, dis-je en ralentissant au niveau de la dinde grandeur nature en fer forgé fixéeau-dessus de la boîte à lettres en bois.

Nous suivons la route sinueuse délimitée par des bosquets de pins gris et des clôtures de filbarbelé pendant plusieurs kilomètres avant d’apercevoir au loin une maison construite au milieud’arbres plus grands. C’est un simple ranch de plain-pied qui s’étire sur le terrain montagneux.

Une fois le véhicule garé, nous allons frapper à la porte. Des chiens aboient frénétiquement, maispersonne ne vient ouvrir. Après avoir attendu une bonne minute, Trev recule en mettant sa main envisière pour se protéger du soleil. Il désigne la vieille Ford garée sous un chêne.

— Peut-être qu’il est derrière ?Il passe devant tandis que nous contournons la maison. Il y a un jardin potager bien entretenu

bordé de tournesols, et juste après un immense enclos grillagé dans lequel poussent de luxuriantesplantes vertes.

C’est alors que je l’entends.

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Un clic.Reconnaissable entre tous.La peur me saisit. Je suis derrière Trev. Peut-être que je peux le sauver, comme j’aurais dû

sauver Mina.Je me retourne d’instinct vers le bruit et, pour la seconde fois de ma vie, me trouve nez à nez

avec une arme à feu.

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50

QUATRE MOIS PLUS TÔT (J’AI DIX-SEPT ANS)

L’inspecteur James est grand, au moins deux mètres, avec des cheveux noirs gras et une chemiseécossaise élimée. Il est assis dans le canapé rouge de ma mère, avec une tasse de café qui sembleminuscule dans ses immenses mains.

Ma mère pose l’une des siennes sur mon épaule.— Sophie, voici l’inspecteur James. Il a quelques questions à te poser.Je suis prête à y répondre. Je peux lui faire confiance. C’est un policier. Si je lui dis la vérité,

tout ira bien. Il trouvera le tueur.Je dois me répéter ces phrases plusieurs fois afin de réunir assez de courage pour entrer dans la

pièce.— Bonjour. Voulez-vous que je m’asseye ?— Bonjour, Sophie.Il se lève brièvement pour me serrer la main et hoche la tête d’un mouvement sec. Son visage est

sévère, comme s’il en avait vu des vertes et des pas mûres.Je prends place dans le fauteuil de mon père en face du canapé, et replie ma jambe valide sous

moi. J’étends l’autre, autant que me le permet ma genouillère articulée. Ma mère reste sur le pas de laporte, les bras croisés, les yeux rivés sur l’inspecteur. J’entends mon père s’activer dans la cuisine,assez proche pour pouvoir écouter.

L’inspecteur James sort un bloc-notes.— Sophie, peux-tu me dire qui vous a attaquées, toi et Mina ?— Non. Il portait une cagoule.— Tu ne l’avais jamais vu avant.Je fronce les sourcils. Il ne m’a pas entendue ?— J’en sais rien. Il portait une cagoule de ski.— Mais c’était un homme ?— Oui. Il était grand. Plus d’un mètre quatre-vingts. C’est vraiment tout ce que je peux vous dire

sur lui. Il avait un gros manteau, du coup j’ignore s’il était gros ou mince.— A-t-il dit quelque chose ?— Pas au début. Il…

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Je sens mon visage se plisser tandis que j’essaie de me souvenir, et ça tire sur les points desuture qui me barrent le front jusqu’à la naissance des cheveux.

— Il a dit quelque chose. Après m’avoir frappée. Juste avant que je tombe dans les pommes. Jel’ai entendu. Il a dit quelque chose à Mina.

— Et c’était quoi ?Je dois réfléchir afin de reconstituer ce qui s’est passé durant ce moment où j’ai été submergée

par la peur, la douleur et la panique.— Il a dit : « Je t’avais prévenue. »L’inspecteur griffonne sur son carnet.— Mina avait-elle reçu des menaces ? S’était-elle disputée ? Elle avait des problèmes avec

quelqu’un en particulier ?— Je sais pas… Je crois pas. Je…— Pourquoi ne me racontes-tu pas ce que vous faisiez à Booker’s Point ? m’interrompt-il.

D’après ta mère, tu avais dit que vous alliez chez une amie, Amber Vernon, or Booker’s Point est àune bonne cinquantaine de kilomètres de sa maison.

— Nous allions chez Amber. Mais Mina devait faire un détour par là-bas. Elle avait rendez-vousavec quelqu’un pour un article.

— Un article.— Elle est en stage au Flambeau.Je m’arrête et pince les lèvres avant de reprendre.— Était. Elle était en stage.— Elle ne t’a pas dit qui elle devait rencontrer ?Il est sceptique, ça s’entend dans sa voix. Je sens ma mère se hérisser, ses traits se durcissent et

c’est l’avocate qui se tient à présent près de moi.— Non. Elle n’a pas voulu. Elle craignait que ça lui porte la poisse. Mais elle était super excitée.

C’était très important pour elle.— OK.Pendant presque une minute, l’inspecteur James écrit en silence sur son carnet. Puis il lève à

nouveau les yeux sur moi et je sens ma bouche s’assécher en voyant son regard – celui de quelqu’unqui s’apprête à asséner le coup de grâce.

— Booker’s Point est connu comme étant le lieu où se rendre pour acheter de la drogue. Il seraitcompréhensible qu’une personne avec ton passé retombe dans de mauvaises habitudes.

— On n’a pas été là-bas pour acheter de la drogue. Refaites-moi passer les tests. Donnez-moitout de suite un gobelet pour que je pisse dedans. Je me moque de ce que racontent les gens. Kylement. Mina avait rendez-vous avec quelqu’un pour un article. Demandez à son maître de stage aujournal. Demandez à l’équipe. Fouillez son ordinateur. C’est là que vous trouverez votre tueur.

— Et la drogue dans ton blouson ? Ça faisait aussi partie de l’article de Mina ? Ou elle estapparue comme par magie ?

J’ouvre la bouche, mes joues sont baignées de larmes, mais avant que j’aie le temps de rétorquer,ma mère vient se planter au milieu de la pièce.

— C’est fini pour ce soir, inspecteur, dit-elle avec fermeté. Ma fille a traversé une terribleépreuve et elle a refusé de prendre des antidouleurs. Elle a besoin de se reposer.

Il s’apprête à protester, mais ma mère est déjà en train de le pousser vers la sortie avec lepouvoir de son regard et le claquement autoritaire de ses talons.

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Je me retrouve seule dans le salon tandis que mes parents parlent à voix basse dans la cuisine.J’en profite pour me faufiler à l’étage avant qu’ils le remarquent.

Je me roule en boule dans mon lit et, quelques minutes plus tard, ma mère entre dans ma chambre.Mon matelas s’affaisse, m’indiquant qu’elle s’est assise à côté de moi.

— Tu t’es bien débrouillée. Tu ne t’es pas incriminée. Mais ce n’était que le premierinterrogatoire. Il y en aura d’autres au fil de l’enquête.

J’ai les yeux rivés sur un point droit devant moi, incapable de croiser son regard.— J’ai pas replongé. Je sais que tu me crois pas, mais j’ai pas replongé.— Ce que je pense n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est ce que pense la police. Tu

pourrais avoir de gros problèmes, Sophie. Il faut que tu en sois consciente.Je me tourne sur le dos et la regarde enfin.— Ce qui compte, c’est qu’ils trouvent l’assassin de Mina. Et ça n’arrivera pas s’ils sont

convaincus que c’est une histoire de drogue. Car ce n’est pas ce qui s’est passé. Je me moque qu’ilsm’inculpent pour possession de drogue, tout ce qui m’importe c’est qu’ils arrêtent celui qui a fait ça.

Maman a un mouvement de recul.— Eh bien, ce qui compte pour moi, c’est toi. Je fais tout ce que je peux pour t’éviter des ennuis,

Sophie. Tu as dix-sept ans ; tu pourrais être jugée comme une adulte. Alors à partir de maintenant, tune proposes plus de faire des tests, c’est compris ?

Je réplique en serrant les dents :— Je suis clean.— Promets-le-moi.Sa peur s’est insinuée dans la chambre avec nous, lourde et oppressante. Sa bouche rouge vif

tremble et elle se tord les doigts. Maman me protégera toujours, même quand je la détruis.— Promis.C’est le seul moyen, car je connais ma mère. Elle ne me croira jamais, mais elle fera tout ce qui

est en son pouvoir pour empêcher tout ça de ruiner ma vie.C’est la première chose que je fais qui ne soit pas pour Mina.C’est pour moi, et pour maman, prête à lutter bec et ongles pour me sauver.Et ça me donne le sentiment de trahir Mina.

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51

MAINTENANT (JUIN)

Ça recommence.Je me demande tous les jours ce que ça aurait changé si j’avais été plus rapide, plus brave et s’il

n’avait pas d’abord frappé ma jambe blessée ; peut-être que j’aurais réussi à l’arrêter.Et voilà que je me retrouve avec une autre arme pointée sur le visage. Cette fois je veux être

brave. Plus que n’importe quoi, je veux être brave.Mais ma jambe cède sous moi.Je m’écroule. Mes genoux protestent douloureusement. J’ai du sang dans la bouche ; je me suis

mordu l’intérieur de la joue. Je suis incapable de regarder autre chose que le canon du fusil. Je neparviens même pas à me concentrer suffisamment pour distinguer les traits de celui qui le tient. Toutce que je sais, c’est que ça recommence et que je ne peux rien faire pour empêcher un nouveaudrame. Je ne peux pas protéger Trev et la panique me fait ramper vers l’arme. Je ne veux pas êtreresponsable de sa mort à lui aussi.

Quelqu’un crie. Quelque chose m’effleure l’épaule, m’obligeant à quitter cette nuit et à reprendrepied dans la réalité. Trev est repassé devant moi.

— Qu’est-ce que vous foutez ?C’est Trev. Trev crie. Fort, et avec une telle colère que c’en est choquant, car Trev est la

personne la plus difficile à énerver de l’univers. Autour de moi, le monde retrouve des contours plusnets, les battements de mon cœur ralentissent tandis que je recouvre une vue normale.

Il avance encore d’un pas jusqu’à faire un barrage de son corps. Je veux attraper ses jambes,l’écarter de là.

— Enlevez ça de sous son nez, hurle-t-il.— Vous êtes qui, vous deux ?J’essaie de me concentrer sur la voix, sur le vieil homme aux cheveux blancs qui tient l’arme.— J’ai dit : baissez cette arme !Trev se dresse devant l’homme, utilisant sa taille, sa large carrure et la force qu’il ne déchaînera

que si c’est nécessaire. Il n’y a aucune peur dans sa voix. Il n’a pas formulé une requête, mais unordre.

C’est de la folie.C’est stupide. Et je l’aime pour ça.

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L’homme, voûté, décharné, à la peau tannée et aux lèvres fines comme des lames de rasoir,abaisse son arme de quelques centimètres.

— Qu’est-ce que vous foutez là, vous deux ?— Je suis le frère de Mina Bishop. Nous voulions vous parler de l’interview qu’elle a faite avec

vous il y a quelques mois.La méfiance disparaît du visage de l’homme, et il baisse complètement son fusil.— Désolé, grogne-t-il en s’essuyant le front. On n’est jamais trop prudent par ici.Il désigne du menton les plantes encagées.— Des mômes viennent tout le temps ici pour essayer de me piquer mes plantes médicinales.— Nous ne sommes pas là pour votre herbe, réplique Trev.Il s’agenouille près de moi.— So ?À en juger par sa tête et la douceur de sa voix, je dois vraiment avoir l’air mal en point. Il me

tend la main, et attend que je la prenne.Je me redresse, les jambes flageolantes, et je me frotte les joues avec ma manche.— J’voulais pas t’faire peur comme ça, gamine.— Bien sûr que si.Il sourit comme s’il me trouvait drôle.— Désolé pour ta sœur, dit-il avec un hochement de tête à l’intention de Trev.Trev hoche la tête en retour, mais les muscles de ses épaules restent contractés.— C’est quoi que vous voulez savoir à propos du jour où j’ai parlé à Mina ?— Seulement ce dont vous avez discuté, répond Trev.— De quand Jackie était gosse. J’lui ai montré les trophées que ma p’tite avait gagnés.Il sourit et, cette fois, il y a de la tristesse dans le pli de sa bouche.— Elle était douée. Elle avait même décroché une bourse avec le football. Ça allait être la

première de la famille à l’université.Il tapote son fusil contre sa jambe, et son regard s’adoucit.— C’était la première-née de mes petits-enfants… une si chouette gamine.— Et avez-vous raconté à quelqu’un que Mina faisait des interviews au sujet de Jackie ?— Non. Je descends plus beaucoup en ville ces derniers temps. Mais j’crois que Matt Clarke

était au courant, parce qu’elle a dit que c’est par lui qu’elle a eu mon numéro de téléphone.— Vous êtes proche de Matt ?Jack Dennings crache par terre.— Aucune chance. Ce gars était pas assez bien pour ma p’tite-fille. Il a mal tourné quand son

père est parti. Il a arrêté le sport, s’est mis à se battre et à prendre trop de drogue. Je voulais pas deça pour elle. J’lui ai dit, mais elle était têtue, ma Jackie.

— Vous croyez qu’il est responsable de la disparition de Jackie ? demande Trev.Jack Dennings plisse les yeux, le regard méfiant.— On croirait entendre ta sœur.— Elle pensait que c’était Matt ?— Chais pas, pas posé la question.— Et vous croyez que c’est lui ? j’insiste.— Voilà comment je vois les choses. Il faut être sûr, et je le suis pas. Donc Matt peut continuer

son chemin, vivre sa vie.— Que se passerait-il si vous étiez sûr ? je ne peux m’empêcher de demander.

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Jack Dennings m’adresse un immense sourire, avec un trou dans le fond de la bouche, là où il luimanque des molaires.

— Ce jour-là, ce garçon servira de repas aux ours avant que sa maman ait le temps de voir qu’ilest plus là.

Déjà sur les nerfs, je ne peux réprimer un frisson, parce qu’il est évident qu’il pense chaque motde cette déclaration.

Et parce qu’une partie de moi le comprend.— OK, merci, dit Trev. On va vous laisser.— Et revenez pas, pigé ? Faudrait pas que vous viennent de mauvaises idées.— Vos plantations ne risquent rien avec nous, monsieur, ironise Trev.Il s’installe au volant sans rien me demander, et je lui tends les clés. Ce n’est qu’après notre

départ et sur le chemin de l’autoroute que je m’autorise à prendre une grande inspiration. Trev éteintla radio et me surveille du coin de l’œil, une main sur le volant, l’autre bras à la fenêtre.

Un kilomètre. Deux.Je me noie dans le calme.Nous n’échangeons pas un mot pendant les quarante minutes que dure le trajet jusque chez moi. Il

se gare sur le trottoir, je descends et il me suit. Il me suit dans l’allée, et quand je passe le portillonmenant au jardin de derrière, puis nous dépassons les jardinières qu’il a construites pour moi, avantde grimper dans la cabane perchée qu’il a réparée un nombre incalculable de fois.

Je me recroqueville dans un coin, et il s’assied en face de moi, dans le silence aussi blessantqu’une tempête de grêle. Je pense à ce qui s’est passé la dernière fois que nous nous sommesretrouvés seuls ici, et au fait que je ne le regrette pas, même si je devrais sûrement.

Les rideaux en vichy sont toujours là, cousus grossièrement, accrochés à l’une des fenêtres.Doucement agités par la brise, leurs bords de dentelle usés et jaunis.

— Tu te souviens du jour où nous nous sommes rencontrés ?Il lève les yeux, surpris. Puis il frotte ses pouces sur ses genoux et déplie lentement une jambe.

L’ourlet de son jean m’effleure le mollet.— Oui. Ça faisait des semaines que Mina n’arrêtait pas de parler de toi. Je me rappelle à quel

point j’étais heureux qu’elle se soit fait une amie, qu’elle discute et qu’elle rie au lieu de pleurer. Audébut tu étais si calme, si immobile, tout le contraire de Mina.

Il s’esclaffe.— Mais tu la quittais pas des yeux. Et j’ai su que je pouvais compter sur toi, que tu l’aiderais.

Avec le recul, je me sens idiot de ne pas avoir compris que vous…Il laisse échapper un souffle entre rire et soupir.— C’est étrange de songer qu’elle et moi avions les mêmes goûts en matière de filles. C’est pour

ça qu’elle m’en a jamais parlé ? demande-t-il en joignant les mains. À cause de toi ?Nous connaissons tous les deux la réponse, mais je ne peux me résoudre à la prononcer à voix

haute. Alors, au lieu de ça, je lui avoue :— Je voulais te le dire, pour moi. Mais je ne pouvais pas le faire sans te mettre au courant pour

elle. Je suis toute à elle, Trev. Je n’ai jamais appris à aimer quelqu’un d’autre parce qu’elle était là etqu’il y avait nous. Il n’y a toujours eu que nous, et je pouvais pas casser ça sans me briser. Et labriser elle.

— Elle voulait se cacher. Et tu t’es pliée à sa volonté. Parce que c’était toujours ce que tu faisais.— Elle avait peur, je réplique, comme si j’avais besoin de la défendre.

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Mais je sais que ce n’est pas le cas, pas avec lui. Et je suis également consciente qu’il dit lavérité. Mina menait et je suivais. Elle se cachait et j’étais son refuge. Elle avait des secrets, et j’étaisleur gardienne. Mina mentait, et moi aussi. Parfois nous étions cruelles l’une envers l’autre. Pour unefois, ce n’est pas une image édulcorée d’elle, c’est ce qu’elle était réellement : la fille qui me rendaitdingue et me broyait le cœur.

— Et toi ? me demande brusquement Trev. Tu avais peur ?— L’aimer n’a jamais été effrayant. Ça n’a jamais été mal. C’était là où se trouvait ma place.

Mais j’ai pas été élevée comme vous, et elle pensait que j’avais le choix. Parce que je n’aimais passeulement les filles. Parce que…

Je ne peux finir cette phrase.Alors il le fait :— Parce que tu m’avais, moi.Je ne parviens qu’à hocher la tête.Et il a raison. Je l’avais, lui. Tout ce temps, Trev m’a attendue. Entre les mecs, les ruptures, les

disputes, et plus de deux ans d’une dépendance que j’avais réussi à cacher jusqu’à ce qu’elle medévore, il était là, à m’attendre. Je sais exactement quel type d’amour ça requiert.

Parce que j’ai attendu aussi.Mais pas après lui.Je passe mes bras autour de ses épaules et appuie mon front contre sa tempe.Il pose la main sur ma nuque, nos fronts glissent l’un contre l’autre, nos nez se frôlent. Je sais

qu’il ne m’embrassera pas. Il ne fera plus jamais le premier pas. À présent ça dépend de moi et demoi seule.

Je sais également que je ne peux pas l’embrasser, que je dois poser des limites ici et maintenant,car je suis incapable de l’aimer autant que je l’aimais elle, et il mérite au moins ça. Il mérite mieuxque moi et l’imitation vide que je peux lui offrir.

C’est pourquoi je ravale mes larmes et les mots coincés dans ma gorge, ceux que je ne dois pasdire, même si je voudrais pouvoir le faire.

Si ça n’avait pas été elle, ça aurait été toi.

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52

DIX MOIS PLUS TÔT (J’AI SEIZE ANS)

En pleurs, j’entre par la porte de derrière de la maison des Bishop.— Mina ? Mina, tu es là ?En l’absence de réponse, j’ouvre la porte de sa chambre sans frapper. Elle est assise sur son lit à

baldaquin, les jambes croisées.Elle ne me demande pas ce qui ne va pas.Elle m’attendait.Nous nous regardons en silence, et soudain je comprends pourquoi elle a l’air si coupable.

Pourquoi elle doit faire un effort pour ne pas détourner les yeux.Elle sait.C’est elle qui a dit à mes parents où trouver la drogue et les blocs d’ordonnances que j’ai volés

au cabinet de mon père.Sa trahison me fait l’effet d’un coup de poignard. J’ai envie de lui faire mal. De l’attraper par les

cheveux et de tirer jusqu’à ce qu’ils me restent dans les mains. De la punir de la même façon qu’ellen’a cessé de me punir. C’est ça, sa nouvelle solution ? Se débrouiller pour qu’on m’envoie au loinafin que je ne représente plus une tentation ?

— Je devais leur dire, Sophie.— Non.— Si, il le fallait.Elle se lève alors que je commence à reculer afin de m’éloigner d’elle.— Tu ne m’écoutes pas. Tu refuses de me parler. Tu as besoin d’aide, dit-elle.— Je n’arrive pas à croire que tu aies fait ça !Horrifiée, je suis presque sortie de la pièce.— Je n’avais plus le choix !Elle se précipite vers moi et m’attire à nouveau dans sa chambre avant de claquer la porte

derrière moi, nous enfermant à l’intérieur.Toujours instable à cause de ma jambe, je perds l’équilibre, trébuche et lui rentre dedans.— Tu m’as dit que tu étais en train d’arrêter les médicaments, siffle Mina, toute trace de

contrition ou de culpabilité disparue.

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Ses doigts s’enfoncent douloureusement dans mon bras, et je lui broie le poignet, parce que noussommes douées pour ça : nous faire du mal.

— J’ai menti, je lui crache à la figure.Elle devient blanche et me lâche si brusquement que je titube.— Comment as-tu pu faire ça ? Comment as-tu pu voler ton père ? Ça ne te ressemble pas. Tu

aurais pu te tuer avec toutes ces pilules !— Peut-être que c’était ce que je voulais.Mina laisse échapper un cri inarticulé et animal. Puis elle me pousse.Elle y met tout son poids, comme elle le ferait avec une personne valide. Fini le temps des

précautions, de son bras passé sous le mien pour me soutenir. Cette fois elle me fait tomber durement,son but est de me faire mal, de me blesser.

Je bascule, mais, à la dernière seconde, je l’agrippe et l’entraîne avec moi. Les mains dans sescheveux, je tire. Ses ongles s’enfoncent dans mon épaule.

— Je t’interdis de dire ça, hoquette-t-elle. Retire-le.— Non.Je me cambre sous elle ; elle est à moitié allongée sur moi. Son corps contre le mien rend ma

respiration difficile. Les mains appuyées sur mes épaules, elle me cloue au sol. Mon dos me fait mal,et ma jambe est douloureusement tordue, mais son regard planté dans le mien me brûle. Elle nedétourne pas les yeux. Moi non plus, je ne peux pas, car je ne l’ai jamais vue ainsi. On pourrait croirequ’elle n’a jamais rien fait d’aussi dangereux. Elle se penche sur moi, si près que je peux sentir sonsouffle sur ma peau. Ses cheveux se répandent de chaque côté de mon visage, et me caressent le cou.

— Retire ce que tu as dit, répète-t-elle.Je m’humecte les lèvres et secoue la tête. Mon ultime défi.Mina cède et l’espace entre nous disparaît enfin.Elle m’embrasse, et encore aujourd’hui je suis surprise que ce soit elle, et non moi, qui ait fait le

premier pas.— Retire ce que tu as dit, murmure-t-elle dans ma bouche.Ma respiration est haletante et mon corps agité de soubresauts monte à sa rencontre quand elle

glisse les mains sous mon T-shirt afin d’effleurer la peau fragile autour de mon nombril.Je prends son visage entre mes mains et l’embrasse violemment, nos langues se mêlent et nos

dents se heurtent. Entre nous, ça n’a jamais été doux ou délicat ; nous avons toujours été plus que ça,aiguisées par le temps et le désir, notre guerre secrète enfin gagnée.

Je commence à chuchoter « s’il te plaît » alors qu’en réalité je n’ai qu’une envie : dire son nom,mes lèvres pressées contre les siennes, puis lui couvrir la gorge de baisers. C’est donc ce que je fais,murmurant son prénom comme un mantra, comme un merci, comme une bénédiction.

Elle remonte les mains plus haut sous mon T-shirt puis les glisse sous mon soutien-gorge et jelaisse mon corps s’arquer sous ses caresses.

Nous prenons tout notre temps. Nous nous embrassons pendant de longues minutes et ôtons nosvêtements un à un jusqu’à ce qu’enfin je sente ses doigts entre mes jambes. Je gémis dans son cou etme cambre tandis que les sensations papillonnent en moi. Ses doigts tournent, cherchent ; j’ai du malà respirer sous l’assaut du plaisir, je ne peux plus respirer. Je me tends, tremble et palpite autourd’elle.

Après, c’est à son tour de trembler sous moi. Sa peau douce et humide, ses mains chaudes, sesseins pressés contre les miens, et ma bouche qui descend, descend, descend, sel et soie, pendantqu’elle murmure mon nom ; je suis émerveillée.

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Je veux me souvenir de tout parce que c’est la première fois.Plus tard, je me souviendrai de tout parce que ce sera la seule fois.

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53

MAINTENANT (JUIN)

Quand Trev s’en va enfin, je suis lessivée. Je commence à traverser le chemin pour rentrer, maisme retrouve étendue dans l’herbe entre les deux jardinières à suivre la progression du soleil quidisparaît derrière les Trinity Alps.

Je suis presque en train de somnoler quand quelqu’un frappe au portail de derrière. Ouvrantbrusquement les yeux, je me redresse avec difficulté sur les coudes.

— Sophie, tu es là ? appelle Rachel.— J’arrive.Je me lève lentement, le dos douloureux d’être restée allongée par terre trop longtemps.Après avoir, non sans mal, déverrouillé le portillon, je l’ouvre et découvre Rachel serrant un

sachet en plastique contre sa poitrine. Des traces de poussière lui maculent le front et les bras, et elles’est égratigné la jambe. Elle me passe devant en agitant la pochette.

— Je les ai trouvés ! Ça m’a pris une éternité. Kyle m’a lâchée pour aller bosser vers 14 heures,mais j’ai continué. Mina les avait cachés dans un gros carton de Barbie planqué dans une montagnede bordel. J’ai failli me retrouver ensevelie sous une avalanche de décorations de Noël.

— Elle les a cachés dans un carton de Barbie ?— En fait, dans une voiture Barbie, à l’intérieur du minuscule coffre. Mina était rusée. J’ai bien

failli les louper.Les mains tremblantes, je lui prends le sachet. À l’intérieur il y a deux morceaux de papier. Ils

sont pliés, je ne peux donc pas voir ce qui est écrit dessus.— Tu les as lus ? Touchés ? Et les empreintes ?— J’ai pensé à tout.Rachel plonge la main dans son sac et en sort une paire de gants de vaisselle roses avec des

marguerites sur les poignets.— J’ai utilisé ça. Mais je doute qu’il y ait d’autres empreintes que celles de Mina. Reste que ça

ne mange pas de pain d’être prudente.Je dois m’y reprendre à deux fois pour enfiler les gants sur mes mains qui tremblent toujours.— Tu les as montrés à Trev ?— Il était pas encore de retour quand je les ai trouvés. Et je suis venue directement ici.— Sérieux ? Il est parti il y a au moins une heure.

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Rachel hausse les épaules.— Je l’ai pas vu. Peut-être qu’il est arrivé juste après mon départ.— Possible.J’ouvre le sac et en sors le premier papier plié en quatre. Je le déplie carré par carré jusqu’à ce

que, noir sur blanc, l’avertissement apparaisse :CONTINUE À FOUINER ET TOI AUSSI TU DISPARAÎTRAS.Je lis les mots à plusieurs reprises et enfonce mon pouce dans le papier si fort qu’il se froisse.Je veux le déchirer.Mettre en pièces son auteur.J’inspire profondément, et j’expire. Inspirer, expirer. Je prends la seconde feuille. Je la déplie et

l’aplatis à côté de la première :DERNIER AVERTISSEMENT. SI TU NE VEUX PAS QUE QUELQU’UN SOIT BLESSÉ, LAISSE TOMBER.Je fronce les sourcils en voyant quatre adresses sous la menace du tueur.Celle de l’appartement de Trev à Chico, celle des Bishop à Sacramento, celle de Kyle sur Girvan

Street et la mienne, la seule à être entourée plusieurs fois en rouge.Je referme la main sur le papier qui se froisse ; impossible de desserrer le poing. Mes doigts

transpirent dans leur prison de caoutchouc rose, et mon cœur bat à tout rompre. Je me tourne pourregarder par-dessus mon épaule. Papa est dans la cuisine en train de faire la vaisselle. Je distingue lehaut de sa tête à travers la petite fenêtre au-dessus de l’évier. L’espace d’une seconde, je ne peuxm’empêcher de penser à lui ou maman ouvrant la porte à la police pour la troisième fois.

Pour la dernière fois.Je ne veux pas que ça leur arrive. Je leur ai fait endurer au moins autant de souffrances que celles

qu’ils m’ont infligées. Probablement plus.Mais ça ne doit pas entrer en ligne de compte. Je ne peux pas laisser ça me détourner de mon

objectif. Car l’important, c’est de trouver l’assassin de Mina.— Eh, tu devrais peut-être la reposer, dit Rachel en regardant la lettre de menaces en boule dans

ma main jusqu’à ce que je déplie mes doigts. C’est une preuve ! En plus, il y a autre chose.Elle me désigne le sachet, je replonge la main dedans et en sors une carte de visite sur laquelle

est inscrit « Margaret Chase, planning familial », suivi d’un numéro de téléphone.— C’est une blague ! Tu as appelé le numéro ?— Non, j’attendais d’être avec toi, répond Rachel. Mais inutile d’être un génie pour en tirer des

conclusions. Tu sais bien pourquoi les filles vont là-bas.Je compose le numéro sur mon portable. Mon esprit tourne à cent à l’heure pendant que la

sonnerie retentit, jusqu’à finalement basculer sur la messagerie :« Vous êtes sur le répondeur de Margaret Chase, coordinatrice des adoptions pour le planning

familial. Je suis actuellement en vacances et serai de retour le 8 juillet. Si vous me laissez votre nomet vos coordonnées, je vous rappellerai dès mon retour. Merci et bonne journée. »

Je raccroche, mes soupçons confirmés.— J’avais raison, n’est-ce pas ? demande Rachel. Jackie était enceinte.— Margaret Chase est une conseillère en adoption. Et quand, au cours de l’interview de Matt,

Mina a posé une question sur sa vie sexuelle avec Jackie, il est monté sur ses grands chevaux.— OK…Rachel s’assied sur le rebord d’une jardinière et me fait signe de la rejoindre. Je choisis celle

d’en face et m’installe par terre en m’y adossant plutôt que d’essayer de m’équilibrer.— Réfléchissons. Disons que Jackie soit enceinte…, commence Rachel.

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— Et qu’elle souhaite faire adopter le bébé, je poursuis en regardant la carte de visite deMargaret Chase. La fac l’attend. Elle ne pourrait pas jouer au foot avec un bébé. Elle le dit à Matt…et après ?

— Il y a plusieurs possibilités. Matt aurait pu vouloir qu’elle avorte. Elle refuse, alors il la tue.Mais ça semble un peu extrême. Surtout si elle avait l’intention de faire adopter l’enfant. Un gars dedix-sept ans, avec un début de problème de drogue, ne veut sûrement pas d’un bébé. Et il prend pasforcément les décisions les plus rationnelles.

— Et s’il avait voulu du bébé ?Je baisse les yeux sur les deux messages dans le sac devant moi. En réfléchissant au fait que les

personnes les plus importantes de la vie de Mina sont là, noir sur blanc, une menace pour son cœur.La seule sorte qui pouvait l’obliger à laisser tomber.

— La famille est primordiale pour eux. Le père de Matt les a abandonnés, lui et Adam. Il se peutqu’il ait pété un câble à l’idée de donner l’enfant à des étrangers. La mort de Jackie n’était peut-êtrepas préméditée. C’était peut-être un accident. Si ça se trouve, ils se sont disputés à propos du bébé etça a dégénéré. Il l’a poussée et sa tête a heurté une pierre ou un truc dans le genre.

— Il est colérique ? Comment il était aujourd’hui quand vous avez discuté avec lui ? demandeRachel.

— Il semblait… fatigué. Triste. Il dit qu’il croit que Jackie est encore en vie.Rachel hausse les sourcils et j’ajoute :— J’aurais aimé savoir tout ça avant de lui parler.Je jette un coup d’œil à mon téléphone. Il est presque 18 h 30.Je repense à Matt dans son appartement ce matin, s’agrippant à son jeton comme à une ligne de

vie. David m’a donné le planning des réunions des Toxicomanes anonymes, et je l’ai enregistré avecréticence dans l’agenda de mon téléphone. Je l’affiche à l’écran. La réunion du mercredi qui sedéroule à l’église méthodiste est sur le point de se terminer. Même s’il a replongé, il y va sûrementpour sauver les apparences.

— Eh, Rachel. Ça te dit d’aller faire un tour ?

La réunion vient tout juste de se terminer quand nous arrivons sur le parking de l’église. Des gensdescendent des marches et s’arrêtent pour discuter, certains en profitent pour fumer une cigarette.

— Tu restes dans le coin, OK ? Je risque d’avoir besoin d’aide si ça part en vrille.— Et toi, reste là où je peux te voir, me rétorque Rachel.— Ça roule. À tout de suite.— Rappelle-toi de faire preuve de subtilité ! crie-t-elle tandis que je m’éloigne.Malgré la distance qui nous sépare, je vois que Matt est en pleine conversation avec un grand

type. Ce dernier me tourne le dos, mais en m’approchant je reconnais son oncle. Je me souviens alorsde ce qu’Adam a dit au sujet de la famille obligée de s’assurer que Matt se rende aux réunions. J’aidéjà du mal à imaginer partager mes soucis de cette façon, sans même parler de laisser des membresde ma famille écouter.

— Sophie, me salue mon ancien entraîneur avec un sourire. Ton père est si heureux que tu sois deretour. Comment te sens-tu ?

— Salut, Coach. Matt.Je lève les yeux sur l’église.— Je m’en sors plutôt bien. Même si je me sens un peu bête, là, tout de suite. J’ai dû me tromper

en lisant l’heure de la réunion. Je croyais que c’était à 19 heures.

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— Non, ça commence à 18, réplique Matt.Le téléphone de son oncle sonne.— Faut que je décroche, dit-il en serrant l’épaule de Matt avant d’ajouter un ton plus bas : tu t’es

bien débrouillé aujourd’hui.Puis, à mon intention :— C’était un plaisir de te revoir, Sophie. Dis à ton père que je lui passerai un coup de fil à

propos du match de jeudi.— Je n’y manquerai pas.Il s’éloigne en direction du parking pour prendre son appel.Matt me sourit.— Désolé que tu aies raté la réunion, mais il y en a une autre à 13 heures demain au Elks Lodge.Si j’étais Mina, je lui sourirais en retour en me triturant une mèche de cheveux. Je poserais des

questions innocentes afin qu’il se sente en confiance pour l’attirer dans mes filets.Mais je suis trop abrupte. Et je veux en finir.— En réalité, je ne suis pas venue ici pour une réunion. Je suis là pour te demander si tu as mis

Jackie enceinte.Le sourire de Matt s’évanouit, et il devient soudain blanc comme un linge.— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?— Écoute, je pourrais jouer les gentilles comme tout à l’heure et tourner autour du pot, mais tu es

un drogué. Mentir est une seconde nature chez toi. Alors, toi et Jackie ? Tu l’as mise en cloque, oui ounon ?

Je scrute son visage en m’efforçant d’y trouver la réponse, car je sais qu’elle ne sera pas dansses mots. Mais je n’y vois que de la fureur. Il jette un coup d’œil par-dessus son épaule, vers sononcle qui est hors de portée d’oreille.

— Tu ferais mieux de te casser, dit-il en faisant un pas vers moi.J’entends un bruit de klaxon derrière moi : c’est Rachel m’indiquant qu’elle assure mes arrières.— Est-ce que l’inspecteur James avait raison ?J’ai toujours les yeux rivés sur lui, mais il refuse de croiser mon regard. Ses épaules tremblent

sous son polo ample.— Est-ce que tu l’as fait ? Tu l’as enlevée ? Tu l’as tuée ? À cause du bébé ?— Tu dépasses vraiment les bornes. Dégage.— Ou quoi ? Tu vas encore une fois me frapper à la tête avec une barre de métal ? Tu comptes

m’achever cette fois ?Il s’écarte vivement de moi, toute agressivité soudain envolée.— Tu es cinglée. Fous-moi la paix !Tandis qu’il descend les marches et s’éloigne en direction de son oncle, j’examine son dos, la

courbe de ses épaules, essayant de toutes mes forces de reconnaître quelque chose de cette nuit-là.Quelque chose, n’importe quoi dans sa démarche ou le son de sa voix. Rachel me rejoint en courantet s’arrête, haletante.

— Ça va ? Que s’est-il passé ?Je continue à regarder Matt jusqu’à ce qu’il ait tourné au coin de la rue.— Je n’ai pas été subtile.

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54

UN AN PLUS TÔT (J’AI SEIZE ANS)

— Pourquoi es-tu aussi en retard ? demande Mina alors que je sors de ma voiture.Elle est perchée à l’arrière du pick-up de Trev sur une couverture qu’elle a soigneusement étalée

par-dessus la peinture écaillée. Ses jambes se balancent dans le vide, une tong ornée de pâquerettespendouille à l’un de ses pieds. Devant nous, le lac s’étire sur des kilomètres, et on ne voit que del’eau bleue reflétant le ciel et les montagnes. Le soleil commence juste sa descente, et il nous resteencore au moins une demi-heure avant le début du feu d’artifice.

Je prends un sac plastique sur la banquette arrière.— La circulation du 4 Juillet. Trev est là ?— Non, j’ai juste emprunté sa caisse. Qu’est-ce qu’il y a dans le sac ?Elle tente de l’attraper, mais je me recule pour l’en empêcher, ce qui me vaut une moue boudeuse.— Méchante.Je me contente de sourire et pose le sac hors de sa portée avant de m’asseoir à côté d’elle.Mina se laisse aller en arrière, allongée sur le dos sur la plateforme de la camionnette, et je

l’imite. Nous nous faisons passer une bouteille de cidre. La douceur fruitée de la boisson s’accrocheà ma gorge tandis que Mina trace les contours des nuages avec les doigts, ses bagues scintillant dansle soleil couchant. Elle me décrit des formes, toutes plus fantastiques les unes que les autres.

— So, tu te demandes parfois ce qui se passera quand on sera parties ?Je tourne la tête vers elle. Mes cheveux et les siens, blonds et bruns, se mélangent sur la

couverture, et elle prend garde à ne pas croiser mon regard.— Tu veux dire pour l’université ?Elle hoche la tête, sans quitter des yeux le ciel qui s’assombrit. Les criquets commencent à

chanter, et leurs stridulations résonnent sur l’eau, se mêlant aux coassements des grenouilles, et auxrires distants qui s’échappent d’une péniche au-delà du port.

— Ça sera bizarre, non ? de ne plus se voir ?Comme je ne réponds pas, elle roule sur le côté pour me regarder. Nos visages ne sont plus qu’à

quelques centimètres l’un de l’autre.— N’est-ce pas ? insiste-t-elle.— J’aime pas y penser.Mina se mord la lèvre. Je suis assez proche pour sentir le parfum de son baume à la framboise.

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— Parfois, je suis incapable de penser à autre chose, réplique-t-elle si doucement que j’ai du malà l’entendre.

Elle soupire et tend la main pour replacer une mèche de cheveux derrière mon oreille. Ses doigtss’attardent un instant sur ma peau, juste sous l’angle de la mâchoire, là où le pouls est perceptible.

Des explosions retentissent, mettant fin à la magie du moment. Des lumières jaillissent dans leciel, fontaines éblouissantes de rouge, de blanc et de bleu. Les reflets du feu d’artifice dans l’eaus’étendent de tout côté, nous donnant l’impression d’être entourées d’étincelles multicolores.

— Ça commence ! s’exclame Mina en se redressant.Elle saute à terre et se met à applaudir comme une enfant, et je souris en la voyant aussi fascinée

par le spectacle que je le suis par elle.Après le bouquet final, la nuit, parsemée de fumée et de cendres, reprend ses droits. Mina se tient

debout. Les yeux rivés sur le ciel, elle attend, comme s’il allait y avoir une dernière explosion, rienque pour elle.

Pendant que son attention est focalisée sur le ciel, j’en profite pour récupérer le sac que j’ai sortide la voiture en arrivant. Quand elle se retourne, je suis assise au bord de la plateforme, avec dansles mains un cierge magique allumé, que je lui offre.

Elle m’adresse un sourire éblouissant, et je souris à mon tour.Au lieu de le prendre, elle enveloppe mes mains dans les siennes et nous restons là, moi assise,

elle debout devant moi, le cierge magique faisant pleuvoir des étincelles entre nous, ponctuées depetits bruits d’explosions et de sifflements. Des ombres dansent sur le visage de Mina, la lumièrel’éclaire par à-coups. Je n’ai jamais été aussi sûre de moi, elle n’a jamais été aussi belle.

Bien après que le cierge magique s’est éteint, Mina continue à tenir mes mains entre les siennescouvertes de cendres.

— Je sais pas ce que je ferais sans toi, murmure-t-elle.J’accroche son pouce avec le mien, et nos bagues tintent l’une contre l’autre, une promesse

silencieuse d’un toujours à venir.

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55

MAINTENANT (JUIN)

Dès que j’arrive à la maison, je parcours les notes de Mina pour vérifier qu’il ne s’y trouveaucune mention d’une possible grossesse de Jackie. Mais soit elle n’a pas eu le temps de l’écrire,soit elle manquait encore d’éléments, car il n’y a rien dans la chronologie ni dans ses notes à ce sujet,pas même l’ébauche d’une hypothèse.

Après avoir fini de fouiller dans les fichiers, je ferme mon ordinateur. Je suis quasimentconvaincue qu’une grossesse surprise est la clé de la disparition de Jackie. Quel dommage qu’on nesoit pas en juillet, ainsi Margaret Chase serait revenue de vacances. Je ne pense pas qu’elleconfirmerait mes soupçons, il y a des règles de confidentialité pour ce genre de chose, mais peut-êtrequ’en me rendant à la clinique pour lui parler, je saurais si j’ai raison ou non en observant saréaction.

— Sophie ?Ma mère frappe à la porte avant de l’ouvrir.Je sursaute et le carnet sur mes genoux tombe par terre.— Oui ?— Je viens juste vérifier que ça va. J’ai préparé à dîner, si tu veux.— Merci, mais j’ai déjà mangé.— Avec Trev ?— Non, au Angry Burger avec Rachel.— Ton père m’a dit que Trev était là tout à l’heure.— Il m’a déposée après notre promenade.Ses lèvres se pincent.— Je vois, commente-t-elle. Bah, bonne nuit alors.— Bonne nuit.Elle referme la porte derrière elle, et je récupère le carnet que j’ouvre à nouveau. Le sachet

contenant les lettres de menaces est coincé entre les pages.Je suis à deux doigts de faire la lumière sur cette affaire, l’explication est à portée de main, je le

sens. Elle vibre sous ma peau, me donne envie de faire les cent pas, de continuer à bouger, quelle quesoit la direction, quoi qu’il arrive.

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C’est donc ça qu’elle ressentait ? Ce besoin de trouver des réponses auquel elle était accro et quila poussait à prendre des risques inconsidérés ?

Je peux presque la comprendre. C’est juste une autre forme de drogue.J’appuie la main sur les messages, à l’abri sous le plastique. Que fera l’inspecteur James si je les

lui apporte maintenant ? Pensera-t-il que je les ai moi-même écrits ? Me rira-t-il au nez ?Demain, je demanderai son avis à Trev. Après notre visite à Amy Dennings. Peut-être que les

menaces combinées avec les notes de Mina suffiront. L’inspecteur James écoutera forcément Trev. Ildevra se pencher sur les nouvelles preuves, même si ça détruit sa théorie sur une vente de drogue quiaurait mal tourné. Qui plus est, il a travaillé sur la disparition de Jackie. Il pourra sûrement faire desrapprochements auxquels aucun d’entre nous n’a songé.

Je ferme le carnet et le range soigneusement dans le tiroir de mon bureau avant d’éteindre lalumière.

Quand je m’endors enfin, je rêve que je suis en train de courir après Mina. Elle rit aux éclats et jene parviens pas à la rattraper.

Le jour suivant, je me rends au terrain de football à 17 h 45 et attends Trev, assise sur le capot dema voiture. Il arrive cinq minutes plus tard. Nous traversons l’immense espace vert, le soleil estivalbrûlant sur nos épaules. Les filles sont encore sur le terrain. Certains parents les observent sur lescôtés tandis que Coach fait les cent pas en criant des encouragements et des directives.

— Tu sais à quoi elle ressemble ? me demande Trev. Je crois qu’elle a les cheveux noirs.Je mets ma main en visière pour me protéger du soleil et balaie du regard la mer de têtes afin de

repérer les brunes. Nous restons à proximité jusqu’à ce que l’entraînement soit terminé et que lesfilles se dispersent. L’une d’elles, avec une coupe à la garçonne, s’approche de nous au petit trot pourrécupérer son sac ; je lui souris.

— Salut, je cherche Amy. Elle est là ?— Oui, là-bas avec Casey, répond l’adolescente en désignant deux de ses camarades.La brune est en train de rire, et l’autre, une petite rouquine, lui envoie de l’eau de sa bouteille.Amy esquive en criant.— Merci.— Eh, mais t’es la fille de Bill, non ? Tu jouais, avant.— Avant.— Ton père est cool. Bien plus que Coach.Je ne peux m’empêcher de sourire.— Je lui dirai. Merci encore.Le temps que Trev et moi traversions l’étendue d’herbe, la rouquine est partie, laissant Amy toute

seule, en train de ranger son équipement dans son sac.— Amy ?Elle se retourne, sa longue queue-de-cheval brune se balance et revient sur son épaule. Je vois

l’air de famille avec Jackie, le nez en trompette, la douceur dans ses yeux bleus.— Oui ?— Je suis Sophie. On peut te parler une seconde ?— À quel sujet ?Elle se tourne vers Trev et le dévisage un peu trop longtemps.— On se connaît ?

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— J’étais un ami de ta sœur. Je pense que nous nous sommes vus une ou deux fois quand tu étaispetite.

— Oh.Elle croise les bras en nous détaillant de la tête aux pieds.— Ça concerne Jackie ? Parce que je refuse de parler d’elle. Surtout avec des étrangers.— Tu as parlé d’elle avec ma sœur, réplique Trev. Mina Bishop.Ses yeux s’écarquillent de surprise.— Tu es le frère de Mina ?Il hoche la tête.— Je suis désolée pour ce qui lui est arrivé.— Merci, dit-il, avec dans la voix quelque chose de mécanique.Soudain, je me demande combien de fois il a entendu ces mots dans la bouche des gens. Les

condoléances et les silences gênés doivent être son quotidien désormais. Je me demande si lui aussimeurt d’envie de quitter cette ville, même si je sais qu’il n’abandonnera jamais sa mère. Pas après cequi s’est passé.

— Mais de toute façon…Elle jette un coup d’œil par-dessus son épaule.— Ma mère m’attend. Je dois vraiment y aller, dit-elle.— Mina a fait une interview de toi, n’est-ce pas ? À propos de la disparition de ta sœur. Est-ce

qu’elle écrivait un article dessus ?— Non, répond Amy.Mais ce n’est pas une très bonne menteuse. Ses joues sont devenues rouges avant même que le

mot franchisse ses lèvres.— J’ai les notes de Mina, Amy. Elle n’a pas enregistré toute la conversation, mais j’ai la

première minute. Je sais que tu lui as parlé.Amy redresse la tête, menton en avant, en affichant une expression butée.— Non. Je me suis rendu compte que c’était une erreur, et je suis partie après lui avoir demandé

d’éteindre le dictaphone.Elle jette à nouveau un coup d’œil par-dessus son épaule vers les voitures en train d’arriver sur

le parking à mesure que ses camarades remballent leur équipement et rejoignent leurs parents.— Je dois y aller, répète-t-elle.— Nous sommes désolés de t’avoir dérangée, s’excuse Trev avec un sourire doux, ce sourire

rassurant et apaisant qui fait craquer les filles, et Amy ne fait pas exception à la règle.— C’est rien. Mais il faut vraiment que je file.— Je sais. J’aurais quand même une dernière question à te poser, et je promets de ne plus

t’embêter. As-tu raconté à quelqu’un que Mina t’avait interviewée au sujet de Jackie ?— Non, répond Amy. Je n’en ai parlé à personne. Et puis quelle importance ça peut avoir ? Ce

n’était qu’un stupide article.— J’essaie seulement de comprendre certaines choses.— Eh bien, je ne peux rien pour vous, rétorque Amy en reprenant son sac. Salut !Puis elle s’éloigne d’une démarche ample et souple.Elle nous cache quelque chose.— Donne-moi une minute, Trev.Je le plante là pour suivre l’adolescente.— Amy, attends une seconde.

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— Sérieux, c’est du harcèlement, là, s’énerve-t-elle en se retournant. Qu’est-ce que tu veux ?— Est-ce que Jackie était enceinte ?Je me tiens juste devant elle, mais même si j’avais été à un kilomètre la réponse m’aurait sauté

aux yeux. La question lui a coupé le souffle, et sa poitrine se gonfle sous le choc.— Je ne vois pas de quoi tu parles, dit-elle une fois qu’elle a recouvré le contrôle de sa

respiration.— Conneries ! Elle était enceinte, c’est ça ? Et tu le savais.Amy regarde derrière elle, comme si elle craignait que le groupe de filles dix mètres plus loin

nous entende. Puis elle m’attrape le bras en le serrant assez fort pour me faire un bleu.— Ferme-la.— Tout ce temps, tu le savais ? je demande en me libérant. Tu as caché cette information à la

police ? Pourquoi ?Les joues d’Amy s’empourprent à nouveau. La couleur s’étend à son cou et à ses oreilles.— Sérieux, ferme-la. Tu veux que quelqu’un t’entende ?Mais je ne fais preuve d’aucune pitié. Je n’ai pas le choix.— Comment as-tu découvert qu’elle attendait un enfant ? C’est Jackie qui te l’a dit ?— Je vais me mettre à crier, menace Amy. Ma mère est juste à côté.Elle désigne un groupe d’adultes en train de parler avec l’entraîneur et quelques filles sur le

parking.— Tu ne le feras pas. Si ta mère vient par ici, elle entendra ce que je dis. Et je suis à peu près

sûre que tu ne voudrais pas que ça se produise. Parce qu’elle est pas au courant, n’est-ce pas ?Réponds à ma question : comment as-tu su que ta sœur était enceinte ?

— Mon Dieu, et moi qui trouvais que Mina était tenace, crache Amy avant de se rapprocher enbaissant la voix. C’est quoi, votre problème ? Vous ne pouvez pas nous foutre la paix ? Commentcrois-tu que je le vis ? J’avais onze ans quand Jackie a disparu. Je ne savais même pas ce qu’était untest de grossesse ni à quoi ça ressemblait. Je ne pensais pas que c’était important. Le temps que jecomprenne ce que ça signifiait, il s’était passé deux ans. Mes parents n’ont pas besoin de s’inquiéterd’un bébé, OK ? Ils ont déjà assez de questions sans réponses comme ça.

— As-tu dit à Mina que Jackie était enceinte ?— Pourquoi est-ce que… ?Amy s’interrompt. Ses traits se durcissent, elle carre les épaules, elle est déterminée.— Écoute, dit-elle, Mina était gentille, OK ? J’ai refusé de lui parler pendant longtemps, j’ai été

une garce avec elle, et elle continuait à être sympa avec moi. Elle m’a eue à l’usure.Elle plante les clous de ses chaussures dans l’herbe en évitant mon regard.— Elle m’a promis qu’elle dirait rien à personne. Que ça resterait entre nous.— Mina a gardé ton secret. Elle était douée pour ça.— Et toi, tu le feras ? demande-t-elle en parvenant presque à contrôler le tremblement de sa voix.— Non.Je refuse de lui mentir.Elle me lance un regard noir.— Pourquoi, non ?— Parce que celui qui a kidnappé Jackie a tué Mina. Elle ne faisait pas seulement un article pour

le journal, Amy. Elle essayait de découvrir qui avait enlevé ta sœur, elle voulait élucider l’affaire, etelle est morte à cause de ça. Sous mes yeux. Donc, je ne vais pas me taire, tu comprends ? Parce queça… c’est pas un petit détail. C’est un mobile.

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Amy en reste bouche bée. Elle recule d’un pas et ses crampons s’enfoncent dans la terre.— Tu veux dire que… tu penses que… Matt. Tu crois que c’est Matt le coupable ? Qu’il l’a tuée

à cause du bébé ?— Je n’ai aucune certitude pour l’instant. Mais c’est une possibilité.— Et tu vas… quoi ? le coincer ? Comment comptes-tu t’y prendre ? Si ce que tu racontes est

vrai, la police n’a pas trouvé assez de preuves pour l’arrêter quand ma sœur a disparu. Il a ensuiteassassiné quelqu’un sous tes yeux, et là non plus les flics n’ont rien trouvé contre lui. Qu’est-ce que tuvas faire de plus ?

— Au moins, moi, je suis sur la bonne piste. L’inspecteur James a foiré l’enquête sur le meurtrede Mina. Et c’était lui qui menait celle sur la disparition de Jackie. Qui sait ce qui lui a échappé àl’époque ? Personne ne regarde au bon endroit. Je me dois d’essayer.

— Si c’est Matt…Elle ne termine pas sa phrase, comme si elle était incapable de le dire à voix haute.Comme si la possibilité d’obtenir des réponses était déjà trop en soi.— Si c’est Matt, reprend-elle d’une voix plus forte, tu penses qu’il nous le dira ? Tu crois qu’ils

pourront l’obliger à nous dire où elle est ? Pour qu’on puisse l’enterrer ?Sa voix se brise sur le dernier mot, et je réalise que, contrairement à Matt – enfin, à ce qu’il

prétend –, elle ne nourrit aucun espoir. Je comprends aussi qu’il y a pire que d’avoir une tombe àvisiter.

— Je vais essayer.Car je n’ai pas menti à David ce jour-là, lors de ma séance avec lui. Je veux être capable de tenir

mes promesses.Un coup de klaxon prolongé retentit depuis le parking. Le groupe de parents s’est dispersé, et une

femme blonde au volant d’un SUV fait signe à Amy.— C’est ma mère. Je dois y aller.Elle met son sac sur son épaule et ajoute :— Tu n’es pas juste une droguée complètement cinglée ? Parce que même les troisièmes font

circuler des histoires à ton sujet.Je laisse échapper un soupir, entre rire et honte.— Je suis une droguée. Mais je suis clean. Et je ne suis pas cinglée. Pas à ce sujet. Promis.— OK. Alors, sois prudente.— Merci. Merci de m’avoir dit la vérité.— J’espère que j’aurai pas à le regretter.Sans me laisser le temps de répondre, elle part en courant. Je la regarde un moment traverser le

terrain avant que Trev me rejoigne.— Qu’est-ce qui vient de se passer ?— Jackie était enceinte. Amy vient de le confirmer.— Jackie ? Tu plaisantes ? demande Trev, visiblement choqué. Ça veut dire que Matt…— Oui.Trev se renfrogne et ne me suit pas quand je prends la direction du parking. Je fais volte-face.— Qu’est-ce qu’il y a ?— Comment l’as-tu découvert ?Je plonge la main dans mon sac et en extrais la pochette plastique contenant les lettres de

menaces.

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— Ne les sors pas ici. Rachel les a trouvées dans ton garage. Et il y avait autre chose avec : unecarte de visite pour une conseillère en adoption du planning familial.

Le sachet serré dans sa main, Trev ne dit rien pendant que nous retournons à nos véhicules. Je medemande s’il est en colère contre moi pour ne pas l’avoir appelé aussitôt que Rachel me les aapportées, mais nous arrivons au parking avant que j’aie pu lui poser la question.

Sa camionnette est garée plus près que ma voiture, nous l’atteignons donc en premier. Il y a unmorceau de papier coincé sous l’essuie-glace, alors que les autres pare-brise n’en ont pas.

— Qu’est-ce que c’est ?Je tends la main pour le prendre, puis me fige.Ce n’est pas un prospectus, ou une annonce.Il s’agit d’une feuille A4, avec une photo scotchée dessus et une simple phrase.— Trev.J’ai les yeux rivés sur la photo. Sur les mots.LAISSE TOMBER AVANT QU’IL LUI ARRIVE LA MÊME CHOSE.Le cliché a été tiré sur une imprimante à jet d’encre. Prise de loin, l’image est pixelisée et de

mauvaise qualité. Trev et moi sommes devant sa camionnette, exactement comme maintenant. La mainen visière, je me protège les yeux du soleil tandis que Trev se penche vers la poignée de la portière.Je suis vêtue du T-shirt noir que je portais hier et, sur le côté, je reconnais l’immeuble dans lequel setrouve l’appartement de Matt.

— Merde !Trev regarde autour de lui, comme s’il s’attendait à ce que la personne qui a laissé ce message

soit encore dans les parages à nous surveiller.Le parking est vide à l’exception des filles en train de charger l’équipement dans le camion de

Coach.— Il nous suit, dis-je en enfonçant les ongles dans les paumes de mes mains, le ventre noué.— C’est… C’est bien. C’est une preuve.Trev s’apprête à prendre la feuille, mais je l’arrête.— N’y touche pas. Nous avons besoin d’une serviette ou d’un truc dans le genre.Je fouille à l’arrière de son pick-up jusqu’à dénicher un morceau de chiffon. Je m’en sers pour

me couvrir les doigts pendant que je saisis le papier par un coin.— Je l’ai, dis-je en levant les yeux sur lui avec un grand sourire. Maintenant tout ce qu’il nous

reste à faire…Trev secoue la tête.— Quoi ?— Il est temps d’appeler la police, Sophie. Tout de suite.Je pousse un long soupir.— OK. Tu as raison.— Pourquoi ne pas m’avoir dit hier soir que tu avais trouvé les lettres de menaces adressées à

Mina ?— Parce que je savais que tu voudrais aller voir la police et je voulais d’abord parler à Amy.— Tu aurais pu être blessée, proteste Trev. Il nous surveille ! Comment fais-tu pour être si

calme ?— Je devais m’assurer que j’avais vu juste concernant la grossesse de Jackie. Et puis, tu étais

avec moi tout le temps. Je savais que tu ne laisserais rien m’arriver.Il s’esclaffe, un rire amer qui me broie le cœur.

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— Tu en es vraiment convaincue, n’est-ce pas ?— Oui.C’est l’une des deux vérités absolues de ma vie.Une des choses dont je suis certaine depuis cette nuit à l’hôpital où il m’a suppliée de lui

pardonner.— Je devrais pourtant être la dernière personne dont tu penses ça.— Je te connais. Tu fais jamais deux fois la même erreur.— Bon sang, Sophie, siffle-t-il en me fusillant du regard, comme si j’avais proféré une horreur.

C’est décidé, on va voir les flics.— Non.— Sophie, je te jure…— Je dis pas qu’il ne faut pas aller voir la police. Seulement que je vais pas venir avec toi. Si je

suis là, l’inspecteur James n’écoutera pas un mot de ce qu’on lui dira.J’ai retourné la question dans tous les sens, mais il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre

que Trev devait s’y rendre sans moi.— Tu es un membre de sa famille. Si tu y vas seul, il sera obligé de t’écouter. Dis-lui que c’est

toi qui as trouvé les lettres de menaces et la clé USB dans la chambre de Mina. Que tu as commencéà enquêter de ton côté et que quelqu’un a mis ce message sur ta voiture hier. Il te croira… mais pas sije suis avec toi.

Trev serre les dents.— OK. Alors, j’irai. Et toi tu restes chez toi en attendant que je t’appelle.— Impossible, j’ai promis à Rachel de l’accompagner à une fête.— Une fête ? Sérieux ?— Kyle a invité Rachel, mais elle ne veut pas y aller sans moi. Si tu te dépêches d’aller voir

l’inspecteur James, tu pourras me retrouver au lac. On fera un point sur ce que les flics t’ont dit. Tupourras même défier Kyle au bière-pong, si ça te tente.

Il esquisse un sourire involontaire.— D’accord, concède-t-il en sortant les clés de sa poche et en se dirigeant vers le côté

conducteur de sa camionnette. Mais pas de bière-pong.— Merci.Il me renvoie un regard sérieux.— Tu me remercieras quand tout ça sera fini.Puis il me suit jusque chez mes parents, juste quelques mètres derrière moi.

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QUATRE MOIS PLUS TÔT (J’AI DIX-SEPT ANS)

— Il faut vraiment qu’on y aille maintenant ? je demande en faisant défiler les titres de chansonssur l’iPod connecté à mon autoradio. Ça va nous mettre en retard.

— Je sais, je sais, je crains, réplique Mina en s’engageant sur la 99. Ça ne prendra paslongtemps. Trente minutes à tout casser. Ensuite on ira direct chez Amber.

Alors que toute la semaine a été orageuse, le ciel est désormais clair, et on voit beaucoup mieuxles étoiles quand on se trouve à l’écart de la ville. J’envisage de baisser ma vitre et de sortir la têtede la voiture, mais il fait trop froid.

— Tu veux toujours pas m’expliquer de quoi il s’agit ?Je tombe sur une playlist intitulée « Sophie » et parcours du regard les titres qui la composent.— Pas encore, gazouille Mina.— Toi et tes superstitions bizarres, dis-je avec un sourire attendri en levant les yeux au ciel.Mina me tire la langue.— Elles n’ont rien de bizarre. Mais là, ça va être énorme. Hors de question que je coure le

risque de me porter la poisse alors que je touche enfin au but.— Tu es timbrée.— Eh, c’est pas moi qui ai le numéro d’un psy en appel abrégé sur mon téléphone.Après un silence, elle grimace :— Trop tôt pour ce genre de blague ?Je la rassure :— Non, non.Elle me lance un regard en coin et j’admets :— OK. Peut-être un peu.— Je suis vache. Désolée.— Non. C’est bon. C’est la vérité. Comment la vérité peut-elle être vache ?— Sacrément vache.Cela fait deux semaines que je suis revenue de Portland. Après presque six mois avec Macy à

lutter avec acharnement pour me libérer de ma dépendance, je me suis enfin sentie assez sûre de moipour rentrer à la maison.

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Trouver un équilibre n’a pas été facile. Six mois plus tôt, j’aurais volontiers vendu père et mèrepour une poignée de pilules, mais aujourd’hui je dois affronter la réalité des dégâts que j’ai causés, àmoi-même, à Mina, à Trev et à mes parents.

Mina et moi sommes différentes à présent. Il y a une tension sous-jacente dans toutes nosconversations. Du coin de l’œil, je la vois qui m’observe, mais chaque fois que je tourne la tête verselle, elle fait comme si de rien n’était.

Je préférerais qu’elle dise quelque chose. N’importe quoi pour mettre fin à ce jeu douloureux de« je t’aime, moi non plus » dans lequel nous sommes retombées.

La sonnerie du téléphone de Mina retentit. Elle le consulte, pousse un soupir, et le balance dansson sac. C’est la troisième fois qu’elle fait ça en moins de vingt minutes.

Je hausse un sourcil interrogateur.— Pas envie d’en parler, dit-elle.— OK.Nous nous taisons pendant un moment. Les chansons s’enchaînent. Mina bat la mesure sur son

volant tandis que les phares déchirent les ténèbres.— So, tu te souviens de la dispute que nous avons eue l’autre jour, pendant le dîner avec Trev et

Kyle ?Elle a parlé d’une voix égale, en gardant les yeux rivés sur la route, mais ses joues sont devenues

rouge tomate.— Oui.J’ai l’impression de marcher à la fois sur des œufs et des charbons ardents. Va-t-elle vraiment

aborder ce sujet ?Mina entortille une mèche de cheveux noirs autour de son doigt sans me regarder, même si je

l’observe avec une telle intensité qu’elle doit le sentir.— Tu te souviens de ce que tu as dit ce soir-là ? À propos des choix ?— Oui, je m’en souviens, je réponds avec prudence, craignant d’en dire davantage.— Il faut qu’on en parle.— Maintenant ?Elle secoue la tête.— Pas encore. Mais bientôt. D’accord ?— D’accord.— Tu promets ?Elle quitte la route des yeux et, un instant, et je suis surprise d’apercevoir sur son visage une

trace de vulnérabilité.— Promis.Elle doit entendre à quel point je le pense.Et c’est la première – la dernière et la seule – promesse que je lui ferai et que je ne tiendrai pas.

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MAINTENANT (JUIN)

— L’écriture correspond-elle à celle des messages que j’ai trouvés dans le garage ? demandeRachel tandis que nous nous dirigeons vers le lac dans ma voiture, avec Kyle à l’arrière.

— Oui. Regarde dans mon téléphone. J’ai pris une photo. Et au passage, dis-moi si Trev m’aenvoyé un SMS.

— Nada, répond Rachel en ouvrant la photo et en plissant les yeux pour l’examiner. Il a pris unephoto de vous deux ?

— C’est flippant, commente Kyle en attrapant le téléphone pour regarder à son tour. Il te suit. Tues sûre que tu n’as vu personne ?

— Tous les parents étaient là pour récupérer leur fille après l’entraînement. Je ne faisais pasattention à ce qui se passait sur le parking. Il a pu facilement se garer à côté de la camionnette deTrev, poser la note, et filer pendant qu’on discutait avec Amy.

— Peut-être qu’il a laissé des empreintes, suggère Kyle.— La police fera des recherches sur tous les messages, mais je doute qu’ils trouvent quoi que ce

soit. À l’époque ils n’en avaient relevé aucune sur la scène de crime.— Donc, ça serait Matt, c’est ça ? demande Rachel. À moins que Jackie l’ait trompé, c’est lui le

père de l’enfant. Et ce bébé est forcément la raison de sa disparition.— Ça semble logique. Et je l’ai foutu en rogne après sa réunion en évoquant la possibilité d’une

grossesse.— J’ai cru qu’il allait te frapper, renchérit Rachel.— Mais il l’a pas fait.— J’en reviens pas, s’exclame Kyle.— Quoi ?— Je le connais depuis toujours, répond-il à Rachel en secouant la tête. Depuis aussi longtemps

qu’Adam. Il nous a acheté nos premières bières quand nous étions en seconde. C’est juste… C’esthorrible d’en arriver à penser ça d’une personne qu’on connaît.

Rachel et moi échangeons un regard.— Nous n’avons encore aucune certitude, dit Rachel.— Ouais.Kyle semble toutefois loin d’être convaincu.

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— OK, s’exclame Rachel, je propose qu’on parle d’un sujet plus joyeux.— Eh bien, c’est probablement ma dernière nuit de liberté. Aussitôt que les flics auront parlé des

menaces à mes parents, ils vont paniquer et m’enfermer à la maison.— Ce n’est pas ce que j’appellerais joyeux, commente mon amie. Mais d’un autre côté, tu n’es

pas vraiment la gaieté incarnée, je te mets donc quand même un A+ pour l’effort.— Je t’aurais bien suggéré un truc un peu dingue, mais ça va à l’encontre des règles de la

désintox, non ? demande Kyle.— On pourrait aller prendre un bain de minuit, propose Rachel.Elle plaisante à moitié, mais l’idée semble brusquement remonter le moral de Kyle.Je souris franchement à présent, car il ne peut détacher les yeux de Rachel.— Super. Allons-y. Mais sans toi, Kyle, je n’ai pas envie de voir tes fesses.— Comme si moi j’avais envie de voir les tiennes, me rétorque Kyle, tandis que Rachel rigole.Une fois garée sur le parking de Brandy Creek, je baisse les yeux sur le téléphone posé sur mes

genoux. Toujours aucune nouvelle de Trev.Qu’est-ce qui lui prend si longtemps ? Ça fait plus de trois heures.La vue de tout ce monde sur la plage me rend soudain nerveuse. Le feu de camp est déjà en train

de brûler, les glacières sont sorties, et la musique à plein volume. Je coupe le contact et descends devoiture. Ma réticence doit se lire sur mon visage, car Rachel me donne un coup de coude.

— On est pas obligés d’y aller, dit-elle.Je secoue la tête et me force à répondre :— Non, ça ira.Je dois trouver un moyen de reprendre une vie à peu près normale. Sinon, je replongerai. Je

tomberai si vite et si durement que je ne pourrai plus jamais me relever.Dix mois. Cinq jours.Je balance mon téléphone dans mon sac et descends vers la plage avec Rachel et Kyle.Des plages de silence gênés se forment à mesure que nous dépassons des groupes de visages

familiers. Kyle donne l’accolade aux garçons et sourit aux filles, présentant Rachel tandis que je suisderrière, les yeux baissés. Cette timidité que je n’avais pas ressentie depuis une éternité m’étouffe.

— Je vais aller me chercher un verre d’eau, Rachel.Je me dirige vers les glacières installées plus loin sur la plage. Il y a moins de monde par là.Elle hoche la tête et me fait un signe de la main, accompagné d’un regard compatissant. Je la sens

cependant qui me suit des yeux afin de s’assurer que ça va tandis que je traverse la foule. Je jette uncoup d’œil par-dessus mon épaule et l’observe une seconde non sans remarquer la façon dont ellesourit à Kyle. Ce dernier a déjà enlevé son T-shirt, qui dépasse à présent de sa poche arrière.

— Attention, s’exclame une voix sèche.Je me heurte à quelqu’un et recule en trébuchant dans le sable.Amber ne tend même pas la main pour m’aider. Elle se tient immobile, les bras croisés tandis que

je titube afin de recouvrer mon équilibre. Quand je suis finalement stable, elle est toujours là à metoiser d’un air désapprobateur.

— Salut, Amber.— Sophie.Je suis impressionnée ; elle pourrait probablement transformer de l’eau en glaçons avec cette

voix.— Je n’arrive pas à croire que tu aies imaginé un seul instant être la bienvenue ce soir, dit-elle.Je suis soudain fatiguée. Je ne veux pas de ça. Pas ici. Plus jamais.

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— Et si on se contentait de s’éviter, je réplique en la dépassant.— Tu sais, je n’ai jamais compris ce qu’elle voyait en toi. Tu t’es foutue en l’air. Et après tu l’as

entraînée avec toi.Je m’arrête. Nous attirons l’attention, et tous ces regards fixés sur moi me donnent la chair de

poule.— Ne parlons pas de ça. J’ai pas envie de me disputer.— Me dis pas ce que je dois faire, s’énerve Amber. J’ai pas à t’écouter. Tu devrais pas être là, tu

devrais être en prison.— Eh ! s’écrie Rachel qui arrive à notre hauteur, les épaules crispées, en faisant voler le sable

autour d’elle. Laisse-la tranquille.Amber examine Rachel et grimace de dégoût à la vue de sa jupe boule et de son collier fabriqué

à partir de jetons de Scrabble.— Barjot, marmonne-t-elle.Avec un grand sourire, Rachel la détaille de la tête aux pieds, considérant ses cheveux

savamment ébouriffés ainsi que ses yeux lourdement maquillés et réplique :— Je prends ça comme un compliment.Kyle apparaît alors derrière Rachel, la surplombant comme s’il était son garde du corps. Il croise

les bras, l’air mécontent.— Sophie et Rachel sont avec moi. Quand on ne sait pas de quoi on parle, Amber, on la ferme. Et

fous-nous la paix.Amber écarquille les yeux de surprise en voyant Kyle prendre ma défense, puis elle se dégonfle.— Peu importe. Tu veux piétiner la tombe de Mina avec la personne responsable de sa mort,

libre à toi, Kyle.Et avec un dernier regard dégoûté dans ma direction, elle balance ses cheveux par-dessus son

épaule et s’éloigne d’un pas raide.Je laisse échapper un long soupir.— Merci.Kyle se passe la main dans les cheveux, l’air gêné.— Elle se comportait comme une garce.— Allez, ignore-la, m’encourage Rachel. Allons plutôt nous chercher quelque chose à boire.— Je dois vérifier mon téléphone. Il est dans la voiture.C’est un mensonge, mais j’ai envie d’être seule.— Je viens avec toi, propose Rachel.Je refuse d’un geste de la main.— Ne t’inquiète pas, ça va. Trev m’a probablement envoyé un message. Je veux juste en être

sûre. Je reviens tout de suite.Il y a trop de visages familiers ici, j’ai besoin de quelques minutes de solitude.Je m’éloigne aussi vite que ma jambe me le permet avant que l’un des deux ait le temps de

protester. À la moitié de la plage, alors que je me concentre pour marcher dans le sable tout ensortant mon portable de mon sac, j’entends quelqu’un m’appeler.

— Hé ! Sophie !Adam arrive à ma hauteur en courant. Il y a des taches d’humidité sur son T-shirt délavé, et ses

cheveux lui tombent sur les yeux.— Kyle m’a envoyé. Il ne voulait pas que tu ailles où que ce soit toute seule.Il fronce les sourcils en voyant mon téléphone.

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— Je croyais que tu étais partie le chercher.Je rougis, mais Adam sourit.— C’est bon. Amber a été vache. Moi aussi, j’aurais eu besoin d’un peu d’air frais à ta place.

Est-ce qu’au moins je peux venir avec toi ? Histoire que Kyle ne me souffle pas dans les bronches.— Je vais juste à ma voiture ; rien de bien excitant.— Je t’accompagne. Tu en veux ?Il me propose une bouteille de Coca. Je la prends, l’ouvre et commence à boire tandis qu’Adam

me fait signe de continuer à avancer. Il me suit, les mains dans les poches de son bermuda. J’ai beauavoir envie de regarder si j’ai reçu un message, je ne consulte pas mon téléphone.

— Comment se porte ton jardin ? demande-t-il lorsque la plage cède la place à la route.— Bien, merci encore de m’avoir aidée avec le terreau. Et toi ? Comment se passe ton été ?La seule lumière du parking est sur le point de mourir. C’est calme ici, le bruit de la fête

s’amenuise à mesure que nous nous éloignons. Je déverrouille ma voiture et balance mon sac sur lesiège passager. Puis je jette un coup d’œil à mon portable. Il y a un appel en absence, d’un numéroque je ne reconnais pas. Mon cœur a des ratés et cogne de plus belle.

Est-ce que ça y est ?— Je reviens tout de suite, Adam.Je remonte le chemin sur quelques mètres avant d’entrer le code de mon répondeur. Puis je

prends une autre gorgée, convaincue que je vais entendre la voix de Trev. Mais ce n’est pas lui.— Salut, Sophie, c’est Tom Wells du Flambeau. J’ai repensé à notre conversation de la semaine

dernière. J’espère que tu me rappelleras, j’aimerais vraiment avoir ta version de l’histoire, lorsd’une interview officielle. J’attends de tes nouvelles.

Contrariée, j’efface le message avant d’envoyer à Trev : « Encore avec l’inspecteur ? »Après quoi je mets mon téléphone sur vibreur et le glisse dans ma poche afin de pouvoir le sentir.

Je ne peux réprimer les pensées inquiètes qui défilent dans ma tête. Alors j’essaie de me convaincreque le fait qu’il n’ait pas le temps de m’écrire est bon signe.

— Dis, Adam, ça ne te dérange pas si on reste là encore quelques minutes ?Il est appuyé contre le coffre de ma voiture, son soda à la main.— Là-bas c’est un peu trop…— Je comprends, me rassure-t-il.Je me perche avec précaution sur le coffre, les jambes dans le vide.Adam se hisse à côté de moi.— Il y a un problème ?— Non, pas du tout. J’attends juste un message de Trev. Il est censé nous rejoindre plus tard.Adam hausse un sourcil.— Ça y est, vous êtes enfin ensemble ?Il s’esclaffe en voyant mon expression.— Bah quoi ? Tout le monde a toujours parlé de vous deux comme si vous étiez prédestinés.

Pourquoi crois-tu que je t’ai jamais demandé de sortir avec moi ? poursuit-il en agitant les sourcils.J’éclate de rire à mon tour.— Toi ? Tu voulais sortir avec moi ?Je souris et bois une gorgée de Coca.— Quand ça ? Avant ou après Amber ?— Avant, répond-il avec un sourire en haussant les épaules. Je craquais complètement sur toi en

CE1, Trev a de la chance.

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Je ne tente même pas de cacher mon amusement.— Eh non, je ne suis pas avec Trev. Trev est…J’essaie de trouver une façon d’expliquer ce sentiment qui va au-delà de l’amitié, au-delà de la

famille, mais qui n’est pas ce genre d’amour, sans succès.— Trev est… Trev. Je ne me vois pas sortir avec qui que ce soit. En tout cas, pas pour l’instant.— Je comprends. Tu as beaucoup de choses à gérer, compatis Adam. Tu dois te concentrer sur ta

santé, c’est important. Tu vas aux réunions, n’est-ce pas ? Oncle Rob m’a dit que tu étais à l’églisel’autre jour.

— J’en ai parlé avec mon psy, d’après lui ça pourrait me faire du bien.— C’est intéressant. J’accompagne Matt de temps en temps pour qu’il ne se défile pas. Écouter

toutes ces histoires, ça me donne l’impression que les gens déconnent tous à un moment ou à un autre,mais je pense que l’admettre, ça aide, tu sais. Demander pardon, aussi. La plupart du temps, onl’obtient. Les gens sont doués pour pardonner, il suffit juste de demander.

— Il y a quand même des actes qui sont impardonnables. Parfois on fait ou on voit des choses sihorribles…

Je bois une longue gorgée en songeant à Matt qui a probablement tué Mina, Jackie et son proprebébé. À Trev qui a passé des années à attendre en vain à cause de nos secrets. Ainsi qu’à Rachel quim’a trouvée sur cette route, brisée et couverte de sang, et qui n’a montré aucune peur.

Puis je secoue la tête pour chasser ces pensées et me colle un sourire sur le visage.— Bref, Matt a l’air de bien s’en sortir avec les réunions, maintenant, non ? Il avait vraiment

l’air en forme quand je l’ai vu.— Oui. Et pourtant, il a fait un sacré paquet de conneries. Et des erreurs. Ma mère a refusé de lui

parler pendant six mois. Mais oncle Rob l’a obligé à se sevrer et à intégrer le programme pour luiprouver qu’il était sérieux.

— C’est chouette, la façon dont il veille sur vous.Je tapote distraitement la poche dans laquelle j’ai mis mon téléphone. Trev devrait m’avoir

répondu, depuis le temps. Est-il encore au poste ?— C’est vrai, confirme Adam. Il a pris le relais quand notre père est parti. Il a aidé maman

financièrement et pour tout le reste. Il a fait tellement de choses pour moi, il n’y aurait pas autant derecruteurs à venir me voir jouer s’il ne s’était pas démené comme il l’a fait.

— Ça doit donner le vertige rien que d’y penser. Tous ces gens qui viennent t’évaluer. À ta place,je serais complètement flippée.

Adam esquisse un sourire nerveux.— C’est le cas, mais dans le bon sens, tu sais.— T’as travaillé vraiment dur pour en arriver là. Tu le mérites.J’aimerais vraiment recevoir des nouvelles de Trev. Je prends une nouvelle gorgée. Ma bouche

est sèche et j’ai soudain trop chaud. Je balance ma jambe valide d’avant en arrière et fronce lessourcils quand elle cogne le pare-chocs.

— Tu es impatiente de passer le bac ?— Plus ou moins.Je cligne des yeux, et me les frotte. J’ai du mal à déglutir et quand je veux boire, je manque mon

coup et renverse du soda partout. Mes bras me semblent lourds et maladroits.— Doucement, me dit Adam en descendant du coffre et en récupérant la bouteille dans ma main

ballante.Je cligne à nouveau des yeux en essayant de m’éclaircir les idées, mais ça cogne dans ma tête.

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— Désolé, Sophie, dit-il calmement. Je t’ai toujours bien aimée. T’es une chouette fille.Les mots mettent quelques secondes à parvenir à mon cerveau. Je n’arrive pas à me concentrer ;

mes yeux se ferment tout seuls. J’ai l’impression que je viens de m’enfiler six shots de tequila coupsur coup.

— Tu… quoi ? Je ne…Je tente de me mettre debout, mais j’ai de la gelée à la place des muscles. Je peux à peine sentir

mes membres.Droguée.Le mot déferle en moi, la prise de conscience tardive se fraie un chemin à travers le brouillard.— Oh, mon Dieu, je marmonne, les lèvres engourdies. Non.J’essaie une fois de plus de me lever et glisse du coffre, mais il est là, il me soutient.Son visage n’est qu’à quelques centimètres du mien, je peux voir sur sa joue une touffe de poils

qu’il a ratés en se rasant.— Non !Je le repousse, seulement c’est comme si j’avais affaire à un mur, et il m’accule contre la voiture.

J’ai besoin de quelque chose. La bombe de gaz poivré. Elle est dans mon sac. Je dois la récupérer…Si seulement je pouvais l’atteindre…

— Sophie, cesse de lutter.Il me tient les poignets ensemble avec douceur et ça m’effraie davantage que s’il m’avait donné

un coup de poing dans la figure. Je le frappe avec ma jambe valide, mais l’autre est si faible qu’ellene supporte pas mon poids et je m’écroule un peu plus contre lui.

— Je suis désolé, vraiment. Je voulais déjà pas en arriver là la première fois. J’ai essayé det’avertir, mais tu refuses de lâcher le morceau.

Je le repousse encore une fois en tentant de pivoter sur le côté tandis qu’il enroule et serre un liende plastique autour de mes poignets.

— À cause de toi, ce journaliste s’est mis à poser des questions ; tu es allée voir Matt, Jack,Amy. Tu es trop curieuse, Sophie. Tout comme Mina.

J’ouvre la bouche pour crier, mais elle est sèche et cotonneuse à cause de la drogue, et Adam esttrop rapide. Il me plaque une main sur les lèvres et me pousse dans la voiture tandis que je medébats. Quand a-t-il ouvert la porte ? Je tombe sur la banquette arrière, étourdie, et il retire sa mainpour récupérer les clés dans ma poche.

— C’était toi ?Je dois le dire. J’ai besoin de l’entendre.Penché au-dessus de moi, il chuchote :— C’était moi.Une confirmation calme, une révélation dans laquelle j’ai l’impression de déceler un certain

soulagement. Les derniers mots qui me parviennent avant qu’il claque la portière et que jem’évanouisse.

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58

QUATRE MOIS PLUS TÔT (J’AI DIX-SEPT ANS)

— Sérieux, qu’est-ce qu’on fiche ici ? Cet endroit me file la chair de poule.Mina laisse les clés sur le contact afin de garder les phares allumés. Je sors et ferme la portière

tandis que Mina s’assied sur le capot. Ses cheveux sont auréolés de lumière. On dirait une créatureféerique, et je suis subjuguée au point d’oublier à moitié que j’ai une question.

— Je te l’ai dit, c’est pour le Flambeau.— Mina, les seules personnes qui viennent ici sont les camés et les couples qui s’envoient en

l’air sur la banquette arrière des voitures.Je longe le bord de la falaise au-delà de laquelle on ne distingue qu’un gouffre de ténèbres sans

fond. Ma jambe est raide. Je l’étire et manque de perdre l’équilibre.— Ça ne prendra que quelques minutes. Éloigne-toi du bord, So.— Je suis à plus d’un mètre du bord.OK, peut-être pas, mais j’ai encore de la marge.— Qu’est-ce qu’elle a de si exceptionnel, cette histoire ? Surtout qu’Amber va être furieuse

qu’on soit en retard.— Je te le dirai plus tard. Quand j’aurai compris… Quand j’aurai rédigé l’article. Sérieux,

éloigne-toi de là. Je viens à peine de te récupérer ; il est hors de question que je te laisse tomberd’une falaise. Viens par là.

Elle claque des doigts, et je lui tire la langue, mais m’écarte néanmoins du précipice afin de merapprocher de la voiture.

— Tu pourrais au moins me distraire en attendant que Gorge Profonde, ou je ne sais qui, sepointe.

— Je suis si fière de toi pour cette référence au Watergate, s’exclame Mina en posant de façonthéâtrale une main sur sa poitrine et en essuyant de l’autre des larmes imaginaires.

Je lui envoie de la terre d’un coup de pied, et elle crie en remontant le capot jusqu’à se retrouveradossée au pare-brise.

— OK, OK, je vais tout te raconter, dit-elle solennellement. Mais tu dois me promettre de garderle secret.

Elle regarde à gauche, puis à droite avant de se pencher en avant et de souffler :— L’invasion par les extraterrestres est imminente.

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— Oh, non ! Les petits hommes verts arrivent !Je simule un air choqué et elle m’offre son plus beau sourire, heureuse de me voir entrer dans son

jeu.J’entends le bruit de pas avant elle, durant ce bref moment où tout va encore bien.Toujours sur le capot, Mina lui tourne le dos. Pour ma part, je lui fais face, mais au début il fait

trop sombre pour que je me rende compte que quelque chose cloche.Puis il s’avance dans la lumière des phares, et deux choses me sautent aux yeux : la personne qui

vient vers nous – un homme – porte une cagoule, et pointe une arme sur Mina.— Mina…Je m’étouffe en voulant crier son nom. Le souffle coupé, je lui agrippe le bras, et l’oblige à

descendre de la voiture.Il faut qu’on parte, sauf que je ne peux pas courir. Je ne serai pas assez rapide. Il me rattrapera

sans mal. Elle doit me laisser derrière. Il faut qu’elle s’enfuie sans se retourner, mais je ne sais pascomment lui dire ; j’ai oublié comment parler. Je manque de tomber quand son épaule heurte lamienne. Je lui prends la main. Sa bouche forme un O et ses yeux sont rivés sur l’homme qui avancesur nous.

C’est en train de se produire. C’est vraiment en train de se produire.Oh, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu.Il s’arrête à quelques pas de nous. Sans un mot, il fait un geste avec son arme à mon intention. La

signification est claire : éloigne-toi d’elle.Les ongles de Mina s’enfoncent dans ma peau. Ma jambe tremble ; je m’appuie contre elle, et elle

supporte une partie de mon poids.— Oh, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, murmure Mina entre deux respirations haletantes.— Il y a de l’argent dans nos sacs, je bafouille. Les clés sont dans la voiture. Prenez-les, mais ne

nous faites pas de mal. Je vous en supplie.Il répète son ordre silencieux, d’un mouvement agacé.Voyant que je refuse de bouger, il s’avance. À ce moment-là, il me semble immense. La terreur

me saisit, vive et brutale, je n’ai jamais rien ressenti de tel, et si je pouvais je me ratatinerais sousson poids. Mina gémit et nous titubons en arrière, toujours accrochées l’une à l’autre. Mais il est troprapide. Mon attention est accaparée par son arme et je ne vois pas ce qu’il tient dans son autre mainavant qu’il soit trop tard.

La barre de métal heurte ma jambe blessée. Je pousse un hurlement pathétique, qui s’arrête netquand je m’étale sur le ventre. Mes doigts tâtent le sol, s’y enfoncent. Je dois me lever… Je dois…

— Sophie !Mina se baisse vers moi, et je l’entends crier tandis que la barre apparaît dans mon champ de

vision avant de disparaître au niveau de mon front. Ma vue se trouble, et ma peau se déchire. Unedouleur violente me transperce le crâne, et du liquide goutte sur mon visage. La dernière chose que jevois, que j’entends, que je sens, c’est lui en train de lever son arme, ses mots étouffés par le masque,puis deux détonations coup sur coup. Je suis éclaboussée. Du sang ! Son sang ! C’est son sang surmon bras.

Puis il n’y a plus rien. Plus de tireur. Plus de sang. Plus de Mina.Juste les ténèbres.

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MAINTENANT (JUIN)

Mes paupières sont lourdes. Je dois faire un effort colossal pour les soulever. Je cligne des yeuxen essayant de me focaliser sur la tache grise devant moi. Le revêtement de la banquette arrière.

Nous sommes en train de rouler.Adam conduit. Il fonce sur la route sinueuse qui fait le tour du lac.Adam a tué Mina.Et il va me tuer.Je dois rester éveillée. Je bats rapidement des paupières en luttant pour m’asseoir.Tout s’agite autour de moi, ça me donne le tournis, mais peut-être que si je parviens à me

redresser, j’aurai moins envie de vomir.Dix mois. Cinq jours.Dix mois. Cinq jours.Je peux le faire. Je suis une droguée. Je suis censée être bonne à ce petit jeu. Je dois juste

combattre l’effet de ce qu’il m’a fait boire. Ce n’est rien.Il faut que ce ne soit rien. Je dois réfléchir, trouver un moyen de m’en sortir en vie. Si je n’y

arrive pas, ils ne sauront jamais que c’est lui, ils ne l’attraperont jamais.— Allez, s’énerve Adam.Je respire calmement et jette un coup d’œil discret à l’avant. De la sueur lui dégouline sur le

front tandis qu’il appuie de façon répétée sur la touche « appel » de son téléphone. Personne nedécroche et, au troisième essai, il se décide à laisser un message sur le répondeur.

— J’ai besoin que tu viennes sans poser de questions. Retrouve-moi à Pioneer Rock. Maintenant.S’il te plaît.

À qui parle-t-il ? Qui va venir ? Matt. Ils sont impliqués tous les deux.Je fais glisser mes jambes de façon que mes pieds touchent le plancher. Je commence à me sentir

moins vaseuse à présent que je sais que j’ai été droguée. Les effets de ce qu’il m’a donné sont déjà entrain de se dissiper. Je n’en ai pas bu assez.

Adam est concentré sur la route, et j’en profite pour me décaler discrètement jusqu’à être toutprès de la portière. J’ignore à quelle distance nous sommes de la plage ; le lac fait plusieurskilomètres de long, et il est entouré de centaines d’hectares de forêt touffue.

Ils pourront balancer mon corps n’importe où. Personne ne le trouvera.

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Depuis combien de temps sommes-nous partis ? Rachel a dû se rendre compte de mon absence.Il prend un virage serré et la voiture fait une embardée, les roues dérapent et je suis projetée

contre la portière. Nous dépassons la pancarte « Pioneer Rock. Point de vue. 5 km. ».Merde. Nous sommes déjà de l’autre côté du lac.Je ne peux pas sauter. La voiture n’est pas verrouillée, mais il va trop vite. Je serai morte à la

seconde où je toucherai le sol. Toutefois mon téléphone est toujours dans ma poche. Je peux le sentir.Je me contorsionne jusqu’à ce qu’il tombe derrière moi sur la banquette.

— Qu’est-ce que tu fous ? s’énerve Adam.Nos regards se croisent dans le rétroviseur et je me fige. La bile me monte à la gorge, mais je la

ravale en jetant un coup d’œil à la portière avant de reporter mon attention sur lui.— N’y pense même pas, dit-il en levant la main qui n’est pas agrippée au volant, celle qui tient

l’arme. Ne bouge pas !Je m’affale contre le dossier en poussant l’appareil sur le côté avec ma hanche.Adam redescend sa main, l’autre toujours sur le volant. Il ne regarde qu’à moitié la route, mais

c’est mieux que rien.Je décale lentement mes mains liées et effleure l’écran de mon portable. Le voyant s’allumer, je

laisse échapper un soupir de soulagement et le frôle à nouveau pour le déverrouiller, sans quitterAdam des yeux. Il prend les virages si vite que mon épaule ne cesse de cogner contre la fenêtre.

Je sélectionne la dernière personne à qui j’ai écrit : Trev.Au même moment, le téléphone d’Adam se met à sonner. Il sursaute, jure et hurle dans le micro :— Pourquoi tu répondais pas ?Il tressaille et poursuit un ton plus bas :— Non, non. Je suis désolé. Désolé. C’est juste…Il s’interrompt pour écouter, entièrement focalisé sur la conversation.J’en profite, c’est probablement la seule opportunité que j’aurai. Je tape aussi rapidement que

possible avec mes mains attachées : Adam pioneerock 911. Puis j’appuie sur envoi et ramène mesmains sur mes cuisses.

— Tu dois venir ! supplie Adam. Retrouve-moi au rocher. J’ai besoin de ton aide.Si je me penche légèrement sur la droite, je peux voir le flingue posé sur ses genoux.— OK, OK. Je suis en route.Il marque une pause et me jette un coup d’œil avant d’ajouter :— Je t’expliquerai.Il raccroche et balance son téléphone sur le siège passager avant de reprendre l’arme. Puis il

accélère, et la voiture fonce sur la route de montagne. Nous sommes presque arrivés à Pioneer Rock.Par la vitre arrière, je vois les lumières du poste des gardes forestiers.

— Tu sais que c’est de la folie. T’as pris ma voiture. Les gens à la soirée vont se rendre compteque nous avons tous les deux disparu. Kyle t’a envoyé me surveiller ; il le remarquera.

— Tu crois vraiment que c’est Kyle qui m’a envoyé ? Allons, Sophie, t’es plus futée que ça.Maintenant tu vas me dire qui t’a aidée. Je suis au courant pour Trev. Et c’est quoi le nom de larouquine ? Tu les as embarqués là-dedans, elle et Kyle ? Et le journaliste ? Qu’est-ce que tu lui asraconté ?

Je dois respirer lentement pour contenir la panique qui menace de me submerger. Me rappelerque Trev est probablement toujours au poste de police. Que Rachel et Kyle sont en sécurité au milieud’une foule de personnes.

Il n’y a que moi qui suis sur le point de mourir. Je demande d’une voix chevrotante :

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— Qu’est-ce que tu vas faire, Adam ? Les tuer, eux aussi ? Tu n’as pas préparé ton coup. Pascomme la dernière fois. T’avais tout prévu, la dernière fois. T’avais même apporté une barre demétal et des cachets pour ne pas avoir à me tuer. C’était bien pensé. Ça a fonctionné, n’est-ce pas ?Mais cette fois tu n’es pas prêt, alors pourquoi tu ne prends pas le temps de réfléchir ?

— La ferme.Adam essuie d’une main tremblante la sueur qui lui dégouline sur le visage. Mais aussitôt qu’ils

sont à nouveau en contact avec son arme, ses doigts cessent de trembler, comme si le pistolet lerassurait.

— Tu vas me dire tout ce que tu sais. Sur Jackie. Sur Mina. Et sur ceux qui sont au courant. Je t’yforcerai.

Inutile d’essayer de le raisonner. Il me tuera de toute façon.Au détour d’un virage, nous dépassons un autre panneau : « Pioneer Rock. Point de vue. 1,5 km. »Je ne peux pas gaspiller une seconde de plus. J’ai besoin d’un plan. Tout de suite.Si je n’arrive pas à le calmer, autant le mettre carrément en colère. Lui faire perdre le contrôle,

dans l’espoir qu’il commette une erreur. J’ai besoin d’une ouverture. Je réponds avec plus de forceque je n’en ai réellement :

— Je te dirai que dalle. T’es un putain de meurtrier, et ton frère aussi. Vous avez vraiment unproblème dans la famille.

De profil, je vois le visage de beau gosse d’Adam se tordre, son regard brille d’une lueurmauvaise. Il resserre sa prise sur le flingue.

— Va te faire voir, grogne-t-il entre ses dents serrées. Tu sais rien de ma famille. Nous, on veilleles uns sur les autres. On peut compter les uns sur les autres. On est prêts à tuer pour protéger lesnôtres. C’est ce que font les membres d’une famille.

Je sens la colère m’envahir, écrasant toutes les autres émotions. Il m’a privée de la personne quej’aimais le plus, et il est assis là avec un pistolet sur les genoux, prêt à me tuer, en train de me faire lamorale sur le sens de la famille ! Je veux me jeter sur lui. Le voir se tordre de douleur. Je veux qu’ilressente ce qu’elle a ressenti. Je veux qu’il se vide de son sang pendant que je le regarde en riant eten refusant d’appeler une ambulance avant qu’il soit trop tard.

Je veux sa mort. Même si je dois le tuer de mes propres mains.L’idée jaillit en moi et me donne de la force. Je me mets à genoux, puis je me jette en avant,

maladroite à cause de la drogue et de l’adrénaline qui courent dans mes veines. Je parviensnéanmoins à passer les bras autour de son cou ; le bord du lien en plastique s’enfonce dans satrachée, et je tire en arrière de toutes mes forces.

Son cri, instantanément étouffé par la morsure du lien, est le son le plus satisfaisant que j’aieentendu depuis longtemps.

Il donne un coup de volant involontaire qui manque de nous envoyer dans le ravin. Oppressé, iltâtonne avec sa main libre pour attraper mes poignets tandis que nous zigzaguons sur l’étroite route àdeux voies. Nous risquons à tout moment de la quitter et de basculer dans le précipice qui se trouved’un côté, ou de foncer dans le lac de l’autre. Et je m’en moque. Je m’en moque, vraiment. J’espèremême qu’on va avoir un accident. Ça en vaudra la peine, à condition qu’il meure avec moi.

— Soph…, gargouille-t-il en me griffant avec frénésie.Je verrouille mes bras, les muscles bandés, et je tire aussi fort que je peux. Il réussit à glisser un

doigt entre le lien en plastique et son cou, et mes bras tremblent sous l’effort produit pour lui résister.Il est beaucoup plus musclé que moi, mais j’arrive à tenir…

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Une détonation retentit, et le pare-brise explose, projetant des morceaux de verre dans tous lessens. Je ne peux réprimer un mouvement de recul pour les éviter, et soudain les mains d’Adam ne sontplus sur le volant. Il y en a une qui tient son arme et l’autre mes poignets tandis que la voiture dérape,trop vite, trop près du rail de sécurité. Encore une seconde, une respiration hystérique, avant que lemétal crisse et fasse des étincelles. Le rail est franchi et nous dévalons la pente. Les arbres, lesrochers deviennent de plus en plus flous à mesure que nous prenons de la vitesse. Cette fois, c’est lafin.

La troisième est la bonne.

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60

QUATRE MOIS PLUS TÔT (J’AI DIX-SEPT ANS)

Je suis réveillée par un râle d’agonie. Le bruit de Mina en train de mourir.— Mina, oh mon Dieu, Mina.Je rampe jusqu’à elle, mais j’ai l’impression d’avancer sous l’eau.Elle est étendue sur le dos, baignée par la lumière brillante des phares, et le sang, son sang a

imprégné la terre autour d’elle. Ses mains reposent sur sa poitrine et ses yeux sont à peine ouverts.Il y a du sang partout. Je ne peux même pas dire où sont entrées les balles.— OK, OK.Je répète en boucle ce mot qui n’a aucun sens, juste pour meubler, pour noyer le bruit de sa

respiration trop rapide et frémissante, gargouillante à la fin, comme si ses poumons étaient déjà entrain de se remplir.

J’enlève ma veste à la hâte et l’appuie sur sa poitrine, là où le liquide continue à se répandre. Jedois arrêter le sang.

— Je suis désolée, exhale-t-elle.— Non, non, c’est bon. Tout va s’arranger.Je regarde par-dessus mon épaule, à moitié convaincue qu’il est tapi quelque part et qu’il attend

pour nous achever.Mais il est parti.Elle tousse et, quand du sang coule sur ses lèvres, je l’essuie avec ma main.— Je suis désolée, Sophie, murmure-t-elle à nouveau.— Tu n’as pas à l’être. Ça va aller.J’augmente la pression sur la plaie avec mes deux mains.— Ça va aller. Tout va s’arranger.Mais le sang bouillonne entre mes doigts à travers ma veste en jean.Comment peut-il y avoir tant de sang ? Combien en a-t-elle perdu avant… ?Elle déglutit, tout son corps se convulse, et quand elle expire, davantage de rouge lui macule les

lèvres.— Mal, dit-elle.Je lui caresse la tête, et ma main laisse sur son passage une traînée de sang. Je repense à ce jour-

là en CE2. Je m’étais méchamment entaillé le bras, au point d’avoir besoin de points de suture, et elle

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s’était évanouie ; elle déteste la vue du sang. Je voudrais le lui cacher, mais je ne peux pas. Je voisdans son regard qu’elle sait ce qui est en train de se passer, l’inévitable que je ne peux accepter.

— Ça va aller, je répète.Je le lui jure, alors que je n’ai aucun droit de le faire.— Sophie…Elle lève une main et la hisse maladroitement vers la mienne. Je mêle mes doigts aux siens et je

serre. Fort.Je refuse de la lâcher.— So…Sa poitrine se soulève pour une dernière inspiration hachée, puis elle expire lentement et son

corps s’affaisse, ses yeux perdent leur lumière et cessent de me voir tandis que je la regarde. Sa têtebascule sur le côté puis sa main relâche la mienne.

— Non, non, non !Je la secoue et lui tape sur la poitrine.— Réveille-toi, Mina. Allez, réveille-toi !Prenant sa tête entre mes mains, je lui fais du bouche-à-bouche. Sans m’arrêter, jusqu’à ce que je

sois trempée de sueur et de sang.— Non, Mina ! Réveille-toi !Je la serre contre moi, et hurle dans les ténèbres, priant pour qu’on me vienne en aide.Réveille-toi, réveille-toi, réveille-toi, je t’en supplie réveille-toi.Personne ne vient nous aider.C’est juste elle et moi.Sa peau devient de plus en plus froide.Mais je refuse de la lâcher.

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61

MAINTENANT (JUIN)

Je sens d’abord la fumée. Puis l’odeur de métal brûlé et de gasoil envahit mes narines. Untintement régulier résonne dans ma tête, de plus en plus fort. Je cligne des yeux, mais du liquide couledessus, je m’essuie le visage.

Je me concentre pour comprendre ce qui goutte de mon menton et m’éclabousse les bras de rouge.Du sang.Ça fait mal. Je m’en rends compte entre deux respirations tremblantes. Tout mon corps me fait

mal.Oh, mon Dieu.Mes jambes. Est-ce qu’elles fonctionnent ?Je pousse avec ma jambe valide, et ça fait mal, bon sang que ça fait mal. Jamais je n’aurais cru

que je serais un jour heureuse de souffrir autant, mais la douleur est bon signe. Ça signifie que je nesuis pas paralysée. Que je suis encore en vie.

Et Adam ? J’essaie de me redresser pour voir. Le tintement dans mes oreilles s’accentue tandisque je me penche par-dessus l’espace entre les deux sièges. Je tourne la tête pour mieux le voir. Il estavachi sur le volant. Ses cheveux noirs sont poisseux de sang sur un côté, mais sa poitrine se soulèverégulièrement.

Je dois sortir d’ici avant qu’il revienne à lui.Ma décision est prise dans la seconde. J’accroche le rebord du lien en plastique à la vitre brisée

et le scie jusqu’à ce qu’il cède. Mes mains sont libres, j’attrape la poignée de la portière et tente del’ouvrir, mais elle est bloquée.

Le tintement continue de gagner en puissance, comme si quelqu’un montait le volume. Soudain,j’entends en arrière-plan un gémissement.

Adam commence à s’agiter à l’avant. Le cœur battant, le sang ruisselant sur ma joue, j’essaie laportière opposée. Elle est aussi trop endommagée pour s’ouvrir. Je me hisse donc à travers la fenêtrebrisée. Le verre s’enfonce dans mon ventre tandis que je pousse pour m’extraire, mais je persévère etbascule dehors en roulant sur moi-même. J’atterris sur le sol de la forêt avec un bruit sourd, mesépaules se crispent sous le coup de la douleur qui me déchire le dos.

La voiture a foncé dans le talus, le capot est froissé comme un papier de bonbon. De la fumées’échappe du moteur, suffocante. Je tousse faiblement, et j’ai aussitôt l’impression qu’on me

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poignarde entre les côtes.Une fois que j’ai réussi tant bien que mal à me mettre debout, je regarde autour de moi. Nous

nous sommes arrêtés sur un endroit plus plat, cerné par les arbres. La forêt profonde s’étend de tousles côtés. Je voudrais récupérer l’arme et le téléphone, mais je ne les vois pas et je n’ai pas le tempsde chercher. Je dois m’enfuir. Les feuilles et les branches craquent sous mes pieds. La pleine lunemonte dans le ciel et sa lumière éclaire la forêt.

Il faut que j’avance. Je m’efforce de prendre de la vitesse en traînant ma jambe qui s’accrocheaux rochers et aux branchages, laissant une piste démesurément large. Même avec la lune, il m’estdifficile de voir où je vais. Je trébuche, tombe à genoux et m’écorche les paumes en me relevant.

Impossible de gravir le talus avec ma jambe blessée et l’autre qui tremble presque autant.Mon seul espoir est de me cacher.Je m’enfonce dans les bois en slalomant entre les pins aussi vite que je peux tandis que l’odeur

de fumée de l’accident commence à se dissiper pour laisser place aux parfums de la terre et de l’eau,auxquels se mêlent les relents métalliques du sang. Mon T-shirt en est imbibé et il claque contre monventre mouillé à chaque mouvement. Je n’ai pas besoin de baisser les yeux pour savoir que la tachesombre s’élargit. Bien que superficielles, les coupures sur mon estomac sont longues, elles piquentquand je respire et ajoutent à la douleur qui me vrille les côtes. Mais je dois continuer et surtout nepas ralentir.

Pendant un temps qui me paraît durer une éternité, il n’y a que moi et ma respiration laborieuse.Chaque pas, en plus d’être atrocement bruyant à mes oreilles, me fait mal, mal, mal, et je me demandesi ça va être le dernier. Si je vais tomber.

Je m’écroule derrière un amas de rochers avant que mes genoux cèdent. L’effort que je doisproduire pour m’asseoir par terre me laisse pantelante. Mes yeux se ferment, mais je m’oblige à lesouvrir à nouveau.

Je dois demeurer consciente. Concentrée.Vivante.Je me roule en boule, collée contre la pierre dure et solide, les genoux contre le menton, en

essayant de me faire aussi petite que possible. La douleur me pousse à me mordre la lèvre, pourtantje tiens le coup, malgré mes côtes qui me lancent à chaque souffle.

Mon cœur bondit dans ma poitrine quand un bruit de pas, rapide et ferme, me parvient. Mesmuscles se contractent et tout en moi hurle : cours, cours, cours. Ce serait signer mon arrêt de mort,je le sais, mais je suis programmée pour fuir ou me battre, même si je ne peux faire ni l’un ni l’autre.

Je calme ma respiration et me concentre sur les pas : est-ce qu’ils sont en train de se rapprocher,ou de s’éloigner ?

Le bruit cesse soudain. Je me replie davantage sur moi-même et sens mes muscles se crisper unpeu plus quand une voix grave, teintée de panique, brise le silence de la forêt.

— Adam ? Adam ? Putain, où t’es ?Encore des pas, plus près cette fois.Se dirigeant vers moi.Un craquement, quelqu’un se fraie un chemin dans les taillis.Je distingue à présent les pas de deux personnes venant de directions différentes : l’une à la

démarche sûre et stable et l’autre, blessée, qui titube.Matt et Adam. Je me recroqueville un peu plus, terrifiée.— Adam !Ils se sont trouvés. Ils doivent être à environ cinq mètres de moi, mais je peux les entendre.

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— Tu l’as vue ?Adam a du mal à parler correctement. Il doit être bien amoché.Tant mieux. J’espère qu’il va se vider de son sang et mourir.— Vu qui ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Cette voiture… Ta tête ! Il faut qu’on t’emmène à

l’hôpital.La voix de Matt, inquiète, presque en colère, me paraît étrange.— Non ! Faut qu’on la retrouve ! Elle sait tout. Nous devons l’arrêter avant… avant…— De quoi tu causes ? Allons-y !— Non, écoute-moi ! Elle sait.— Elle sait quoi ? Qui ? Allez, bouge-toi, on s’en va.Les bruits de pas reprennent et les voix se rapprochent. Il est désormais trop tard pour me

déplacer. Je me blottis contre le rocher en souhaitant pouvoir disparaître à l’intérieur.— Je n’ai rien dit à personne, bafouille Adam. Toutes ces années, j’en ai parlé à personne. Mais

je l’ai vue monter dans ta camionnette ce jour-là. Je sais ce que tu as fait à Jackie. Je n’en ai parlé àpersonne ; pas même à maman ou à Matt. J’ai pensé que ça irait. Puis Mina a commencé à poser desquestions. Il fallait que je la fasse taire. J’étais obligé.

— Je ne comprends rien à ce que tu racontes, grogne Matt, incrédule.Attends.Non.Les pas se rapprochent tandis que mon cerveau ralentit, trébuche sur la confession d’Adam et la

rembobine pour se la repasser.Je n’en ai parlé à personne ; pas même à maman ou à Matt.Ce n’est pas Matt de l’autre côté du rocher.Si ce n’est pas Matt…Si Matt n’était pas le père du bébé…Nous sommes prêts à tuer pour protéger les nôtres. C’est ce que font les membres d’une

famille.C’est ce qu’Adam a fait. La prise de conscience me fait l’effet d’un coup de poing dans

l’estomac, et je ne peux retenir un hoquet de surprise.— Qu’est-ce que c’était que ça ?Avant qu’Adam ait le temps de répondre, j’entends un bruit de bottes. Ces pas sûrs et stables qui

ne peuvent pas être ceux d’Adam.Ce sont ses bottes à lui. Il se dirige droit sur moi.Il est trop rapide. Ma jambe blessée cède sous mon poids quand je tente de me mettre debout.

J’essaie de me rattraper au rocher. J’ai besoin d’un support pour me relever. Il faut que je coure. Jedois essayer.

Mais c’est trop tard.Il contourne le monticule derrière lequel je suis accroupie, puis tourne la tête et me voit. Quelque

chose ressemblant à du soulagement traverse son regard.— Sophie, dit-il d’une voix normale.Comme si je m’étais perdue dans les bois et qu’on l’avait envoyé à ma recherche.— Tu es blessée ?Il tend la main, et semble si inquiet quand il effleure mon visage.J’ai un mouvement de recul et mon crâne heurte le rocher derrière moi. Ma jambe valide se

déplie et se convulse tandis que tous mes muscles se contractent, comme pour hurler cours, cours,

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cours. La douleur est si intense que j’en ai le souffle coupé.Il m’adresse un sourire. Son sourire « tu peux faire mieux que ça », qu’il avait l’habitude de nous

servir quand nous manquions un but.— C’est bon, Sophie, dit Coach. Je crois qu’il est temps que nous ayons une petite conversation.

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62

QUATRE MOIS PLUS TÔT (J’AI DIX-SEPT ANS)

Après que Mina a rendu son dernier soupir, je n’arrive pas à la lâcher. Je sais qu’il le faut. Jedois me lever. Trouver de l’aide.

Je dois la laisser.Je murmure pour moi-même en me balançant d’avant en arrière, son dos contre ma poitrine, sa

tête coincée dans le creux de mon cou, les bras autour d’elle.— Allez, allez.Mais il m’est presque impossible de desserrer les doigts. De la prendre par les épaules et de

l’allonger par terre. Je lui glisse ma veste sous la tête. L’espace d’un instant, l’angoisse est telle quej’ai du mal à respirer, je regrette de ne rien avoir pour la couvrir. Il fait froid dehors.

Je dégage une mèche de cheveux sur son front, et la place derrière son oreille. Ses yeux,désormais vitreux, sont encore ouverts, ils regardent, mais ne voient pas le ciel qui s’étend à l’infini.

Mes mains tremblent quand je les lui ferme. J’ai l’impression que c’est mal, comme si j’effaçaisla seule chose qu’il reste d’elle.

Je me mets à genoux et me traîne tant bien que mal jusqu’à la voiture. La portière est ouverte : lesclés et nos téléphones ont disparu.

De l’aide. J’ai besoin d’aide.Je répète ces mots en boucle dans ma tête. Je dois noyer la voix qui hurle Mina, Mina, Mina sans

discontinuer.Je fais un pas incertain. Puis un autre. Et encore un autre.Je m’éloigne d’elle.C’est la chose la plus difficile que j’aie jamais faite.

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63

MAINTENANT (JUIN)

Sa main glisse de ma joue à mon cou et exerce dessus une légère pression.Un avertissement.— Ne bouge pas, me dit-il calmement. Adam ?Adam arrive et se place debout derrière lui. Son visage est couvert de sang et il tient son bras

contre lui, comme s’il était cassé.Je me jette sur lui, parce que le besoin de le voir mort brûle en moi. Et il ne disparaîtra jamais.

Ce sera probablement la dernière chose que je ressentirai.Coach me saisit à la gorge et serre, ses doigts s’enfoncent dans mon cou tandis qu’il me repousse

contre le rocher en se rapprochant au point que cela fait naître en moi une nouvelle sorte de peur.— Je t’ai dit de ne pas bouger, répète-t-il.Et une fois encore, il a pris sa voix d’entraîneur. Comme s’il était déçu que j’aie raté un but.Je gémis : un son involontaire qui se veut un cri. Mais je n’ai plus assez de forces pour ça.— Pourquoi tu ne l’as pas tuée en même temps que l’autre ? demande-t-il à Adam, sans même le

regarder.Au lieu de ça, il scrute mon visage comme s’il voulait le mémoriser. Ce qui, ajouté à la

désagréable pression de son corps contre le mien, me paralyse.— Ça aurait été plus simple.Adam déglutit, les yeux rivés sur ses pieds.— Mais elle n’avait rien fait. Je ne voulais pas. C’était Mina, le problème.— Et tu as créé un tas de problèmes supplémentaires en laissant un témoin en vie, rétorque Rob.

Ce n’est pas très malin, Adam.— Désolé, marmonne Adam. C’était juste… Je voulais seulement t’aider. Je pensais avoir fait le

nécessaire.Coach soupire.— C’est bon. On va trouver une solution. Ne t’en fais pas.Sa main se resserre sur ma gorge, et je commence à avoir du mal à respirer. Je me mets à tousser,

et j’ai très mal à la poitrine ; une sensation douloureuse et irritante qui me donne le vertige.— Je m’en charge, ajoute-t-il. T’as ton flingue ?

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Je dois me mordre la langue pour contenir la panique qui menace de me submerger. La tête metourne, j’étouffe.

— Dans la voiture, je crois.— Va le chercher. Et reviens tout de suite.— Mais…— Adam ! s’exclame-t-il en se tournant vers lui avec impatience. Mon boulot est de veiller sur

toi. Le tien est de m’écouter. Qu’est-ce qui passe avant tout ?— La famille.— C’est ça. Laisse-moi m’occuper de ça. Va chercher ton arme.J’entends le bruissement des taillis tandis qu’Adam s’éloigne. L’entraîneur attend qu’il soit parti

avant de reporter son attention sur moi. Il relâche sa prise et fait descendre sa main.— Non !Le mot s’échappe de ma bouche. Je suis terrifiée à l’idée de ce qu’il pourrait me faire. Mais il

s’arrête au niveau de mon épaule, me clouant au rocher.— Ils vont comprendre, dis-je en haletant, avide d’air, incapable de reprendre mon souffle. Ils

vous auront. Vous pouvez me tuer, mais ils vous auront. C’est fini.— Ce n’est pas fini tant que je ne l’ai pas décidé, rétorque-t-il en enfonçant les doigts dans mon

épaule, cinq points de douleur qui irradient dans tout mon corps. Je ne vais pas te laisser ruiner la viede mon neveu.

C’est pourtant bien mon intention.Et avec cette prise de conscience, malgré la panique, un calme extraordinaire me gagne. C’est

probablement davantage le choc ou un traumatisme qu’une épiphanie, mais ça m’est égal. C’est tropbon après toute cette peur.

Le sang d’Adam est partout dans ma voiture. Même si son oncle me tue, c’est fini pour eux. Trevet la police vont les démasquer. Et Trev s’assurera qu’ils paient.

Je fais un effort pour relever la tête. Ma vision se trouble ; je tiens grâce à l’adrénaline et je vaisbientôt m’effondrer, mais je veux le regarder dans les yeux pour ce que j’ai à dire.

— Je vais ruiner vos vies à tous les deux. Je n’ai pas besoin d’être vivante pour ça. Trop de genssavent ce que j’ai entrepris. À l’heure qu’il est, les flics me recherchent, et recherchent Adam. Ilsvont trouver ma voiture. Et mon corps, quel que soit l’endroit où vous vous en débarrasserez. Vousconnaissez ma mère, vous croyez que quelqu’un comme elle laissera quoi que ce soit l’arrêter ? Monpère pensait que vous étiez un ami, mais il verra clair dans votre jeu. Ma tante est une chasseuse deprimes, retrouver les gens, c’est son boulot. Et Trev a toutes les preuves, il ne baissera pas les brastant que ça ne sera pas fini. Tant que vous ne serez pas finis. Vous aviez raison, Coach : la familleavant tout. Et ma famille va détruire la vôtre.

— Ne parlons pas de ça, réplique-t-il comme si j’avais mis sur le tapis un sujet légèrementembêtant.

— Vous êtes un meurtrier. Vous avez tué Jackie et son bébé. Vous l’avez probablement violée…Son changement d’attitude se fait en un éclair. Jusque-là il s’était comporté avec calme, de façon

presque normale, malgré le fait qu’il me clouait au rocher. Là il me projette violemment dessus et jehurle tandis qu’il se colle un peu plus contre moi. J’ai l’impression que ma colonne vertébrale estlittéralement écrasée sous son poids.

— Je t’interdis de dire ça, siffle-t-il. J’aurais dû laisser Matt l’entraîner dans sa chute ? J’ai bienvu le chemin qu’il prenait. J’aimais cette fille. Et elle aussi m’aimait.

Mes yeux s’écarquillent de surprise en prenant la mesure de ce qu’il vient d’avouer.

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— Vous… vous… Jackie et vous… ensemble ?Je grimace de dégoût. Il a l’âge de mon père. Si elle l’a vraiment aimé, c’est presque pire. Elle

avait confiance en lui.Il ne répond pas.— Vous n’avez même pas eu besoin de la forcer à vous suivre, n’est-ce pas ?Ma voix se brise. Parler est douloureux. J’ai la gorge en feu à cause de lui.— Je parie que ça a été facile. Vous n’avez eu qu’à lui dire que vous vouliez discuter du bébé, et

elle est montée avec vous.La pression de ses mains se relâche, et Coach me dévisage, fasciné par mes mots, par la

révélation du secret qu’il garde depuis tant d’années. Je reconnais ce regard, je le connais même tropbien. Quand on a dissimulé un secret, la première fois qu’on l’entend énoncé à voix haute, l’effet esthypnotique.

Par-dessus son épaule, à travers l’ombre des arbres, je vois des petites taches de lumière. Ellesbougent régulièrement de gauche à droite, comme si quelqu’un cherchait quelque chose.

Me cherchait moi.Trev !Perdu dans le passé, Coach ne les voit pas.— Je lui ai dit de s’en débarrasser, mais elle ne voulait pas. Elle refusait de comprendre les

conséquences que ça aurait pour moi. Elle…Il souffle, en colère contre une jeune fille qui voulait seulement vivre.Il m’agrippe à nouveau, me plaque les bras au corps, et je sens mes pieds quitter le sol. Je

tâtonne frénétiquement, essayant d’attraper quelque chose, n’importe quoi. J’effleure du bout desdoigts des petits cailloux qui s’éparpillent, puis je réussis à mettre la main sur un morceau d’ardoiseplus gros aux bords irréguliers, que je n’arrive pas à saisir assez bien pour le soulever.

Je passe la langue sur mes lèvres pleines de sang. Les lumières se rapprochent, elles sontdésormais plus nombreuses. J’en compte quatre qui se dirigent vers nous. Si Coach les voit ou entendles bruits de pas, il me tuera avant qu’ils aient une chance de l’en empêcher. Je dois continuer à lefaire parler, le distraire.

Il me regarde dans les yeux. Les siens sont des puits sombres et froids et mon ventre se noue envoyant ses traits se détendre. Il semble soulagé.

Il a pris sa décision.— Elle allait l’abandonner, je lui dis dans un souffle. Vous le saviez ? Elle allait faire ce que

vous vouliez.C’est un pari risqué, mais c’est la seule carte qu’il me reste.Pendant un bref instant, il desserre son étreinte. Juste assez pour que je puisse enfin saisir le

morceau d’ardoise et le frapper au visage avec.Il me lâche en poussant un grognement et je me faufile sous ses bras tendus quand il essaie de

m’attraper à nouveau.Malheureusement, je ne parviens à faire que quelques pas avant que ma jambe cède, et je

m’écroule. Je hurle aussi fort que je peux, même si ça fait mal au point que j’ai l’impression que mesyeux vont jaillir de leurs orbites. Je rampe, en espérant qu’ils arriveront jusqu’à moi avant lui. Je lesentends crier ; ils sont près, si près. Je vous en prie, faites qu’ils me trouvent.

Coach se jette sur moi par-derrière, m’écrasant avant de me retourner brutalement. Je laisseéchapper un cri de douleur ; mes épaules ont subi le plus gros de l’impact. Mon crâne heurte la terretandis que Coach me bloque en s’asseyant sur moi. D’une main, il attrape les deux miennes et les

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cloue au sol au-dessus de ma tête. Je veux me recroqueviller pour me soustraire à son contact, à lasouffrance, tandis qu’il plaque son autre main sur ma bouche, m’empêchant de respirer.

Je parviens cependant à l’ouvrir suffisamment pour lui mordre la paume, en secouant la tête dedroite à gauche comme un chien. La peau et la chair se déchirent sous mes dents et il hurle en retirantsa main qui pisse le sang.

— Sale garce !Il m’agrippe la gorge et serre. À genoux sur mon estomac, il expulse l’air qu’il reste encore dans

mes poumons tout en m’étranglant. Dans l’incapacité de respirer, je me contorsionne pour échapper àson étreinte. Mais il est trop lourd, et je tire en vain sur ses bras tandis que les contours de son visageet des arbres au-dessus de nous deviennent gris.

J’ai les poumons en feu, je commence à perdre connaissance, mes mains retombent et tout devientnoir.

La police est là. C’est fini. Je peux partir maintenant. Et peut-être… peut-être que Mina avaitraison à propos du paradis.

Une détonation.Coach se cambre, puis bascule sur le côté. Je suis libre. Je prends une grande inspiration, aussitôt

suivie d’une quinte de toux. Soudain l’obscurité de la forêt est oblitérée par une lumière aveuglante,quelqu’un vient d’allumer un spot. Je cligne des yeux, hébétée, en regardant le ciel. Un fortbruissement retentit au-dessus de moi. Je sens un courant d’air sur mon visage, les pins se plient etondulent sous l’action de l’hélicoptère en vol stationnaire au-dessus d’eux.

— Sophie !Quelqu’un m’attrape et me tire. Je me débats.— Sophie ! C’est bon ! Tout va bien !— Où est Adam ? je grommelle. Il a un flingue.— C’est bon, répète l’homme.Je tremble tellement que j’ai du mal à distinguer la personne en face de moi.— Nous l’avons. C’est bon.Puis il tourne la tête et crie :— Il me faut un ambulancier par ici !— Où est Coach ? je marmonne.Ma gorge me fait souffrir, comme si quelqu’un m’avait passé une lame de rasoir dessus. J’ai mal

partout. Je repousse le flic qui me tient et tente de m’asseoir. Une branche s’enfonce dans mon dos.— Il est mort ?— Sophie, tu dois rester immobile. Wilson !Il repère quelqu’un au loin et l’appelle pour qu’il nous rejoigne. Quand la silhouette floue arrive

en courant, il hurle :— Où sont les ambulanciers ?Mes yeux se ferment. C’est si agréable de les fermer.— Non, non, Sophie, ne t’endors pas.Des doigts s’appuient douloureusement sur ma joue et me redressent la tête. Je lutte pour ouvrir

les yeux, et parviens enfin à faire le point sur le visage devant moi.C’est l’inspecteur James. Il a l’air effrayé. C’est étrange, les flics ne devraient jamais avoir l’air

effrayés.— Vous… J’avais dit… j’avais dit que j’étais clean.— Oui, tu me l’avais dit. Reste éveillée, OK ? Continue à me parler.

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— Ne les laissez pas me donner quoi que ce soit, je lui demande tandis que mes yeux se fermentà nouveau.

— Sophie ! Reste avec moi.Mais je ne peux pas. C’est trop dur.— Pas de drogue.C’est important. Je n’en veux pas. Pas comme la dernière fois.— Ne les laissez pas…Entre deux respirations, je m’évanouis. La douleur disparaît et tout va bien, j’ai l’impression de

sentir Mina, quelque part… et ça ne fait pas mal. Je me sens bien.Je me réveille à l’hôpital avec un sentiment de déjà-vu. Le bip des machines, les draps qui

grattent, l’odeur d’antiseptique et de mort.— Mina, je murmure, à moitié prise dans un rêve.Quelqu’un me tient la main, doucement, avec déférence. Je sais que ce n’est pas elle, mais

l’espace d’un instant, je garde les yeux fermés et fais semblant.— Eh, tu es de retour parmi nous ?Je tourne la tête sur le côté. Trev est assis à mon chevet.— Salut.Je déglutis, pour le regretter aussitôt. Ma gorge est en feu, et je toussote en essayant d’avaler un

peu d’air. Trev m’aide à me redresser en me frottant le dos.— J’en déduis que tu as reçu mon message, dis-je quand je suis à nouveau capable de respirer.Ma voix est à peine audible.— Oui. Purée, Sophie, tu m’as foutu la trouille de ma vie.— Désolée.Je pose ma tête sur son épaule. Son T-shirt paraît ridiculement doux contre ma peau meurtrie.— En tout cas, je suis contente que tu l’aies eu à temps.Il étouffe un rire en me serrant la main.— Oui, moi aussi.— Ça va, toi ?Il me regarde, puis baisse les yeux sur la main qu’il tient.— Non. Ça va pas.J’ai envie de repousser les draps pour l’inviter à me rejoindre dans le lit, mais je m’abstiens. Il

tiendra le coup, parce qu’il est comme ça. C’est toujours ainsi. Nous prenons malgré tout une minutede silence, juste une, pendant laquelle je lui tiens la main en espérant que je fais bien et que ça l’aide,ne serait-ce qu’un tout petit peu. Car nous allons tous deux devoir être forts pour elle un peu pluslongtemps.

— Où sont mes parents ? je demande enfin en sentant sa main se desserrer.— Ils discutent avec les médecins. J’en ai profité pour entrer en douce.— Je suis là depuis combien de temps ?— Un jour et demi. Tu devrais te rendormir. Tout le reste peut attendre jusqu’à demain.Je ne peux pas me reposer ou attendre, même si mes muscles sont douloureux et si ma tête me fait

souffrir le martyre.Trev me caresse doucement les doigts avec son pouce.— Rassure-moi, ils vont pas le laisser sortir sous caution ?C’est stupide, mais la dernière fois que je me suis réveillée dans un hôpital, personne ne voulait

croire un mot de ce que je disais. Je ne peux m’empêcher de craindre que ça recommence.

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— L’inspecteur James a tiré sur Coach. Il est encore en vie ?— Il l’a touché à l’épaule. Il vivra pour être inculpé. Adam a déjà avoué, me raconte Trev, la

mâchoire crispée. Il a craqué à la seconde où ils ont débuté l’interrogatoire. Tu avais raison : il a tuéMina et caché le flacon sur toi afin que tout le monde pense que c’était ta faute. Coach a dit qu’il nesavait pas qu’Adam avait fait tout ça et a demandé un avocat. Il refuse de parler de Jackie. Mais c’estinutile. Il y a assez de charges pour l’inculper… pour les inculper tous les deux. Ils vont passer unbon bout de temps en prison.

La satisfaction dans sa voix est si intense que je peux presque la goûter.— Adam l’a vue. Quand il avait quatorze ans. Il a vu Jackie monter dans la camionnette de son

oncle. Et il ne l’a jamais dit à personne. Oh, mon Dieu… Kyle, je m’exclame en croisant le regard deTrev. Adam est… C’était son meilleur ami. Comment va-t-il ?

Trev secoue la tête.— Kyle est sous le choc. Toute la ville est sous le choc. Je crois que toutes les filles qui ont un

jour joué au foot sont en train de se faire cuisiner par leurs parents à propos de Coach pour savoirs’il a couché avec elles. Il a de la veine d’être en garde à vue, en ville, il se ferait lyncher.

Je frissonne. A-t-il « aimé » d’autres filles ? D’autres qui ont eu assez de chance pour ne pastomber enceintes ?

— Ma mère arrête pas de me demander comment c’est possible, reprend Trev. Commentpersonne s’est rendu compte de ce qui se passait entre lui et Jackie, et je sais pas quoi lui dire.

Il y a dans ses yeux une telle souffrance que je ne peux soutenir son regard.— Il a envoyé une putain de corbeille de fruits après la mort de Mina, Sophie. Je me souviens de

lui avoir écrit une carte de remerciement en signant à la place de maman.Je déglutis en espérant que ça m’aidera à chasser la nausée. Mais ça ne fait que resserrer le nœud

dans ma gorge.— Quels salauds.Je vois ma rage se refléter dans les yeux de Trev. Mais le mot est loin d’exprimer ce qu’on

ressent vis-à-vis d’eux. Je ne suis pas certaine d’avoir envie d’y regarder de trop près. De repenser àcombien tout était clair dans ma tête quand le lien mordait dans le cou d’Adam, l’empêchant derespirer.

La prison suffit. Qu’ils y pourrissent.Je dois me le répéter à plusieurs reprises, comme pour me convaincre que c’est juste.Ça ne l’est pas.Ça ne le sera jamais.Mais il va nous falloir apprendre à vivre avec cette perte.Trev me serre la main, et je lui rends son étreinte, dans un geste que j’espère rassurant. Mais il

n’y a pas assez de réconfort dans ce monde pour nous deux. Nous ne pouvons plus nous cacher. Minaest morte, il n’y a plus que lui et moi, ce que nous sommes, ce que nous avons accompli et ce qui nousattend.

Cette pensée est la plus terrifiante de toutes.— Et Matt ?Je me sens horriblement mal pour l’avoir confronté comme je l’ai fait devant l’église. À sa place,

si j’avais découvert que j’étais membre d’une famille de meurtriers, dont l’un a tué l’amour de mavie, je serais en train de faire une overdose.

— J’ai essayé de l’appeler. La ligne est coupée. Ils ont probablement débranché le téléphone àcause des journalistes. Nous avions fait la même chose quand Mina…

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Il est interrompu par des coups frappés à la porte. Ma mère entre dans la chambre.— Mon cœur, dit-elle en constatant que je suis réveillée.Trev me lâche la main et se lève.— Non. C’est bon, Trev, le rassure-t-elle. Tu peux rester, si tu veux.— Merci, mais je dois aller prévenir Rachel et Kyle que Sophie s’est réveillée. Et puis voir ma

mère. Je reviendrai plus tard.Maman s’assied sur le lit à côté de moi et me dévisage avec des yeux rouges.— Je suis si contente que tu sois réveillée. Ton père est parti en vitesse à la maison, il sera de

retour dans quelques minutes. Il a dit que tu voudrais ton tapis et ton pantalon de yoga à ton réveil.Comment te sens-tu ?

— Fatiguée. J’ai mal.— Je ne les ai pas laissés te donner d’opiacés. Je suis désolée, ma chérie, j’aurais voulu…— Non, je l’interromps. Merci. J’en veux pas de toute façon.Elle prend ma main entre les siennes.— J’aimerais pouvoir faire en sorte que tu souffres moins.— C’est bon. Ça va. Ça ira. C’est fini maintenant.J’ai besoin de l’entendre exprimé à voix haute. Besoin d’en prendre pleinement conscience. Car

pour l’instant ce n’est pas encore le cas.Peu de temps après, les infirmières chassent ma mère de la chambre et éteignent les lumières en

m’ordonnant de me reposer. J’ai trois côtes cassées, des contusions à la gorge et assez de points desuture sur le ventre et le visage pour avoir l’impression de ressembler au monstre de Frankenstein.Heureusement, la plupart des blessures sont superficielles. Mais quand on ne peut pas prendre unmédicament plus fort qu’une aspirine, ça fait quand même un mal de chien.

Je ne dors pas. Je souffre trop, et j’ai peur des rêves que je risque de faire. Peur qu’à la secondeoù je fermerai les yeux, je me retrouve à nouveau dans cette voiture, ou immobilisée par Coach, ouencore à Booker’s Point.

Je n’arrête pas d’appuyer sur mes poignets là où le lien de serrage m’a écorchée.Et je pense à Mina, à quel point j’aimerais être comme elle, parce que ainsi je pourrais croire

qu’elle me regarde en ce moment même. Je pourrais l’imaginer heureuse que nous ayons découvert lavérité, que nous leur ayons offert, à elle et à Jackie, un semblant de justice.

Mais je ne peux pas y croire. Je ne peux que ressentir ce que je ressens : un vague sentiment dudevoir accompli, émoussé par le choc.

À présent je suis seule pour garder mes démons à distance : je n’ai plus de mission, plus decroisade, plus rien. Le souvenir de Mina ne me soutiendra qu’un temps. Je me rends compte de lafacilité avec laquelle je pourrais retomber dans le gouffre dont je me suis sortie, et ça m’effraie.

Dix mois. Une semaine.Je veux tante Macy. J’attrape le téléphone que mes parents ont laissé pour moi et compose d’une

main tremblante son numéro.— Je suis en route, dit-elle en décrochant. Je serai là dans quelques heures.Je laisse échapper un soupir de reconnaissance.— C’est fini.— Oui, confirme-t-elle. Quand tu seras rétablie, rappelle-moi de te botter les fesses pour avoir

risqué ta vie.Le soulagement dans sa voix est tel qu’il m’est impossible de prendre sa menace au sérieux.— Frôler la mort commence à devenir une habitude chez toi. Va falloir songer à arrêter.

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— Je dois tenir de toi.Macy s’esclaffe.— J’espère bien que non.Je reste tranquille un long moment, à écouter le bourdonnement de la radio, l’occasionnel coup de

klaxon d’un poids lourd dépassant sa voiture. Elle est sur l’autoroute, en chemin pour me rejoindre.Ce simple bruit m’apaise comme rien d’autre n’aurait pu le faire.

— J’ai peur, dis-je, brisant mon silence.— Je sais.Sa voix retentit par-dessus le bruit de la circulation.— Mais tu es courageuse, ma puce. Tu es forte.C’est alors que je lui avoue :— Je veux… J’ai vraiment envie de tout lâcher.Ça me prend aux tripes, ce besoin de m’abrutir, d’enterrer toute inquiétude quant à l’avenir,

d’éviter tous les choix difficiles que je vais avoir à faire.— Ils ne t’ont rien donné, j’espère ?— Non. Maman a refusé. Je veux rien.— Bien joué.Le silence retombe entre nous, et je finis par m’endormir, le téléphone coincé contre mon oreille.

Vers 2 heures du matin, je suis réveillée par ma porte que l’on referme. Je me redresse,

m’attendant à voir un employé de l’hôpital, mais c’est Kyle.— Qu’est-ce que tu fais ici ?— J’ai fait du charme à une infirmière pour qu’elle me laisse entrer.Il s’installe au pied du lit, et me lâche sur les jambes un paquet de sucreries.— J’ai dévalisé le distributeur.Il a l’air aussi mal en point que moi. Ses yeux sont rouges et gonflés, et c’est en évitant mon

regard qu’il pousse vers moi un sachet de réglisse.Je m’assieds, l’ouvre et en mange un.— Je sais pas quoi dire.Kyle émet un son qui semble venir du fond de sa gorge, rappelant le gémissement d’un jeune

enfant.— Tu vas bien ? demande-t-il. J’aurais jamais dû te laisser t’éloigner seule. Tu es partie une

seconde, et après, impossible de te trouver.— Ça ira. C’est pas ta faute. J’avais confiance en Adam. Je l’ai suivi sans me poser de questions.— C’est pourri, So, commente-t-il d’une voix rauque, en se passant les doigts dans les cheveux

de telle sorte qu’ils se dressent à présent sur sa tête. Adam était l’un de mes meilleurs amis. On jouaitdans la même équipe de foot depuis qu’on avait, quoi ? six ans ? Et il… il l’a tuée.

Il déglutit en jouant avec un sachet de M&M’s ouvert. Il commence à les trier par couleur, lesyeux rivés sur sa tâche au lieu de me regarder.

— Je le hais.Ce que c’est bon de le répéter à voix haute. Savoir enfin ce qui s’est réellement passé est comme

un courant électrique sous ma peau.— Je veux le tuer, marmonne Kyle en réponse tout en faisant un tas de M &M’s verts avant de

s’attaquer aux bleus.Je lui avoue d’une voix calme :

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— J’ai essayé.Il s’arrête et tourne très légèrement la tête vers moi, ses yeux marron brillent d’une lueur

farouche.— Bien.Le mot résonne entre les bips des machines. J’ignore pourquoi, mais, grâce à ça, je respire

mieux.— Je suis content que tu ne sois pas morte, dit Kyle.— Oui, moi aussi.C’est la vérité. Et c’est bon que ce soit le cas.Je m’agite sur mon lit, et grimace quand à cause du mouvement une douleur fulgurante me

transperce la cage thoracique.Kyle regarde la poche de la perfusion comme si elle allait lui dire ce qu’il doit faire.— Tu veux que j’appelle l’infirmière ?Je secoue la tête.— Elles ne peuvent rien pour m’aider. Pas de narcotique pour moi, tu te rappelles ? De toute

façon, je ne veux pas dormir. Ça va aller.J’ai l’air sûre de moi, même à mes propres oreilles. Mais la vérité c’est que des mois de séances

dans le bureau de David m’attendent. Que je vais devoir travailler sur tout ça, et surmonter mesproblèmes. Qu’il y aura des cauchemars et des pétages de plombs ; des jours où je sursauterai aumoindre bruit et d’autres où le désir de replonger sera si fort, que je n’aurai envie que de pleurer etde crier. Que le numéro de David va certainement être programmé sur mon téléphone en appel rapide.Que ça va être l’horreur, mais qu’avec un peu de chance, il y aura de la lumière au bout du tunnelparce que c’est généralement le cas.

— Je suis désolé d’avoir été salaud avec toi.Je prends un M &M’s rouge sur sa pile.— J’ai pas été très sympa non plus.Pour la première fois depuis qu’il est entré dans ma chambre il croise mon regard, son

expression est sérieuse et mesurée. J’ai soudain la bouche sèche.— Qu’est-ce qu’il y a ? je demande en espérant à moitié qu’il baissera les yeux.Mais il n’en fait rien.— Je sais que j’ai promis de ne pas parler de ce qu’elle m’a dit, à propos d’elle, à propos de

vous deux. Mais juste pour cette fois, je vais trahir ma promesse.Il m’observe, et il y a en lui une douceur, une bienveillance que je n’avais jamais vue auparavant.— Elle était amoureuse de toi, me dit-il. Et je ne crois pas qu’elle a eu l’occasion de te le dire.

Je me trompe ?Mon cœur fait une embardée et gonfle dans ma poitrine, revenant à la vie grâce à ces mots que

j’ai toujours voulu entendre. Je secoue la tête. Des larmes roulent sur mes joues.— Elle t’aimait. Elle voulait être avec toi. C’est pour ça qu’elle m’a avoué la vérité sur elle.

Elle a dit qu’elle avait fait son choix. C’était toi. Je pense que ça a toujours été toi.Je détourne les yeux et regarde à travers les stores les lumières de la ville. Il reste silencieux,

témoin réconfortant, il me laisse pleurer.Il me laisse renoncer enfin à elle.

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64

UN AN ET DEMI PLUS TÔT

— Attention !Mina saute à pieds joints dans la flaque et m’asperge le dos d’eau boueuse.Je hurle en me retournant.— Oh, mon Dieu ! J’arrive pas à croire que tu as fait ça.Elle m’adresse un sourire rayonnant par-dessus son épaule, son front dégouline de pluie. Elle a

abandonné son parapluie sur le trottoir, et elle se tient en plein milieu d’une flaque de la taille duTexas. Quand elle bascule la tête vers le ciel en ouvrant la bouche pour y laisser entrer la pluie, jefonds.

— Allez, viens jouer avec moi.— T’es vraiment une gamine, parfois.Mais quand elle se met à bouder, je souris et envoie d’un coup de pied de l’eau dans sa direction,

avant d’aller patauger avec elle. À l’endroit le plus profond, l’eau atteint mes chevilles. Mes piedss’enfoncent dans la gadoue tandis que nous nous aspergeons mutuellement en riant aux éclats. Nousfaisons une bataille de boue comme si nous avions à nouveau sept ans. Je lui en frotte la tête et elleme contourne comme un phoque, rapide et agile.

Pour une fois, c’est elle qui tombe la première, et au lieu de se relever elle me tend la main et metire doucement vers le bas. Juste elle et moi dans la boue sous la pluie, côte à côte, comme noussommes censées être.

Mina soupire, heureuse, son bras sous le mien. Elle pose la tête sur mon épaule.— Tu es folle. On va attraper la crève.Elle me serre le bras et se blottit un peu plus contre moi.— Admets-le, il n’y a nulle part où tu préférerais être qu’ici avec moi.Je ferme les yeux et laisse la pluie couler sur mon visage, laisse le poids de Mina peser sur moi,

sa chaleur pénétrer ma peau, et réponds :— Grillée.

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65

MAINTENANT (JUILLET)

— Comment te sens-tu aujourd’hui ? me demande David.Je me mords la lèvre.— Ça va.— Nous avions un marché, tu te souviens ? C’est la sixième séance. Il est temps, Sophie.— On ne pourrait pas plutôt parler des bois ?— Le fait que tu préfères discuter de l’agression que de Mina est justement la raison pour

laquelle nous devons parler d’elle. Tu peux commencer par des petites choses, ce n’est pas un souci.— Je suis…Je m’arrête, car je ne sais même pas comment finir cette phrase.— J’ai pas réussi à me rendre sur sa tombe, dis-je à la place.Parce que depuis quelque temps, c’est ça qui me réveille la nuit entre deux cauchemars où je suis

à nouveau dans la forêt en train de me cacher.— Je croyais que je pourrais. Aller là-bas, je veux dire. J’imaginais qu’une fois son meurtrier en

prison, si on arrivait à le coincer, ça serait plus facile. Comme une récompense. Je sais que c’eststupide. Mais c’était ce que je croyais.

David se laisse aller contre le dossier de sa chaise, l’air songeur.— Je ne trouve pas ça stupide. Pourquoi penses-tu qu’il est si difficile pour toi d’aller sur la

tombe de Mina ?— C’est juste… Je…Je lutte pour trouver la force, pour conserver mon sang-froid, pour garder le contrôle. Je suis en

sécurité ici, et je dois prononcer ces mots. Ils doivent exister quelque part, car ils n’ont jamais étédits au bon endroit au bon moment.

— Nous étions amoureuses. Mina et moi. Nous étions amoureuses.Je me rencogne dans le canapé, en serrant mes bras autour de moi, puis je lève les yeux et croise

le regard de David. L’approbation que j’y lis desserre l’étau qui me broie le cœur, et j’ajoute :— Je suppose que c’est pour ça que c’est si difficile.

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AOÛT

Mon père sort de la maison et me trouve sur la terrasse, recroquevillée sur un des fauteuils debois. Le soleil se couche sur mes jardinières, et je tourne la tête vers lui en retirant mes lunettesnoires.

Papa a pris plusieurs semaines de congé après l’agression. Et même maintenant, chaque nuit,j’entends le bruit régulier du ballon sur le béton tandis qu’il marque des paniers dans l’allée pendantque le reste du monde dort. Parfois je m’assieds devant la fenêtre de la cuisine et je le regarde.

Il s’est installé dans le fauteuil voisin du mien et se racle la gorge.— Mon cœur, j’ai besoin de te dire quelque chose.— Que s’est-il passé ?Je me redresse, car il a les lèvres pincées, l’air perturbé.— Je viens de recevoir un appel. La police a enfin trouvé le corps de Jackie sur le terrain de

Rob.Il se frotte la mâchoire. Son début de barbe est complètement gris à présent. Il ne dort pas

beaucoup et moi non plus. Et ça se voit, pour l’un comme pour l’autre.— Oh.Je ne sais pas trop quoi ajouter, ou quoi faire. C’est étrange, mais ça me semble être une bonne

chose, car je ne peux m’empêcher de songer à Amy, à l’horreur de ne pas savoir.— Alors cette fois-ci c’est bien fini, n’est-ce pas ? Ils vont l’enfermer pour de bon.— Il sera difficile pour un jury d’écarter une preuve pareille.Je remonte mes jambes et serre mes genoux contre ma poitrine sans me soucier des élancements

que cela provoque dans ma jambe blessée. Parfois j’ai besoin de faire ça, de me replier sur moi-même, quand je pense à Coach. Au temps passé derrière ce rocher, terrifiée à l’idée qu’il me trouve.Qu’il me tue.

— Mon cœur…, commence papa, mais il ne va pas plus loin, il continue juste à me couver duregard.

J’attends.— Est-ce que… est-ce qu’il y a quelque chose dont tu aimerais parler ? finit-il par demander.J’envisage un instant de le faire. De lui raconter. Toute l’histoire. Mina et moi. Trev et moi. Le

sac de nœuds dans lequel je me suis retrouvée prise au piège, sans autre échappatoire que la drogue,pendant un si long moment. Une part de moi en a envie. Mais la plus importante veut garder tout çapour elle encore un peu.

— Pas pour l’instant.

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Il hoche la tête et, croyant que je lui demande implicitement de me laisser seule, il se lève. Je luiprends la main et force les mots hors de ma bouche, je dois bien commencer quelque part.

— Papa, un jour, je te dirai tout. Je te le promets.Il me serre la main et, quand il me sourit, la tristesse dans ses yeux se dissipe légèrement.

Quelques semaines plus tard, je me tiens seule devant les portes du cimetière tandis que le

cortège funèbre me dépasse. Incapable de m’aventurer à l’intérieur, je les regarde descendre Jackieen terre. Au loin, je distingue des personnes rassemblées autour de la tombe. Une fille s’écarte dugroupe.

Amy ne dit rien. Elle marche jusqu’au pied de la butte et me fait face, assez près de la clôturepour que je puisse bien la voir. Elle appuie une main sur son cœur et hoche la tête. Un mercisilencieux.

Je hoche la tête en retour.

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SEPTEMBRE

— J’espère que ta mère a arrêté de paniquer à ce sujet, me dit Rachel en trempant ses frites danssa sauce barbecue.

Quelques gouttes éclaboussent l’examen blanc qu’elle est en train de noter, pendant que je metsen pièces ma serviette en papier.

— Ni elle ni mon père ne sautent de joie.Rachel tourne la page et les confettis s’éparpillent sur la table.— J’ai dû jouer la carte « j’ai été attaquée par un psychopathe » pour qu’ils acceptent.— Tu as mérité le droit de l’utiliser, réplique Rachel. Deux fois en un an.Je lui souris et me penche pour essayer de voir ce qu’elle écrit.— Alors, qu’est-ce que ça donne ?Elle gribouille la note en haut de la première feuille, et l’entoure d’un grand cercle rouge.— 18/20. Félicitations. Si ça avait été le vrai test, tu aurais eu ton bac haut la main.— Il n’y a plus qu’à espérer que je fasse aussi bien le jour J.— Tu m’as l’air impatiente de partir d’ici.Je hausse les épaules.— C’est juste que… j’en ai marre de l’école, tu sais ? Je veux passer à autre chose. Allez vivre à

Portland. Avec Macy. J’ai de la chance qu’elle veuille que je revienne.— Tu vas me manquer. Mais je pense que je comprends. Et puis, ça me fera un prétexte pour

visiter Portland. J’adore les roses.— Nous irons au Jardin botanique. Et je reviendrai pour le procès.Je redoute le moment où je devrai témoigner à la barre, mais je sais qu’il le faut. Ils doivent

payer pour ce qu’ils ont fait à Mina. Et à Jackie.Je me frotte le genou. Quand Matt est venu me voir quelques semaines plus tard, j’ai essayé de lui

présenter des excuses. Il pouvait à peine me regarder dans les yeux et nous avons fini tous les deux enlarmes. J’ai réussi à le convaincre d’attendre afin d’appeler Trev pour qu’il le reconduise chez lui. Ils’est agrippé à son jeton de sobriété et à ma main comme à une bouée de sauvetage jusqu’à l’arrivéede Trev.

La route est longue. Et elle n’a pas de fin, car on ne se remet jamais d’avoir perdu quelqu’un. Pascomplètement. Pas quand cette personne faisait partie de vous. Pas quand l’aimer vous a brisé autantque ça vous a changé.

Je la crains, cette longue route, tout comme ça doit être le cas pour Matt. Pendant des mois,l’envie de reprendre des cachets a été enterrée sous mon besoin de retrouver l’assassin de Mina. Àprésent, je dois être forte pour moi-même.

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— Le changement a du bon, non ? je demande à Rachel.— Oui.

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OCTOBRE

Maman et moi ne nous parlons toujours pas beaucoup, d’un autre côté nous ne l’avons jamais fait,ce n’est donc pas si grave. Parfois nous nous retrouvons à la table de la cuisine où elle travaille surses dossiers juridiques pendant que je feuillette des catalogues à la recherche de semences adaptéesau climat de Portland. Mais ce sont des moments calmes, ponctués par le bruit des pages que jetourne et le grattement de son stylo sur le papier.

Un soir, elle pose les mains sur sa mallette et attend que je lève les yeux pour croiser son regard,et je comprends, non sans inquiétude, qu’elle est enfin prête à avoir une discussion.

— J’aurais dû t’écouter quand tu m’as dit que tu étais clean.À l’entendre, on croirait qu’elle a répété devant un miroir. Comme si elle avait écrit ce qu’elle

allait dire en s’y reprenant à plusieurs fois dans l’espoir de trouver les mots justes. Ça ressembledavantage à un discours qu’à une confession.

Je garde le silence un bon moment. Réfléchir à une réponse est difficile. Ses mots ne peuvent paschanger ce qu’elle a fait, ils ne peuvent pas effacer tous ces mois que j’ai passés enfermée à Seaside,forcée à faire mon deuil seule. Je ne peux pas changer ça, peu importe le degré d’injustice de ce quis’est passé. Elle a fait ça uniquement dans le but de me sauver.

Elle essaiera toujours de me sauver.C’est ça, plus que toute autre chose, qui me donne la force de lui répondre :— Écoute, je comprends. Je te le promets. J’ai menti, et n’ai rien dit à personne, et je… je n’ai

pas été très correcte, je suis désolée.— Mon cœur…Ma mère, d’habitude si maîtresse de ses émotions, se décompose. Des rides d’inquiétude

apparaissent soudain sur son visage.— Tu as traversé tant d’épreuves, dit-elle.— Ce n’est pas une excuse. Il n’existe pas d’excuse pour ce que j’ai fait. Tous les thérapeutes

chez qui vous m’avez envoyée vous le diront. Je suis une toxicomane. Et je serai toujours une toxico.Tout comme je serai toujours infirme. Et tu n’as jamais accepté ni l’un ni l’autre. Moi si. Ça m’a prisdu temps, mais j’ai fini par y parvenir. Il va falloir que tu le fasses aussi.

— Je t’accepte telle que tu es, Sophie. Je te le jure. J’aime celle que tu es. Je t’aimerai toujours,quoi qu’il advienne.

Je veux la croire.Elle me prend la main et l’incline de façon que les bagues, la mienne et celle de Mina, scintillent

à la lumière de la lampe. Elle ne les touche pas, elle semble comprendre qu’il ne faut pas, et je lui

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suis reconnaissante de cette attention. De la force de ses doigts, doux et réconfortants, quienveloppent les miens.

— Quand tu étais dans l’Oregon, Mina venait ici. Je la trouvais régulièrement dans la cabane. Oubien elle se faufilait dans ta chambre pour y faire ses devoirs. Il nous arrivait parfois de discuter.Elle avait peur que tu ne lui pardonnes pas de nous avoir parlé de ton problème de drogue. Je luidisais de ne pas s’inquiéter pour ça. Que tu n’étais pas du genre à laisser quoi que ce soit t’empêcherd’aimer quelqu’un. Surtout si c’était elle.

Je lève les yeux sur ma mère, surprise de la chaleur encourageante de son regard. Elle me souritet m’effleure la joue avec la sienne.

— Aimer quelqu’un à ce point est une bonne chose, Sophie, dit-elle avec tendresse. Ça te rendplus brave.

Je lui serre fort la main et choisis de la croire.

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NOVEMBRE

— T’es sûre que tu veux faire ça ?Je baisse les yeux sur le carnet noir entre mes mains. Quand Trev m’a apporté le journal intime

trouvé par la police lors de la seconde fouille de la maison, j’ai refusé d’y toucher. Je supportais toutjuste de le garder chez moi. Aussi, une semaine plus tard, devant le feu que nous avons allumé sur laplage au bord du lac, nous attendons que la nuit tombe et retardons l’inévitable.

— Tu veux le lire ? je lui demande.Il refuse d’un signe de tête.Je caresse du bout des doigts le doux revêtement noir, retrace les arêtes de la couverture et le

tranchant des pages. C’est comme de toucher une partie d’elle, son essence, son cœur, son souffle etson sang en encre violette sur papier crème.

Je pourrais le lire. Et finalement, la connaître telle qu’elle était derrière tous ses masques et sessecrets.

Une part de moi en a envie. Pour savoir. Pour être sûre.Mais plus que tout, je veux garder le souvenir que j’ai d’elle intact, et pas adouci par la mort ou

mis en pièces par des mots qu’elle ne destinait qu’à elle-même. Je veux qu’elle reste avec moi tellequ’elle a toujours été : forte et sûre de tout sauf de la seule chose qui comptait vraiment ;magnifiquement cruelle et extraordinairement adorable, trop intelligente et curieuse pour son proprebien, et m’aimant comme si elle refusait de croire que c’était un péché.

Je laisse tomber le journal dans le feu. Les pages se racornissent et noircissent, les mots de Minadisparaissent en fumée.

Nous nous tenons immobiles et silencieux jusqu’à ce que le feu s’éteigne. Nos épaules setouchent tandis que le vent emporte au loin ses derniers secrets.

C’est Trev qui finalement brise le silence.— Rachel m’a dit que tu avais eu ton diplôme. Ça signifie que tu retournes à Portland.— Oui. Juste après mon anniversaire.— Tu sais déjà ce que tu vas faire ?— Non.Et c’est fantastique de ne rien savoir sans en être effrayée. De ne pas avoir une liste de suspects

dans la tête. De ne pas me préoccuper de ce qui m’attend en dehors d’une petite maison avec unesalle de yoga et un potager dans le jardin.

— L’université, je suppose. Mais d’abord, je vais prendre une année sabbatique, trouver unboulot et réfléchir à ce que je veux faire de ma vie.

Il m’adresse un sourire en coin, les yeux brillants.

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— Quoi ?— Elle aurait adoré te voir ainsi, dit-il.Je ne crois pas que ça deviendra un jour facile de penser à tout ce que Mina et moi ne connaîtrons

pas, au début, au milieu et à la fin que nous n’avons pas eus. Peut-être que sa peur aurait été plus forteque nous et que nous n’aurions été qu’un feu de paille. Peut-être qu’on se serait séparées àl’université, dans les cris et les larmes avec des mots impardonnables. Peut-être que nous aurionstenu plus longtemps, pour nous éteindre dans un silence étranglé. Ou peut-être que notre amour auraitduré éternellement.

— Tu pourrais rester, dit-il en baissant les yeux. Je pourrais te construire cette serre dont tu astoujours rêvé.

Mon sourire est légèrement tremblant.— Tu sais que je t’aime, n’est-ce pas ? Parce que c’est vrai, Trev. Je t’aime.— Je le sais. Seulement pas de la façon dont je le voudrais.— Je suis désolée.Et je le suis vraiment. Dans une autre vie, si j’avais été différente, si mon cœur avait été plus

traditionnel au lieu de se laisser embarquer dans une direction inattendue, j’aurais pu lui rendre sonamour. Mais mon cœur n’est pas simple. C’est un mélange complexe de besoins et de désirs, garçonset filles : douceur, dureté et tout ce qui se trouve entre les deux, un précipice en perpétuel mouvementdans lequel basculer. Et tandis qu’il bat, c’est encore son nom à elle qui vibre en moi. Jamais celuide Trev.

Je l’embrasse, et c’est juste nos lèvres qui se frôlent, ça ressemble à un au revoir.

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66

DIX ANS PLUS TÔT (J’AI SEPT ANS)

Premier jour de CE1, je suis en train de manger avec Amber et Kyle quand je remarque lanouvelle à l’autre bout de la cour, toute seule à une table de pique-nique dans sa robe violette.Mme Durbin l’a placée à côté de moi en classe, mais elle n’a pas dit un mot de toute la matinée. Ellea gardé la tête baissée, même quand son tour est arrivé lors de l’appel.

Voyant qu’elle a toujours l’air triste, je prends le reste de mon repas et vais la rejoindre.— Je vais bien, dit-elle, sans même me laisser le temps d’ouvrir la bouche.Son visage est trempé. Elle s’essuie les joues avec son poing et me lance un regard noir.— Moi, c’est Sophie. Je peux m’asseoir ?— Si tu veux.Je me glisse sur le banc à côté d’elle et pose mon déjeuner.— Tu es Mina.Elle hoche la tête.— Tu es nouvelle ?— On a déménagé. Mon papa est allé au paradis.— Oh.Je me mordille la lèvre. Je ne sais pas quoi répondre à ça, alors, je me contente d’un : « Ah. »— Tu aimes les chevaux ? demande Mina en désignant ma gamelle couverte d’autocollants.— Oui. Mon grand-père m’emmène faire du cheval sur ses terres.Mina a l’air impressionnée.— Mon frère, Trev, il dit que des fois si tu leur donnes pas du sucre, ils te mordent.Je rigole.— Ils ont des grandes dents. Mais je leur donne des carottes. Il faut mettre sa main à plat, comme

ça, je réplique en joignant le geste à la parole, main tendue paume vers le haut, pour qu’ils nemordent pas.

Mina imite mon geste et le bout de nos doigts entre en collision. Elle croise mon regard etesquisse un sourire.

— Tu as des frères ? s’enquiert-elle. Ou des sœurs ?— Non. Y a que moi.Elle grimace.

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— Ça me plairait pas. Trev est génial.— Sophie !Amber me fait signe. La cloche va bientôt sonner.Je me lève, et il y a quelque chose chez Mina, la façon dont elle a pleuré, son air perdu, qui

m’incite à lui tendre à nouveau la main.— Tu viens avec moi ?Elle sourit et accepte.Nous faisons, main dans la main, les premiers pas de notre vie ensemble, sans savoir qu’elle se

terminera avant d’avoir réellement commencé.

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Le jour de mes dix-huit ans, je prends la voiture à la nuit tombante pour me rendre au cimetière. Ilme faut un moment pour la trouver ; je parcours l’herbe humide en slalomant entre les pierrestombales et les statues d’anges jusqu’à un coin isolé.

C’est une simple stèle de marbre gris sur laquelle est gravé en lettres blanches :

Mina Elizabeth BishopFille et sœur adorée

J’aimerais tant que ça se passe comme dans les films. J’aimerais être capable de suivre du doigt

les contours de son prénom, et éprouver un sentiment de paix. J’aimerais pouvoir parler à ce bloc demarbre comme si c’était elle, être réconfortée par le fait que son corps repose six pieds sous terre etcroire que son esprit me regarde depuis le ciel.

Mais je ne suis pas cette fille. Je ne l’ai jamais été. Ni avant sa mort ni après, et encore moinsmaintenant. Je peux vivre avec, un simple cadeau à moi-même, l’acceptation de ce que je suis en trainde devenir à partir des morceaux qui subsistent.

Je m’agenouille à côté d’elle et sors la guirlande de Noël solaire de mon sac. Puis je l’installesur la stèle de sorte qu’elle l’encadre.

J’attends ensuite que la nuit tombe afin de voir les diodes se mettre à clignoter. La main posée surla terre au-dessus d’elle. Quand je me relève, mes doigts s’attardent dans l’herbe.

Je retourne à ma voiture sans un regard en arrière.Les lumières nocturnes de Mina perdureront. Année après année. Trev les remplacera si elles

faiblissent. Et je sais qu’un jour, quand je serai prête à rentrer à la maison, elles éclaireront monchemin.

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REMERCIEMENTS

Ce livre n’aurait jamais pu voir le jour sans tous ceux qui, durant sa création, m’ont soutenue etont eu foi en moi. Écrire peut être un travail solitaire, jusqu’à ce que le village nécessaire à lapublication du roman vous accueille en son sein. Et j’ai eu la chance d’être accueillie par le meilleurde tous.

Merci à mon agent, Sarah Davies, pour tout. Tu as changé ma vie, et je ne suis pas certaine d’êtreun jour capable de te remercier comme tu le mérites pour tout ce que tu m’as appris.

À mon éditrice Lisa Yoskowitz, merci d’avoir si bien compris mes personnages et l’histoired’amour que j’avais envie de raconter. Ce roman et moi-même sommes sortis grandis de cettecollaboration.

Merci à Amber Caraveo, dont la patience et l’instinct ont aidé ce livre à s’épanouir de façonaussi extraordinaire.

Merci à la fantastique équipe de Disney Hypérion, qui a apporté tant de soin et de créativité lorsde la confection du livre. Tout particulièrement à Kate Hurley, correctrice-relectrice, pour sonattention au détail – je t’en suis infiniment reconnaissante – ainsi qu’à Sinem Erkas pour laconception de cette magnifique couverture.

À mes parents et à toute ma merveilleuse famille. Et en particulier à toi, maman, pour avoir luabsolument tout ce que j’ai écrit, y compris « Two Fast Doctors » quand j’étais en CE1.

Je voue une reconnaissance éternelle à Elizabeth May et Allison Estry dont les critiquesbrutalement honnêtes ont fait saigner mon manuscrit, pour le meilleur. Et merci à Kate Basset, pour sabêta-lecture et ses encouragements.

Merci aux Fourteenery, pour m’avoir réconfortée et fait rire aux éclats.Merci à Franny Gaede, qui est réellement le Walter de mon Hildy.Sans oublier les filles du Crazy Chat qui se reconnaîtront. Merci du fond de mon cœur brisé

d’adolescente.À ceux qui m’ont permis de devenir celle que je suis : Georgie Cook, Ellen Southard, Arnie

Erickson, Carol Calvert, Ted Carlson, Antonio Beecroft, John Dembski, Michael Uhlenkott, Peggy S.,Lynn P. et toute la bande de l’université.

Et enfin à ma grand-mère, Marguerite O’Connell, qui m’a dit quand j’étais petite de toujourscommencer mes histoires de façon à capturer immédiatement l’attention de mes lecteurs. J’espèreavoir été à la hauteur de ce conseil.

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DÉJÀ PARUS

de Rick Yancey

Tome 1

1re VAGUE : Extinction des feux. 2e VAGUE : Déferlante. 3e VAGUE : Pandémie. 4e VAGUE : Silence.

À L’AUBE DE LA 5e VAGUE, sur une autoroute désertée, Cassie tente de Leur échapper… Eux, ces êtres qui ressemblent traitpour trait aux humains et qui écument la campagne, exécutant quiconque a le malheur de croiser Leur chemin. Eux, qui ont balayé lesdernières poches de résistance et dispersé les quelques rescapés.

Pour Cassie, rester en vie signifie rester seule. Elle se raccroche à cette règle jusqu’à ce qu’elle rencontre Evan Walker.Mystérieux et envoûtant, ce garçon pourrait bien être son ultime espoir de sauver son petit frère. Du moins si Evan est bien celui qu’ilprétend…

Ils connaissent notre manière de penser. Ils savent comment nous exterminer. Ils nous ont enlevé toute raison de vivre. Ils viennent

maintenant nous arracher ce pour quoi nous sommes prêts à mourir.

Le premier tome de la trilogie phénomène,bientôt adapté au cinéma par Tobey Maguire

et les producteurs de World War Z, Argo, Hugo Cabret,The Aviator, Gangs of New york, Ali.

Tome 2 : La Mer infinie

Tome 3 à paraître en septembre 2015

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de Carina Rozenfeld

Elle a 18 ans, il en a 20. à eux deux ils forment le Phœnix, l’oiseau mythique qui renaît de ses cendres. Mais les deuxamants ont été séparés et l’oubli de leurs vies antérieures les empêche d’être réunis…

Anaïa a déménagé en Provence avec ses parents et y commence sa première année d’université. Passionnée de musique et de

théâtre, elle mène une existence normale. Jusqu’à cette étrange série de rêves troublants dans lesquels un jeune homme lui parle et cettemystérieuse apparition de grains de beauté au creux de sa main gauche. Plus étrange encore : deux beaux garçons se comportentcomme s’ils la connaissaient depuis toujours...

Bouleversée par ces événements, Anaïa devra comprendre qui elle est vraiment et souffler sur les braises mourantes de samémoire pour retrouver son âme sœur.

La série envoûtante de Carina Rozenfeld, auteur jeunesse récompensé par de nombreux prix, dont le prestigieux prix

des Incorruptibles en 2010 et 2011.

Second volet : Le Brasier des souvenirs

Nouveau diptyque :

La Symphonie des abysses, tome 1 et 2

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de Kiera Cass

35 candidates, 1 couronne, la compétition de leur vie.

Elles sont trente-cinq jeunes filles : la « Sélection » s’annonce comme l’opportunité de leur vie. L’unique chance pour elles detroquer un destin misérable contre un monde de paillettes. L’unique occasion d’habiter dans un palais et de conquérir le cœur du princeMaxon, l’héritier du trône. Mais pour America Singer, cette sélection relève plutôt du cauchemar. Cela signifie renoncer à son amourinterdit avec Aspen, un soldat de la caste inférieure. Quitter sa famille. Entrer dans une compétition sans merci. Vivre jour et nuit sousl’œil des caméras… Puis America rencontre le Prince. Et tous les plans qu’elle avait échafaudés s’en trouvent bouleversés…

Le premier tome de la trilogie phénomène, mêlant dystopie, téléréalité et conte de fées moderne.

Tome 2 : L’Élite

Tome 3 : L’Élue

Tome 4 : à paraître en mai 2015

Hors-série :La Sélection, Histoires secrètes : Le Prince & Le Garde

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de Myra Eljundir

SAISON 1

C’est si bon d’être mauvais…

À 19 ans, Kaleb Helgusson se découvre empathe : il se connecte à vos émotions pour vous manipuler. Il vous connaît mieux quevous-même. Et cela le rend irrésistible. Terriblement dangereux. Parce qu’on ne peut s’empêcher de l’aimer. à la folie. à la mort.

Sachez que ce qu’il vous fera, il n’en sera pas désolé. Ce don qu’il tient d’une lignée islandaise millénaire le grise. Même traquécomme une bête, il en veut toujours plus. Jusqu’au jour où sa propre puissance le dépasse et où tout bascule… Mais que peut-on contrele volcan qui vient de se réveiller ?

La première saison d’une trilogie qui, à l’instar de la série Dexter, offre aux jeunes adultes l’un de leurs fantasmes :

être dans la peau du méchant.Déconseillé aux âmes sensibles et aux moins de 15 ans.

Saison 2 : Abigail

Saison 3 : Fusion

Nouvelle série à paraître en mars 2015 :

Après nous

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de C. J. Daugherty

Tome 1

Qui croire quand tout le monde vous ment ?

Allie Sheridan déteste son lycée. Son grand frère a disparu. Et elle vient d’être arrêtée. Une énième fois. C’en est trop pour sesparents, qui l’envoient dans un internat au règlement quasi militaire. Contre toute attente, Allie s’y plaît. Elle se fait des amis et rencontreCarter, un garçon solitaire, aussi fascinant que difficile à apprivoiser… Mais l’école privée Cimmeria n’a vraiment rien d’ordinaire.L’établissement est fréquenté par un curieux mélange de surdoués, de rebelles et d’enfants de millionnaires. Plus étrange, certains élèvessont recrutés par la très discrète « Night School », dont les dangereuses activités et les rituels nocturnes demeurent un mystère pour quin’y participe pas. Allie en est convaincue : ses camarades, ses professeurs, et peut-être ses parents, lui cachent d’inavouables secrets.Elle devra vite choisir à qui se fier, et surtout qui aimer…

Le premier tome de la série découverte par le prestigieux éditeur de Twilight, La Maison de la nuit, Nightshade et de

Scott Westerfeld en Angleterre.Une série best-seller de cinq tomes, publiée dans plus de vingt pays.

Tome 2 : Héritage

Tome 3 : Rupture

Tome 4 : Résistance

Tome 5 à paraître mi-2015

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de Rae Carson

Tome 1

Sera-t-elle reine au cœur de son royaume, comme au royaume de son cœur ?

Princesse d’Orovalle, Elisa est l’unique gardienne de la Pierre Sacrée. Bien qu’elle porte le joyau à son nombril, signe qu’elle a étéchoisie pour une destinée hors normes, Elisa a déçu les attentes de son peuple, qui ne voit en elle qu’une jeune fille paresseuse, inutile etenveloppée… Le jour de ses seize ans, son père la marie à un souverain de vingt ans son aîné. Elisa commence alors une nouvelleexistence loin des siens, dans un royaume de dunes menacé par un ennemi sanguinaire prêt à tout pour s’emparer de sa Pierre Sacrée.

Une perle de l’heroic fantasy, pour les fans de la série Game of Thrones.

Le premier tome d’une trilogie « unique, intense… à lire absolument ! » (Veronica Roth, auteur de la trilogie best-seller

Divergente).

Tome 2 : La Couronne de flammes

Tome 3 : Le Royaume des larmes

Nouvelle numérique :Le Garde royal

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de Lissa Price

Vous rêvez d’une nouvelle jeunesse ?Devenez quelqu’un d’autre !

Dans un futur proche : après les ravages d’un virus mortel, seules ont survécu les populations très jeunes ou très âgées : les Starterset les Enders. Réduite à la misère, la jeune Callie, du haut de ses 16 ans, tente de survivre dans la rue avec son petit frère. Elle prendalors une décision inimaginable : louer son corps à un mystérieux institut scientifique, la Banque des Corps. L’esprit d’une vieille femmeen prend possession pour retrouver sa jeunesse perdue. Malheureusement, rien ne se déroule comme prévu… Et Callie prend bientôtconscience que son corps n’a été loué que dans un seul but : exécuter un sinistre plan qu’elle devra contrecarrer à tout prix !

Le premier volet du thriller dystopique phénomène aux états-Unis.

« Les lecteurs de Hunger Games vont adorer ! », Kami Garcia,

auteur de la série best-seller 16 Lunes.

Second volet : Enders

Nouvelles numériques inédites :

Starters 0.1 : Portrait d’un StarterStarters 0.2 : Portrait d’un marshal

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de Cat Clarke

LA VIE EST INJUSTE.Jem Halliday est amoureuse de Kai,

son meilleur ami, qui est gay.Pas vraiment l’idéal, mais Jem s’est faite à l’idée.

LA VIE EST CRUELLE.

Une vidéo de Kai en compagnie d’un garçona été postée sur Internet.

Il ne l’a pas supporté et s’est suicidé.

SA VIE NE SERA QUE VENGEANCE.Quoi qu’il lui en coûte, Jem a décidé de découvrir

qui sont les responsables et de les faire payer, un à un,jusqu’au dernier…

« L’un des très grands événements de l’année 2013 !

Ce roman nous concerne tous. C’est absolument bouleversant ! »Gérard Collard, France Info

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de Cat Clarke

Quatre filles.Un secret partagé.

Une montagne de culpabilité.

Alice King, 16 ans, part avec sa classe pour un séjour en écosse. Elle ne s’attendait pas à des vacances de rêve, mais jamais ellen’aurait pu imaginer la tournure cauchemardesque que vont prendre les événements.

La jeune fille et sa meilleure amie Cass se retrouvent à devoir partager un chalet avec Polly, l’asociale de service, Rae, la gothiquebipolaire, et Tara, la reine des pestes. Populaire, belle et cruelle, cette dernière prend un malin plaisir à humilier les autres à longueur dejournée.

Mais Cass compte bien profiter de cette semaine au vert pour donner à Tara une leçon qu’elle n’est pas prête d’oublier. Avec l’aidede ses camarades de chambrée.

Le vent a tourné pour la reine du lycée. L’heure de la revanche a sonné…

Une ténébreuse histoire de secrets coupables,d’amitiés troubles et de premier amour…

« Nous avions adoré Confusion de Cat Clarke, mais Cruelles

nous fait atteindre des sommets insoupçonnés ! »The Guardian

Autres romans de l’auteur, déjà parus :

ConfusionA Kiss in the dark

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