Cognition visuelle, Complexité et « Calcul » neuronal

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Cours de Sciences Cognitives à l’Ecole Polytechnique Yves Frégnac - p. 1 - HSS526 Sciences Cognitives Cognition visuelle, Complexité et « Calcul » neuronal Plan du Cours de Yves Frégnac Introduction Le calcul neuromorphique : un défi scientifique du XXIème siècle L’enjeu : décoder le langage neuronal et la musique des assemblées Comprendre et simuler l’émergence des fonctions cognitives I. Concepts empruntés à la théorie des systèmes dynamiques complexes Analyse multi-échelle Hiérarchie emboîtée « Bottom - Up » et Emergence « Top - Down » et Immergence Observables et cohérence inter-niveaux Réductionnisme et Complexité Modules et décomposition canonique : Systèmes complexes : Topologie « petit monde » II. Concepts empruntés aux Neurosciences Computationnelles Définition des Neurosciences Computationnelles Niveaux d’analyse (substrat – algorithme – code/fonction) Du potentiel d’action au code neuronal Du récepteur NMDA aux mémoires associatives III. Approches interdisciplinaires appliquées aux réseaux simplifiés chez les invertébrés Le ganglion sensorimoteur de l’Aplysie Corrélation structure fonction Analogues cellulaires de l’apprentissage Le ganglion stomatogastrique de la Langouste Reconfiguration dynamique des assemblées neuronales Neurones chefs d’orchestre Extraction de principes génériques IV. Approches interdisciplinaires appliquées aux réseaux stéréotypés chez les vertébrés Dynamic Clamp et simulation de neurones artificiels en temps réel La tranche qui « dort » Perspectives en technologie hybride

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Plan du Cours de Yves Frégnac Introduction

Le calcul neuromorphique : un défi scientifique du XXIème siècle L’enjeu : décoder le langage neuronal et la musique des assemblées Comprendre et simuler l’émergence des fonctions cognitives

I. Concepts empruntés à la théorie des systèmes dynamiques complexes

Analyse multi-échelle Hiérarchie emboîtée « Bottom - Up » et Emergence « Top - Down » et Immergence Observables et cohérence inter-niveaux

Réductionnisme et Complexité

Modules et décomposition canonique : Systèmes complexes : Topologie « petit monde »

II. Concepts empruntés aux Neurosciences Computationnelles

Définition des Neurosciences Computationnelles Niveaux d’analyse (substrat – algorithme – code/fonction) Du potentiel d’action au code neuronal Du récepteur NMDA aux mémoires associatives

III. Approches interdisciplinaires appliquées aux réseaux simplifiés chez les invertébrés

Le ganglion sensorimoteur de l’Aplysie Corrélation structure fonction Analogues cellulaires de l’apprentissage

Le ganglion stomatogastrique de la Langouste

Reconfiguration dynamique des assemblées neuronales Neurones chefs d’orchestre Extraction de principes génériques

IV. Approches interdisciplinaires appliquées aux réseaux stéréotypés chez les vertébrés

Dynamic Clamp et simulation de neurones artificiels en temps réel La tranche qui « dort » Perspectives en technologie hybride

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V. Algorithmes génériques de plasticité

Auto-organisation et analogie avec les modèles d’Ising Construire des mémoires associatives : règle de STDP positive Détecter la nouveauté : règle de STDP négative Analogues cellulaires de l’épigenèse du cortex visuel La question de James : « Entendre l’éclair et Voir le tonnerre »

VI. Un cas d’étude : Perception visuelle bas niveau et Polymorphie fonctionnelle des réseaux corticaux

Le cortex visuel – cristal Le cortex visuel – liquide Le cortexvisuel – système complexe et attracteurs dynamiques

Conclusion - Application des connaissances actuelles du fonctionnement du cerveau dans les domaines de l’information et de la technologie.

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Introduction

1. Le calcul neuromorphique : un défi scientifique du XXIème siècle

Au cours des cinquante dernières années, la communauté des neurosciences intégratives ou « systémiques » a développé des approches expérimentales et théoriques originales pour comprendre et visualiser le fonctionnement du cerveau à partir de l’activité neuronale. L’information manipulée par le cerveau est de principalement de deux natures, l’une digitale et correspondant aux temps d’émission des potentiels d’action émis par les cellules nerveuses, l’autre analogique, reflétant des opérations locales d’intégration au travers des synapses et dendrites. Les potentiels d’action sont des événements de type ‘tout ou rien’, 0-1, qui se propagent à des vitesses variables au travers de canaux de communication spécialisés, les axones. La signalisation analogique est réalisée par des changements gradués de potentiel sous l’action de l’activité synaptique qui peuvent être enregistrés au niveau microscopique, comme le potentiel de membrane d’un neurone (potentiel postsynatique), ou macroscopiques comme un potentiel de champ dont l’effet potentiel de couplage sur le réseau est jusqu’à présent ignoré.

Un des défis importants, au niveau théorique et conceptuel, est, à partir des descripteurs expérimentaux apportés par les neurobiologistes et les imageurs de simuler le fonctionnement neuronal du cerveau. Ces simulations s’appuient sur des méthodes biophysiques (théories des câbles) et informatiques (réseaux de neurones formels). Les descripteurs ou observables sont multi-échelles, du microscopique, comme le potentiel de membrane intracellulaire, les potentiels d’action, les potentiels de champ locaux, l’électro-encéphalogramme (EEG), au macroscopique, comme l’imagerie intrinsèque (signal de contraste entre les activations métaboliques liées à l’oxy- et désoxy-hémoglobine) ou extrinsèque (réponse BOLD hémodynamique en imagerie à résonance magnétique fonctionnelle). La compréhension et la simulation des activités neuronales à ces différents niveaux d’intégration ouvrent des perspectives futuristes dans le domaine de la neuro-cybernétique et du calcul neuromorphique: à terme, des technologies nouvelles devraient permettre de construire des unités de calcul « cyborgs » inspirées du cerveau, dont certaines bénéficieront de l’assemblage « hybride » en temps réel entre neurones/réseaux biologiques et artificiels.

Deux axes de recherche sont en cours de développement :

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1) l’un, à dominante médicale et application sociétale, est de compenser des déficits cérébraux décisionnels ou moteurs, en permettant le contrôle de neuroprothèses (activant des actuateurs externes) par l’activité cérébrale du patient lui-même (biofeedback). On pourra même un jour imaginer l’utilisation d’implants in situ de neurones artificiels pour compenser ou rééduquer des structures cérébrales déficientes;

2) l’autre, à dominante plus technologique, est de générer des architectures abstraites de calcul qui n’obéissent plus aux principes des machines de Turing et de von Neumann (les ordinateurs classiques et la logique symbolique), mais s’inspirent de l’organisation et du fonctionnement dynamique du cerveau. Pour être exploitables en recherche et développement (RD), ces architectures seront implémentées par des micro/nano-technologies électroniques analogiques ET digitales à grandes échelles.

Ce défi neuromorphique, nous le verrons en conclusion, a donné lieu très récemment à des efforts de recherche sans précédents dans le domaine des technologies futures émergentes au niveau international (l’action FET-Bio-I3 en Europe, le programme Synapse aux USAs). Il s’appuie sur un parti pris, qui est de simplifier volontairement le corpus de nos connaissances sur le cerveau. Le lecteur doit prendre conscience que cette approche ne prend pas en compte, en tout cas dans sa formulation actuelle, un certain nombre de domaines clés dans la compréhension du cerveau. Elle ignore (par soucis de simplification) les contributions fondamentales de la génétique, de la génomique fonctionnelle, de la neuro-pharmacologie. Elle réduit l’activitation cérébrale à sa composante neuronale et synaptique, en minorant l’impact des composantes non-neuronales, qui sont pourtant importantes : entre autres, les signaux médiés par les cellules gliales de soutien, la neuro-modulation et les hormones dont l’action éphatique ne passe pas obligatoirement par des synapses. En d’autres termes c’est un cerveau purement neuronal et synaptique (Changeux, 1983) dont nous allons parler, dépourvu de « sa chimie humide des humeurs et des passions», pour reprendre la formulation d’un neuroendocrinologue célèbre (Vincent, 1986).

2. l’enjeu : décoder le langage neuronal et la musique des assemblées

L’approche simplifiée qui sera développée au début de ce cours est une approche « bottom-up » de type légo-mécano d’un cerveau électrique, avec comme éléments de base, les neurones et les synapses. Quel langage électrique les neurones parlent-ils ? Si le signal électrique capté par une électrode fine au voisinage d’un neurone est connecté par le biais d’un amplificateur adaptateur d’impédance à un haut-parleur, ce langage neuronal prend (pour l’observateur/auditeur) la forme d’un bruit de fond sonore, auquel se superposent des « clicks » phasiques de grande amplitude. Ces « clicks », les potentiels d’action, se répètent avec une forme identique mais à intervalles irréguliers. Le bruit électrique capté par chaque neurone résulte de fluctuations incessantes de son potentiel de membrane sous l’action du bombardement synaptique du réseau. Les potentiels d’action sont propagés par l’axone et contrôlent la communication inter-neuronale au travers de synapses, en dominance chimique (certaines synapses sont électriques). Dans les aires corticales sensorielles, le siège de notre perception consciente, ces fluctuations sont d’origine soit spontanée soit évoquée, et leur profil temporel dépend du niveau de coordination dans la convergence des entrées synaptiques.

A l’évidence, le traitement de l’information ne se réduit pas à un seul neurone, mais se traduit par un concert d’activités au sein d’assemblées neuronales. Un problème fondamental est d’extraire, à partir de l’enregistrement simultané de ces neurones, une organisation temporelle et spatiale que l’on peut décoder. De nombreux électrophysiologistes et modélisateurs (Aertsen & Gerstein, 1991) ont révélé la mélodie et la structuration du langage des assemblées par une métaphore musicale, en représentant l’activité de décharge de

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chaque cellule par une note différente. L’écoute de ces mélodies sur une base de temps volontairement ralentie (d’un facteur 5 à 10) démontre la richesse temporelle de la compositionalité, et présente à l’évidence un caractère « harmonieux » à l’auditeur-observateur mélomane.

Une stratégie parallèle pour décoder le message des assemblées neuronales est d’utiliser chaque neurone enregistré comme une chambre d’écho et d’analyser par des méthodes appropriées le bruit membranaire. Par exemple, des matrices fréquence-temps du bruit membranaire peuvent être transformées (par vobulation) en un son de hauteur variable. Le contenu fréquenciel instantané révèle alors une étrange musique quand une cellule du cortex visuel primaire intègre une information en provenance d’une scène naturelle. En l’absence de stimulation visuelle, le bruit de fond délivré par le haut-parleur et qui traduit l’activité du réseau au repos est proche d’un bruit blanc. La présentation du stimulus provoque au contraire des changements en fréquence qui montrent à l’évidence que les signaux afférents à la cellule deviennent coordonnés, précis temporellement et reproductibles d’essai à essai. Cette métaphore musicale (traduite par une analyse par ondelettes) là encore témoigne de la finesse de la structuration temporelle de l’activité pré-synaptique d’un neurone, et donc de la coordination des assemblées qui conditionnent l’activité du neurone enregistré.

3. Comprendre et simuler l’émergence des fonctions cognitives

La complexité de la tâche à laquelle doivent faire face les neurosciences est de relier les observables microscopiques (synapses et neurones) ou mésoscopiques (assemblées neuronales) aux fonctions cognitives holistes du cerveau entier (perception, mémoire, décision..). Pour l’ingénieur, le cerveau peut-être décrit comme un ensemble « hardware » composé d’une multitude d’éléments interconnectés (109-1012 selon l’espèce considérée), avec un nombre de synapses par neurone qui atteint un ordre de grandeur multiplicatif considérable (103 à 104 dans le cortex). Le véhicule d’information, le potentiel d’action, est un processus ponctuel binaire de type « tout ou rien », qui est propagé le long d’axones avec une transmission lente (0.05 à 100 m/s) et se transmet de neurone à neurone le plus souvent par une communication chimique lente (0 .1-0.3 ms). Le cerveau dans son fonctionnement neuronal est donc équivalent à un système électronique composé d’éléments à fiabilité réduite et dont la bande passante en termes de communication est singulièrement limitée (par rapport à l’état de l’art en microélectronique). Malgré ce constat, le paradoxe est que les performances du cerveau en termes de calcul, traitement parallèle multi-tâche, plasticité, apprentissage, mémorisation, et résistance à la dégradation restent inégalées par des machines artificielles.

Les exemples suivants illustrent l’émergence de fonctions cognitives, en se servant de la puissance du calcul neuronal. Ce calcul est réalisé implicitement lors de processus perceptifs visuels de bas niveau ne requiérant pas l’attention :

1. les peintures d’un peintre du moyen-âge, Giuseppe Arcimboldo (Figure 1) révèlent, de façon immédiate (« pop-out »), la grammaire perceptive que nous utilisons dans la vislon des images naturelles. Devant le portrait de l’Empereur Rudolf II représenté par le peintre comme le dieu romain des saisons et des plantes (Vertumnus), nous reconnaissons un visage en combinant et « liant » de façon non-consciente les différents éléments composant ce tableau. Simultanément, et tout aussi inconsciemment, nous effectuons des opérations de catégorisation, en segmentant le visage et identifiant en parallèle chacune de ses composantes élémentaire (fruits, légumes, fleurs). Dans certaines des compositions d’Arcimboldo, l’observateur identifiera un ensemble de légumes rassemblé dans un panier sans arriver à les lier. Mais une simple rotation de 180° de l’image produit la reconnaissance immédiate

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d’un visage. Dans cette configuration, le panier perd son sens initial et gagne l’attribut de chapeau. Ces différents exemples illustrent des règles générales d’association qui sont ici un liage de la forme (théorie de la Gestalt, Koffka, 1935), opérant dans le domaine spatial.

Figure 1 / Lois de la Gestalt : à gauche, liage par la forme ; à droite par le mouvement.

2. Des lois d’associations similaires existent également dans le temps. Un des exemples les plus célèbres est celui des marcheurs chimériques (Neri et al, 1998). Demandons à un sujet humain d’enfiler une combinaison noire sur laquelle des pastilles fluorescentes seront appliquées en chacun des points d’articulation de ses membres. Dans une chambre noire, et quand le sujet est immobile, l’observateur ne perçoit qu’un ensemble de points fluorescents indépendants, puisque l’enveloppe corporelle du sujet est soustraite à sa vue. Dès que le sujet s’anime, l’observateur lie par le mouvement les différents points qui partagent une certaine forme de destin commun (un concept de la Gestalt). La perception devient celle d’un squelette humain animé. Le liage perceptif n’intervient que quand le mouvement relatif des points indique une mobilisation d’un membre physiquement réalisable ! Si un bruit est introduit en ajoutant un nuage de points lumineux décorrélés (masquage), la perception du squelette animée résiste ! Si l’on enregistre simultanément l’activation cérébrale de l’observateur, des réponses BOLD sont détectées dans une aire corticale particulière dédiée à l’intégration du mouvement biologique.

Après cette introduction métaphorique sur la musique du cerveau et la grammaire visuelle, présentons le plan de cette revue :

- les deux premières parties développeront des concepts empruntés aux neurosciences computationnelles et aux théories des systèmes dynamiques complexes. Ces concepts nous seront utiles pour aborder la complexité du cerveau.

- Les deux parties suivantes montreront deux exemples d’application d’approches interdisciplinaires à l’étude de réseaux simplifiés. Nous présenterons, à partir de la physiologie des invertébrés (ganglions et neurones géants identifiés), un constat de l’inséparabilité entre facteurs intrinsèques (excitabilité neuronale) et extrinsèques (synapses) dans l’étude des réseaux neuronaux. Nous illustrerons des approches méthodologiques nouvelles dans l’étude de circuits sensorimoteurs stéréotypés chez les vertébrés supérieurs, permettant de mieux comprendre

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l’impact de la balance entre excitation et inhibition sur la dynamique d’assemblée (genèse des rythmes du sommeil dans la tranche « qui dort »).

- Nous présenterons une revue simplifiée des algorithmes de plasticité, en soulignant l’importance de mécanismes génériques d’apprentissage, en particulier pendant les phases d’auto-organisation des réseaux corticaux qui opérent pendant des périodes critiques du développement postnatal.

- Nous illustrerons l’application des théories de la complexité à un cas d’étude de réseau cognitif particulier, le cortex visuel primaire. Cette structure corticale est responsable de l’élaboration de la vision consciente de bas niveau. Elle est le siège de l’intégration perceptive unifiée de notre environnement multisensoriel dans un référentiel d’espace péripersonnel, dominé par le sens visuel. La question centrale que nous aborderons est de déterminer si l’architecture fonctionnelle du cortex visuel, qui est par ailleurs très bien documentée, est de type simple et hiérarchique comme le présentent les livres d’enseignement (cours de Patrick Charnet), ou doit être traitée au contraire comme un système dynamique récurrent complexe (au sens des sciences physiques)? Je soutiendrai la thèse qu’un même réseau cortical est capable de reconfigurer son architecture fonctionnelle en fonction des statistiques du message sensoriel qu’il a à traiter. La métaphore avec le monde de la Physique est la suivante : la polymorphie fonctionnelle des cortex sensoriels s’apparente à celle d’un matériau malléable dont la structure interne passerait du cristal au liquide et éventuellement à une phase gazeuse, selon les perturbations mécaniques externes qui lui seraient appliquées. En d’autres termes, les neurosciences ont besoin des concepts hérités de la physique statistique pour appréhender les transitions de phases entre états collectifs. En conséquence, les modes de codage et de représentation de l’information de notre environnement sensoriel au sein des réseaux corticaux ne sont pas rigides. Ils prennent, en fonction du contexte sensoriel, des configurations dynamiques très différentes qui traduisent l’adaptation du fonctionnement cérébral à des statistiques spécifiques de haute dimensionalité apprises au cours de l’épigenèse et/ou de phases d’apprentissage comportemental à l’âge adulte.

- La conclusion résumera l’impact prospectif des connaissances actuelles du fonctionnement du cerveau dans les domaines de l’information et de la technologie.

I. Concepts empruntés aux théories des systèmes dynamiques complexes

I.1. Analyse multi-échelle

Les concepts centraux dans l’analyse multi-échelle de l’activité du cerveau trouvent leur origine dans un article princeps fondateur du domaine des neurosciences computationnelles, publié en 1988 par une philosophe, Patricia Churchland, et un théoricien, Terry Sejnowski dans la revue Science (Churchland et Sejnowski, 1988).

Hiérarchie emboîtée :

Ces auteurs insistaient sur la hiérarchie existant entre les niveaux d’organisation du système nerveux central, du microscopique au macroscopique. La figure 2 symbolise chaque niveau

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d’intégration (canaux, neurone, assemblée, cartes etc..) par des boîtes noires en regard d’une échelle spatiale s’étageant de la fraction de micron au mètre. J’ai rajouté à la figure originale le concept d’une topologie (« nested ») de poupées russes emboîtées.

« Bottom - Up » et Emergence :

Chaque niveau d’intégration intègre les propriétés spécifiques observées à des niveaux plus microscopiques d’organisation, donc inférieurs dans la hiérarchie. Il rend compte d’une construction de type « bottom-up » et de l’ « émergence » de fonctions ou représentations particulières. Ces propriétés émergentes n’existent pas à l’étage inférieur ou ne sont pas prédits par une combinaison linéaire des éléments microscopiques. Nous discuterons en détail dans le chapitre IV la genèse de la sélectivité à l’orientation d’une cellule corticale, en nous demandant si elle est prédite par l’union (au sens topologique) des champs récepteurs présynaptiques. Une question connexe est de comprendre l’émergence de la continuité locale de voisinage aboutissant au niveau mésocopique (cartes d’orientation) à des gradients progressifs de préférence fonctionnelle dans le plan des couches du cortex visuel primaire.

Figure 2 / Hiérarchie des Niveaux d’Analyse (inspirée de Churchland & Sejnowski, 1988)

« Top - Down » et Immergence :

Chaque niveau d’intégration est rendu dépendant de son inclusion respective dans des processus hiérarchiques supérieurs. C’est la propriété d’ « immergence » en théorie des systèmes complexes. En particulier, nous monterons dans la suite du cours que l’opérateur associé à la fonction de transfert neuronal dépend du contexte de la carte mésoscopique dans laquelle le neurone est inséré.

Ces principes de hiérarchie emboîtée, d’émergence et d’immergence sont centraux dans les théories computationnelles du cerveau : le but ultime n’est pas simplement d’expliquer un réseau par des molécules, des synapses et des neurones, mais de rendre compte des influences de type « bottom-up » (réductionnistes) et des influences de type « top-down »

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qui participent à la définition de la fonction du système nerveux. L’expression des propriétés holistiques du système dépend tout à la fois de la genèse d’organisation supérieure à un niveau macroscopique et de la régulation des processus d’intégration plus microscopiques par le contexte multi-échelle dans lequel ils sont activés.

Observables et cohérence inter-niveaux :

Pour étudier l’activité du cerveau, nous avons à notre disposition un éventail de technologies et d’observables, dont les dimensions dans les domaines spatial et temporel varient au travers de plusieurs unités logarithmiques. Dans une revue souvent citée, Amiram Grinvald, un spécialiste de l’imagerie corticale, et sa collègue Rina Hidelsheim, comparent les champs d’application des méthodes les plus classiquement utilisées en électrophysiologie et imagerie médicale, en liant à la fois les échelles de temps et d’espace, exprimées en unités log-log (Grinvald and Hidelsheim, 2004): l’électrophysiologie en général, qu’elle soit extracellulaire ou intracellulaire, est centrée plutôt vers la détection de constantes de temps rapides avec une définition spatiale élevée. Les techniques utilisées en imagerie médicale, qui ne s’appuient pas directement sur le signal neuronal, mais le plus souvent sur des signaux métaboliques ou hémodynamiques, ont des résolutions temporelles plus faibles, avec une définition spatiale moindre. L’analyse multi-échelle nécessite des méthodes qui permettent de couvrir l’ensemble du champ observable afin d’enregistrer la diversité des processus opérant à différents niveaux d’intégration. Ces méthodes sont peu nombreuses : actuellement l’utilisation combinée de l’électrophysiologie intracellulaire et de l’imagerie extrinsèque à colorants sensibles au potentiel permet d’aborder l’interdépendance entre le niveau microscopique (intégration synaptique neuronale) et le niveau macroscopique (propagation d’ondes de dépolarisation au niveau des aires corticales).

Figure 3 : Echelles espace-temps et mesures de l’activité neuronale

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Les liens entre observables qui peuvent être réalisés en enregistrant l’activité purement électrique du cerveau sont illustrés en figure 4. Les techniques de patch-clamp par des électrodes de verre remplies d’un électrolyte adéquat et adhérant par succion à la surface de la membrane neuronale permettent d’étudier la cinétique de canaux ioniques dans différentes configurations (par exemple : « cell-attached, inside-out, outside-out, whole cell »). La rupture de la membrane sous le lumen de l’électrode et l’accès à la cellule entière (« whole cell ») mènent à l’enregistrement simultané de l’ensemble des courants synaptiques « vus » par le neurone, sa conductance d’entrée et sa décharge neuronale. L’utilisation d’électrodes de tungsten, de pointes et conductivité variées, facilite l’intégration des lignes de densité de courant (ICSD) et des potentiels de champs (LFP) recrutés dans des volumes de tissu de plus en macroscopiques, jusqu’à l’obtention du signal électroencéphalographie (EEG). Un problème non trivial est d’expliquer les relations hiérarchiques entre les différents signaux par des modèles biophysiques adéquats.

Figure 4 / Electrophysiologie. Echelles d’observables de l’activité électrique du cerveau, de l’activation des conductances à l’électro-encéphalographie

La partie gauche de la figure 4 montre comment il est possible, à l’aide de méthodes électrophysiologiques intracellulaires et computationnelles, de passer - par une progression « top-down » - de l’enregistrement de la décharge de la cellule à la reconstitution des interactions moyennées entre les signaux de conductances excitateurs (en rouge) et inhibiteurs (en bleu) qui lui ont donné naissance. Dans l’exemple choisi, des modèles de la membrane neuronale de conductance et certaines hypothèses sur les potentiels d’inversion synaptiques ont été utilisés en complément de la reconstruction des courants synaptiques à partir d’enregistements en potentiel ou courant imposé (REF). L’inférence parait « simple », deux vagues d’excitation qui sont coupées par une vague inhibitrice résultent en deux bouffées de potentiels d’action, mais la démonstration est ardue ! La partie droite montre

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l’extension au cas d’enregistrements extracellulaires simultanés de l’activité de plusieurs neurones ou de potentiels de champ locaux.

A ce niveau mésoscopique d’observation, d’autres problèmes apparaissent quand à la définition même du signal. En effet, l’électrode intègre l’activité électrique de manière indiscriminée dans un volume spatial défini par la conductivité du capteur et du milieu extracellulaire avoisinant. L’enregistrement se fait de façon aveugle en captant tous les évènements électriques qui passent au voisinage de l’électrode, et qui ne correspondent pas forcément à une mise en relation par une synapse entre les neurones enregistrés. Dans ce cas, l’expérimentateur obtient une mesure stéréologique de l’activité électrique liée à la structure fine et les relations tridimensionnelles de voisinage entre les différents neurites. Cette mesure peut inclure des effets de champ qui ne sont pas pris en compte généralement dans les modèles de réseaux neuronaux (souvent traités sans topologie), ce qui ouvre d’autres interprétation des mesures multi-échelles de l’activité cérébrale.

D’une manière étonnante, ces signaux intégrés (potentiels de champ, enregistrements multiples) donnent en fait accès à des cohérences temporelles de manière beaucoup plus élevées que celles déduites à partir des simples signaux pris au niveau de neurones individuels. Prenons l’exemple d’activité oscillatoire au sein des réseaux corticaux. Les potentiels de champ détectent très souvent un état local de synchronie se répétant toutes les 20 ms (rythme gamma) alors que les enregistrements intracellulaires ou extracellulaires de neurones isolés ne révèlent que très rarement un caractère oscillatoire de la décharge. Les enregistrements mésoscopiques peuvent donc servir à établir des corrélations avec certaines activités cognitives de manière simple (en rythme gamma), sans que l’on soit sûr que la nature synaptique du réseau suffise seule à générer le pattern de synchronie. Ceci suggère la possibilité de décrire des comportements collectifs par des macro-variables d’état, définies non pas au niveau d’un neurone individuel mais au niveau de la colonne corticale, et qui s’abstraient ainsi de la structure fine du réseau. Notons que les physiciens ont recours à des artifices similaires en inventant des « quasiparticules » en théorie de la matière condensée. Ces particules virtuelles n’ont pas de réalité matérielle indépendante du système mais se décrivent par des équations simplifiées comme si l’effet collectif produit par un ensemble de particules pouvait être ramené au niveau purement phénoménologique à la propagation d’une particule (virtuelle) unique et d’un processus d’excitation élémentaire.

Des modèles biophysiques sont donc nécessaires pour passer du microscopique au macroscopique, ce qui signifie que la structure tridimensionnelle du réseau, la capacité que le tissu cortical a à se replier ont certainement une importance. Un problème lié, soumis à la réflexion des spécialistes en imagerie médicale, est la relation entre l’activité neuronale et l’activité hémodynamique Bold, utilisée en IRM fonctionnelle. Les travaux du groupe de Nikos Logothetis, par exemple, ont mis en relation l’activité synaptique ou les potentiels de champs enregistrés par électrophysiologie classique avec le signal hémodynamique (Logothetis et al, 2001). Dans certaines conditions, les auteurs ont pu calculer la fonction de transfert qui permet de passer du signal nerveux au signal hémodynamique. Mais cette fonction de corrélation reste une fonction contextuelle, qui dépend entièrement du contexte de l’expérience et du type de signal d’entrée (par exemple, la forme, la taille et le contraste du stimulus visuel). Il est donc impossible d’espérer réaliser une analyse inverse à partir d’un signal d’imagerie, et de reconstituer l’activité neuronale qui en était à l’origine. Si l’apport des méthodes d’imagerie (PET, fMRI), en terme de localisation des fonctions cérébrales, reste inégalé en neuropsychologie cognitive (Dehaene, 2002), la nature des signaux utilisés ne permet malheureusement pas de comprendre l’origine neurale et la génèse des activités cérébrales.

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I.2. Réductionnisme et Complexité

La conduite expérimentale et l’interprétation des observations sont contraintes par l’opposition faite classiquement entre réductionnisme versus complexité.

Modules et décomposition canonique :

Les tenants du réductionnisme dans l’étude du Vivant cherchent un nombre fini d’éléments de base, des circuits canoniques et des règles de composition. Le parti pris est expliquer du visible compliqué par de l’invisible simple, pour reprendre la formule du célèbre Physicien atomiste Français, Jean Perrin.

Systèmes complexes :

A l’opposé, l’approche issue des théories de la complexité est différente : elle utilise une hiérarchie emboîtée de niveaux d’intégration interdépendants. A chaque étape d’intégration, l’expérimentateur regarde si le « tout » est, ou diffère de, la « somme des parties ». Dans un grand nombre de cas, une certaine simplicité du comportement macroscopique résulte de la multiplicité des interactions microscopiques et de leur non-linéarité. Comme le dit si bien Rober Laughlin, la perfection d’ordre supérieur provient de l’imperfection de l’ordre inférieur (Laughlin, 2005). Des théoriciens du système nerveux comme Thomaso Poggio conclurent à l’échec annoncé d’une simulation du cerveau restreinte à l’étude de trains des potentiels d’action (Poggio, 1983). L’argument est que la prise en compte d’un seul niveau d’intégration ignore les processus d’émergence provenant des interactions non-linéaires opérant à un niveau plus microscopique. Une analyse multi échelle de signaux est donc nécessaire.

Topologie « petit monde » :

Une autre caractéristique importante qui justifie l’application du concept de complexité à la structure connexionnelle du cerveau est la topologie de « petit monde » (« small world »). D’une façon similaire à la toile de l’internet, les réseaux neuronaux corticaux présentent des connections courtes à courte-distance extrêmement fournies, des connections à longue distance plus rares et l’existence de de nœuds de communication (équivalents à des « hubs »). Cette description en « petit monde » existe à des échelles aussi bien macroscopiques que plus microscopiques et des topologies particulières sont visualisées de façon remarquables par des techniques avancées en imagerie cérébrale (Smith-Bassett and Bullmore, 2006).

Les avancées obtenues en appliquant les concepts de la théorie de la complexité à l’étude de la dynamique du cerveau, révèlent une analogie forte entre la structure effective des réseaux neuronaux et la physique des états de la matière. Par structure effective, j’entends la validation de la topologie du réseau et l’efficacité des transmissions par le fonctionnement nerveux lui-même. La prédiction qui en résulte est l’existence d’une diversité d’états organisationnels coexistant au sein d’un même réseau structurel, et qui deviendra soit « cristal », soit « liquide » soit « fumée » pour reprendre le titre du célèbre livre d’Henri Atlan sur la complexité du vivant (Atlan, 1986)

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II. Concepts empruntés aux Neurosciences Computationnelles Définition des Neurosciences Computationnelles

Les neurosciences computationelles sont souvent à tort considérées comme une technique (dominée par l’informatique) plus que comme un domaine scientifique spécifique. Pourtant, une définition plus conceptuelle est de considérer qu’elles permettent d’extraire à partir d’une hiérarchie de niveaux d’analyses des principes génériques de calcul - la « computation » , au sens mathématique déjà formulé au moyen-âge - et de plasticité dans les ensembles neuronaux. David Marr, dans son célèbre livre « Vision » (Marr, 1982) introduit la distinction de 3 niveaux d’analyses dans l’étude de chaque processus biologique: 1) le substrat biophysique, 2) l’algorithme, et 3) au niveau le plus holistique, la fonction et la computation. Nous illustrerons ce concept dans la figure 5 pour deux processus biologiques :

Figure 5 / Hiérarchie de niveaux d’analyse

Du potentiel d’action au code neuronal

Prenons l’exemple de l’activité nerveuse propagée, le potentiel d’action : le substrat biophysique correspond aux ouvertures et fermetures de canaux sodiques et potassiques ; l’algorithme c’est l’équation d’Hodgkin et Huxley, qui leur valut le prix Nobel de Médecine (Hodgkin and Huxley, 1922), qui rend compte par un système d’équations différentielles (non-linéaires) de l’évolution temporelle du potentiel de membrane en fonction des constantes d’activation et d’inactivation des canaux sodiques et potassiques. Pour un type de neurone, structure neuronale et espèce donnée, le potentiel d’action a une forme invariante (de neurone à neurone), temporellement précise et reproductible qui dépend entièrement du substrat biophysique et des canaux ioniques impliqués (qui peuvent varier selon la structure et l’espèce). Au niveau calculatoire, le même évènement est traité par le cerveau comme un événement de type « tout ou rien » qui va propager. Le code neuronal devient, à ce niveau d’abstraction, un processus discret et l’information est représentée par des chaînes de décharge synchrones (« synfire chains ») qui se propagent à l’intérieur du cerveau.

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Du récepteur NMDA aux mémoires associatives

D’une façon similaire, la hiérarchie de Marr peut être appliquée à l’étude de la plasticité nerveuse. Un cas clinique célèbre est le patient HM. Ce sujet, victime de crises d’épilepsie incontrôlables, fut opéré par un neurochirurgien célèbre, William Scoville, qui décida de résecter bilatéralement deux-tiers des formations hippocampiques et para-hippocampiques. Cette chirurgie massive, si elle résolut le problème d’épilepsie, provoqua chez HM une amnésie antérograde. Cette perte de capacité d’apprendre et de former toute nouvelle mémoire épisodique n’interférait pas ave sa mémoire de travail et procédurale et le déficit de rappel de souvenirs antérieurs à la lésion (amnésie rétrograde) paraissait d’autre part limité.

La suppression de la fonction hippocampique s’accompagne de l’absence d’activation d’un récepteur glutamatergique spécifique, le récepteur N-Méthyl-D-Aspartate (NMDA). Le récepteur NMDA a cette propriété particulière d’avoir en son centre un ionophore qui laisse passer dans certaines conditions des messagers secondaires qui vont être importants pour l’expression fonctionnelle de la plasticité synaptique. Ainsi, une fois rentré dans la cellule, le calcium libre déclenchera l’induction ou la stabilisation de la potentialisation à long terme des synapses par propagation de facteurs rétrogrades. Ces facteurs secondaires traversent à nouveau la membrane pour moduler le processus de libération au niveau de la terminaison présynaptique active.

Mais pour que le calcium libre rentre à l’intérieur de la cellule, il faut que 2 conditions soient remplies: d’une part que le message présynaptique soit présent, donc qu’un neurone afférent largue du glutamate qui va se fixer sur le récepteur NMDA en regard de la fente synaptique ; d’autre part, la membrane postysnaptique du neurone cible doit être dépolarisée suffisamment pour que le bloc du canal par des ions Magnésium (qui existe au repos) se lève. Cette dépolarisation peut être induite par exemple sous l’action de l’activité conjointe d’autres fibres afférentes. Le récepteur NMDA fonctionne donc au niveau biophysique comme un corrélateur entre l’activité pré-synaptique (qui active le récepteur) et l’état post-synaptique (dépolarisation locale membranaire).

On retrouve en fait, dans ce mécanisme biophysique, un algorithme très simple d’association, appelé « principe de Hebb ». Ce principe de plasticité, proposé par Donald Hebb dans son essai « The organization of Behaviour », a eu un impact remarquable dans des domaines scientifiques très variés, comme la cybernétique, le connexionisme, la physique et évidemment les neurosciences (Hebb, 1949). Sa formulation au niveau algorithmique est très simple : Soit une synapse d’efficacité Wij reliant deux neurones I (présynaptique) et J (postsynaptique). Le principe de Hebb propose que l’association temporelle (ET logique) entre l’activité pré- (Xi) et postsynaptique (Yj) résulte en un incrément d’efficacité (Δwij) qui obéit à l’équation d’évolution suivante :

Δwij = ε* Xi * Yj

Cette règle de plasticité par corrélation est utilisée pour expliquer la plasticité fonctionnelle des réseaux corticaux, et permet de construire des mémoires distribuées associatives. Les règles de plasticité trouvées en biologie sont en fait des règles optimales pour la capacité des mémoires associatives (revue dans Frégnac, 2002).

La comparaison de ces 2 exemples (Figure 5) montrent que l’intérêt majeur des neurosciences computationnelles est s’abstraire dans la mesure du possible du substrat bio-physique lui-même et de trouver des règles génériques. Ces règles doivent être interprétées, selon Laughlin, comme un principe de protection qui rend l’algorithme génératif d’un processus fonctionnel indépendant de son substrat physique.

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III. Exemple d’approches interdisciplinaires appliquées à l’étude de réseaux simplifiés chez les invertébrés

III.1. Le ganglion sensorimoteur de l’Aplysie

Corrélation structure fonction

Appliquons les concepts précédents au cas de réseaux neuronaux simplifiés. Chez les invertébrés, le système nerveux est composé de ganglions, sacs de conjonctif entourant un nombre limité (quelques dizaines) de corps cellulaires. Ces somas sont facilement accessibles (en digérant le tissu conjonctif par une enzyme) et de taille suffisante pour accueillir plusieurs électrodes d’enregistrement et de mesure de concentration ionique. L’intérêt de travailler chez les invertébrés provient du fait que ces somas appartiennent à des neurones géants identifiés, de morphologie invariante, qui sont répliqués à l’identique entre individus d’une même espèce.

La démonstration la plus convaincante entre structure et fonction provient des travaux remarquable d’Eric Kandel chez le mollusque nudibranche, l‘Aplysie. Les études anatomo-fonctionnelles que ce chercheur a initié, d’abord à Gif-sur-Yvette lors d’un stage postdoctorant dans le laboratoire de Ladislav Tauc, puis développées à New-York Columbia University, ont permis de comprendre l’implication de chaque cellule dans un répertoire précis comportemental.

Analogues cellulaires de l’apprentissage

Par la suite, Eric Kandel et ses collègues ont déchiffré une à une les bases cellulaires de l’apprentissage comportemental dans le ganglion sensorimoteur responsable du réflexe de retrait du siphon, du manteau et des branchies de l’Aplysie (Kandel, 1976). Ils ont ainsi reconstitué de façon « bottom-up » chez les invertébrés, les processus élémentaires, synaptiques et membranaires, responsables de formes standardisées d’adaptation comportementale. Les conditions d’induction des modifications durables du comportement ont été décrites de façon ubiquitaire dans le règne animal par Ivan Pavlov et son école : l’habituation, sensibilisation, alpha-conditionnement et le conditionnement classique L’ensemble des travaux d’Eric Kandel a été récompensé par l’obtention du Prix Nobel en biologie et médecine en 2000. Certains des schémas de plasticité synaptique ont été depuis généralisés dans différentes structures du cerveau des vertébrés.

III.2. Le ganglion stomatogastrique de la Langouste

Des démonstrations similaires de l’existence de corrélation entre structure et fonction ont été également obtenues dans le ganglion stomatogastrique de la langouste (Meyrand et al, 1991). En particulier les travaux de deux équipes Française (menée par Maurice Moulins à Bordeaux) et américaine (Eve Marder à Brandeis) constituent l’état de l’art dans la compréhension des mécanismes d’émergence fonctionnelle. Dans ces différents réseaux paucineuronaux, ces chercheurs ont pu enregistrer l’ensemble des neurones, injecter chacun d’entre eux par un marqueur fluorescent et les inactiver individuellement en déclenchant par laser leur photoexcitation. Les expérimentateurs ont donc eu accès à la fois aux propriétés des neurones en isolement complète (en l’absence d’interaction synaptique entre eux) ou, au contraire, dans un réseau intact.

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Reconfiguration dynamique des assemblées neuronales

Intéressons nous à une fonction comportementale particulière, comme l’ingestion et le broyage de nourriture dans l’estomac : une approche expérimentale réalisable chez la langouste est d’enregistrer simultanément l’ensemble des neurones dans le ganglion somato-gastrique. Elle a permis une première observation surprenante : si le potentiel de membrane de ces neurones a une tendance intrinsèque à osciller, l’expression fonctionnelle de cette oscillation reste conditionnelle de la présence de certains signaux produits par le réseau. Les enregistrements par paires spécifiques font apparaître des motifs temporels répétitifs où l’activité des neurones (les 2 lignes du bas dans la figure 6) est corrélée étroitement avec l’activité des nerfs moteurs et le comportement alimentaire. La deuxième surprise pour les expérimentateurs a été d’établir, non pas une corrélation causale entre neurones individuels et fonctions, mais des corrélations entre une mise en assemblée (avec une signature temporelle spécifique) et une fonction comportementale. Ce dernier résultat signifie que le même neurone peut être recruté dans différentes phases comportementale.

Figure 6 / Reconfiguration dynamique d’assemblées dans le ganglion stomato-gastrique du Homard (d’après Meyrand et al, 1991)

L’anatomie particulière de l’estomac chez la langouste peut être schématisée par trois compartiments, le sac oesophagien, le sac gastrique et le sac pylorique qui mène au sphincter. L’ingestion de nourriture peut être décomposée en 3 étapes motrices : l’une où chacun des compartiments est indépendant, l’une où l’ensemble fusionne en un seul compartiment et le dernier cas, où avant l’expulsion de la nourriture, deux compartiments se reconstituent avec la fermeture du col oesophagien. De façon schématique, le neurone « rose » appartient à 2 assemblées, le neurone « bleu » et le neurone « rouge » appartiennent à 3 assemblées, le neurone « vert » appartient à une seule assemblée et le reste du temps n’est pas recruté.

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Neurones chefs d’orchestre

La reconfiguration dynamique des différentes assemblées est coordonnée par d’autres neurones, qui furent identifiés plus tardivement, et dont l’activité rythme les changements d’allégance (aux différentes assemblées) en libérant des neuromodulateurs qui diffusent librement à l’ensemble du réseau. Un exemple de ces neurones « chefs d’orchestre », le neurone PS, est illustré dans la figure 6: un neurone du réseau gastrique et un neurone du réseau pilorique, qui au départ oscillaient de manière indépendante, deviennent couplés après la décharge du neurone PS. La configuration dynamique des différentes assemblées, et donc l’expression spécifique d’un comportement alimentaire, apparaissent donc contrôlés par l’état d’activation du chef d’orchestre (selon trois phases temporelles: avant son recrutement, pendant son activation, juste après son activation).

Extraction de principes génériques

Ces résultats ont des conséquences importantes quant à une validation éventuelle de l’approche légo-mécano: ils contredisent l’hypothèse généralement faite d’une séparabilité entre les paramètres intrinsèques neuronaux (répertoire des conductances membranaires régulant l’excitabilité) et les paramètres extrinsèques (liés aux synapses et à la topologie relationnelle du réseau). La connaissance à priori de la connectivité et des propriétés d’excitabilité neuronale ne permet donc pas de prédire la dynamique générale de l’assemblée, et le « tout » n’est définitivement pas « la somme des parties ».

Une question encore non entièrement résolue concerne l’existence potentielle de chefs d’orchestre chez les vertébrés supérieurs. Ces chefs d’orchestre pourraient prendre la forme de projections ascendantes diffuses, issues, entre autres, de centres neuromodulateurs noradrénergiques, dopaminergiques, sérétoninergiques et cholinergiques dans le tronc cérébral. Ces systèmes neuromodulateurs émettent en effet des axones qui traversent l’ensemble du manteau cortical du pôle occipital au pôle frontal et influencent nos fonctions cognitives au travers d’actions synaptiques et éphatiques. L’aspect distribué de ce contrôle pourrait expliquer comment le réseau peut commuter d’un état macroscopique très synchronisé (sommeil à ondes lentes SWS) à une famille d’états désynchronisés (éveil (Wake) ou sommeil paradoxal (REM)). Dans le premier cas, la trajectoire du potentiel de membrane sous-liminaire de n’importe quel neurone cortical est l’image miroir (inversion de la polarité électrique) du profil de l’électroencéphalogramme : les dynamiques microscopiques témoignent alors d’un état général de synchronie où les neurones oscillent simultanément entre un état membranaire « haut » et un état « bas ». Par contre lors du réveil, ou pendant des phases de rêve, l’ensemble du réseau se désynchronise et les liens entre l’organisation dynamique microscopique (potentiel de membrane) et macroscopique (EEG) sont transitoirement perdus.

IV. Approches interdisciplinaires appliquées à l’étude de réseaux stéréotypés chez les vertébrés.

Dynamic Clamp et simulation de neurones artificiels en temps réel

Revenons sur les méthodes électrophysiologiques et computationnelles, et montrons comment les modèles computationnels peuvent servir à l’étude à la fois de l’intégration, du traitement du signal et de la plasticité pendant le temps même de fonctionnement des réseaux neuronaux. Prenons l’exemple d’une équation standard du potentiel de membrane : l’évolution du potentiel de membrane peut être reconstruite à partir de la connaissance des

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conductances et de leur constantes d’activation et d’inactivation. Ces équations peuvent être simulées numériquement ou implémentées électroniquement, et rejouées avec des constantes de temps variées. Le tempo du neurone artificiel peut être choisi beaucoup plus rapide ou, au contraire, égalisé avec le tempo biologique.

Des techniques d’enregistrement intracellulaire en « clamp dynamique » permettent d’incorporer en temps réel des conductances ou des neurone artificiels au sein de n’importe quel circuit biologique (LeMasson et al, 1995). Le principe est de commuter à des fréquences élevées (de quelques kHz) entre un mode d’enregistrement et un mode d’injection au travers de la même électrode. L’enregistrement donne accès aux courants synaptiques (en potentiel imposé) ou au potentiel membranaire (en courant imposé). L’injection permet au neurone biologique d’intégrer le résultat de la simulation du modèle sous forme d’un courant analogique. Ce courant, par exemple, traduit à chaque instant l’influence d‘un neurone artificiel au travers d’une synapse modèle dont on fixe le potentiel d’inversion et la voltage dépendance.

Ce type de méthodologie a des applications variées : 1) la suppression active d’une conductance biologique ou, au contraire, l’injection d’une conductance artificielle que le neurone n’a pas : cet artifice permet de changer la carte d’identité du neurone. De façon imagée, le neurone parlait chinois, maintenant, sous dynamic clamp, il s’exprime en allemand ; 2) on peut injecter un contexte de réseau - c’est à dire faire croire au neurone biologique la présence d’autres neurones dont on aurait enregistré le bruit : il est ainsi possible de reproduire (en termes de bombardement synaptique) le contexte global de réseau. Ce contexte est par exemple une activité pré-enregistrée chez l’animal intact, pour être réinjecté dans une préparation plus simplifiée (tranche ou culture organotypique). A terme, on peut espérer interfacer en temps réel des réseaux biologiques et artificiels au travers de synapses réciproques artificielles.

Figure 7 / réseaux hybrides

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La tranche qui « dort »

Cette technique du dialogue hybride fut initialement développée chez les invertébrés par Gwendal Lemasson en France (LeMasson et al, 1995) et le groupe d’Eve Marder à Brandeis (Sharp et al, 1993). Elles ont été appliquées depuis plusieurs années pour l’étude de réseaux fonctionnels stéréotypés chez les vertébrés supérieurs. Un exemple illustratif, développé en collaboration par Gwendal Lemasson et Thierry Bal au sein de mon laboratoire, est l’étude des boucles récurrentes entre neurones excitateurs (cellules relais thalamo-corticales) et inhibiteurs (neurones du noyau périgéniculé) (LeMasson et al, 2002). Ces boucles réciproques excitation-inhibition sont responsables des cycles du sommeil dans le complexe thalamique des mammifères.

L’anatomie spécifique du furet permet d’isoler au sein d’une même tranche de tissu les neurones excitateurs et inhibiteurs, qui par des boucles récurrentes simples, produisent des rythmes du sommeil qui se propagent évidemment dans le cortex. Les électrophysiologistes bénéficient alors d’un circuit in-vitro en tranche, où les conditions d’enregistrement sont plus simples (le thalamus est une structure profonde) que chez l’animal intact, et où l’environnement pharmacologique peut être contrôlé. Par ailleurs, les neurones géniculés et périgéniculés expriment un répertoire limité de conductances, ce qui permet d’obtenir des modèles très réalistes de leur fonctionnement électrique. L’enregistrement en dynamic clamp d’un neurone excitateur donne la possibilité de le connecter à un partenaire virtuel inhibiteur au travers de synapses artificielles réciproques reproduisant les effets gradués de la transmission glutamatergique et Gaba-ergique. Des entrées sensorielles peuvent être simulées au niveau du neurone enregistré en le couplant au travers d’une synapse artificielle à une rétine artificielle. Le modèle de rétine est utilisé pour rejouer en temps réel les statistiques d’entrés que le modélisateur souhaite imposer, et l’expérimentateur mesure les fonctions de transfert des neurones sensoriels dans des situations couplages variées.

Figure 8 / La tranche « qui dort » (graphiques de Thierry Bal, avec permission)

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Perspectives en technologie hybride

Quel est l’intérêt d’une telle procédure de contrôle cybernétique ? L’ajustement par l’expérimentateur du gain des synapses artificielles présente l’énorme avantage d’explorer la totalité de l’espace de phase défini par les conductances excitatrices et inhibitrices. Dans la situation physiologique naturelle, le poids relatif des synapses est fixé par le choix de la préparation (culture, tranche, cerveau intact) et échappe à grande partie à un contrôle quantitatif par l’expérimentateur. Dans la situation de clamp dynamique, la méthode hybride donne un contrôle paramétrique exhaustif et permet d’observer toutes les potentialités dynamiques du système. Dans le cas du réseau thalamique, Thierry Bal et Gwendal Le Masson ont pu ainsi mesurer les variations du transfert rétino-thalamique en faisant varier systématiquement la balance excitation-inhibition. Cette exploration paramétrique démontre le blocage du transfert de l’information sensorielle lors de la genèse de rythmes oscillants semblables au sommeil lent (LeMasson et al, 2002).

Ce type d’approche peut être complexifié, en simulant par exemple le bombardement synaptique exercé par le cortex par des modèles d’Ornstein et Uhlenbeck, et ainsi implémenter des processus de contrôle descendants (du cortex vers les stades de traitement plus en amont).

V. Algorithmes génériques de plasticité

Les techniques précédemment exposées ouvrent la perspective de dialogues hybrides entre neurones biologiques et artificiels. Elles pourront permettre l’implémentation in situ d’algorithmes théoriques de plasticité au sein de réseaux fonctionnellement identifiés. Un intérêt de ce type d’approche est de greffer fonctionnellement des circuits artificiels utilisant le langage neuronal et jouant en temps réel le rôle de superviseurs locaux. Ces superviseurs pourraient guider la potentialisation ou la dépression de contacts synaptiques. Ils pourraient réallouer de nouveaux espaces de travail neuronaux pour des calculs qui ne sont plus réalisés par des circuits biologiques rendus déficients par une atteinte cérébrale, des maladies neurodégénératives ou la dégénérescence des organes sensoriels récepteurs (comme dans le cas de la dégénrescence maculaire liée à l’âge). L’espoir à long terme est qu’une technologie hybride adaptée et appliquée de façon distribuée au sein du réseau cortical (et non pas intracellulairement) permettra d’utiliser des algorithmes de plasticité de manière non-supervisée, en laissant le fonctionnement évoqué du cerveau guider lui-même la rééducation des neurones biologiques par leurs partenaires artificiels.

Auto-organisation et analogie avec les modèles d’Ising

Un premier pas dans cette direction futuriste est d’extraire du fonctionnement du vivant des algorithmes génériques de plasticité qui s’abstraient en grande partie de la spécificité du substrat neuronal. Dans les années 70, des théoriciens de la physique statistique du ferromagnétisme ont utilisé la formulation des modèles d’Ising pour décrire les processus d’auto-organisation des cellules du cortex visuel (Cooper et al, 1979). Dans ces modèles, l’orientation préférée des champs récepteurs est considérée comme le spin d’une particule élémentaire et les cartes d’orientation comme l’ordonnancement spatial des spins induit par un champ magnétique. Ce champ reflète la structuration imposée par les corrélations présentes dans le message sensoriel auquelles s’ajoutent celles produites par le couplage interne à longue distance au sein du réseau. Le parallélisme avec les concepts de physique théorique a permis de valider rapidement le concept d’auto-organisation des réseaux corticaux sensoriels. La stabilisation fonctionnelle opérant au cours de périodes critiques du

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développement (l’épigenèse fonctionnelle) aboutit à la formation de mémoires associatives au niveau cortical reflétant l’expérience sensorielle passé. Les poids synaptiques stockent de façon distribuée l’information de corrélation apprise de l’environnement.

Ces règles de plasticité, qui s’apparentent à la règle de Hebb (voir chapitre II.2), ont été validées dans des substrats biologiques très divers, de la culture organotypique à l’organisme entier, des invertébrés aux vertébrés (revues dans Brown et al, 1990 ; Bi and Poo, 2001 ; Frégnac, 2002). Bien que leur expression fonctionnelle apparaisse beaucoup plus diversifiée que pensée initialement, deux formes associatives prédominent (voir partie gauche en bas de la figure 9):

Construire des mémoires associatives : règle de STDP positive

La régle de corrélation positive entre activités pré- et post-synaptiques garde un caractère de causalité : l’association répétée entre un potentiel d’action présynaptique (PRE) et un potentiel postsynaptique (POST) aboutit à une potentialisation de l’efficacité de transmission de la synapse, quand l’évènement présynaptique précède l’évènement postsynaptique (Markram et al, 1997). Elle produit une dépression pour l’ordre temporel inverse. La sélectivité temporelle de la règle correspond à une fenêtre d’éligibilité de la plasticité de quelques dizaines de millisecondes, dans un sens ou dans l’autre. Cette sélectivité justifie l’acronyme de STDP (« Spike Timing Dependent Plasticity »). Aucune plasticité n’est observée pour des intervalles plus longs (mis à part des formes non associatives de potentialisation). Cette forme de plasticité est trouvée de façon prédominante dans le néocortex, le cortex moteur, l’hippocampe. Elle permet la formation de mémoires distribuées de nos environnements dans les aires sensorielles et l’hippocampe (carte de cellules de lieu dans l’hippocampe) et renforce la planification de nos actions « naturelles » les plus fréquentes, dans les structures prémotrices ou décisionnelles.

Détecter la nouveauté : règle de STDP négative

La régle de corrélation négative entre activités pré- et postsynaptiques correspond à la prédiction opposée : l’association répétée entre un potentiel d’action pré-synaptique et un potentiel postsynaptique aboutit à une potentialisation quand l’évènement postsynaptique précède l’évènement postsynaptique, et une dépression dans le cas inverse. La sélectivité temporelle de la règle correspond également à une fenêtre de quelques dizaines de millisecondes dans un sens ou dans l’autre, et aucune plasticité n’est observée pour des intervalles plus longs (mis à part des formes non associatives de potentialisation). Cette forme de plasticité est démontrée dans le lobe électrosensoriel du poisson électrique (Bell et al, 1997), et sa présence est suggérée par des modèles mais encore non démontrée dans le système thalamocortical sensoriel (Foldiak, 1990). Le rôle fonctionnel est d’enlever les redondances, en supprimant ce qui est attendu ou prédit par l’acte moteur qui sert à la prise d’information sensorielle. Ce mécanisme de filtrage adaptatif perceptif pourrait avoir des constantes de temps beaucoup plus rapides que la STDP positive. Il favorise la transmission d’évènements nouveaux ou inattendus dans le message afférent.

Analogues cellulaires de l’épigenèse du cortex visuel

A ces règles dominantes s’ajoutent des processus de normalisation et d’homéostasie qui tendent à maintenir constant la somme des gains synaptiques afférents à un neurone. D’autres règles, synergiques et pseudo-Hebbiennes dans leur concept, pourraient d’appliquer aux synapses inhibitrices, bien que leur rôle prédominant est de bloquer toute expression de plasticité. Plusieurs modes de contrôle de la plasticité sont potentiellement fournis par les circuits inhibiteurs. Le site périsomatique des terminaisons inhibitrices résulte en un shunt (au sens électrique) effectif du potentiel de membrane, bloquant ou affaiblissant la rétro-propagation du potentiel d’action vers les dendrites distaux, le recrutement de conductances

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potentiel dépendantes et l’activation de récepteurs NMDA qui contrôlent l’entrée des messagers secondaires à l’induction de la plasticité.

L’importance des règles Hebbiennes et l’impact fonctionnel de périodes forcées de coactivité a été démontrée en particulier les cortex sensoriels au cours de périodes critiques. Mes propres travaux, en collaboration avec Daniel Shulz et Dominique Debanne, nous ont permis de reproduire, pendant le temps d’enregistrement (extracellulaire ou intracellulaire) d’un neurone du cortex visuel primaire, des analogues cellulaires de l’épigenèse (Frégnac et al, 1988 ; Frégnac et al, 1999). Ainsi, par un contrôle imposé de la corrélation entre certaines caractéristiques du stimulus visuel (orientation, direction, ocularité, polarité de contraste) et la décharge postsynaptique, les cellules conditionnées changent de préférence fonctionnelle. Les changements induits sont similaires à ceux observés au cours du développement, lors d’une exposition restreinte à une orientation, une direction ou ocularité (revue dans Frégnac and Imbert, 1984). Ils tendent pour la plupart à potentialiser les réponses associées à une covariance positive du niveau de décharge, et déprimer les réponses associées à un blocage forcé de la décharge pendant le conditionnement.

Dans l’exemple illustré dans la partie supérieure droite de la figure 9, le neurone répond initialement très bien à une orientation verticale, et très peu à l’horizontale. Pendant la procédure d’appariement, l’expérimentateur injecte un courant ou un agent pharmacologique pour moduler le niveau d’activation postsynaptique : pour une classe de stimulus (e.g. le stimulus initialement préféré), il bloque l’activité du neurone ; en alternance, il renforce artificiellement l’activité du neurone pour une classe de stimuli réputé « perceptuellement différent » (e.g. l’orientation orthogonale). Quelques dizaines d’associations différentielles suffisent à réorganiser de manière prédictible la préférence fonctionnelle du neurone : le neurone qui codait la verticale devient un neurone qui code l’horizontale comme le représentent les courbes d’accord polaires à l’orientation. Ce type d’apprentissage où le superviseur est externe (ici l’expérimentateur) pourra être remplacé à terme par des neurones artificiels qui seront « greffés » en quelque sorte dans le circuit biologique au travers de synapses artificielles. Avec des contraintes extrêmement minimes, on peut espérer changer la connectivité biologique, sous l’effet de la compétition continuelle entre connections artificielles et biologiques.

Figure 9 / Algorithmes de Plasticité synaptique et exemples de plasticité fonctionnelle

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La question de James : « Entendre l’éclair et Voir le tonnerre »

D’autres travaux électrophysiologiques montrent que les changements fonctionnels produits par des corrélations forcées entre le code sensoriel et l’activité corticale s’accompagnent d’une restructuration dramatique de la connectivité intrinsèque du réseau, et dans certains cas de sa structure anatomique. Prenons l’exemple d’un changement du format de l’entrée sensorielle, obligeant notre cortex auditif à traiter des informations visuelles ou notre cortex visuel à analyser des sons. Qu’adviendrait il d’une telle exposition forcée ? Les réseaux corticaux en développement répondraient-ils aux contraintes génétiques de spécialisation qui décide de l’architecture finale indépendamment de l’expérience sensorielle ? Ou au contraire, changeraient-ils de spécialisation, révélant une totipotence de la fonction corticale, que l’expérience sensorielle viendrait différencier dans les premières phases de la vie postnatale ?

Des protocoles particulièrement sophistiqués ont été réalisés par le groupe de Mriganka Sur au MIT chez le furet, un animal dont le développement périnatal est très retardé par rapport à celui d’un chat ou d’un singe-écureuil (Sharma et al, 2000). Pendant les premières semaines postnatales, il est en effet possible de modifier dans cette espèce la spécificité du cablage sensoriel entre la périphérie sensorielle et des structures centrales (dans le cas présent, le colliculus et le système thalamocortical) : l’appariement entre vision et structures auditives est induit en sectionnant les entrées sensorielles d’un type donné (ici auditives), libérant les sites postsynaptiques qui auraient normalement été envahis par les fibres lésées. Des processus de croissance orientée permettent l’envahissement du relai déafférenté par des fibres sensorielles d’une autre modalité (ici la vision) qui sont encore en croissance.

Les conséquences fonctionnelles de ce recablâge sont dramatiques : l’imposition de corrélations entre les décharges neuronales transmises par les fibres visuelles déroutées vers le thalamus auditif pendant les premiers stades du développement et l’activité du réseau cortical aboutit à l’apparition de cellules visuelles sélectives à l’orientation au sein du cortex auditif primaire ! La connectivité horizontale dans ce cortex recâblé, ressemble une fois stabilisé non plus à celui d’une aire auditive, mais à celui d’un cortex visuel intact. Ces travaux apportent donc une réponse inattendue à la question de William James, le grand-père de la psychologie expérimentale Américaine (James, 1890): la plasticité développementale permet de changer l’architecture du cortex auditif pour entendre l’éclair ou celle du cortex visuel pour voir le tonnerre !!

Ces exemples de plasticité forcée sont le plus souvent observés chez l’animal en développement, au cours d’une ou plusieurs périodes critiques postnatales. D’une façon inattendue, les mêmes procédures supervisées produisent des changements fonctionnels même quand elles sont réalisées à l’âge adulte. L’amplitude des changements induits est moindre et reflète une attrition dans le substrat potentiel : par exemple, dans le cas de la sélectivité à l’orientation, une nouvelle préférence peut être établie si l’orientation présentée pendant le conditionnement appartient au domaine de compétence initiale de la cellule.

V. Un cas d’étude :

Perception visuelle bas niveau et Polymorphie fonctionnelle des réseaux corticaux

Intéressons nous de façon plus approfondie à une structure cérébrale dont les fonctions cognitives sont les plus éminentes : le cortex visuel primaire. Cette structure représente un cas d’étude de réseau cognitif, qui est parmi les plus documentés, tout aussi bien au niveau

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structurel que fonctionnel. Cette structure organisée en 6 couches reçoit une projection ordonnée de la rétine via le thalamus et constitue le point de passage obligé de la perception consciente bas niveau (qui ne requiert pas l’attention) avant de se propager au reste du manteau cortical. Sans cortex visuel primaire, le patient humain devient « aveugle d’esprit », bien qu’il reste cependant capable de pointer en direction d’un objet nommé mais non « vu ». Dans ce dernier cas, le traitement reste effectué au niveau sous-cortical, au travers des projections phylogénétiquement plus anciennes (en particulier, entre rétine et colliculus).

Chez le sujet intact, le cortex visuel est un amplificateur de la fonction visuelle, et du grain « neuronal » de la représentation : là ou un million de fibres partait de la rétine pour contacter un même nombre de cellules thalamiques, le cortex met à notre disposition mille fois plus de cellules. Les fils d’entrée de la structure corticale, les axones qui prennent leur origine à l’étage d’en dessous, le thalamus, sont très peu nombreux (6%) par rapport aux connexions (94%) qui en majorité rebouclent à l’intérieur de la structure. L’architecture interne du cortex visuel est composée par une profusion de connexions, locales ou latérales, courant dans le plan des couches. Elle intègre aussi un contingent (plus clairsemé) de fibres en provenance des aires corticales supérieures. Ce système de rétro-contrôle aide les représentations corticales primaires à traiter l’information nouvelle, qui ne peut pas être prédite par notre propre motricité qui nous sert à explorer activement l’environnement. La modulation qui en résulte se fait en fonction de « priors » ou autres inférences perceptives, obtenues par raisonnement ou abstraction.

La plupart des livres d’enseignement en neuroscience présentent encore le cortex visuel comme un relais sensoriel organisé de manière sérielle et hiérarchique, où la plupart des propriétés fonctionnelles sont héritées de l’étage précédent (Kandel et Schwartz, 1985 ; Bear et al, 1996). La spécificité des fonctions est obtenue par la précision du câblage anatomique et cette machinerie paraît au premier abord dominée par les contraintes génétiques. Pourtant cette conception s’accommode mal de la profusion de la connectivité interne du cortex, et des résultats récents, incluant ceux de mon équipe de recherche à l’UNIC, suggèrent que cette description n’est que très parcellaire et ne rend pas compte de la complexité de la dynamique corticale. Dans ce chapitre, je soutiendrai la thèse que le cortex visuel est semblable, au niveau organisationnel, à une matière polymorphe, dont la structure « effective » change selon les propriétés statistiques spatio-temporelles du message sensoriel. Cette structure varie du cristal au liquide, et du liquide à une organisation plus complexe, selon la dimensionalité et la « naturalité » des scènes visuelles à traiter.

Le cortex – cristal :

Le dogme dominant est de considérer le cortex visuel comme une mosaïque cristalline de modules élémentaires, les « colonnes », responsables du traitement de traits orientés. La connectivité mise en valeur par ce modèle est constituée par une cascade de projections directes d’un relais à un autre de rang hiérarchique immédiatement supérieur, imprimant à l’intérieur du cerveau l’empreinte neurale de l’organe sensoriel (ici les rétines). Elle s’apparente à la représentation prémonitoire des voies visuelles par le philosophe René Descartes, dans le traité de l’Homme (Descartes, 1664). A partir du simple examen d’un oeil de boeuf dont il avait sectionné le pôle postérieur et la découverte des lois de l’optique phsyiologique, Descartes imaginait que des points homologues de chaque rétine (et conjugués d’un même point dans l’espace visuel) se projetaient à l’intérieur du cerveau sur les murs latéraux des ventricules, pour former deux cartes monoculaires de notre environnement sensoriel. Il proposait une mise en correspondance des points d’activation monoculaires sur une structure binoculaire plus centrale (ayant accès à l’information issue des deux yeux). Cette structure était, pour Descartes, l’épiphyse ou la glande pinéale, et constituait le siège de notre perception consciente (décodée par l’homoncule). Cette

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représentation annonçait avec trois cents ans d’avance, la découverte faite par David Hubel et Torsten Wiesel (prix Nobel de médecine en 1982) de la voie de traitement des formes, qui mène de la rétine par les couches monoculaires du thalamus au cortex visuel primaire. Les cellules du cortex visuel peuvent être vues comme une version moderne et distribuée de l’homoncule, puisqu’elles analysent les traits particuliers de l’environnement (une flèche dans l’illustration de Descartes ; propriété de sélectivité à l’orientation pour Hubel et Wiesel) au travers des projections nerveuses ordonnées (propriété de rétinotopie) en provenance des deux yeux (propriété de binocularité).

Figure 10 / Le traité de l’Homme (René Descartes, 1644).

Les travaux de David Hubel et Torsten Wiesel ont été réalisés pour la plupart chez le chat ou le singe anesthésié et paralysé, et en stimulant un écran avec des spots ou des barres lumineuse (Hubel and Wiesel, 1962 (chat) ; 1974 (singe); Hubel, 1988 (livre); Wiesel, 1982 (Nobel lecture)). L’animal ne bougeant pas les yeux, la relation entre l’écran et chaque rétine est invariante au cours de l’expérience. Ces chercheurs ont réalisé une exploration 1D exhaustive de la structure corticale au moyen d’une simple électrode en tungsten dont la pointe permettait de capter l’activité nerveuse des cellules échantillonnées proche de la pointe (<50 µm) au cours de la descente. Par un artéfact ingénieux, consistant à transformer le signal extracellulaire électrophysiologique en un signal sonore (dont l’audition fournit une analyse fréquencielle immédiate), Hubel et Wiesel reconstruirent patiemment l’organisation spatiale des champs récepteurs (la zone de l’espace rétinien/visuel dont la stimulation module l’activité de la cellule). Pour chaque cellule visuelle rencontrée, ils purent déterminer sans ambiguïté une orientation préférée correspondant à la décharge maximale de la cellule. La reconstruction du trajet de la descente de l’électrode par rapport au plan des couches aboutit au constat suivant : les propriétés des champs récepteurs étaient invariantes quand l’électrode pénétrait perpendiculairement par rapport au plan des couches (et la surface du cortex). Au contraire, quand l’électrode était déplacée dans le plan des couches, l’orientation préférée se modifiait graduellement en fonction de la distance d’une cellule à la suivante révélant la régularité macroscopique qui est celle du champ d’orientation.

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La description faite par Hubel et Wiesel des champs récepteurs corticaux s’inscrit dans une conception hiérarchique et sériel de traitement où le « tout » est la « somme des parties ». A chaque étape de l’intégration, de la rétine au thalamus, du thalamus au cortex visuel primaire, du cortex visuel primaire aux aires secondaire, la fonction qui en résulte ne reflète qu’une simple règle de convergence. L’union topologique des champs récepteurs afférents à un même neurone prédit l’organisation spatiale du champ récepteur exprimé par sa décharge. Le mérite de cette vision simpliste de l’architecture fonctionnelle de V1 reste le fait qu’à partir d’une exploration 1D, Hubel et Wiesel ont été capables de reconstruire une architecture 3D dans le cortex, en mettant en valeur sa stéréotypie modulaire. L’hypercolonne fonctionnelle correspond à un bloc de matière grise corticale de 1 mm de section et 2 mm d’épaisseur, rassemblant toutes les cellules cibles contactées (au travers du thalamus) par un point de l’espace au travers de tous les filtres fonctionnels possibles (partie gauche supérieure de la figure 11): ainsi, le même point sera vu par l’œil gauche et par l’œil droit et sera filtré au travers de différentes colonnes de préférence d’orientation. Dans le contexte des sciences de l’ingénieur, l’hypercolonne devient le substrat structurel d’un bloc de calcul élémentaire : la fonction de transfert corticale, équivalente à la réponse impulsionnelle en théorie des systèmes linéaires. Le réseau cortical devient équivalent à une assemblée d’hypercolonnes tapissant chaque point de la réprésentation rétinienne au niveau du manteau cortical. En d’autres termes, le résultat attendu du traitement cortical est celui de la convolution entre rétine et hypercolonne. Un exemple où la préférence fonctionnelle des domaines corticaux est représentée par un code couleur est illustré dans la partie supérieure droite de la figure 11.

Figure 11 / Architecture fonctionnelle « cristalline » du cortex visuel

Les travaux les plus récents en imagerie calcique bi-photonique (du groupe de Clay Reid à Harvard, en particulier) ou en imagerie de colorants sensibles au potentiel, semblent à

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première vue valider le modèle d’hypercolonnes (partie en bas à droite de la figure 11). Si, quelque soit le mode d’imagerie choisi, l’on colore dans le plan des couches les domaines corticaux selon leur préférence d’orientation fonctionnelle, une architecture cristalline apparait où une même préférence se répète en moyenne tous les millimètres dans le tissue cortical. En imagerie microscopique bi-photonique, les amas de corps cellulaires peuvent être segmentés selon leur préférence d’orientation par des plans séparateurs avec une précision de quelques dizaines de microns (Ohki et al, 2005 ; 2006).

Un tel arrangement est souvent interprété comme la manifestation d’un ordre établi à un niveau exclusivement microscopique (la précision spatiale de l’adressage neuronal). Cependant ce type de représentation masque l’aspect multi-échelle des mesures : les points colorés dans la figure 11 ne sont que les somas des neurones. Dans la réalité, les dendrites de chaque neurone s’étendent sur un voisinage de plusieurs centaines de microns et les points de contacts sont distribués à l’ensemble du neurite. Le code couleur attribué à chaque neurone représente lui-même un calcul complexe de la part de l’observateur (codage de l’orientation préférée). Ce calcul ne peut être effectué qu’après avoir mesuré la réponse calcique de chaque cellule quand l’ensemble du réseau cortical a été stimulé visuellement, et ceci pour toutes les conditions d’orientation possibles. Le résultat de l’imagerie est donc obtenu par la projection d’un espace d’observables beaucoup plus large sur la structure microscopique-somatique du réseau. Il traduit le lissage conformationnel d’un moyennage intégré sur l’ensemble du réseau. La régularité du pattern microscopique n’est donc qu’apparente et son origine est indissociable du contexte macroscopique du réseau (propriété d’immergence définie dans le chapitre I.1.).

La comparaison des relations de voisinage en termes de préférence d’orientation chez différentes espèces semble éclairer le débat. Dans le cortex visuel du rat, dont la connectivité récurrente est plus réduite, les cellules semblent pour la plupart sélectives à l’orientation mais les champs d’orientation (et leur gradient spatial) n’existent pas comme chez la plupart des vertébrés supérieurs : des cellules voisines ne codent pas des orientations voisines. Chez le chat, le furet ou le singe, au contraire, où la connectivité récurrente est exubérante, les neurones voisins ont des orientations voisines. Cette différence pourrait en fait traduire l’émergence d’une complexité organisationnelle plus grande chez les espèces les plus évoluées. La régularité du gradient spatial de préférence fonctionnelle traduit, comme dans un système de particules dotées d’un spin, l’existence de forces de liage « horizontal » qui viennent aligner les orientations préférées des cellules voisines.

Le cortex - liquide

L’architecture fonctionnelle d’un même réseau peut-être déclinée en activant de façon différentielle des connexions de nature très différente. Dans le cas précédent, elle était vue comme reflétant l’ordre cristallin des projections directes extrinsèques (structuration « feedforward »). Cet ordre est propagé dans le réseau cortical par le biais de connexions puissantes opérant selon l’axe « vertical » intra-columnaire et renforçant les liens entre les différentes couches. Nous allons maintenant amplifier la visibilité des connections horizontales, en nous centrant sur la projection naturelle du champ visuel sur le plan des couches corticales. Dans ce contexte, on s’abstrait des subdivisions laminaires, ce qui revient à projeter la structure 3D sur le plan d’une seule couche. Le cortex devient alors une surface réceptrice liquide agitée par le bombardement visuel, et l’électrode d’enregistrement en un point fixe capte l’écho des vagues d’activation qui passent à la proximité de sa pointe.

Cette métaphore d’échographie synaptique prend tout son sens si l’enregistrement est réalisé intracellulairement (par électrode fine ou électrode de patch). Les fluctuations membranaires évoquées par les connexions latérales sont le plus souvent sous-liminaires (la

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cellule reste silencieuse, c.a.d. n’émet pas de potentiels d’action) et prennent le plus souvent la forme de dépolarisations transitoires de quelques mV d’amplitude. L’étendue de la périphérie « silencieuse » des champs récepteurs corticaux dépend du type de stimulus utilisé, et du degré de sommation spatiale et temporelle utilisé. La taille de ces champs varie de 2 à 3 degrés d’angle solide pour des points lumineux (équivalents à une impulsion de Dirac), à 10 à 15° pour des anneaux de stimulation de fréquence spatiale (où la sommation est beaucoup plus importante). En conséquence, et en dépit d’un champ de décharge « tubulaire » restreint à moins de 1 à 2° en vision fovéale, les neurones corticaux intègrent l’information spatiale au travers d’une fenêtre de sensibilité spatiale beaucoup plus étendue. Le deuxième point remarquable que l’on peut déduire des enregistrements intracellulaires est que les échos synaptiques sont d’autant plus tardifs que le stimulus qui y donne naissance est éloigné du centre de décharge. Les latence synaptiques sont de 10 à 50 ms pour quelques degrés d’excentricité, et dépassent le délai de transmission rapide de la rétine au cortex !

Figure 12 / Architecture fonctionnelle « liquide » du cortex visuel

Le schéma gauche de la figure 12 représente deux chemins d’intégration du message sensoriel selon que le stimulus est présenté dans le centre du champ récepteur classique (le centre de décharge) ou au contraire dans sa périphérie « silencieuse ». Dans les 2 cas, l’empreinte de l’activation visuelle a un effet puissant immédiat et la voie de projection directe via le thalamus excite le cortex en 2 points d’impacts distants. La distance entre ces sites d’activation primaire obéit au principe de rétinotopie : chez le chat par exemple, cinq degrés d’excentricité visuelle (Δxv) correspond à 5 mm de distance dans le cortex visuel (Δxc). Le schéma interprétatif proposé est que le site d’activation distale génère alors un relais intracortical qui se projette au travers d’axones « horizontaux » de longue distance (jusqu’à 10 mm chez le chat) sur la cellule enregistrée. L’écart de latence temporelle entre les stimulations distale et centrale reflète donc entièrement le temps de propagation intracorticale. L’expérience donne directement accès à Δxv et Δt. Les bases de données de la littérature donnent accès à Δxc. Calculons la vitesse de propagation apparente horizontale donnée par Δxc(inférée)/Δt(mesurée). Le résultat donne une estimation lente de la vitesse de propagation (0.1 à 0.3 m/s dans Bringuier et al, 1999), dix à cent fois plus lente que les projections directes (respectivement de type X et Y) et dix fois plus lente que le retour des aires corticales supérieures (par exemple de V2 et MT sur V1).

Inversons cette mesure de convergence synaptique par un modèle très simple. Le réseau cortical étant hautement récurrent, faisons l’hypothèse simplificatrice de connexions récurrentes symétriques entre neurones, avec des mêmes délais synaptiques. Si 10 ms sont nécessaires pour aller de A à B, 10 ms seront observées pour aller, en retour, de B à A. La prédiction du modèle est, qu’à partir d’un pattern de réception d’échos synaptiques (schéma de convergence, figure 12), nous pouvons reconstruire un pattern de propagation latérale

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(schéma de divergence, partie droite de la figure 12). Ce modèle transforme la lecture d’une imagerie synaptique microscopique visualisée dans des coordonnées visuelles en une imagerie macroscopique de propagation à l’intérieur du réseau cortical (Frégnac et al, 2009). La validation (ou infirmation) de ce modèle peut être réalisée à l’aide d’autres mesures expérimentales, spécialisées dans la détection de dépolarisation dans le tissu cortical. Les mesures directes (Benucci et al, 2007) de la fonction de dispersion corticale réalisées en imagerie avec des colorants sensibles au potentiel presque dix ans après cette prédiction, confirment l’observation de vagues de propagation dans le plan des couches corticales, avec exactement la même vitesse (0.1-0.3 m/s) que celles prédites par les échos intracellulaires (Bringuier, 1999). Ceci signifie que l’inférence faite au niveau microscopique d’une vague de propagation est vérifiée au niveau macroscopique. Ces prédictions peuvent être poussées plus avant : suivant la nature (force, densité temporelle, contraste) du stimulus inducteur, la vague dépolarisante intracorticale se propage comme une « croyance » fonctionnelle à l’intérieur du réseau, qui va influencer les processus d’intégration locaux réalisés par les neurones corticaux. Deux fonctions peuvent être attribuées au couplage horizontal : l’une est d’être un mécanisme génératif des lois psychologiques de la Gestalt (continuité dans l’espace et de destins communs dans le temps) ; l’autre, plus hypothétique, est de faciliter l’intégration de l’information de collinearité lors de saccades oculaires (revue dans Séries et al, 2003). La vitesse de déplacement rétinien lors de la saccade correspond en effet à une mise en phase dans le cortex de l’information échantillonnée le long de l’axe des champs récepteurs alignés avec l’exploration saccadique avec la vague d’activation horizontale.

Le cortex – système complexe et attracteurs dynamiques

La troisième architecture révélée par les statistiques du signal d’entrée apparaît lors du traitement des scènes naturelles : dans un tel contexte, le cortex visuel peut être vu comme un système dynamique complexe qui fonctionne près du chaos déterministe. Les travaux de Vinje et Gallant (2000) furent les premiers à montrer une raréfaction des potentiels d’action lors de l’exploration naturelle d’une scène visuelle naturelle, comme si, dans de telles conditions, chaque neurone cortical tendait à décorreler sa réponse de celle du réseau. Des approches théoriques, en particulier de David Field (1995), Eero Simoncelli et Bruno Olshausen (2001), montrèrent qu’un mode de codage optimisant la quantité d’information portée par chaque potentiel d’action pouvait être généré en supposant que le cortex visuel utilise son nombre immense de neurones pour décomposer la scène en composantes indépendantes.

Figure 13 / Architecture fonctionnelle « complexe » du cortex visuel (données de Baudot, Levy, Marre, Monier et Frégnac)

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Les travaux en cours dans mon laboratoire ont confirmé les observations du groupe de Gallant chez l’animal anesthésié, ce qui suggère que la sparsification d’activité ne requiert pas de signal lié à l’attention mais que les interactions entre centre et pourtour sont suffisantes pour générer les effets observés. Nous avons étendu ces observations par une étude comparative des réponses synaptiques produites au niveau d’une même cellule par différents régimes de stimulation visuelle : ces régimes vont du mode « éparse » dans le temps et dans l’espace (dimensionalité faible), à des stimulations « denses » naturalistes où le mouvement rétinien normalement imposé par l’exploration oculomotrice de scènes naturelles est reproduit passivement chez l’animal anesthésié (dimensionalité élevée), à des stimulations plein champ de type « bruit blanc » (dimensionalité infinie).

Nos données montrent que reproductibilité et précision temporelle de l’activation en V1 sont optimales quand le film sensoriel (rejoué de façon synchronisée par rapport à la première image) contient des statistiques spatiales et temporelles reproduisant celles vues lors de l’exploration visuo-oculomotrice d’un environnement naturel. L’enregistrement intracellulaire en particulier montre que le potentiel de membrane des neurones devient très contraint et extrèmement reproductible d’un essai à l’autre (partie droite de la figure 13). Au contraire, un comportement stochastique est observé dans la même cellule, quand elle est stimulée par un stimulus simple (réseau sinusoïdal de luminance en mouvement) d’orientation et de fréquence spatiale optimales (partie gauche de la figure 13) . Dans ce dernier cas, la cellule répond avec une décharge élevée et irrégulière (régime « dense »). Des travaux de modélisation suggèrent que la dimensionalité des images naturelles et leur caractéristiques spectrales particulières (en 1/fγ) impose un régime dynamique fonctionnant au bord du chaos déterministe (ElBousta et al, 2009).

Figure 14 / Polymorphie fonctionnelle du cortex visuel

Une interprétation intuitive est de considérer que la précision du codage dépend de l’accord entre les statistiques vues et celles auxquelles le neurone s’est finalement adapté (au cours du développement). Le même réseau est capable, devant des stimuli de basse complexité, ou devant des stimuli nouveaux, d’opérer selon des stratégies dynamiques différentes qui sont variables d’un essai à un autre, et qui produisent des potentiels d’action dont le temps d’arrivée n’est pas suffisamment contraint par le bombardement synaptique. Il n’en est plus de même quand la dimensionalité du stimulus est de l’ordre de la capacité de la mémoire

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corticale. Chaque potentiel d’action, évènement rare puisque la représentation globale est éparse, est porteur d’information et le réseau s’est adapté (au cours de l’expérience passée) aux statistiques sensorielles qu’il a à traiter.

Ces différents contextes montrent que dans une grande mesure, c’est l’entrée visuelle elle-même qui sélectionne l’architecture fonctionnelle ; Pour les stimuli simples, l’activation est forte et le système recrute la connectivité directe et l’amplification récurrente confinée à la colonne. Pour des stimuli porteurs de corrélation comme le mouvement apparent, des stimulations impulsionnelles tendent à propager une dépolarisation au travers de la connectivité horizontale. Les stimuli naturels pour leur part tirent bénéfices de la connectivité intracorticale récurrente et des interactions suppressives ou sub-linéaires entre centre et pourtour des champs récepteurs. Dans chacun des cas (figure 14), le cortex visuel exhibe une architecture fonctionnelle du réseau qui diffère, et la précision temporelle du codage devient dépendante des statistiques globales du message sensoriel. Cette polymorphie fonctionnelle n’est pas sans rappeler la reconfiguration d’assemblées décrite chez les invertébrés, mais les instructions du chef d’orchestre, dans le cas du cortex visuel des vertébrés, sont dictées par ce qui nous est donné à voir...

Conclusion

Application des connaissances actuelles du fonctionnement du cerveau dans les domaines de l’information et de la technologie.

En conclusion de ce cours, j’aborderai l’impact prospectif des neurosciences computationnelles dans les domaines de l’information et donc des technologies futures. La simulation du fonctionnement cérébral et l’émulation des fonctions cognitives, sans parler de la neurorobotique ou de la neuroprosthétique, sont devenues un enjeu scientifique et technologique central au Japon. Elles font partie des objectifs affichés par le RIKEN, Brain Science Institute, qui réunit une cinquantaine de laboratoires de pointe dans le domaine des neurosciences intégratives et théoriques. Des projets et des ambitions similaires sont en cours de développement, principalement aux Etats-Unis (Sloan-Swartz centers, Allen Institute), en Angleterre (Gatsby-Wellcome) et en Allemagne (Bernstein center) et en Suède (Royal Institute of Technology) (revue dans Faugeras et al, 2007).

L’Europe joue également un rôle d’intégration remarquable dans les recherches interdisciplinaires en soutenant des projets de type « ciel bleu » dans les actions FET (Future Emerging Technologies) du 6ème et 7éme PCRD, qui ont pour objectif d’émuler des opérations cognitives en s’inspirant de l’organisation structurelle et fonctionnelle du cerveau.

Un premier projet, mené par l’Institut de Neuroinformatique INI, à Zürich en Suisse, s’inspire de la stéréotypie de la connectivité qu’entretient un neurone avec ses voisins ou qu’entretient une aire corticale avec ses voisines, quelque soit le niveau d’échelle choisi. L’acronyme du projet, Daisy (Marguerite), fait référence à un pattern morphologique canonique, en forme de pétales de marguerite. Un deuxième consortium Seco propose une version développementale de ce moteur de lien, où des architectures de calcul de type Daisy sont générées à partir de processus auto-organisationnels élémentaires.

Un autre projet, dont la presse fait régulièrement grand écho, est le Blue Brain Project, dirigé par Henry Markram, au Brain and Mind Institute à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (Markram, 2006). Ce projet se sert des capacités d’informatiques hautement parallélisées du type Bue Brain (500 TeraFlops) conçues par IBM. Il a pour but de

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reproduire, de manière la plus réaliste possible, la structure multi-échelle du cerveau, du moléculaire à l’intégré. Par une approche de « reverse engineering », les concepteurs du projet espèrent générer toutes les propriétés émergentes de la colonne corticale (Figure 15). Ce projet réductionniste, de type « bottom-up », part d’une base exceptionnelle de données in vitro, obtenue dans le cortex somato-sensoriel de rongeurs nouveaux-nés, au niveau moléculaire, élecrophysiologique (caractéristiques d’excitabilité intrinsèque), morphologique, et de l’expression génomique (obtenue par analyse mRT-PCR (multiplex reverse transcription polymerase chain reaction) du cytoplasme des cellules enregistrées). Des modèles hautement réalistes sont ensuite utilisés pour recréer en grandeur réelle la complexité du vivant. La variabilité structurelle est simulée par des algorithmes génétiques. Cette approche structurelle produit des patterns de connectivité et de différenciation neuronale qui ressemblent à s’y méprendre à la micro-structure d’un cortex biologique. Le problème conceptuel reste cependant de trouver les moyens d’évaluer les calculs bas niveau et les opérations mentales qui sont réalisables par cet ersatz de cerveau.

Figure 15 / Daisy and The Blue Brain Projects

Le plus grand consortium intégré Européen dans le domaine neuromorphique est Facets : cet acronyme tient pour « Fast analog computing with emergent transient states », ou, en Français, « Calcul analogique rapide avec des états transitoires émergents », inspiré de la dynamique fonctionnelle observée dans des architectures neuronales. Ce réseau d’excellence interdisciplinaire, à la frontière entre Biologie, Physique, Microélectronique et Informatique, a été créé sous mon impulsion et celle de Karlheinz Maier (coordinateur européen et directeur du Kirschoff Institute à Heidelberg). Il réunit un consortium de 16 laboratoires qui sont des laboratoires de neurosciences en informatique, en intelligence artificielle, en électronique et en simulation neuronale. Le but commun de ces recherches est de créer une base expérimentale (base de données biologiques et simulées) et théorique (plateforme de calcul)

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qui permet d’implémenter, en utilisant de l’électronique rapide distribuée (VLSI), les principes d’intégration et de plasticité multi-échelle trouvés dans les réseaux corticaux. Par rapport à l’approche développée dans Blue Brain, qui était plutôt du type neuro-mimétique, la stratégie de Facets est de construire des architectures de calcul neuro-morphiques qui s’inspirent du vivant sans forcément recréer une colonne ou un cerveau. Les bases de données ne sont pas limitées aux tranches de cerveau, mais incluent des données fonctionnelles obtenues dans des cerveaux adultes, chez l’animal intact ou en comportement. L’objectif principal est donc d’atteindre un niveau d’abstraction suffisant des principes généraux d’intégration fonctionnelle et de plasticité dans le cerveau, et les réintégrer de manière générique dans une architecture électronique (elle aussi multi-échelle). Cette architecture électronique, qui fonctionne 104 à 105 fois plus vite que les réseaux biologiques, est validée en parallèle par une approche classique en utilisant des simulations neuronales détaillées sur des super computer de type Blue Gene/L.

Figure 15 / FACETS : Architecture de calcul neuromorphique (image de Michel Rudolph)

Ces différents projets ont attiré l’attention des industries informatiques (IBM bien sûr, mais également Hewlett Packard) et lancé au niveau américain des entreprises de financement d’encore plus grande taille. Un nouveau projet, Synapse, soutenu par l’industrie militaire et la DARPA, encouragent des développements technologiques intenses de machines neuromorphiques. Certains nouveaux composants, comme des memristors 3D, ont des densités de connectivité comparables ou supérieures à celle du tissu cérébral. Le pari choisi est de relier la complexité de la machine avec la dimensionnalité du problème à traiter : pour des problèmes simples, les solutions neuromorphiques sont évidemment très coûteuses et relativement inefficaces par rapport aux méthodes informatiques traditionnelles. Cependant à partir d’un certain seuil de dimensionnalité des problèmes à traiter, la complexité de la machine neuromorphique ne devient plus un handicap de même nature, et croit linéairement et non exponentiellement comme les machines de von Neumann.

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Figure 16 / Architectures informatique de Von Neumann et neuromorphiques

En conclusion, l’intérêt potentiel des plateformes de calculs neuromorphiques est double. Il est très différent de l’approche classique informatique de von Neumann, où le temps de calcul croît de façon non-linéaire avec la taille du réseau et du problème à traiter. Les technologies neuromorphiques utilisent au maximum les possibilités de l’électronique analogique et du parallélisme pour rendre les calculs, et en particulier la résolution des équations différentielles de membrane nécessaires dans le cas des simulations neuronales, incroyablement plus rapides. La vitesse d’exécution est potentiellement multipliée par 105, comparée au fonctionnement neuronal des circuits biologiques, suggérant la possibilité d’explorer des algorithmes génétiques. Le temps de calcul est de plus invariant par rapport à la taille du réseau. Si l’ambition est de simuler les fonctions cognitives d’un cerveau entier, alors la stratégie neuromorphique apparaît comme la seule possible.

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