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Séquence didactique. Le récit de rêve dans le roman Sujet : Dans le cadre de l’étude du personnage, à partir des quatre textes qui vous sont soumis, vous concevrez à destination d’une classe de première une séquence dont vous indiquerez la problématique d’ensemble, les modalités d’exécution et d’évaluation. Corpus : Texte 1. un extrait des Misérables , Victor Hugo, Livre septième, chap.IV, La Pléiade, pp.247,248,249 (1862) Texte 2 . un extrait d’Un amour de Swann , M. Proust, Folio, pp.373,374 (1913) Texte 3. Un rêve de Paul Valéry, provenant des autres Rhumbs, Rêves , Paul Valéry, La Pléiade, pp. 653,654 (1926) Texte 4. Un extrait de La Modification , M. Butor, 10/18, pp.231,232 (1957) Annexes. Annexe 1. un extrait de L’interprétation des rêves , Freud, 1900. Annexe 2 : un extrait de Rêves et Délires dans la Gradiva de Jensen , Freud, 1907. Texte 1 IV Formes que prend la souffrance pendant le sommeil Trois heures du matin venaient de sonner, et il y avait cinq heures qu’il marchait ainsi, presque sans interruption, lorsqu’il se laissa tomber sur sa chaise. Il s’y endormit et fit un rêve. Ce rêve, comme la plupart des rêves, ne se rapportait à la situation que par un je ne sais quoi de funeste et de poignant, mais il lui fit impression. Ce cauchemar le frappa tellement que plus tard il l’a écrit. C’est un des papiers écrits de sa main qu’il a laissés. Nous croyons devoir transcrire ici cette chose textuellement. Quel que soit ce rêve, l’histoire de cette nuit serait incomplète si nous l’omettions. C’est la sombre aventure d’une âme malade. Le voici. Sur l’enveloppe nous trouvons cette ligne écrite : le rêve que j’ai eu cette nuit–là. 1

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Séquence didactique. Le récit de rêve dans le roman

Sujet : Dans le cadre de l’étude du personnage, à partir des quatre textes qui vous sont soumis, vous concevrez à destination d’une classe de première une séquence dont vous indiquerez la problématique d’ensemble, les modalités d’exécution et d’évaluation.

Corpus : Texte 1. un extrait des Misérables, Victor Hugo, Livre septième, chap.IV, La Pléiade, pp.247,248,249 (1862) Texte 2 . un extrait d’Un amour de Swann, M. Proust, Folio, pp.373,374 (1913) Texte 3. Un rêve de Paul Valéry, provenant des autres Rhumbs, Rêves, Paul Valéry, La Pléiade, pp. 653,654 (1926) Texte 4. Un extrait de La Modification , M. Butor, 10/18, pp.231,232 (1957)

Annexes.

Annexe 1. un extrait de L’interprétation des rêves, Freud, 1900.Annexe 2 : un extrait de Rêves et Délires dans la Gradiva de Jensen, Freud, 1907.

Texte 1

IV

Formes que prend la souffrancependant le sommeil

Trois heures du matin venaient de sonner, et il y avait cinq heures qu’il marchait ainsi, presque sans interruption, lorsqu’il se laissa tomber sur sa chaise. Il s’y endormit et fit un rêve. Ce rêve, comme la plupart des rêves, ne se rapportait à la situation que par un je ne sais quoi de funeste et de poignant, mais il lui fit impression. Ce cauchemar le frappa tellement que plus tard il l’a écrit. C’est un des papiers écrits de sa main qu’il a laissés. Nous croyons devoir transcrire ici cette chose textuellement. Quel que soit ce rêve, l’histoire de cette nuit serait incomplète si nous l’omettions. C’est la sombre aventure d’une âme malade. Le voici. Sur l’enveloppe nous trouvons cette ligne écrite : le rêve que j’ai eu cette nuit–là. «  J’étais dans une campagne. Une grande campagne triste où il n’y avait plus d’herbe. Il ne me semblait pas qu’il fît jour ni qu’il fît nuit. Je me promenais avec mon frère, le frère de mes années d’enfance, ce frère auquel je dois dire que je ne pense jamais et dont je ne me souviens presque plus. Nous causions, et nous rencontrions des passants. Nous parlions d’une voisine que nous avions eue autrefois, et qui depuis qu’elle demeurait sur la rue, travaillait la fenêtre toujours ouverte. Tout en causant, nous avions froid à cause de cette fenêtre ouverte ; Il n’y avait pas d’arbres dans la campagne. Nous vîmes un homme qui passa près de nous. C’était un homme tout nu, couleur de cendre, monté sur un cheval couleur de terre. L’homme n’avait pas de cheveux, on voyait son crâne et des veines sur son crâne. Il tenait à la main une baguette qui était souple comme un sarment de vigne et lourde comme du fer. Ce cavalier passa et ne nous dit rien. Mon frère me dit : passons par le chemin creux. Il y avait un chemin creux où l’on ne voyait pas une broussaille, ni un brin de mousse. Tout était couleur de terre, même le ciel. Au bout de quelques pas, on ne me répondit plus quand je parlais. Je m’aperçus que mon frère n’était plus avec moi. J’entrai dans un village que je vis. Je songeai que ce devait être Romainville. ( Pourquoi Romainville ?) La première rue où j’entrai était déserte. J’entrai dans la seconde. Derrière l’angle que faisaient les deux rues, il y avait un homme debout contre le mur. Je dis à cet

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homme : Quel est ce pays ? où suis-je ? L’homme ne répondit pas. Je vis la porte d’une maison ouverte, j’y entrai.

La première chambre était déserte. J’entrai dans la seconde. Derrière la porte de cette chambre, il y avait un homme debout contre le mur. Je demandai à cet homme : A qui est cette maison ? Où suis-je ? L’homme ne répondit pas. La maison avait un jardin. Je sortis de la maison et j’entrai dans le jardin. Le jardin était désert. Derrière le premier arbre, je trouvai, un homme qui se tenait debout. Je dis à cet homme : Quel est ce jardin ? où suis-je ? L’homme ne répondit pas. J’errai dans le village, et je m’aperçus que c’était une ville. Toutes les rues étaient désertes, toutes les portes étaient ouvertes. Aucun être vivant ne passait dans les rues, ne marchait dans les chambres ou ne se promenait dans les jardins. Mais il y avait derrière chaque angle de mur, derrière chaque porte, derrière chaque arbre, un homme debout qui se taisait. On n’en voyait jamais qu’un à la fois. Je sortis de la ville et je mis à marcher dans les champs. Au bout de quelque temps, je me retournai, et je vis une grande foule qui venait derrière moi. Je reconnus tous les hommes que j’avais vus dans la ville. Ils avaient des têtes étranges. Ils ne semblaient pas se hâter, et cependant ils marchaient plus vite que moi. Ils ne faisaient aucun bruit en marchant. En un instant, cette foule me rejoignit et m’entoura. Les visages de ces hommes étaient couleur de terre. Alors le premier que j’avais vu et questionné en entrant dans la ville me dit  : Où allez - vous ? Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes mort depuis longtemps ? J’ouvris la bouche pour répondre, et je m’aperçus qu’il n’y avait personne autour de moi. » Il se réveilla. Il était glacé. Un vent qui était froid comme le vent du matin faisait tourner dans leurs gonds les châssis de la croisée restée ouverte. Le feu s’était éteint. La bougie touchait à sa fin. Il était encore nuit noire.

V. Hugo,  Les Misérables, Livre septième, chapitre IV,  Ed. Pléiade, p. 247, 248, 249   (1862)

Texte 2.

Et de même qu’avant d’embrasser Odette pour la première fois, il avait cherché à imprimer dans sa mémoire le visage qu’elle avait eu si longtemps pour lui et qu’ allait transformer le souvenir de ce baiser, de même il eût voulu, en pensée au moins, avoir pu faire ses adieux, pendant qu’elle existait encore, à cette Odette lui causant des souffrances et que maintenant il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en dormant, dans le crépuscule d’un rêve. Il se promenait avec Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez, qu’il ne pouvait identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un chemin qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut, tantôt de quelques mètres seulement, de sorte qu’on montait et redescendait constamment ; ceux des promeneurs qui redescendaient déjà n’étaient plus visibles à ceux qui montaient encore, le peu de jour qui restât faiblissait et il semblait alors qu’une nuit noire allait s‘étendre immédiatement. Par moments les vagues sautaient jusqu’au bord et Swann sentait sur sa joue des éclaboussures glacées. Odette lui disait de les essuyer, il ne pouvait et était confus vis-à-vis d’elle, ainsi que d’être en chemise de nuit. Il espérait qu’à cause de l’obscurité on ne s‘en rendait pas compte, mais cependant Mme Verdurin le fixa d’un regard étonné durant un long moment pendant lequel il vit sa figure se déformer, son nez s’allonger et qu’elle avait de grandes moustaches. Il se détourna pour regarder Odette, ses joues étaient pâles, avec de petits pois rouges, ses traits tirés, cernés, mais elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse prêts à se détacher comme des larmes pour tomber sur lui et il se sentait l’aimer tellement qu’il aurait voulu l’emmener tout de suite. Tout d’un coup Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit : «  Il faut que je m’en aille. », et elle prit congé de tout le monde, de la même façon, sans prendre à part Swann, sans lui dire où elle le reverrait le soir ou un autre jour. Il n’osa pas le lui demander, il aurait voulu la suivre et était obligé, sans se retourner vers elle, de répondre en souriant à une question de Mme Verdurin, mais son cœur battait horriblement, il éprouvait de la haine pour Odette, il aurait voulu crever ses yeux qu’il aimait tant tout à l’heure, écraser ses joues sans fraîcheur. Il continuait à

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monter avec Mme Verdurin, c’est-à-dire à s’éloigner à chaque pas d’Odette, qui descendait en sens inverse. Au bout d’une seconde, il y eut beaucoup d’heures qu’elle était partie. Le peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III s’était éclipsé un instant après elle. «  C’était certainement entendu entre eux, ajouta-t-il, ils ont dû se rejoindre en bas de la côte mais n’ont pas voulu dire adieu ensemble à cause des convenances. Elle est sa maîtresse ».   Le jeune homme inconnu se mit à pleurer. Swann essaya de le consoler. «  Après tout elle a raison », lui dit-il en lui essuyant les yeux et en lui ôtant son fez pour qu’il fût plus à son aise. « Je le lui ai conseillé dix fois. Pourquoi en être triste ? C’était bien l’homme qui pouvait la comprendre. » Ainsi Swann se parlait-il à lui-même, car le jeune homme qu’il n’avait pu identifier d’abord était aussi lui ; comme certains romanciers, il avait distribué sa personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un qu’il voyait devant lui coiffé d’un fez. Quant à Napoléon III, c’est à Forcheville que quelque vague association d’idées, puis une certaine modification dans la physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la légion d’honneur en sautoir, lui avaient fait donner ce nom ; mais en réalité, et pour tout ce que le personnage présent dans le rêve lui représentait et lui rappelait, c’était bien Forcheville. Car d’images incomplètes et changeantes Swann tirait des déductions fausses, ayant d’ailleurs momentanément un tel pouvoir créateur qu’il se reproduisait par simple division comme certains organismes inférieurs ; avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le creux d’une main étrangère qu’il croyait serrer et, de sentiments et d’impressions dont il n’avait pas conscience encore, faisait naître des péripéties qui, par leur enchaînement magique, amèneraient à point nommé dans le sommeil de Swann le personnage nécessaire pour recevoir son amour ou provoquer son réveil. Une nuit noire se fit tout à coup, un tocsin sonna, des habitants passèrent en courant, se sauvant des maisons en flammes ; Swann entendait le bruit des vagues qui sautaient et son cœur qui, avec la même violence, battait d’anxiété dans sa poitrine. Tout d’un coup ses palpitations de cœur redoublèrent de vitesse, il éprouva une souffrance, une nausée inexplicable ; un paysan couvert de brûlures lui jetait en passant : «  Venez demander à Charlus où Odette est allée finir la soirée avec son camarade, il a été avec elle autrefois et elle lui dit tout. C’est eux qui ont mis le feu. » C’était son valet de chambre qui venait l’éveiller et lui disait : «  Monsieur, il est huit heures et le coiffeur est là, je lui ai dit de repasser dans une heure. »

Marcel Proust, Du côté de Chez Swann,   Folio, p. 373, 374. (1913)Texte 3.

Rêve. Rapport de mer.

On est en mer, couchés dans un cadre ; deux corps en un seul ; étroitement unis, et il y a doute si l’on est un ou deux, à cause de ce resserrement dans le lit exigu de cabine. L’être simple et double est en proie à une tristesse infinie. Il y a douleur et une tendresse sans cause et sans bornes avec lui. Un vent de tempête souffle dans la nuit extérieure. Le navire geint et roule affreusement. L’être à l’être se cramponne et on perçoit le battement d’angoisse d’une coeur unique, les coups sourds de la machine qui cogne et lutte contre la mer, les chocs rythmés, et de plus en plus violents, de cette mer démontée contre la coque. La terreur, le danger, la tendresse, l’angoisse, le roulis, la puissance des ondes,  croissent jusqu’à un certain point de rupture. Enfin la catastrophe se déclare. Le hublot cède à la mer  ; la paroi s’entrouvre et vomit l’eau formidable. Je m’éveille. Mon visage est baigné de larmes. Elles ont coulé sur mes joues, jusqu’à mes lèvres, et ma première impression est le goût de ce sel, qui sans doute a crée tout à l’heure cette combinaison désespérée de tendresse, de tristesse et de mer. Remarque. On observera que j’ai souligné plusieurs fois dans ce «  petit rapport de mer » le mot : On. J’ai remarqué assez souvent l’importance, la nécessité d’emploi de ce pronom dans le récit que nous nous faisons des rêves. Ces récits sont toujours suspects. Nous ne connaissons nos propres rêves que dans une traduction que nous en donne le réveil, - dans un état qui est incompatible avec eux. Je crois que nous ne pouvons absolument pas nous représenter toute l’insignifiance essentielle des rêves, leur incohérence constitutive. Mais le texte même de nos traductions naïves laisse parfois entrevoir les embarras et les hésitations du

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traducteur, ses écarts du langage qui convient aux choses de la veille. De telles perturbations de formes me font songer à ces petites inégalités, à ces anomalies par l’analyse desquelles les astronomes arrivent à déceler l’existence de corps invisibles ... Le mot : On, que j’ai dû employer tient lieu d’un sujet indistinct, à la fois spectateur, auteur, auditeur, acteur, en qui le voir et l ‘être vu, l’agir et le subir, sont réunis et même curieusement composés. Notre langage répugne à l’expression de ces possibilités psychiques si éloignées de nos habitudes de pensée utile. Mais peut-être trouverait-on, dans quelque dialecte de tribu australienne ou algonquine, des termes et des formes plus variées, plus complexes, plus généraux, -et en somme plus savants que les nôtres - pour traduire avec une approximation plus satisfaisante les informes et inhumains phénomènes du rêve.

Paul Valéry, Autres Rhumbs, Rêves, p. 653, 654. Pléiade. (1926)

Texte 4.

Quant à vous, dans l’immobilité soudain totale, vous retournez entre vos doigts ce livre que vous n’avez pas lu, mais par la présence duquel commence à s’imposer fortement à vous un autre livre que vous imaginez, ce livre dont vous désiriez tant qu’il fût pour vous, dans les circonstances présentes, ce guide bleu des égarés à la quête duquel court, nage, et se faufile ce personnage embryonnaire qui se débat dans un sous-paysage encore mal formé, reste silencieux devant le douanier Janus dont le double visage est surmonté d’une couronne de corbeaux, chacune de leurs plumes noires bordée d’un liseré de flammes, qui s ‘élargit de telle sorte que toutes leurs ailes sont bientôt en flammes, puis tout leur corps, puis leur bec et leurs pattes semblables à du métal chauffé à blanc, seuls leurs yeux demeurant comme des perles noires au milieu de cet embrasement, qui entend un sifflement, s’efforce de voir, mais il n’ y a plus qu’un nuage épais qui se répand, et dans le lointain, à travers cette grande arche qui se distingue encore, une certaine argenture comme un reflet d’aube, au milieu de cette épaisse vapeur commençant à se dissiper, aperçoit la queue et les jambes, croit apercevoir les oreilles d’un renard ou d’un loup, d’une louve, se remet en mouvement, passe sous la Porte Majeure derrière laquelle ce n’est point une rue qui se trouve mais une fissure entre des rochers, entend les légers pas de la louve dans l’ombre à mesure qu’il pénètre dans ce défilé sinueux où il lui semble bien que quelque chose s’éclaire dans les hauteurs, regarde une dernière fois derrière lui, perçoit dans la vapeur qui se condense en une lente rosée métallique formant un intraversable rideau, les yeux, les lèvres du douanier dessinés très précisément en minces flammes, a perdu la trace de la louve, se hâte, tâte les parois sous la lumière argentée qui vient de cette ouverture ronde là-haut, non plus de roc mais de terre avec de l’eau qui suinte, un ruissellement qui l’empêche de distinguer le reniflement de la bête éclaireuse, puis des paroles, des pas, comme il parvient à une bifurcation, puis des torches qu’il entrevoit, des gens en robes blanches qui portent des cadavres en chantant des cantiques sous un nouvel orifice là haut qui jette un cône de lumière moins claire que celle du précédent ( ce doit être la tombée du jour), entend de nouveau le reniflement, de plus en plus fort, qui ressemble à un reniflement de cheval, qui ressemble à un hennissement de cheval, dans une galerie toute droite qui monte et où il se met à courir, à l’extrémité de laquelle il aperçoit son ouverture toute verte dans la lumière du crépuscule où débouche une louve qui a la taille d’un cheval, avec un cavalier qui a des corbeaux sur les poings les ailes déployées, qui ressemblent à des faucons, qui s’élèvent en tournant entre de hautes maisons au-dessus d’arcades, aux fenêtres desquelles s’allument de petites lampes, qui ont bien des envergures d’aigles, arrive dans une petite place où il y a des tables sous des arbres, des carafes à vin, deux, trois hommes qui s’approchent de lui ( ce sont des Italiens, se dit-il, des Italiens que je connais), se frotte les yeux, si bien qu’il fait tomber les écailles de papier, écoute les paroles qu’on lui adresse, mais ne comprend pas ; quant à vous, dans l’immobilité totale, vous retournez le livre entre vos doigts. Quelqu’un vous demande : «  scusi , signore » , une jeune femme qui entre, très grande, des lèvres très rouges, un manteau de laine beige et une petite valise violette qu’elle cherche où poser ; va-t-elle en retirer un livre , elle aussi ? La Modification, Michel Butor, 10/18 , p. 231, 232.(1957)

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Annexe 1.

«  C’est la personne même du rêveur qui apparaît dans chacun des rêves, je n’ai trouvé aucune exception à cette règle. Le rêve est absolument égoïste. Quand je vois surgir dans le rêve non pas moi, mais une personne étrangère, je dois supposer que mon moi est caché derrière cette personne grâce à l’identification. Il est sous-entendu. D’autres fois mon moi apparaît dans le rêve et la situation où il se trouve me montre qu’une autre personne se cache derrière lui grâce à l’identification.Il faut alors découvrir par l’interprétation ce qui est commun à cette personne et à moi et le transférer sur moi. Il y a aussi des rêves où mon moi apparaît en compagnie d’autres personnes qui, lorsqu’on résout l’identification, se révèlent être mon moi. Il faut alors, grâce à cette identification, unir des représentations diverses que la censure avait interdites. Ainsi je peux représenter mon moi plusieurs fois dans un même rêve, d’abord d’une manière directe, puis par l’identification avec d’autres personnes.  »

S. Freud, L’interprétation des rêves, p.278, 1900.

Annexe 2.

« Le romancier concentre son attention sur l’inconscient de son âme à lui, prête l’oreille à toutes ses virtualités et leur accorde l’expression artistique, au lieu de les refouler par la critique consciente. Il apprend par le dedans de lui-même ce que nous apprenons par les autres : quelles sont les lois qui régissent la vie de l’inconscient ; mais point n’est besoin pour lui de les exprimer, ni même de les percevoir clairement ; grâce à la tolérance de son intelligence, elles sont incorporées à ses créations.  » 1

S. Freud, Rêves et délires dans la Gradiva de Jensen, 1907*

Annexe 3.

« Il y a des siècles que je m’occupe du rêve. Depuis vinrent les thèses de Freud et Cie qui sont toutes différentes – puisque c’est la possibilité et les caractères intrinsèques du phénomène qui m‘intéressent  ; et eux sa signification, son rapport à l’histoire du sujet- de quoi je ne me soucie pas. » Paul Valéry, Cahiers, 1936.XIX.C.P.V., p.81

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Le rêve occupe à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle une place significative dans la production littéraire romanesque. Par la suite cette importance accrue du rêve ne se démentira pas notamment parce que les surréalistes lui ont accordé un rôle de premier plan, et parce que la notion d’écriture onirique peut être interprétée comme une généralisation des procédés d’écriture du rêve. Afin de mettre à jour ces caractéristiques de l’écriture du rêve, il serait proposé à une classe de première, dans le cadre de l’étude du personnage et de la vision du monde qu’il implique, un groupement de textes associant trois extraits de roman, trois récits de rêve, et un texte intitulé « Rêve.Rapport de mer » provenant de la section «  Autres rhumbs, Rêves » de Paul Valéry écrit en 1926. Les trois récits de rêves romanesques seraient les suivants : le récit de rêve de Jean Valjean intitulé Formes que prend la souffrance pendant le sommeil, ( Les Misérables,livre septième ,chapitre IV, 1862), le récit de rêve de Swann ( Du côté de Chez Swann,1913), et le récit de rêve de Léon Delmont) ( La Modification, 1957) .D’une ampleur diachronique limitée, ce groupement de textes correspond sensiblement à l’émergence de la psychologie en tant que science humaine et au développement de la psychanalyse, notamment à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle. La présence du récit de rêve de Paul Valéry au sein de ce groupement, peut susciter quelques interrogations. Valéry estimait que la psychanalyse n’était que charlatanisme et rejetait le roman en raison de son arbitraire. Le récit de rêve provenant des Autres Rhumbs est de plus réel, tandis que les autres récits de rêves relèvent de la fiction. Mais c’est justement parce que le récit de rêve de Paul Valéry est bien réel, et qu’il présente des parentés avec les autres récits de rêve, qu’il permet d’authentifier les caractéristiques d’écriture des récits fictifs. Freud à propos de la Gradiva de Jensen notait d’ailleurs que les écrivains savaient écrire des récits de rêve véridiques. Le récit de rêve de Paul Valéry présente en outre des considérations métanarratives qui

1 Passage cité par Vincent Jouve in L’Effet-personnage dans le roman, puf, 1992.5

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analysent dans un après-coup ce qu’il y a de spécifique dans le rêve que l’auteur vient de faire. Le problème que pose le récit de rêves dans la fiction est celui d’une imitation des traits typiques du rêve réel, autrement dit celui de la mimesis.Nous distinguerons deux sortes de mimesis, une mimesis interne, et une mimesis externe.

L’imitation du récit de rêve réel est fondée sur une rupture avec les catégories grammaticales et référentielles. Paul Valéry note en effet l’usage singulier du pronom « On » qui lui semble convenir pour subsumer les différentes instances de la personne du rêveur, à la fois auteur, acteur, spectateur et auditeur.Il note par ailleurs que la personne du rêveur est à la fois un et double . Le narrateur de La Recherche attribue un pouvoir créateur au rêveur, en l’occurrence Swann, identique à celui du romancier qui distribue sa personnalité dans différents personnages. L’identité du rêveur est donc éclatée, fractionnée. Le cadre du rêve recèle aussi des aspects de la personne du rêveur, les coups sourds de la machine étant à rapporter aux palpitations croissantes du cœur du rêveur, et les hublots dans le rêve de Paul Valéry par lesquels se déverse la mer figurant le jaillissement des larmes, tandis que la mer décaînée figure l’intensité de la tempête émotionnelle. L’univers du rêve accueille ainsi ce morcèlement de l’identité du rêveur avec une grande cohérence, à l’image du récit de rêve de Jean Valjean où les notations se rapportant à la couleur de terre caractérisent aussi bien le cadre spatial que les personnages à la fois multiples et un, autant de doubles de Jean Valjean. Une troisième caractéristique est manifestée très clairement dans le texte de Paul Valéry : la construction paroxystique et séquentielle. L’intensité émotionnelle croît sans cesse et atteint un paroxysme, « Enfin la catastrophe se déclare », paroxysme observable aussi dans le texte du rêve de Swann, ainsi que dans celui de Jean Valjean, lorsque le personnage est environné par la foule des hommes silencieux. La construction séquentielle est manifeste dans le récit de Paul Valéry, puisque se succèdent différents états émotionnels du personnage, ainsi que dans le rêve de Swann où le jour d’un paysage marin est suivi d’un nuit brutale et par la scène apocalyptique de villes en flammes. Les différentes étapes de la déambulation de Jean Valjean organisées selon une série de paragraphes segmentent le récit. Le récit de rêve de Léon Delmont qui se déploie en une très longue phrase adopte une disposition typographique qui correspond à autant de séquences, où alternent l’agir et le subir. Le personnage se déplace dans l’espace du rêve ou bien perçoit, et à chaque fois ce sont le mouvement ou la perception, soit l’agit et le subir qui lancent chaque séquence. L’espace occupe ainsi une place essentielle, tandis que le temps chronologique n’existe pas, et s’il est mentionné, il n’est pas isochrone , une seconde peut durer des siècles, comme dans le récit de rêve de Swann.

Ces caractéristiques sont internes au récit de rêve, mais dans le cas de son insertion dans le roman, à la différence du récit de rêve réel, il importe, du point de vue de la mimesis, d’observer le mode de narration choisi. Le corpus nous y invite, puisque chaque récit de rêve est pourvu d’un encadrement narratif qui l’insère dans l’économie romanesque .Le récit de rêve réel est autodiégétique, et Valéry rapporte un rêve effectivement rêvé et note le réveil en interprétant immédiatement le motif de la mer.Est autodiégétique aussi le récit de rêve de Jean Valjean, écrit de sa main même. Il s’agit d’accréditer le rêve, d’en faire un rêve réel, au prix de quelques contorsions, puisque le narrateur devient un personnage, lecteur du rêve réel, mais reprend la main à la fin du récit de rêve lorsqu’’il décrit la chambre dans laquelle se trouve Jean Valjean, le châssis ouvert, la bougie éteinte, et fait mention d’ue nuit noire. C’est un mode de narration hétérodiégétique et omniscient par contre qui est le fait du narrateur de La Recherche. Il intervient dans le cours du récit de rêve pour expliciter ce que le personnage ne sait pas, ou encore pour commenter le processus même du rêve, et initialement pour indiquer que Swann ne reverra plus Odette, excepté en rêve. C’est ce récit de rêve qui s’éloigne le plus d’une mimésis du rêve, en raison de l’intrusion du narrateur. Le récit de rêve de Léon Delmont à l’inverse met en place un effacement des bornes narratives du rêve (Il s’endormit et fit un rêve, il s’éveilla) et c’est par un glissement dans le sommeil et le rêve, que le personnage plonge dans une déambulation problématique jusqu’à une assomption finale et le retour à la vie vigile selon le mode d’ouverture du rêve. De tous les rêves, c’est celui qui pousse le plus loin le souci de la mimesis, puisque le rêve n’est pas rapporté dans un après-coup, mais sous les yeux même du lecteur, comme si le lecteur était en train de faire lui-même un rêve, ce rêve. La focalisation choisie cependant, interne, est la même que celle du récit de rêve de Jean Valjean ou du récit de rêve de Paul Valéry  : se trouve préservée ainsi une opacité du rêve dont il ne résulte qu’une impression, un effet. Aucun rêve réel ne se trouve clairement explicité au réveil. Il demeure une énigme, d’où son prestige.

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Mais au sein de l’économie romanesque de tel ou tel roman, le récit de rêve remplit une fonction. Le

récit de rêve de Jean Valjean est précédé du chapitre Tempête sous un crâne qui voit le héros aux prises avec un dilemme : doit-il sauver Champmathieu ou bien tenir la promesse faite à Fantine ? Ce que la délibération consciente ne peut résoudre, le rêve l’accomplit puisqu ‘au petit matin Jean Valjean s’en va en calèche à Arras pour se dénoncer à la place de Champmathieu. L’orientation de l’intrigue romanesque dépend donc de ce rêve et il importera dans le cadre de la séquence de montrer en quoi le récit de rêve détermine le choix de Jean Valjean. Le rêve présente un conflit psychique : Léon Delmont en route pour Rome afin de rejoindre sa maîtresse accomplit tout à la fin du roman un très long rêve, et le fragment choisi est le dernier, celui qui décide de son choix, inverse de son intention initiale, quitter sa femme et rejoindre sa maîtresse. Si le rêve avait dans le cas des Misérables une fonction de relance de l’intrigue narrative, il a dans La Modification une fonction de conclusion. Le conflit psychique présenté dans Un amour de Swann est tout autre : Swann connaît l’infidélité dOdette, mais il l’aime toujours et veut la revoir. C’est donc la disparition de cet amour qui est l’enjeu du récit de rêve. Le récit de rêve a dans ce cas une fonction de résolution.

Le dispositif didactique résulte de ces considérations : Il conviendrait dans une première séance d’établir la distinction entre récit de rêve réel et récit de rêve fictif, et d’analyser le rêve de Paul Valéry de façon à faire émerger les traits typiques de l’écriture du rêve. Il sera demandé aux élèves de noter leurs rêves tout au long de la séquence, de façon à les préparer au sujet d’invention, portant sur l’écriture d’un récit de rêve fictif pourvu d’un encadrement romanesque. Il leur sera demandé aussi d’identifier les récits de rêve fictifs à l’intérieur de chaque roman et de les confronter au co-texte et à l’intrigue.

La deuxième séance étendra les observations faites à l’occasion de la lecture analytique du récit de rêve de Paul Valéry aux autres récits de rêve, pour faire apparaître l’écriture stéréotypique du récit de rêve, et combien les écrivains savent en imiter tout ou partie des procédés, en se limitant à deux procédés, le morcellement du personnage du rêveur sous différentes instances, et la participation du cadre onirique à la figuration du personnage.

La troisème séance envisagera plus précisément ce qu’il en est de la construction paroxystique et séquentielle. La quatrième séance séance examinera les textes du point de vue de leur encadrement narratif,et amènera à s’interroger sur la raison des modes de narration choisis, toujours du point de vue de la mimesis. C’est à la fin de cette séance que leur sera proposé le sujet d’invention leur demandant d’écrire un récit de rêve fictif pourvu d’un encadrement romanesque, selon trois façons, à la première personne, et à la 3e

personne, le premier préservant l’opacité du récit de rêve, le deuxième explicitant ce que le personnage du rêveur ne sait pas, selon une focalisation omnisciente, et le toisième reprenant le mode intermédaire illustré par le récit de rêve de Jean Valjean.

La cinquième séance envisagera les textes fictifs dans le cadre de l’économie romanesque, leurs fonctions de relance, de conclusion, ou de résolution.

La sixième séance montrera en quoi précisément l’écriture stéréotypique de chaque récit de rêve fictif détermine le personnage, précisément par exemple pourquoi Jean Valjean décide au terme du rêve de se dénoncer.

La septième séance aura pour objet l’ élaboration d’un plan détaillé de commentaire littéraire, portant sur le récit de rêve réel de Paul Valéry.

La huitième séance consistera en un compte-rendu du sujet d’invention et en un bilan de la séquence.

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Première séance : Lecture analytique du récit de rêve de Paul Valéry. L’hétérogénéité énonciative et l’hétérogénéité désignative.

Initialement le groupement de textes aura été présenté et il aura été demandé de distinguer d’une part les récits de rêve fictifs et ceux qui ne le sont pas. Cette distinction n’est pas aisée en soi parce qu’il faut se

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reférer au paratexte de Rapport de mer, soit la section des Autres Rhumbs de Valéry, pour identifier son statut de récit de rêve réel. Le récit de rêve relève donc du genre narratif réel. Par suite les autres récits de rêve se définiront en fonction de leur insertion dans des oeuvres romanesques, comme des récits de rêve fictifs. Le récit de rêve de Valéry est celui de l’auteur, personne réelle, tandis que dans les autres cas, il s’agit d’un personnage. Les élèves seront invités à considérer les romans desquels les récits de rêves fictifs sont extraits, soit deux romans du XIX e siècle, et un roman du XXe sicècle et à identifier la situation des passages. Il leur sera demandé également d’écrire, dans la mesure du possible, un rêve effectivement fait de la façon la plus objective qui soit, ce que note le titre du récit de rêve de Paul Valéry «  Rapport de mer ». Le sujet d’invention sera aussi indiqué : « Ecrivez un récit de rêve fictif pourvu d’un encadrement romanesque qui précise ce qui se passe avant le rêve et après. Vous écrirez ce rêve de deux façons, à la première personne et à la 3e personne ; l’encadrement narratif, toujours à la 3e personne sera modifié en conséquence. »

Ces consignes et observations intiales préliminaires seront suivies d’une lecture analytique du récit de rêve de Paul Valéry, en distinguant d’une part le récit de rêve et d’autre part les considérations métanarratives de l’auteur, qui induisent dans un après-coup une relecture du récit de rêve proprement dit. La distinction établie par Valéry entre auteur, acteur, spectateur, auditeur, le tout sous le couvert d’un seul pronom,invite à identifier dans le texte ces différentes instances. A la catégorie de l’acteur appartiennent les premières mentions «  on est en mer », «  si l’on est un deux », tandis que relèvent de l’auditeur celles qui suivent, « on perçoit le battement d’angoisse d’un cœur unique », «  les coups sourds de la machine qui cogne et lutte contre la mer ». Le rêveur est l’auteur de son propre rêve, auquel il assiste en tant que spectateur : « l’être simple et double est en proie à une tristesse infinie », «  l’être à l’être se cramponne », ce à quoi il faut adjoindre la référence théâtrale : « Enfin la catastrophe se déclare. ». De fait ces distinctions ne vont pas toujours de soi, et une hésitation est permise, notamment à propos de la tristesse de l’être double et simple dont il est dit qu’elle est infinie : seul le patient de cette émotion serait en droit de l’apprécier ainsi. C’est sans doute cette indistinction qui amène de la part de Valéry une inflexion de l’appréciation de son récit de rêve : « Le voir et l’être vu, l’agir et le subir, sont réunis et même curieusement composés. » C’est en effet le cas de la phrase : « Il y a douleur et une tendresse sans cause et sans bornes avec lui. » Ainsi le rêveur en tant qu’acteur est à la fois simple et double, lui-même et un autre, et il n’est pas jusqu’au cadre, celui du navire qui ne puisse figurer la personne du rêveur : « on perçoit le battement d’angoisse d’un cœur unique, les coups sourds de la machine qui cogne et lutte contre la mer ». Le troisième pargraphe met sur un même plan l’acteur et le cadre : «  La terreur le danger, la tendresse, l’angoisse, le roulis, la puissance des ondes, croissent jusqu’à un certain point de rupture. »

Au terme de cette séance, il conviendra de montrer que la personne du rêveur – du moins dans ce récit de rêve – se démultiplie en différentes instances, en différents personnages, soit l’acteur, soit le patient, parfois les deux simultanément. Le cadre du rêve participe également de cette fragmentation de la personne du rêveur. L’organisation du récit suit un crescendo, et procède par ruptures, ruptures qui délimitent autant de séquences, pour tendre à la catastrophe, au paroxysme. Il sera demandé aux élèves d’observer si les récits fictifs correspondent à cette écriture du récit de rêve.

Deuxième séance : l’écriture stéréotypique du récit de rêve dans les récits de rêve fictifs

Un rapprochement s’impose avec l’extrait d‘Un amour de Swann, puisque Swann auteur du rêve, est aussi acteur, et de différentes façons. Le commentaire du narrateur note en effet que le jeune homme en fez est aussi Swann. Le rapprochement qui est fait par le narrateur entre la production du rêve et la production littéraire assimile la personne du rêveur ou ici du personnage à celle du romancier qui distribue sa personnalité à deux personnages : «  l’acteur du rêve, Swann, et un qu’il voyait devant lui coiffé d’un fez. ».. Il est possible d’étendre ces observations au texte de Hugo, dans lequel le personnage de Jean Valjean rencontre dans son rêve un homme tout nu, couleur de cendre. L’homme n’avait pas de cheveux, on voyait son crâne et des veines sur son crâne ». Il le rencontre plusieurs fois au cours de sa déambulation, jusqu’à ce que tous ces hommes « aux visages couleur de terre » l’entourent en faisant foule et que le premier lui dise :

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«  Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes mort depuis longtemps ? ». Cet homme démultiplié, qui a toutes les apparences d’un mort, qui disparaît presqu’aussitôt, correspond à cette distribution de la personnalité du rêveur, ici Jean Valjean, « déjà mort » dans un double. Mais aucun commentaire du narrateur ne vient expliciter cette identité entre le héros et son alter ego, si ce n’est celui qui se trouve hors cadre du récit de rêve : «  un je ne sais quoi de funeste et de poignant » L’extrait du roman La modification présente lui aussi cette distribution duale, en l’espèce sous la forme d’un « vous », identifiable à Léon Delmont et à « ce personnage embryonnaire qui se débat dans un sous-paysage mal formé », soit un «  il ». Le rêve mobilise donc une grammaire qui neutralise les catégories de personne, grammaire pour laquelle un « je » équivaudrait à un « tu » ou un « il ». Mais cette ditribution de la personnalité du rêveur ne se limite pas cette hétérogénéité énonciative : elle apparaît aussi dans le cadre de l’univers du rêveur.

Comme dans le récit de rêves de Valéry, l’univers évoqué symbolise des éléments de l’identité du rêveur. Un élément du paysage, celui des vagues, qui sautent jusqu’au bord des falaises éclaboussant les joues de Swann, signifie les pleurs de Swann, mais ce n’est pas Swann qui pleure, c’est son double, le jeune homme en fez. Cet élément – dans tous les sens du terme- est repris à la fin du rêve : « Swann entendait le bruit des vagues qui sautaient et son coeur qui avec la même violence battait d’anxiété dans sa poitrine. » Le même motif que dans le récit de Valéry traduit l’intensité émotionnelle croissante.Ainsi un élément de l’univers évoqué matérialise la souffrance psychique,les vagues, mais sa signification est déplacée sur un double du rêveur, le jeune homme en fez qui pleure. D’autres éléments de façon convergente peuvent aussi bien la signifier. Ainsi, il faut mettre en relation cette souffrance, et le passage d’un paysan couvert de brûlures qui dit à Swann à propos d’Odette de Crécy et de Forcheville «  qu’ils ont mis le feu. ». Le jeune paysan est une autre incarnation de la personnalité du rêveur. L’affect est supporté par le héros du rêve, patient alors, «  Tout d’un coup, ses palpitations de cœur redoublèrent de vitesse, il éprouva une souffrance, une nausée inexplicable », nausée qui s’explique cependant si elle est mise en relation avec la figuration physique de la souffrance psychique, celle des brûlures du jeune paysan, victime comme Swann d’Odette de Crécy et de Forcheville. Le récit de rêve distribue donc le personnage du rêveur dans d’autres personnages, mais aussi dans des éléments qui appartiennent au cadre du récit. Cette opération sera identifiée sous le terme de déplacement.Il sera demandé à la fin de cette séance d’identifier dans les récits de rêve fictifs la construction paroxystique, et s’il est possible de distinguer un mouvement du texte .

Troisième séance : la construction paroxystique et la segmentation séquentielle

Le narrateur dans le rêve de Swann évoque le pouvoir créateur du personnage qui fait naître des péripéties amenant «  à point nommé le personnage nécessaire pour recevoir son amour ou provoquer son réveil. » C’est dire d’une autre manière que le rêve est une façon de satisfaire un désir qui ne peut l’être dans la réalité. Le rêve tend vers une fin que signale le récit de Valéry, fin qui correspond à une intensité émotionnelle maximale : «  Enfin la catastrophe se déclare ». Le paroxysme prend dans le texte de Proust la forme d’un embrasement universel, un spectacle d’apocalypse, celui d’une catastrophe, mais le spectacle qui suppose un spectateur, soit le personnage acteur du rêve, est immédiatement suivi d’une notation relative à une souffrance et à une nausée que Swann ne connaissait pas auparavant, comme s’il s’établissait une relation de cause à effet implicite. Le personnage de Jean Valjean se réveille glacé, apparemment en raison d’une fenêtre ouverte, mais aussi parce qu’il est mort, au moins sur un mode symbolique. Le désir du personnage, dans ce cas, n’est pas identique à celui de Swann, c’est un désir de mort. Là aussi la construction paroxystique apparaît selon une registre pathétique et tragique. Le personnage embryonnaire qui se débat dans sous-paysage, dans La Modification cherche une issue, qu’il atteint finalement en s’élevant vers la surface. L’ensemble du passage correspond à une assomption. La constrution paroxystique dans cet extrait n’est pas aussi évidente que dans les autres textes : elle prend la forme d’une accession à une identité, celle d’une italianité figurée par trois italiens, que l’on peut interpréter comme des doubles de Léon Delmont.

Différentes étapes de cette assomption. Elles sont significativement signalées dans le texte de Butor par une disposition typographique qui segmente une très longue phrase en unités ouvertes par des verbes de perception ou de mouvement. Cette segmentation séquentielle -autant de ruptures dans le récit- apparaît dans les autres récits de rêve, puisque le récit de rêve de Sawann voit se succéder une première phase très

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longue dans laquelle Swann est en présence d’Odette,mais aussi de Mme Verdurin,et de Forcheville sous les traits de Napoléon III, et tout le personnel du salon Verdurin, suivie par une deuxième phase, celle où la nuit s’installe, le tocsin retentit, et le paysage s’embrase. De fait cette construction séquentielle, fondée sur une rupture, manifeste un emballement du rêve, puisqu’ après une longue stase, celle de la première séquence, se produit la catastrophe. Le récit de rêve de Jean Valjean appelle la même remarque : dans toute une première partie se juxtaposent des pargraphes très courts marqués par un principe de répétition, jusqu’à ce que se produise à la fin une rupture, le personnage s’éloignant dans la campagne, tous les hommes vus, les mêmes, ou le même, se rassemblant autour de lui. Il conviendrait donc de reformuler cette construction séquentielle. Elle comporterait deux phases : la première constitue un moment de latence, fondé sur un principe de répétition, comme s’il se produisait une accumulation d’énergie, la deuxième, brutale,manifeste une rupture avec la phase précédente,et correspond alors à la catastrophe, soit si l’on résume, montée de la tension, et décharge. Dans le texte de Butor, la décharge se situerait précisément au moment où le personnage arrive en surface sur une petite place, tout ce qui précède étant justement marqué par une répétition des mêmes figures tutélaires, et de la même situation du personnage, une recherche vaine de l’issue. Ces récits de rêves ressemblent à celui de Paul Valéry. Ils fondent une écriture du récit de rêve, un stéréotype, une sorte de forme fixe, à quelques nuances près cependant, observables dans le récit de rêve de La Modification. La notion de mimesis, autrement dit de ressemblance au rêve réel sera envisagée autrement, dans la la séance suivante puisqu’il s’agit de récit de rêves fictifs pourvus d’un encadrement narratif. Une question sera posée aux élèves : de tous les récits de rêve fictifs, lequel vous semble le plus crédible au regard de son insertion dans la trame romanesque ?

Quatrième séance : l’encadrement narratif du récit de rêve fictif

La question posée à la fin de la séance précdente peut en apparence appeler une réponse simple : il s’agirait du récit de rêve écrit de la main même de Jean Valjean, et transcrit textuellement par le narrateur. C’est celui qui ressemble le plus en effet à celui de Paul Valéry. L’effet produit sur le lecteur par le récit de rêve (qui correspond bien à la définition qu’en donne le narrateur « poignant et funeste », autrement dit pathétique et tragique) et le jugement porté sur le personnage, la mise en doute de la qualité littéraire du récit de rêve sont des éléments qui militent en faveur de l’authenticité du récit de rêve. Toutefois le fait que le narrateur passe la main au personnage dans un souci testimionial pourra passer pour trop appuyé dans la mesure où le narrateur devient un personnage du roman mais n’en conserve pas moins ses prérogatives de narrateur omniscient, reprenant la main à la fin du récit de rêve de Jean Valjean C’est à bon droit qu’il serait possible d’appliquer à ce récit de rêve ce que le narrateur de la Recherche dit du romancier , qu’il distribue sa personnalité selon divers personnages,et ici selon divers niveaux de narration.

Le récit de rêve de Swann est pourvu de marques textuelles d’ouverture semblables à celles du récit de rêve de Jean Valjean : « il s’y endormit et fit un rêve », «  Il ne semblait pas qu’il fît jour, ni qu’il fît nuit »/ « Ce fut en dormant dans le crépuscule d’un rêve ». de même la fin du rêve comme dans dans le récit de de rêve de Paul valéry fait l’objet d’une interprétation rationalisante : le jeune paysan qui passe en courant n‘est en fait que le coiffeur, tout comme la sensation glaciale éprouvée par Jeana Valjean ne semble être due qu’à une fenêtre ouverte depuis longtemps, dans la chambre de Jean Valjean, mais qui dans le rêve était attribuée à une voisine : « Nous parlions d’une voisine que nous avions eue autrefois, et qui depuis qu’elle demeurait sur la rue, travaillait la fenêtre toujours ouverte. Tout en causant, nous avions froid à cause de cette fenêtre ouverte. » Le filtre du sommeil recatégorise en rêve des éléments relevant de la perception sensorielle. Ces éléments récurents produiraient un effet de réel, à reverser au compte d’une adéquation mimétique. Mais au delà de cette ressemblance ponctuelle, le récit de rêve de Swann manifeste la présence du narrateur qui explique ce que Swann ne sait pas ou ne voit pas en focalisation omnisciente. L’opacité énigmatique du rêve, que Valéry attribue à « l’insignifiance essentielle du rêve », à leur « incohérence constitutive », est dans l’ensemble du texte totalement levée au bénéfice d’une élucidation du sens même du rêve, substitut d’une rencontre devenue impossible dans la réalité entre Swann et Odette.Loin dêtre incohérent et insignifiant, le rêve de Swann fait au contraire sens. Il n’en demeure pas moins que le récit de rêve tel qu’il se présente dans Un amour de Swann , superpose deux textes, le récit de rêve

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proprement dit, et son interprétation pendant que le rêve est en train de se faire, très loin donc d’un récit de rêve réel, par définition rétrospectif.

Le récit de rêve de Léon Delmont au contraire des autres récits de rêve fictifs fait disparaître les marques textuelles qui délimitent le récit de rêve. Insensiblement le presonnage plonge dans un univers onrique et c’est de la même manière qu’il revient à la vie vigile. Le passage du réel au rêve se fait cependant par l’entremise d’un personnage dit «  embryonnaire » provenant d’un livre, le guide bleu des égarés, qui n’est autre qu’un guide bleu touristique, celui que Léon Delmont a en mains. C’est donc au moment de la lecture que le personnage s’assoupit, et il s’établit par l’entremise de ce personage embryonnaire une équivalence entre le « vous » et le « il ». Le récit de rêve est tout entier écrit à la troisième personne, et au présent de l’indicatif, un présent d’énonciation contemporain de l’acte de lecture, le « vous » désignant finalement aussi bien le personnage que le narrataire. Le rêve s’écrit donc sous les yeux du lecteur, il se fait selon sa lecture, en favorisant l’identification du lecteur au personnage. Le souci d’imitation d‘un rêve réel est donc patent puisqu‘un rêve ne comporte pas de bornes textueles qui le délimitent. A la différence du rêve de Jean Valjean, écrit au passé, tout comme celui de Swann, l’emploi des temps du récit de rêve de Léon Delmont le rapproche du récit de rêve réel, présent dans le corpus.

Au terme de cette séance, et relativement à la question posée, celle de l’insertion du récit de rêve dans la trame narative, il s’avère que le mode narratif choisi est déterminant, ainsi que la focalisation adoptée quant à l’effet de réel produit pas le rêve. Une narration autodiégétique renforce cet effet de réel, tandis qu’une narration hétérodiégétique et omnisciente dissout le fragment textuel du rêve dans la trame narrative, et diminue d’autant son effet sur le lecteur. Le mode narratif choisi par M. Butor intègre l’autonomie du fragment de rêve plus souplement, en préservant son opacité, et en favorisant l’identification du lecteur au personnage, et ce dès le début du roman.

Il avait été demandé intialement aux élèves de situer la place de ces fragments de rêve dans l’intrigue narrative de chacun des romans. Pourquoi écrire un rêve ? Quelle fonction remplit-il ?

A la fin de cette séance, le sujet d’invention sera précisé sous la forme suivante :

Ecrivez un rêve, réel ou imaginaire, en vous appuyant sur les caractéristiques de l’écriture du rêve (importance du lieu, temps non-homogène, rêveur distribué selon différentes figures, construction paroxystique, prolongements métonymiques du rêveur, métamorphoses du monde rêvé, construction en séquences,...). Ce récit sera écrit de trois façons, la première fois à la façon de Valéry, le personnage racontant son rêve au réveil, la deuxième fois selon la perspective d’un narrateur- témoin encadrant le récit de rêve proprement dit, et la troisième fois en adoptant le point de vue omniscient d’un narrateur commentant le rêve du personnage, en délivrant la portée et la signification, portée et signification auxquelles le rêveur n’accédera pas.

Des éléments d’un barème seront communiqués :

Construction stéréotypique  Encadrement narratif dans la seconde et troisième formulation.   Focalisation omnisciente dans la troisième formulation  Qualité de la rédaction 

Cinquième séance : La fonction des récits de rêve dans l’intrigue narrative.

Le récit de rêve de Jean Valjean est immédiatement précédé par le dilemme du personnage qui cocupe tout le chapitre de Tempête sous un crâne. Le personange ne sait à quoi se résoudre : doit-il se livrer à la justice pour éviter qu’un innocent du nom de Champmathieu ne soit condamné à sa place, ou bien ne pas le faire , et dans ce cas, il ne pourra tenir la promesse faite à Fantine d’aller délivrer Cosette . Au terme du rêve, il part au petit matin en calèche vers Arras pours se livrer. Le rêve, qualifié de funeste par

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le narrateur, est donc l’origine de sa décision. Le rêve remplit donc une fonction de relance de l’intrigue, et de motivation du personnage.

Le rêve de Swann se situe à la fin du roman, à la différence de celui de Jean Valjean. Swann sait qu’Odette a une liaison avec Forcheville. Le rêve ne lui apprend rien qu’il ne sache déjà, mais son amour est toujours vivace : c’est la disparition de cet amour en tant que tel qui est en jeu dans le rêve. Il s’agit de purger une passsion, d’effectuer une catharsis. Les élèves seront invités à identifier dans le corps même du texte cette catharsis.Elle ne se produit pas très exactement au moment où Swan s’adresse au jeune homme en fez qui pleure, et essaye de le consoler. Swann, dans le rêve, estime qu’Odette a raison et ajoute qu’il le lui a conseillé dix fois. En effet plus loin dans le texte, il « modèle le creux d’une main étrangère prête à recevoir son amour », et c’est lorsqu’il éprouve une souffrance et une nausée inexplicables associées au spectacle d’un paysan couvert de brûlures, les brûlures de la passion, que se termine son rêve, dans tous les sens du terme.

Le récit de rêve de Léon Delmont occupe tout le chapitre VII de La Modification, un rêve très long, interrompu par des réveils, et le fragment du corpus en est le dernier. Il se situe donc à la fin du roman. Léon Delmont veut apparemment quitter sa femme et rejoindre Cécile, sa maîtresse, à Rome. Mais chemin faisant, dans son voyage en train de Paris à Rome, il change d’avis, d’où le titre du roman. Il s’agit là d’une première interprétation qui peut s’appuyer sur des éléments relatifs à la vie consciente du héros : les deux femmes se sont rencontrées et sont devenues complices, ce que Léon Delmont a bien perçu. Le héros n’ a plus alors qu’à revenir à la vie vigile et rejoindre ces italiens qui sont des doubles de lui-même. Léon Delmont ne veut plus choisir entre deux femmes, mais rejoindre une italianité qu’il avait confondue avec une femme. La figure de la louve notamment, symbole de Rome, finit par coïncider avec le personnage du Grand Veneur, associé à la forêt de Fontainebleau, et à Paris. Ce sont ces figures qui le guident vers la lumière et la surface. L’ensemble du texte est soumis à un régime de métamorphoses généralisé, orienté par la recherche d’une issue problématique, issue ascendante se dégageant du monde souterrain dans lequel s’était glissé le personnage embryonnaire. Le rêve réalise donc ainsi le souhait de Léon Delmont en confondant Rome et Paris, selon l’intercession de figures tutélaires.

D’une certaine manière, il ne peut y avoir que trois cas possibles : soit le rêve à lui tout seul modifie la conduite du héros, et c’est le cas de Jean Valjean, soit il est une sorte de catharsis du désir, une élucidation, à l’image du rêve de Swann, soit le rêve manifeste une absence de choix, ce qui est d’une autre manière encore un choix. Il y a choix parce qu’à chaque fois le rêve exprime avec une très grande intensité un conflit psychique. Il est le lieu d’une contradiction entre le désir et la réalité, des contraintes ethiques inconciliables ou bien le lieu d’une confusion entre le réel et le symbolique..

Au terme de cette séance dont l’objet résidait dans la détermination des fonctions du rêve fictif, deux récits de rêve demeurent dans une certaine opacité : il s’agit du récit de rêve de Jean Valjean et de celui de Paul Valéry. Cette opacité est précisément nommée sous la forme d’un « je ne sais quoi de funeste et de poignant » par le narrateur des Misérables , et Valéry après une première analyse du rêve, considère que le rêve en général, est insignifiant, incohérent, et informe. Il sera demandé dans le cadre de la séance suivante d’apprécier ce qui peut justifier l’appréciation portée par le narrateur des Misérables ,et déterminer le personnage. Il sera demandé en outre de dire en quels termes s’exprime le conflit psychique dans le récit de rêve de Paul Valéry.

Sixième séance : Le sens du rêve de Jean Valjean , le conflit psychique dans le rêve de Paul valéry

Le motif de l’absence est répété à saturation tout au long du texte dans le rêve de Jean Valjean  : absence d’herbe, absence d’arbres, de broussailles et de mousses dans le chemin creux, qui implicitement signifient une présence de la terre à nu. Les hommes rencontrés dont pas un ne parle, ont tous un visage couleur de terre.Le cadre spatial est donc crépusculaire, dépouillé, sinistre.. Le motif de la terre qui est présent implicitement dès le début du récit de rêve devient au fur et à mesure explicite, et s’il caractérise en premier lieu le cadre spatial de façon envahissante, il finit par concerner en fin de compte tous les hommes aperçus dans le village, devenu une ville déserte, formant une foule d’hommes aux visages terreux. Le tressage des deux motifs, celui de l’absence et celui de la terre, se fait selon une perspective

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d’amplification et de condensation. La terre nue connote, comme l’absence, la mort. Le premier homme aperçu, au visage couleur de cendre, au crâne nu sur lequel apparaissent des veines, est un homme mort, un double de Jean Valjean, tout comme les autres hommes. L’effet de foule, qui participe de l’amplification, assimile la scène à un jugement dernier. Le motif de la terre et celui de l’absence, déjà solidaires, se condensent alors dans la question posée à Jean Valjean : «  Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes mort depuis longtemps ? » Les deux motifs se confondent dans un seul signifié, celui de la mort. C’est ce mouvement qui détermine la psychè du héros dans le sens d’un sacrifice, versant vers la mort, et non vers la vie, ce qui est en définitive le cœur du conflit psychique du personnage.

Le conflit psychique qui se signale au réveil dans le récit de Paul Valéry par un torrent de larmes, semble n’avoir pas de causes. Il est en effet dit qu’ « il y a une douleur et une tendresse sans causes et sans bornes avec lui. », comme si le spectateur de la scène participait de la souffrance et de la tendresse éprouvées par l’être simple et double, et comme si ce spectateur était une autre personne. Sans causes ? Cette précision est d’importance, comme si justement l’absence de relation de cause à effet pouvait être dite.Il est possible de rapprocher ce fragment de celui où Swann “éprouve une nausée et une souffrance inexplicables”, alors même que la cause se présente de façon figurée sous les traits du paysan couvert de brûlures, autre figuration du personnage, victime d’Odette de Crécy et de Forcheville. Il conviendrait d’’interpréter en sens inverse le déni d’une cause de la souffrance, comme l’aveu d’une relation de cause à effet entre la tendresse et la douleur.Le conflit se situerait dès lors entre la tendresse éprouvée pour l’être simple et double et la douleur ressentie à l’occasion de leur union, se cramponnant l’un à l’autre.. Le rapprochement avec l’extrait d’Un amour de Swann situerait le conflit dans un domaine relevant de la psychologie amoureuse. Le rêve alors ne serait pas insignifiant essentiellement, ni incohérent.

Septième séance : élaboration du plan détaillé de commentaire littéraire du récit de rêve de Paul Valéry.

I.Un triple après-coup   .

a.L’après-coup du récit rétrospectif.b.L’après-coup métalinguistique : le pronom « ON » .c.Un deuxième après-coup métalinguistique : les différentes modalités du rêveur.

II.La stéréotypie du rêve.

a.L’hétérogénéité énonciative.b.Les prolongements métonymiques du rêveur : l’unité du monde rêvé.c.La construction paroxystique.

III.l’inachèvement de l’analyse du rêve .

a. La portée émotionnelle du rêve : le registre pathétiqueb. La métaphore théâtralec. L’insignifiance du rêve?

Séance 8: compte rendu de l’écriture du rêve et contextualisation du récit de rêve

Le compte rendu sera suivi d’un bilan de la séquence et rappellera les différentes caractéristiques du récit de rêve, la distinction préalable entre récit de rêve réel et récit fictif de type romanesque. C’est sur la

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première caractéristique du rêve qu’il serait opportun de revenir dans une perspective de contextualisation. Deux textes en accompagnement de la séquence seront soumis à l’attention des élèves. Il sera fait référence à Freud et à son Interprétation des rêves :

«  C’est la personne même du rêveur qui apparaît dans chacun des rêves, je n’ai trouvé aucune exception à cette règle. Le rêve est absolument égoïste. Quand je vois surgir dans le rêve non pas moi, mais une personne étrangère, je dois supposer que mon moi est caché derrière cette personne grâce à l’identification. Il est sous-entendu. D’autres fois mon moi apparaît dans le rêve et la situation où il se trouve me montre qu’une autre personne se cache derrière lui grâce à l’identification.Il faut alors découvrir par l’interprétation ce qui est commun à cette personne et à moi et le transférer sur moi. Il y a aussi des rêves où mon moi apparaît en compagnie d’autres personnes qui, lorsqu’on résout l’identification, se révèlent être mon moi. Il faut alors, grâce à cette identification, unir des représentations diverses que la censure avait interdites. Ainsi je peux représenter mon moi plusieurs fois dans un même rêve, d’abord d’une manière directe, puis par l’identification avec d’autres personnes. »

S. Freud, L’interprétation des rêves, p.278, 1900. Dans le cas de récits de rêves fictifs, il a été observé des caractéristiques semblables à celles

mentionnées par Freud, le personnage, et non la personne, se distribuant sous différentes formes. Proust étend même ce phénomène de démultiplication présent dans le rêve réel à la situation du romancier qui distribue sa personnalité aux différents personnages de l’univers romanesque. Les dates de publication d’Un amour de Swann et de L’interprétation des rêves peuvent laisser supposer que Proust avait lu l’ouvrage de Freud. Mais le récit de rêve de Jean Valjean est antérieur, et présente cependant ces mêmes caractéristiques de démultiplication du personnage. Freud dans son étude sur la Gradiva de Jensen note par ailleurs: « Le romancier concentre son attention sur l’inconscient de son âme à lui, prête l’oreille à toutes ses virtualités et leur accorde l’expression artistique, au lieu de les refouler par la critique consciente. Il apprend par le dedans de lui-même ce que nous apprenons par les autres : quelles sont les lois qui régissent la vie de l’inconscient ; mais point n’est besoin pour lui de les exprimer, ni même de les percevoir clairement ; grâce à la tolérance de son intelligence, elles sont incorporées à ses créations. » 2

S. Freud, Rêves et délires dans la Gradiva de Jensen, 1907

La capacité du romancier à écrire des récits de rêve qui ressemblent à des rêves réels, s’explique donc par cette faculté spéciale que possède le romancier d’entrer en communication avce son inconscient, selon Freud ; c’est aussi proposer une interprétation de la création romanesque qui ferait de l’inconscient la source même de toute création artistique, interprétation large à laquelle on souscrit les surréalistes. Ici, cette analyse ne s’applique cependant qu’au récit de rêve et il conviendrait de ne pas étendre cette explication au-delà de son domaine d’application pour en faire une nouvelle théorie de l’inspiration.

De fait la distinction entre récit de rêve réel et récit de rêve fictif s’amenuise.  Toutefois pourquoi écrire des récits de rêve réels s’il leur est dénié toute signification ? « Il y a des siècles que je m’occupe du rêve. Depuis vinrent les thèses de Freud et Cie qui sont toutes différentes – puisque c’est la possibilité et les caractères intrinsèques du phénomène qui m‘intéressent ; et eux sa signification, son rapport à l’histoire du sujet- de quoi je ne me soucie pas. »

Paul Valéry, Cahiers, 1936.XIX.C.P.V., p.81

Cette remarque de Paul Valéry, citée par Jean- Daniel Gollut dans Conter les rêves3, correspond à la différence entre une observation formelle du rêve, et une recherche de son sens. L’attitude de Paul Valéry est celle d’un poéticien. Freud attribue un sens au rêve, un sens caché, tandis que pour Valéry, au contraire le rêve est pourvu d’une insignifiance essentielle. Suivant que l’on adhère ou non aux thèses de la 2 Passage cité par Vincent Jouve in L’Effet-personnage dans le roman, puf, 1992.3 Jean- Daniel Gollut, Conter les rêves, p. 14, Corti, 1993.

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psychannalyse, c’est une vision de l’homme qui est proposée. Il est aussi certain que plus rien ne va de soi, et qu’avec l’émergence des sciences humaines, la littérature est entrée dans une ère du soupçon qui met en question le statut du personnage et du héros romanesque.

Conclusion :

Cette séquence ayant pour objet le récit de rêve romanesque se donnait pour premier objectif la définition de l’imitation du récit de rêve dans une perspective poéticienne, celle de Valéry. Mais l’inscription du rêve dans le récit fait apparaître des fonctions de relance, de résolution, et de conclusion. Il participe donc de l’économie romanesque. La question du sens du rêve, que Valéry écarte délibérément, se pose cependant dans le cadre du roman nécessairement.Il légitime ainsi le déroulement du récit, la logique des actions, et construit la motivation des personnages. Il favorise l’illusion référentielle en attribuant aux « êtres de papier » des entrailles. Le rêve en tant que scène au sens narratologique du terme suppose une absence de distanciation. Il facilite ainsi l’identification du lecteur au personnage, identification fondée le plus souvent sur l’identité  des situations, ici celle de l’expérience vécue du rêve. L’intérêt accordé au rêve des personnages dans le roman exprime une vision de l’homme et du monde, en relation avec un contexte culturel dans lequel la psychologie et la psychanalyse occupent une place croissante.

La problématique choisie initialement était celle de la vraisemblance des récits de rêves fictifs au regard des récits de rêves réels, mais l’insertion des récits de rêves réels dans le roman amène ncéssairement à se poser la question du sens du rêve, ne se limitant pas à une écriture du rêve et posant le problème de son interprétation. Il est significatif à cet égard de constater que Paul Valéry rejette également le roman et toute interprétation du rêve. Le choix des textes appelle quelques remarques tant en apparence les rêves peuvent être divers, et ne pas correspondre à l’organisation manifestée par le corpus. Pour Jung cité par Jean Daniel Gollut dans Conter les rêves, 4le rêve s’apparente , du point de la vue de sa structure , à celle du drame : «  Pour ce qui concerne enfin la forme des rêves, on peut y trouver tout, depuis l’impression fugitive, jusqu’à la trame la plus longue. Il y a néanmois une prédominance de rêves « moyens » dans lesquels on peut reconnaître une certaine structure qui n’est pas très différente de celle du drame.»  Jung, suivant la note, explicite ce rapprochement : «  le rêve commence, par exemple avec une indicationde lieu […] Il s’y ajoute souvent une indication concernant les personnages de l’action […] J’appelle exposition cette phase du rêve. La deuxième phase est celle des complications […] La situation se complique d’une manière ou d’une autre et il apparaît une certaine tension, car on est incertain de ce qui va se passer. La troisème phase est la phase culminante ou la péripétie. Il se passe quelque chose de décisif ou quelque chose change du tout au tout […] La quatrième phase est celle d e la lyse ; la solution ou le résultat élaboré par le rêve. »5 Les textes du corpus correspondent sensiblement à ce mode d’organisation. Le choix d’une problématique restreinte se justifie d’un point de vue didactique : il convient d’envisager l’écriture du rêve avant d’en déterminer le sens, du moins dans le cadre du roman. Il s’agissait aussi d’éviter l’emploi de catégories psychologiques réductrices qui ne rendraient pas compte du matériau littéraire. Ces catégories apparaissent néanmoins en filigrane tout au long de la séquence, notamment les notions de déplacement et de condensation ; en définitive le choix de l’écriture du rêve comme problématique correspond à une orientation littéraire afin que l’efficacité du récit de rêve sur le lecteur soit préservée. Le récit de rêve doit constituer un point d’aveuglement dont le narrateur des Misérables nous donne une idée lorsqu’il estime que le rêve de Jean Valjean présente un « je ne sais quoi de funeste et de poignant », tout en considérant qu’il s’agit de «  la sombre aventure d’une âme malade. » La question du sens du rêve, qui ne peut cependant pas manquer de se poser, a été ici envisagée relativement au corpus romanesque, parce que l’insertion dans le récit du rêve fictif l’appelle. Il n’est pas question de fait d’envisager une semblable analyse, à propos du rêve de Valéry. Freud notait d’ailleurs que ce n’est pas le rêve en lui-même qui est pourvu d’un sens. Il faut alors rapporter le rêve aux événements de la vie réelle, à ce qui s’était produit antérieurement dans la vie du patient,pour lui attribuer un sens. Ce contexte narratif est de fait absent dans le cas du rêve de Valéry. C’est le rapprochement entre le rêve et les déformations dans la narration rapportée par le patient qui permet d’élaborer une interprétation du rêve.4 Jean –Daniel Gollut, Conter les rêves, p.444, Corti, 19935 C.G. Jung, De la nature des rêves, revue Ciba, N°46, Bâle, 1945.

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L’étude d’un mouvement littéraire, celui du surréalisme, pourrait prolonger cette séquence. Il serait

ainsi proposé d’étudier en œuvre intégrale un texte emblématique de l’écriture surréaliste, Deuil pour Deuil, de Desnos, texte qui participe d’une écriture onirique proche de l’écriture du rêve, écriture onirique dont l’accès serait ainsi facilité. Un groupement de textes accompagnerait cette étude en œuvre intégrale, associant des exemples d’écriture automatique, des extraits provenant du Manifeste du surréalisme ,des documents signalant l’intérêt des Surréalistes pour le rêve et la psychanalyse, notamment la lettre à Freud d’André Breton. Un autre prolongement pourrait être envisagé, celui de l’étude en œuvre intégrale de L’âge d’homme de Michel Leiris où apparaissent à la fois une référence constante à la psychanalayse et nombre de rêves.

Bibliographie :

Roger Caillois , Images, Image , Corti , 1966 .

Jean–Daniel Gollut, Narrer le rêve   : aspects de l’énonciation du vécu onirique , Pratiques, n° 59, sept.1988.

Vincent Jouve , L’effet-personnage dans le roman, PUF, 1992.

Jean –Daniel Gollut, Conter les rêves, Corti, 1993.

Jean Bellemin–Noël, La psychanalyse du texte littéraire, Nathan, 1996.

Yves Le Guen [email protected]

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