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7/23/2019 CNED Cours Philo L Esthetique http://slidepdf.com/reader/full/cned-cours-philo-l-esthetique 1/73  Agrégation externe de philosophie Leçon sur programme L'esthétique Daniel Dauvois

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 Agrégation externe de philosophie

Leçon sur programme

L'esthétique

Daniel Dauvois

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Introduction

L'esthétique peut s'entendre en un sens étroit, qui épouse les vicissitudes historiques

du mot et dont la pertinence ne s'étend guère, par conséquent, au-delà de la période

contemporaine. C'est alors, et en opposition à toute poétique, l'étude réfléchie de la réception

sensible des oeuvres d'art, voire de la nature comprise comme spectacle. Le vocable suppose

de négliger le département des règles productrices par lesquelles en principe un art

s'accomplit. On en pointe l'apparition et la mise en usage dans la publication de

l'Esthétiquelde Baumgarten, en 1750. La date est commode et le cercle de famille

relativement étroit autour du nouveau terme, qui aura en effet bien de la difficulté à franchir

les frontières germanophones, et ne sera par exemple reçu en France qu'à partir du second

XIX' siècle.

Cependant la réflexion historique en étend largement le pouvoir de signification à

tout essai sur la nature du beau, ses manifestations mondaines et sa culture dans les arts,

auquel cas tous les moments de l'histoire de la philosophie se révèlent concernés, et

l'esthétique devient coextensive à toute la philosophie, comme l'une de ses branches

permanentes, ordonnée à ce transcendantal particulier qu'est le beau, distinctivement du vrai

et du bien.

Quelle est la bonne amplitude2du domaine de définition ? On la pourra mesurer aux

risques qui doivent être encourus par l'élection de chacun des termes du choix, si cela s'opère

au détriment de l'autre : opter pour le sens large, c'est s'engager dans une rhapsodie

historique des théories du beau et des philosophies de l'art, qu'on recherchera de gouverner

sous les formes accoutumées de la périodisation philosophique. Adopter le sens étroit, c'est

rentrer dans l'étude du rapport, en l'occurrence fondateur, de Baumgarten à Kant, s'interroger

sur une esthétique wolffienne sinon de Wolff lui-même, sur la médiation de Georg Friedrich

Meier, disciple de Baumgarten que Kant aurait eu davantage chance de lire, sur la place de

' Aesthetica, scripsit Alexander Gottlieb Baumgarten, Francfort-sur-l'Oder, 1750. Sur l'origine germanique de

l'esthétique au XVIII' siècle et au sens étroit, L'esthétique nait-elle au XV1Ile siècle?, collectif coordonné parSerge Trottein, PUF, 2000.2On pourra s'interroger à partir de la conférence de Baldine Saint Girons, 'L'acte esthétique' (Bulletin de lasociété française de philosophie, séance du 19 janvier 2008), qui procède par voie d'élimination successive. On

notera la question de A. P. Olivier (p. 24) et la réponse quelque peu élusive qui s'ensuit.

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Sulzer, de Mendelssohn et de Lessing', bref c'est se plonger dans les Lumières allemandes2,

 Aufkleirung, afin d'y ressaisir, parmi les détours incertains et les tendances offertes, la

genèse ramifiée de l'esthétique kantienne. Le travail a été fait3 et il relève de la dimension

fine, érudite et scrupuleuse de l'histoire de la philosophie. Un cours sur l'esthétique réclame

moins de technicité historienne, quoiqu'il n'ait point par ailleurs à tendre vers le cumul de

considérations idéales successives, affectées à un sentiment esthétique plus ou moins pérenne,

et qui ressemblent à de la science molle. Nous allons donc nous efforcer d'atteindre à une

amplitude historique large, ainsi d'aller de Platon jusqu'à notre modernité, mais sous quelques

conditions contraignantes et unificatrices de notre propos, qui reviennent tout d'abord à

l'articulation de l'acception large du vocable d'esthétique sur son sens étroit : en d'autres

termes, nous allons rechercher, sur chaque référence examinée, de nous restreindre au pointde vue de la réception sensible des spectacles naturels ou des oeuvres de l'art, et même si cette

réceptivité ne présente point la spécificité qu'on nommera plus récemment esthétique. En

second lieu, nous ne préjugerons aucunement de quelque législation voire tendance

historique, qui ferait par exemple aller d'un beau objectif vers un beau subjectif, d'une

subordination à la nature vers une supériorité de l'art, ou quelque autre prescription historique

régulière qui ferait justement tomber dans une tiède et syncrétique histoire des idées. Du point

de vue chronologique, nous nous concentrerons plutôt sur le moment d'émergence du

discours esthétique au sens étroit, sur ses prémisses, son avènement et ses conséquences.

Afin de se garder de cette espèce d' histoire des idées vaguement prescriptive, nous

posons deux principes méthodologiques simples : donner à chaque fois la priorité aux textes,

d'où nous partirons et auxquels nous demeureront attachés ; et rapporter de façon

systématique le dit de tous ces textes principiels à des oeuvres d'art déterminées, afin de les

confronter, c'est-à-dire de mesurer le pouvoir d'élucidation de ceux-là sur celles-ci, mais

aussi d'apprécier la portée parfois fort lointaine de certaines décisions théoriques quant à la

détermination durable de formes artistiques, enfin d'estimer en retour comment des oeuvres

d'art ont pu fournir une matière renouvelée à l'interrogation esthétique. Soit, l'esthétique

comme débat instruit entre les textes et les oeuvres, du point de vue préférentiel de leur

réception.

' Vide : Aux sources de l'esthétique. Les débuts de l'esthétique philosophique en Allemagne, dir. J-F Goubet etG. Raulet, Editions de la maison des sciences de l'homme, Paris, 2005.2 On consultera les Esthétiques de l'Aufkliirung, numéro 4, 2006, de la Revue germanique internationale, CNRS

éditions, 2006.3 Daniel Dumouchel, Kant et la genèse de la subjectivité esthétique, Vrin, 1999.

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1/ Platon et la puissance des phantasmatal .

Entrons in medias res dans un passage célèbre du Sophiste, lorsque l'Etranger invite

Théétète à découper selon ses articulations naturelles l'art d'imiter, mimètikè tekhnè.

Rappelons seulement qu'il s'agit de chasser et de capturer le sophiste dans son identité2, et

pour cela de comprendre comment il peut passer pour savant et en donner l'illusion. Or dans

cette chasse, l'art que possède le sophiste et dont la mise en oeuvre le définira suffisamment, a

fait l'objet d'une double opération : il a été posé sous le genre plus extensif de l'art

mimétique, dont la dichotomie menace, de sorte que le sophiste sera bien saisi comme un

fabricant d'imitations qui passent pour ce qu'elles ne sont pas, mais en outre, les imitations

discursives, qui sont bien entendu de son usage, ont été mises en équivalence avec les

imitations graphiques ou plastiques.  Mimèmata kai homonuma3 , les imitations et les

homonymies sont dans une analogie assez serrée pour qu'un certain art de la parole puisse se

substituer à la graphikè tekhnè4, ainsi à l'art du peintre, dans le cadre d'une identité de la

forme des opérations ainsi que des effets illusionnistes produits. Le sophiste peint avec des

mots et donne l'illusion de savoir par un art de la parole analogue à celui du peintre qui

semble susciter et produire la réalité qu'il fait voir5. Dans l'art de fabrication des images

(eidolopoiikè tekhnè6 ), il va ainsi falloir identifier la position déterminée du sophiste, et

satisfaire à une exigence de spécification, mais par là aussi identifier la position des peintres

ou des sculpteurs, qui partagent la même espèce de technique, à moins qu'il ne soit question

que de certains d'entre eux, comme il apparaîtra bientôt. Toujours est-il que le sophiste doit

partager le genre de fonction qu'il exerce avec d'autres artisans ou artistes : rechercher une

identité, celle du sophiste, ce sera tomber sur un essaim d'artistes, pour lequel le propos devra

satisfaire à une exigence de généralisation. Notons en cela que l'art dichotomique platonicien

ne fait pas varier en raison systématiquement inverse, l'extension et la compréhension des

notions qu'il subdivise et recompose. Voyons le texte :

' La traduction usuelle par les simulacres peut prêter à confusion, notamment avec les simulacres épicuriens

(eidola). Par le  phantasme, Platon vise quelque chose comme une représentation qui parvient à masquer sa

dissemblance d'avec le modèle sous le voile d'illusion d'une présence en chair et en os de ce dernier, ce

pourquoi le vocable aujourd'hui courant de phantasme, avec ses connotations de détachement à l'égard du réel

mais aussi d'intensification dans la mise en présence, ne convient pas si mal.

•2

235 b-c. Nous nous référons à l'édition Diès, Belles-Lettres, 1985 (première édition, 1925).3234b4

234 b 7.5

234 b-c.6235b 9.

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L'étranger -  En poursuivant la division de la manière que nous avons fait

 jusqu'ici, je crois apercevoir deux formes de la mimétique, quant à l'aspect précis

que nous cherchons, en laquelle de ces deux formes le pourrons-nous trouver,

c'est ce que je ne me sens pas encore capable de découvrir.

Théétète — En tout cas, veuille d'abord nommer et distinguer les deux formes dont

tu parles.

- Le premier art que je distingue en la mimétique est l'art de copier (eikastikè

tekhnè). Or on copie le plus fidèlement quand, pour parfaire son imitation, on

emprunte au modèle (paradeigmatos) ses rapports exacts (summetrias) de

longueur, largeur et profondeur, et revêt en outre chaque partie des couleurs quilui conviennent.'

Pour trouver le sophiste, qui se cache sous les divisions que l'on n'a pas faites, il

faut reconnaître deux formes de mimèsis et de fabrication des images, puisque l'on remarque

que le propos atteint immédiatement la région des arts plastiques, peinture et sculpture. La

première est une mimétique d'emprunt, qui prélève d'un paradigme certaines de ses

déterminations pour les faire passer dans l'image qui de ce fait lui ressemblera. Comme nous

sommes du bon côté de la dichotomie, où le sophiste ne risque point de se cacher, il vient au

 jour qu'il doit exister une peinture et une sculpture satisfaisantes, et que Platon ne recherche

pas, en général, la réprobation de ces arts, mais sans doute seulement de certaines manières de

les pratiquer et peut-être d'éblouir leurs spectateurs au détriment de l'essentiel. Or pour le

coup, cet essentiel a partie liée avec la conservation de ces proportions qu'assume dans le

texte le concept de summetria, présent à l'accusatif pluriel, summetrias. Voici un concept

platonicien à la fois essentiel et promis à un long avenir d'exploitation, d'entretien et de

vicissitude par toutes sortes de discours artistiques appelés à coordonner la notion de beauté

avec celle de respect réglé des proportions. Ce n'est pas ce que désormais nous appelons la

symétrie, qui consiste dans une conservation des rapports métriques et dans le renversement

spéculaire d'une disposition donnée, autour d'un centre ponctuel, linéal ou bien d'un plan. La

summetria de Platon exclut toute latéralité et tout situs qualitatif : elle consiste dans la

proportion des parties entre elles et à l'égard du tout, qu'obtiennent l'universalité et la

systématicité d'opérations de mesure par lesquelles chaque partie, chaque détail d'une oeuvre

1 235 d 1 —235 e2.

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se trouvent exprimables comme un certain multiple d'une unité originaire, ce qu'on appelle en

architecture' un module, ou une certaine subdivision de la grandeur totale, comme cela se

pratiquait canoniquement2 pour la sculpture. Comprenons que des rapports entre des

grandeurs forment en s'égalisant des analogies d'où procède mathématiquement l'héritage en

l'oeuvre de cette perfection du modèle qu'elle imite selon un art eikastique ; et tirons une

double leçon : le beau visible n'est pas en lui-même sensible, il relève des idéalités

mathématiques dont la perfection vient se faire voir dans le bourbier du sensible ; en second

lieu, les images ressemblent en empruntant des rapports. Ce sont des analogues de leur

modèle, c'est-à-dire qu'elles ne lui sont pas identiques et bien plutôt inférieures, mais dans le

respect de cet ordre des différences, elles participent au sens où elles sont partiellement et à

partir de lui, ce que leur modèle est. La double contrainte d'une telle égalité de rapports dansla différence ontologique qui doit persister entre modèle et image, détermine ce bon art de

l'imitation.

On remarquera que cette fidélité de la copie enveloppe non seulement des exigences

de forme, dont il faut emprunter les rapports, mais aussi des couleurs convenables3. Platon le

redit lorsqu'il aborde explicitement4 l'art des peintres, il faut donner aux tableaux toutes les

couleurs et formes appropriées. Or il semble que les couleurs doivent déroger au désirable

régime analogique de ressemblance entre copie et modèle, puisqu'elles apparaissent

identiques dans l'image et dans l'original ; elles ne portent pas des rapports égaux pour des

grandeurs en soi différentes mais elles répètent ce qu'elles imitent. Cependant Platon persiste

à fournir l'injonction de revêtir les copies des couleurs convenables, de sorte que le fait même

de peindre, d'apposer des couleurs5 sur un tableau et une image, ne saurait par soi-même être

' Vitruve définit ainsi la notion :  La proportion (summetria) aussi est le rapport que toute l'oeuvre a avec ses parties et celui qu'elles ont séparément à l'égard du tout, suivant la mesure d'une certaine partie. Car, de mêmeque dans le corps humain, il y a un rapport entre le coude, le pied, la paume et la main, le doigt et les autres

 parties, ainsi dans les ouvrages qui ont atteint leur perfection, un membre en particulier fait juger de la

grandeur de toute l'oeuvre. (Les dix livres d'architecture, traduction C. Perrault, seconde édition, Paris, 1684, p.

11). Les modalités de commensuration, modulaires ou divisionnaires, ne changent donc pas la nature de la

summetria, qui demeure une harmonie secrète des parties, exprimable par des analogies mathématiques.2

Rappelons, d'après Pline (Histoire naturelle, XXXIV §55-56 ; éd. le Bonniec, Belles-Lettres, 1953, p. 126-

127) que Polyclète avait écrit un traité de la proportion du corps humain, le Canon, et formé une sculpture qui en

soit l'expression exemplaire et qui méritait d'être également appelée par antonomase le Canon. Le traité estperdu, et l'on ne sait quel était le système des proportions du corps humain — la summetria — qu'il développait;

on s'est demandé, en dépit du texte de Pline qui l'exclut, si la sculpture qui y répondait ne pouvait être autre que

le Doryphore, dont le Musée archéologique de Naples conserve une réplique romaine.3

 On sait que l'apposition des couleurs concerne également la sculpture et ses oeuvres polychromes, cf. République IV, 420 c-d.4Par exemple au Cratyle,431c ,ou 432 b.5

Le Philèbe soutient, en 53 a-b, que le plus beau blanc est le blanc sans mélange ; car les belles couleurs, comme

les belles formes, sont l'objet d'un plaisir pur et sans mélange de douleur (5 lb). Si les belles formes sont

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posé du mauvais côté de l'art d'imiter. La peinture n'est pas un fard intrinsèquement

condamnable, au même titre que la toilette, et qui n'aurait d'autre fin que la séduction et le

plaisir. C'est bien plutôt la recherche de l'illusion en peinture que Platon condamne, comme

nous l'allons voir, illusion dont la couleur n'est pas plus ou davantage responsable que la

forme et le dessin. L'idée d'une intensification plaisante du sentiment de présence du modèle

dans l'image, et dommageable du seul fait de la couleur, n'est donc pas soutenue par Platon.

Comme on sait, l'image, si elle doit ressembler, ne doit pas chercher à s'égaler2 à

son modèle, sous peine d'une confusion irrémédiable ; en ce sens, son analyse se trouve

subordonnée aux intérêts exclusifs du vrai, mais en retour, il est tout aussi bien manifeste que

le dispositif platonicien d'explicitation conceptuelle des rapports entre les Idées et les choses

sensibles se trouve lui-même ordonné aux relations exemplaires du modèle et du tableau. On

est donc autorisé à envisager une postérité du côté des arts mimétiques de ce que ces textes

platoniciens pourront avoir de fondateur3. Plutôt que de considérer un rejet général des arts

mimétiques qui viendrait grossir les traits d'un platonisme moyen autant que bien connu, le

texte du Sophiste appelle de noter la positivité de l'art eikastique, qui permet en premier lieu

que soient distingués les images et leur paradigme, mais aussi en second lieu que soit ressaisi

quelque chose de ces modèles au travers de leur copie : une fonction positive et anagogique

des oeuvres d'art se trouve par là ouverte, dans l'exacte mesure où celles-ci invitent à traverser

leur apparaître sensible pour atteindre un lieu intelligible, ce qu'empêchera précisément un art

phantastique d'imitation. En des termes communs et actuels, Platon tend à développer non

une théorie de l'art en général mais une esthétique prescriptive et sélective, accordée à

engendrées à l'aide de la règle et de l'équerre (51c), les belles couleurs sont les couleurs pures de tout mélange,

telles que le Timée (67 c, sq.) et le Phédon (110 c) les évoquent, et qui correspondent aux quatre couleurs de

l'ancienne peinture grecque, blanc, noir, rouge, jaune. On consultera la somme d'Adolphe Reinach : Textes grecset latins relatifs à l'histoire de la peinture ancienne, dit  Recueil Milliet, Paris 1921, rééd. Macula, 1985, en

l'occurrence, les §§ 5-6, p. 8-13 ; voir aussi les §§ 7-25 sur les procédés picturaux, p. 14-31. Il y a un plaisir

parfaitement légitime de la couleur chez Platon ; c'est seulement ce qui trompe sur la distinction de l'imitation et

du modèle, dont il faut absolument se méfier et détourner les formes de l'art. On lira pour confirmation la thèse

complémentaire de P.-M. Schuhl, Platon et l'art de son temps, Félix Alcan, 1933 (rééd. chez Vrin).

En opposition à la thèse de Jacqueline Lichtenstein, proposée dans La couleur éloquente, Flammarion, 1989, au

chapitre intitulé 'De la toilette platonicienne', p. 45-63.2 Platon est partagé entre la nécessité d'emprunter au modèle pour pouvoir l'imiter, et la réprobation de la

tendance à s'égaler, voire à s'identifier à ce dernier. Sa louange de la peinture égyptienne permet que se dessine

un dépassement pour cette opposition : ce qui est requis, ce sont des règles poiétiques, qui ne sont autres que

conventions, mais qui ont l'insigne mérite de ne pas changer et de prescrire aujourd'hui comme dans la plus

profonde antiquité.3 C'est le sens de l'introduction d'Idea, d'Erwin Panofsky : C'est Platon qui a conféré au sens et à la valeurmétaphysique de la beauté des fondements universels, et dont la théorie des Idées a pris pour l'esthétique desarts plastiques une signification toujours croissante ; pourtant il ne fut pas, pour sa part, en mesure de jugeréquitablement ces mêmes arts plastiques. (Idea, TEL/Gallimard, 1989, p.17). La concession finale exprime une

certaine autonomie de l'histoire esthétique en regard de l'histoire de la philosophie première.

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certaines oeuvres artistiques qu'il pouvait connaître, mais aussi bien exclusive d'autres

oeuvres. C'est d'ailleurs plus précisément une poétique plutôt qu'une esthétique qu'il fonde,

puisqu'il recherche prioritairement de donner des règles à la confection des oeuvres, quoique

cela débouche par ailleurs sur des considérations descriptives vouées à leur réception.

Ces règles, par lesquelles une imitation doit à la fois ressembler à son modèle, s'en

distinguer et se faire valoir pour la simple image qu'elle est, non pour le modèle qu'elle n'est

pas, doivent en outre présenter une qualité supplémentaire, et c'est de demeurer inchangées.

Platon est ennemi de la nouveauté, de l'histoire de l'art si l'on veut : car la vérité de l'art est

originaire et intemporelle. En cela Platon exprime certes moins un goût archaïque qu'il ne

développe les premiers principes de tout classicisme, pour lequel doivent être données une

antiquité et des règles intangibles qui lui soient co-originaires et co-essentielles. Or l'antique

pour Platon et selon une mesure temporelle analogue à la nôtre, c'est l'Egypte. L'Athénien

l'explicite parfaitement, au livre II des Lois :

 Depuis bien longtemps, je pense, ils (sc. Les Egyptiens) ont appris cette vérité que

nous formulons maintenant : ce sont les belles figures et les belles mélodies que

doit pratiquer dans ses exercices la jeunesse des cités ; ils en ont donc fixé la

détermination et la nature, puis en ont exposé les modèles dans les temples ; cesmodèles, il n'était permis ni aux peintres ni à quiconque représente des attitudes

d'aucune sorte, de les négliger pour modifier les règles nationales ou en imaginer

de nouvelles, et maintenant encore cela leur est défendu, soit en cette matière, soit

en tout art musical. A l'examen, tu trouveras que, dans ce pays, les peintures et les

sculptures remontent à des millénaires, et quand je dis millénaires, ce n'est pas

 façon de parler, c'est la réalité ; elles ne sont ni plus belles ni plus laides que

celles d'aujourd'hui, et ont mis en oeuvre une technique identique.'

Les règles doivent manifester l'exemption des vicissitudes temporelles qui les

apparentent aux beautés pures et non à leurs imitations. Elles pourraient alors incliner vers la

simple proposition de formes géométriques parfaites et de couleurs pures de tout mélange, ce

qui estomperait le devoir de ressemblance et tendrait vers une esthétique qu'on pourrait

presque dire abstraite. Elles assurent la possibilité que s'engendrent ces images mesurées, qui

1 Lois, II, 656d — 657a. Ed. E. des Places, Belles-Lettres, 1951 ; éd. citée, 1992, p. 43-44.

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ressemblent sans s'identifier, et se proposent ainsi, à la fois et en même temps, pour être et ne

pas être ce qu'elles imitent. Mais elles ont la principale fonction d'autoriser la dénonciation

de toute espèce de nouveauté qui les viendrait transgresser : Platon n'est pas loin de les tenir

pour de simples conventions', mais que sanctifie leur caractère originaire et inchangé. Si doit

triompher l'Egypte en peinture, c'est que l'ennemi est aux portes, et qu'il est grec ainsi que,

au sens de Platon, tout contemporain. Car ce dernier ne goûte guère les peintres de son temps,

dont les prestiges illusionnistes vont être placés du mauvais côté de l'art d'imiter. Reprenons

le fil du texte du Sophiste, avec l'étonnement de Théétète :

 Eh quoi ? Est-ce que tous ceux qui imitent n'essaient pas d'en faire autant ?

- Pas ceux du moins qui ont à modeler ou à peindre quelque oeuvre de grandeenvergure. S'ils reproduisaient, en effet, ces beautés avec leurs véritables

 proportions, tu sais que les parties supérieures nous apparaîtraient trop petites et

les parties inférieures trop grandes, puisque nous voyons les unes de près et les

autres de loin.

- Parfaitement

-  Est-ce que, donnant congé à la vérité, les artistes, en fait, ne sacrifient pas les proportions exactes pour y substituer, dans leurs figures, les proportions qui

 feront illusion ?2

Afin d'en ressaisir aisément la substance, on illustrera ce propos introductif de l'art

phantastique par une anecdote que nous connaissons exclusivement depuis une seule source,

celle d'un compilateur byzantin du XII' siècle, Johannès Tzétzès ; dans ses Chiliades3 , il

raconte la rivalité4 de deux sculpteurs athéniens célèbres, Phidias et Alcamène, à qui la cité a

demandé une statue d'Athéna, destinée à surmonter une colonne, et conséquemment à être

seulement visible da sotto in sù, comme disent les Italiens, ou en contre-plongée. Alcamène y

va à la bonne foi, comme le commente Blaise de Vigenère5, c'est-à-dire qu'il façonne une

Athéna eikastique, avec ses dues proportions, qu'il conduit à la perfection relative dont une

1Ainsi qu'il s'agisse de règles nationales, partant sans universalité.2 Sophiste, 235 e - 236 a (éd. Diès, p. 333-334).3Chiliades, livre VIII, v. 193 sq .

4L'anecdote est reprise dans l'introduction d'Idea (op. cit., p. 20-21). Elle est bien davantage détaillée par Blaisede Vigenère dans son Epître à Barnabé Brisson, qui introduit sa traduction commentée des Images de Philostrate

(Images ou tableaux de platte peinture, 1578 ; éd. F. Graziani, Honoré Champion, 1995). Cette  Epître est un

moment important et inaugural de la littérature d'art de langue française.5Voir note précédente.

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image est capable. Tandis que Phidias accentue les traits de sa face, qu'il grossit la tête et

amoindrit les pieds, bref qu'il défait les summetriai au lieu de les emprunter, sous la raison du

point de vue d'où la statue sera aperçue et jugée, et afin que la statue paraisse ce que pour cela

elle ne doit pas être. Vigenère s'étendra avec complaisance sur les déformations que Phidias

impose à son Athéna (de grosses mouardes lippes recourquebillées, faisant une très laide

grimace ; le menton s'allongeant en un groin tortu tout despiteux1 ). Il implique même

Périclès qui sauve Phidias, auquel les Athéniens s'apprêtaient à faire un mauvais parti, en

demandant que les oeuvres concurrentes soient jugées sur leur colonne destinale, où l'Athéna

d'Alcamène perd sa perfection alors que celle de Phidias y atteint, ou du moins le paraît.

Comprenons que la  phantastikè tekhnè enveloppe de prendre en compte les déformations2

optiques que le point de vue des spectateurs apporte invinciblement avec soi, et d'en effacer

l'apparaître par des mesures contrariantes : ainsi l'effet de raccourci perspectif, qui fait

paraître plus petit ce qui s'éloigne de son spectateur d'une distance d'autant plus grande, peut

être corrigé par un accroissement proportionnel des mesures qui régissent la dimension

respective des parties. Si l'on ne veut pas une Athéna à la petite tête et aux grands pieds, il

faut amoindrir ces parties-ci et augmenter la taille et les détails de cette partie-là, mais ainsi

subvertir les summetriai. Les artistes phantastiques sont ainsi conduits, pour donner l'illusion

de la perfection symétrique du représenté, d'en défaire systématiquement les mesures et les

rapports. Il ne s'agit donc plus d'imiter un modèle en lui empruntant ses bonnes proportions,

mais bien de susciter une perception par des moyens qui ne sont pas ce qu'ils permettent

d'obtenir, et qui empruntent, si l'on peut dire, la voie du mè on, non-être ou néant. C'est ce

qui justifie la condamnation platonicienne : l'oeuvre phantastique n'est pas ce dont elle offre

l'apparence, de sorte que c'est par les opérations techniques de déformation des vraies

proportions du modèle que celles-ci semblent s'être incarnées. Le résultat qu'on peut dire

esthétique est la négation de ses moyens poétiques d'obtention. Au travers de l'art

phantastique, l'être apparaît tel qu'il n'est pas, et ce sont cette fausseté et cette tromperie qui

disqualifient ce genre d'oeuvre mimétique aux yeux de Platon.

Sans insister sur l'ensemble des corrections optiques que l'architecture grecque a fait

subir aux lignes et aux mesures qu'elle mobilisait, afin de mettre ses spectateurs en présence

' Images, éd. Graziani, p. 16.2

Celles-ci concernent l'ensemble des anamorphoses dont la perspective constitue la géométrie et le principeconstructif, mais aussi les effets de la courbure négative des cellules rétiniennes, dont la forme générale de

calotte sphérique concave incurve les parallèles et oblige aux corrections telles que l'entasis architecturale des

colonnes. Sans en posséder le fondement optique, les Grecs ont appris à contre-incurver certaines formes pour

leur donner l'apparence d'une parfaite rectilinéarité.

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d'illusions symétriques, notons que la grande peinture grecque en gros contemporaine de

Platon, est demeurée célèbre sous des anecdotes qui soulignent le réalisme des tableaux et la

réussite des effets de trompe-l'oeil. Que ce soient les divers épisodes liés aux raisinsl de

Zeuxis, que Parrhasios surpassa par la représentation d'un rideau de théâtre dont l'apparente

présence était à s'y tromper non pour de simples oiseaux mais pour Zeuxis2

lui-même, que ce

soient les portraits3 d'Apelle, celui d'un cheval qui faisait médire les rivaux mais hennir les

chevaux4, c'est toujours la puissance des oeuvres picturales les plus hautes à rendre

perceptivement présents ce que pourtant ontologiquement elles ne sauraient être, qui se trouve

complaisamment souligné. Le rapport de mimèsis se déplace : il passe de la liaison défective

entre modèle et copie, qui se juge à partir du modèle, à la liaison identitaire et pleine de

confusion entre image et modèle, qui s'estime dans la perception. Et plutôt que de conserver

quelque chose d'une origine idéale, il tend à tromper la réceptivité.

Le phantasma paraît être plus qu une copie, puisqu'il semble s'égaler au modèle;

mais pour cela, il doit être moins que cette copie, de ce qu'il la déforme, la disproportionne et

se rend ainsi davantage dissemblable à l'égard des summetriai. Là se trouve préinscrite la

nécessité du parricide parménidien et du recueil du non-être dans l'être : l'art phantastique fait

On trouve l'histoire au livre XXXV de l'Histoire naturelle de Pline (§ 65). Le foisonnement des anecdotes

proposées dans ce livre XXXV, et infiniment décliné par toutes les premières histoires modernes de la peinture,

ce qui en fait comme la mythologie de cet art, ne se porte pas toutefois dans cette exclusive direction de la

perfection mimétique à laquelle l'art pictural sait parfois parvenir. Le certamen linearum de Protogène et

d'Apelle (XXXV, § 81-83, éd. Croisille, p. 71-72) en témoigne assez, mais aussi cette remarque à l'égard de

Timanthe, l'auteur d'un Sacrifice d'Iphigénie où Agamemnon exprime la plus haute et la plus indicible douleur

en se voilant la face : « De fait c'est le seul artiste dans les oeuvres de qui il y a plus à comprendre que ce qui esteffectivement peint» (FIN, XXXV, § 74, éd. Croisille, p. 68). Dans ses effets le tableau peut donc excéder sa

matérialité picturale ; mais ce sont toujours ses effets et sa puissance qui mesurent sa perfection.2

Anecdote liée à la série précédente : « On rapporte que Zeuxis peignit également plus tard un enfant portantdes raisins : des oiseaux étant venus voleter auprès de ces derniers, en colère contre son oeuvre, il s'avança etdit avec la même franchise : « J'ai mieux peint les raisins que l'enfant, car, si je l'avais aussi parfaitementréussi, les oiseaux auraient dû avoir peur» (HN, § 66, édition Croisille, Belles-Lettres, p. 65). La confusion

pathétique avec le détail du réel, que l'oeuvre suscite, doit ainsi former la mesure de l'appréciation experte de

cette oeuvre. Bien juger ce n'est que se laisser aller à sa perception naturelle, comme les chevaux d'Apelle en

témoigneront, (cf note suivante) de sorte qu'il n'est pas moins donné d'expertise dans le jugement esthétique

chez l'animal que dans l'homme, comme chez le cordonnier que dans le peintre lui-même (mais dans la région

de son art, ne sutor ultra crepidam, HN XXXV, § 85), voire de la part d'Alexandre sous le rire des broyeurs de

couleurs (XXXV,§ 85 sub fine). Le principe d'un jugement de goût droit doit être l'effet non prévenu que le

tableau fait sur les sujets quelconques de sa perception : c'est la puissance non pervertie de l'oeuvre, exercée sur

la réceptivité nue. Le tableau doit ainsi se juger par ses effets de réception, qu'on dira donc esthétiques au double

sens de la réception sensible et du sentiment de perfection ; il est ce qu'il fait, et la perfection de ce faire est dans

la tromperie du sens. C'est ce que Platon ne peut que réprouver, pour qui doit valoir le rapport d' aléthéia entre

l'image et ce qui lui est supérieurement modèle.3

« Il peignit des portraits d'un ressemblance si extraordinaire qu Apion le grammairien — fait incroyable àrapporter — a laissé un opuscule où il affirme qu'une de ces personnes qui prédisent l'avenir d'après le visagedes gens et que l'on appelle metoposcopoi, indiquait d'après ces portraits le nombre d'années restant avant lamort du sujet, ou encore combien de temps ce dernier avait vécu. » (FIN, XXXV, § 88, éd. Croisille, p. 74).4

HN XXXV, § 95, éd. Croisille, p. 77.

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du plus avec du moins, il parait à la condition de n'être pas, bref c'est en lui le non-être qui le

fait consister dans son paraître propre. Il faudra donc concéder, qu'à certaines conditions, le

non-être est, comme l'être n'est pas. Les tableaux phantastiques font effet à la condition que

soit défait le lien eikastique de bonnes proportions. Voilà le point sur lequel vient donner et

s'inquiéter l'analyse platonicienne : il y a de la puissance qui repose sur du rien ou dont

l'assise est le non-être et non pas l'être. Les illusions picturales en sont l'expression

indéniable et invincible. Consistance paradoxale des  phantasmata, dont Platon cherche à

capturer la délicate texture ontologique dans le temps même qu'il en réprouve l'usage

dissemblant. D'un côté, il y a nécessité hypothétique, ordonnée à la capture du sophiste,

d'affronter et de penser l'être du non-être', ce qui fait donc des produits de la  phantastikè

tekhnè des objets hautement intéressants et utiles pour le progrès dialectique et son issue; mais

d'autre part cet art phantastique est à réprouver pour la confusion des images et des originaux

qu'il entraîne et pour la tromperie perceptive qu'il effectue, alors que les conditions d'un

discours ou d'une image aléthiques sont dans la distinction nette de l'image et du modèle et

dans la conformité métrique et proportionnelle de celle-là à celui-ci. L'image phantastique est

à la fois objet du- et obstacle au progrès de la vérité. Un certain embarras, sinon platonicien,

du moins de son lecteur, en laisse paraître l'effet de tension interne du discours, lorsque

Platon évoque la possibilité d'échapper aux effets phantastiques pour en reconnaître la

fausseté ou du moins le caractère de simple apparence :

 Mais quoi ? Ce qui, à des spectateurs défavorablement placés, paraît copier le

beau, mais qui, pour des regards capables d'embrasser pleinement (ikanôs orân)

de si vastes proportions, perdrait cette fidélité de copie, comment l'appeler ? Ce

qui simule ainsi la copie qu'il n'est point, ne sera-ce pas un simulacre

(phantasma) ?2

On comprendra aisément qu'un point de vue tel que celui de tout spectateur à l'égard

de l'Athéna de Phidias, soit défavorable en ce qu'il induit des déformations perceptives que

l'art phantastique s'emploie précisément à contrer et à corriger ; et qu'en général, ainsi que

Platon l'a lui-même souligné, des œuvres de grande dimension contraignent3 le point de vue

d'où elles s'aperçoivent à susciter de telles aberrations. Mais que peut vouloir dire le fait

 I

Sophiste, 237a « L'audace d'une pareille assertion est qu'elle suppose être le non-être (to mè on einai)» (tradDiès, p. 335)2 Sophiste, 236b, éd. Diès, p. 334.3 Ceci signifie en passant que la beauté, selon Platon ne saurait se ressaisir sous la double détermination de

l'ordre et de la grandeur, comme Aristote l'écrira dans la Poétique.

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d'embrasser pleinement du regard de telles oeuvres ? Quel point de vue permettra d'anéantir

l'effet d'assujettissement perceptif au donné que les grands tableaux et les grandes sculptures

rendent sensible, et de tout voir dans ses proportions propres et véritables ? Plutôt que de

rechercher un tel point de vue synoptique, pour ce qu'il serait à la fois singulier et supérieur' à

tous les autres, on devra concevoir que la cessation de la tromperie perceptive implique de

multiplier voire de totaliser les points de vue afin d'embrasser pleinement du regard. Les

oeuvres picturales ou sculpturales ne doivent pas être chez Platon, asservies à un point de vue

exclusif et contraignant comme l'exigèrent2 les tableaux de perspective, au moins dans les

débuts de l'application de cette science géométrique aux oeuvres d'art. Voir en vérité, c'est

multiplier et varier les points de vue, ce par quoi se dénonceront invariablement les fausses

fidélités d'apparence et les proportions déréglées. Pour n'être pas subordonné au prestige des

images, il faut cesser d'être soumis au point de vue : l'unité véritable de l'oeuvre se donne en

renonçant à l'unicité dommageable du point de vue, toujours défavorable. Comprenons que la

conception platonicienne de l'art est centrée sur l'oeuvre même, et non pas sur sa réception : le

seul point de vue absolument vrai n'en est pas un car il se tient en elle et non en nous. En cela

Platon dissuade et condamne une analyse proprement esthétique, pour laquelle la réceptivité

sensible et ses conditions sont la médiation obligée du discours sur l'art ; selon lui, le beau

reste cependant bien une relation, mais celle-ci se tend entre l'oeuvre et le modèle qui la hante

et qu'elle cherche imparfaitement à imiter.

On pourra concevoir une filiation ou bien une descendance d'allure platonicienne,

dans la plupart des espèces de classicisme3, lorsque le souci d'incarner de vraies et idéales

proportions se trouve constitutif de la beauté des oeuvres, mais aussi lorsque la nature sensible

des oeuvres est instituée en médiation simple par laquelle transparaissent des idéalités et des

intentions pensées de l'artiste. Alors le beau scintille comme l'apparaître intelligible dans le

Ces conditions dessinent la compréhension de la construction légitime chez Alberti, dans le  De pictura, qui

exige du rayon visuel central de tomber perpendiculairement sur le plan intersecteur de la pyramide visuelle, que

constitue géométriquement le tableau. Mais on pourra également songer à la supériorité proprement synoptique

du prisonnier platonicien, dès qu'il aura pu détacher son regard des purs phénomènes skiagraphiques. Cependant,

pour lui également, le fait de tout voir, au-dedans comme au-dehors de la caverne, implique une espèce de

voyage qui déplace les points de vue.2 Voir sur cette exigence notre article 'L'oeil et la raison. Sur un usage continué de la perspective de Descartes à

Félibien', in Expérience et métaphysique dans le cartésianisme, éd. P. Soual, L'Harmattan,2007, p. 143-155.3 Le terme est de fait peu opératoire de ce qu'il renvoie selon les lieux et les formes d'art à de très divers

mouvements temporels. Qu'on songe au classicisme pictural italien du premier Cinquecento, au classicisme

littéraire allemand du second XVIIIe siècle, au mouvement français réputé tel du XVII' siècle, sans parler duclassicisme architectural ou musical. L'opposition construite par Wôlfflin, dans ses Principes fondamentaux del'histoire de l'art (G. Montfort, 1992) entre classique et baroque, vaut principalement dans les arts plastiques et

pour l'italienne scansion du XVI' au XVII' siècle : classique, maniériste, baroque ; elle a du mal à résister à la

diversité européenne des temps et des lieux.

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sensible. On remarquera qu'un tel platonisme dans l'art, à la mesure de sa contribution à la

constitution d'un classicisme, forme non un fondement exclusif pour la confection des oeuvres

mais plutôt une dimension à laquelle elles peuvent aspirer et qui n'efface pas des aspects

concurrents, voire opposés, de tromperie, de séduction et de jeu à l'égard des sens. La

multiplication des points de vue, à la condition supplémentaire de l'inscrire dans les oeuvres

elles-mêmes, permet un rapprochement plus inattendu avec le mouvement cubiste, dont les

productions, sans abandonner le fait d'un art mimétique, ne recherchant point d'être

confondues avec quelques originaux, se laissent reconnaître pour ce qu'elles sont, des images

et seulement des images, tandis qu'elles incitent à concevoir, dans ce qu'elles font voir, la

multiplication avec la géométrisation des appréhensions visuelles. Voir divers points de vue

qui se concentrent sur l'oeuvre supprime l'effet d'assujettissement que recherchaient les

tableaux de perspective, mais aussi bien les tableaux impressionnistes, à la mesure de leur

direction et de leur structuration de l'espace de perception environnant.

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2/ Aristote et la transfiguration du laid.

L'analyse des jeux proprement esthétiques où l'art est susceptible de s'égarer,

armait, chez Platon une réprobation générale des arts plastiques contemporains et une

préférence de l'originaire, auquel l'Egypte se trouvait affine ; le geste de poser les

 phantasmata et en général la phantastikè tekhnè du mauvais côté de l'art d'imiter suppose une

ontologie de la distinction et de l'absence de mélange entre être et non-être mais reconnaît

toutefois la puissance de ce qui n'est qu'image à sembler s'égaler à l'original et de ce qui

n'est pas à apparaître pour de l'être. L'art phantastique est rejeté dans le temps même où ii et

par la raison que I sa puissance de mêler et confondre le méontique et l'ontique est

découverte. Il y a un besoin heuristique de ce qui fait l'objet d'une condamnation esthétique et

cette même sorte de tension dans le rapport à l'art qu'on retrouvera chez les contempteurs du

théâtre et les censeurs de sa pseudo-moralité, qu'il s'agisse de Nicole, de Bossuet ou plus

tardivement de Rousseau, tous auteurs dont les attendus, par lesquels la comédie est

sévèrement réprouvée et le chrétien se trouve fermement dissuadé d'y venir porter son

attention, expriment par ailleurs un intérêt soutenu et une compétence particulièrement érudite

dans la matière théâtrale et la fréquentation des oeuvres représentées : le théâtre sera à la fois

un objet de réprobation et un centre irremplaçable d'intérêt théorique, qui pousserait presque à

aimer intellectuellement pour les jeux et les tromperies qu'il suscite ce que l'on prétend

abhorrer pratiquement au nom des intérêts de la vertu.

Cette tension disparaît chez Aristote, pour lequel ne se pose pas ou ne se pose plus

principalement la question de la réprobation et de la censure des arts, mais essentiellement

celle de leur effectivité : que peut un art ? Et à quelles conditions, y compris perceptives,

produit-il de la beauté ? On verra qu'Aristote reste fort peu disert sur la nature du beau mais

qu'il implique ses analyses à la recherche des règles parfois fort détournées de son atteinte ou

de son obtention. Avec la Poétique nous obtenons en outre un texte certes et sans doute

incomplet', et pour cela ouvert à l'infini du commentaire ultérieur, mais surtout intégralement

On suppose par le biais de Diogène Laêrce (Vie et doctrine des philosophes illustres, livre V, éd. Goulet-Cazé,

Le Livre de poche, 1999, p. 580) que la Poétique comportait deux livres, partant qu'il manque la moitié de

l'ouvrage qui devait être plus particulièrement consacrée à la comédie. Celle-ci aurait peut-être contenu lesexplicitations sur la katharsis auxquelles Aristote renvoie explicitement dans sa Politique (VIII, 7, 134 lb 39) et,

plus aventureusement, sur la beauté, auxquelles Aristote fait allusion en  Métaphysique, M, 3, 1078b 1-5 ; toutes

explications qui n'adviennent en aucun texte du corpus aristotélicien dont nous avons hérité. Notons que

Diogène Laêrce mentionne un Péri kalou (De la beauté) au catalogue des oeuvres d'Aristote, et qui est perdu.

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voué aux règles de l'art et, pour cette raison, la matrice et la forme de toutes les Poétiques

futures, à quoi le discours sur les arts va principalement se réduire jusqu'à l'orée de la période

contemporaine. L'ouvrage d'Aristote nous fait entrer dans l'atelier de l'artiste et dans son

activité que, sans privilège particulier, désigne la  poièsis. On sait que, différemment de la

 praxis, la poièsisin'a pas sa fin en elle-même, et qu'il s'agit d'une activité productrice d'une

oeuvre, ergon, opus, distincte des formes du faire. Il y a lieu d'énoncer les règles d'une telle

production, qui ne saurait survenir spontanément : le changement par lequel une forme

nouvelle est incorporée dans une matière n'est pas, en l'occurrence, une synthèse naturelle qui

survient d'elle-même et se produit par nature,  phusei. En cela l'art prolonge la nature,

quoiqu'il faille tout d'abord insister sur le fait qu'il l'imite, ce qui suffit à le pourvoir de ses

règles poiétiques propres.

Nous partons dès lors d'un passage notoire2 du chapitre 4 de la Poétique, auquel la

réflexion sur l'art reviendra souvent par après3 et qui concerne le plaisir pris aux imitations.

Comment est-il possible que plaisent les images dont les originaux déplaisent ou repoussent ?

Il est patent que de cette question, de ses attendus et de la réponse éventuelle, dépend la

spécification4 de la nature de la tragédie, qui vient faire prendre du plaisir dans la douleur, les

pleurs et par la peur. Voici le passage :

 Dès l'enfance, les hommes sont naturellement enclins à imiter (et l'homme diffère

des autres animaux en ceci qu'il y est plus enclin qu'eux et qu'il acquiert ses

 premières connaissances par le biais de l'imitation) et tous les hommes trouvent

du plaisir aux imitations. Un indice (séméion) est ce qui se produit dans les faits :

Nous n'avons donc sur la beauté que de courtes remarques éparses ; quant à la katharsis, par une ironie de

l'histoire des textes, ce sera plutôt celui de la Politique qui servira à comprendre le court passage de la Poétique,6.

On retrouve quelques développements sur cette distinction en  Ethique à Nicomaque VI, 5, 1140b 1-6, ou en

 Métaphysique E E E 6, 1048b 18-35, passage sur lequel nous reviendrons.2 Nous choisissons la traduction de B. Gernez (Belles-Lettres, 1997) pour des raisons de neutralité. Le

commentaire de l'édition Dupont-Roc/Lallot de la Poétique (Seuil, 1980) est assurément stimulant et riche

d'enseignements, mais les partis de traduction, qui visent le lecteur moderne non prévenu, sont sans doute trop

prononcés. Un seul exemple, qui est notoire : le choix de traduire mimèsis par représentation pourra induire

diverses mécompréhensions sans ressaisir parfaitement la notion d'Aristote, qui certes ne relève point d'une

plate et servile imitation mais qui ne s'y oppose pas, comme par exemple la représentation cartésienne à l'égard

de la ressemblance (Dioptrique, Adam-Tannery VI, 113) ; outre que cette traduction chevauche fâcheusement

celle plus usuelle de phantasia par représentation, chez les Stoïciens.3 Notons seulement les  Réflexions critiques sur la poésie et la peinture de l'abbé Du Bos, qui, en 1719,

s'inaugurent sur le fait de savoir pourquoi les représentations artistiques imitatives plaisent, alors que lesoriginaux dont elles procèdent déplairaient absolument. Poésie, dans le titre, renvoie surtout à la poésie

dramatique et le cas de la tragédie est alors valorisé et privilégié.4

Toutefois la comédie comme mimèsis, se rapporte à la bassesse et à la laideur, même si elles ne s'enveloppent

pas de douleur (Poétique, 5, 1448b 32-35).

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nous prenons plaisir à contempler les images les plus précises des choses dont la

vue nous est pénible dans la réalité comme les formes des monstres les plus

répugnants et des' cadavres. Et la raison en est qu'apprendre (manthanein) n'est

 pas seulement agréable aux philosophes mais également aux autres hommes,même si de ce point de vue, ils ont peu de points communs. En effet on aime

regarder les images parce qu'en même temps qu'on les contemple, on apprend et

on raisonne sur chaque chose comme lorsqu'on conclut : cette image, c'est lui.2

La difficulté soulevée par Aristote apparaît réelle et consistante mais sa résolution

pourra passer pour courte et décevante, qui semble loger le plaisir iconologique dans la simple

reconnaissance du modèle en regard de son imitation. De surcroît, ce plaisir semble trop

exclusivement intellectuel3 ; il implique une vertu simplement didactique des images4 que

souligne la présence du verbe manthanein. Tentons toutefois de préciser davantage.

Aristote glisse tout d'abord de la production des imitations vers leur réception et du

plaisir poiétique, dont il ne sera pas question, vers le plaisir esthétique. De ce que les

imitations plaisent à tous les hommes, le texte fournira tout d'abord un indice ou un signe

(séméion) puis la raison ou la cause (aition). Or il semble que la raison ait du mal à

s'appliquer au cas proposé par l'indice, puisque l'on voit mal que puisse être source de plaisir

le fait de reconnaître un modèle qui soit de l'ordre d'un cadavre en décomposition au travers

de son image. Si le modèle est précisément repoussant, on ne voit pas ce qui plaît dans le fait

de l'atteindre via son image. Pour débrouiller cette confusion, Il faut donc commencer,

puisque les imitations plaisent universellement, par rappeler quelques éléments de la doctrine

aristotélicienne du plaisir.

On sait que la singularité de cette doctrine consiste dans le refus d'associer le plaisir

au mouvement : le plaisir n'est pas un changement, un passage, il ne résulte donc pas de la

réplétion d'un manque, mais il prolonge la perfection d'un acte, à laquelle il s'ajoute par

Je corrige ce qui doit être une faute d'impression dans la traduction (les pour des).2

Poétique 4, 1445b, 6-17, éd. Gernez p. 11-13.3 Quoique la suite du passage, qui renvoie au plaisir de la couleur et de l'apergasia, perfection ou fini de

l'exécution, témoigne pour des agréments sensibles et formels.4 C'est la lecture faite par Dupont-Roc et Lallot dans leur édition évoquée plus haut (vide les notes 2 et 3 du

chapitre 4, p. 164-165)

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surcroît. Comme l'aura souligné le chapitre 31 du livre X de l'Éthique à Nicomaque, un

mouvement ne saurait être parfait, dans la mesure où sa fin, tant qu'il dure, n'est pas atteinte,

et ce n'est que lorsqu'il cesse et s'abolit qu'elle advient : le mouvement est un devenir

toujours autre et autre qui s'achève et se nie dans le repos et l'identité. Au contraire le plaisir

est un tout parfait à tout moment, il échappe au temps et aux changements qui s'y déploient ;

il est ontologiquement un même, autrement dit il est perfection de l'acte. On précisera que

cette perfection se surajoute à la perfection propre de l'acte, comme une gloire, un kléos.

C'est une perfection de plus, de ce que tout était déjà parfait, quelque chose comme une grâce

de l'activité. Aristote le conclut à l'égard de l'activité sensible :

 Il s'ensuit que pour chaque sens l'acte le meilleur est celui du sens le mieux

disposé par rapport au plus excellent de ses objets ; et l'acte répondant à ces

conditions ne saurait être que le plus parfait comme aussi le plus agréable.2

Ainsi pour le sens de la vue, lorsque l'organe est parfaitement conformé et

disponible pour le passage de cette sorte d'âme que lui est la vue à son actualisation en vision,

et lorsque le visible se trouve lui-même parfaitement disposé dans l'offrande d'un objet

excellent, alors le fait de voir s'agrémente de plaisir. La suite du texte étend immédiatement à

toute l'activité intellectuelle ce dispositif avec son résultat invincible. On remarquera que ce

concours du sens (ou de l'organe, aura précisé Aristote) et du sensible est en pleine

conformité avec les leçons sur la sensation prononcées au De Anima, et notamment avec cette

insistance à déterminer la sensation comme l'acte commun du sentant et du senti, de sorte que

le sens se révèle aussi bien à et en lui-même dans la sensation que le sensible n'y passe à

l'acte. C'est la perfection de cet acte commun qui fait plaisir ; en revanche ce même constat

semble en désaccord avec notre passage antérieur de Poétique 4, puisque semble

manifestement manquer, dans l'analyse du séméion, du signe qui reconduit comme a fortiori

au plaisir des images, la perfection propre de l'objet. Si le plaisir enveloppe de bien voir une

belle chose, qu'en sera-t-il de la vision d'un monstre et d'un cadavre ? Mais précisément

Voir 1174b 2-9. On consultera aussi le texte canonique de  Métaphysique E C 6, sur la différence entre acte et

mouvement. Une activité, telle qu'une praxis, a sa fin en elle-même de sorte que son déroulement ne la fait

aucunement sortir d'elle-même, tandis que tout mouvement vise une fin avec laquelle il ne coïncide jamais.2 Ethique à Nicomaque, X, 4, 1174b 17-20 (trad Tricot, Vrin, 1959)

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l'image, un tableau par exemple qui relève des eikona, n'est pas' son modèle. Le cas des

originaux repoussants l'exprime nettement, puisque leurs images a contrario nous agréent.

Qu'est-ce qui plaît alors ? Si le plaisir doit s'ajouter à la perfection commune du récepteur et

du spectacle de l'image, il faut donc que soient données et la perfection d'une activité dans le

récepteur et la perfection de ce qui s'offre en acte à lui. Ainsi le spectateur d'une tragédie, qui

est une sorte de mimèsis2 , ne saurait être réputé purement passif, si de lui est attendue une

activité qui doit se hausser jusqu'à ce qu'en exige parfaitement son essence. A le dire d'une

façon qui ne soit pas platonicienne, il est exigé de lui une participation, dont sans doute devra

aussi bien procéder le spectacle offert, s'il est vrai que le plaisir tragique appartient à

l'essence de ce genre d'art dramatique, comme un passage de Poétique 143 semble le

supposer. Recevoir une image, ce sera en un sens qu'il faudra préciser, la faire être.

Mais quelle est donc, en second lieu, l'espèce de perfection que porte et qu'offre

l'image d'un original monstrueux ou cadavérique ? Aristote a énoncé que ce sont les formes

(morphas, dans le texte) que ces images présentent. On concevra que les images font mieux

voir les formes que les simples sensations, au sens où elles en fixent les caractères et

préparent l'appréhension de l'universel en repos, autrement dit la pensée dianoétique,

identificatrice de la forme intelligible à même la forme sensible. D'ailleurs l'acheminement de

la connaissance sensible des singularités vers la connaissance nécessaire de l'universel, tel

que décrit aux  Analytiques Postérieurs (II, 19) fait dériver de la comparaison entre des

images, fixes et conservées à l'esprit, l'émergence de l' empeiria, de cette expérience en

laquelle paraît tout d'abord, encore engagé dans les sensibles, l'universel en repos ; et un tel

dégagement progressif enveloppe, dans la comparaison avec l'armée en déroute qui se

reforme'', un processus imitatif et de proche en proche, qui court de soldat arrêté à soldat

s'arrêtant, sur le comparant d'une image figéesen laquelle a scintillé l'universel puis d'une

autre qui ordonnée à la première, le fait encore mieux apparaître, et ainsi de suite. Comme le

soldat arrêté, l'image échappe aux vicissitudes corruptrices du temps, elle sauve dans

On aperçoit ici l'écart de la mimèsis aristotélicienne d'avec la platonicienne. Chez Platon, l'image participe,

elle imite de s'attacher imparfaitement à l'original, et en cette mimèsis, le fait de ressembler équivaut au fait,

certes limité et partiel, d'être le même que lui.2

C'est le début fameux de la définition de la tragédie en Poétique 6. La tragédie est une mimèsis(1449a 25)

1453b 10-14. Nous y reviendrons plus loin.4 Analytiques postérieurs, II, 19, 100a, 10-13.

5Exactement une impression sensible, demeurée à l'esprit alors que l'acte du sensible lui-même a cessé. Onévitera d'identifier la phantasia ainsi persistante, qu'Aristote a tendance à loger étymologiquement du côté de la

lumière, phôs, avec les eikona, les images, qui ne sont donc pas le produit d'une faculté, l'imagination, qui n'est

pas donnée comme telle chez Aristote. Cependant, fonctionnellement, les images produisent le même genre de

fixation des sensibles, dont procèdent par comparaison facilitée les premières appréhensions de l'universel.

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l'élément de la mêmeté des dispositions formelles que le sensible emporte dans les

mouvements dont il est sans cesse affecté : elle fait voir la notion à même le sensible, ou du

moins participe-t-elle de l'esquisse de présentation du notionnel qui sert de matière au

passage du savoir sensible vers l'intellectuel. Ainsi l'image d'un monstre peut plaire par sa

forme et par ce qu'elle permet d'atteindre de la notion du monstrueux ; on remarquera en

outre que par sa matière mal déterminée, le monstre, tout comme le cadavre, se présentant

matériellement comme de l'informe et du décomposé, contribue à distendre l'écart entre le

matériel et le formel, ce qui peut-être renforce ce plaisir qui se lie à une espèce de perfection

formelle sauvée de son unité symbolique avec une matière très imparfaite.

Faut-il voir là une sorte d'intellectualisme aristotélicien en matière esthétique' ? On

accordera certes que le principe du plaisir pris aux images consiste pour Aristote dans la

perfection d'un acte d'apprentissage et peut-être de reconnaissance, en tout cas de

connaissance et de passage de l'état simplement sensible de celle-ci vers un état intellectuel

où l'universel est pris en vue. Mais il convient alors de remarquer, d'une part, que le savoir et

l'apprendre sont des processus vitaux, selon Aristote, et qu'à le dire rudement, le biologique

et le théorique se prolongent et se continuent plutôt qu'ils ne s'opposent ; et d'autre part que

le plaisant et l'instructif, loin de diverger en général pour se conjoindre exceptionnellement,

sont en acte la même perfection et une unité malaisée à décomposer. C'est l'apprendre en

acte dont la perfection est plaisir, dont la fin autotélique se tient dans l'exercice même, et qui

requiert une vraie unité du sensible et de l'intelligible avec la puissance de celui-ci à

transparaître à partir de celui-là. La vitalité devenant savoir atteint ainsi à l'idéal de son

essence. Il ne saurait donc être conçu une sorte de refuge dans la région de l'intellectualité où

le savoir se sauverait du monde par la voie d'un art didactique. Remarquons de plus que le

terme de reconnaissance ne désigne pas très bien ce que visent les analyses d'Aristote. Certes

ce dernier a énoncé qu'on se plaisait à tirer la conclusion que cette image, c'était lui. Mais

soulignons tout de suite qu'une telle conclusion tirée sur le cas du monstre ou du cadavre,

parce qu'elle rapporterait l'image à un original, empêcherait par son terme de se complaire : si

l'on voit la chose même dans son image, alors c'est la répulsion qu'elle inspire qui devra

dominer. Si l'on se plaît dans les images dont les originaux déplaisent, c'est nécessairement

que, loin de nous rapporter simplement à l'original, l'image nous sollicite autrement et par

elle-même, en ce qu'elle n'est pas cet original. Elle nous désintéresse de la chose même et

C'est la lecture de Dupont-Roc et Lallot, dans leur commentaire déjà cité (Poétique 4, notes 2 et 3, p. 164-165).

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nous rapporte à la seule forme, sollicitant une activité de connaissance qu'on sait naturelle et

autotélique en l'homme. L'image ne fait donc pas voir une singularité et ne reconduit pas à la

chose même, si elle excite bien plutôt notre puissance d'appréhender les formes séparées de

leur matière : alors que le cadavre même se décompose, son image nous fait atteindre sa

forme permanente et bien ordonnée. Quant à la formule c'est lui, qui paraît appuyer la thèse

d'un processus de reconnaissance, on peut certes la comprendre comme visant l'occurrence

d'un portrait devant lequel on reconnaît celui qui est représenté (mais alors en quoi le portrait

plaira-t-il si le personnage nous déplaît ?), mais Aristote vise sans doute plutôt l'identification

formelle par laquelle on saisit non sa singularité mais ce qu'il est, sa forme humaine par

exemple. D'autant que, si l'on étend aux représentations théâtrales et aux mimèseis qui s'y

déploient, il apparaît clairement que le spectateur n'est pas dans la position de reconnaître

OEdipe, au sens où il verrait l'original historique au travers de son image offerte dans le

personnage ; aucun original n'est ici à reconnaître, et le fait qu'il s'agisse d'OEdipe, au travers

du comédien qui en assume le rôle, ne saurait être atteint sinon intentionnellement : OEdipe est

le phainomènon que le spectateur vise au travers de l'image qu'en produit le comédien. On

dira que c'est vraiment lui, c'est bien OEdipe, quoique notre connaissance de l'original se

réduise à peu et notre pouvoir de reconnaissance, pris en cette acception habituelle, de même.

La représentation théâtrale suffit à dissuader l'interprétation du c'est lui par la plate

reconnaissance du modèle. Il faut que la conclusion soit l'oeuvre propre du spectateur et le fait

de son activité, en laquelle il est susceptible précisément de se complaire ; ce n'est pas d'avoir

appris que l'image, qui ne le semblait point, était en fait le modèle.

Au théâtre, la position de personnage ne peut être atteinte que sous la visée

constituante des spectateurs, comme le représenté de ce qui aura pris le sens d'une image

plutôt que d'un simple fait, et non comme un modèle extérieur à celle-ci. D'une telle forme de

variation éidétique et de mise en présence phénoménale, Aristote n'est pas en effet ignorant,

puisque un tel pouvoir constitutif quant au sens même des images se trouve distingué dans le

 De memoria I , lorsqu'il détermine qu'une même image peut être considérée comme objet

propre de contemplation ou comme représentation d'autre chose, de sorte qu'un souvenir, au

regard d'une image, résulte d'une variation de l'intention constituante. Une telle version du

plaisir théâtral est conforme à la doctrine aristotélicienne du plaisir, qui, parachevant un acte,

implique qu'un spectateur prenne plaisir du fait d'être passé dans son activité propre à une

Parva naturalia, 450b 15 — 451a 1 (éd. tricot, Vrin, 1951, p. 61-62)

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plus grande perfection : il faut qu'il prenne plaisir à soi, et de ce que se soit révélée en soi une

actualité peut-être insoupçonnée mais qui le rapproche de ce qu'il avait à être et de son

essence idéale.

Ceci ne saurait ouvrir sur des aperçus véritablement neufs non plus que probants à

l'égard de cette katharsis qui apparaît en Poétique 6 et qui a occasionné une décourageante

quantité de commentaires' ; mais cela peut cependant suffire à interdire certaines

interprétations d'un foisonnant conflit herméneutique. On remarquera tout d'abord que le lien

qui rapporte les spectateurs à la représentation théâtrale doit être de plaisir2, même dans le cas

immédiatement moins évident de la tragédie ; et ce plaisir prolonge en perfection une

réceptivité sensible qui doit être en même temps une révélation à et en soi-même d'une

puissance propre. On sait par le  De anima3que l'activité sensible n'est pas seulement une

réception de la forme sans la matière, ceci valant au plan de la causalité motrice et posant le

sensible (et son actualisation) comme le principe d'un changement qui affecte le sentant ;

mais qu'il s'agit tout aussi bien d'un acte commun du sentant et du sensible, où la faculté de

voir passe à l'acte de vision comme, dans le sensible, le diaphane contenu dans l'air ou l'eau

passe de la puissance à l'acte sous l'opération de la lumière. Sentir se produit certes dans le

sentant, mais c'est un événement tout aussi bien mondain : le sens et le sensible coopèrent et

passent à l'acte de manière convergente. On ajoutera que le plaisir tragique doit être pris à soi,

dans l'actualité parfaite d'une activité d'appréhension : ce ne peut donc être quelque

mouvement que ce soit par lequel nous serions portés à nous identifier aux personnages et à

leurs intérêts : certes, comme le remarquent les chapitres de la  Rhétorique consacrés à la

crainte et à la pitié, il est requis que nous soyons intéressés par le destin des personnages et

par les nœuds de l'intrigue, et il faut que par la crainte, nous redoutions pour nous ce qui est

représenté, et pour ce faire, que par la pitié nous le redoutions pour un autre, en quelque façon

semblable. Nous transporter jusqu'au personnage pour en épouser la condition et la situation

n'est en conséquence qu'un résultat très partiel, insuffisant à exprimer la situation théâtrale, et

qui doit être supporté par une différenciation de principe entre nous et le spectacle : si celui-ci

On distingue communément trois types de lecture du passage incriminé (1449a 25-28) : une lecture médicale —

la purgation ; une lecture esthétique, à l'honneur dans les années 70 et 80 (Pierre Somville, Dupont-Roc/Lallot et

leur traduction commentée au Seuil), pour laquelle l'épuration porte sur les pathemata ou plus précisément sur

éléos kaï phobos, la pitié et la crainte, comme affections esthétiques ; enfin une lecture éthique, récemment

remise à l'honneur et distincte des lectures du grand siècle.2

On a déjà noté le passage de 1453b 10-14 (Poétique 14) où le poète doit produire à travers l'imitation le plaisir

qui vient de la crainte et de la pitié.3 Notamment en III, 2, 425b 25 — 426a 1. Voir aussi du De sensu, dans les Parva naturalia, le passage

concernant le diaphane dans 438a 13 — 438b 10.

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plaît, c'est en nous et par notre oeuvre qu'il le fait, et de ce que nous sommes toujours aussi

dépris de ce vers quoi nous nous portons et au plaisir de ce qui se produit en nous. Le plaisir

pris à soi-même n'est pas dans l'aliénation de soi qu'une identification pure impose. La

katharsis, quel que soit par ailleurs son sens, ne se rapporte donc pas à un tel processus

homogène.

Un autre genre de considérations pourra confirmer la sorte de rapport sensible et

plaisant que le spectateur noue avec le spectacle théâtral, rapport qui n'exprime au fond que le

détail de la théorie aristotélicienne de la sensibilité', à savoir la conception que développe

Aristote de la beauté au chapitre 7 de la Poétique, sur laquelle il nous faut à présent nous tenir

et persister quelque peu :

 De plus, puisqu'une belle chose composée de parties — qu'il s'agisse d'un animal

ou de tout autre chose — suppose non seulement de l'ordre dans ces parties, mais

aussi une étendue qui ne soit pas n'importe laquelle : en effet la beauté réside

dans l'étendue et dans l'ordre (megethei kai taxei)2

La présence de l'ordre ne fait pas ici difficulté, elle renvoie à la summetria et aux

 justes proportions3 qu'une chose doit intrinsèquement manifester afin d'être d'elle-même

belle ; c'est l'ajout de la grandeur ou de l'étendue qui doit être justifié, et qui aura conduit

Aristote à d'étranges jugements sur l'incapacité des choses naines à être belles. S'il faut être

grand pour être beau, l'indication doit cependant s'entendre selon une juste mesure et non

absolument, et le texte de la Poétique s'apprête à l'exemplifier en poursuivant qu'un animal

ne saurait être beau s'il est trop petit ou trop grand. Pour le mieux entendre, nous prendrons

toutefois le détour d'un passage de la Politique, où il est question de la beauté d'un Etat,

d'une cité, ce dont la perfection doit être mesurée à la population et à son nombre. Voici :

1Et en cela, il faut le dire à la fois esthétique, et ensemble non pas tel. Esthétique, au sens de ce qui s'affecte à

l'aisthèsis, à la sensation : le plaisir du théâtre est un plaisir sensible, conforme aux rapports entre faculté ou

organe sentant et monde sensible. Mais de ce fait il n'y a pas de spécificité de la réception sensible des oeuvres

d'art ou même des beaux êtres en général, il n'y a pas de réception esthétique qui se distinguerait, chez Aristote,

de la réception simplement sensible.2 Poétique 7, 1450b 35-39, trad B. Gernez, p. 29. On peut rendre taxis par ordonnance (Dupont-Roc/Lallot), ce

qui présente plus de connotations architecturales ; mais aussi megethos par grandeur , de ce que le terme

implique davantage d'être.Voir Métaphysique M, 3, 1078b 1-5. Au livre IV, chapitre 7, de l'Ethique à Nicomaque, Aristote remarque que

« les gens de petite taille peuvent être élégants et bien proportionnés mais ne peuvent être beaux » (1123b 7, trad.

Tricot, Vrin, p. 186 ; notons une petite erreur à la note 5, en pied de page, où il faut lire Politique VII, 4, 1326 a

33 — et non b 33)

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 Mais il existe en fait une certaine mesure de grandeur pour un Etat, comme ilyen

a aussi pour tout le reste, animaux, plantes, instruments ; aucun de ces êtres, s'il

est trop petit ou d'une grandeur excessive, ne conservera sa capacité à remplir sa

 fonction, mais tantôt il aura perdu sa nature, et tantôt verra sa condition viciée.Par exemple un navire long d'un empan ne sera pas du tout un navire, et pas

davantage s'il a deux stades, et même s'il atteint une dimension déterminée ; dans

un cas, son exiguïté et dans l'autre son excessive grandeur, rendront sa navigation

défectueuse.'

Ainsi, si la beauté ne consiste pas seulement dans l'ordre, c'est que les justes

proportions ne suffisent pas : une oeuvre symétrique, au sens grec, se compose de parties qui

sont toutes rapportées entre elles et à l'égard du tout, mais cette détermination systématique

n'affecte que les rapports internes à la chose considérée et non point ses relations avec le

milieu où elle vient s'insérer, le monde où elle doit occuper sa place. Une oeuvre est

symétrique quelle que soit sa grandeur, une maquette réduite aussi bien qu'un colosse.

Comprenons de ce fait que la grandeur, megethos, détermine selon une juste mesure, le

rapport des êtres et des oeuvres à leur milieu. Et ce sont des contraintes prises du milieu, et

non pas des choses considérées dans leurs rapports internes, qui vont dicter cette juste mesure.

Plus précisément, comme le cas du navire permet de l'expliciter, c'est la fonction pour

laquelle il existe et qu'il s'annonce comme très apte ou bien moins apte à remplir, qui fera

 juger de cette grandeur adéquate. Quelle que soit l'échelle, toutes les choses peuvent être bien

proportionnées, mais une maquette de bateau ne permet pas qu'on navigue dessus, et pas

davantage un navire de plusieurs centaines de mètres de long, appelé à se disloquer à l'usage.

La grandeur permet l'ajustement à la fonction que les proportions ne déterminent pas ; de

sorte qu'une chose est belle si elle promet un bon usage par lequel elle rejoindra sa fin.

Remarquons qu'Aristote va jusqu'à dire qu'en s'interdisant, par sa petitesse ou son

gigantisme, de pouvoir remplir sa fonction, un instrument perd sa nature même : l'oblitération

de la fin anéantit la forme, de même qu'une main de marbre n'a de commun que son nom

avec une main vive et disposée à faire en acte ce qui attendu d'un tel organe. Il est ainsi donné

un fonctionnalisme aristotélicien, puisqu'il faut pour être belle qu'une chose soit ordonnée à

' Politique VII 4, 1326a 33 — 1326b 1, trad. Tricot, Vrin, p. 485. On devra sans doute substituer, comme le fait P.

Pellegrin dans sa traduction des Politiques (GF, 1990) cité à Etat.

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l'usage qu'elle promet et par lequel elle s'insère en bon ordre dans le monde. D'où se

remarque encore que la beauté procède d'une espèce d'atteinte de la fin à partir de la forme et

d'unité en acte de ces aspects étiologiques qu'on a parfois coutume de seulement distinguer.

Pour un Etat ou une cité, la conséquence' en sera qu'ils doivent comporter une

population assez grande pour permettre l'autarcie, mais point trop copieuse, afin de ne pas

dissoudre la cohésion unitaire et les liens de philia entre les parties du tout. S'il faut donc dire

que la cité sera alors belle par son ordre et sa grandeur, on pourra étendre le jugement au

corps d'un animal mais aussi à tout autre chose, à savoir une tragédie, dont la grandeur

s'estime par la durée, qui ne saurait être quelconque. Et cette extension va impliquer la

perception sensible, à laquelle par conséquent la beauté se trouvera désormais attachée. Je

reprends où je l'avais interrompu le texte de Poétique 7 :

C'est pourquoi un animal ne saurait être beau s'il est très petit (la vision devient

confuse lorsqu'elle ne s'exerce qu'un imperceptible instant) ni s'il est très grand

(la vision d'ensemble en est empêchée, l'unité de la totalité échappe à la vue des

spectateurs ; comme si un animal mesurait dix mille stades2) ; il faut, de même que

les corps et les animaux doivent avoir une étendue qui soit facile à embrasser du

regard, que les intrigues aient une longueur telle que l'on s'en souvienne

aisément.3

Il est ici remarquable que la beauté cesse d'être une propriété intrinsèque de la chose

qui est dite telle, mais qu'elle requiert la médiation perceptive d'une réceptivité : les

conditions de perception de la chose, considérée ainsi comme spectacle, déterminent

l'appréciation de sa valeur esthétique. Un animal trop petit entraîne une vision instantanée et

par suite confuse, autrement dit qui ne suffit pas à déterminer un objet identifiable pour la

perception visuelle, alors qu'un animal trop grand empêche la synthèse perceptive et

semblablement la formation d'un objet unitaire pour cette même perception. Dans les deux

cas, l'animal est traité de sorte que la fin4 pour laquelle il existe, consiste dans le spectacle

1

Politique VII, 4, 1326b 2-5.2

Environ mille huit cents kilomètres.

Poétique 7, 1450b 40 — 1451a 5, trad B. Gemez, p. 31.4En principe, au titre du vivant qu'il est, la fm vers laquelle il doit tendre, consiste dans la persistance de sa

propre vitalité et dans l'actualité de l'âme, qui lui est à la fois forme, principe de motricité et fin. La beauté

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qu'il offre, à la mesure des conditions de constitution d'un objet correspondant pour la

perception sensible. C'est vrai également pour la tragédie qui doit obéir semblablement à un

principe de possibilité de la synthèse perceptive ; il faut pouvoir embrasser unitairement le

spectacle dans une appréhension perceptive qui sollicite en l'occurrence non plus seulement la

vue mais aussi la mémoire. Un art du temps implique de pouvoir maintenir l'unité d'une

successivité. La juste mesure de grandeur se tient alors dans un maximum de durée

compatible avec une telle appréhension unitaire et ses conditions de clarté'. Il importe

essentiellement pour nous de constater cette intégration de la fonction perceptive des

spectateurs dans la définition même de la beauté, sous la propriété de grandeur qui leur est en

fait adressée. Ainsi à la question de savoir si le beau doit être compris pour une propriété

objective des êtres et des choses ou bien pour une détermination propre aux affections

subjectives qu'ils engendrent et aux jugements qu'elles suscitent, la réponse aristotélicienne

consiste dans le refus de ce genre d'alternative : le beau consiste en rapports, et ils sont

intrinsèquement présents dans la chose belle, sous une forme métrique qu'assume la notion

d'ordre mais ils sont aussi présents comme liaison téléologique entre les choses et ceux qui

les perçoivent. On peut présumer que la perfection en cette matière résultera de ce que les

rapports internes formels et les rapports externes finaux tendent à s'identifier et à devenir en

acte les mêmes. Mais il demeure constant, en regard de nos intentions analytiques antérieures,

qu'Aristote intègre à la définition de la beauté tragique la consommation du spectacle qu'elle

offre à ceux qui viennent y prendre plaisir. Les considérations poétiques ne sauraient se

distinguer de considérations esthétiques. Ce qui était réprouvé chez Platon — un art mimétique

subordonné à la perception qu'on en a — appartient désormais de plein droit à l'analyse de

l'art et de la beauté. Ajoutons en conclusion que l'intentionnelle participation des spectateurs

à l'effectivité du spectacle détermine intersubjectivement une sorte de communauté dont on

devrait interroger les rapports avec la communauté proprement politique. Ainsi n'y a-t-il sans

doute point selon Aristote de pureté esthétique2 qui séparerait et distinguerait la jouissance du

beau des autres expériences humaines. Si le point de vue de la réception s'intègre aux

analyses vouées à l'art et au beau, la spécificité du lien esthétique n'est pas encore donnée

dans l'évidence.

impliquerait un autre rapport fonctionnel à une autre fin, spectaculaire, pour le coup. Cette question ne se pose

pas pour la tragédie, qui s'offre pour une imitation et un spectacle.1451a 9-10.

2 De ce point de vue, l'alternative entre une lecture esthétique et une lecture éthique de la katharsis ne peut

qu'oblitérer et manquer ce qu'Aristote recherchait de penser. L'histoire résiste au mouvement rétrograde de

l'herméneutique.

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3/ Saint Thomas et la splendeur de l'être.

En abordant un moment médiéval dans la constitution des rapports à l'art et à la

beauté, il ne s'agit point d'emprunter un passage obligé afin d'assurer une continuité qui reste

hors de portée de nos développements et dont il n'est pas assuré que la matière des faits et des

événements en témoigne. Car saint Thomas ne consacre aucun traité, ni même aucun article

particulier qui lui serait entièrement dédiée à la beauté : ce n'est pas un jalon dans une histoire

de l'esthétique par les textes qui courrait de l'homogène à l'homogène ; et nous souhaitons

plutôt déterminer un rapport original à la beauté, quelque chose comme un sentiment de la

divine puissance créatrice rendue évidente en ses oeuvres mêmes, sous la condition d'un art

nouveau pour notre propos, en l'occurrence l'architecture. Plutôt que de développer une sorte

d'esthétique de saint Thomas, nous allons ainsi nous mettre en quête des fondements et des

raisons les plus enfouies par lesquels de la splendeur et de la beauté sont susceptibles d'être

données à voir : non pas qu'est-ce qui fait la beauté des choses belles, mais bien qu'est-ce qui

l'engendre et la rend telle. Archéologie et non quête de l'essence.

Nous partirons d'une brève nomenclature des conditions du beau, proposée au

détour de la question 39 de la Prima Pars de la Somme théologique (a. 8, resp.) :

Car la beauté requiert trois conditions. D'abord l'intégrité ou perfection : les

choses tronquées sont laides par là-même. Puis les proportions voulues ou

harmonie. Enfin l'éclat (claritas) : des choses qui ont de brillantes couleurs, on dit

volontiers qu'elles sont belles.'

La perfection comme les proportions forment des conditions attendues, même si

elles peuvent naturellement se particulariser2 chez saint Thomas, et c'est le point de la claritas

que nous interrogerons, pour lequel saint Thomas, sous l'exemple qu'il prend, semble se

contenter du pur agrément visuel. Certes, à la question 5 (a. 4, ad primum) de cette Prima

Pars, il avait souligné la validité essentiellement cognitive et particulièrement visuelle de la

beauté dans sa différence d'avec le bien, lequel concerne l'appétit :

Somme théologique (désormais ST), éditions du Cerf, 1990, tome I, p. 430, col b.2

On consultera l'ouvrage d'Umberto Eco, Le problème esthétique chez saint Thomas, PUF, 1993 ; notamment etsurtout sur la proportio, p. 99-113. Le passage sur l'integritas reste bref (p. 113-117) et celui sur la claritas (p.

117-135) multiplie les considérations historiques mais n'affronte pas assidument la question de l'ontologie de la

lumière et de la couleur. Du même auteur, Art et beauté dans l'esthétique médiévale (Grasset, 1997 ; Livre de

Poche, 2002) forme une introduction les questions esthétiques de la période.

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 Le beau lui, concerne la faculté de connaissance, puisqu'on déclare beau ce dont

la vue cause du plaisir.'

Mais la suite développait immédiatement cette première remarque par l'explicitation

d'un des sens de la proportio :

 Aussi le beau consiste-t-il dans une juste proportion des choses, car nos sens se

délectent dans les choses proportionnées qui leur ressemblent, en tant qu'ils

comportent un certain ordre, comme toute vertu cognitive2.

Pour comprendre cette nécessaire présence de la claritas, cette splendeur et ce

brillant des couleurs, dans la constitution de la notion de beauté, il faut assurément dépasser le

constat historique, certes plausible, suivant lequel les médiévaux étaient amateurs de couleurs

vives et franches, mais aussi pouvoir coordonner les déterminations, integritas et proportio,

qui relèvent de ce que l'on pourrait nommer la beauté adhérente3, et qui réclament des

opérations intellectuelles pour leur établissement, avec cette détermination semble-t-il

purement sensible, par laquelle une qualité lumineuse ou chromatique se trouve intensifiée.

Comment une intensification du sensible peut-il venir couronner des déterminations positives

qui demandent de traverser4 le sensible vers l'intelligible ?

Nous allons rechercher des éléments de réponse vers la fin de la Prima Pars et du

côté des effets spéciaux du gouvernement divin, à la question 104, article 1. Saint Thomas s'y

demande si les créatures ont besoin d'être conservées dans l'être par Dieu, ou bien si ce fait

d'être, donné à partir d'un acte créateur, obéit à une sorte de principe d'inertie. Pour se mettre

en état de répondre de manière fondée, saint Thomas va opérer une distinction étiologique

entre cause du devenir et cause de l'être : un architecte ou un constructeur, en bâtissant, sera

cause d'un changement ordinal pour divers matériaux qui deviennent une maison, de sorte

qu'une fois la construction achevée, la maison conserve cet ordre des matériaux par lequel

elle est devenue proprement telle. Ainsi une cause selon le devenir laisse subsister ses effets

dans la matière qu'elle informe, et la cessation de son action fait cesser le devenir dans la

chose considérée. Mais alors quand un agent sera-t-il cause de l'être et non du devenir ?

ST, éd. du Cerf, tome 1, p. 190, col.a.2Ibid., p. 190,col a.3

 Au sens évidemment kantien où il faut poser une comparaison de la chose ainsi belle avec son concept gour enconclure une plus ou moins grande perfection.4 Integritas et proportio requièrent en effet qu'une essence soit donnée et représentée, à laquelle la belle chose

tente de se hausser, à l'image du Fils qui possède la nature du Père, en même temps qu'il en forme l'image

expresse (ST, q. 39, a. 8, éd. du Cerf, tome I, p. 430, col. b)

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Lorsqu'il sera cause de la forme : le constructeur ne cause pas la forme de la maison, qui est

l'ordre entre les matériaux dont elle est faite, il ne fait que faire advenir la maison à sa forme,

et les matériaux étaient naturellement aptes à recevoir un tel changement. Mais lorsqu'un effet

n'est pas apte à recevoir l'action de la cause et que cette action fait être cet effet autrement,

d'une façon dont il n'avait pas de lui-même la puissance, alors il s'agit d'une cause selon

l'être et non plus selon le devenir. Deux exemples vont éclairer cette différence : si l'on

chauffe de l'eau, celle-ci retient la chaleur une fois qu'a cessé l'action du feu, et si cette

rétention est temporaire et imparfaite, c'est que l'eau participe faiblement du principe de

chaleur. Le second exemple illustre la causalité de l'être :

 L'air n'est d'aucune manière apte par nature à recevoir la lumière telle qu'elle est

spécifiquement dans le soleil, ce qui signifierait qu'il reçoit la forme même du

soleil, laquelle est principe de lumière ; aussi, puisqu'elle n'a pas de fondement

dans l'air, la lumière y cesse dès que cesse l'action du soleil.

Or la situation de toute créature à l'égard de Dieu est celle même de l'air en face

du soleil qui l'éclaire. Le soleil, par sa propre nature, est étincelant de lumière

(lucens) : l'air devient lumineux (luminosus) en participant de la lumière du soleil,

sans pour autant participer de sa nature. Ainsi Dieu est l'être (ens) par essence,car son essence est d'exister (est suum esse) ; toute créature au contraire est être

 par participation, du fait qu'exister (esse) n'appartient pas à son essence. 1

Le propos de saint Thomas doit être compris à partir de l'ordre et de la différence

entre lux, le principe de lumière, et lumen, l'effet produit par ce principe dans un milieu aérien

ou aqueux. C'est entre lux et lumen que vient donc jouer la causalité selon l'être : lux, c'est la

cause qui détermine au-dehors de soi un effet, lumen, à soi conforme et non à ce qui le reçoit,

l'air. Le soleil lucide rend l'air lumineux, et comme cette luminosité ressemble à la forme du

soleil et non pas à celle de l'air, lorsque l'action causante cesse, l'air retourne immédiatement

à ses ténèbres, puisqu'il est formellement incapable de retenir par soi quelque chose de cette

cause étrangère. Nous allons revenir sur la comparaison que soutient saint Thomas avec la

relation causale du Créateur à ses créatures, mais il faut tout d'abord remarquer que le propos

thomiste sur le comportement de l'air sous l'action du soleil présuppose la théorie

aristotélicienne du diaphane, telle que l'expose par exemple le Traité de l'âme2: Aristote

ST, Ia, q. 104, a. 1, (éd. du Cerf, tome 1, p. 851, col. a).

Traité de l'âme, II, chapitre 7, 418b 5 — 419a 25.

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cherche à montrer que la sensation visuelle suppose tout d'abord un acte du visible lui-même,

sans lequel la sensation ne pourrait être l'acte commun du sentant et du sensible. Ainsi, afin

que soient donnés à voir en acte les visibles en puissance, il faut que le milieu au travers

duquel nous les appréhendons devienne transparent ou diaphane. Aristote suppose pour en

rendre compte que certains éléments, l'air et l'eau, mais non le feu ni la terre, contiennent une

substance, qui a la propriété de rendre transparent le corps qui le contient, lorsqu'il est excité

par une source de lumière à devenir en acte ce qu'il n'était auparavant qu'en puissance : sous

l'action du soleil, principe de lumière, l'air d'opaque et ténébreux devient tel qu'il laisse de ce

fait voir ce qui s'appréhende au travers du milieu intermédiaire qu'il constitue. La distinction

entre source de lumière et luminosité d'un milieu trouve ainsi son origine et son appui.

Saint Thomas insiste sur la supériorité de nature entre la source et le milieu : le

soleil ne communique pas sa forme à l'air, qui en devenant transparent, laisse venir en lui

quelque chose qui n'est pas lui, mais à la seule image de la source lumineuse : la luminosité

de l'air lui est en lui-même à lui-même étrangère, c'est l'excitation en lui de ce qui lui est et

qui lui reste supérieur. La raison de cette instance se trouve dans la comparaison que saint

Thomas propose, et les intérêts qui s'y décèlent : quelque chose de la transcendance qui

sépare Dieu de ses créatures doit se retrouver dans la différence entre lux et lumen, même si

cependant la luminosité de l'air renvoie nécessairement à un principe extérieur qui l'a excitée

et qui se rend ainsi sensible soi-même dans la donation du visible qu'il assure. Remarquons en

ce point que la notion de claritas y trouve quelque éclaircissement comme d'être cette

présence étincelante et cette splendeur qui, en faisant scintiller le visible,  fait apparaître ce

qui le rend tel. C'est la donation du principe dans ses effets qui forme cette dimension de

beauté attachée au sensible et tout particulièrement au visible. Et l'on pourra, sous la raison de

cette claritas, mieux comprendre les rapports structuraux de l'architecture gothique à l'art du

vitrail.

On sait que la technique de la croisée d'ogives a permis aux maîtres-maçons

médiévaux d'élever notablement les parois d'un édifice, dans cette mesure double où les murs

d'un édifice cathédral sont ainsi posés l'un contre l'autre, sans renvoi de fortes contraintes

vers le sol, comme pour l'architecture romane, et où les arcs-boutants viennent maintenir

l'équilibre d'ensemble et récupérer les poussées divergentes. Ainsi la paroi murale n'est-elle

qu'une certaine anticipation du mur rideau et autorise-t-elle son percement et son ajour par

d'amples vitraux qui n'affaiblissent pas une solidité d'ensemble ne tenant plus à l'épaisseur ni

à la cohésion homogène des murs. Le bâtiment gothique est donc apte à s'ouvrir sur le dehors

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et à recevoir une lumière extérieure qui est désormais appelée, par le flot de jours et d'ombres,

à sculpter les espaces intérieurs, de telle sorte que la cathédrale soit rendue à elle-même par sa

mise en dépendance expressive à l'égard d'un principe extérieur. Le vitrail comme ouverture

que la source solaire rend identifiable et précipite vers ses fonctions représentatives, vient

manifester cette dépendance ontologique du monde des créatures à l'égard du principe

créateur par cette mise en lumière dont la lux divine soutient l'être de la cathédrale reconduit à

la visibilité de son espace propre. L'illumination splendide des vitraux en se montrant montre

aussi sa dépendance entière envers sa source, elle ouvre l'espace cathédral sur sa dépendance

à l'égard de Dieu. La claritas se montre comme effet de la puissance divine, elle rend Dieu

sensible dans l'immanence du visible à son excès.

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4/ Le passage vers l'esthétique.

Si l'on considère l'ensemble des discours consacrés à ce qui s'appellera

ultérieurement les beaux-arts, dans l'intention de comparer la première et la seconde moitié

du XVIIe siècle en France, le paysage en est transfiguré et la profusion succède manifestement

à la rareté. Ainsi les arts du dessin ne deviennent proprement des objets de réflexion qu'après

la fondation de l'Académie royale de peinture en 1648 ; auparavant quelques bribes sont à lire

chez Jean-Pierre Camus' ou Etienne Binet2, chez Georges Scudéry3 voire Abraham Bosse4,

mais aucun traité véritable de peinture, aucun texte suivi dont l'unité procéderait d'une étude

des arts du dessin ; après 1650, et alors que l'activité philosophique orientée vers les arts et le

beau demeure aussi faible qu'antérieurement, ce sera une multiplication des querelles (sur la

perspective ou sur la moralité du théâtre, du coloris ou bien des Anciens et des Modernes), et

des formes littéraires d'expression (poèmes, dialogues, conférences, traités, parallèles, ou

encore pamphlets). Les arts deviennent pour eux-mêmes des objets intéressants de réflexion

théorique, alors que le cercle d'attention qui les enveloppait antérieurement ne dépassait guère

la population des professionnels et des quelques mécènes princiers, et avant de devenir au

siècle suivant des objets publics d'admiration et d'exercice du jugement de goût. Ce

mouvement par lequel la théorie de l'art s'empare progressivement et constitutivement de ses

objets tend à déplacer l'intérêt pour l'art des questions de régulation poétique qui s'affectent à

la genèse des oeuvres, proprement à cette poiésis par laquelle l'oeuvre se produit au dehors de

ce qui l'engendre, vers des questions esthétiques de réception sensible des oeuvres. Nous

souhaitons montrer que la théorie picturale qui s'élabore sur ce second XVIIe siècle en

France, maintient un équilibre singulier entre les impératifs d'étude poétique et ceux qui

doivent être nommés esthétiques et recherchent à figurer une harmonie désirable entre les

oeuvres et leurs spectateurs. Nous allons l'établir à partir d'un différend académique, pour

atteindre ensuite les principaux théoriciens picturaux du moment que sont André Félibien et

Roger de Piles.

' J. Thuillier a exhumé, entre autres, un passage des  Diversités (Lyon, 1610) de J-P Camus, dans le numéro 138

de XVII' siècle, janv-mars 1983, p. 125-126.2

 Essay des merveilles de nature et des plus nobles artifices, 1627 (réédition M. Fumaroli, Evreux, 1987) ; leschapitres 40, 41, 48 et 49 portent respectivement sur la peinture, la sculpture, l'architecture et la perspective.3  Le Cabinet de MT de Scudéry, 1646, éd. Biet et Moncond'huy, Paris, 1991.4Avant 1650, parmi la production copieuse d'A. Bosse, on retiendra les Sentiments sur la distinction desdiverses manières de peinture, Paris, 1649 ; reprint Minkoff, 1973.

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 A/ Une affaire de chameaux.

On sait depuis les travaux de Bernard Teyssèdre1et de Jacqueline Lichtenstein

2, que

l'Académie royale de peinture n'a pas formé une simple chambre d'enregistrement des

volontés royales en matière d'art et de prestige qui s'y attacherait, et qu'au lieu de développer

une série de discours et de conférences tout pleins d'académisme, elle fut, notamment au

dernier quart du XVII' siècle, un lieu de conflits et de débats. Nous reprendrons le compte-

rendu d'une conférence de Philippe de Champaigne, afin de pointer en sa vivacité même le

différend qui l'oppose au premier peintre du roi, Charles Le Brun : prononcée le 7 janvier

1668, elle porte sur un tableau de Poussin,  Eliézer et Rébecca, dont l'historia se tire de

l'Ecriture (Genèse, 24). Plus ancien serviteur d'Abraham, Eliézer est envoyé en Mésopotamie

afin d'y chercher femme pour Isaac. Les versets qui anticipent puis racontent la rencontre

d'Eliézer et de Rébecca, font intervenir des chameaux :

Ce serviteur mit donc sa main sur la cuisse d'Abraham son maître, et s'engagea

 par serment à faire ce qu'il lui avait ordonné.

 En même temps il prit dix chameaux du troupeau de son maître3

Un peu plus loin :

 Me voici près de cette fontaine, et les filles et les habitants de cette ville vont sortir

 pour puiser de l'eau.

Que la fille donc à qui je dirai : Baissez votre vaisseau, afin que je boive ; et qui

me répondra : Buvez, et je donnerai aussi à boire à vos chameaux, soit celle que

vous avez destinée à Isaac votre serviteur 4

Et enfin, après la toute première rencontre de Rébecca :

 Après qu'il eut bu, elle ajouta : Je m'en vais aussi tirer de l'eau pour vos

chameaux, jusqu'à ce qu'ils aient tous bu.

' Roger de Piles et les débats sur le coloris au siècle de Louis XIV, La Bibliothèque des arts, Paris, 1957.2 La couleur éloquente, Flammarion, 1989. J. Lichtenstein consacre une ou deux pages (p. 191-192) au tableau

de Poussin que nous abordons ci-après et au différend entre Champaigne et Le Brun.3 Genèse, 24, 9-10 (traduction Lemaitre de Sacy, Robert Laffont, 1990, p. 29)4 Genèse, 24, 13-14.

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 Aussitôt ayant versé dans les canaux l'eau de son vaisseau, elle courut au puits

 pour en tirer d'autre, qu'elle donna ensuite à tous les chameaux.'

Or dans le tableau de Poussin qui appartient au roi2, il y a une ville, un puits, des

 jeunes filles, un Eliézer et une Rébecca, mais il n'y a aucun chameau. Après avoir loué dans

le tableau l'unité d'action, l'expression des passions et la distribution des couleurs, et sous

quelques précautions oratoires préalables, Champaigne reproche à Poussin de s'être ainsi

écarté de la fidélité due à l'histoire. Comprenons en premier lieu cette exigence que porte la

notion d'historia et qui rehausse la peinture d'histoire au-dessus des autres genres picturaux :

un tableau relevant de ce grand genre doit permettre non seulement l'identification du texte

dont il est comme la transfiguration, mais aussi la détermination de l'action exactement

représentée en un instant déterminé3, même s'il est recevable de figurer certains épisodes

légèrement antérieurs ainsi que postérieurs, afin que le parcours visuel de tous les détails du

tableau soit à même de développer une succession narrative que le tableau concentre

spatialement. Ainsi tout ce qui est utile à la détermination et à l'identification de l'action, du

lieu et du moment, relève, par un italianisme dont le discours pictural est alors friand, du

costume, dont les chameaux font donc partie intégrante. Leur présence aurait mieux fait parler

l'éloquence muette du tableau. Il faut ainsi accepter avec Champaigne mais aussi avec son

contradicteur, Le Brun, qu'un tableau puisse essentiellement valoir par sa puissance narrative4

à montrer de l'action, des états d'âme et une succession de détails par la seule figuration

visible, et que le plaisir pictural de voir réside dans cet épanouissement eidétique réglé dont le

tableau enveloppe la possibilité de manière immanente. Il se doit de donner en lui-même à

penser.

Champaigne, après avoir déploré cette absence dans le traitement d'un sujet

véritables , se fait à lui-même une objection de caractère esthétique :

Genèse, 24, 19-20.2

Ce tableau de 1648 a été cédé à Louis XIV par le duc de Richelieu. Il est aujourd'hui au Louvre.3 Ainsi Poussin a-t-il choisi de représenter le moment (Genèse 24, 22-23) où Eliézer offre des pendants d'oreille

et des bracelets à Rébecca, en lui demandant de qui elle est la fille, chez qui il pourrait loger. Les chameaux ont

alors déjà bu.4La fidélité au texte n'est donc pas seulement commandée par une règle générale d'essence mimétique. Il ne

s'agit pas seulement de respecter la lettre d'un texte, il est vrai très respectable lorsqu'il s'agit de l'Ecriture, mais

de contribuer à déterminer la puissance du tableau à faire voir, y compris ce qui n'est pas visible.5Conférences de l'Académie royale de peinture, édition Alain Mérot, ENS B-A, 1996, p. 136.

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 Il ajouta que peut-être prétendrait-on excuser M Poussin en disant qu'il n'a voulu

représenter que des objets agréables dans son ouvrage, et que la difformité des

chameaux en aurait été une dans son tableau.'

Le chameau ne passe pas pour un animal bien proportionné, tandis que la fidélité à

l'histoire commanderait d'en représenter dix, point que Le Brun relèvera afin de justifier le

fait de retrancher de l'espace de représentation la caravane complète. Selon le premier peintre

du roi, Poussin n'a pas fait disparaître les chameaux sans de solides réflexions :

 M Poussin, cherchant toujours à épurer et à débarrasser le sujet de ses ouvrages

et à faire paraître agréablement l'action principale qu'il y traitait, en avait

retranché les objets bizarres qui pouvaient débaucher l'oeil du spectateur etl'amuser à des minuties2

Le Brun justifie ainsi Poussin au nom de l'unité d'action et des conditions de son

apparaître : la beauté de la représentation résulte alors de la convergence homogène de tout ce

qui est détail, périphérie, anecdote, vers cette unité. Elle commande non pas exactement une

idéalisation du tableau et, en lui, du représenté, mais bien une épuration de tout ce qui distrait,

débauche et ainsi disperse et multiplie l'intérêt. Le Brun sollicitera la théorie poussinienne des

modes3 picturaux, qui, sur le patron des modes musicaux, commande qu'à chaque espèce de

représentation conviennent des règles propres et harmonieuses. S'en trouvent interdites

dissonances, dissemblances et difformités. Un sujet appelle un mode essentiellement

homogène de traitement, de sorte que paysage, architectures, vêtements et attitudes, coloris,

soient à la ressemblance de l'action. Le Beau c'est l'Un, auquel la variété doit s'accorder et

sur lequel elle doit se régler. Donc : point de chameaux.

Champaigne soutient une autre conception de la beauté en peinture qui le conduit à

repousser l'objection de la difformité des chameaux :

 M de Champaigne soutint que cette excuse serait frivole et qu'au contraire la

laideur de ces animaux aurait même rehaussé l'éclat de tant de belles figures4 ,

1 Conférences, éd. Mérot, p. 136.2Conférences, éd. Mérot, p. 136.3

 On la trouve exposée dans la lettre de Poussin à Chantelou du 24 novembre 1647 (in  Lettres et propos sur l'art,éd. A. Blunt, Hermann, 1989, p. 133-137). Le mode y est défini comme la raison, la mesure où la forme, qui fait

opérer avec une certaine modération et de la proportion (p. 135-136), de sorte que le je ne sais quoi de varié,

dans les représentations, semble toujours homogène.4Les figures sont exclusivement, dans le lexique pictural du temps, les représentations de personnes humaines.

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car, selon lui, toutes les choses du monde ne paraissent jamais tant que

lorsqu'elles sont opposées à leurs contraires. La vertu n'étant pas comparée au

vice, semble moins charmante et moins aimable, et M Poussin même n'aurait

 jamais si agréablement distribué la lumière dans son tableau, s'il n'y avait jetédes ombres.'

Ce passage met l'opposition des contraires à la place de l'harmonie unifiante, et la

puissance d'une tension au lieu d'une convenance homogène. La beauté, selon l'estime de

Champaigne, ne s'apprécie pas seulement par des proportions qui appartiennent

intrinsèquement aux figures ainsi qu'aux aitres, puisqu'elle s'augmente de sa juxtaposition et

de sa confrontation avec la laideur. On sait que Leibniz2 développera de semblables

remarques comparatives, afin de justifier Dieu des imperfections apparentes qui se présentent

à notre faible expérience. La tache confuse hasardée sur la toile, lorsqu'on n'en considère

qu'une minime partie, devient de l'art consommé lorsque tout le tableau se dévoile ; les

accords de dissonances font mieux attendre le retour à l'ordre musical. Comme d'ailleurs le

fait Leibniz, quoique certes moins nettement et fermement, le propos de Champaigne tend à

glisser imperceptiblement de la perfection vers le plaisir. Il concède que le beau réside dans

les figures, donc dans leurs proportions dues et particulièrement chez Poussin, dans

l'imitation de masques et de sculptures antiques, puisque la laideur ne pourra que rehausser

son éclat ; mais il poursuit sur le terrain de l'apparence ou plus précisément de l'apparaître, et

sur ce terrain, l'opposition du beau et du laid rend excellentes les choses et leur accorde un

maximum (ne paraissent jamais tant) plutôt qu'un supplément (le rehaut). Or passer de l'être

des figures à leur apparaître, c'est aussi bien glisser de ce qui est dû en l'oeuvre, en tant qu'il y

faut réaliser les bonnes proportions, à ce qu'il y faut mettre en tant qu'elle est adressée à des

spectateurs et qu'elle doit exercer une certaine puissance sur eux. Avec l'apparaître, on est

passé du poétique vers l'esthétique, d'une façon presque insensible et continue ; car il ne

faudrait pas concevoir que Champaigne oppose à la ferme consistance ontologique des figures

présentes sur la toile, l'évanescence peut-être trompeuse de ce qu'elles paraissent. Au

contraire, le reste du passage confirme que, dans l'ordre des effets produits et de la puissance

de l'oeuvre sur ses récepteurs, c'est l'opposition et la contrariété qui font le charme et

l'agrément, valeurs esthétiques plutôt que poétiques. La valeur d'un tableau réside donc non

1 Conférences, éd. Mérot, p. 136.2

Notamment dans le De rerum originatione radicali de 1697 ; De la production originelle des choses prise à saracine, éd. P. Schrecker, Vrin, 1969, p. 90-91.

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seulement dans l'excellence des déterminations positives qui lui sont intrinsèques, mais aussi

dans cette puissance qu'il est susceptible d'exercer, par laquelle il charme et procure de

l'agrément ou du plaisir, et qui trouve son fondement dans une relation d'opposition entre le

beau et le laid. Champaigne l'illustre picturalement en attribuant à Poussin un art véritable de

distribution des lumières et des ombres, en d'autres termes une maîtrise des effets de clair-

obscur. Il faudrait des chameaux pour manifester la grâce et l'agrément de belles jeunes filles,

comme l'ombre rend plus lumineuse la lumière'.

Cette dernière notion du clair-obscur, dont le statut sera l'un des enjeux de la

querelle du coloris, porte à concevoir qu'en peinture ce sont les oppositions et les

 juxtapositions qui déterminent les propriétés de ce qui se trouve représenté : par les masses

coextensives de jours et d'ombres, non seulement on donne du relief, de l'agrément aux

figures et aux objets, mais dans le sentiment de présence qui s'ensuit, on rend possible leur

identification. Par la lumière et l'ombre, on doit dire que les êtres paraissent ce que le jeu de

relations chromatiques plus ou moins nuancées les fait être : leur identité se tient, d'un point

de vue esthétique, dans leurs différences externes. Champaigne ne va pas jusqu'à tirer

explicitement cette conséquence qu'en peinture, l'être objectif procède de la relation et que

son identité se forme dans un jeu de différences ; mais il fait passer le régime d'appréciation

des oeuvres de considérations prédicatives ordonnées aux figures et objets représentés vers

l'estime des effets sensibles aux spectateurs. L'être en peinture est non pas un en soi, une

ousia protè au sens d'Aristote, mais un être pour une réceptivité. Que son essence soit ainsi

dans sa puissance, Champaigne l'établit et y insiste, mais ce sera plutôt Roger de Piles qui

associera explicitement cette destination esthétique de l'oeuvre à une nouvelle ontologie de

l'être en représentation, qui fait déterminer l'identité à soi-même des figures et objets à partir

de dispositions ordonnées au tout du tableau, telles que le coloris ou le clair-obscur. Ce qu'il

nous faut à présent montrer. Notons pour conclure sur Champaigne, que ce dernier maintient

des exigences poétiques de subordination envers des règles de l'art, ainsi de celles qui

permettent les belles proportions, dans le temps même où il incline son analyse du tableau de

Poussin vers les considérations esthétiques. Le type de discours sur l'art pictural qui se tient à

l'Académie ne perd jamais de vue les aspects poétiques, même lorsqu'il incline ses contenus

On rappelle qu'en peinture, le peintre ne dispose pour tenter de rendre la plus intense clarté que du blanc pur,

qui n'est donc susceptible de variations apparentes qu'à la condition de trancher plus ou moins sur des valeurs

chromatiques plus sombres.

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sous d'autres principes : cela reste un discours de professionnels de l'art et non point

d'amateurs plus ou moins éclairés.

 B/L'unité d'objet chez Roger de Piles

Si Philippe de Champaigne est membre de l'Académie royale de peinture, Roger de

Piles semble moins qu'un petit maître et plutôt un peintre amateur, mieux connu par sa

carrière diplomatique et par sa plume de théoricien de la peinture. Principal représentant du

parti des coloristes, il intervient à la Ville plutôt qu'à l'Académie et met sur la place publique'

les différends qui ont pu agiter l'institution royale. Et s'il valorise le coloris au détriment du

dessin, c'est fondamentalement parce que la peinture vaut par ses effets et non par ses

modèles, et qu'au lieu de se bien conformer narrativement à quelque histoire dont il s'agirait

de conserver le sens, le peintre doit plaire, attirer et tromper ceux qu'il aura su captiver au

premier coup d'oeil. Plutôt que d'être ordonné à un devoir de représentation unitaire d'un

sujet, auquel les spectateurs devraient quant à eux atteindre, suivant la pensée du peintre et au

travers du plan sensible du tableau immédiatement appréhendé, le peintre selon les voeux de

Roger de Piles doit rechercher de faire effet au premier abord, d'imposer la puissance de la

peinture à ceux qui ne peuvent que céder à cet attrait, et de tromper les yeux pour leur plus

grand plaisir. C'est à même cette immédiateté sensible que doivent se donner les effets

d'intelligence et d'idéation. La grande catégorie expressive de la réussite picturale et du grand

art est donc le tout-ensemble qui attire l'oeil vers le tableau tout en enveloppant les

articulations unitaires où l'intellect se reconnaît. Soit donc à comprendre qu'un tableau, au

sens de Roger de Piles, soit une machine, dont tous les membres conspirent, à partir de leurs

différences mais unitairement, vers un effet singulier de mouvement. Nous soutiendrons en

cela que la conception générale que se fait Roger de Piles de la peinture et de son efficience

esthétique aura déterminé le parti pris du coloris au détriment de celui du dessin, et non pas

l'inverse.

Notamment avec le Dialogue sur le coloris de 1673, qui suit de peu les conférences de Champaigne, Blanchard

et le Brun de 1671 et 1672 ; et aussi avec les Conversations sur la connaissance de la peinture de 1677, qui sont

centrées sur Rubens, alors que l'entame de la querelle du coloris concernait Titien. Le Cours de peinture par principes consacre, en 1708, le triomphe académique de Roger de Piles au début du nouveau siècle.

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A propos d'une exagération des couleurs et des lumières, qui semblent, dans certains

ouvrages de Rubens, farder la vérité de la nature, Roger de Piles concède, mais afin de faire

voir l'essence :

 Il est vrai que c'est un fard : mais il serait à souhaiter que les tableaux que l'on

 fait aujourd'hui fussent tous fardés de cette sorte. L'on sait assez que la peinture

n'est qu'un fard, qu'il est de son essence de tromper, et que le plus grand

trompeur en cet art est le plus grand peintre.'

Au lieu de devoir respecter un canon de belles proportions ainsi que l'unité

diversement historiée d'un sujet2, le tableau est renvoyé vers ses effets comme vers son

essence. Cette tromperie ne transgresse aucune loi, car la peinture ne se doit pas au vrai mais à

sa puissance propre de plaire. Il est incidemment signifié en cela que l'art se tient au-dessus

de la nature et qu'une plate mimèsis de celle-ci ne touche pas au grand art. Dans ses excès

eux-mêmes, l'art pictural donne par ses moyens propres l'illusion d'un naturel que l'imitation

ne fournit pas. Ainsi être trompé ne revient pas à goûter la nature mais à estimer l'art qui en

donne l'illusion par les moyens picturaux que la nature ne connaît point. La peinture est un art

cosmétique dont l'apparence du naturel forme la réussite la plus haute : une tension se marque

entre les moyens picturaux que le peintre dispose sur son tableau et les effets engendrés dans

les spectateurs, puisque l'excès du fard et du coloris est le moyen de l'illusion toute mesurée

de voir le naturel et la vérité des couleurs. En cette tension même, le tableau de plate peinture

cesse d'être une image qui ressemble ou cherche à le faire, pour se proposer comme une

représentation3 dotée de sa puissance propre. L'estime de l'économie des relations entre le

modèle et l'image, essentielle à toute poétique, le doit alors céder à l'analyse des constituants

du tableau en tant qu'ils engendrent les effets réceptifs qui décèlent la puissance de la

représentation : le tableau comme puissance commande l'appréhension esthétique de l'art de

peindre. Nous allons en décliner certains aspects qui se tirent de deux notions solidaires, celle

 I Cours de peinture par principes, éd. J. Thuillier, TEL/Gallimard, 1989, p. 169.2

Sous ces deux sortes de déterminations, se tient une conformité à l'égard d'un modèle, partant un devoir de

vérité. C'est bien cette ordination sous le vrai avec laquelle le propos de Roger de Piles rompt. On y doit voir

l'une des conditions de la constitution de l'esthétique au sens étroit de la notion.3

 Au sens de la distinction entre représentation et ressemblance proposée par Descartes, dans la  Dioptrique,Discours IV (AT VI, 112-113). Ressembler, c'est s'identifier à un original, tandis que représenter, c'est faire voir

ou faire concevoir, sans avoir aucunement besoin pour cela d'être ce dont la représentation engendre l'effet en

celui qui la considère.

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d'unité d'objet et celle de tout-ensemble, auxquelles se rattachent les idées de composition

circulaire et de clair-obscur.

La notion d'unité d'objet apparaît chez Roger de Piles dès les Conversations sur la

connaissance de la peinture, elle se révèle ainsi solidaire de l'analyse de l'art de Rubens et de

certains de ses tableaux ; elle se différencie de l'unité de sujet, qui constitue un impératif

pictural chez André Félibien. Cette dernière unité se comprend à partir de la considération de

l'historia : l'action que le peintre choisit de représenter doit être déterminée jusque dans

l'instant exact que le tableau fige dans la spatialité qui lui est propre, mais de telle sorte que

les détails périphériques mais aussi les figures centrales dans certaines attitudes, les groupes

de figures de même, tout se rapporte compréhensiblement à cette unité instantanée d'action.

Ainsi le peintre peut-il faire figurer sur son tableau des éléments qui aident à l'identification

du sujet quoiqu'ils correspondent à quelque épisode distinct de ce que l'instant choisi veut

qu'il soit représenté ; il peut concentrer les temps sous forme de différences spatiales, du

moment que les instants choisis soient proches de- et logiquement ou activement accordés à

celui de l'action représentée. L'unité de sujet demande alors d'être essentiellement comprise,

elle réclame de son spectateur qu'il traverse le plan visible du tableau pour atteindre

l'intention et la pensée du peintre. Au contraire, l'unité d'objet se compose à même le plan de

visibilité du tableau : elle résulte d'une union des corps et des masses que permet la

composition circulaire ainsi que les jeux de lumière et d'ombre, de mise en relief des formes

par le coloris, dont la compréhension s'abrège sous l'expression de clair-obscur.

Il faut en un tableau éviter la dissipation des yeux, de sorte que l'attrait qu'il exerce

suppose une unité objective sur laquelle converge le regard. Il faut au tableau un centre pour

faire tout son effet. Roger de Piles le fait entendre à partir d'un exemple, tiré du Titien, et

d'une technique rubéniste. L'exemple, c'est celui de la grappe de raisin,' sur laquelle le jeu

des jours et des ombres unifie la matière sur laquelle il se porte de façon à en faire une grappe,

avec le relief et les retraits de tous les globules serrés les uns sur les autres. Le jeu de lumière

et d'ombre, dans son opposition unitaire, annule la dispersion partes extra partes et densifie la

disposition jusqu'à susciter le sentiment d'un seul objet. Dans une intention semblable,

Rubens a pris soin de disposer les groupes qui entrent dans certaines compositions autour

d'un groupe central qui ressort par le brillant qui lui a été accordé par l'art du peintre ou bien

qui s'enfonce dans la profondeur du tableau sous la pénombre dont il paraît affecté : la

Elle est présente dans les Conversations, (op.cit., p. 231), et revient au Cours de peinture par principes.

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composition circulaire distribue les masses autour d'un centre privilégié qui semble avancer

ou reculer sous le regard du spectateur, selon que cette circularité se trouve convexe ou

concave. Il s'agit d'attirer l'oeil au milieu de la toile et de constituer pour cela le tout du

tableau comme une espèce d'objet unique, circulaire parce que c'est là la forme la plus

agréable à la vue'. Les angles attirent la vue à eux et la disperse alors que la rondeur ne fait

pas qu'elle se divise. Comprenons ainsi que la composition circulaire fait paraître le tableau

dans son entier comme une unité, apte à conduire agréablement le regard vers ce qui semble

s'enfoncer dans la toile ou bien en émerger. Cette unité est un effet conducteur, de captation,

d'attraction et de centrage du regard.

L'unité d'objet s'obtient par cette intelligence particulière qui s'appelle le clair-

obscur 2 . C'est la base du coloris, selon Roger de Piles, ce qui enveloppe que le coloris ne

puisse consister en l'application des couleurs, mais qu'il doive relever d'une activité de

pensée plutôt que de la sensibilité. C'est d'ailleurs trop dire ou bien trop distinctivement : il

faut se représenter, sinon une forme de la sensibilité, du moins une intelligence sensible pour

laquelle penser et sentir ne sauraient s'opposer ou trancher l'un sur l'autre :

Quoique la lumière et l'ombre ne puissent se représenter qu'avec de la couleur,

néanmoins elles ont leur intelligence particulière, qui s'appelle le clair-obscur, etqui est la base du coloris ; comme les proportions et l'anatomie sont la base du

dessin.3

Comprenons qu'il doit être donné une science de la distribution des lumières et des

ombres sur les formes et sur les couleurs, distribution qui les harmonise, les unit, et qui leur

donne le relief et la vie. Ainsi le coloris, quoi qu'il ne se résolve pas en règles assignables

comme fait la théorie des proportions du corps humain, se trouve déterminé dans son usage

par un véritable savoir, porté vers les relations unifiantes entre les valeurs chromatiques, et

non point réduit en pure empirie. Le coloris ne se tient donc pas derrière le dessin comme la

sensibilité le cède à la pensée. Mieux, il est de lui-même susceptible de donner à entendre et

non simplement à voir, et de faire voir l'âme plutôt que de simplement orner le tableau et

charmer le regard. De Piles le souligne à l'égard de deux tableaux de Rubens :

1 Conversations, p. 233.2Conversations,p. 275.3 Conversations, p. 275.

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 Et cela est si vrai que les expressions que vous appelez l'âme de la peinture, ne

seraient pas tant estimées dans la Chasse aux lions et dans l'Andromède, si le

sang qui est retiré de dessus le visage de ceux qui sont attaqués par ces animaux

n'y laissait voir la peur beaucoup mieux imprimée par la couleur que par ledessin. Celle de l'Andromède et principalement dans les extrémités fait encore

mieux voir ce qui se passe dans son âme que les traits du visage.'

Il y a ici une véritable innovation argumentaire : alors qu'il semblait présupposable

par les divers protagonistes antérieurs2 de la querelle du coloris, que le dessin était une partie

plus intellectuelle de l'art de peindre, liée à la narration et à l'expression des passions de

l'âme, et que le coloris se trouvait plutôt voué à orner, plaire et charmer sensiblement, de

Piles confond les puissances et montre que l'on peut faire voir l'âme par la couleur plutôt que

par le dessin. Son attitude théorique constante revient à effacer l'opposition entre ce qui se

voit et ce qui se pense, qui était la condition de l'unité de sujet et que l'unité d'objet abolit.

Dans l'analyse des effets par lesquels un tableau attire et captive, la subordination du visible à

l'intelligible disparaît au profit d'un jeu de différences où se séparent et se confondent les

déterminations sensibles et les intellectuelles. L'unité d'objet n'abolit pas la puissance

narrative du tableau, même si l'invention passe désormais derrière la disposition.

Le clair-obscur joue comme une espèce de forme de la sensibilité, qui met de l'ordre

entre les qualités chromatiques et les fait valoir de telle sorte que le tableau semble un objet

unique dont la variété concourt à l'effet de tout-ensemble. On doit remarquer par là que chez

Roger de Piles, les objets ne sont pas donnés en peinture parce qu'ils figurent des choses

originales, mais bien plutôt parce que la maîtrise des relations entre les multiples valeurs,

nuances chromatiques ou bien oppositions des grands jours et des grandes ombres, les fait

surgir et les rend identifiables. C'est le tableau, par l'économie de ses rapports internes qui

donne à voir l'objet unifié pour lequel il passe, ainsi que les objets de détail qui concourent à

son unité propre. C'est le clair-obscur qui, en jouant sur les formes, les masses et les figures,

leur donne ce relief ou cette profondeur qui permet leur perception particulière. Ce que le

tableau représente est sous la raison de l'effet qu'il produit. La théorie de la peinture

enveloppe une ontologie du tableau et du mode d'être de ce qui s'y trouve présenté.

Remarquons que cette ontologie n'est pas dans la dépendance ni le cercle de redite d'une

1 Conversations, p. 273.2

La querelle commence avec Philippe de Champaigne, Louis-Gabriel Blanchard et Charles Le Brun, tous

académiciens.

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philosophie identifiable ; elle se produit à propos de la peinture et ne se déduit pas comme

l'application à cet objet de principes philosophiques plus généraux. Le discours esthétique ne

commence pas d'émerger comme une dépendance nouvelle ou un nouvel embranchement de

la réflexion philosophique antérieure.

Le clair-obscur rend plus vrai ce qu'il met en relief et il en donne la jouissance

paisible à la vue. Les liaisons de lumière et d'ombre qu'il opère déterminent la diversité

intrinsèque du tableau à s'unir autour d'un groupe dominant, valorisé au centre de l'espace

pictural par la plus grande force des jours et des ombres qui s'y trouvent disposés et qui se

font valoir réciproquement. Ainsi la représentation peut-elle atteindre à cette unité générale

d'objet que Roger de Piles nomme le tout-ensemble. C'est en effet :

une subordination générale des objets les uns aux autres, qui les fait concourir

tous ensemble à n'en faire qu'un.

De Piles compare2 le tout-ensemble à un tout politique, où les grands ont besoin des

petits et les petits des grands. On voit que la comparaison est motivée par une commune

réciprocité entre toutes les parties d'un tout, de sorte que les détails, loin d'être négligés dans

l'appréhension de l'effet d'ensemble du tableau, participent positivement de sa constitution.

Le tout-ensemble n'est pas une synthèse, qui abolirait le divers en l'unifiant, mais un ordre de

type organique, où les déterminations sont en raison réciproque les unes des autres : les détails

des parties composent des objets qui s'accordent à d'autres objets pour n'en faire qu'un, unité

qui n'est que l'articulation d'éléments qui subsistent dans leur singularité. Aussi de Piles

recourt-il encore à la comparaison de la machine et du corps organisé :

Voici l'idée que je me suis formée de ce que l'on appelle en peinture tout-

ensemble. J'ai tâché de la faire concevoir comme une machine dont les roues se prêtent un mutuel secours, comme un corps dont les membres dépendent l'un de

l'autre, et enfin comme une économie harmonieuse qui arrête le spectateur, qui

l'entretient et le convie à jouir des beautés particulières qui se trouvent dans le

tableau.3

1Cours de peinture par principes, désormais CPP, p. 66.2 CPP, p. 65.3

CPP, p. 69.

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Un tableau est une mutualité de services sans considération d'échelle, mais sous la

raison générale du tout, dont l'offre unitaire invite à la jouissance du détail. Chaque parcelle

contribue à l'effet d'ensemble, lequel attire l'oeil vers les beautés particulières. Remarquons

en cette économie que l'unité d'objet forme le don du tableau dont le spectateur, en le

recueillant, est frappé, tandis que le multiple des beautés particulières appartient à l'usage de

la vue, qui se promène autour de l'effet central. La réciprocité organique des parties et du tout

implique l'enlacement de la réceptivité visive et de la disposition qui ordonne le tableau.

L'importance entre les parties de la peinture, déplacée par Roger de Piles de l'invention vers

la disposition, exprime le souci de considérer la représentation picturale comme une puissance

dont les réceptifs effets expriment l'essence : une peinture est devenue un être pour le regard :

le lieu proprement esthétique de sa réception doit alors constituer le centre de son analyse et

de son explication.

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5/ L'Abbé Du Bos, précurseur ou fondateur de l'esthétique.

Dans les histoires de l'esthétique', l'auteur des Réflexions critiques sur la poésie et

sur la peinture2 occupe une place nécessaire, mais aussi bien de transition. On lui accorde de

représenter l'esthétique du sentiment, qui viendrait s'opposer à un idéal classique des arts, on

voit en lui un précurseur qui anticipe sur Baumgarten, Diderot et Kant ; mais on déplore3

généralement son absence complète d'ordre et de méthode dans l'exposition de ses

conceptions. Il ne représenterait donc qu'un jalon utile mais imparfait puis dépassé, sur le

chemin de l'esthétique. Nous allons rechercher au contraire d'y déceler tous les constituants

qui sont requis pour être en droit de parler d'un traitement esthétique des arts.

Notons en premier lieu sous cette intention générale, dont il va falloir attester, que

notre abbé entretient un rapport aux arts qu'il annonce lui-même pour critique, c'est-à-dire

dans la position d'exercer du dehors la faculté judiciaire sur son objet. Ce n'est ainsi

aucunement un homme de l'art et seulement un amateur, qui ne peut donc autoriser son

discours sur la poésie et sur la peinture d'aucune compétence poiétique et qui doit plutôt poser

que l'essence des arts se recueille sous l'exercice d'un pouvoir de juger, appliqué ou replié sur

une réceptivité sensible. Du Bos se présente lui-même comme un simple citoyen de la

république des arts4, dont l'autorité ne saurait procéder que du pouvoir de juger, pouvoir dont

il étend l'usage légitime au cercle universel de ses lecteurs5. Ajoutons cependant, à l'égard de

ce qui concerne ce jugement de goût6, que Du Bos ne vise qu'à la connaissance exclusive des

arts et de leurs effets, délaissant en particulier toute question portée du côté de la beauté

naturelle et en général toute interrogation sur la notion de beauté. Son objet n'est pas le beau

mais le monde de l'art.

La constitution de l'art comme monde suppose en premier lieu ce qui pourra sembler

la reviviscence du problème soulevé par Aristote en Poétique, 4 :

1 Par exemple chez Annie Becq, Genèse de l'esthétique française moderne (1680-1814), Albin Michel, 1984, ou

Baldine Saint-Girons, Esthétiques du XVII! siècle, Sers, 1990 ; ou encore Luc Ferry, Homo aestheticus, Grasset,

1990 et Livre de Poche, 2006.2 Paris, 1719 ; nous citerons l'édition de Dominique Désirat, ENS B-A, Paris, 1993.3Y compris son principal commentateur, Alfred Lombard, in L'Abbé Du Bos, un initiateur de la pensée

moderne, Paris, 1913.4 Réflexions critiques, désormais RC, éd. D. Désirat, p. 2.5Chacun a chez lui la règle ou le compas applicable à mes raisonnements et chacun en sentira l'erreur dès

qu'ils s'écarteront tant soi peu de la vérité. (RC, p. 2). Egalité républicaine du pouvoir de juger, que confirmerala théorie du sentiment.6 Du Bos n'emploie pas cette expression ; le goût reste chez lui l'un des cinq sens, comme en témoigne la section

22 de la seconde partie de l'ouvrage (RC, p. 276) : on goûte le ragoût, on juge de la valeur d'une oeuvre d'art.

Entre le goût et le jugement, il y a analogie.

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 L'art de la poésie et l'art de la peinture ne sont jamais plus applaudis que

lorsqu'ils ont réussi à nous affliger.'

Il faut défaire ce charme secret ou, éclaircissant ce paradoxe, comprendre le plaisir

que font les vers et les tableaux. Le plaisir suscité par des émotions tristes ne sera que le cas

privilégié par l'intention explicative de l'agrémente que les oeuvres d'art font sentir. Du Bos

ne recherche la compréhension de la mutation en plaisir d'une affliction ou d'une tristesse que

pour atteindre la véritable fonction que remplit l'art auprès des hommes. L'assignation de

cette fonction est commandée par un certain nombre d'hypothèses sur la nature de l'âme dont

il faut à présent concevoir le caractère fondateur. Je les nomme hypothèses dans la mesure où

Du Bos ne s'emploiera aucunement à en expliciter les causes ou les raisons plus originaires ;

ce sont dans son esprit des sortes de constats anthropologiques qui semblent aller de soi.

Première hypothèse : le plaisir naturel procède du besoin, ce qui suffit à le pouvoir

considérer comme une grandeur intensive. On éprouve plus ou moins de satisfaction à la

mesure du manque plus ou moins grand que le besoin creuse. L'appétit rend plaisant un repas

grossier, son absence empêche les raffinements d'agréer. En matière de goût et de ragoût, l'art

supplée mal à la nature. Il nous faudra comprendre pourquoi cette suppléance devient efficace

et recherchée lorsqu'il sera question de poésie et de peinture.

Seconde hypothèse : l'âme a ses besoins propres, et principalement elle doit être

occupée, de sorte que l'inaction se révèle pire que l'effort pénible pour ne pas l'éprouver.

Pourquoi en est-il ainsi ? Du Bos ne régresse pas en-deçà du constat que l'âme veut

l'inquiétude et l'occupation. Il ne s'agit pas pour elle de se rechercher tout en se fuyant,

comme le thème du divertissement est figuré chez Pascal sous la raison du péché originel et

de se nécessaire répétition. D'ailleurs, on peut selon Du Bos vivre en amitié avec soi-même,

dans la réflexion et la méditation ; mais l'occupation la plus commune de l'âme consiste à se

livrer aux impressions des sens3. C'est alors l'émotion qui tient occupé, c'est-à-dire

l'ébranlement que l'âme reçoit du fait de ces impressions. L'âme se plaît donc à ses

mouvements, et les plus profonds donnent le plus grand plaisir : le thème du manque a

1RC, p. 1.2

Emotions et passions ne sont pas davantage distinguées par Du Bos que plaisir et agrément.3

RC, p. 3.

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disparu au profit d'une dynamique de l'âme, prise par des attraits qui la mettent hors d'elle

« dans une espèce d'extase » I .

Troisième hypothèse : les émotions qui ébranlent davantage l'âme et lui donnent les

plaisirs les plus intenses sont suivies dans la vie quotidienne par les retours les plus fâcheux et

les tristesses les plus profondes. L'attrait du gros jeu entraîne la ruine tandis que l'absence de

risque n'émeut pas. Ainsi la représentation des suites fâcheuses empêche-t-elle que le plaisir

pris aux occupations inquiètes, dangereuses, risquées, soit pur. Nous sommes portés vers les

plaisirs les plus intenses, mais cette tendance, lorsqu'elle est éclairée, ne peut être satisfaite.

Un calcul des plaisirs n'y saurait remédier, car de tendre vers une occupation moins extatique2

de l'âme diminue certes le fâcheux des suites mais aussi le plaisir lui-même. L'âme demande

d'être ravie et arrachée à son inertie propre, et un plaisir tiède n'y suffira point. La vie

quotidienne se révèle ainsi sans remède quant à la bonne économie des plaisirs.

Ces hypothèses permettent de dessiner une fonction pour l'art, plus particulièrement

pour ces arts mimétiques que sont poésie et peinture, et que Du Bos développe dès le début de

la section 3 de la première partie de son ouvrage :

Quand les passions réelles et véritables qui procurent à l'âme ses sensations les

 plus vives ont des retours si fâcheux, parce que les moments heureux dont elles

 font jouir sont suivis de journées si tristes, l'art ne pourrait-il pas trouver le

moyen de séparer les mauvaises suites de la plupart des passions d'avec ce

qu'elles ont d'agréables ? L'art ne pourrait-il pas créer pour ainsi dire des êtres

d'une nouvelle nature ? Ne pourrait-il pas produire des objets qui excitassent en

nous des passions artificielles capables de nous occuper dans le moment que nous

les sentons et incapables de nous causer dans la suite des peines réelles et des

afflictions véritables ?3

L'art pourra créer des êtres d'une nouvelle nature : cette proposition, même si elle

est offerte sur le mode interrogatif, marque le moment signalé où l'idée d'un monde de l'art

fait son entrée dans la pensée. L'art offre ainsi une alternative au vécu ou à la quotidienneté

et, avec cela, une nouvelle économie des plaisirs, qui autorise de s'adonner entièrement à des

agréments que ne menace aucune suite fâcheuse. Les objets qu'offrent les arts mimétiques ne

' RC, p. 8.2 (Les jeux) tiennent donc l'âme dans une espèce d'extase. (RC, p. 8)3

RC, p. 9.

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peuvent ainsi être que des objets en représentation, dont le spectacle enveloppe une distance

qui en supprime le sérieux, c'est-à-dire ces consécutions invincibles dans la réalité entre les

plaisirs et les peines. Les spectateurs déréalisent ce qu'ils contemplent, et ce ne sont que des

rois en peinture et des tragédies en image. La relation esthétique est ainsi intimement

distanciée, de sorte que les objets que produit l'art doivent être appréhendés comme

n'appartenant pas au cercle de réalité de leur spectateur. Mais dans le même temps doivent

persister à jouer les effets qui s'ensuivent des autres hypothèses proposées par Du Bos,

notamment la recherche des plaisirs les plus intenses sous la raison de l'occupation de l'âme.

Or si l'art offrait simplement de tièdes plaisirs qui n'attirent point les peines parce qu'ils sont

de basse intensité, il manquerait donc à sa fonction résolutive des contradictions où le réel met

les âmes en quête de leurs plaisirs propres. Il faut donc que les plaisirs dont l'art forme la

source soient aussi intenses que ceux que le réel donne, pour que l'âme fasse l'effort d'y

porter son attention. Ainsi doit-on comprendre en cela que les arts mimétiques ne sont d'une

part que des espèces d'images et de représentations qui ne font qu'imiter et se libèrent par là

de l'étiologie sérieuse et contrastée du réel ; mais d'autre part ils doivent proposer autant de

plaisir intense que les autres occupations sensibles, faute de quoi l'âme ne viendrait pas

s'éprouver elle-même au plaisir d'être émue et remuée. Nous devons être captivés et pris

parmi nos objets de contemplation, de sorte que soit abolie la distance séparatrice du

spectateur et de l'oeuvre en laquelle il se fond sinon se perd. Il apparaît alors de façon assez

nette et fort bien maîtrisée chez Du Bos que la relation esthétique aux oeuvres mimétiques se

doit d'être intrinsèquement contradictoire' et sans cesse tendue entre un mouvement

d'identification où le plaisir se gagne à l'émotion ressentie et un mouvement de retrait par

lequel les objets se figurent comme des représentations dont un autre monde règle les rapports

objectifs. Dans une telle relation, les objets sont toujours aussi et en eux-mêmes autres que ce

qu'ils offrent et à quoi ils s'identifient : le principe d'identité n'est pas ou n'est plus le

fondement de leur appréhension, et la relation esthétique avance en cela un trait d'originalité

qui la distingue de toute relation aléthique de connaissance.

' On refusera ainsi, contre la plupart des commentateurs depuis A. Lombard, d'accorder que les  Réflexionscritiques soient affectées d'un désordre ou d'une faible cohérence dans l'usage des concepts comme dans

l'exposition. Particulièrement, la doctrine de l'imitation ne saurait se limiter aux quelques remarques sur la

moindre densité ontologique des images en regard des originaux ; il faut également y insérer cette puissance non

illusionniste des représentations à toucher et à émouvoir, dont Du Bos remarque, à la section 43 de la premièrepartie, qu'elle est sensible à mesure que l'on appréhende les oeuvres depuis leur totalité vers leurs parties et leurs

détails, selon une successivité qui fait ainsi droit au tout-ensemble. Ce qui emporte la double conséquence

qu'une oeuvre doit faire monde afin de plaire et qu'elle plait davantage la seconde fois (RC, p. 145-147). Le

plaisir esthétique est un plaisir profond.

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La différence entre les procédures de connaissance et les jugements esthétiques se

trouve confirmée voire accentuée dans la seconde partie de l'ouvrage dubosien, et

particulièrement à la section 22 qui expose une doctrine du jugement de goût qui fait encore

droit au sens gustatif, puisqu'un tel jugement sera comparé à la dégustation d'un ragoût :

On goûte le ragoût et même sans savoir ces règles, on connaît s'il est bon. Il en va

de même en quelque manière des ouvrages d'esprit et des tableaux faits pour nous

 plaire en nous touchant.'

On sait que dans l'usage du terme de goût, la métaphore est encore au XVIIIesiècle,

quelque chose de sensible, mais le propos de Du Bos cherche surtout, par l'analogie des goûts

sensible et esthétique, à manifester une promptitude et une immédiateté dans l'appréhension2

esthétique, qui prévient l'usage de la pensée. Le jugement de goût repose sur une réception

antéprédicative de l'oeuvre, une sorte de réaction instinctive et qui ne se discute pas, comme le

ragoût est éprouvé comme bon avant qu'on soit à même de le dire tel, et de juger. Le plaisir

esthétique non plus ne se raisonne pas ni ne se conclut : le seul juge compétent en la matière,

c'est le sentiment ; il reste cependant à savoir en quoi exactement il consiste. Du Bos a

recherché de le définir dans un texte qui passe pour passablement embrouillé et qui suit

immédiatement la comparaison du ragoût :

 Il est en nous un sens destiné pour juger du mérite de ces ouvrages qui consistent

en l'imitation des objets touchants dans la nature. Ce sens est le sens même qui

aurait jugé de l'objet que le peintre, le poète ou le musicien ont imité. C'est l'oeil

lorsqu'il s'agit du coloris d'un tableau. C'est l'oreille lorsqu'il est question de

 juger si les accents d'un récit sont touchants, ou s 'ils conviennent aux paroles, et

si le chant est mélodieux. Lorsqu'il s'agit de connaître si l'imitation qu'on nous

 présente dans un poème ou dans la composition d'un tableau est capable d'exciter

la compassion et d'attendrir, le sens destiné pour en juger est le sens même qui

aurait été attendri, c'est le sens qui aurait jugé de l'objet imité. C'est ce sixième

sens qui est en nous sans que nous en voyions les organes. C'est la portion de

nous-mêmes qui juge sur les impressions qu'elle ressent et qui, pour se servir des

RC, p. 276.2

Le terme d'appréhension apparaît, en italiques, à la page 277. C'est bien alors une première saisie de la chose

mais non une saisie d'entendement.

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termes de Platon, prononce sans consulter la règle et le compas. C'est enfin ce

qu'on appelle communément le sentiment.'

La confusion semble procéder d'hésitations manifestes : avons-nous à faire à l'un

des cinq sens, à un sixième sens, ou bien à point de sens du tout mais plutôt à du sentiment

doué de la faculté judicative ? Pour dénouer ces incertitudes, il faut tout d'abord rappeler à

quoi Du Bos s'oppose : c'est-à-dire à une conception intellectualiste du goût et au fait que la

raison et plus généralement la pensée prononceraient le jugement de goût. Ce doit donc être

aux sens que revient cette fonction, ou plus exactement au sentiment. Du Bos ne reprend pas

en effet ce terme dans son usuelle acception du siècle passé, à savoir la présence à l'esprit de

ce que les organes des sens ont transmis, en gros la conscience de la sensation. Selon lui, le

sentiment est bien plutôt un mouvement de l'âme, par lequel elle se trouve occupée, et par

conséquent en lequel elle se plaît. Il résulte d'objets touchants, et consiste à en être touché ou

ému. Importe ici que le sujet ou la faculté du jugement ne soit pas d'ordre représentatif mais

plutôt d'ordre pathétique et d'allure cinétique : c'est l'être ébranlé de l'âme, son émotion, qui

fait goûter instinctivement l'objet touchant. Mais pourquoi alors insister sur les sens externes

tout d'abord, sur un sixième sens par après ? Comprenons que le sentiment est engendré

exclusivement à partir de l'apport d'un des cinq sens, de la vue ou de l'ouïe s'il est question

de poésie et de peinture, et qu'aucune pensée ne vient ordonner, objectiver un tel contenu

sensible de représentation : le sentiment est réaction émotionnelle instinctive et interne à cette

présentation sensorielle qui passe par le canal de l'un des sens externe. Ce ne sont pas

simplement la pensée ou la raison auxquelles ce dispositif donne congé, mais aussi le sens

commune : c'est par la vue que les tableaux touchent, et par l'ouïe poésie ou musique. L'idée

que l'objet touchant serait recomposé à partir des apports de divers sens en une sensibilité

centrale et commune n'affleure donc pas. Le sixième sens n'est pas un opérateur synthétique

d'identification des apports plus ou moins aveugles de chacun des sens, il est, dans la

prolongation de la médiation nécessaire d'un des sens externes, la réceptivité à l'égard du

touchant des objets dont l'art présente les imitations ; c'est une capacité et une facilité à être

ému, et ce sens est donc autre non parce qu'il rassemble le divers des cinq sens mais parce

que son mode de réceptivité est différent : au lieu de convertir un objet touchant en

' RC, p. 276-277.2

Rappelons que, certes, le texte du De Anima (III, 1 et 2) ne propose aucune faculté ou puissance de l'âme quis'appellerait sens commun, et paraît plutôt distinguer certaines fonctions où les divers sens collaborent ou font

en commun ce qu'ils opèrent, mais que la tradition scolastique a introduit comme d'aristotélicienne obédience,

un tel sens commun parmi les sens internes, comme en témoigne la Somme théologique (Prima pars, quaestio78, art. 4).

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représentation, comme font la vue et l'ouïe, il le reçoit et le convertit en émotion, en esprit

touché et, de ce fait, occupé.

L'organe ou le sujet de cette réceptivité est le coeur', entendu comme faculté

psychique de l'inquiétude, de l'agitation et du mouvement. Une meilleure compréhension du

propos de Du Bos pourra résulter d'un rapprochement avec l'un des sens internes distingués

chez saint Thomas, en l'occurrence l'estimative. Rappelons qu'elle forme l'un des sens

internes2, une puissance distincte des sens et qui est susceptible de représenter à l'animal non

un objet de sensation en tant que tel, mais cet objet dans la mesure où il est susceptible d'être

utile ou nuisible à son égard. La brebis, voyant le loup, se le représente plus ou moins

confusément, en tout cas instinctivement, comme dangereux par cette faculté estimative, qui

exprime ainsi la signification vitale des contenus de sensation pour le sujet sensible : la brebis

fuit son prédateur, dont le danger n'était pas offert dans sa simple vision. Le sentiment résulte

assez semblablement d'un processus instinctif et non réfléchi, par lequel le sensible offre

autre chose que la pure présence de lui-même ; mais dans le cas du sixième sens dubosien, ce

qui est apporté et reçu en plus n'est pas sa signification vitale et non pas davantage une espèce

d'information supplémentaire qui serait représentée à ce sens interne et non pas aux autres. Ce

n'est pas le pouvoir de connaissance qui se trouve affecté nouvellement, mais le sentiment de

plaisir et de peine que l'âme éprouve instinctivement à partir des objets qui la peuvent toucher

ou non : l'âme ne se contente pas de connaître, elle s'émeut aussi, ce qui lui procure ses

plaisirs. L'esthétique du sentiment rompt ainsi avec l'idée que le goût, d'une manière ou

d'une autre, résulte d'un savoir transitivement converti en plaisir : ce qui fait qu'un objet plaît

ne tient pas à sa représentation mais à son pouvoir touchant, qu'il possède dans la nature et

que l'art ressaisit en ses imitations et par ses ressources propres.

Il ne faut pas porter une attention exagérée à l'expression de sixième sens, qui ne

commande pas de régler la structure du sentiment sur les impressions sensibles habituelles. Si

Du Bos parle de sens, c'est que ces impressions particulières, dont le sentiment est le nom

générique, sont en effet reçues et non produites en nous par nous, et que cette réception

résulte de l'action d'un objet extérieur, passant par le canal d'un de nos sens externes. Il n'y a

' RC, p. 277.2

Saint Thomas, à la suite d'Avicenne, en distingue cinq (Somme théologique, Ia, q. 78, a. 4). Les hommes sont

en principe porteurs d'une variante plus rationnelle de l'estimative, la cogitative, qui implique, non une suite deperformances instinctives, comme dans l'animal, mais une représentation identificatrice du sens même dont

l'objet sensible est porteur : l'homme perçoit comme dangereux le loup, ce sens déterminant que prend le loup

pour lui fait l'objet d'une représentation particulière, qui implique la puissance de penser et non simplement de

sentir.

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pas de trace, dans le texte dubosien, d'opérations de rassemblement ou de synthèse des

apports particuliers de chacun des sens, ni de conscience une d'une telle diversité sensible,

autrement dit il n'y a pas de sens commun dont le sixième sens serait l'autre nom. Ce qui

appelle cette dernière expression concerne la particularité réceptive d'un pur affect sans

dimension représentative : un sentiment est une émotion de l'âme sans contenu représenté,

c'est du mouvement et non pas de l'image. Il n'y a donc pas d'objet du sentiment. S'il nous

met en état de juger, ce ne saurait donc être depuis une bonne appréhension des contenus d'un

poème ou bien d'un tableau : le jugement doit dériver d'un rapport antéprédicatif à l'oeuvre

d'art, en lequel il ne pourra s'agir de reconnaître et d'attribuer les diverses qualités qui sont

dans la dépendance de l'objet représenté. L'impression que fait l'oeuvre n'est pas cognitive

mais bien émotionnelle. Car l'intention générale de la section 22 consiste bien à déprendre le

 jugement de goût d'un fondement érudit ou d'une connaissance préalable des règles dont

l'oeuvre aurait à incarner tout le détail : goûter une oeuvre d'art ne consiste pas à confronter

son effectivité à un canon idéal qu'elle aurait dû appliquer. En cela s'efface la dimension

poiétique du jugement de goût ainsi que la nécessité de s'en remettre sinon aux professionnels

de l'art, du moins à ses connaisseurs et amateurs, afin d'en bien juger. On comprend de ce fait

l'insistance mise par Du Bos à affirmer que le public juge aussi bien que les artistes ou ceux

qui ne se nomment pas encore critiques d'art'. Car le jugement de goût ne procèdera pas

d'une connaissance de l'objet ni des oeuvres, et qui se détiendrait dans une représentation

générale des règles d'où les oeuvres particulières doivent procéder. Le mérite des poèmes et

des tableaux est de plairez, c'est ainsi ce plaisir déclenché en nous par l'ceuvre qui fonde le

 jugement énonciateur d'un tel mérite. Le jugement de goût exprime l'état modifié où l'oeuvre

nous a mis, il est donc d'essence esthétique.

Si les érudits et les gens de métier3 ne s'y connaissent pas mieux en la matière que le

public, puisqu'il n'est pas question de mise en oeuvre de connaissances dans les jugements de

goût bien fondés, cela ne signifie pas par ailleurs que doive régner une sorte de démocratie du

goût et de privilège du plus grand nombre en matière de réputations et de consécrations

artistiques. Du Bos tempère ses opérations d'élargissement extensif des sujets légitimes du

' Le parterre, sans savoir les règles, juge d'une pièce de théâtre aussi bien que les gens de métier.(RC, II, s. 22,

p. 279)2

 Mais le mérite le plus important des poèmes et des tableaux est de nous plaire.(RC, p. 278).3Du Bos les nomme de nobles artisans, par exemple p. 277 ; l'absence du terme d'artiste est un fait reconnu, et

Du Bos s'est d'emblée lamenté (RC, p. 2) de ne pouvoir employer que le terme d'artisan pour désigner peintres

et poètes. On s'étonnera d'autant qu'à l'entrée  Artiste du Furetière, on trouve notamment l'acception

contemporaine du terme comme parfaitement reconnue et identifiée.

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 jugement de goût et ne les étend point jusqu'à l'universel, par la ressource de la délicatesse et

d'une forme de culture qu'il faut posséder pour bien apprécier les oeuvres. Selon notre auteur,

le bas peuple ne rentre pas dans le cercle légitime de ceux qui peuvent juger : il faut avoir

pour ce faire des lumières' qui s'acquièrent dans la fréquentation et le commerce des oeuvres.

Ce n'est pas que l'instance du savoir revient en force après avoir été momentanément

expulsée du champ de l'analyse, mais bien plutôt que sont donnés des degrés de délicatesse

dans les plaisirs éprouvés sur les oeuvres, et que l'on peut être plus ou moins finement ébranlé

par ce qui doit ainsi nous toucher, finesse que Du Bos n'hésite pas à nommer du terme

d'esprit et qui dépend d'un goût de comparaison2. Ce sont la qualité et la quantité de nos

émotions qui font que la notion de public ne recouvre pas l'universalité du genre humain,

c'est la finesse des plaisirs et le fait d'être touché par des beautés que tous n'aperçoivent

point. Il faut donc du discernement pour reconnaître en soi les moindres effets de mouvement

que les oeuvres engendrent : le goût varie selon la puissance d'aperception des moindres

mouvements d'âme qui sont aptes à l'occuper. A mesure que varie cette appréhension en nous

de ce qui plaît, le goût peut s'améliorer et se jugements devenir sûrs. Il dépend ainsi d'une

réflexivité sur des effets reçus en nous et c'est en cela un goût esthétique, et non pas une

dépendance judiciaire de notre faculté de connaissance.

I L'expression vient à la page 279.2RC, p. 279.

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6 / Kant et la question de la satisfaction désintéressée (ohne alles Interesse)

On fait en général crédit à Kant' d'avoir introduit et pleinement développé, sinon

créé de toutes pièces, l'espèce esthétique dans le genre du discours philosophique, ainsi

d'avoir soigneusement spécifié la relation au beau et l'avoir distinguée de celles qui se

rapportent au vrai ou au bien. Ce crédit cependant a pu être contesté ou déprécié, à la lecture

de la Critique de la faculté de juger 2 , et dès l'entame de l'Analytique du beau, sur le point de

la satisfaction désintéressée. Cette question initiale conduit à se demander en outre pourquoi

Kant a entamé cette troisième Critique sous le point de vue de la qualité, dont le privilège

commence par inverser l'ordre coutumier sinon systématique des quatre entrées catégoriales,

quantité, qualité, relation, modalité.

C'est dans cette troisième partie de la Généalogie de la morale, qui porte sur les

idéaux ascétiques, que survient la critique nietzschéenne, qui aura tout d'abord dénoncé

comme trait philosophique constant le choix privilégié du point de vue esthétique de la

réception des oeuvres sur le point de vue artistique et créateur de celles-ci. Nietzsche poursuit

sur ce qui selon lui constitue « la célèbre définition kantienne du beau3 » :

« Est beau, dit Kant, ce qui provoque un plaisir désintéressé » I  Désintéressé !

Comparez avec cette définition de Stendhal, qui appelle quelque part la beauté

une promesse de bonheur.  En tout cas est récusé et rayé le seul aspect du fait

esthétique que Kant mette en relief : le désintéressement.4

Nietzsche attribuera un peu plus loin à Kant la « naïveté d'un pasteur de

campagne »5 , ignorant , des excitations et des émotions de la chair qu'une belle oeuvre, ainsi

une statue de femme nue, serait susceptible d'exciter : Kant ignorerait la dimension vitale du

rapport esthétique, faite d'expériences personnelles, de désirs et de ravissements singuliers ; il

aurait voulu retrancher de la vie l'expérience esthétique et la réduire à la morne dimension

d'un idéal ascétique. A l'opposé d'un Stendhal qui a compris que le beau excite la volonté et

l'intérêt, Kant tendrait à moraliser la relation esthétique ainsi qu'à asseoir l'universalité de la

satisfaction sur son caractère désintéressé. Il convient donc d'apprécier la justice de cette

1Nous citerons la Critique de la faculté de juger (désormais CFJ) dans l'édition A. Renaut, G-F, 1995, laquelle

présente l'avantage, après une présentation nourrie, d'offrir en outre la Première introduction ; nous ferons aussi

mention de l'édition A. Philonenko, Vrin, 1968.Critique de la faculté de juger (désormais CFJ), traduction A. Renaut, G.-F., 1995.

Généalogie de la morale, III, § 6 ; édition Colli/montinari, Gallimard, 1971, p. 294.4

Ibid., p. 294-295.5

Ibid., p. 295.

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critique nietzschéenne sur le sens exact que revêt chez Kant la notion de plaisir ou de

satisfaction désintéressés, et d'en reprendre et concevoir le surgissement dans l'économie

exacte du texte kantien.

 L'Analytique du beau livre quatre moments de détermination logique du jugement

de goût, et le premier selon la qualité. Or Kant nous propose, dans ce premier moment, deux

résultats : le caractère esthétique du jugement de goût et le caractère désintéressé de la

satisfaction qui le détermine'. Il va nous falloir comprendre les liens qui rapportent et unissent

ces deux déterminations, dont la première semble distinctive — la satisfaction esthétique sera

ce qui se différencie de la satisfaction sensible ou sensitive et de celle qui s'attache au bon à

quelque chose ou bien au bon en soi — tandis que la seconde semble simplement négative, qui

constate une absence d'intérêt. C'est ainsi l'unité de ces deux déterminations qu'il nous faut

tout d'abord tenter de ressaisir.

Si nous acceptons l'hypothèse régulatrice de lecture2, selon laquelle Kant cherche

inauguralement à distinguer le plus nettement possible le beau du vrai et du bon, il faut alors

constater que la distinction d'avec le vrai l'emporte en priorité ou en urgence : affirmer que le

 jugement de goût est esthétique, c'est manifester par là-même que ce n'est pas un jugement de

connaissance, et c'est soutenir qu'il n'enveloppe pas de rapport à l'objet de représentation.Au fond, il ne s'agira pour nous que de comprendre véritablement toutes les significations et

les conséquences qu'emporte cette absence, c'est-à-dire de bien entendre en quoi il n'y a à

proprement de plaisir3 qu'esthétique, plaisir qui est sans rapport à l'objet, plaisir sans désir ni

volonté à satisfaire. Le beau naturel ou artistique ne nous renvoie pas à un objet, quoiqu'il

semble bien que l'on dise beaux des objets de représentation ; ce qu'il faut ainsi concevoir.

N'être pas jugement de connaissance signifie pour le jugement de goût, au plan de la

qualité, que le sujet n'est pas pensé sous la sphère d'un prédicat, même s'il est affirmatif : dire

que tel objet est beau, n'est pas déterminer en quelque façon l'objet de représentation ainsi

qualifié, c'est seulement dire comment le sentiment de plaisir et de peine est affecté par cette

' Si l'universalité, la finalité et la nécessité établissent un rapport clair aux autres entrées de la table des

 jugements, il y a une question de la logique du jugement esthétique, qui a été posée par Louis Guillermit dans

son Elucidation critique du jugement de goût selon Kant (éd. du CNRS, 1986), prolongée par Caroline Guibet-

Lafaye, Kant. Logique du jugement esthétique (L'Harmattan, 2003)2C'est l'hypothèse d'Olivier Chédin dans son remarquable Sur l'esthétique de Kant et la théorie critique de lareprésentation (Vrin, 1982) dont on ne peut que regretter l'absence présente de réédition.3

Kant va en effet distinguer, au § 5 de l'Analytique du beau, l'agrément et l'estime du plaisir, comme se

séparent les formes correspondantes de satisfaction, inclination et respect, de la faveur.

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représentation. Le beau exprime une détermination du sentiment vital', une affection d'un

Gefühl qui est purement subjectif. Cela dit l'état d'un sujet humain modifié par une

représentation, en tant qu'il perçoit cette modification et que celle-ci n'est en rien engendrée

par l'objet de représentation. La pureté subjective prend alors la dimension d'une auto-

affection2, ou du fait de se plaire à se plaire à, cette dimension qui est en effet conforme à

l'essence du plaisir, rapidement évoquée3 au § 10 de l'ouvrage, comme « conscience de la

causalité d'une représentation relative à l'état du sujet, en vue de le conserver dans le même

état »4 Le plaisir implique d'une part la conscience d'une affection et d'autre part la tendance

à persévérer dans l'état dont on est conscient ; il est comme une inertie produite et non pas

donnée, de sorte qu'éprouver du plaisir, c'est être dans le sentiment conscient de se conserver

en cet état. Dans le plaisir, du moins dans sa forme pures

, on se plaît à se plaire à quelque

chose : la régression subjective qui fait l'aspect purement subjectif de ce plaisir, se substitue

ainsi au rapport à l'objet et à la détermination de l'état subjectif par ce dernier. Eprouver du

plaisir, c'est être dans cette conscience particulière qui fait que non seulement on est informé

de son état changé mais qu'on est tout aussi bien dans la pulsion ou la motion conservatrice

d'un tel état : le Gefiihl est à la fois conscient de soi et mobilisé vers sa propre durée, il est

rapport spontané et dynamique à soi.

Il ressort de ces premières remarques une espèce d'affinité profonde entre jugement

esthétique et plaisir, que le mouvement textuel kantien va en effet confirmer, de sorte que les

distinctions sur le jugement de goût et autour du plaisir vont converger vers la première

définition du beau. Il faut essentiellement pour cela régler négativement le rapport à l'objet,

duquel la notion d'intérêt va se révéler solidaire. Remarquons pour cela que l'intérêt se

trouve, selon Kant, lié à la représentation de l'existence d'un objet : il ne s'agit donc pas de

l'existence elle-même, en quelque sens que l'on prenne cette position absolue, mais bien de sa

représentation ; l'intérêt contraint de poser l'objet et de se rapporter ainsi, dans la

représentation, à quelque chose d'extérieur à soi et de non-subjectif. Or la source des formes

de la satisfaction pour le sujet qui les éprouve, peut provenir de l'objet en tant que posé, pour

la représentation, dans l'élément de l'indépendance à l'égard du sujet, ou bien peut provenir

du sujet lui-même en tant qu'il s'aperçoit d'un état modifié de lui-même. En ce dernier cas,

1 A. Renaut traduit ici sentiment qu'il éprouve d'être vivant (CFJ, G-F, p. 182).2

Point bien repéré par J. Derrida dans La vérité en peinture, Champs/Flammarion, 1978, p.55. '3 Un développement plus complet, auquel nous ne pouvons ici que renvoyer, se trouve dans l'Anthropologie,livre II, §§ 60-61 (traduction Foucault, Vrin, 1970, p. 93-95)4CFJ, trad. Renaut, p. 198.5En tant qu'il se distingue de l'agrément et de l'estime.

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cette conscience et ce plaisir sont désintéressés de l'objet, c'est-à-dire qu'ils n'en procèdent

pas. Il faut donc comprendre dans le texte, la notion d'existence comme celle d'une position

indépendante et objective dans la représentation, et non pas au-dehors d'elle : intéressé et

désintéressé ne renvoient donc pas à quelque chose d'extérieur au Gemütszustand mais à son

mode de détermination. Regardons l'exemple pris par Kant au § 2 du texte : tout ce qui

s'attache, dans ma représentation, à l'objet en tant que lui-même ou plutôt en tant qu'il n'est

 pas moi, et non rapporté à mon affectivité de plaisir et de peine, est placé du côté de l'intérêt.

Tout ce qui, dans l'objet, fait qu'il m'est désirable ou répulsif, c'est-à-dire qu'il se trouve posé

comme une fin extérieure à l'égard de ma mobilisation propre, tout cela fait comprendre que

l'intérêt selon Kant, et sous l'étymologie de l'inter-esse, c'est le terme du mouvement de se

porter au-dehors de soi, c'est la fin extérieure au mouvement qui tend vers elle. Le palais,

lorsque je juge qu'il exprime la vanité des grands et la peine du peuple, est, dans ma

représentation, rapporté à une détermination qu'il incarne ou exprime objectivement : il faut

le poser, dans cette représentation, comme indépendant de la représentation, autrement dit

comme objet, afin de le qualifier ainsi ; pour le dire beau, il faut plutôt considérer l'effet qu'il

produit sur ma réceptivité'. Etre intéressé, c'est ainsi être extraverti et orienté dans son

dynamisme propre vers l'objet en tant qu'il existe. Etre désintéressé, ce sera donc a contrario

être rapporté à soi et mobilisé de façon immanente par soi-même, ou d'une manière purement

subjective.

Lorsque le sentiment de plaisir et de peine est déterminé par quelque chose qui vient

de l'objet, et qui se rapporte en lui à lui, il faut donc poser un flux d'intérêt que l'objet aspire

à lui et qui sort de nous : cela peut se faire de deux ou bien de trois façons. Par ce que Kant

nomme l'attrait (Reiz) ou les attraits sensibles, lesquels nous arrachent en quelque sorte de la

satisfaction ; et par le gut, le bon, qu'on doit subdiviser en wozu gut, le bon à quelque chose,

et en an sich gut, le bon en soi. L'attrait, c'est ce qui est agréable et plaît aux sens comme

détermination objective vers laquelle l'agrément, comme forme sensible et non esthétique de

la satisfaction, se trouve orienté. De même, mais à l'égard de la raison, l'utile et le bien

plaisent par le concept que l'objet de représentation est invité à rejoindre. Attrait et concept

impliquent pour la représentation la position d'un objet d'où proviennent les effets

d'agrément et d'estime. Certes l'agrément est un sentiment subjectif 2, le Gefühl et non pas

Il restera comme nous le verrons plus loin, à effectuer, dans la réceptivité sensible, les distinctions utiles à la

manifestation du caractère désintéressé.2CFJ, éd. Renaut, p. 184-185.

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l'Empfindung, c'est-à-dire la sensation dans son acception de perception d'un objet des sens,

mais il est déterminé par la position d'existence que l'objet prend dans la représentation. La

source d'une telle jouissance se tient dans l'objet et passe vers le sujet : le résidu d'un tel

rapport se nomme, selon Kant, l'inclination, c'est-à-dire le penchant vers ce qui fait plaisir et

non pas simplement, ce qui plaît. Au § 13, lequel appartient au troisième moment catégorial,

Kant précise qu'aux attraits auxquels il ne faut pas mélanger le goût, puisque ceux-là ne

plaisent qu'aux sens, il faut ajouter les émotionsi dont semblablement le goût ne doit pas être

corrompu. Il commence ainsi d'apparaître que la circonscription du jugement esthétique doit

se distinguer par le mode de détermination dudit jugement et de la satisfaction qu'il indique,

lequel n'ira pas de l'objet de représentation vers le sujet. Plaire aux sens comme ébranler

l'âme ne sauraient participer du pur jugement de goût, car ils n'ont pas le type de

détermination qui convient2. Kant aura donc réussi à séparer le plaisir esthétique de

l'agrément simplement sensible comme de l'estime liée à la représentation de la fin pour

laquelle l'objet de la satisfaction existe. Si l'on conçoit que l'objet donné à la sensibilité se

rapporte constitutivement à la connaissance, et la fin à la volonté, cette double opération aura

alors séparé le beau du vrai et du bien. Mais il reste encore à comprendre en quoi

positivement consiste la forme de satisfaction qu'est le plaisir esthétique, liée à un jugement

de goût qui soit pur. L'exemple du traitement kantien de la peinture nous le fera mieux

entendre.

Car s'il est vrai que l'existence de l'objet, à laquelle se rapporte l'intérêt, doit être

entendue de sa position dans la représentation, comment sera-t-il fait en quelque sorte

abstraction de l'objet dans la mise en rapport de la représentation avec le sujet et son

sentiment de plaisir et de peine ? Faut-il concevoir pour cela des représentations qui soient

sans objet ? Ou bien des représentations qui ne plaisent pas par ce que l'on nomme

couramment leur contenu, supposé objectif, mais par leur seule forme ? Ces questions

semblent appeler pour leur élucidation la distinction, faite au § 163, entre beauté libre et

beauté adhérente, d'autant que Kant y procède, chemin faisant, à une semblable double

exclusion de l'agréable et du bon, qu'il faut distinguer du beau et du pur jugement de goût :

On est donc fort loin de la conception dubosienne du sentiment, qui était essentiellement ébranlement de l'âme

et source de son occupation satisfaite puisqu'affairée. L'âme kantienne ne s'occupe ni ne se met en mouvement

dans le rapport esthétique, car elle se rapporte à elle-même en elle-même, dans une remarquable assise etstabilité. Notons que l'émotion reste pour Kant de l'ordre de la sensation, et qu'elle repose sur un arrêt suivi d'un

retour renforcé de la force vitale (CFJ, § 14, éd. Renaut, p.205)2 Tout intérêt corrompt le jugement de goût, affirme le début du § 13 (éd ; Renaut, p. 201).3CFJ, éd. Renaut, p. 208-210.

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 Ainsi, de même que l'association de l'agréable (de la sensation) avec la beauté,

qui ne concerne proprement que la forme, créait un obstacle à la pureté du

 jugement de goût, de même la combinaison du bien (c'est-à-dire de ce à quoi le

divers est bon pour la chose elle-même en fonction de sa fin) avec la beauté porte préjudice à la pureté d'un tel jugement.'

On remarque que la beauté ne concerne proprement que la forme, ce qu'il va falloir

plus précisément expliquer, et que le wozu gut, le bon à quelque chose, va s'appliquer ici au

concept de perfection, tandis qu'il persiste à corrompre la pureté du jugement esthétique. Il y

va en effet ainsi de la distinction entre beauté libre et beauté adhérente, car :

 La première ne suppose nul concept de ce que doit être l'objet ; la seconde

suppose un tel concept, ainsi que la perfection de l'objet par rapport à ce

concept.2

Comprenons que la beauté adhérente se rapporte à des objets qui soient bons à (wozu

gut) et que l'on puisse ordonner sous une fin : cette beauté consiste dans l'incarnation plus ou

moins parfaite de cette fin par l'objet, ainsi de la beauté du cheval, de l'homme, de l'édifice

religieux comme civil. En revanche une beauté libre ne dépend pas du concept d'une fin

conditionnant l'objet ; elle est ainsi libre du concept de perfection, de telle sorte qu'elle plaît

par elle-même. Les exemples que fournit Kant pour de telles libres beautés introduisent une

différence de traitement entre la nature et l'art, dans la mesure où les libres beautés naturelles

sont des choses, et, dans la représentation, des objets, telles que des fleurs, des oiseaux, des

crustacés3, tandis que les libres beautés artistiques ne sont pas des objets, elles ne représentent

rien, aucun objet, comme les rinceaux4 ou les improvisations musicales. Ultérieurement, au

§485, la partition entre beauté naturelle et beauté artistique sera encore davantage prononcée,

l'homme et le cheval n'étant plus séparé du colibri ou des crustacés qu'au travers de

l'habitude qu'on a de les considérer sous une fin objective : on pourra alors séparer

' CFJ, éd. Renaut, p. 209.

CFJ, éd. Renaut, p. 208.3 L'homme et le cheval ne sont pas le crustacé ou l'oiseau de paradis, car la tradition académique picturale et

sculpturale a développé une théorie des proportions qui s'applique essentiellement au corps humain en ses divers

états, par extension au corps de certains animaux domestiques, et qui permet l'application du concept de

perfection. Un canon de l'humanité peut être donné, et non pas du bernard-l'ermite. Au § 48 (CFJ, p. 298) Kantprécisera qu'on pourrait juger de la beauté naturelle de l'homme ou du cheval, comme de libres beautés,

quoiqu'on ait l'habitude de considérer en eux la réussite d'un art surhumain.4Ce sont les ornements végétaux en usage décoratif depuis l'architecture grecque.5

CFJ, éd. Renaut, p. 297-298.

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entièrement le cas de la beauté naturelle, qui « est une belle chose » de celui de la beauté

artistique qui « est une belle représentation d'une chose »1 . Il semblera dès lors que la beauté

libre concerne toutes les choses naturelles et les représentations artistiques sans objet

représenté, tandis que la beauté adhérente renvoie à toutes les représentations artistiques

pourvues d'un objet, extensivement aux êtres naturels qu'on considère comme les produits

d'un art divin. Si la pureté du jugement de goût ne doit alors être rapportée qu'à la libre

beauté, comme l'indique le titre même du §16, comment ne pas verser dans cette conséquence

que les jugements portant sur les beautés artistiques ne seront purs et appuyés sur une

satisfaction désintéressée que s'ils ne rencontrent aucun objet dans les représentations sur

lesquelles ils portent ? A supposer la supériorité que la beauté libre détient, du fait de sa

pureté, sur la beauté adhérente qui en paraît l'abâtardissement, Kant ne considèrerait-il

comme véritablement belles, dans l'art, que des oeuvres telles que des décors à la grotesque et

de la musique sans texte, quoique non pas sans thème ? La satisfaction désintéressée pose

ainsi le problème des arts représentatifs, au sens où un objet de représentation s'y trouve

ordonné à quelque fin, donnée en concept et qui constitue une norme pour sa perfection

propre.

On recherchera de dépasser cette difficulté par la ressource de l'exemple de la

peinture, que Kant sollicite au § 14, à partir de la distinction entre les jugements esthétiques

qui sont empiriques et ceux qui sont purs et constituent à proprement parler les jugements de

goût. Les premiers sont déterminés à partir des attraits et des émotions qui engendrent

l'agrément. Dans la peinture, ce sont les couleurs qui appartiennent aux attraits2; elles

peuvent séduire et rehausser mais non pas constituer le principe de la beauté des tableaux et

de leur jugement. Dans tous les arts qui se nommaient encore au siècle précédent arts du

dessina , l'essentiel consiste donc dans le dessin, c'est-à-dire « ce qui plaît par sa forme »4.

Comprenons ainsi que Kant met à nouveau en oeuvre la distinction de la matière, sensible et

chromatique dans le cas de la peinture, et de la forme, qui est en l'occurrence Gestalt (figure)

plutôt que Spiel (jeu), la disposition spatiale l'emportant sur le déploiement successif. Ce sont

les belles formes qui plaisent, non les couleurs, qui font simplement plaisir dans la sensation.

Mais que faut-il entendre au juste par forme ? Il est manifeste qu'en peinture, la forme est

engendrée par le trait, et non par la touche, mais elle ne consiste pas seulement en

1 CFJ, p. 297.2CFJ, p. 204.3Italianisme tiré des arti del disegno, qu'on rencontrera chez Vasari ou Zuccaro.4CFJ, p. 204.

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morphologie délinéée, autrement dit ce n'est pas la forme de l'objet représenté, puisque c'est

aussi bien la disposition, l'ordre figurai où viennent s'inscrire des objets : plutôt qu'une

simple limite figurale, la forme est aussi bien une structure en laquelle les objets sont plongés

afin d'en recevoir leur identité, lorsque l'ensemble des relations spatiales assigne une fonction

à chaque portion d'espace et permet que vienne s'identifier ce qui est appelé à l'occuper ; car

en peinture, le dessin est aussi bien construction perspective ou disposition d'attitudes que

délinéation de figures. Ceci revient à dire que la forme n'est pas simplement forme de l'objet

mais aussi forme objectivante qui confère l'identité à partir des relations spatiales.

Kant semble, dans ce passage, prendre parti pour les dessinateurs et contre les

coloristes, au sens où la Querelle du coloris de la fin du siècle précédent a distribué ainsi les

rôles : ou bien tenir que l'essence de la peinture consiste dans le dessin (mais à orthographier

plutôt comme dessein), ou bien qu'il consiste dans le coloris (non pas dans la couleur mais

dans l'intelligence des couleurs). Nous remarquerons plutôt que les principaux protagonistes

du débat, en l'occurrence André Félibien et Roger de Piles, s'ils s'opposaient en effet sur la

partie pratique essentielle, étaient en revanche en accord pour concevoir qu'en peinture, les

contenus de représentation n'étaient pas par eux-mêmes ni en eux-mêmes les êtres ou les

objets identifiés pour lesquels ils passaient, mais qu'ils devaient recevoir leur identité des

rapports, plutôt spatiaux et figuraux chez Félibien, plutôt chromatiques et nuancés chez de

Piles, qu'ils entretenaient avec leur voisinage, auquel ils s'opposaient, avec lequel ils

s'harmonisaient ou bien contrastaient. La forme du tout-ensemble déterminait l'être

particulier des détails, de sorte que le terme de forme pouvait s'affecter aux figures

particulières comme à la disposition d'ensemble où elles étaient plongées. On peut dès lors

concevoir qu'en assumant ici ce terme de forme, et ce sera autant vrai du jeu que de la figure,

Kant s'emploie à détacher ce qui est en peinture et dans les arts le principe de la beauté, de ce

qui s'appelle objet. Que plaise une forme n'implique pas de rapporter le jugement qui

l'énonce à un objet posé comme indépendant dans la représentation : la forme n'attire pas le

 jugement vers une objectivité constituée, par des attraits sensibles et des fins concevables, car

elle est plutôt donatrice et constituante ; en tout cas, elle libère de l'objet considéré dans

sonindépendance et des contraintes qu'il pourrait envelopper.

Le jeu des formes apparaissait comme privilégié dans les exemples artistiques du

§16 : les rinceaux ou les improvisations appelaient un jugement de goût ne se rapportant à

aucun objet mais à de libres dispositions ou successivités, autrement dit à des formes se

déployant dans l'espace ou dans le temps, selon la figure ou le jeu. C'est ici une occasion de

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s'éloigner quelque peu du fin commentaire' que Derrida a donné du § 14 et particulièrement

de son terme, qui concerne les parerga, les ornements. Avant que de les aborder, et sur la

question de l'intérêt, Derrida se demande ce qu'est exister, pour rappeler que, selon Kant,

« c'est être présent, selon l'espace et le temps, comme chose individuelle »2. Cela, selon les

conditions de l'esthétique transcendantale. Et Derrida de poursuivre que : « Rien de moins

esthétique en ce sens que l'objet beau, qui ne doit pas nous intéresser en tant qu'aistheton. »3.

C'est cette dernière remarque que l'on pourra nuancer, sinon contester : certes l'objet beau ne

doit pas être appréhendé à partir des attraits qu'il exerce précisément en qualité d' aisthéton ;

certes derechef, l'existence doit être conçue depuis les formes a priori de la sensibilité. Mais

ce n'est pas l'objet beau en tant qu'objet qui permet le Gefiihl plutôt que l' aisthèsis, ce doit

bien plutôt être la forme, sa forme mais aussi l'ensemble formel des ordonnances et

dispositions où il se trouve plongé et par lesquelles il advient être lui-même. Or qu'est-ce

qu'un tel déploiement sinon la particularisation de l'ordre spatial, ou bien de la successivité

temporelle ? Les belles formes sont conditions ordinales de donation de l'existence dans la

représentation, elles attachent l'identité des objets aux formes a priori de la sensibilité, qui

sont conditions subjectives pour l'intuition sensible ; les belles formes replient l'objectivité

vers ses conditions subjectives de constitution. En ce sens, se trouve grossièrement établie

l'unité d'appellation qui court de l'esthétique transcendantale vers la faculté de juger

esthétique.

Sur ce point, nous nous accordons ainsi davantage avec la lecture d'Olivier Chédin

et le sens qu'y revêt la satisfaction désintéressée : selon cet auteur, il faut entendre

l'indifférence à l'existence de l'objet comme une présentation inconceptualisable d'objet,

comme le moment ante-objectif de rapport à la nature et, en une mesure seconde, à l'art : il

s'agit alors de substituer la présence à l'existence, ou, comme le fait aussi l'auteur, de décliner

diverses acceptions de l'existence4 qui ne sont pas toutes répudiées au fil des formules de

l'Analytique du beau, de sorte que l'appréhension esthétique suspende la liaison ordinaire de

l'existence à l'intérêt. Notons seulement que l'idée d'un rapport esthétique qui soit originaire

et non encore fonctionnellement distribué en sujet et en objet, a du mal à s'accorder avec le

J. Derrida, La vérité en peinture, Champs/Flammarion, 1978. « Le parergon », p. 44-95, est un chapitre très

recommandable, parmi un ouvrage toujours stimulant.

•Derrida, op. cit., p. 57.

3Ibid., p. 57.4Ainsi renvoie-t-il à un passage de la Méthodologie de la Critique de la raison pratique, où Kant évoque

l'indifférence à l'égard de l'existence de l'objet, qui est occasion de repli vers l'ébauche de talents supérieurs à la

nature animale (Critique de la raison pratique, éd. Füssler, G-F, 2003, p. 293).

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raffinement civilisé des jugements qui peuvent être émis sur les beaux-arts, l'originaire

s'opposant si l'on veut au culturel. C'est aussi la marque que ce que l'on nomme esthétique

kantienne est préparé pour s'accorder tout d'abord à la nature plutôt qu'à l'art. En définitive,

la satisfaction désintéressée exprime ainsi la liberté d'un rapport, celui de la nature et du

 jugement, lequel n'est pas déterminé par une position d'objet à quelque égard contraignante,

mais par le libre jeu des facultés.

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7/ L'oeuvre d'art selon Heidegger.

Après l'esthétique kantienne se donnant en premier lieu pour un rapport à la belle

nature qui ne soit ni de connaissance ni d'usage pratique de la raison, vient plutôt le temps

contemporain des philosophies de l'art, que caractérisent deux traits principaux : une attention

centrale aux oeuvres que l'histoire de l'art a léguées ou qu'elle propose au présent, ainsi

qu'une volonté de domination extérieure de l'art par le concept. C'est aux philosophies de

l'art de dire l'essence de l'art, ce qui n'est pas sans renouer avec la tradition platonicienne, ni

donner désormais congé à la beauté, au plaisir ou au jugement de goût, autour desquels

l'esthétique s'interrogeait. Nous allons nous arrêter au moment heideggérien, qui recherche

manifestement de se substituer au dispositif hégélien et à la grande et homogène inscription

de l'histoire de l'art dans l'avènement par soi de l'Esprit. Chez Heidegger, de semblable

façon, les conceptions possibles de l'oeuvre d'art suivent le destin de la métaphysique et les

moments successifs de son déploiement.

Dans « L'origine de l'oeuvre d'art »1, Heidegger établit tout d'abord l'équivalence de

la question de l'origine de l'oeuvre d'art et de celle de l'essence de l'art : l'art se tient dans les

oeuvres ou fait cercle avec elles. Cependant une seule oeuvre bien déterminée sera proposée

dans le texte, à savoir le petit poème de « La fontaine romaine » de Conrad Ferdinand Meyer2

,

qui donne l'occasion à Heidegger d'affirmer l'essence de l'oeuvre d'art comme la mise en

oeuvre de la vérité, et de repousser l'idée de reproduction de la fontaine par le poème. Les

 Hymnes de Hôlderlin sont simplement mentionnés ; quant aux oeuvres les plus célèbres et qui

donnent lieu à une analyse développée, la paire de souliers de Van Gogh et le temple grec, ils

ne sont pas entièrement déterminés, Heidegger remarquant ainsi que Van Gogh « a souvent

 peint de telles chaussures »3. Le temple n'est aucun temple déterminé mais une essence de

temple grec'', qui se prête sans résistance à la spéculation. Les oeuvres, de leur indétermination

relative, sont ouvertes à la pensée qui recherche de manifester leur essence.

Une première version de ce texte a été donnée par une conférence fait à Fribourg en 1935 ; il est intégré dans

les Holzwege (V. Klostermann, Francfort sur le Main, 1949), en français les Chemins qui ne mènent nulle part,trad. W. Brokmeier, (Gallimard, 1962 ; nous citerons la réédition TEL, 1986, p. 13-98 ; en abrégeant OOA, puis

la p.).2

Ecrivain suisse allemand du XIXe

siècle. Poème présent in éd. Brockmeier, TEL/Gallimard, p. 38.3 OOA, p. 33.

Heidegger a évoqué la possible représentation d'une « essence générale d'une fontaine romaine » (OOA, p.

39). Le temple pris en exemple semble de cette farine-là : c'est un temple (OOA, p. 44) et non tel temple, et il lui

faut essentiellement être grec, établir ou présenter (aufstellen) le monde grec.

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Le premier pas franchi par le texte consiste, en une apparence d'humilité théorique,

à tenir les oeuvres pour des choses ; il viendra ultérieurement s'y ajouter qu'elles ne sont pas

seulement choses mais qu'il ne faut surtout pas concevoir comme une addition ou un surplus

ce qu'elles sont d'autre que choséité. De ce point de vue de la choséité, les quatuors de

Beethoven sont rangés « comme les pommes de terre dans la cave »1 et les oeuvres d'art sont

expédiées comme du charbon ou du bois. Car l'oeuvre d'art, la sculpture, est dans le bois, le

bâtiment dans la pierre ; son être-chose semble le supporte de son être-oeuvre, ce dont il va

 justement falloir immédiatement se défier.

Il se donne un sens assez restreint de la choséité, celui qui concerne « les inanimés

de la nature et de l'usage»3, mais qui ouvre sur l'ensemble de tous les étants. Ainsi la

choséité, posant la question de l'être de l'étant, engage vers les interprétations philosophiques

ou métaphysiques possibles autant que successives : l'histoire de la choséité, c'est l'histoire

de la métaphysique, de laquelle dépend donc la détermination de l'essence de l'art. En faisant

passer l'oeuvre d'art par la choséité, Heidegger en inscrit les conceptions dans l'histoire de la

pensée occidentale, au titre de l'histoire de l'être. La philosophie de l'art vient se régler sur les

conceptions de la chose, dont Heidegger détermine qu'elles sont au nombre de trois, entre

lesquelles les combinaisons restent possibles de sorte qu'en résulte jusqu'aux Temps

Modernes, la métaphysique comme interprétation de l'étant :

 Ainsi s'est formée notre façon de concevoir non seulement les choses, les produits

et les oeuvres, mais tout étant en général.4

Ces trois façons d'interpréter la choséité sont définies à partir d'une distinction

fondamentale : en premier lieu, celle du suppôt et des qualités (hypokheiménon et

sumbebèkota) qui se transformera et se perdra en opposition de la substance (substantia) ou

du sujet (subjectum) et de l'accident (accidens) chez les latins. Cette structure distinctive, telle

qu'elle advient comme transfert dans le monde latin, se conjointsà la structure

propositionnelle sujet/ prédicat pour former l'interprétation courante de la chose, pour

laquelle il va de soi que discours et choses déployant les mêmes différences doivent se tenir

en rapport de ressemblance (homoiosis) ou d'analogie afin que le premier soit vrai des

OOA, p. 15.

200A, p. 17.3OOA, p. 19.4OOA, p. 30.5La question de la primauté d'une structure sur l'autre est évacuée par Heidegger (OOA, p. 22) pour insoluble

comme telle.

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secondes. Interprétation prédicative de la vérité, qui n'aura point cours dans l'oeuvre d'art en

tant que mise en oeuvre de la vérité.

Seconde interprétation ; la chose comme aisthéton, comme centre de qualités

perceptibles ou comme « l'unité d'une multiplicité sensible donnée »1 . Heidegger insiste sur

le fait que nous ne sommes jamais en situation de percevoir un flot inorganique de sensations

dont nous aurions à penser l'unité, dans l'opération constituante de la choséité comme telle ;

mais nous percevons toujours une chose, un avion ou une Mercédès. Comme dans le cas de la

distinction entre substance et accident, la chose se perd sous son interprétation.

Troisième interprétation : par le couple matière/forme, qu'Heidegger reprend aussi

en grec (hylè et morphè), de telle sorte que les trois conceptions parlent originairement grec,

même si leur succès ultérieur sera d'intensité variée selon les temps. La chose sera matière

informée, aussi bien comme elle est naturelle que produit d'usage. On appliquera le couple à

l'oeuvre d'art et il viendra en ce cas que la matière sera son être de chose et la forme son être

d'œuvre2 : Heidegger constate que le couple matière/forme convient tout spécialement à

l'outil ou au produit (Zeug3) alors qu'il aura été étendu à toutes choses, lesquelles sont moins

qu'un produit, ainsi qu'aux oeuvres d'art, lesquelles sont davantage que cela. Ajoutons enfin

que :

 La métaphysique des Temps Modernes repose pour une bonne part sur le

complexe forme-matière créé au Moyen-Age, dont les noms seuls rappellent

l'essence oubliée d'eidos et de hylè.4

Le couple matière/forme s'est déposé de façon sédimentaire sur les choses pour

devenir interprétation naturelle ou du moins courante, comme les interprétations précédentes.

On remarque qu'en chacun de ces cas, la dimension d'origine grecque se perd dans les

développements qui sont censés la prolonger et la développer : l'expression est tout aussi bien

oubli.

' OOA, p. 24.2

On a vu chez Kant un motif assez similaire d'une matière des oeuvres faite d'attraits sensibles et une forme

consistant en déploiements spatiaux et temporels sur lesquels doit se fonder le jugement de goût.3

 Das Zeug n'est pas aisé à traduire, si zeugen est procréer et erzeugen, produire. Outil n'est pas parfait, non plus

qu'engin ; ils valent toutefois mieux qu'util, qui ne veut rien dire dans notre langue. On rappelle que le Zeug est

ce pourquoi se présentent tout d'abord comme disponibles les étants dans la quotidienneté, au sens de la Zuhandenheit. Cela fut une tâche particulière du début de Sein und Zeit (Première section, chapitre III), que de

détacher le rapport spontané aux étants du modèle cognitif de l'objet et de la pure présence, docile à l'égard du

pouvoir de connaissance, et de substituer la Zuhandenheit utilitaire à la Vorhandenheit.4OOA, p. 29.

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Or de ces interprétations, des traces' se retrouvent de manière plus ou moins voilée,

en certaines étapes d'une histoire de l'esthétique dont Heidegger brosse énergiquement le

portrait au début de son  Nietzsche2 ,au travers de six faits fondamentaux, dont nous

intéressent les second, troisième et quatrième. Le premier fait consiste en effet dans le

surgissement de l'art grec, qui se passe de toute esthétique ; celle-ci commence à son déclin,

et avec le couple hylè/morphè, qui va diriger l'interrogation philosophique sur l'art. On le

retrouve au quatrième moment, qui coïncide avec l'Esthétique hégélienne et l'opération qui

consiste pour l'art à porter la matière à la représentation. Quant à l'unité de la diversité

sensible, la chose comme aisthéton, on retrouve, avec le troisième fait fondamental, qu'elle

est solidaire de ce moment où la conscience de soi devient le lieu où se décide la structure de

l'étant, autrement dit de ces Temps Modernes qu'inaugurent essentiellement le cogito mecogitare

3 cartésien. C'est alors que l'esthétique peut être traitée consciemment en tant que

telle4. Elle correspond donc fondamentalement à la possibilité de philosopher en première

personne, dont Descartes institue un fait qui se prolonge aussi bien jusqu'à Husserl. Autre

façon d'énoncer que Heidegger se pense lui-même en opposition à tout ce qui a ainsi

constitué l'esthétique dans la suite des faits effectifs qui l'incarnent.

De la pensée de la choséité découle donc la philosophie de l'art, de sorte que la

conception de l'oeuvre d'art suit la conception de la chose comme telle. Son histoire se fonde

en cela dans l'histoire de l'être, ce qui justifie cette espèce de surplomb du discours

philosophique à l'égard des oeuvres d'art et de l'assignation de leur essence. Cependant une

oeuvre d'art n'est pas simplement une chose, elle est même plus qu'un produit et que quelque

chose d'utile ou d'utilitaire. Le produit se pense à partir du couple matière/forme et révèle une

parenté avec l'oeuvre, qu'il faudra cependant arracher à la juridiction d'un tel couple. Deux

remarques s'ensuivent : les chaussures dont il va être question avec les souliers de paysanne

d'un tableau célèbre, sont un tel produit, un Zeugdont l'essence devra être dévoilée chez Van

Gogh ; l'oeuvre d'art fera sur un tel  Zeug ce que ce dernier ne peut pas faire, le mener à sa

vérité. Car l'essence de l'oeuvre d'art qu'il nous faut à présent expliquer, consiste dans la mise

Le couple hypokheiménon/sumbébèkos s'affectant originairement à la choséité, n'intervient pas explicitement

dans cette brève histoire de l'esthétique.2 Nietzsche, G. Neske Verlag, 1961 ; traduction française P. Klossowski, Gallimard, 1971. L'exposition brève de

l'essence de l'esthétique en six faits fondamentaux se trouve au tome 1, p. 78-89. Les deux derniers faits

concernent le cas Wagner, puis enfin le moment Nietzsche.3

 Il n'est sans doute pas besoin de rappeler que cette formule, introuvable chez Descartes, correspond à

l'interprétation qu'Heidegger fait de la première vérité, hoc pronuntiatum :ego sum, ego existo, des Méditationsmétaphysiques.4Nietzsche, p. 81.

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en oeuvre de la vérité (Sich-ins-Werk-Setzen der Wahrheit) comme combat (Streit) d'un

monde et de la terre. Au-delà de la conception heideggérienne de la vérité, il nous faut alors

comprendre en quoi le couple affronté monde/terre ne répète pas le couple forme/matière.

Commençons donc par la vérité. On sait qu'Heidegger a recherché de faire dire au

grec a-léthéia cette dimension privative du non-voilé, qui interdit de penser la vérité comme

homoiosis ou comme adaequatio, comme relation de ressemblance entre ce qui est et ce qui

s'en dit. La vérité est bien plutôt un dévoilement qui se produit à même ce qui est, elle est

apparaître de l'être de l'étant ; devant ce dévoilement ou cet ouvert (Offenheit) de l'étant le

 Dasein par son essence doit se tenir toujours dans l'apérité (Offenstândigkeit): il y a va en

effet de son être qu'il y ait pour lui de l'étant en tant que tel, qu'il n'est pas. Le  Dasein se tient

auprès des choses, où seulement il peut se trouver lui-même ; il est en cela susceptible de

vérité. Une double série de remarques s'impose en ce point : en premier lieu, la possibilité de

se rapporter à l'étant en tant que tel, dans sa manifesteté, caractérise le phénomène du

monde r ; alors qu'il n'est donné à l'animal pauvre en monde que des stimuli qui désinhibent

ses pulsions et ses aptitudes fonctionnelles, de sorte qu'il est accaparé par les directions de

comportement qu'elles déterminent, le Dasein est ouvert à la dimension de l'en tant que tel et

à l'entièreté de l'étant. Il est où il n'est pas, sur ce fond inobjectif de monde qui signale la

difficulté de la constitution du phénomène monde : comment se rapporter à l'entièreté de

l'étant ? L'oeuvre d'art y pourra contribuer, à la mesure de l'Aufstellen der Welt, de cet

établissement ou présentation d'un monde, dont elle enveloppe la puissance secrète. En

second lieu, la vérité n'est pas seulement le dévoilement de l'étant quant à son être ou bien

l'ouverture du non-voilé, elle en est tout aussi bien le recel et l'opacification : l'être qui se

dévoile en vérité s'absente et s'oublie en cela-même. Plutôt que l'éclaircie de l'être et cet

l'ouvert par lesquels il y a monde, le demeurer-caché de ce qui se dévoile appartient à ce

qu'Heidegger nomme la terre, die Erde :

qui fait se briser contre elle toute tentative de pénétration. (...) Ouverte dans le

clair de son être, la terre n'apparaît comme elle-même que là où elle est gardée et

' Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Gallimard, 1992, p. 397-398. La question propre du monde estabordée au chapitre VI de la seconde partie, p. 397-525. Heidegger reprend brièvement dans OOA quelques

résultats de ce cours de 1929/1930: Une pierre n'a pas de monde. Les plantes et les animaux, également, n'ont pas de monde, mais ils font partie de l'afflux voilé d'un entourage qui est leur lieu. La paysanne au contraire aun monde parce qu'elle séjourne dans l'ouvert de l'étant. (OOA, p. 47-48)

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sauvegardée en tant que l'indécelable par essence, qui se retire devant tout décel,

c'est-à-dire qui se retient en constante réserve. I

Ainsi commence d'apparaître que la mise en oeuvre de la vérité dans l'oeuvre d'art

implique le monde et la terre dans l'exacte mesure où il y va d'une vérité qui ne saurait être en

elle-même jugement ou expression logique, mais qui décèle et recèle à la fois l'étant comme

tel.

Soient donc les deux exemples convoqués par Heidegger : la paire de vieux souliers

et le temple grec, qui relèvent de ce qu'il nomme le grand art2, lequel fait reposer l'oeuvre en

elle-même, dans une immanence radicale d'où l'artiste s'est absenté, lui à qui elle devient

indifférente. Ainsi, si le temple grec reste essentiellement anonyme et n'a été bâti par

personne, les vieux souliers ne sont de Van Gogh que pour «faciliter la vision sensible »3.

Ajoutons que ces souliers sont certes attribués à une paysanne (OOA, p. 33) mais ils sont

aussi bien souliers de paysan (OOA, p. 33 et 34), le sexe de leur possesseur ne semblant pas

essentiel. Que veut dire Heidegger de ces souliers en peinture ? Il faut tout d'abord rappeler

qu'ils forment un produit (Zeug), doté d'une matière, le cuir, et d'une forme, la semelle

cousue à l'empeigne que recouvrent les lacets. Or Etre et temps a montré que le  Zeug n'est

 jamais seul et renvoie (Verweisung) à un complexe d'utilités, de services, d'autres produits,

qu'il n'est lui-même qu'au travers de cette structure référentielle et que sur fond de monde,

monde de l'atelier où il se fabrique, monde commun où il vient en usage public en quelque

sorte, si « le soulier à produire est fait pour être porté » 4.Le Zeug renvoie vers ou se réfère à

Umwelt, il est lui-même seulement sur fond de monde. Mais s'il est un tel produit, son être-

produit ne s'offre pas à même ce qu'il est lorsque l'on s'en sert ; c'est à l'oeuvre d'art d'opérer

OOA, p. 50-51.2OOA, p.42.3

 OOA, p. 33. Ceci amoindrit l'opposition entre Meyer Shapiro (`L'objet personnel, sujet de la nature morte : à

propos d'une notation de Heidegger sur Van Gogh', in Style, artiste et société, trad Guy Durand, Gallimard,

1982, TEL/1993, p. 349-360) et la réponse dans un texte déjà rencontré de Jacques Derrida, La vérité en peinture

(Flammarion, 1978, Champs, p. 291-436). Shapiro tient que les souliers sont d'un citadin, en fait de Van Gogh

lui-même dont ce serait une sorte de portrait, et non ceux d'une paysanne. Derrida cherche à remettre en question

ce genre d'attribution, le cadre esthétique n'ayant pas à proprement parler de dehors. Notons que La vérité en

 peinture offre la reproduction de trois tableaux, les Vieux souliers aux lacets d'Amsterdam, les Souliers de

Baltimore et ceux de la collection Schumacher (cum grano salis) de Bruxelles. Le texte remarque avec vérité que

les Vieux souliers aux lacets,qu'on peut donner pour origine de l'oeuvre textuelle de Heidegger, qui a visité

l'exposition d'Amsterdam de 1930 où ils étaient exposés, ne font pas la paire et semblent tous deux du même

pied gauche.

4 Etre et temps, traduction F. Vezin, Gallimard, 1986, p. 106. Le monde public est à la page 107.

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une telle mise en oeuvre, et de laisser s'ouvrir à nous l'être de cet étant. Dans Etre et temps, la

était atteinte à partir de ce  Zeug particulier qu'est le signe, dont la fonction

essentielle était de montrer l'ensemble ordonné de touts les rapports dus, par exemple entre

automobilistes et piétons, s'il s'agit d'un signe comme la flèche de l'automobile annonçant le

changement de direction' ; ainsi de montrer et de manifester le monde fondateur des identités

qui se disposent en lui. Le  Zeug s'inscrit dans un monde que le signe fait voir ; mais la

manifestation de ce que le Zeug repose en soi à partir de son appartenance au monde, la paire

de souliers à partir de son être au sein du monde paysan, cela relève de l'oeuvre d'art, qui

laisse ainsi advenir l'être-produit du produit, et par laquelle nous vient la vérité comme cette

ouverture même. Les souliers ne sont pas seulement ce sur quoi la terre grasse porte ses

inscriptions et ses marques, ils ne demeurent pas simplement en cette pose de caractère

sémiotique, mais ils sont traversés en leur être même des rythmes et des inquiétudes du

monde paysan, ils sont le chemin de campagne qu'ils ont foulé : si die Welt weltet 2 , si le

monde mondanise ou fait monde en eux, c'est qu'ils paraissent et font voir en eux-mêmes tout

ce à quoi ils se rapportent. Leur monde est en eux, le monde paysan est cette paire de souliers.

L'analyse heideggérienne ne s'arrête pas toutefois à énoncer que les souliers sont montrés tels

qu'en eux-mêmes dans leur appartenance au monde qui s'aperçoit en eux, elle fait de plus

venir l'appartenance à la terre. Or celle-ci ne doit pas simplement être comprise comme la

glèbe attachée aux pas de la paysanne ou au don et au refus de soi que la maturation et la

 jachère signifient3, même si en ce site propre de la terre, si l'on peut dire, se comprend déjà ce

que cette dimension de l'oeuvre d'art comporte de fondation qui se développe et se tient à la

fois dans le retrait, une  phusis qui retient ce qu'elle donne et sans laquelle rien ne serait

donné. C'est ce que fera mieux entendre le cas du temple grec.

Que l'oeuvre fasse monde au sens où elle se dispose à laisser s'ouvrir ce dernier,

implique d'entendre le monde comme ordonnance et non comme assemblage collection

d'étants, fussent-ils tous les étants. Ainsi le temple grec se rapporte-t-il au monde grec qu'il

établit ou installe (aufstellen) et sans lequel il devient déserté de son dieu. Les rapports

auxquels il est ouvert, c'est le monde du peuple grec'', ce qui pose la question du temple

aujourd'hui ou bien de l'installation d'oeuvres d'art au musée ou dans des galeries

d'exposition, c'est-à-dire de l'effort, peut-être impuissant à parvenir à sa fin, qu'il faut

Etre et temps, p. 115.2OOA, p. 47.3OOA, p. 34.4OOA, p. 44.

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concevoir afin de demeurer par l'oeuvre dans l'ouvert de ce monde. Toujours est-il que le

temple ne se contente pas de maintenir ouvert l'ouvert du monde, il repose pour ce faire non

pas simplement en lui-même mais sur le roc, sur un fondement rigide qui se dérobe en cette

opération, la terre. Le rayonnement de présence de l'oeuvre n'est possible que depuis ce sein à

partir duquel tout s'épanouit et qui ne s'épanouit pas. La terre fonde la dimension de retrait et

d'opacité de l' aléthéia, tout en rendant possible qu'il y ait l'ouvert du monde. C'est un fonds

généreux et obscur. Heidegger marque bien que la terre, c'est tout d'abord dans l'oeuvre sa

matérialité, l'étoffe ou le matériau, der Werkstoll 1 ,

qu'il libère :

 L'oeuvre libère la terre pour qu'elle soit une terre.2

Cette libération se dit Herstellung. C'est l'émergence du gratuit, qui n'a pas de sens

mais sans quoi aucun monde ne se peut. L'oeuvre établit un monde et fait venir la terre : celui-

là repose sur celle-ci, qu'il domine mais qui tend à faire retrait en soi-même. Ainsi se révèle

en l'oeuvre l'affrontement et le combat du monde et de la terre, de l'éclaircie de l'être en sa

vérité confrontée au retour sombre à soi-même du fondement inébranlable : dans l'oeuvre, la

terre s'ouvre comme retrait, tandis que le monde se fonde sur elle : ils s'aspirent l'un l'autre

sans que leur altérité ne puisse disparaître. Combat. On peut concevoir à présent que ce

dynamisme n'est pas l'opposition statique de la matière et de la forme : la terre n'est pas

seulement l'obscur, le radicalement contingent, le granuleux et l'essentiellement tangible,

mais aussi bien le fond du processus de création artistique, cette  phusis qui fait s'épanouir

sans se livrer, la matrice du monde qu'elle fait revenir à soi ; tandis que le monde est ce par

quoi la terre aussi vient dans l'ouvert et paraît : chaque terme contient l'autre sous une forme

altérée, aspire à l'autre sans cesser d'être soi, et se conquiert sur l'autre. Ce Streit interdit

toute partition de l'oeuvre en une dimension matérielle et une dimension formelle, ou en une

domination assurée par l'un des termes sur l'autre, comme l'a scandé l'esthétique hégélienne,

suivant cette succession des arts symbolique, classique et romantique, qu'aura déterminée la

question : Qui domine, de la matière ou de l'idée ?

L'ceuvre est l'instigatrice du combat du monde et de la terre, par lequel précisément,

à son tour, elle est. Comprenons que la mise en oeuvre de la vérité ne fait aucunement tendre

les arts vers l'intelligibilité plus haute des pensées et des concepts, non plus qu'elle ne

I00A, p. 49.200A, p. 50.

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commande un destin figuratif des oeuvres (le temple grec s'en était déjà excepté). Elle

demande plutôt de prendre au sérieux le fait que la vérité advient intimement par les oeuvres

d'art, non par les ouvrages scientifiques ou métaphysiques, quoique ce soit cependant à la

philosophie d'en déceler le fait. L'art est vrai, mais c'est le philosophe qui le dit.

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Conclusion

On aperçoit, au terme de ce parcours, que le moment esthétique, au sens strict du

terme, ne vient historiquement occuper qu'un faible front sur l'échelle des temps. Il se prépare

dans l'émergence des Temps modernes, s'épanouit au XVIII' siècle, puis tend à laisser la

place à des philosophies de l'art dont la période contemporaine est le bassin naturel, et pour

lesquelles le goût ni le beau le font encore véritablement question. On aura cependant voulu

essentiellement souligner que cette rapide floraison esthétique porte davantage à

conséquences qu'il n'y paraît, et que s'y dévoile une vérité de l'art qui pourrait bien être

revêtue de bien plus de constance et de fermeté temporelle, c'est à savoir que les oeuvres ne

sont véritablement elles-mêmes qu'en se prolongeant dans leur réception, qu'elles débordent

de soi, ce dont le point de vue esthétique forme le lieu privilégié d'expression et de

reconnaissance. En prenant les oeuvres par leur réception, ce dont au fond, aucune doctrine de

l'art ne peut jamais se déprendre entièrement, on en saisit la vérité d'une manière singulière :

une oeuvre d'art, non seulement ne saurait se définir sans les effets qu'elle engendre chez ceux

qui la consomment ou en jouissent, mais elle est plus véritablement à elle-même ce qu'elle

doit en perdant ainsi le caractère net des limites qui la bordent. C'est à la condition de

déborder de façon sensible sur ce qu'en principe elle n'est pas, qu'elle soutient sa dignité

d'oeuvre d'art. En ce sens, l'esthétique mérite de nommer la partie organique de l'activité

philosophique qui s'occupe d'objets plus étendus que ce qu'elle indique, objets auxquels sont

essentiels les flottements et les confusions sensibles dont elle témoigne.