CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES...

23
CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES HISTORIOGRAPHIES EN SITUATION Jean-François KLEIN et Marie-Albane de Suremain Armand Colin | Romantisme 2008/1 - n° 139 pages 59 à 80 ISSN 0048-8593 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-romantisme-2008-1-page-59.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- KLEIN Jean-François et de Suremain Marie-Albane , « Clio et les colonies Retour sur des historiographies en situation » , Romantisme, 2008/1 n° 139, p. 59-80. DOI : 10.3917/rom.139.0059 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. © Armand Colin

Transcript of CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES...

Page 1: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES HISTORIOGRAPHIES EN SITUATION Jean-François KLEIN et Marie-Albane de Suremain Armand Colin | Romantisme 2008/1 - n° 139pages 59 à 80

ISSN 0048-8593

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-romantisme-2008-1-page-59.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------KLEIN Jean-François et de Suremain Marie-Albane , « Clio et les colonies

Retour sur des historiographies

en situation » ,

Romantisme, 2008/1 n° 139, p. 59-80. DOI : 10.3917/rom.139.0059

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin.

© Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 2: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

Romantisme n

o

139 (2008-1)rticle on linerticle on line

Jean-François KLEIN et Marie-Albane de SUREMAIN

Clio et les coloniesRetour sur des historiographies en situation

Évitant les écueils d’« une histoire mensongère, celle de la colonisationpositive », tout autant que ceux d’« une histoire faussée, fondée sur le res-sentiment »

1

, la production historique et la réflexion historiographique surle fait colonial ont considérablement avancé, même si les travaux de Clion’ont pas la même visibilité que « les guerres de mémoires »

2

. Revenir surl’histoire des territoires colonisés élaborée au

XIX

e

siècle et, par la suite, àpropos de cette période, conduit à interroger l’historiographie des débutsde la « deuxième colonisation », dont les chronologies diffèrent selon les

territoires. La notion même d’histoire coloniale

invite à ne pas se limiter àdes situations propres à tel ou tel territoire colonisé et à faire jouer égale-ment la dimension impériale, associant colonies et métropole à une plusvaste échelle

3

. Celle-ci permet de faire émerger des convergences, des struc-tures réticulaires d’un territoire à l’autre et de sortir du cadre géographiquedes aires culturelles. Cependant, ces dernières ont encore une pertinence

1. Interview de Claude Liauzu, citée par Jean-Paul Liauzu, « Préface », dans C. Liauzu

,Histoire de l’anticolonialisme en France

, Armand Colin, 2007, p. 8.

2. Romain Bertrand,

Mémoires d’empire. La controverse autour du « fait colonial »

,Clamecy, Éditions du Croquant, 2006.

3. Emmanuelle Sibeud et Marie-Albane de Suremain, « Histoire coloniale et/ou “ColonialStudies” : d’une histoire à l’autre », dans

Écrire l’histoire de l’Afrique autrement

?, Cahiers Jus-sieu « Afrique noire », n° 22, L’Harmattan, 2004. L’Empire français en 1913 a été pour l’essen-tiel une conquête du

XIX

e

siècle, surtout de la III

e

République, en termes de superficie et de poidsdémographique. Bouda Etemad,

La Possession du monde. Poids et mesures de la colonisation(

XVIII

e

-

XX

e

siècle),

Bruxelles, Éditions Complexe, 2000.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 3: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

60

Jean-François Klein et Marie-Albane de Suremain

Le fait colonial, 2008-1

forte et nous conduisent, dans les limites de cet article et en regard de noschamps de recherche respectifs, à croiser l’historiographie de l’Indochine etcelle de l’Afrique subsaharienne. Nous n’aurons pas la hauteur de vuenécessaire, que Claude Liauzu aurait pu adopter, pour brosser un pano-rama plus impérial

4

. De récents travaux sont revenus sur la construction del’historiographie du fait colonial

5

, permettant de mettre en perspectivecette histoire, du

XIX

e

siècle à l’époque actuelle. La démarche ne se veut nisurplombante ni macro-historique, mais s’enracine dans la confrontationde situations précises, pour élaborer une approche connectée de l’historio-graphie du

XIX

e

siècle à l’épreuve de la colonisation et contribuer à une his-toire globale du fait colonial

6

. Nous proposerons quelques pistes deréflexion pour souligner la diversité des productions historiques élaborées àl’époque coloniale à propos du

XIX

e

siècle, associant historiens profession-nels ou non, intérêt pour l’expansion européenne mais aussi l’histoire pré-coloniale, à partir de sources diversifiées. La focalisation sur le

XIX

e

sièclesemble en revanche s’estomper dans des travaux d’envergure plus globaleou concurrencée par des recherches portant plus spécifiquement sur le

XX

e

siècle, lorsque, sur fond d’indépendances, l’historiographie tend às’émanciper des cadres coloniaux en optant résolument pour la longuedurée des aires culturelles et les analyses macroéconomiques. L’« éloi-gnement du fait colonial » une génération plus tard

7

, conjugué aux inter-rogations mémorielles et postcoloniales

8

, invite en revanche à enreconsidérer la généalogie, dont le

XIX

e

siècle est un moment matricielmajeur, à partir de travaux mettant en jeu une multiplicité de facteurs pouréclairer la complexité de situations coloniales précises

9

.

4. Claude Liauzu, dont le décès a privé la communauté scientifique d’un des plus éminentsspécialistes de l’histoire coloniale, aurait dû en effet participer à ce numéro. Voir C. Liauzu(dir.).

Colonisation : droit d’inventaire

, Armand Colin, 2004 et

Dictionnaire de la colonisationfrançais

e, Larousse, 2007. Daniel Hemery, « À la mémoire : Claude Liauzu (1940-2007) »,

Outre-Mers, revue d’Histoire

, 2007-2, p. 415-422. La synthèse sera partielle même si le cas duMaghreb est abordé quand l’historiographie métropolitaine se développe à l’échelle impériale.Nous renvoyons le lecteur à Oissila Saaidia, Laurick Zerbini,

De la construction du discourscolonial. L’empire français aux

XIX

e

et

XX

e

siècle

, Karthala, 2008 à paraître.

5. Pierre Singaravélou.

L’École française d’Extrême-Orient ou l’institution des marges(1898-1956). Essai d’histoire sociale et politique de la science coloniale

, L’Harmattan, 2001 ; S.Dulucq,

Aux origines de l’histoire de l’Afrique. Historiographie coloniale et réseaux de savoirsen France et dans les colonies françaises d’Afrique subsaharienne de la fin du

XIX

e

siècle auxindépendances

, thèse d’HDR, t. III, Paris VII, 2005 ; S. Dulucq et Colette Zytnicki (dir.),

Déco-loniser l’histoire ?

, SFHOM, 2003, et « Savoirs autochtones et écriture de l’histoire en situationcoloniale (

XIX

e

-

XX

e

siècles) »,

Outre-Mers, revue d’Histoire

, 2006-2 ; P. Singaravélou,

Professerl’Empire. Introduction à l’histoire de l’enseignement des sciences coloniales en France sous laIII

e

République

, thèse, Paris I, 2007.

6. « Histoire globale, histoire connectée »,

RHMC

, n° 54-4 bis, 2007.

7. Daniel Rivet, « Le fait colonial et nous. Histoire d’un éloignement »,

Vingtième Siècle.Revue d’histoire

, n° 33, 1992, p. 127-138.

8. Neil Lazarus (dir.),

Penser le postcolonial

, Éditions Amsterdam, 2006.

9. Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique »,

Cahiers internatio-naux de sociologie

, 11, 1951, p. 44-77.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 4: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

Clio et les colonies Retour sur des historiographies en situation

61

Romantisme n

o

139

« H

ISTOIRE

COLONIALE

»

ET

PRÉMICES

DE

LA

COLONISATION

(1880-1950)

L’institutionnalisation de l’histoire coloniale

À la fin du

XIX

e

siècle, parallèlement à la conquête coloniale, troisgroupes d’hommes entreprennent l’écriture quasi immédiate de cette his-toire et de celle des territoires colonisés, à commencer par les orientalisteset « historiens en fauteuil ».

Les études indochinoises se distinguent des travaux sur l’Afrique dontles sociétés sont pensées comme a-historiques car le plus souvent sansécriture

10

. Les « orientalistes de cabinet » ne se déplacent guère et fontpartie de l’élite savante, membres de la Société des Inscriptions et Belles-Lettres, ne se considérant pas comme des historiens. Leurs travaux repo-sent – pour l’essentiel – sur l’étude de vestiges archéologiques, la philo-logie (langues dites orientales, dignes d’intérêt car à l’origine de « grandescivilisations » : arabe, persan, sanskrit, chinois) et l’épigraphie. En consé-quence, ils produisent une histoire ancienne. Rares sont ceux qui s’inté-ressent à l’histoire moderne de ces peuples, dans la mesure où ils lesconsidèrent au mieux comme des dégénérescences des « grandes civilisa-tions » arabes, indiennes ou chinoises qui ont ensemencé de leur génie lesmarges de leurs empires. Ainsi, les civilisations angkorienne ou cam(Champa) sont étudiées, non parce qu’elles sont indochinoises, maisparce qu’elles présentent des ruines imposantes qui fascinent l’espritromantique du siècle et que leur production épigraphique est en

sanskrit

.Ce sont des Troie dans la jungle.

Quant « aux historiens en fauteuil », ils bénéficient de postes acadé-miques en métropole, même si leur reconnaissance est globalement fra-gile. Il faut attendre 1905 pour que les portes de la Sorbonnes’entrouvrent : Prosper Cultru

11

est alors recruté sans grand enthou-siasme, pour un cours d’histoire coloniale, qu’il dispense jusqu’à samort en 1917, mais qui n’est pas reconduit

12

. Il faut attendre la veillede la Seconde Guerre mondiale, et pratiquement 1942, pour qu’unechaire d’histoire de la colonisation soit créée. Dans ce processus, lapression et les financements des milieux coloniaux et de l’administra-tion coloniale ont été essentiels, suscitant d’autant plus la méfiance de

10. À Madagascar les historiens coloniaux peuvent en revanche s’appuyer sur des traditionsécrites au

XIX

e

siècle.

11. Disciple du promoteur de la géographie coloniale Marcel Dubois, il soutient en 1901 unethèse principale sur Dupleix et une thèse latine sur l’action du baron de Benyowszky à Madagas-car. Sa chaire est créée à la demande de Gallieni, gouverneur général de Madagascar et de PaulBeau, gouverneur général d’Indo-Chine.

12. C. Zytnicki, « La maison et les écuries. L’émergence de l’histoire coloniale en France »,dans S. Dulucq, C. Zytnicki, ouvr. cité, p. 15.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 5: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

62

Jean-François Klein et Marie-Albane de Suremain

Le fait colonial, 2008-1

l’Université à l’égard de ce nouveau champ. Cette histoire s’affirme pluscontinûment dans des institutions importantes mais moins centrales quela Sorbonne. De manière assez contrainte au Collège de France à partirde 1921

13

, une chaire est attribuée au candidat unique Alfred Marti-neau

14

; cependant, celle-ci est remise en question lors de sa retraite en1937 et c’est à la suite de longs débats qu’une chaire d’« histoire de lacolonisation » est finalement maintenue

15

, attribuée à l’un des raresspécialistes de l’Indochine, Edmond Chassigneux

16

. À l’École libre desSciences politiques enseignent Auguste Terrier

17

et Georges Hardypour l’Afrique subsaharienne, le sinologue Henri Cordier

18

pourl’Indochine ou le politiste Joseph Chailley-Bert, gendre de Paul Bert,pour l’histoire comparée de la colonisation. Cette discipline est éga-lement présente dans des facultés de province – Poitiers, Aix-en-Provence, Bordeaux, Lyon – aussi bien que dans les colonies, comme àAlger ou Hanoi, ou encore dans des instituts coloniaux provinciaux etdes écoles de commerce

19

. Une véritable nébuleuse professorale colo-niale s’est ainsi formée, mais dans une situation de reconnaissanceintermédiaire. La situation n’est paradoxale qu’en apparence : à uneépoque où l’institutionnalisation des sciences coloniales a le vent enpoupe, au cœur de disciplines qui sont en train de construire soli-dement leur champ

20

, celui de l’histoire est déjà largement constitué,l’histoire coloniale devant alors lutter avec des divisions d’historiensbien établies.

Au-delà de ces cercles métropolitains, des hommes qui ont bénéficiéd’une solide formation historienne – normaliens, agrégés, chartistes –

13. C. Zytniki, art. cité, p. 16.

14. (1859-1945) Député républicain (1889-1893), il fait ensuite carrière dans l’administra-tion coloniale, aussi bien en Nouvelle Calédonie, que sur la Côte française des Somalis, à Saint-Pierre et Miquelon, Mayotte, au Gabon, Congo et en Inde. Il devient en 1912 directeur del’Office colonial et membre de la commission des archives coloniales. Gouverneur de l’Indefrançaise de 1913 à 1918, il revient alors brièvement à l’administration centrale des Colonies.

15. S. Dulucq, ouvr. cité

.

Elle devient chaire d’histoire de l’expansion de l’Occident entre1948 et 1953 et est alors supprimée. P. Singaravélou, ouvr. cité.

16. Jean-François Klein, « L’Histoire de l’Indochine en situation coloniale. Entre Histoire etOrientalisme (1858-1959) », dans Oissila Saaidia, ouvr. cité.

17. (1873-1932) Proche d’Eugène Étienne et secrétaire général du Comité de l’Afrique fran-çaise, il a dirigé l’office chérifien du Maroc, publié avec Marcel Dubois

Les Colonies françaises,un siècle d’expansion coloniale

, 1901.

18. (1849-1925), Henri Cordier,

Bibliotheca indosinica : dictionnaire bibliographique desouvrages relatifs à la péninsule indochinoise

, E. Leroux, 1912-1915, 4 vol.

19. Pierre Singaravélou, ouvr. cité, 2007 ; J.-F. Klein, « Pour une pédagogie impériale ?L’école et le Musée colonial de la Chambre de commerce de Lyon (1890-1947) »,

Outre-Mers,revue d’Histoire,

2007-2.

20. E. Sibeud,

Une science impériale pour l’Afrique ? La construction des savoirs africa-nistes en France (1878-1930)

, EHESS, 2002 ; M.-A. de Suremain,

L’Afrique en revues, des« sciences coloniales » aux sciences sociales (anthropologie, ethnologie, géographie humaine,sociologie) 1919-1964

, thèse Paris 7, 2001.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 6: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

Clio et les colonies Retour sur des historiographies en situation

63

Romantisme n

o

139

mais qui ont peu d’espoir de carrière universitaire, servent Clio sur lesterrains coloniaux

21

. L’inspecteur Georges Hardy

22

, qui séjourna auSénégal, au Maroc et en Algérie, publia de nombreux ouvrages à la foissur le Sénégal précolonial (1817-1854), et surtout des textes fondateurssur l’histoire coloniale

23

. On trouve aussi en Indochine des historienspédagogues : Edmond Chassigneux

24

, Henri Russier ou Henri Gour-don

25

, inspecteurs de l’Instruction en Indochine

26

. Tous ont le mêmesouci de produire une histoire de l’Indochine coloniale afin de ne pluslaisser celle-ci aux mains d’amateurs, si brillants fussent-ils.

Au plus près du terrain, une myriade de cadres coloniaux, militaires,missionnaires ou administrateurs formés aux humanités, enquêtent surles sociétés dans lesquelles ils sont immergés. Sans être historiens profes-sionnels, ils produisent des travaux à caractère historique, publiés dansdes revues savantes locales, comme le

Bulletin du Comité d’Études histo-riques et scientifiques de l’AOF

(1917-1936)

27

. En Indochine, LéopoldCadière

28

dirige le

Bulletin des Amis du Vieux Hué

(1914-1944)

29

, revuedont le contenu scientifique n’a rien à envier au très savant

Bulletin de laSociété des Études Indochinoises,

créé en 1867 à Saigon par l’administra-tion coloniale, ou à la

Revue indochinoise

, fondée à Hanoi en 1897 parl’inspection du Conseil de l’Enseignement en Indochine. Ces travauxs’intéressent à l’histoire de la conquête et à celle des territoires colonisés,à une échelle locale, et apportent autant d’éléments précis pour nourrir

21. P. Singaravélou, ouvr. cité.

22. Normalien, agrégé d’histoire et de géographie (1884-1972), il soutient en 1921 une thèseà la Sorbonne sur

La mise en valeur du Sénégal de 1817 à 1854

et sa thèse complémentaire portesur

L’Enseignement au Sénégal de 1817 à 1854

. Inspecteur puis directeur de l’enseignement enA0F (1912-1919), de l’Instruction Publique, des Beaux Arts et des Antiquités du Maroc (1919-1925), professeur puis directeur de l’École coloniale (1926-1933), Il devint recteur de l’Univer-sité d’Alger (1933-1937 et 1940-1943) après un passage à Lille (1937-1940). Éloigné de l’admi-nistration pour ses mesures antisémites puis réintégré, il prend sa retraite en 1946.

23. G. Hardy,

Les Éléments de l’histoire coloniale

, La Renaissance du Livre, 1921 et

Vuegénérale de l’histoire de l’Afrique

, Armand Colin, 1922, 200 p.

24. Edmond Chassigneux, « L’Indochine », dans G. Hanotaux et A. Martineau.

Histoire descolonies françaises

, t. V, Plon, 1932, p. 313-575.

25. H. Gourdon et H. Russier,

L’Indochine française

, Hanoï-Haiphong, IDEO, 1931, 58 p.

26. Pascale Bezançon,

Une colonisation éducatrice : l’expérience indochinoise (1860-1945)

,L’Harmattan, 2002.

27. M.-A. de Suremain, « Chroniques africanistes ou fragments pour une histoire africainetotale ? L’histoire coloniale dans le

Bulletin du Comité d’Études historiques et scientifiques del’AOF-IFAN

», dans S. Dulucq et C. Zytnicki, ouvr. cité, p. 39-58 et « histoire coloniale et/ouhistoire de l’Afrique », dans O. Saaidia, ouvr. cité.

28. Pionnier des études vietnamiennes (1869-1955), ce missionnaire des MEP débarque enIndochine en 1892 ; il observe, note et devient finalement membre correspondant (1903-1918)puis pensionnaire (1918-1921) de l’EFEO. Laurent Dartigues,

L’Orientalisme français en paysd’Annam (1862-1939)

, Les Indes Savantes, 2005.

29. Principale revue savante indochinoise récemment rééditée sur CD-ROM par PhilippePapin et Philippe Le Failler de l’EFEO Hà N i..ô

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 7: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

64

Jean-François Klein et Marie-Albane de Suremain

Le fait colonial, 2008-1

les grandes synthèses des « historiens en fauteuil ». En effet, ceux-ci, endépit de leur spécialisation doctorale sur une aire donnée, dispensent descours dont les intitulés portent de manière beaucoup plus large surl’ensemble des territoires colonisés

30

.

Une « histoire coloniale » plurielle

Les historiens patentés publient ainsi de vastes synthèses

31

qui repla-cent le mouvement d’expansion nationale dans une histoire de longuedurée, manière d’affirmer la légitimité de la colonisation dans un vastemouvement pluriséculaire et « civilisateur ». Gabriel Hanotaux et AlfredMartineau font remonter l’origine de l’expansionnisme français à la pré-histoire celtique, allant jusqu’à affirmer que « la Gaule fit largesse aumonde du génie de Virgile et du génie de Tite-Live », nation dont larapide conversion au christianisme en fit « le pays du monde le mieuxpréparé à l’Universel ». Seule la Providence avait armé la France de l’épéecivilisatrice ! «

Gesta Dei per Francos

! » rappelaient les deux directeurs de

L’Histoire des colonies françaises

dans leur incroyable introduction

32

. Lors-que la perspective se resserre sur les colonies d’Afrique subsaharienne ouindochinoises, les ouvrages traitent des origines de la colonisation, d’unehistoire militaire, diplomatique et commerciale, appuyée sur les archiveseuropéennes, et proposent une histoire de bonne facture méthodique,fille de son temps

33

. L’investigation sur le passé des sociétés colonisées esten revanche négligée, par manque d’archives (elles commencent à êtreconstituées en fonds au début du

XX

e

siècle), sources par excellence d’unehistoire professionnelle à l’époque

34

. Néanmoins, pour compléter leurdocumentation, ils utilisent les travaux des orientalistes et africanistes

30. Prosper Cultru enseigne l’Indochine et les Antilles françaises (1907-1908), puisl’Afrique occidentale française (1909-1910) et l’action de Galliéni à Madagascar (1916).S. Dulucq, ouvr. cité, p. 325.

31. Parmi de nombreux exemples : Alfred Rambaud,

La France coloniale

,

Histoire,Géographie, Commerce

, Armand Colin, 1886 ; Marcel Dubois, Auguste Terrier,

Un siècle d’expan-sion coloniale

, 1901 ; Paul Gaffarel,

Histoire de l’expansion coloniale de la France depuis 1870jusqu’en 1905

, Barlatier, 1905 ; G. Hardy, Histoire de la colonisation française, Larose, 1928.

32. G. Hanotaux et A. Martineau (dir). Histoire des colonies françaises, Plon, 1929, 6 vol.

33. Voir A. Sabatié, Le Sénégal, sa conquête et son organisation (1364-1925), Saint-Louis,1925 ; Eugène Saulnier, Une compagnie à privilège au XIXe siècle. La compagnie de Galam au Séné-gal, 1921 ou Georges Maspéro (dir.), Un empire colonial français : l’Indochine, Van Oest, 1929.

34. Des hommes de terrain, comme souvent les militaires, se lancent aussi dans des fresquesd’histoire coloniale, mais restreintes aux territoires où ils servent. Albert Bouinais (1850-1896),saint-cyrien, licencié en droit, travaille pour le lieutenant-gouverneur de Cochinchine en 1883, res-ponsable de l’abornement de la frontière sino-tonkinoise (1885-1886). Il publie en 1883 LaCochinchine contemporaine, en 1884 une histoire du Royaume du Cambodge et en 1885, LeRoyaume d’Annam. Il est le premier à écrire une synthèse historique de la présence française dansla région avec A. Paulus en 1885 chez A. Challamel, L’Indochine française contemporaine, suivieen 1886 de La France en Indochine. Pour la première fois, l’histoire des royaumes indochinois estenvisagée comme un tout cohérent, reflet de la construction politique coloniale française.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 8: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

Clio et les colonies Retour sur des historiographies en situation 65

Romantisme no 139

de terrain ou les études menées par les « orientalistes en fauteuil », insé-rant ainsi un peu d’histoire précoloniale dans leurs synthèses.

En revanche, cet obstacle est contourné et dépassé par les historiensamateurs de terrain qui écrivent l’histoire des territoires et des sociétéscolonisées. Soucieux de s’appuyer sur des sources légitimantes, ils solli-citent d’abord les sources écrites arabes, sino-vietnamiennes (han nom),en sanskrit, pali, khmer et lao. Ils s’intéressent aux chroniques royales dela péninsule indochinoise 35 ou aux grandes chroniques médiévales afri-caines comme le Tarikh Es-Soudan, ou encore à l’histoire des rois del’Imerina 36. Mais contraints à l’innovation par manque de sources« orthodoxes », ils ont recours rapidement à l’observation des vestigesarchéologiques et au recueil des sources orales 37. Haut-Sénégal Niger, del’administrateur Maurice Delafosse paru en 1912, est un des premiersouvrages d’histoire africaine qui, par son érudition et sa rigueur, répondà tous les canons de l’histoire méthodique et fait une grande place à l’his-toire de l’Afrique dans la longue durée, ne réservant que quelques pagesfinales à la colonisation. Il paraît d’autant plus exemplaire qu’il a sudiversifier ses thématiques, ne se limitant pas à une chronique politique,et sollicitant les ressources de l’histoire orale 38. De même, les travaux deGeorges Maspéro 39 sont évocateurs de la qualité de la production réaliséepar ceux que l’on nomme avec parfois beaucoup de morgue les « orienta-listes amateurs ». Il s’intéresse à la linguistique, l’épigraphie khmère, l’his-toire de l’Art, l’histoire précoloniale de l’Indochine à laquelle il s’attellepour publier en 1929 Un Empire colonial français : l’Indochine 40 qui estune compilation des monographies des orientalistes de terrain mais aussiune vulgarisation – au sens noble du terme – des travaux orientalistes lesplus en pointe.

35. Michel Lorrillard, Les Chroniques royales du Laos. Essai d’une chronologie des règnesdes souverains lao (1316-1887), thèse, EPHE, 1995.

36. Tantara ny Andriana eto Madagascar. Histoire des rois d’Imerine d’après les manus-crits malgaches, Tananarive, 1873.

37. M.-A. de Suremain, art. cité, 2003 et art. cité, 2006.

38. M. Delafosse, Haut-Sénégal Niger, vol. 2, L’Histoire, Maisonneuve et Larose, 1912.Voir Jean-Loup Amselle et Emmanuelle Sibeud, Maurice Delafosse, entre orientalisme et ethno-graphie : l’itinéraire d’un africaniste (1870-1926), Maisonneuve et Larose, 1998, p. 210-232.Parmi les travaux d’histoire « indigène », on peut mentionner aussi ceux d’Auguste Le Hérissé,L’Ancien royaume du Dahomey. Mœurs, religion, histoire, Émile Larose, 1911 ; Ismaël Hamet(trad.), Chroniques de la Mauritanie sénégalaise, Leroux, 1911 ; Maurice Delafosse et HenriGaden, Chroniques du Fouta sénégalais, 1913.

39. (1872-1942) Fils de l’égyptologue Gaston Maspéro et frère d’Henri Maspéro, titulaire dela chaire de sinologie au Collège de France, Georges est un héritier. Occupant de hautes fonc-tions administratives en Indochine (diplômé de l’École Coloniale et des Langues’O), il devientcorrespondant délégué de l’EFEO de 1903 à sa mort en 1942.

40. G. Maspéro (dir.). Un Empire colonial français. L’Indochine, Paris/Bruxelles, Van Oest,1929-1930, 2 vol.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 9: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

66 Jean-François Klein et Marie-Albane de Suremain

Le fait colonial, 2008-1

Ces travaux d’histoire « indigène » débordent de toutes parts le récitd’une geste coloniale. Ils ménagent une large place aux passés locaux maistendent à rester inscrits dans une vision globalement « coloniale » del’histoire : les formations politiques du passé sont appréhendées à traversla projection de cadres historiques occidentaux, comme la féodalité et, dansune perspective évolutionniste, les formations politiques afro-asiatiques dupassé sont analysées comme imparfaites ou inachevées, toujours en deçàdu modèle de l’État-nation. La conquête est présentée comme l’étapefinale d’un progrès des peuples vers la modernité, qui vient dispenser leslumières civilisatrices et « mettre en valeur » ces terres. De plus, ces tra-vaux permettent de préparer intellectuellement les cadres administratifsde l’Empire qui seront obligés d’appliquer in situ une véritable politiqued’association avec les élites indigènes ou « évoluées » 41.

Ambiguïtés de la modernité

Pour les hommes de terrain, l’histoire des sociétés colonisées est plusambiguë. Ces observateurs sont parfois fascinés par les sociétés qu’ils obser-vent et perçoivent l’acculturation coloniale comme modernisatrice maisaussi destructrice, ce qui les conduit à vouloir préserver par l’écriture descultures et des identités menacées. C’est le cas de Georges Groslier, fonda-teur du Musée Albert Sarraut de Phnom Penh et de l’École des Arts Cam-bodgiens ou du RP Léopold Cadière qui écrit en 1914 en introduction duBulletin des Amis du Vieux Huê : « Plus tard, lorsque ceux qui nous auronssuccédé sur la terre d’Annam, ouvriront le volume du Bulletin, ils découvri-ront, les pages consacrées à Hué, et, soulevant le voile du passé, ils ressus-citeront le Hué que nous voyons et qui bientôt disparaîtra ». La visionhégélienne des mondes asiatiques, aube de l’Humanité, mais figés dans unimmobilisme pluriséculaire, conduit certains historiens de terrain à la cons-truction d’un messianisme de l’Avant. Ces hommes, souvent conspués sousle quolibet « d’indigénophiles », se sentent investis de la régénération de cescivilisations endormies en leur apprenant leur histoire, paradoxe pour leshérauts de la « mission civilisatrice ». Les administrateurs ethnographes ethistoriens « indigénophiles » en Afrique sont également impressionnés parce passé, mais sans ambition régénératrice 42.

Enjeux politiques et religieux, des histoires négociées

Les usages des sources autochtones de l’histoire sont éminemmentpolitiques. Pour les colonisés, il s’agit de légitimer certaines dynasties ouau contraire de garder secrètes des informations politico-religieuses 43. Les

41. S. Dulucq, J.-F. Klein et B. Stora. Les Mots de la colonisation, Toulouse, PUM, 2008.

42. M. Delafosse, Les Noirs de l’Afrique, Payot, 1922.

43. M.-A. de Suremain, art. cité, 2006.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 10: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

Clio et les colonies Retour sur des historiographies en situation 67

Romantisme no 139

traditions orales utilisées par Delafosse minimisent ainsi largement l’incur-sion dyula en pays Mandé 44. Du point de vue du colonisateur, outrel’expression d’une curiosité scientifique réelle, l’enjeu est de repérer et devaloriser par le récit historique les interlocuteurs choisis de manière straté-gique dans une politique d’association – dynastes légitimes ou groupesrivaux, selon les besoins. Un État ancien comme le Mossi est présentécomme un parangon de stabilité et de ce fait érigé en modèle de conserva-tisme pour les colonisés nigériens. Menacé par les invasions musulmanesau XIXe siècle, il paraît sauvé in extremis de la disparition par le colonisa-teur qui devient ainsi l’allié objectif des élites mossi 45. De même, leroyaume du Cambodge, pris en tenaille par ses voisins siamois et vietna-miens, a été « sauvé » d’une disparition programmée par le Protectorat. Lamonarchie khmère donne jusqu’à l’indépendance l’apparence d’« une colo-nisation sans heurts » 46. Ces manipulations sont constitutives de la soliditéde la domination coloniale et transmises aux futurs cadres indigènes, quivoient les chefs politiques résistant à la conquête, comme Samori ouHoang Thao Tham tels des potentats sanguinaires 47 ou des « pirates » 48.

L’histoire élaborée à l’ère coloniale est plus complexe et laisse une plusgrande place aux colonisés qu’on a pu le dire, particulièrement à proposdu XIXe siècle, moment où se jouent les conflits et alliances entre sociétéscolonisées et colonisatrices et s’articulent des histoires précoloniales etcoloniales. La fin de l’Empire, largement amorcée dans les années 1950,s’accompagne de la volonté partagée des historiens professionnels, désor-mais dominants, de s’affranchir des cadres coloniaux pour penser l’his-toire des anciens colonisés.

SORTIR DU CHAMP COLONIAL (1950-1980)

Les années 1950 correspondent à une rupture dans l’organisation dela recherche et l’historiographie des territoires colonisés. La thématiquenationale est privilégiée, opposant à l’échelle coloniale et impériale beau-coup plus englobante celle des nouveaux acteurs politiques des Étatsindépendants – plus ou moins « associés » dans l’Union française à partirde 1946 – ou en passe de le devenir, et de « décoloniser » ainsi l’histoire de

44. S. Dulucq, ouvr. cité, 2005, p. 195.

45. Anne Piriou, « Intellectuels colonisés et écriture de l’histoire en Afrique de l’Ouest (c.1920-c. 1945) », dans S. Dulucq et C. Zytnicki, ouvr. cité, p. 74.

46. Alain Forest, Le Cambodge et la colonisation française. Histoire d’une colonisationsans heurts (1897-1920), L’Harmattan, 1980.

47. Jean-Hervé Jézéquel, Les Mangeurs de craies. Socio-histoire d’une catégorie lettrée àl’époque coloniale. Les instituteurs diplômés de l’école normale William Ponty (c. 1900- c.1960), thèse, EHESS, 2002, p. 159 et suiv.

48. Charles Fourniau, Les Contacts franco vietnamiens en Annam et au Tonkin de 1885 à1896, thèse, Université de Provence, 1983, 4 vol.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 11: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

68 Jean-François Klein et Marie-Albane de Suremain

Le fait colonial, 2008-1

ces territoires désormais appelés « d’Outre-mer ». Aux lendemains desAccords de Genève (1954), l’histoire nationale, souvent militante,commence à s’écrire et à se détacher de la fabrique de l’histoire impériale 49.

Des postes bien en chaire

Si la chaire d’histoire de la colonisation à la Sorbonne 50 est tout sim-plement supprimée avec les indépendances, l’intérêt pour les histoiresnon européennes ne disparaît pas pour autant. L’institutionnalisation deces études s’affermit mais se réorganise en aires culturelles, voulues parFernand Braudel, inaugurées à la VIe section de l’École Pratique desHautes Études par la fondation en 1956 du Centre d’Études africaines, àl’initiative du sociologue Balandier et du géographe Gilles Sautter 51.Henri Brunschwig, dernier directeur de « Colo », obtient également unposte de directeur d’études à l’EPHE en 1962 et rejoint le CEA. À laSorbonne, l’historien Raymond Mauny est élu sur la nouvelle chaired’histoire ancienne de l’Afrique en 1962 et Hubert Deschamps, anciengouverneur de Madagascar, sur celle d’histoire moderne et contempo-raine de l’Afrique en 1964. Tous deux participent activement, à côtéd’anthropologues et de sociologues, à la création du Centre de Recherchesafricaines en 1965. À Aix-en-Provence, Jean-Louis Miège, élu en 1961,crée le Centre de Recherches sur l’Afrique méditerranéenne 52, et la villebénéficie de l’installation du Centre des Archives d’Outre-mer en 1964.L’année suivante, J.-L. Miège fonde l’Institut d’Histoire des Paysd’Outre-mer (IPHOM), tandis qu’André Nouschi tente de faire de Niceun centre spécialisé sur les décolonisations et que le juriste Paul Isoartessaye d’y développer un institut pour aider à la paix dans le monde 53.Les lieux traditionnels de l’orientalisme continuent à former les hommesmais ne peuvent délivrer de doctorat. Ainsi Maurice Durand 54, ancienpatron de l’EFEO, revenu en France en 1957, monte un laboratoired’études sur la société vietnamienne à la IVe section de l’EPHE. Son suc-cesseur, l’anthropologue Pierre-Bernard Lafont, spécialiste du Laos, estélu en 1966. Le nouveau laboratoire « Histoire et civilisations de la

49. Lê Thanh Khôi, Le Vietnam : histoire et civilisation, Éditions de Minuit, 1955 ; JeanChesneaux, Contribution à l’histoire de la nation vietnamienne, Éditions Sociales, 1955.

50. Dévolue à C.-A. Julien depuis 1948.

51. Jacques Revel et Nathan Wachtel, Une école pour les sciences sociales. De la VIe sec-tion à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, Le Cerf/EHESS, 1997 et M.-A. de Sure-main, ouvr. cité, p. 430 et suiv.

52. Gilles de Gantès, « De l’histoire coloniale à l’étude des aires culturelles », Outre-mers,revue d’histoire, 338-339, 1er sem. 2003, p. 17.

53. Paul Isoard, Le Phénomène national vietnamien. De l’indépendance unitaire à l’indé-pendance fractionnée, LGDH, 1961.

54. Maurice Durand et Pierre Huard, Connaissance du Viêt-nam, Paris/Hanoi, EFEO/Impri-merie Nationale, 1954.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 12: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

Clio et les colonies Retour sur des historiographies en situation 69

Romantisme no 139

péninsule indochinoise » étudie l’ensemble de la péninsule, y incluant laBirmanie et la Thaïlande. Quant aux Langues’O, il faut attendre 1970pour que l’histoire indochinoise soit détachée de l’ensemble « Extrême-Orient » et que soit créé un poste d’enseignement de l’Histoire moderneet contemporaine de l’Asie du Sud-Est, attribué à Pierre-LucienLamant 55. Le début des années 1970 consacre l’émergence d’une nou-velle génération, étudiants de Brunschwig pour l’histoire de l’Afrique : Eli-kia M’Bokolo lui succède en 1976. Yves Person, est élu en 1971 à la chaired’histoire de l’Afrique de la Sorbonne, Catherine Coquery-Vidrovitch surun poste d’histoire de l’Afrique à la nouvelle université Paris VII, quidevient un centre de recherche et d’enseignement pluridisciplinaire surles différents territoires qui furent colonisés, rassemblés dans le labora-toire Tiers-Monde, Afrique qui accueille Claude Liauzu en 1976 56. C’estautour de Jean Chesneaux que l’histoire de l’Indochine connaît une for-midable expansion : les thèses de 3e cycle de Pierre Brocheux 57, DanielHémery 58 et Georges Boudarel 59, bientôt engagés comme maîtres deconférences, témoignent de la qualité d’une formation historique enpleine recomposition, reprenant à son compte les principes fixés par lesAnnales et conjuguée à un fort engagement tiers-mondiste.

Ces nouvelles chaires d’histoire de l’Afrique ou de l’Asie donnent uncadre institutionnel plus confortable à la production d’une histoire desdifférentes aires culturelles dans la longue durée. La première grande syn-thèse Histoire générale de l’Afrique noire, parue en 1970 est due à Des-champs 60, quelques mois avant la parution de l’ouvrage de synthèse deJoseph Ki-Zerbo 61. Mauny, Deschamps et Brunschwig apparaissent commedes « passeurs » 62 entre une histoire développée au temps de la colonisationet les travaux d’une génération plus axée sur l’histoire aréale et travaillée parune réflexion – et des engagements – sur le(s) Tiers-Monde(s). La rupturedes années 1960 consiste dans la très explicite critique politique etidéologique de l’histoire élaborée pendant la période coloniale, couvrant

55. P.-L. Lamant, L’affaire Yukanthor. Autopsie d’un scandale colonial, SFHOM, 1989(thèse 1979). Il fait aussi partie de l’équipe de P.-B. Lafont.

56. C. Liauzu, Naissance du salariat et du mouvement ouvrier tunisien à travers un demi-siècle de colonisation (1881-1930), thèse d’État, Université de Nice, 1978.

57. P. Brocheux, L’Économie et la société dans l’Ouest Cochinchinois, thèse, EPHE-IVe

section, 1969.

58. D. Hémery, Révolutionnaires vietnamiens et pouvoir colonial en Indochine. Commu-nistes, trotskystes, nationalistes à Saigon de 1932 à 1937, Maspéro, 1975.

59. (1926-2003) « Phan Boi Chau et la société vietnamienne de son temps », France-Asie,1969, 4e trim.

60. H. Deschamps, Histoire générale de l’Afrique noire, de Madagascar et des Archipels,PUF, 1970, 4 vol.

61. J. Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique noire, Hatier, 1972.

62. S. Dulucq, ouvr. cité, p. 298.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 13: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

70 Jean-François Klein et Marie-Albane de Suremain

Le fait colonial, 2008-1

cet héritage encombrant d’une opprobre globale qui permet à cette géné-ration de prendre part scientifiquement à la décolonisation 63.

Dans les anciennes colonies d’Indochine, des universités nationalesont été créées dans les années 1950 avec les indépendances. La coopéra-tion, civile ou militaire, joue un rôle déterminant dans nombre de car-rières d’historiens : Pierre Brocheux, Hugues Tertrais, Pierre-LucienLamant, Alain Forest… 64. En Afrique, des départements d’histoire sontorganisés au sein des universités, mais les postes les plus importants sontencore tenus pendant dix à quinze ans par des universitaires français. Unsubtil jeu de transition se met en place au cours des années 1960-1970 65,assurant le passage d’une coopération française à l’africanisation complètedes cadres des universités. Les jeunes historiens africains soutiennentalors leurs thèses d’État à partir de la fin des années 1970 et surtout dansles années 1980 66.

Résistances, dépendance, histoires affrontées

Le positionnement intellectuel de cette génération d’historiens, quipublie après les indépendances, apparaît tout autant politique qu’historique,sans réduire pour autant la diversité des approches historiographiques.

Alors que l’Empire s’effondre, le chant du cygne impérial retentitencore avec des ouvrages d’un autre temps mais tout aussi militants : l’édi-tion par le CNRS de La Geste coloniale française en Indochine de GeorgesTaboulet, ancien inspecteur de l’Instruction indochinoise en est le meilleursymbole 67. Finalement, on n’aura jamais tant publié sur l’histoire de lacolonisation que dans la décennie 1950-1960, celle des décolonisations.Mais pour les nouvelles générations, l’enjeu est de se démarquer des cadresde pensée coloniaux. Les résistances à l’oppression sont des thèmes de pré-dilection 68. Certaines publications sont en partie un miroir inversé de laproduction coloniale, manifestant un intérêt pour les grands personnages

63. Si les effectifs d’historiens de l’Afrique augmentent par rapport à ceux des ethnologues,pour l’Indochine ceux-ci restent plus nombreux jusqu’aux années 1990, autour de GeorgesCondominas.

64. Pierre Journoux, « La politique de coopération française avec le Vietnam depuis 1954 »,dans Gilles de Gantès (dir.) « Un demi-siècle de coopération franco-vietnamienne », Cahiers del’IRSEA, n° 1, 2006, p. 15-33.

65. Didier Nativel, « Le renouveau de l’écriture de l’histoire de Madagascar : de l’éruditioncoloniale à Omaly sy Anio (années 1950-1990) », dans Séverine Awwenengo, Pascale Barthé-lémy et Charles Tshimanga (éd.), Écrire l’histoire de l’Afrique autrement ?, Groupe Afriquenoire, cahier n° 22, L’Harmattan, p. 111.

66. C. Coquery-Vidrovitch, « Afrique noire : à l’origine de l’historiographie africaine delangue française », Présence africaine, 173, 2006, (b) p. 86.

67. G. Taboulet, La Geste française en Indochine. Histoire par les textes de la France enIndochine, des origines à 1914, CNRS-Maisonneuve, 1956, 2 vol.

68. Charles Fourniau, Les Contacts franco-vietnamiens en Annam et au Tonkin de 1885 à1896, thèse d’État, Université de Provence, 1983.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 14: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

Clio et les colonies Retour sur des historiographies en situation 71

Romantisme no 139

des histoires autochtones, présentés comme des héros nationaux 69, ten-dance qui se poursuit jusque dans les années 1970 avec la publicationd’une série de biographies dans la collection Les Africains des éditions JeuneAfrique. Les figures honnies de l’historiographie coloniale, comme la reineRanavalona Ire, sont réexaminées par l’université malgache 70. La recherche sertainsi, ce qui est classique, le projet de construction nationale. En revanche, leshistoriens travaillant sur l’Indochine – peu nombreux – se concentrentdavantage sur les lettrés modernistes et surtout sur les origines du mou-vement révolutionnaire communiste vietnamien (G. Boudarel etD. Hémery). Les thèses d’Alain Forest et Pierre L. Lamant portent toutesdeux sur le XIXe siècle cambodgien, la première dressant le bilan mitigé dupremier siècle du protectorat tandis que la seconde est une micro-histoiredes structures de la domination à travers L’Affaire Yukanthor.

L’accent mis plus systématiquement désormais sur les sources orales 71

informe le développement de travaux originaux remontant facilement auXIXe siècle, telle la thèse magistrale d’Yves Person. Croisant tous types desources, il corrige ainsi la légende par trop coloniale du sanglantSamori 72. Ce choix méthodologique innerve tout un pan de la recherche,en particulier les travaux de Claude-Hélène Perrot 73.

En revanche, les renouvellements radicaux inspirés par le marxisme,proposant une grille d’interprétation des processus coloniaux et néo-coloniaux rapportés à la notion plus générale d’impérialisme se focalisentsurtout sur le XXe siècle, diluant l’intérêt pour le XIXe siècle 74. Certes, lesmotifs de l’expansion sont analysés en termes économiques, mais ce sontfinalement davantage les processus d’articulation entre l’Europe et lereste du monde dans un système capitaliste, dans la longue durée, et leseffets les plus contemporains de la « mise en dépendance » du Tiers-Monde qui retiennent l’attention des chercheurs, dont les probléma-tiques économiques et sociales sont stimulées par la réflexion de l’histo-rien Immanuel Wallerstein et de l’économiste Samir Amin.

Toutefois, une historiographie non marxiste et moins polarisée par lesaires culturelles se développe aussi, sous la plume de Brunschwig en par-ticulier, dans la continuité d’analyses politiques de la domination lancées

69. VoirSophie Dulucq, ouvr. cité, p. 307.

70. D. Nativel, art. cité, p. 117.

71. Jan Vansina, De la tradition orale. Essai de méthode historique, Tervuren, 1961.

72. Y. Person, Samori, une révolution dyula, Dakar, IFAN, 1967.

73. C.-H. Perrot, Traditions orales et archéologie : une migration anyi (Côte d’Ivoire),1981 et Sources orales de l’histoire de l’Afrique, CNRS, 1989.

74. À Madagascar cependant, les travaux universitaires portent en revanche pendant lesannées 1960-1970 sur le XIXe siècle merina, dans une perspective d’histoire de la résistance à lacolonisation. Ils s’intéressent davantage au passé précolonial plus éloigné dans la décennie sui-vante. D. Nativel, art. cité, p. 118.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 15: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

72 Jean-François Klein et Marie-Albane de Suremain

Le fait colonial, 2008-1

durant les années 1950. Il montre ainsi que l’expansion coloniale ne cor-respond pas au stade suprême du capitalisme, entrepreneurs et parlemen-taires se méfiant des coûts de ces aventures. Des motifs politiques etculturels ont joué, dans le contexte de l’humiliation de la défaite et de laperte de l’Alsace et de la Lorraine : la défense du drapeau et de la placede la France dans le monde plutôt que le fait d’un unique appétit de pré-dation capitaliste 75. En marge des travaux d’histoire économique etsociale, l’historien politiste Raoul Girardet publie L’Idée coloniale enFrance en 1972, davantage dans une perspective d’histoire des « mentali-tés » alors en plein essor et qui reste encore une référence. Bref, deux outrois écoles historiques s’affrontent sur le terrain idéologique pour tenterd’écrire leur version de la colonisation, débats reconfigurés à mesure quese sont lézardées les grandes idéologies.

DÉBATS ET FOISONNEMENT HISTORIOGRAPHIQUE (1980-2007)

Interpellée par des mémoires douloureuses, l’histoire du fait colonial,dont on a pu croire un temps à l’apaisement, fait preuve d’une grandevitalité productrice secouée de débats dont la violence incite à un retourdes historiens sur leur métier.

Autonomies universitaires

Sur le plan institutionnel, un double mouvement mène à une certaine« nationalisation » des travaux africanistes : d’une part, les enseignants-chercheurs coopérants français en Afrique dans les années 1970-1980tendent à rentrer en France. Il en va de même lorsque le rideau de bam-bou s’abat sur la République du Viét Nam, du Laos et du Cambodge etoù, déjà depuis plusieurs années, les conditions de travail étaient deve-nues pénibles. Forts de leurs longs séjours sur leur terrain de spécialité etd’enquêtes empiriques, les chercheurs soutiennent à leur retour des thèsesqui sont autant d’apports décisifs à l’histoire de l’Afrique et de l’Asiepéninsulaire. D’autre part, les étudiants africains, jusque-là les plus nom-breux sur ces thèmes dans les universités françaises dans les années 1970et 1980, viennent désormais beaucoup plus difficilement se former enFrance 76 alors que la coopération s’arrête avec les pays indochinoiscommunistes. Ils poursuivent alors des formations complètes dans desuniversités africaines, anglo-saxonnes ou des pays du bloc de l’Est.

75. Henri Brunschwig, Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français, 1871-1914,Armand Colin, 1960. Voir C. Coquery-Vidrovitch, « Histoire de la colonisation et anti-colonialisme :souvenirs des années 1960-80 », Afrique et Histoire, 6, 2006 (a) p. 250.

76. C. Coquery-Vidrovitch, art. cité, 2006 (b), p. 85.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 16: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

Clio et les colonies Retour sur des historiographies en situation 73

Romantisme no 139

Focales resserrées

Depuis les années 1980, les recherches s’infléchissent vers des travauxplus empiriques, à des échelles locales, plus près des terrains ou desdépôts d’archives accessibles. À Paris VII, les interrogations se multiplientsur la pertinence de la notion de tiers-monde, dont l’évolution montre lesdiversités et remet en question la solidarité 77. À partir d’une grandeenquête menée entre 1973 et 1979 sur le commerce, les investissementset profits dans l’Empire colonial français de 1890 à 1960, Jacques Mar-seille publie ses travaux sur la profitabilité différente des colonies françaiseset la manière dont l’empire a pu freiner la modernisation des structuresde l’économie nationale 78. Dans un contexte de fin de guerre froide et delézardes du monde communiste, ces travaux génèrent un éloignement desgrandes constructions théoriques socio-économiques des décennies précé-dentes. L’analyse des recherches menées depuis les indépendances montrepar ailleurs que la focalisation a été importante sur les États et les élitespolitiques 79, sujets familiers à des références de pensée occidentales, maislaissant de côté une connaissance plus intime des sociétés dans leur diver-sité 80. Dès lors, la thématique des « regards croisés », des « métissages »incite à prendre davantage en compte la dimension sociale et culturelledes rapports entre colonisateurs et colonisés et la perception de la domi-nation coloniale par les colonisés. Elle génère une floraison de sujets trai-tant de « représentations », dont les sources (la presse notamment)semblent, à première vue, plus accessibles.

Parallèlement, les « révélations » sur la déchirure cambodgienne etl’arrivée des premiers Boat-People relance un courant historiographiquede nostalgie coloniale 81. La colonisation de l’Afrique a aussi ses thurifé-raires, tel Bernard Lugan.

77. C. Coquery-Vidrovitch et A. Forest, Décolonisations et nouvelles dépendances, PressesUniversitaires de Lille, 1986.

78. C. Coquery-Vidrovitch, art. cité, 2006 (a), p. 255 et J. Marseille, Empire colonial etcapitalisme français, histoire d’un divorce, Albin Michel, 1984.

79. Avec une exception majeure : C.-R. Ageron, Les Musulmans algériens et la France1871-1919, PUF, 1968.

80. C. Liauzu, « l’héritage colonial et la mondialisation », dans Marie-Claire Hoock-Demarle et C. Liauzu, Transmettre les passés. Nazisme, Vichy et les conflits coloniaux, Syllepse,1980, p. 121 et suiv.

81. Philippe Héduy, Histoire de l’Indochine, SPL, 1983. Il réitère en 1998 en reprenantune chronologie totalement inspirée de la « Geste coloniale » : Histoire de l’Indochine. Laperle de l’empire, 1624-1954, Paris, A. Michel, 1998. Le dernier avatar de ces ouvrages –finalement nombreux – est celui de Jean de la Guérivière, Indochine : l’envoûtement, Le Seuil,2006.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 17: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

74 Jean-François Klein et Marie-Albane de Suremain

Le fait colonial, 2008-1

Vitalité du champ

En 1992 Daniel Rivet publiait « Le fait colonial et nous. Histoired’un éloignement » 82. Paraissaient en même temps de grandes syn-thèses coloniales 83 qui signalaient que les historiens avaient eu le tempsd’accumuler de nombreux travaux dont la diversité historiographique,exprimée sans remous, soulignait l’apaisement du champ, prêt à susci-ter de multiples curiosités. La démultiplication des thématiques derecherche depuis les années 1990 souligne la vitalité de ces études ainsique leur articulation aux renouvellements de l’historiographie générale.Un certain nombre d’étudiants français se spécialisent en effet en his-toire de l’Afrique et du Viét Nam après avoir suivi une formation quiles a initiés à bien d’autres domaines considérés comme « centraux ».L’historiographie, en grande partie renouvelée, est largement utiliséepar les historiens travaillant sur le fait colonial dont la production esttelle qu’une énumération exhaustive est impossible 84. L’étude du faitreligieux est ainsi renouvelée par des problématiques politiques etculturelles et s’ouvre à l’histoire des « nouvelles chrétientés » 85. Lesrecherches d’histoire sociale s’orientent moins vers des « classes » quedes groupes démographiques comme les jeunes, les femmes ou plusgénéralement l’étude des rapports sociaux de genre 86 ou la manièredont les urbains s’approprient leurs espaces 87. Renouant avec les tra-vaux de Balandier, de nombreuses recherches interrogent les contradic-tions au cœur de la situation coloniale, politiques, juridiques – dont lecas des métis est un bon révélateur 88. La question du contrôle desdominés est posée à travers les politiques coloniales de répression 89,

82. D. Rivet, « Le fait colonial et nous. Histoire d’un éloignement », Vingtième siècle,janvier-mars 1992, p. 127-138.

83. J. Meyer, J. Tarrade, A. Rey-Goldzeiguer et J. Thobie, Histoire de la France coloniale,Armand Colin, 1990, 3 vol. ; Denise Bouche, Histoire de la colonisation française, Fayard,1991, 2 vol. et L’Aventure coloniale, Denoël, 1987 à 1990, 6 vol.

84. C. Liauzu, « Interrogations sur l’histoire française de la colonisation », Genèses, 46,mars 2002, p. 44-59 ; G. de Gantès, « Vingt-cinq ans de recherches historiques sur l’Asie à Aix-en-Provence (ca 1975-2002) », Péninsule, 2002-4, p. 177-204.

85. Françoise Raison-Jourde, Bible et pouvoir à Madagascar au XIXe siècle, Karthala, 1991 ;Bernard Salvaing, Les missionnaires à la rencontre de l’Afrique (Côte des esclaves et paysyoruba 1840-1891), L’Harmattan, 1994 ; Claude Prudhomme, Stratégie missionnaire du Saint-Siège sous Léon XIII (1878-1903), thèse, Lyon III, 1989 ; Missions chrétiennes et colonisation(XVIe-XXe siècles), Le Cerf, 2004.

86. Anne Hugon (dir.), Histoire des femmes en situation coloniale, Karthala, 2004.

87. Odile Goerg, Pouvoir colonial, municipalités et espaces urbains : Conakry-Freetown desannées 1880 à 1914, thèse, Paris VII, 1996 ; Ph. Papin, Des villages dans la ville aux villagesurbains, l’espace et les formes du pouvoir à Hà-N i de 1805 à 1940, thèse Paris VII, 1997.

88. Emmanuelle Saada, Les Enfants de la colonie, La Découverte, 2007.

89. Patrice Morlat, Pouvoir et répression au Vietnam durant la période coloniale (1911-1940), thèse Paris VII, 1986 ; Philippe Le Failler, Monopole et prohibition de l’opium en Indo-chine. Le pilori des Chimères, L’Harmattan, 2001.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 18: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

Clio et les colonies Retour sur des historiographies en situation 75

Romantisme no 139

mais aussi d’administration 90, d’éducation 91, et de collaboration avecles élites indigènes 92, colonisateurs et colonisés étant indissolublementliés dans cette « épreuve » de la colonisation 93, sans parler de lacomplexité de l’économie fécondée par l’étude des réseaux d’influence 94.Les négociations et constructions de savoirs scientifiques, dans leurs rap-ports avec les pouvoirs, sont également historicisées 95, ainsi que leurimpact en métropole. Plus finement, une réflexion est menée dans cestravaux sur ce qui échappe à l’État colonial, en dépit des discours, dela propagande et des mises en scènes. Les recherches essaient d’êtresensibles à la façon dont les colonisés développent leurs propres stra-tégies dans les interstices de la domination coloniale ou en sub-vertissent certains cadres 96. La plupart de ces recherches, en sefocalisant sur des sujets précisément délimités, font jouer des analysesmultifactorielles, relevant à la fois de l’histoire politique, juridique,sociale ou culturelle 97.

90. Emmanuel Poisson, Entre permanence et mutations : la bureaucratie dans le nord duVietnam (fin du XIXe siècle-début du XXe siècle). Mandarins et employés subalternes de l’indé-pendance au protectorat, thèse, Paris VII, 2000, Laurent Manière, Le Code de l’indigénat auDahomey, thèse Paris VII, 2007.

91. Jean-Hervé Jézéquel, ouvr. cité ; Pascale Bezançon, ouvr. cité.

92. Emmanuelle Affidi, ông Du’ong T p Chí (1913-1919), une tentative de diffusion dudiscours et de la science de l’Occident au Tonkin : l’interculturalité, un enjeu colonial entresavoir et pouvoir (1906-1936), thèse, Paris VII, 2006.

93. P. Brocheux et D. Hemery, Indochine, la colonisation ambiguë, 1858-1954, La Décou-verte, 1994 ; Isabelle Merle, Expériences coloniales. La Nouvelle-Calédonie, 1853-1920, Belin,1995 ; Agathe Larcher, La légitimation française en Indochine : mythes et réalités de la « colla-boration franco-vietnamienne » et du réformisme colonial (1905-1945), thèse, Paris VII, 2000.L’ouvrage récent de D. Rivet, Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Hachette Littératures,2002, reprend les différentes étapes et thématiques de l’histoire du Maghreb colonisé retravailléepar les problématiques d’histoire des représentations (chap. Ier), d’histoire du genre (passim), desincertitudes des débuts de la colonisation en Algérie (chap. III), de la violence coloniale, del’impact juridique, politique et sociale de la colonisation.

94. Xavier Daumalin, Marseille et l’Ouest africain. L’outre-mer des industriels (1841-1956), Marseille, CCIMP, 1992 ; Claude Malon, Le Havre colonial de 1880 à 1960, Caen, PUC,2006 ; J.-F. Klein, Soyeux en mer de Chine. Stratégies des réseaux lyonnais en Extrême-Orient(1843-1906), thèse, Lyon II, 2002 ; H. Bonin, C. Hodeir et J.-F. Klein, L’Esprit économiqueimpérial ? Groupes de pressions et réseaux du patronat colonial en France et dans l’Empire(1830-1970), SFHOM, 2008.

95. Laurence Monnais Rousselot, Médecine coloniale, pratiques de santé et sociétés enIndochine française (1860-1939). Une histoire de l’Indochine médicale, thèse, Paris VII, 1997 ;S. Dulucq, ouvr. cité ; E. Sibeud, ouvr. cité ; M.-A. de Suremain, ouvr. cité.

96. Gregory Mann, Native Sons, West African Veterans and France in the Twentieth Cen-tury, Duke UP, 2006 ; Christian Culas, Messianisme hmong aux XIXe et XXe siècles. La dyna-mique religieuse comme instrument politique, CNRS, 2005.

97. Par exemple Laure Blévis, Sociologie d’un droit colonial. Citoyenneté et nationalité enAlgérie (1865-1947) : une exception républicaine ?, thèse, IEP, Aix-en-Provence, 2004.

D a.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 19: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

76 Jean-François Klein et Marie-Albane de Suremain

Le fait colonial, 2008-1

Afin de serrer l’analyse du fait colonial, l’historiographie réexaminecertaines thématiques propres au XIXe siècle, comme la fixation desfrontières coloniales, en éprouvant leur supposée artificialité, replacéedans une histoire de longue durée, du « précolonial » au contempo-rain 98. Des thématiques économiques et sociales, qui prennent enécharpe le XIXe siècle, sont largement travaillées, comme l’histoire destraites et esclavages, stimulées par une forte demande sociale 99. Eneffet, les affrontements mémoriels contemporains, s’ils instrumentalisentcertains aspects du passé selon des logiques hétérogènes à l’histoire des ter-ritoires et des sociétés coloniales 100, encouragent aussi le développement dela recherche.

La forte présence du fait colonial dans l’espace public a émergé enparticulier en référence à la mémoire de la guerre d’Algérie 101. Mais l’inté-rêt pour les conflits coloniaux s’est également déplacé en amont, plaçantsur le devant de la scène historiographique les guerres de conquêtes, eninterrogeant leur dimension exterminatrice et de matrices des guerres duXXe siècle 102. Si l’ouvrage du politiste O. Le Cour Grandmaison est malreçu par la critique historienne, c’est qu’il ne contextualise aucune de sesanalyses 103 et joue à l’envi sur la thématique du tabou, réutilisant la thèseéculée du « complot d’État ». Mais c’est tout un ensemble de travaux quiémerge sur ce sujet, montrant que ces conflits, « guerre totale » dans lecas de la conquête de l’Algérie 104, peuvent être resitués dans une histoirede plus longue durée. La perspective est aussi comparative, confrontantconquête et décolonisation 105, ou analysant plus globalement ce quicaractérise la répression coloniale 106.

En s’éloignant des grands schémas d’interprétation du monde, l’écri-ture de l’histoire de la colonisation au XIXe siècle a réintroduit une plusgrande marge d’incertitude dans son déploiement, restituant les possiblesd’un « futur ouvert », comme en témoignent les débats et affrontements

98. P.-B. Lafont (dir.), Les Frontières du Vietnam. Histoires des frontières de la péninsuleindochinoise, L’Harmattan, 1989. Programme ANR Suds FRONTAF, coordonné par PierreBoilley, Université Paris I.

99. Voir les travaux, séminaires, publications menés par le Centre international de Recherchessur les Esclavages, coordonné par Myriam Cottias.

100. R. Bertrand, ouvr. cité.

101. Parmi de très nombreux ouvrages, B. Stora, La Gangrène et l’oubli, La Découverte,1991 ; Raphaëlle Branche, La Guerre d’Algérie, une histoire apaisée ?, Le Seuil, 2005.

102. Marc Ferro (dir.), Le Livre noir du colonialisme, Robert Laffont, 2003 ; Olivier LeCour Grandmaison, Coloniser, exterminer, Fayard, 2005.

103. Daniel Lefeuvre en fait une critique détaillée : Pour en finir avec la repentance colo-niale, Flammarion, 2006

104. D. Rivet, « Bugeaud et la guerre totale », ouvr. cité, p. 118-120.

105. Jacques Frémeaux, La France et l’Algérie en guerre, 1830-1870, 1954-1962, Econo-mica, 2002.

106. Thème du colloque « Colonisations et Répressions », Paris VII, 15-17 novembre 2007.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 20: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

Clio et les colonies Retour sur des historiographies en situation 77

Romantisme no 139

qui ont accompagné les prémices français en Algérie 107. De même, lestravaux d’Isabelle Surun ont montré combien il est réducteur de voir lepremier XIXe siècle comme une période de « gestation » des empires colo-niaux, et qu’il s’agit bien d’un moment spécifique d’« explorations » del’Afrique, parfois instrumentalisées a posteriori 108.

Cette complexification de l’histoire du XIXe siècle met l’accent sur lamarge d’initiative des acteurs – individuels ou collectifs. C’est toutl’enjeu des travaux prosopographiques sur les réseaux savants 109, entre-preneuriaux 110, qui permettent de les situer sociologiquement mais ausside restituer leurs stratégies. Les colonies sont pour certains groupes unespace d’expérimentation de modernité, d’ingénierie politique, sociale,économique, qui permettrait à des utopies de prendre forme 111.

Le paradoxe c’est que sur le plan politique, les expériences colonialesdébouchent sur des inégalités structurelles profondes, contradictoiresavec le principe égalitaire de la République. Alors même que l’équilibregéopolitique colonial se modifie, le centre de gravité de l’Empire passantdes Antilles à l’Indochine (colonie la plus rentable et la plus peuplée) et,dans une moindre mesure à l’Afrique, d’abord septentrionale et, ensuite,subsaharienne, et que la traite négrière devient illégale, c’est finalementl’impact juridique et politique des situations coloniales au niveau natio-nal qui est interrogé. La dimension ethnique de la construction de laNation s’en trouve éclairée – « blanchie » – alors même que les hommesde couleur des vieilles colonies et des quatre communes en Afrique sontcitoyens 112. La polémique est vive parfois entre les références à uneapproche « essentialisée » de la République 113 et à des travaux plus

107. D. Rivet, « l’Algérie de 1830 à 1870 : le temps des incertitudes », ouvr. cité, p. 101-133 ; C. Liauzu, « Débats algériens : conquérir, coloniser ? 1830-1870 », dans Histoire de l’anti-colonialisme en France, Armand Colin, 2007, p. 45-68 et les travaux d’Hélène Blais.

108. Isabelle Surun, Géographie de l’exploration, la carte, le terrain et le texte (Afriqueoccidentale, 1780-1880), thèse, EHESS, 2003 ; H. Blais, Voyages au grand océan. Géographiesdu Pacifique et colonisation, 1815-1845, CTHS, 2005.

109. E. Sibeud, ouvr. cité ; P. Singaravélou, ouvr. cité, 2007.

110. Marcel Courdurié, et Guy Durand (dir.), Entrepreneurs d’empires, Marseille, CCIMP,1998 ; J.-F. Klein, Un Lyonnais en Extrême-Orient. Ulysse Pila Vice-roi de l’Indo-Chine (1837-1909), Lyon, Lugd, 1994.

111. Michel Levallois et Sarga Moussa (dir.), L’Orientalisme des saints-simoniens, Maison-neuve & Larose, 2006.

112. M. Cottias, « Le silence de la Nation. Les “vieilles colonies” comme lieu de définitiondes dogmes républicains (1848-1905) », Outre-Mers. Revue d’Histoire, 338-33, 2003, p. 21-45 ;Francesca Bruschi, « Le pluralisme juridique au Sénégal entre assimilation et maintien des iden-tités locales (1916-1946) », dans Le Contact colonial. Des individus et des groupes, Paris IV-Sorbonne, 9-10 novembre 2007.

113. N. Bancel, P. Blanchard, et F. Vergès, La République coloniale, Albin Michel, 2003 ;N. Bancel, P. Blanchard et S. Lemaire, La Fracture coloniale, La Découverte, 2005 ; J.-P. Chré-tien, « Autour d’un livre », Politique africaine, 102, juin 2006, p. 189-193.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 21: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

78 Jean-François Klein et Marie-Albane de Suremain

Le fait colonial, 2008-1

circonstanciés qui montrent la complexité des situations sous les régimessuccessifs du XIXe siècle 114.

L’histoire (post)coloniale en débats

Ces débats sont autant de symptômes des interrogations portées parles Postcolonial Studies dans l’espace public et scientifique. Introduites tar-divement en France 115, ainsi que les Subaltern Studies 116, elles sont main-tenant bien connues grâce à de nombreux travaux critiques 117.Émergeant des études littéraires dans les départements de Cultural Studiesaux États-Unis depuis la fin des années 1970, fécondées par les ouvragesd’Edward Saïd 118, les Postcolonial Studies sont attentives aux effets dedomination occidentale hérités du passé colonial et toujours efficaces.Elles prennent au sérieux la puissance performative des discours consti-tuant l’altérité des colonisés en position subalterne, intégrant les apportsdes réflexions critiques post-structuralistes et post-modernes. Ces travaux,multiples, passent tardivement dans l’espace scientifique français, toutcomme le Linguistic Turn dont la deuxième génération des Subaltern Stu-dies et certains courants des années 1990 des Postcolonial Studies sontproches. Ceci peut s’expliquer par la façon dont la notion de représenta-tion, fondatrice pour l’histoire culturelle, a été construite par RogerChartier 119, étroitement articulée à l’analyse de pratiques sociales. L’his-toire culturelle n’est pas axée seulement sur l’étude des textes, en postu-lant leur efficacité pratique, mais tout autant sur leur recontextualisation,étayée par des approches prosopographiques et institutionnelles. Unetelle histoire disqualifie les travaux qui portent uniquement sur les repré-sentations – sans confrontation avec les expériences et pratiques sociales– ne serait-ce que pour rendre compte de leur réception et de leur trans-mission 120. Dans l’espace anglophone, ces travaux ont été enrichis par

114. Contradictions explorées par exemple dans le cas de l’Algérie par L. Blévis, ouvr. cité.

115. Mamadou Diouf (dir.), L’Historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationa-lisme et sociétés post-coloniales, Karthala, 1999.

116. Jacques Pouchepadass, « Les Subaltern Studies ou la critique postcoloniale de lamodernité », L’Homme, 156, 2000, p. 161-186. Voir la série de 10 volumes publiés sous la direc-tion de Ranajit Guha, Writings on South Asia History and Society, Oxford UP, à partir de 1982.

117. Neil Lazarus (dir.), Penser le postcolonial. Une introduction critique, Éditions Amster-dam, 2006 ; « Faut-il être postcolonial ? », Labyrinthe, n° 24, 2006 ; M.-C. Smouts (dir.), LaSituation postcoloniale, les Postcolonial Studies dans le débat français, Presses de la FNSP,2007.

118. Edward Saïd, Orientalism, New York Pantheon, 1978 et Culture and Imperialism, NewYork, Knofp, 1993.

119. Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Annales ESC, 6, nov.-déc. 1989,p. 1505-1520.

120. Il est frappant de voir qu’E. Saïd incite bien davantage à la recontextualisation desreprésentations qu’il étudie que ne le font certains de ceux qui utilisent ses ouvrages commeréférence.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 22: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

Clio et les colonies Retour sur des historiographies en situation 79

Romantisme no 139

d’autres disciplines : littérature, linguistique, psychanalyse…, et ne seréduisent ainsi pas à une simple revue des représentations stéréotypées colo-niales. Mais ces alliances disciplinaires n’existent pas de la même manière enFrance, ce qui rend difficile la transposition telle quelle des dispositifs derecherche « postcoloniaux ». Cependant, si l’on retient le programme dedécolonisation des savoirs proposé par ces études, l’historiographie françaisen’a pas à rougir outre mesure de ses propres travaux, élaborés et retravaillésdepuis des décennies, même si elle a tout à gagner d’un dialogue avec leréservoir des questions postcoloniales, en termes de critique de la notionpolitique d’État, comme construction nationale bourgeoise 121 par exemple,d’intérêt pour les « subalternes » ou de provincialisation de l’Europe.

On peut lire le programme des « histoires connectées » 122 égalementcomme une manière de s’emparer de cet objectif. La problématique del’histoire globale permet d’articuler différentes échelles d’investigation, de« connecter » des situations coloniales précises, historiquement situées, àl’échelle plus globale des impérialismes et de montrer leurs interactionsréciproques 123. Ils s’agit de retrouver les connexions et circulations, à tou-tes les échelles, aussi bien entre colonies et métropoles qu’entre les diffé-rents empires, tant du point de vue des colonisateurs que des colonisés.La confrontation des expériences administratives française et britanni-que 124 permet de réfléchir à leur dimension spécifiquement coloniale,tout autant qu’elle éclaire les relations entre puissances et les différentsgroupes à l’épreuve de la colonisation. Diachroniquement, la prise encompte de ce moment du XIXe siècle amène à repenser l’articulation entrepremière et deuxième colonisation. Sans assimiler l’une à l’autre, leurconfrontation permet d’en montrer les continuités ou contiguïtés tout aumoins. De manière significative, le récent Dictionnaire de la France colo-niale 125, qui annonce qu’il n’abordera que la deuxième colonisation, estde fait tenu de transgresser son propre programme dans certains de sesarticles les plus intéressants. Il apparaît impossible de traiter de l’histoiredu Sénégal sans remonter à l’installation des premiers comptoirs à

121. Antoinette Burton, After the Imperial turn : thinking with and through the Nation,Durham, 2003. G. Mann (ouvr. cité) se demande en revanche qui peut se permettre de fairel’économie de l’État actuellement.

122. « Histoire globale, histoires connectées », Revue d’Histoire moderne et contemporaine,54-5, 2007.

123. Jacques Frémeaux, Les Empires coloniaux dans le processus de la mondialisation,Maisonneuve & Larose, 2002 ; C.A. Bayly, La naissance du monde moderne (1780-1914), LeMonde Diplomatique/Éditions de l’Atelier, 2007 ; Olivier Pétré-Grenouilleau, Essai d’histoireglobale, Gallimard, 2004 ; Reine-Claude Grondin, La Colonie en Province. Diffusion et récep-tion de l’idée coloniale en Limousin dans le courant du XIXe siècle et la première moitié duXXe siècle, thèse Paris I, 2007.

124. Véronique Dimier, Le Gouvernement des colonies, regards croisés franco-britanni-ques, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2004.

125. Jean-Pierre Rioux (dir.), Dictionnaire de la France coloniale, Flammarion, 2007.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin

Page 23: CLIO ET LES COLONIES RETOUR SUR DES …lewebpedagogique.com/lettresfenelon63/files/2012/04/Article-Clio-et-les-colonies-Histo...logie (langues dites orientales, dignes dÕint r t car

80 Jean-François Klein et Marie-Albane de Suremain

Le fait colonial, 2008-1

l’époque moderne et en mettant entre parenthèses quasiment les deux-tiers du XIXe siècle 126.

Sommés de faire la preuve de leurs travaux sur le fait colonial et dedécoloniser leurs pratiques lors de débats où les mémoires, légitimes, sontparfois instrumentalisées, les historiens des aires culturelles ont fina-lement l’occasion de mieux les faire connaître au grand public ou mêmeaux espaces centraux de l’institution, dans toute leur épaisseur historique,leur diversité, et leur articulation aux renouvellements les plus actuels del’historiographie, fécondés par les échanges internationaux. Alors que cesétudes sont confrontées au choix de la pérennité d’une organisation enaires culturelles ou de restructurations plus thématiques et probléma-tiques transaréales, l’échelle impériale, en contrepoint des risques de cloi-sonnement des aires culturelles, trouve actuellement un regain depertinence, lorsqu’elle reste connectée à l’analyse de situations colonialesprécises, dont le XIXe siècle constitue un creuset heuristique majeur.

Jean-François Klein (INALCO,Centre Roland Mousnier Paris IV Sorbonne)

Marie-Albane de Suremain(Paris XII-IUFM Créteil, SEDET Paris VII)

126. Catherine Atlan, « Sénégal », ibid., p. 317-324.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.10.

66.1

64 -

22/

01/2

012

17h1

7. ©

Arm

and

Col

in

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.10.66.164 - 22/01/2012 17h17. ©

Arm

and Colin