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CLAVEL Bernard Article d'Alain Grosrey Revue Le Croquant

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CLAVEL Bernard

Article d'Alain Grosrey Revue Le Croquant

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Bernard Clavel, un écrivain à l’écoute

des voix amérindiennes

Alain Gro srey

Revue Le Croquant (Art – Culture – Littérature – Philosophie),

n° 19, printemps-été, 1996, p. 111 à 116.

Bernard Clavel © Maurice Rougemont

l’heure du tourisme ethnoculturel et trois ans après l’Année Internationale des Peuples Autochtones, Le Carcajou de Bernard Clavel fait resurgir la très

sérieuse problématique de la “question indienne”. Une problématique qui englobe les enjeux internationaux relatifs aux droits collectifs des minorités et qui nous incite à prendre conscience des graves conséquences liées à la disparition et à l’acculturation des peuples autochtones.

Le succès des ouvrages consacrés aux Amérindiens et de la toute récente littérature amérindienne témoigne sans aucun doute des efforts visant à résister à l’oubli et à la vague d’uniformisation culturelle. Il est certain que bon nombre de Français perçoivent l’intérêt éminent des valeurs que peuvent nous transmettre des sociétés traditionnelles et l’exposition intitulée Peintures de sable des indiens navajo. La voie de la beauté, qui vient d’avoir lieu à La Vilette, confirme cet engouement.

S’il est aujourd’hui possible de reconnaître la part d’universalité inhérente à toute culture, il nous faut demeurer vigilant face au phénomène d’appropriation qui ne peut en aucun cas embrasser la réalité, la profondeur des valeurs et la richesse des traditions philosophiques de ces peuples. Il est vrai que sorties de leur contexte, elles perdent souvent leur identité propre, leur opérativité et leur

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immanence au profit d’une perception tout extérieure qui les réorganise en fonction de désirs et d’attentes propres à la mentalité occidentale.

Il est finalement difficile d’échapper à l’opération de représentation qui peut caractériser l’accès à la dimension intelligible des propriétés spécifiques d’une culture exogène. Doit-on de ce fait douter de la véracité du contenu que véhicule l’image littéraire de l’Amérindien et de l’amérindianité ? Certainement. La particularité du Carcajou, qui fait suite d’ailleurs au Maudits sauvages paru en 1989, est justement d’essayer, tant que faire se peut, de restreindre la distorsion qu’engendre la représentation. Ces deux œuvres de Clavel s’inscrivent indéniablement dans la même perspective que les réflexions de La Hontan, de Montaigne ou de Le Clézio, dans la mesure où elles tentent de reconsidérer avec impartialité le jugement sur l’Autre. La dimension proprement littéraire de Maudits sauvages et de Carcajou est au service d’un processus de déconstruction de l’image d’une altérité qui a souvent été assimilée à la sauvagerie et à l’ignorance avant d’être agréablement “rêvé” depuis l’avènement du New Age.

1 Cf. Georges E. Sioui, Pour une autohistoire amérindienne. Essai sur les fondements d’une morale sociale, Les Presses Universitaires de l’Université de Laval, Québec, 1989, p. 84.

Ayant partagé pendant plusieurs années la vie des peuples natifs du Québec, on retrouve chez Clavel cette volonté qui anima La Hontan et plus tard Le Clézio dans Haï, à savoir parvenir à saisir cette culture de l’intérieur en captant et décodant l’essence de l’autochtone. L’Adario des Dialogues curieux entre l’auteur et un Sauvage de bon sens qui a voyagé n’est finalement pas très éloigné du chef Mestakoshi de Maudits sauvages. Les Amérindiens reconnaissent aujourd’hui « la concordance entre la pensée amérindienne révélée par l’autohistoire et la voix de La Hontan qui, à de nombreux moments, se fait l’écho de la voix de l’Amérindien lui-même »1.

Un tel jugement pourrait également s’appliquer à Bernard Clavel qui nous offre une image des coutumes ancestrales des Wabamahigans qui a l’avantage d’éviter les clichés erronés et les pièges du langage anthropocentriste. Fidèle en cela aux propos de Selo Black Crow, l’un des leaders spirituels de la Nation Sioux Lakota qui fit observer en 1978 à un journaliste du Quotidien de Paris : « Nous ne nous voyons pas comme des Indiens, mais comme partie de la Nature. Si Christophe Colomb avait su nous nommer

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lorsqu’il nous rencontra, il nous aurait appelés : hommes de la Nature », il aborde avec un respect incommensurable la grandeur et la beauté d’un peuple dont l’identité disparaît au fur et à mesure du pouvoir extensif de la modernité, de la mondialisation et de l’uniformité culturelle qui l’accompagne.

Clavel conte la fin des Amérindiens trappeurs en reprenant en filigrane les étapes qui concourent à l’annihilation du monde amérindien et la trame essentielle du récit s’organise alors à partir des processus qui, de plus en plus, provoquent la rupture entre les anciennes et les nouvelles générations :

• négation des valeurs sociales et culturelles qui passe par l’expropriation, l’abandon de l’habitat traditionnel et la modification du régime alimentaire. Cela engendre d’une part la rupture avec les références mythologiques étroitement associées à la lignée des anciens dont la terre de sépulture actualise le “pouvoir” du mythe, et, d’autre part, l’oubli progressif de la portée des symboles et par voie de conséquence de

2 « Les Blancs fabriquent des pâtisseries spécialement pour les chiens. Et ils nous les vendent. », Maudits sauvages, p. 160.

l’expérience d’ordre spirituel dont ils témoignent subtilement. Quant à la modification du régime alimentaire2, elle trouve en partie son origine dans la sédentarisation et dans l’appauvrissement des ressources naturelles. Elle induit une forme de dégénérescence en accentuant le fossé qui sépare les nouvelles générations de leur milieu originel ;

• modification du type de chasse et asservissement des autochtones par le biais des “aides” d’État qui leur permettent de “bénéficier” des avantages d’une civilisation industrialisée ;

• création simultanée des réserves où sont relégués les témoins de la dépossession ;

• instruction des “pauvres sauvages” qui nécessite l’apprentissage du français. Les natifs du Québec sont ainsi contraints de se plier à la représentation coloniale du monde qui vient modifier leur imaginaire3.

3 « C’est notre langue qui sait parler des bois, des rivières, des lacs, des animaux, du ciel et de la terre », Maudits sauvages, p. 94.

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C’est ainsi que naît un véritable diachronisme ambiant : les grands-parents, qui parlent la langue traditionnelle et qui ont une vision sacrée de la vie fondée sur l’harmonie et l’économie du vivant, n’ont plus guère de choses en commun avec ces jeunes qui parlent le français, regardent la télévision, dépensent la rente de l’État dans l’alcool et les jeux de hasard ou, pour les plus habiles, rejoignent les universités.

Outre la construction des gigantesques barrages dans le “Royaume du Nord”, forme de réitération du rêve d’or des conquistadores, les campagnes d’éducation menées dès les années soixante ont également concouru à perturber en profondeur l’économie traditionnelle. Clavel nous montre clairement que les autochtones ne peuvent guère freiner une politique économique ou renverser un ordre mondial qui les contraint à deux alternatives : soit tenir les rôles de victimes pathétiques, de mendiants et de rescapés d’un passé à jamais perdu ; soit maintenir le mode de vie traditionnel en sachant pertinemment qu’en respectant les devoirs associés à la mémoire de leur peuple il n’existe pas d’autre issue que la mort.

Avec Maudits sauvages, on assiste à la résistance de l’ancienne génération et à la défaite devant un gouvernement qui se contente de payer des rentes à des

Amérindiens que l’on a dépouillés de leurs ressources naturelles et donc privés de leur identité. Avec Le Carcajou, le mal est fait. Les trappeurs ne font que constater qu’« en tuant la forêt, les grands barrages ont tué l’âme indienne ». Le carcajou, seul animal diabolisé par ces Amérindiens du Nord, parce qu’il saccage impunément, détruit sans raison, abîme pour son seul profit, est le seul à résister aux terribles modifications engendrées par la modernité. En ce sens, il la représente et la mort de ce groupe de trappeurs âgés, isolés, acculés à la misère, au froid et à la faim dans un monde dont l’âme se vide peu à peu, paraît le signe d’une réconciliation quasi impossible entre cultures traditionnelles et cultures occidentales modernes.

Bernard Clavel ne semble accorder aucune valeur d’authenticité à cette nouvelle amérindianité qui désormais prend une dimension politique. Il ne s’attarde pas sur l’histoire récente de ces jeunes nés dans les réserves qui ont emprunté les règles du discours politique occidental pour dénoncer les abus du pouvoir colonial et qui souhaitent une reconnaissance constitutionnelle allant de pair avec une volonté d’autonomie qui leur permettra de ne plus dépendre économiquement des Blancs. Il est certain qu’il se veut le témoin d’un monde qu’il estime désormais mort. Maudits

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sauvages et Le Carcajou sont, ni plus ni moins, le compte rendu d’une brutale agonie.

En nous invitant à nous tourner vers un passé qu’il juge désormais perdu, il va jusqu’à négliger les tentatives des Cries, des Montagnais et des Abénaquis pour renouer avec leur culture ancestrale en se débarrassant des stéréotypes réducteurs, en revalorisant leur patrimoine et en répondant à la demande d’Occidentaux assoiffés d’authenticité et d’expériences humainement enrichissantes. Il demeure évident que nous n’avons pas suffisamment de recul pour savoir si le développement du tourisme en milieu autochtone est une entreprise qui peut s’avérer bénéfique à l’approfondissement de l’identité amérindienne.

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Au-delà du drame écologique dont ces deux ouvrages dressent l’étendue et les conséquences dramatiques, au-delà de la culpabilité que nous pourrions ressentir en découvrant l’immense part de responsabilité de la civilisation occidentale dans l’anéantissement d’un peuple et d’une culture, au-delà des pages remarquables de simplicité et de poésie qui relatent l’intelligence de la conception amérindienne des rapports de l’homme au monde, l’auteur

nous offre un point de vue renouvelé sur notre propre réalité.

Les événements récents ayant trait à la maladie de Creutzfeldt-Jakob ne cessent de montrer les limites du scientisme ou tout au moins d’une vision purement prométhéenne et apollinienne de la vie qui, couplée au souci constant de rentabilité et de compétitivité, finit par bouleverser l’ordre des choses. Si les sociétés sans histoire, les sociétés dites “sauvages”, ont longuement importuné une économie qui n’hésite pas à détruire le patrimoine naturel, parfois de façon délibérée et au nom d’un profit inégalement partagé, c’est sans doute parce qu’elles étaient, dans leur fondement, beaucoup plus dionysiennes. Elles ne se concevaient pas comme ayant à perfectionner ou à dominer la nature mais bien comme devant se fondre dans le rythme et l’énergie qui spontanément l’animent.

Il nous est offert aujourd’hui l’occasion de jauger l’écart considérable qui sépare ces deux représentations, comme il nous est aussi permis d’affirmer que la civilisation technologique n’a pas encore réalisé le caractère éminemment précieux de la sagesse des peuples autochtones. Il serait bon d’inverser quelque peu la marche de l’histoire et souhaiter qu’il soit possible d’“amérindianiser” l’homme des sociétés technocratiques

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en lui permettant d’accéder à l’intelligence de l’approche globale et responsable de l’existence.

Nul doute que l’engouement occidental pour les cultures traditionnelles exogènes, dont on pourrait d’ailleurs discuter la profondeur, prouve à quel point elles nous sont devenues parlantes. Elles compensent les carences qui nous affectent à un moment où nous percevons distinctement l’image dévastatrice de nos propres déséquilibres.

Bernard Clavel ne clame pas haut et fort qu’un recours à l’ordre naturel soit fatalement anti ou rétro-humain. Bien au contraire ! Peut-on retrouver le chemin qui conduit à l’harmonie au milieu des aberrations, des folies et des abus dont les effets sont alarmants ? Là est la question qui demeure en suspens. La peinture de la dégradation du monde amérindien place Clavel en opposition avec ceux qui, comme François Dagognet4, affirment que « plier l’homme à la nature est la pire des aliénations » ou qui vantent les mérites d’une technologie qui offre aux citoyens une multitude de libertés nouvelles leur permettant « de dépasser l’asservissement à la nature ». Toutefois, Le Carcajou vient amoindrir l’idée d’une pureté originelle de

4 Professeur de philosophie à l’université Paris-I (Sorbonne). Cf. « Un entretien avec François Dagognet », Le Monde, Mardi 2 novembre 1993, p. 2.

la nature. L’animal diabolisé rend compte en effet de sa dimension duelle avec laquelle il convient de composer.

Ni adepte de la deep ecology (l’écologie profonde) qui souhaiterait que l’animal ou la biosphère soit sujets de droit alors qu’il s’agit d’une spécificité humaine, ni partisan des pseudo-valeurs d’un “meilleur des mondes”, Bernard Clavel se place en marge de ces deux extrêmes pour nous rappeler qu’un rapport d’équipollence s’est établi entre notre action sur ladite nature et la menace conjointe de disparition. Il s’agira cependant, en prenant comme témoin l’équilibre auquel sont parvenues les sociétés non-évolutionnistes, d’éclairer les possibilités qui nous sont offertes de dépasser une vision trop utilitariste de l’environnement. Après avoir dénoncé l’acharnement avec lequel nous cherchons à faire triompher l’homme aux dépens de son milieu, l’auteur du “Royaume du Nord” soutient des “sauvages” perçus durant des siècles de façon négative et qui sont désormais porteurs d’un haut degré d’humanité dont nous cherchons parfois en vain la trace en nous-mêmes.

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À soixante-douze ans, Bernard Clavel a indéniablement pris le parti de la nostalgie, préférant vivre dans le passé plutôt que dans un présent qu’il trouve souvent dépourvu de sens. À ceux qui, sans avoir l’écriture comme arme, s’interrogent et se sentent impuissants devant les dramatiques événements qu’il relate dans ses deux livres, je ne serais pas surpris que cet homme, qui se sent désormais face à la mort, leur réponde en s’inspirant d’Héraclite et de Platon. Soulignant la réalité de l’impermanence de toutes choses, puis évoquant la formidable dialectique de l’Un et du multiple, des fragments de la pensée grecque viendront éclairer le sens du devenir universel, de l’interdépendance et de la vision holiste du réel qui nous incitent à reconnaître l’extraordinaire validité de l’animisme amérindien au sein du contexte actuel. Il nous appartient d’“écologiser” une pensée qui cherche à recouvrer la dimension sacrée du monde et à réguler ses relations avec le vivant afin de réduire la fracture entre “l’homme de l’avoir” et “l’homme de l’être”. Nous avons connu une période où nous imitions les Anciens, il est possible que nous entrions dans une époque où nous nous inspirerons du Cercle sacré de la vie qui constitue le fondement de la sagesse amérindienne.

Entre Maudits sauvages, Le Carcajou et “la voie de la beauté” des Navajo, un espoir se profile. Durant de

nombreuses années, les Amérindiens ont été contraints d’assimiler ou d’intégrer de nombreux éléments de la culture occidentale. En retour, souhaitons que l’Occident s’ouvre aux valeurs amérindiennes qui répondent à notre besoin d’harmonie. Cette harmonie que nous révèle la Nature est aussi notre nature, cet essentiel en nous empreint de paix et de joie sans objet.

Alain Grosrey Docteur d’État | PhD Chercheur-associé Université d’Angers

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Extrait de la quatrième de couverture

Ils commencent à se faire vieux, pourtant Mooz (Orignal) et Waboos (Lièvre) ont repris le chemin de la taîga avec leurs épouses. Celles-ci préféreraient rester au village, comme les jeunes, plus attirés par le mode de vie des Blancs, mais les deux Indiens, unis par une même passion de la forêt depuis l’enfance, ne conçoivent de vraie vie qu'au sein de la taïga. Ils connaissent tous les secrets de la nature et sont pleins de respect pour le gibier qui leur offre sa viande et sa fourrure.

Mais bientôt survient l'ennemi, le diable, celui que nul trappeur n'a jamais réussi à prendre au piège, l'animal le plus rusé, le plus féroce, le plus audacieux... Liens http://www.bernard-clavel.com/ http://www.ina.fr/video/CPC96002057

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