Claude Bernard Discours 1869

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Discours : prononcé à sa réception à l'Académie française, le 27 mai 1869 Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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Pronunciamento à Academia Francesa, em 27 de maio de 1869

Transcript of Claude Bernard Discours 1869

  • Discours : prononc sa rception

    l'Acadmie franaise, le27 mai 1869

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

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  • Bernard, Claude (1813-1878). Discours : prononc sa rception l'Acadmie franaise, le 27 mai 1869. 1869.

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  • DISCOURS

    DE

    * CLAUDE BERNARD

  • Paris.Imprimerit: AdolpheLaine,rue(lesSaints-l'ies, 19.

  • DISCOURS

    i)i:

    M. CLAUDE BERNARD

    PK0N0NCh

    '-X-_aTlO A L'ACADMIEFRANAISE

    le 27 mai 1869

    PARIS

    LIBRAIRIEACADMIQUE

    DIDIER ET G", LIBRAIRES-DITEURSQUAIDESAUGUSTINS,35

    lljU

  • DISCOURS

    DE

    M. CLAUDE BERNARD

    MESSIEURS,

    En m'appelant l'honneur de siger parmi vous,votre indulgence m'inspire un sentiment de reconnais-sance d'autant plus vif, que la pense mme de moninsuffisance littraire ne saurait venir le troubler: c'estl'homme de science que vous avez lu; vos suffragesbienveillants ont voulu honorer en moi l'Acadmie

    laquelle j'appartiens, et perptuer cette union des scien-ces et des lettres que vous n'avez cess de consacrer

    par une tradition constante.On a raison de dire que les lettres sont les surs

    atnes des sciences. C'est la loi de l'volution intellec-

  • - 6 -

    tuelles des peuples qui ont toujours produit leurs poteset leurs philosophes avant de former leurs savants. Dansce dveloppement progressif de l'humanit, la posie, la

    philosophie et les sciences expriment les trois phasesde notre intelligence, passant successivement par le

    sentiment, la raison et l'exprience; mais, pour quenotre connaissance soit complte, il faut encore qu'unelaboration s'accomplisse en sens inverse et que l'ex-

    prience, en remontant des faits leur cause, vienne, son tour, clairer notre esprit, purer notre sentimentet fortifier notre raison. Tout cela prouve que les let-

    tres, la philosophie et les sciences doivent s'unir et seconfondre dans la recherche des mmes vrits; car,si, dans le langage des coles, on spare, sous le nomde sciences de l'esprit, les lettres et la philosophie dessciences proprement dites, qu'on appelle les sciences dela nature, ce serait une grave erreur de croire qu'ilexiste, pour cela, deux ordres de vrits distinctes ou

    contradictoires, les unes philosophiques ou mtaphysi-ques, les autres scientifiques ou naturelles. Non, il ne

    peut y avoir au monde qu'une seule et mme vrit,et cette vrit entire et absolue que l'homme poursuitavec tant d'ardeur ne sera que le rsultat d'une pn-tration rciproque et d'un accord dfinitif de toutes les

    sciences, soit qu'elles aient leur point de dpart en

    nous, dans l'tude des problmes de l'esprit humain,soit qu'elles aient pour objet l'interprtation des ph-nomnes de la nature, qui nous entourent.

    Les sciences de l'esprit ont d se manifester d'a-

    bord, et ont t ainsi appeles les premires rgner

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    sur le monde; mais, aujourd'hui, dans leur gigantes-

    que essor, les sciences de la nature remontent jus-qu' elles et veulent les pntrer en les clairant parl'exprience.

    La physiologie, qui explique les phnomnes de la vie,constitue une science en quelque sorte intermdiaire

    qui prend ses racines dans les sciences physiques de la

    nature, et lve ses rameaux jusque dans les sciences

    philosophiques de l'esprit. Elle parat donc naturelle-ment destine former le trait d'union entre les deuxordres de sciences, ayant son point d'appui solide dansles premires, et donnant aux dernires le support quileur est indispensable. Voil pourquoi les progrs rapi-des et brillants de la physiologie contemporaine excitentun intrt gnral, et appellent de plus en plus l'atten-tion srieuse des philosophes et de tous ceux qui, comme

    vous, Messieurs, se tiennent dans les hautes rgions dela pense et de l'esprit. C'est cette circonstance heu-reuse que je suis redevable, sans aucun doute, d'avoirt distingu par vous au milieu de mes savantsconfrres. Vous avez perdu un physiologiste minent,un acadmicien clbre, et vous avez pens qu'en ad-mettant parmi vous un homme qui s'est vou la cul-ture de la mme science, vous rendriez un hommageplus clatant la mmoire de celui que vous regrettez.Mais, si je m'explique ainsi l'honneur insigne que vousm'avez fait, je crains, d'un autre ct, de ne pas rpon-dre ce que vous attendez de moi; car je sens, peut-tre plus qu'un autre, les difficults de juger et de louerconvenablement, devant vous, mon illustre prdcesseur.

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    M. Flourens (Marie-Jean-Pierre) naquit Maureilhan,arrondissement de Bziers (Hrault), le 13 avril 1794.

    Heureusement dou par l'intelligence et portant aucur l'aiguillon de la gloire et de la renomme, la na-ture le fit natre sous un ciel prdestin, car l'arrondis-sement de Bziers a eu la fortune extraordinaire de

    compter successivement cinq de ses enfants parmi vous;et, comme si une main invisible eut encore voulu tracerde plus prs au jeune Flourens le sillon de sa vie, elle

    plaa son berceau sous le mme toit o tait n Dor-tous de Mairan dont il devait, un sicle de distance,occuper les deux fauteuils acadmiques, d'abord l'A-cadmie des sciences, comme secrtaire perptuel, puis l'Acadmie franaise.

    Ds son enfance, M. Flourens s'tait fait remarquerpar l'nergie de sa volont ainsi que par les qualitsnatives de son esprit : une curiosit intellectuelle insa-

    tiable, le dsir et la recherche de ce qui tait beau et

    distingu, une admiration enthousiaste pour les hommes

    suprieurs; tels taient les traits principaux de ce carac-tre d'une maturit prcoce.

    Arriv Paris en 1814, une lettre du clbre bota-niste de Candolle, son ancien professeur l'cole demdecine de Montpellier, l'introduisit auprs de Geor-

    ges Cuvier et le plaa immdiatement au foyer scienti-

    fique du temps. Dans ce nouveau milieu, son travail

    ardent, sa bonne tenue et la convenance parfaite de sesmanires attirrent l'attention sur lui et lui concili-rent de hautes protections. Il fuyait les tumultes dumonde frivole qui loigne de la science; mais il recher-

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    chait partout la socit des hommes clbres, et, dans

    quelques salons o se runissaient des femmes minentesainsi que de grands savants, il sut trouver une atmos-

    phre qui convenait son esprit la fois srieux et d-licat.

    En moins de dix ans, M. Flourens fut membre del'Acadmie des sciences, professeur au Musum d'his-toire naturelle, un des auteurs du Journal des savantset secrtaire perptuel l'Acadmie des sciences. En

    1840, sa rputation parvenue son apoge recevait saconscration la plus glorieuse; il fut lu membre del'Acadmie franaise. Ds lors son horizon physiologi-que agrandi rayonna plus particulirement vers lemonde littraire et vers la philosophie.

    M. Flourens a t un auteur fcond, ses publicationssont considrables et embrassent une priode de prsd'un demi-sicle. Nous ne dirons pas toutes ses recher-ches physiologiques; elles furent nombreuses, et dans ce

    genre de travaux il se montra exprimentateur habile,unissant toujours les ressources d'un esprit ingnieuxaux vues larges du gnralisateur. Mais, dater de 1841,il s'lve au-dessus de cette sphre purement exprimen-tale, et entreprend la publication d'une suite de traits

    qu'il appelle ses ouvrages philosophiques, scientifiqueset littraires.

    L'apprciation que M. Flourens a donne des travauxet des ides d'illustres savants a beaucoup contribu la

    popularit qu'il a su conqurir. En traitant des ouvragesde Fontenelle, pour lequel il avait une prdilection mar-

    que, il le considre successivement comme philosophe

  • iO-

    et comme historien de l'Acadmie des sciences, et expose ce propos d'une manire claire et rapide les principesde la philosophie exprimentale. Dans ses crits surYHistoire des travaux de Georges Cuvier, sur l'Histoiredes travaux et des ides de Buffon, M. Flourens se faitle vulgarisateur heureux des ides et des travaux de cesdeux grands gnies qui, comme il le dit, se compltentet se comprennent l'un par l'autre. Dans ses logesacadmiques, l'illustre secrtaire perptuel se montre

    toujours soucieux de la dignit et des intrts d l'Aca-

    dmie, voulant, selon son expression, crire l'histoiredes sciences en crivant celle des acadmiciens.

    Nous ne chercherons pas faire connatre M. Flourens

    par l'analyse de ses ouvrages nombreux et varis; nousnous attacherons de prfrence ses expriences origi-nales sur le systme nerveux; elles sont le trait le plussaillant de ses investigations physiologiques et formenten mme temps la base de toutes ses tudes philoso-phiques.

    En 1822, Magendie avait tabli, l'aide d'expriencesdcisives, la distinction fondamentale des nerfs moteurset sensitifs de la moelle pinire; c'est peu prs vers lamme poque que M. Flourens prsenta l'Acadmiedes sciences ses recherches exprimentales sur le cer-

    veau; elles firent sensation dans le monde savant etvalurent leur jeune auteur un mmorable rapport de

    l'illustre Cuvier. Gall avait eu le mrite de ramener les

    qualits morales au mme sige, au mme organe queles facults intellectuelles ; il avait ramen la folie aumme sige que la raison dont elie n'est que le trouble.

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    Mais, ct de ce trait de gnie comme l'appelle M. Flou-

    rens, se Rencontraient des erreurs graves. Se fondant uni-

    quement sur l'anatomie compare, Gall pensa que lesfacults intellectuelles taient rparties dans toute lamasse crbrale, et sur cette erreur fut fond le systmedes localisations phrnologiques. M. Flourens tablit

    que l'intelligence est au contraire concentre dansles parties les plus leves de l'encphale, et par ses

    expriences il prouva que l'ablation des hmisph-res crbraux suffit pour faire disparatre toutes lesmanifestations spontanes de l'instinct et de l'intel-

    ligence.Partant de ces donnes exprimentales, M. Flourens

    aborde ensuite ses tudes de psychologie compare surl'instinct et l'intelligence des animaux; il veut, avec

    raison, que la psychologie embrasse l'ensemble des ph-nomnes intellectuels dans toute la srie animale, et non

    l'intelligence de l'homme exclusivement.Quel admirable spectacle que cette manifestation de

    l'intelligence depuis l'apparition de ses premiers vestigesjusqu' son complet panouissement, manifestation gra-due dans laquelle le physiologiste voit les diversesformes des fonctions nerveuses et crbrales s'analyseren quelque sorte d'elles-mmes et se rpartir chez lesdiffrents animaux suivantle degr de leur organisation !

    D'abord, au plus bas degr, les manifestations instinc-tives, obscures et inconscientes; bientt l'intelligenceconsciente apparaissant chez les animaux d'un ordreplus lev; et enfin chez l'homme l'intelligence clairepar la raison, donnant naissance l'acte rationnellement,

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    libre, acte le plus mystrieux de l'conomie animale etpeut-tre de la nature entire.

    Dans tous les temps, les manifestations de l'intelli-gence ont t regardes comme des phnomnes imp-ntrables; mais, mesure que la physiologie avance, elleporte ses vues de plus en plus loin. Aujourd'hui, aprsavoir localis, elle veut expliquer. Elle ne se borne plus dterminer dans les organes le sige prcis des fonctions;elle descend dans les lments mmes de la matire vi-vante, en analyse les proprits et en dduit l'explicationdes phnomnes de la vie, en y dcouvrant les condi-tions de leur manifestation.

    Je ne puis avoir la pense d'entrer ici dans les aridesdtails de l'anatomie et de la physiologie du cerveau; ce-

    pendant je vous demande la permission d'exposer rapi-dement quelques-uns des faits et quelques-unes desides qui servent de jalons et defils conducteurs la phy-siologie moderne, dans les mandres encore si.obscursdes phnomnes de l'intelligence.

    La physiologie tablit d'abord clairement que la cons-cience a son sige exclusivement dans les lobes cr-

    braux; mais, quant l'intelligence elle-mme, si on laconsidre d'une manire gnrale et comme une force

    qui harmonise les diffrents actes de la vie, les rgle etles approprie leur but, les expriences physiologiquesnous dmontrent que cette force n'est point concentredans le seul organe crbral suprieur, et qu'elle rside,au contraire, des degrs divers, dans une foule de

    centres nerveux inconscients, chelonns dans tout l'axe

    crbro-spinal, et pouvant agir d'une faon indpen-

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    dante, quoique coordonns et subordonns hirarchique -ment les uns aux autres.

    En effet, la soustraction des lobes crbraux chez unanimal suprieur fait disparatre la conscience en lais-sant subsister toutes les fonctions du corps dont on a

    respect les centres nerveux coordinateurs. Les fonc-tions de la circulation, de la respiration, continuent s'excuter rgulirement, sans interruption, mais ellescessent ds qu'on enlve le centre propre qui rgit cha-cune d'elles. Veut-on, par exemple, arrter la respira-tion, on agira sur le centre respiratoire qui est placdans la moelle allonge. M. Flourens a circonscrit cecentre avec une scrupuleuse prcision et lui a donn lenom de nud vital, parce que sa destruction est suiviede la cessation immdiate des manifestations de la viedans les organismes levs. La digestion, seulement sus-

    pendue, n'est point anantie. L'animal, priv de laconscience et de la perception, n'a plus l'usage de sessens et a perdu consquemment la facult de cherchersa nourriture ; mais, si l'on y supple en poussant lamatire alimentaire jusqu'au fond du gosier, la digestions'effectue parce que l'action des centres nerveux diges-tifs est reste intacte.

    Un animal dpourvu de ses lobes crbraux n'a plusla facult de se mouvoir spontanment et volontaire-

    ment; mais, si l'on substitue l'influence de sa volontune autre excitation, on s'assure que les centres nerveuxcoordinateurs des mouvements de ses membres ont con-serv leur intgrit. De cette manire s'explique ce fait,trange et bien connu, d'une grenouille dcapite qui

  • 14

    carte avec sa patte la pince qui la fait souffrir. Cemouvement si bien appropri son but n'mane donc

    pas du cerveau; il est videmment sous la dpen-dance d'un centre qui, sigeant dans la moelle pi-nire, peut entrer en fonction, tantt sous l'influencecentrale du sens intime et de la volont, tantt sousl'influence d'une sensation extrieure ou priphri-que.

    Chaque fonction du corps possde ainsi son centrenerveux spcial, vritable cerveau infrieur dont la com-

    plexit correspond celle de la fonction elle-mme. Cesont l les centres organiques ou fonctionnels qui ne sont

    point encore tous connus, et dont la physiologie expri-mentale accrot chaque jour le nombre, hez beaucoupd'animaux infrieurs, ces centres inconscients consti-tuent seuls le systme nerveux; dans les organismeslevs, ils se forment avant les centres suprieurs,et prsident des fonctions organiques importantesdont la nature, par prudence, suivant l'expressiond'un philosophe allemand, n'a pas voulu confier le soin la volont.

    Au-dessus des centres nerveux fonctionnels incons-cients viennent se placer les centres instinctifs propre-ment dits. Ils sont le sige de facults galement innesdont la manifestation, quoique consciente, est involon- -

    taire, irrsistible et tout fait indpendante de l'exp-rience acquise. Gall a beaucoup insist sur les faits de ce

    genre, et nous pouvons en avoir tous les jours des

    exemples sous les yeux. Le canard qui a t couv parune poule, et qui se jette l'eau, en sortant de sa co-

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    quille, nage sans avoir rien appris ni de sa mre ni de

    l'exprience. La vue seule de l'eau a suffi pour rveillerson instinct. On sait encore l'histoire, rapporte parM. Flourens d'aprs Fr. Cuvier, d'un jeune castor,isol au moment de sa naissance et qui, aprs un certain

    temps, commena construire industrieusement sa

    demeure.Il y a donc des intelligences innes; on les dsigne

    sous le nom d'instincts. Ces facults infrieures des cen-tres fonctionnels et des centres instinctifs sont invaria-bles et incapables de perfectionnement; elles sont impri-mes d'avance dans une organisation acheveetimmuableet sont apportes toutes faites en naissant, soit commeconditions immdiates de viabilit, soit comme moyensd'adaptation certains modes d'existence ncessaires pourassurer le maintien et la fixit des espces.

    Mais il en est tout autrement des facults intellectuel-les suprieures; les lobes crbraux, qui sont le sige dela conscience, ne terminent leur dveloppement et necommencent manifester leurs fonctions qu'aprs lanaissance. Il devait en tre ainsi; car, si l'organisationcrbrale et t acheve chez le nouveau-n, l'intelli-

    gence suprieure et t close comme les instincts, tan-dis qu'elle reste ouverte au contraire tous les perfec-tionnements et toutes les notions nouvelles quis'acquirent par l'exprience de la vie. Aussi allons-nous

    voir, mesure que les fonctions des sens et du cerveau

    s'tablissent, apparatre, dans ce dernier, des centresnerveux fonctionnels et intellectuels de nouvelle forma-tion rellement acquis parle fait de l'ducation.

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    Nous dsignerons sous le nom de centres les massesnerveuses qui servent d'intermdiaire au point d'arrivedes nerfs de la sensation et aux points de dpart des nerfsdu mouvement. C'est dans cette substance de soudure,qui s'organise le plus tardivement, que l'exercice de lafonction vient frayer et creuser en quelque sorte les voiesde communication des nerfs qui doivent se correspondrephysiologiquement.

    Le centre nerveux de la parole est le premier que nous

    voyons se tracer chez l'enfant. Le sens de l'oue est son

    point de dpart ncessaire; si l'organe auditif manque,le centre du langage ne se forme pas, l'enfant n sourdreste muet. Dans l'ducation des organes de la parole,il s'tablit donc entre la sensation auditive et le mouve-ment vocal un vritable circuit nerveux qui relie les deux

    phnomnes dans un but fonctionnel commun. D'abordla langue balbutie ; c'est par l'habitude seulement, et l'aide d'un exercice assez longtemps rpt, que les mou-vements deviennent assurs et que cette communicationcentrale des nerfs est rendue facile et complte. Toute-fois ce n'est qu'avec l'ge que la fonction peut s'impri-mer dfinitivement dans l'organisation : un jeune enfant

    qui cesse d'entendre perd peu peu la facult de parler

    qu'il avait acquise et redevient muet, tandis que chez

    l'homme adulte, plac dans les mmes conditions, il

    n'en est plus ainsi, parce que chez lui le centre de la

    parole est fix et le dveloppement du cerveau achev. A

    ce moment, les fonctions de ce centre acquis sont deve-

    nues vraiment involontaires, comme si elles taient

    innes; et c'est une chose remarquable que les actes in-

  • - 17 -

    tellectuels que nous manifestons n'atteignent rellement

    toute la perfection dont ils sont susceptibles que lorsquel'habitude les a imprims dans notre organisation et les a

    rendus en quelque sorte indpendants de l'intelligenceconsciente qui les a forms et de l'attention qui les a di-

    rigs. Chez l'orateur habile la parole est comme instinc-

    tive, et l'on voit, chez le musicien exerc, les doigts ex-cuter d'eux-mmes les morceaux les plus difficiles, sans

    que l'intelligence, souvent distraite par d'autres penses,y prenne aucune part.

    Parmi tous les centres nerveux acquis, celui de la paroleest sans contredit le plus important : en nous permettantde communiquer directement avec les autres hommes,il ouvre notre esprit les plus vastes horizons. Un m-decin clbre de l'institution des sourds-muets, Itard,nous a dpeint l'tat intellectuel et moral des hommes

    qu'un mutisme congnital laisserait rduits leur propreexprience. Non-seulement ils subissent une vritable

    rtrogradation intellectuelle et morale qui les reporte en

    quelque sorte aux premiers temps des socits; mais leur

    esprit, ferm en partie aux notions qui nous parviennent'par les sens, ne saurait se dvelopper. Leur me, inac-cessible aux ides qui excitent l'imagination et lvent les

    penses, reste souvent muette et silencieuse parce qu'ellene comprend pas les dlicatesses du sentiment dont la

    parole elle-mme ne parvient pas toujours rendretoutes les nuances. Le silence est loquent, a-t-on dit;oui, pour ceux qui savent parler et pour ceux qui, tantinitis toutes les ^I^p^^ pmr,

    sentent qu'il sex2

  • 18

    passe alors quelque chose en nous que les mots ne peu-vent plus exprimer 1

    Mais ce ne sont pas seulement les mouvements de nosorganes extrieurs qui deviennent automatiques; la for-mation de nos ides est soumise la mme loi, et, lors-

    qu'une ide a travers le cerveau durant un certain

    temps, elle s'y grave, s'y creuse un centre et devientcomme une ide inne.

    Ici la physiologie vient donc justifier le sentiment du

    pote latin en dmontrant que, pendant le jeune ge, lecerveau en voie de dveloppement est, semblable lacire molle, apte recevoir toutes les empreintes qu'onlui communique, comme la jeune pousse de l'arbre

    prend galement toutes les directions qu'on lui imprime.Plus tard, alors que l'organisation est plus avance, lesides et les habitudes sont, ainsi qu'on le dit, enraci-

    nes, et nous ne sommes plus matres ni de faire dispa-ratre immdiatement les empreintes anciennes ni d'enformer de nouvelles.

    L'organisation nerveuse de l'homme se ramne endfinitive quatre ordres de centres: les centres fonc-

    tionnels, les premiers forms, tous inconscients et d-

    pourvus de spontanit; les centres instinctifs, conscientset dous de manifestations irrsistibles et fatales; lescentres intellectuels, acquis d'une manire volontaire et

    libre, mais devenant par l'habitude plus ou moins auto-

    matiques et involontaires. Enfin, au sommet de toutesces manifestations, se trouve l'organe crbral suprieurdusens intime auquel tout vient aboutir. C'est dans ce

    centre de l'unit intellectuelle qu'apparat la conscience,

  • 19

    qui, s'clairant sans cesse aux lumires de l'expriencede la vie, tend affaiblir, par le dveloppement progres-sif de la raison et de-la volont, les manifestations aveu-

    gles et irrsistibles de l'instinct.N'oublions pas que c'est aux expriences de M. Flou-

    rens que nous devons nos principales connaissances surle sige de la conscience, et rappelons encore que l'a-blation des lobes crbraux teint aussitt ce flambeaude Fintelligence et de la spontanit ; la vie spare dela conscience peut continuer sans doute, mais alors lescentres nerveux infrieurs, plongs dans l'obscurit, nesont plus capables que d'actes involontaires et purementautomatiques.

    Maintenant, quelle ide le physiologiste se fera-t-il surla nature de la conscience ?

    Il est port d'abord la regarder comme l'expressionsuprme et finale d'un certain ensemble de phnomnesnerveux et intellectuels; car l'intelligence consciente

    suprieure apparat toujours la dernire, soit dans le d-

    veloppement de la srie animale, soit dans le dvelop-pement de l'homme. Mais, dans cette volution, com-ment concevoir la formation du sens intime et le passage,si gradu qu'il soit, de l'intelligence inconsciente l'in-

    telligence consciente? Est-ce un dveloppement orga-nique naturel et une intensit croissante des fonctionscrbrales qui font jaillir l'tincelle de la conscience,reste l'tat latent, jusqu' ce qu'une organisationassez perfectionne puisse permettre sa manifestation,et est-ce pour cette raison que nous voyons la consciencese montrer d'autant plus lumineuse, plus active et plus

  • 20

    libre qu'elle appartient un organisme plus lev, pluscomplexe, c'est--dire qu'elle coexiste avec des appareilsintellectuels inconscients plus nombreux et plus varis?En admettant que la science vienne confirmer ces opi-nions, nous n'en comprendrions pas mieux pour cela,au point de vue physiologique, l'essence de la conscience

    que nous ne pouvons comprendre, au point de vue chi-

    mique, l'essence du feu ou de la flamme. Le physiolo-giste ne doit donc pas trop s'arrter, pour le moment, ces interprtations ; il lui suffit de savoir que les phno-mnes de l'intelligence et de la conscience, quelque in-connus qu'ils soient dans leur essence, quelque extraor-dinaires qu'ils nous apparaissent, exigent pour se mani-fester des conditions organiques ou anatomiques, desconditions physiques et chimiques qui sont accessibles ses investigations, et c'est dans ces limites exactes qu'ilcirconscrit son domaine.

    Partout, en effet, nous constatons une corrlation

    rigoureuse entre l'intensit des phnomnes physiqueset chimiques et l'activit des phnomnes de la vie; c'est

    pourquoi il nous est possible, en agissant sur les pre-miers, de modifier les seconds et de les rgler notre gr.De mme que les autres phnomnes vitaux, les mani-festations intellectuelles sont troubles, affaiblies, teintesou ranimes par de simples modifications survenues dans

    les proprits physiques ou chimiques du sang: il suffit

    de vicier ce liquide nourricier en y introduisant des anes-

    thsiques ou certaines substances toxiques pour faire

    aussitt natre le dlire ou disparatre la conscience. La

    pense libre, pour se manifester, exige la runion har-

  • 21

    monique dans le cerveau de toutes ces conditions orga-niques, physiques et chimiques. Comment comprendre,en effet, la folie qui supprime la libert, si on ne l'envi-

    sageait comme un trouble survenu dans ces conditions?La tendance de la physiologie moderne est donc bien

    caractrise; elle veut expliquer les phnomnes intel-lectuels au mme titre que tous les autres phnomnesde la vie, et, si elle reconnat avec raison qu'il y a deslacunes plus considrables dans nos connaissances, rela-tivement aux mcanismes fonctionnels de l'intelligence,elle n'admet pas pour cela que ces mcanismes soient

    par leur nature ni plus ni moins inaccessibles notre

    investigation que ceux de tous les autres actes vitaux.

    L, comme partout, les proprits matrielles destissus constituent les moyens ncessaires l'expressiondes phnomnes vitaux; mais, nulle part, ces propritsne peuvent nous donner la raison premire de l'arran-

    gement fonctionnel des appareils. La fibre du muscle nenous explique, par la proprit qu'elle possde de se

    raccourcir, que le phnomne de la contraction muscu-

    laire; mais cette proprit de la contractilit, qui est

    toujours la mme, ne nous apprend pas pourquoi ilexiste des appareils moteurs diffrents, construits les uns

    pour produire la voix, les autres pour effectuer la respi-ration, etc.; et, ds lors, ne trouverait-on pas ab-surde de dire que les fibres musculaires de la langue etcelles du larynx ont la proprit de parler ou de chan-

    ter, et celles du diaphragme la proprit de respirer? Ilen est de mme pour les fibres et cellules crbrales;elles ont des proprits gnrales d'innervation et de

  • 22

    conductibilit, mais on ne saurait leur attribuer pourcela la proprit de sentir, de penser ou de vouloir.

    Il faut donc bien se garder de confondre les propritsde la matire avec les fonctions qu'elles accomplissent.Les proprits de la matire n'expliquent que les ph-nomnes spciaux qui en drivent directement. Dansles uvres de la nature et dans celles de l'homme, les

    proprits matrielles ne restent point isoles, elles sont

    groupes dans des organes et dans des appareils qui lescoordonnent dans un but final de fonction.

    En un mot, il y a dans toutes les fonctions du corpsvivant, sans exception, un ct idal et un ct matriel.Le ct idal de la fonction se rattache par sa forme l'unit du plan de cration ou de construction de l'orga-nisme, tandis que son ct matriel rpond, par son m-

    canisme, aux proprits de la matire vivante. Les typesdes formations organiques ou fonctionnelles des tresvivants sont dvelopps et construits sous l'influence deforces qui leur sont spciales; les proprits de la ma-tire organise se rangent toutes, au contraire, sous

    l'empire des lois gnrales de la physique et de la chi-

    mie; elles sont soumises aux mmes conditions d'acti-vit que les proprits de la matire minrale avec

    lesquelles elles sont en relations ncessaires et probable-ment quivalentes.

    Les manifestations de l'intelligence ne constituent pasune exception aux autres fonctions de la vie; il n'y aaucune contradiction entre les sciences physiologiqueset mtaphysiques; seulement elles abordent le mme

    problme de l'homme intellectuel par des cts opposs.

  • 23

    Les sciences physiologiques rattachent l'tude des facul-ts intellectuelles aux conditions organiques et physiquesqui les expriment, tandis que les sciences mtaphysi-ques ngligent ces relations pour ne considrer les ma-nifestations de l'me que dans la marche progressive del'humanit ou dans les aspirations ternelles de notresentiment.

    Nous croyons donc pouvoir conclure qu'il n'y a relle-ment pas de ligne de sparation tablir entre la phy-siologie et la psychologie.

    La physiologie, comme nous l'avons dit en com-

    menant, remonte naturellement vers les sciences phi-losophiques, et elle sert de point d'appui immdiat la

    psychologie. Elle est appele en outre concourir aubien-tre physique de l'homme en devenant la base

    scientifique de l'hygine et de la mdecine; dans cette

    direction, la physiologie exprimentale se constitue

    rapidement et prend sa place parmi les sciences dfi-nies. Partout, aujourd'hui, les gouvernements aidentcette jeune science de la vie dans ses moyens de dve-

    loppement, et elle reoit en mme temps, de toutes

    parts, des encouragements et des marques clatantesd'intrt de la part des souverains.

    Les travaux de M. Flourens viennent nous montreraussi la physiologie dans ses rapports avec la mdecine.En tudiant le rle du prioste dans la formation des os,il a ouvert une voie que la chirurgie moderne a dve-

    loppe par d'importantes recherches et fconde pard'heureuses applications. En 1861 , l'Acadmie dessciences, voulant donner une impulsion dcisive la

  • -24 -

    question de la rgnration des os par le prioste, quiintresse toute la chirurgie et plus particulirement en-core la chirurgie militaire, proposa sur ce sujet un grandprix de 10,000 francs qui fut port 20,000 francs parla libralit de l'Empereur.

    Il y a vingt-deux ans, la dcouverte de l'anesthsie

    par l'ther nous arriva du nouveau monde etse propagearapidement en Europe. M. Flourens constata le premierles effets plus actifs du chloroforme, qui fut bienttsubstitu l'ther. Il a ainsi attach son nom cette

    importante dcouverte dont il a contribu rpandreles bienfaits.

    Dans son ouvrage si populaire sur la longvit hu-

    maine, M..Flourens a cru pouvoir encore s'appuyer surla physiologie pour promettre l'homme un sicle de vienormale.

    Aux qualits du savant, M. Flourens joignait les qua-lits de l'crivain. Par ce ct encore il a rendu service la physiologie, il a inspir le got de cette science etl'a fait aimer d'un public qui, sans lui, peut-tre, nel'et jamais connue. Il a popularis ainsi la physiologiesans l'abaisser et l'a rendue accessible tous par lecharme du style. Sans devancer le jugement que porteratout l'heure, sur le mrite littraire de M. Flourens,l'une des voix les plus dignes et les plus comptentes,qu'il me soit permis de dire que l'loquence du savant,c'est la clart; la vrit scientifique dans sa beaut nueest toujours plus lumineuse, que pare des ornementsdont notre imagination tenterait de la revtir.

    A' la fois savant, crivain, professeur et doublement

  • 25

    acadmicien, M. Flourens eut .une vie des mieux rem-

    plies. Il devint un des physiologistes les plus renommset les plus populaires de son temps; il dut moins en-core cet clat son ascendant sur la jeunesse qu'son talent d'crivain et la diffusion de ses travaux

    parmi les gens du monde. Il se consacrait entirement ses devoirs d'acadmicien et de secrtaire perptuel del'Acadmie des sciences. Il tait chez lui comme dansune retraite. Absorb par ses recherches et emport parses ides, il s'identifiait avec les grands hommes dont il

    traait l'histoire scientifique; il habitait au Musumd'histoire naturelle l'appartement de Buffon et s'y ins-

    pirait du souvenir de son gnie.M. Flourens parcourut une heureuse carrire, sans

    prouver les luttes pnibles ni les dceptions amres quitrop souvent aigrissent et dcouragent l'me. Une volont

    ferme, oriente dans ses desseins par un caractre droit,un esprit lev, seconde par une heureuse habilet etsoutenue par un grand travail, le fit arriver la re-nomme qu'il avait rve ds sa jeunesse. Il jouissaitdes honneurs en remplissant les devoirs de ses nom-breuses fonctions; mais au foyer domestique il retrou-vait le calme et le repos si ncessaires au savant quitravaille. Sa compagne si dvoue, si digne de le com-

    prendre et de l'apprcier, s'tait identifie sa vie in-tellectuelle qu'elle agrandissait en lui dissimulant lessoucis mmes de l'existence. Il en tait pntr quandil rptait : J'ai le cerveau trop occup, il faut mefaire vivre; mais il ne gota les douceurs de la vieintime que lorsqu'il devait bientt les quitter. Quand la

  • 26 -

    maladie l'eut forc une retraite complte, il disaitavec quelque amertume: Que n'ai-je plus tt pens jouir de la vie de famille au lieu de la sacrifier pourd'autres qui dj ne pensent plus moi! M.Flourens futaffect d'une paralysie qui s'empara successivement desorganes de son corps; il avait parfaitement consciencede son tat, et, ds que le mal ne lui permit plus d'trematre de sa parole et de ses ides, il cessa de paratredans les Acadmies. Il suivait les progrs du mal sans

    que sa srnit d'esprit en ft atteinte; il s'teignit gra-duellement et mourut Montgeron, prs Paris, le 6 d-cembre 1867.

    M. Flourens fut un physiologiste exprimentateur;mais son nom se place aussi parmi ceux des savants quiont abord les gnralits scientifiques.

    Quelles sont les limites des sciences, de quelle naturesont les rapports qui les unissent? Ces questions restenten quelque sorte toujours prsentes, et elles ont tde tous temps l'objet des mditations des esprits mi-nents.

    On ne saurait fixer le nombre des sciences parcequ'elles sont le rsultat du morcellement successif desconnaissances humaines, par notre esprit born, en unefoule de problmes spars. Nanmoins on a distingudeux ordres de sciences: les unes partant de l'espritpour descendr dans les phnomnes de la nature, lesautres partant de l'observation de la nature pour re-monter l'esprit. Leur point de dpart est diffrent,mais le but est le mme: la recherche et la dcouvertede la vrit. Ce sont les tnbres de notre ignorance

  • 27

    qui nous font supposer des limites entre ces deux or-dres de sciences.

    Dans l'tude des sciences, notre raison se dbat entrele sentiment naturel qui nous emporte la recherchedes causes premires et l'exprience qui nous enchane l'observation des causes secondes. Toutefois les luttesde ces systmes exclusifs sont inutiles, ,car, dans le do-maine de la vrit, chaque chose doit avoir ncessaire-ment son rle, sa place et sa mesure.

    Notre premier sentiment a pu nous faire croire qu'ilnous tait possible de construire le monde priori,et que la connaissance des phnomnes naturels, en

    quelque sorte infuse en nous, s'en dgagerait par laseule force de l'esprit et du raisonnement. C'est ainsi

    qu'une cole philosophique clbre en Allemagne, aucommencement de ce sicle, est arrive dire que lanature n'tant que le rsultat de la pense d'une intel-

    ligence cratrice, d'o nous manons nous-mmes,nous pouvions, sans le secours de l'exprience, et parnotre propre activit intellectuelle, retrouver les pen-ses du crateur. C'est l une illusion. Nous ne pour-rions pas mme concevoir ainsi les inventions humaines,et, s'il nous a t donn de connatre les lois de la na-ture, ce n'est qu' la condition de les dduire par ex-

    prience de l'examen direct des phnomnes, et nondes seules conceptions spculatives de notre esprit.

    La mthode exprimentale ne se proccupe pas dela cause premire des phnomnes qui chappe ses

    procds d'investigation; c'est pourquoi elle n'admet

    pas qu'aucun systme scientifique vienne lui imposer

  • 28

    ce sujet son ignorance, et elle veut que chacun restelibre dans sa manire d'ignorer et de sentir. C'est doncseulement aux causes secondes qu'elle s'adresse, parcequ'elle peut parvenir en dcouvrir et en dterminerles lois, et celles-ci, n'tant que les moyens d'action oude manifestation de la cause premire, sont aussi im-muables qu'elle, et constituent les lois inviolables de lanature et les bases inbranlables de la science.

    Mais nos recherches n'ont point atteint les bornes de

    l'esprit humain; limites par les connaissances ac-

    tuelles, elles ont au-dessus d'elles l'immense rgion del'inconnu qu'elles ne peuvent supprimer sans nuire l'avancement mme de la science.

    Le connu et l'inconnu, tels sont les deux ples scien-

    tifiques ncessaires. Le connu nous appartient et se d-

    pose dans l'exprience des sicles. L'inconnu seul nous

    agite et nous tourmente, et c'est lui qui excite sans cessenos aspirations la recherche des vrits nouvelles dontnotre sentiment a l'intuition certaine, mais dont notre

    raison, aide de l'exprience, veut trouver la formule

    scientifique.*

    Ce serait donc une erreur de croire que le savant quisuit les prceptes de la mthode exprimentale doive

    repousser toute conception priori et imposer silence son sentiment pour ne plus consulter que les rsultatsbruts de l'exprience. Non, les lois physiologiques quirglent les manifestations de l'intelligence humaine nelui permettent pas de procder autrement qu'en passanttoujours et successivement par le sentiment, la raison et

    l'exprience; seulement, instruit par de longues dcep-

  • 29

    tious et convaincu de l'inutilit des efforts de l'esprit r-duit lui-mme, il donne l'exprience une influence

    prpondrante et il cherche se prmunir contre l'im-

    patience de connatre qui nous pousse sans cesse versl'erreur. Il marche avec calme et sans prcipitation larecherche dela vrit; c'est la raison ou le raisonne-ment qui lui sert toujours de guide, mais il l'arrte, leretient et le dompte chaque pas par l'exprience ; sonsentiment obit encore, mme son insu, au besoininn qui nous fait irrsistiblement remonter l'originedes choses, mais ses regards restent tourns vers la na-

    ture, parce que notre ide ne devient prcise et lumi-neuse qu'en retournant du monde extrieur au foyer dela connaissance qui est en nous, de mme que le rayonde lumire ne peut nous clairer qu'en se rflchissantsur les objets qui nous entourent.

  • DISCOURS

    OE

    M. PATIN

  • DISCOURS

    HK

    M. PATIN

    DIRECTEURDEL'ACADMIE

    ENRPONSE

    AU DISCOURSPRONONCPAR M. BERNARD

    POURSARCEPTION

    A L'ACADMIEFRANAISE

    LE 27 MAI1869

    PARIS

    LIBRAIRIEACADMIQUEDIDIER ET C") LIBRAIRES-DITEURS

    QUAIDESAUGUSTINS,3b

    1869

  • DISCOURS

    DE

    M. PATIN

    MOG

    MONSIEUR,

    En vous donnant pour successeur M. Flourens, nousavons assur la mmoire de notre savant confrre un

    avantage qui vous manquera aujourd'hui, celui d'tre

    apprci avec comptence et autorit. Mais l'insuffi-sance ncessaire de mes paroles supplera de reste ce quiparle plus haut que toutes les louanges, mme les plusautorises, ce qui vient de se faire entendre avec clat,ce qu'exprimait, il y a quelques jours, une glorieusefaveur de la puissance souveraine, la haute et gnraleestime que vous ont mrite votre dvouement entier,constant, infatigable, l'avancement de la science phy-siologique et aux progrs correspondants de la science

  • 36

    mdicale; votre singulire habilet interroger la natureet surprendre ses secrets; la lumire nouvelle dontvous avez clair les plus obscurs peut-tre des phno-mnes naturels, ceux qui pourtant semblent si fort notre porte, car ils se produisent en nous, les phno-mnes dela vie.

    Il vient un moment o les grandes dcouvertes scien-

    tifiques franchissant l'enceinte de ces sanctuaires savantsdans lesquels elles s'laborent, dans lesquels elles se

    discutent, se jugent et s'enseignent, arrivent la con-naissance du monde; o, par le mystre mme qui lesvoile encore demi, elles sollicitent sa curiosit et capti-vent son intrt; o elles prennent place parmi les objetsprfrs de ses proccupations intellectuelles ; o, par l,lui apparat avec plus de clart le rapport intime qui rap-proche, qui unit, dans leurs manifestations de l'ordrele plus lev, les sciences et les lettres. Ce moment taitarriv pour vous, Monsieur, quand l'Acadmie franaise,

    prenant la fois conseil et de ses traditions et du senti-ment public, a rouvert pour vous la liste, malheureuse-ment close par des pertes bien regrettables, de ces illus-tres membres de l'Acadmie des sciences, que de tout

    temps elle a t jalouse de s'associer par une sorte deconscration littraire.

    A des crits dans lesquels vous aviez suivi, comme au

    jour le jour, le progrs de vos dcouvertes et la marchede votre enseignement, vous avez fait succder un livrede destination moins spciale et, dans sa gnralit,d'un abord plus facile, qui a puissamment contribu attirer sur vos travaux, dj placs en leur rang par leurs

  • 37

    juges naturels, l'attention et la faveur du public. Votrebelle Introduction l'tude de la mdecine exprimen-tale lui a ouvert, pour ainsi dire, votre laboratoire etl'a fait assister quelques-unes des plus curieuses, des

    plus frappantes de vos expriences, si ingnieusementimagines et conduites, d'un regard si attentif et si p-ntrant, avec une si rigoureuse prcision, vers des rsul-tats certains, fondement lgitime d'une thorie. Enmme temps lui taient expliqus par vous-mme, avecl'autorit que vous donnaient une pratique personnelledes plus suivies et des plus heureuses, comme aussi la

    longue et profonde tude de vos procds d'investiga-tion, les principes de la mthode exprimentale consi-dre dans son application et aux sciences en gnral et,plus particulirement, la physiologie et la mdecine.Il apprenait de vous, dans une exposition o tout n'tait

    pas nouveau et ne pouvait pas l'tre, mais o les reditesmmes taient marques d'un caractre d'originalit, il

    apprenait de vous en quoi diffrent et de quelle manireconcourent ces deux instruments de dcouverte qu'ondsigne par les mots, trop souvent confondus, d'obser-vation et d'exprience; comment un fait que montre, qui sait le voir, l'observation, suggre, dans une intel-

    ligence doue d'invention scientifique, une explicationanticipe, que contrle ensuite l'exprience, soumettantle phnomne des preuves dcisives qui permettentde dterminer avec certitude dans quelles conditions il

    peut ou ne peut pas se produire; avec quelle sage espritde doute et, par suite, quelle libert de jugement il fautprocder de telles oprations, afin d'chapper au dan-

  • 38

    ger, trop rarement apprhend et vit, de n'en aperce-voir les rsultats qu'au travers d'une ide prconue) etdnaturs par ce milieu trompeur; qu'ainsi institue,ainsi conduite, l'exprience n'arrive sans doute, succsmodeste, qu' faire connatre la cause prochaine deschoses et non pas leur principe; mais que, d'autre part,au moyen de cette connaissance qui, toute borne qu'elleest, nous permet de reproduire volont, de modifier,de diriger selon nos vues particulires les phnomnes,l'homme se soumet, s'asservit la nature, dispose en matrede ses forces, les accommode son usage et devient, jerpte une expression spirituelle que Fontenelle se ft

    applaudi de rencontrer, et devient comme le contre-matre de la cration.

    Cette action fconde dela mthode exprimentale doit-elle se renfermer exclusivement dans le domaine de lamatire brute, et ces conqutes auxquelles elle a conduitet conduit sans cesse la physique et la chimie, lui est-ilinterdit de les assurer la physiologie? Vous ne le pen-sez pas, Monsieur, malgr des assertions contraires d'unordre trs-considrable, et vous avez acquis le droit dene le point penser. Dans la partie la plus spcialementphysiologique de votre ouvrage, qui en est en mme

    temps la partie la plus tendue et la plus neuve, vousavez tabli victorieusement, ce qu'il semble, que l'ex-

    prience, telle que vous la dfinissez, a prise sur la ma-tire vivante elle-mme; que, dans les corps vivants, bien

    que leur extrme complexit les rende des plus difficiles tudier, elle peut, quoi qu'on en ait dit, isoler lesdivers appareils de l'organisme, et, par les preuves aux-

  • 39 -

    quelles elle les soumet, dterminer les conditions de leurfonctionnement rgulier; que ce travail, activement etefficacement poursuivi de nos jours, prpare, pour une

    poque encore bien loigne sans doute, l'avnementd'une mdecine nouvelle, non plus seulement empiriqueet conjecturale, mais svrement scientifique.

    Je rsume, Monsieur, comme je le puis, bien impar-faitement et bien schement, un livre qui, par la richessedes dveloppements, par l'abondance et la nouveautdes vues, par la chaleur loquente de la conviction, avivement intress, en dehors du cercle des savants,de nombreux lecteurs, et rendu presque populaire, avecla physiologie elle-mme, son habile et heureux promo-teur..

    Vous avez d, Monsieur, on ne saurait s'en plaindreet l'on doit plutt s'en applaudir, vous prter seconderla favorable disposition, le mouvement empress des

    esprits. De l, dans les plus graves et les plus accrditesde nos Revues, dans ces runions publiques galementconsacres l'active propagation des ides, utiles autant

    qu'agrables intermdiaires entre la science et la curio-sit du monde, d'officieuses communications o, avec unart d'exposition dont vous avez tout l'heure donn unenouvelle preuve, vous vous tes employ mettre la

    porte de tous et, pour ainsi dire, en circulation, lesnouveauts introduites par vous dans le trsor de nosconnaissances.

    Les fictions dont s'amuse l'imagination sont quelque-fois moins merveilleuses que les ralits de la science.Vous l'avez remarqu, Monsieur, en 1864, dans un ar-

  • 40

    ticle (1) bien propre justifier cette pense. Il s'agissaitd'une prparation toxique appele curare, qu'emploientles sauvages de l'Amrique du Sud pour empoisonnerleurs flches, et dont vous avez fait, dans l'intrt del'humanit et au grand profit de la science, un sujet d'ex-

    priences physiologiques. Vous retraciez, par des imagesd'une vrit descriptive saisissante, les effets apparentsdu poison, assez semblables dans leur succession rapide l'invasion subite et paisible du sommeil. Et puis, pri-ptie imprvue d'un effet tragique, vous avertissiez quece calme tait mensonger et cachait une torture des pluscruelles. En effet, vous l'aviez constat, le curare ne

    s'attaquant dans le corps soumis son action qu'auxnerfs moteurs, et laissant intacts les nerfs de la sensibi-

    lit, l'tre sentant conservait la conscience douloureusede l'envahissement graduel qui supprimait successive-ment en lui tous les mouvements jusqu'au dernier, lemouvement respiratoire. Au mcanisme de la mort vous

    opposiez en finissant, concluant votre drame physiolo-gique par un dnouement heureux, le mcanisme duretour la vie. Dans ce corps que la vie allait quitter, la

    respiration, artificiellement ramene, permettait au sangde reprendre son cours et d'entraner hors de l'conomiele terrible poison que d'adroites ligatures, alternative-ment appliques et enleves ou modrment serres, nelaissaient passer qu'en doses dsormais innocentes.

    Vous ne pouviez, Monsieur, par un plus frappant exem-

    ple, initier le public la connaissance d'une des plus

    (1) Revuedes Deux-Mondes,septembre 1864, p. 164.

  • 41

    intressantes pratiques de votre mthode d'exprimen-tation. Ce n'a pu tre non plus sans un sentiment de

    surprise voisin de l'admiration qu'il a appris le rle inat-

    tendu qu'y jouent les poisons, ces redoutables agents de

    destruction, apprivoiss en quelque sorte par votre art,rendus inoffensifs, peut-tre bientt secourables,' et

    transforms en instruments d'analyse scientifique.Une autre-fois, en 1865, devant l'auditoire mondain

    1 que reoivent le soir les murs de la grave Sorbonno,traitant de la physiologie du cur et de ses rapports avec

    le cerveau (1), vous avez ajout l'attrait d'un tel sujet,trait par vous, celui d'une piquante application de la

    physiologie la littrature. Comment le cur, qui n'est

    pour l'anatomiste et le physiologiste que l'organe centralde la circulation du sng, a-t-il pu devenir lgitime-ment, dans le langage mme le plus usuel, et cela entous temps, en tous lieux, ce qu'il n'appartient d'tre

    qu'au cerveau, c'est--dire le sige de nos affectionsmorales? Vous l'avez fait comprendre par une attachante

    exposition des relations mutuelles, de l'action rciproque,qui font concourir les deux organes l'expression dusentiment. Le sentiment, vous l'avez montr, a son re-tentissement soudain, d'abord dans le cur, au moyendes nerfs moteurs qui du cerveau s'y rendent, et puisdans le cerveau lui-mme, sous l'influence du sang quele cur, dont le rhythme rgulier a t troubl, lui en-

    voie, avec des alternatives de ralentissement et d'acc-

    (1) VoyezRevuedescourspublics, 1865; RevuedesDeux-Mondes,mars 1865,p. 236.

  • 42

    lration, de raret et d'abondance, aussitt accuses audehors par la pleur et la coloration du visage. Une partdoit donc tre attribue au cur, sinon dans la produc-tion, du moins dans les manifestations des passions quinous meuvent ; ces manires de parler, pour ainsi dire

    instinctives, qui l'y font intervenir, ne sont nullementcontredites par la physiologie, bien au contraire; etl'art, vous l'y invitez, peut, sur la foi de la science,en user en toute scurit. Souhaitons seulement qu'iln'abuse point, par trop de prtention scientifique, devos explications. Nous n'avons dj que trop de pen-chant substituer la peinture nave de la passion, non-seulement son analyse psychologique, mais l'interprta-tion, quelquefois bien minutieuse et bien subtile, quesemblent en donner les traits, l'expression changeantedu visage, les attitudes du corps.

    L'Exposition universelle des produits de l'industrie aeu rcemment pour consquence une exhibibition d'unautre genre; ces Rapports o, sur l'invitation du gou-vernement, nos divers progrs intellectuels en ce sicle,et particulirement dans ses vingt-cinq dernires annes,ont d tre exposs par les hommes qui semblaient le

    plus naturellement appels en devenir les historiens etles reprsentants officiels. A ce double titre, Monsieur, il

    vous appartenait de faire au public europen les honneurs

    de la physiologie franaise, d'une science laquelle les

    ides nouvelles de Lavoisier et de Laplace sur l'identit

    des phnomnes physiques et chimiques dans les corpsbruts et dans les tres vivants, l'introduction de l'anato-

    mie gnrale des tissus par Bichat, celle de l'investiga- 4

  • 43

    tion exprimentale par votre matre Magendie, ont donnune impulsion puissante, bientt propage avec fcon-dit l'tranger. Quels ont t pendant le quart de sicle

    qui vient de s'couler, pour les divers phnomnes de la

    vie, les problmes qu'elle s'est poss, la mthode qu'elleya applique, les solutions auxquelles elle est parvenue,celles qu'il lui reste chercher, vous le dites, Monsieur,faisant chacun, dans l'uvre commune, sa juste part,et n'indiquant qu'avec rserve la vtre, qui n'est pas la

    moindre, en quelques pages prcises et substantielles,

    pleines de faits et d'ides, o nul dtail important n'-

    chappe votre analyse, et qui sont en mme tempsaussi synthtiques que le comporte l'tat prsent desconnaissances.

    L'homme est-il compris tout entier dans cette sciencede la vie qui vous doit, plus qu' tout autre, sa consti-tution dfinitive, son rapide avancement, et dont les

    ouvrages que je viens de passer en revue font si bienconnatre le but et les procds, la marche et les pro-grs? Vous ne le prtendez pas, Monsieur; et, tout l'heure encore, quand dans un langage dont on a t

    justement frapp, vous assigniez la physiologie unesituation intermdiaire entre les sciences de la nature etles sciences de l'esprit, vous reconnaissiez implicitementqu'il se passe en nous quelque chose, qu'il y a quelquechose hors de la nature sensible, que n'ont point encoreatteint les dterminations de la mthode exprimentale,et dont il est loisible de poursuivre la connaissance pard'autres voies. Si, dans l'ordre spcial de recherches

    auxquelles vous vous tes vou, pour prserver l'iut-

  • 44

    grit de votre jugement de toute proccupation dce-vante, vous vous maintenez dans une indpendanceabsolue l'gard de la philosophie et des systmes entrelesquels elle se partage, vous tes loin de vous associer l'intolrante proscription qui voudrait l'exclure, commeconvaincue d'impuissance et d'inutilit, de la libert depenser. Vous la laissez libre dans son domaine, commevous demandez qu'on laisse la physiologie libre dans lesien. Vous exprimez mme l'espoir que, parties de pointssi divers, l'une des faits observs dans le monde extrieur,l'autre de ceux qui se dcouvrent la conscience, la

    physiologie et la philosophie pourront un jour se ren-

    contrer, se reposer, car, vous aimez le proclamer, lavrit est une, dans des conclusions communes. Tel estaussi l'espoir de quelques-uns de nos principaux philo-sophes qui, anims pour vous de la vive sympathie quevous leur tmoignez et que justifie de leur part le carac-tre minemment philosophique de vos doctrines, ontcru y apercevoir, en les soumettant l'examen srieux

    qu'elles appellent, des traces de mtaphysique: soit dansce qui. semble attester avec vidence la spontanit de

    l'esprit, dans cette ide priori, point de dpart nces-

    saire, dites-vous, rptez-vous souvent, de l'exprience,sorte de pressentiment qui rvle par avance au gniescientifique les lois, par lui cherches, de la nature; soitdans ce qui ne peut se comprendre que comme l'effetd'une intelligence cratrice, dans cette ide organiqueque vous montrez prexistant, prsidant l'assemblage,au concert des rouages de la machine humaine, et en con-fondant les actions diverses dans une harmonique unit.

  • 45 -

    Mais ce sont l des considrations que je risqueraisd'affaiblir, de compromettre en y insistant; j'aime mieuxrentrer dans le rle qui me confient en remarquantqu' l'essor philosophique de votre pense a rpondu,comme il tait naturel, l'lvation de votre style. C'est,par exemple, une page vritablement loquente quecelle o vous clbrez, avec l'accent d'une gratitudepersonnelle, l'action puissante et fconde de la philoso-phie sur le mouvement des sciences; o vous dpeignezles nobles et svres joies, bien connues de vous, quedonnent au savant la conqute et la poursuite mme dela vrit. Nos auditeurs me sauront gr de vous-rendre,pour quelques instants, la parole, en la citant :

    (e Comme exprimentateur, j'vite les systmes , phil osophiqijes, mais je ne saurais pour cela repousser .cet esprit philosophique qui, sans appartenir aucun systme, doit rgner non-seulement sur toutes les sciences, mais sur toutes les connaissances humaines. Au point de vue scientifique, la philosophie reprsente l'aspiration ternelle de la raison humaine vers la connaissance de l'inconnu. Ds lors les philosophes se tiennent toujours dans les questions en controverse et dans les rgions leves, limites suprieures des scien- ces. Par l ils communiquent la pense scientifique un mouvement qui la vivifie et l'ennoblit; ils fortifient l'esprit en le dveloppant par une gymnastique intel- lectuelle gnrale, en mme temps qu'ils le reportent sans cesse vers la solution inpuisable des grands pro- blmes; ils entretiennent ainsi une sorte de soif de

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    l'inconnu et le feu sacr de la recherche qui ne doi- vent jamais s'teindre chez un savant.

    En effet, le dsir ardent de la connaissance est l'unique mobile qui attire et soutient l'investigateur dans ses efforts; et c'est prcisment cette connaissance qu'il saisit rellement, et qui fuit cependant toujours devant lui, qui devient la fois son seul tourment et son seul bonheur. Celui qui ne connait pas les tour- ments de l'inconnu doit ignorer les joies de la dcou- verte qui sont certainement les plus vives que l'esprit de l'homme puisse jamais ressentir. Mais, par un ca- price de notre nature, cette joie de la dcouverte tant cherche et tant espre s'vanouit ds qu'elle est trouve. Ce n'est qu'un clair dont la lueur nous a d- couvert d'autres horizons vers lesquels notre curiosit inassouvie se porte encore avec plus d'ardeur (i).

    Ces belles paroles, o vous vous tes involontairement

    peint vous-mme, me ramnent naturellement au sou-venir de votre prdcesseur, qui elles peuvent aussi

    s'appliquer. Comme vous, il a t touch de la passionque vous avez si bien dcrite, et il l'a satisfaite dans lemme ordre de recherches, mais avec un moins entierdvouement. Son ardeur s'est partage, presque ds ses

    dbuts, entre la science et les lettres; les lettres, commel'entendait Fontenelle lorsqu'il disait dans la prface deson Histoire de l'Acadmie des sciences: Ce n'est gureque dans ce sicle-ci que l'on peut compter le renou-

    (1) Introduction l'tudede la mdecineexprimentale,p. 387.

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    vellement des mathmatiques et de la physique. M. Des-cartes et d'autres grands hommes y ont travaill avectant de succs que, dans ces genres de littrature, tout a

    chang de face. L'illustration scientifique et littraire de M. Flourens

    datait de loin. De bonne heure, les remarquables m-moires o le jeune physiologiste rvlait, dans un stylesi net, si clair, si prcis, d'une lgance si approprie,les plus secrets mystres de notre organisme, l'avaient

    dsign l'Acadmie des sciences, empresse de se l'as-

    socier, comme digne de devenir un jour l'un de ses in-

    terprtes officiels. De bonne heure aussi, en applaudis-sant chaque anne, avec le public, ces loges historiquesdans lesquels le nouveau secrtaire perptuel de l'Acad-mie des sciences montrait discrtement un savoir si vari,faisait preuve d'un jugement si libre et si sur, d'un artde composition et de style si dlicat, l'Acadmie fran-

    aise lui avait destin une de ces places qu'avaient occu-

    pes dans son sein, qu'avaient honores d'ge en geMairan, Buffon, d'Alembert, Maupertuis, laCondamine,Condorcet, Bailly, Vicq d'Azir, Laplace, Fourier, Geor-

    ges Cuvier! Il ya sig pendant un quart de sicle, et son

    nom, avec celui de Biot, que nous avons possd plustard, et pour trop peu de temps, s'ajoute honorablement la liste de ces glorieux anctres acadmiques dont, ence moment, vous recueillez lgitimement l'hritage.

    Les loges historiques forment, depuis Fontenelle, quil'a en quelque sorte inaugur, un genre de littrature

    que des succs continus et divers nous ont rendu propre,un genre plein d'attrait, mais aussi plein de difficults.

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    Suivre la fois, dans un discours de dimension res-treinte, le mouvement gnral de la science ou de l'art,et les travaux individuels d'un savant, d'un philosophe,d'un publiciste, d'un historien, d'un pote, d'un artiste;mler, dans une juste mesure, l'intrt piquant de la

    biographie et l'intrt plus austre de l'exposition criti-

    que; concilier la bienveillance de la louange et l'impar-tiale svrit de l'apprciation ; rpondre l'attente s-rieuse des juges spciaux, sans dcourager l'attentionmoins grave d'un auditoire mondain auquel il faut plairepour garder le droit de l'instruire: c'est l une tche v-ritablement difficile, mais qui, chez nous, a toujoursoffert et ne parat pas devoir cesser d'offrir la varitdes esprits et des talents une favorable matire. Il n'est

    que juste de compter parmi ceux qui s'y sont le plus heu-reusement exercs M. Flourens, dont la parole, depuis1833, s'est fait entendre annuellement, sans dsavantage,avec l'accent qui lui tait propre, dans la tribune aca-

    dmique de Cuvier.Il s'est montr encore un digne historien des savants

    dans des ouvrages dont le sujet intressait la fois l'Aca-dmie des sciences et l'Acadmie franaise, et qui, par derares mrites de solidit et d'lgance, pouvaient tre

    avous galement de toutes deux. Dans ces ouvrages demdiocre tendue, mais non de mdiocre valeur,M. Flourens s'appliquait exposer les mthodes etles ides, analyser les travaux, expliquer le gniede trois hommes, objet constant de sa proccupation,

    qu'il admirait, qu'il tudiait, auxquels il demandait

    son inspiration, dont, selon l'expression du pote

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    latin, il suivait de loin, sans servilit, dont il adoraitles traces, Fontenelle, Buffon, et, plus prs de lui, il avait t son disciple, et, dans l'enseignement, son

    collaborateur, il se flicitait sans cesse, il se faisait gloired'avoir vcu prs de lui, Georges Cuvier. Par ces

    hommages dignement rendus des gloires quelquefoismal comprises ou mme injustement contestes, M. Flou-

    rens, en s'honorant lui-mme, a bien mrit des lettres

    franaises.Elles lui doivent une particulire reconnaissance pour

    avoir mis en lumire, dans les charmants crits de Fon-

    tenelle, ce qu'ils reclaient sous leurs grces, parfois un

    peu tudies, de connaissances varies et prcises, devues fines et justes, de libre et saine philosophie; dansl'uvre de Buffon, au lieu de brillantes, mais vaines hy-pothses, des ides de gnie, comme les appelait Cuvier,en avance sur les dcouvertes de la science plus d'unefois annonces et suscites par elles; au lieu de la pompedclamatoire dont on fait faussement son caractre ha-

    bituel, d'aprs certains morceaux d'clat trop exclusi-vement reproduits dans nos recueils de littrature, cette

    grandeur, cette svrit d'ordonnance, cette ampleur,cette richesse de dveloppements, cette progression de

    mouvement, cette proprit nergique et cette dignitsoutenue de langage, tous ces mrites suprieurs de

    composition et de style dont il avait donn de si magni-fiques exemples avant d'en exposer, devant l'Acadmie

    franaise, la thorie.L'art d'crire a toujours occup, et trs-srieusement,

    M. Flourens: il l'tudiait chez les matres, et dans les

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    moments dont lui permettaient de disposer ses fonctionsacadmiques de double nature, le double enseignementqui lui tait confi, la poursuite persvrante de ses re-cherches propres, il s'y exerait avec une ardeur, uneapplication attestes par de constants progrs. Il ne luidemandait au reste, en savant touch avant tout des in-trts de la science,, que ce qui pouvait en faciliter, enhter l'utile diffusion, ces simples mais non vulgairesmrites d'ordre, de clart, de justesse, de prcision, quila rendent accessible: ajoutons un peu de ce superflu,chose si ncessaire, qu'on appelle l'lgance; car la

    science, en se proposant d'instruire les hommes, et pourles instruire plus srement, n'est pas et ne peut pas tre

    compltement dsintresse du soin de leur plaire.Elle a plu, et beaucoup, je dois le redire aprs vous,

    dans ceux des ouvrages de M. Flourens, nombreux au-tant que divers et souvent rimprims, qu'il a publisdans la seconde moiti de sa vie, dans le temps o le

    disputaient dsormais aux sciences de la nature les scien-ces de l'esprit. Il y a trait, et pour tout le monde, je ne

    puis, en ce qui me concerne, que lui en rendre grce, de

    quelques parties des sciences naturelles, de quelquespoints de leur histoire, de certaines questions .particu-lirement, qui relvent de la zoologie, de la physiolo-gie et tout ensemble de la psychologie. Ce sont les critsd'un philosophe non moins que d'un savant, je diraisencore volontiers d'un littrateur non moins que d'un

    philosophe. L'ordonnance en est simple et claire, les

    proportions justes, les formes d'exposition et de discus-sion nettes et vives, le style toujours pur, toujours l-

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    gant, d'un tour ingnieux et sans aucune aridit tech-

    nique. Des citations choisies avec got, encadres avec

    art, commentes avec dlicatesse, y font utilement et

    agrablement intervenir les savants, les philosophes,dont l'autorit est invoque, les opinions ou adoptesou contestes; ils n'y paraissent gure, sans qu'uncrayon sobre et sr les marque au passage de traits ca-

    ractristiques. Ils forment, par exemple, une bien int-ressante galerie dans l'excellent volume o est de non-veau dbattue et, ce semble, dfinitivement rsolue la

    question si longtemps controverse de l'instinct et de

    tintelligence des animaux. Auprs de Descartes et de

    Condillac, de Buffon et de Raumur, je ne rappelle queles plus grands, les plus illustres, y a sa place mme un

    pote, philosophe ses heures, l'avocat naturel des tres

    qu'il a si bienfait penser et parler, la Fontaine. Un nomcher l'auteur y revient surtout frquemment, mais un nouveau titre; il dsigne cette fois l'assidu, le pers-picace, le spirituel observateur des murs des animaux,qui n'a voulu pour son tombeau que cette modeste ettouchante pitaphe: Frdric Cuvier, frre de GeorgesCuvier.

    Dans celui des ouvrages de M. Flourens qu'on a le

    plus lu peut-tre, parce qu'il flatte un de nos sentimentsles plus universels, en reculant scientifiquement, vousvenez de dire de quelle manire, les limites des divers

    ges et le terme de la vie, la physiologie aboutit, nonplus la psychologie, mais la morale, la morale pra-tique. C'est surtout en moraliste qu'y parle M. Flourens.Le fonds de vie considrable qui, selon ses calculs, nous

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    .a t dparti, il n'en promet la jouissance qu' l'homme

    qui, chappant aux causes accidentelles de destruction,saura l'administrer avec sagesse. Ce livre est plein d'u-tiles conseils, donns en termes persuasifs, et dont l'au-teur avait le premier fait son profit, hlas! bien vaine-ment. Qui ne l'et cru appel par la rgularit de seshabitudes, l'exercice constant et modr de ses heureusesfacults, par le calme d'une me dont les passions domi-nantes taient visiblement l'amour de la science et des

    lettres, l'ambition confiante et sans mcomptes de lapaisible gloire qu'elles procurent, qui ne l'et cru, dis-

    je, appel attester longtemps par son propre exemplela vrit de sa sduisante thorie?

    Je ne dois pas oublier, dans ce rapide rappel destitres littraires de M. Flourens, les nombreux et excel-lents articles dont, pendant de longues annes, sa zlecollaboration a enrichi le Journal des Savants. Ils nesont point travaills avec moins de soin que ses autres

    crits; ils ne leur sont point infrieurs, et, c'est en faireassez l'loge, ils en ont quelquefois fourni les lments.Par eux s'est termine sa laborieuse carrire, que l'at-

    teinte, l'invasion inattendue d'un mal cruel, ont prma-turment interrompue. Je crois l'entendre encore nouslire pniblement, d'une voix qu'enchanait dj l'engour-dissement progressif de ses organes, ces pages dernireso s'attestait encore et semblait en mme temps rendre

    tmoignage ses convictions spiritualistes l'activit in-

    dpendante de sa pense.Un vide sensible s'est fait par sa mort dans l'Acad-

    dmie franaise, o la rectitude de son esprit, la douce

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    l'.iris.ImprimerieAdolpheLaine,ruedesSaints-Pres,19.

    fermet de sa parole, ses manires aimables et conci-liantes lui avaient acquis, en toute discussion, en toute

    dlibration, une juste et facile autorit. Les tristesannes qu'il a passes loin de nous, dans l'isolement

    auquelle condamnait la maladie, et sous la tutelle vigi-lante de la tendresse domestique, ne nous avaient pointaccoutums son absence, et, quand nous avons achevde nous sparer de lui, sa perte a t pour nous, comme

    pour l'Institut tout entier et pour le public, le sujet de

    regrets aussi vifs qu'ils seront durables. Vous les adouci-rez toutefois, Monsieur, nous en avons la confiance,par tout ce que nous promettent d'honorable et utile

    concours, de sr et agrable commerce, la solidit et ladistinction de votre savoir, l'lvation de vos ides, les

    qualits si dignes d'estime- et d'affection, si unanime-ment apprcies, de^'tr^praot^re.