Claire Thornton - Mariage à Hazelhurst

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Mariage à Hazelhurst CLAIRE THORNTON

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Mariage Hazelhurst

CLAIRE THORNTON

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Chapitre 1

Mon Dieu ! soupira Charity en portant les mains ses joues. Ainsi, matre Canby, nous serons obliges de quitter Hazelhurst si nous ne trouvons pas vingt mille livres avant la fin de ce mois ? Cest malheureusement exact, mademoiselle Mayfield, confirma lavou.

Puis-je connatre la raison de cet ultimatum ?

Certainement, mademoiselle. Votre pre avait engag cette demeure pour garantir une dette. Selon les termes de laccord dpos mon tude, cette dernire devait tre entirement rembourse le 1er mars 1766. Or, comme vous le savez, monsieur votre pre a trouv la mort deux jours aprs la signature du document.

Jentends bien, matre. Mais ceci ne mexplique pas pourquoi mon pre avait emprunt autant dargent, et surtout, pourquoi ne men informe-ton quaujourdhui, aprs lexpiration du dlai fix pour le remboursement ?

Visiblement embarrass, Canby dtourna les yeux.

Je porte lentire responsabilit de ce retard, mademoiselle Mayfield, confessa-til dune voix sourde. Bien entendu, je connaissais lexistence de ce document. Et je ne doutais pas que votre pre avait lintention de rembourser son crancier, mais il est dcd au moment mme o notre plus jeune fils perdait la vie dans un accident tragique. Mon pouse

Je sais, interrompit Charity dune voix douce. Inutile dvoquer ces souvenirs douloureux.

Onze mois auparavant, peu aprs la disparition du propritaire dHazelhurst, le jeune Canby stait noy dans la rivire. Folle de douleur, la femme de lavou avait bien failli en perdre la raison, et Me Canby lui-mme, abattu par le chagrin, avait nglig son travail pendant plusieurs mois.

Javoue que, dans mon dsarroi, javais oubli la date dchance de cette dette, reprit-il humblement. Il nen demeure pas moins que le crancier fait valoir ses droits sur la proprit Je suis vraiment dsol, mademoiselle Mayfield. Tout cela est ma faute.

Appuyant son front contre la vitre, Charity poussa un long soupir.

Dans le parc, le soleil de fvrier jouait sur la neige tincelante. Bientt, les premiers perce-neige dploieraient leurs ptales sur les vastes pelouses et ds les premiers jours de mars, le domaine dHazelhurst nappartiendrait plus aux Mayfield.

Pardonnez-moi, matre, mais les raisons exactes de cet accord entre mon pre et le comte dAshbourne dont jignorais lexistence jusqu ce jour mchappent totalement. Pourquoi papa lui a-til emprunt cette somme et comment envisageait-il de la rembourser ?

A vrai dire, mademoiselle, ces vingt mille livres reprsentent une dette de jeu.

Une dette de jeu ! rpta Charity, consterne.

Repoussant sa chaise, elle traversa la pice dun pas hsitant. En cet instant, toutes ses certitudes, tous ses rves davenir seffondraient. Jamais elle naurait cru son pre capable de se ruiner sur le tapis vert. Si seulement elle avait pu compter sur un maigre hritage, elle aurait rembours en partie le comte dAshbourne mais elle navait pas un sou vaillant. La situation semblait sans issue : ds les premiers jours de mars, Hazelhurst passerait aux mains du comte !

Elle secoua la tte avec accablement. Ny avait-il vraiment aucun moyen de repousser cette terrible chance ?

Quen est-il de largent que ma laiss mon oncle ?sexclama-telle soudain. Cette somme ne pourrait-elle maider sauver Hazelhurst ?

Hlas, mademoiselle les consignes de monsieur votre oncle sont trs claires cet gard : vous ne pourrez pas disposer de votre hritage avant votre trentime anniversaire, moins de vous marier dici l. M. Kelland a particulirement insist sur ce point au moment de rdiger son testament.

Charity retint un soupir : son oncle stait donc montr rtrograde jusque dans ses volonts testamentaires. Persuad que la sagesse ne venait aux femmes quavec lge ou le mariage , il lui interdisait laccs son hritage au moment o elle en avait le plus besoin !

Sans doute, acquiesa-telle, mais la perspective dhriter de cette fortune pourrait me permettre demprunter les vingt mille livres que rclame le comte dAshbourne. Les banquiers y verraient une sorte de garantie, nest-ce pas ?

Ce serait une solution, en effet. Mais votre crancier devrait attendre sept ans avant de rentrer dans ses fonds, et je crains quil ne vous le fasse payer trs cher. A mon sens, ce ne serait pas raisonnable, mademoiselle Mayfield.

Charity hocha la tte regret.

Nayez crainte, toutefois : vous ne serez pas dans le besoin, reprit-il avec un regain doptimisme. Vous percevez une rente fort convenable de feu M. Kelland et votre mre dispose de coquets revenus. Evidemment vous devrez renoncer Hazelhurst.

Cest ce renoncement qui me cote le plus, matre. Je ne my rsoudrai pas sans tre certaine davoir tout tent Peut-tre y a-til un autre moyen de sauver le domaine ?

Levant les yeux vers son visiteur, elle reprit vivement :

Pardonnez-moi, matre, je manque tous mes devoirs. Puis-je vous offrir une tasse de th ?

Non, merci, dclina lavou, visiblement soulag de stre acquitt de sa mission sans trop dencombre. Je vais vous quitter, prsent. Le travail mattend !

Le regard inquiet quil lana vers la porte nchappa pas Charity. Sans doute craignait-il de voir surgir Mme Mayfield ! Malgr toute laffection quelle portait sa mre, la jeune femme nignorait pas quelle fatiguait ses interlocuteurs par ses questions droutantes et son bavardage incessant.

Au fait, matre, le comte dAshbourne a-til dj pris contact avec vous ? senquit-elle en savanant pour le raccompagner.

Euh non, mademoiselle Mayfield.

Dans ce cas, je vous prie de le faire. De mon ct, je me charge dannoncer la triste nouvelle ma mre.

Il acquiesa dun air compatissant.

Ah ! Jallais oublier, mademoiselle Mayfield : votre voisin, lord Riversleigh, est mort hier.

Vraiment ? Inutile de men cacher avec vous, matre Canby : cet homme ne minspirait aucune sympathie. Il tait violent, tyrannique, et honni de toute la noblesse des environs. Comment cela sest-il pass ?

Son phaton sest renvers dans Hyde Park et il a t tu sur le coup, ainsi que son fils Harry, qui se trouvait avec lui. Nul doute quEdward, le nouveau lord Riversleigh, ne tardera pas prendre possession des terres de ses anctres !

Sur ces prcisions, lavou rassembla ses documents, quil rangea soigneusement dans sa sacoche, et prit cong.

Demeure seule, Charity se laissa choir dans un des vastes fauteuils de la bibliothque. Ainsi, la chance avait enfin souri Edward, son ami denfance ! Si elle excrait le vieillard qui venait de trouver la mort dans un accident, elle chrissait tendrement son petit-fils, orphelin mpris par son entourage.

Un frisson la ramena soudain la ralit : des courants dair agitaient les rideaux dans cette partie de la maison expose au vent du nord, qui venait de se lever. Lhiver toucherait bientt sa fin mais elle devrait quitter Hazelhurst avant les premiers frmissements du printemps, se rappela-telle avec tristesse.

Sexhortant au courage, elle monta voir sa mre, quelletrouva au lit, emmitoufle dans un chle, en train de siroter une tasse de chocolat. Une dizaine de grosses bches crpitaient pourtant dans la chemine, transformant la pice en vritable fournaise.

La fin de lhiver approche, ma chrie ! sexclama Mme Mayfield en resserrant son chle sur ses paules. Cette saison minsupporte. Si tu savais comme jai hte de me rendre la soire des Leydon pour me distraire un peu ! Encore faudrait-il que la neige cesse de tomber, sans quoi je serai condamne rester cloue ici pendant des semaines. Je me souviens quun jour ton pre

Maman, jai vous parler de choses srieuses, linterrompit Charity.

Choisissant ses mots avec soin, elle annona la nouvelle sa mre avec tant de mnagements que cette dernire lui pargna ses cris de douleur et lvanouissement dont elle tait coutumire.

***

Plus tard dans la soire, Charity se retira dans la bibliothque pour songer son avenir. Par souci dhonntet, elle avait inform toute la maisonne de la dette que son pre avait contracte envers le comte dAshbourne, et chacun, du cocher la gouvernante, lavait presse de questions inquites. Elle stait patiemment efforce de rassurer tout le monde mais pour combien de temps ? Dans le silence de la maison endormie, elle sinstalla auprs de la chemine, attisa les braises et les regarda se consumer un long moment, cherchant linspiration dans les flammes rougeoyantes. Enfin, elle sassit son bureau, tailla sa plume et la trempa dans lencrier.

Trs cher Edward,

Jai appris aujourdhui mme le dcs de ton grand-pre et de ton oncle. Bien entendu, je tadresse mes plus sincres condolances mais nous savonslun et lautre que leur disparition naffectera personne. Le personnel de Riversleigh Hall se rjouit certainement de te voir devenir le nouveau matre des lieux, et je ne doute pas que chacun, chez toi, envisage lavenir avec srnit.

De mon ct, les nouvelles sont nettement moins agrables : mon avou ma informe ce matin mme que mon pre avait contract une dette de jeu peu de temps avant sa mort. La somme est dune telle importance que maman et moi devrons cder Hazelhurst au crancier dici la fin du mois moins de trouver vingt mille livres en quelques jours, ce qui me parat totalement illusoire.

Toute la maisonne est plonge dans un vif dsarroi, et Mme Wendle, la gouvernante, qui dirige Hazelhurst depuis prs de quarante ans avec le zle que tu connais, erre de pice en pice comme une me en peine.

Tu te souviens sans doute de Jacob Kelland, le frre de ma mre ? Alors que nous le prenions pour le parent pauvre de la famille, il a surpris tout le monde en me lguant une coquette somme, assortie, hlas, des clauses les plus dsesprantes qui soient : je ne peux en effet disposer de cet hritage avant mon trentime anniversaire ou mon mariage vnements qui nont aucune chance de se produire avant la fin de ce mois !

Je nignore pas, cher Edward, que tu nas pas la moindre intention de prendre femme dans les jours qui viennent. A cela, tu prfres sans doute poursuivre tes chres tudes, et je te comprends fort bien. Je me permets cependant dattirer ton attention sur cette affaire car, jen suis persuade, largent de loncle Jacob pourrait servir tes intrts autant que les miens.

Riversleigh Hall est hypothqu, ce nest un secret pour personne. Or, si tu acceptais de mpouser, lafortune dont jhriterais me permettrait de conserver Hazelhurst et de lever les hypothques sur Riversleigh. Jajoute quil resterait sans doute assez dargent pour nous offrir un voyage de noces Rome, ville que tu rves de dcouvrir.

Ma dmarche te parat sans doute bien audacieuse, mais la solution que je propose me semble de nature amliorer nos destines. Jespre de tout cur quelle aura ton agrment.

Jattends ta rponse avec impatience.

Aprs avoir appos sa signature au bas de la lettre, Charity sapprtait la cacheter, quand elle se ravisa avec un froncement de sourcils.

P.-S. : le bail de la ferme de Bellow est parvenu chance depuis plus dun mois, et comme M. Bellow part vivre chez sa fille, il te faut chercher un nouveau locataire. Ton grand-pre souhaitait y installer Cooper, mais M. Guthrie, ton rgisseur, penche plutt pour Jerry Burden. Japprouve totalement ce choix. Dcide-toi vite, car il nest pas bon de laisser une ferme sans fermier.

La jeune femme relut sa missive, puis elle y apposa son cachet avec un sourire satisfait. Dsormais, il ne lui restait plus qu attendre la rponse de son cher Edward.

Chapitre 2

Une semaine scoula. Le soleil revint, et loptimisme avec lui. Charity fit des bouquets de perce-neige, qui apportrent une touche de gaiet aux pices de la vaste demeure. En dpit des soucis qui lassaillaient, Mme Mayfield accepta de se rendre chez les Leydon pour se changer les ides. Profitant de son absence, sa fille semploya mettre un peu dordre dans le grenier, et, par l mme, dans ses souvenirs. Elle travaillait depuis une petite heure lorsque la voix de son valet se fit entendre : Mademoiselle ?

Oui, Charles. Quy a-til ?

Le jeune homme passa la tte dans lembrasure de la porte.

Lord Riversleigh vous attend dans la bibliothque, annona-til une Charity couverte de poussire.

Abandonnant sa brasse de vieilles hardes, elle se prcipita dans lescalier et ouvrit la vole la porte du salon.

Edward ! scria-telle. Je savais que tu

Elle simmobilisa sur le seuil, portant instinctivement la main ses cheveux pour se recoiffer.

Lhomme qui se tenait au milieu de la pice ntait pas Edward Riversleigh. Grand, les paules larges, dune lgance raffine, il ne lui voquait aucun visage connu.

Je vous demande pardon monsieur, balbutia-telle.

Comment son valet avait-il pu confondre ce gentilhomme avec Edward ? Un simple regard aurait suffi les distinguer lun de lautre. A moins que Charles nait jamais vu le jeunelord ce qui tait fort probable, songea-telle soudain, puisquil ntait son service que depuis trois semaines !

Veuillez mexcuser, monsieur. Je mattendais trouver Edward Riversleigh. Que puis-je pour vous ?

Cest moi de vous prsenter mes excuses, mademoiselle Mayfield, rectifia-til dune voix bien timbre. Je vous dois une explication.

Comme il sapprochait pour la saluer, elle remarqua le gris de ses yeux un gris sombre et envotant.

Vraiment ? bredouilla-telle, trouble par cette rencontre inattendue.

Vous tes bien mademoiselle Charity Mayfield ? questionna-til en haussant les sourcils.

Oui cest exact.

Je prfrais men assurer. Permettez-moi de me prsenter : mon nom est Jack Riversleigh.

Jack Riversleigh ? rpta-telle dans un souffle.

Oui, le fils de Richard Riversleigh, lautre oncle de votre ami Edward.

Ah ! Donc, si je comprends bien vous prcdez Edward dans lordre de la succession ?

Vous avez parfaitement compris, mademoiselle.

Je croyais que Richard Riversleigh tait mort depuis longtemps, couvert dopprobre, confia-telle sans dissimuler son tonnement.

Mon pre est mort de sa belle mort, respect de tous, voici environ dix-sept ans, prcisa-til en esquissant un sourire. Je souponne mon grand-pre davoir sali sa mmoire plaisir.

Il fit quelques pas vers la fentre, avant de reprendre :

Navr de vous dcevoir, mademoiselle Mayfield, mais je ne suis pas celui que vous attendiez. Je crains que vos projets de mariage

Seigneur ! Vous avez donc lu ma lettre ? interrompit-elle, les joues en feu.

Elle se souvint alors avoir demand Charles de remettresa missive lord Riversleigh sans prciser quil sagissait dEdward, et non de Jack !

Je lai lue, en effet, mademoiselle. Cest dailleurs la raison de ma visite. Jai prfr vous avertir de votre mprise sans plus attendre.

Quelle terrible erreur, marmonna-telle en baissant les yeux.

Elle avait tout bonnement propos le mariage un parfait inconnu. Quelle humiliation !

Remettez-vous, mademoiselle, pria-til en la guidant vers un fauteuil.

Elle eut un mouvement de recul.

Je manque tous mes devoirs, milord. Ctait moi de vous proposer un sige. Prenez place, je vous en prie.

Contre toute attente, le jeune lord se mit rire.

Nayez crainte. Je conois sans peine votre surprise et votre embarras, et je dplore que nous fassions connaissance en pareilles circonstances.

Dabord mfiante, Charity se surprit lui sourire. Elle commenait regagner un peu dassurance face ce visiteur impromptu. Aprs tout, peut-tre jugeait-il la situation plus amusante quembarrassante ?

Permettez que je vous donne quelques claircissements, enchana-til dun ton aimable. Richard Riversleigh, mon pre, tait le premier fils de mon grand-pre dfunt. Le pre dEdward, lui, tait le benjamin. Parvenu lge adulte, mon pre a quitt le domaine, il y a trente ans de cela. Ds ce jour, lord Riversleigh la banni jamais. A ses yeux, Richard tait mort, et il navait plus que deux fils.

Cest odieux ! sinsurgea Charity. Mais pour ne rien vous cacher, milord, cette histoire ne fait que conforter la pitre opinion que javais de votre grand-pre. Il se montrait si souvent injuste avec Edward Que reprochait-il votre pre, au juste ?

A peine avait-elle nonc cette question quelle se mordit la lvre, consciente de son indiscrtion. Quand doncapprendrait-elle tenir sa langue ? Par bonheur, son hte ne parut pas se formaliser de sa curiosit, et ce fut avec une simplicit dsarmante quil lui rpondit :

Il laccusait de stre rebell contre son autorit, rien de plus.

Voil qui ne me surprend pas de la part de votre grand-pre. Il tait connu pour son intolrance et nhsitons pas le dire, pour sa mchancet. Il navait aucune affection pour Edward, auquel il ne pardonnait pas de prfrer ses tudes aux devoirs de son rang. De la part dun tuteur, ce ntait ni trs juste ni trs adroit.

Je ne puis que vous donner raison, mademoiselle. Mais quimporte, prsent ! Aprs avoir quitt la maison paternelle, mon pre sest mari et je suis venu au monde peu aprs.

Lord Riversleigh vous connaissait-il ?

Nous nous sommes rencontrs une fois, aprs la mort de mon pre. Jtais curieux de faire sa connaissance. Mais nos relations se sont arrtes l. Mon grand-pre a refus de me reconnatre comme son petit-fils. Cest pourquoi lide de lui succder ne mavait jamais effleur lesprit.

De mon ct, la surprise est totale, avoua-telle en baissant les yeux. Quant Edward jimagine quil a eu peine le croire !

Dautant plus que son tuteur lui avait toujours cach mon existence.

Est-il toujours en Angleterre ?

Je crains que non, mademoiselle Mayfield. Il est en route pour lItalie.

Pour lItalie ? Mais

La nouvelle ne devrait pas vous tonner : il rvait de sy rendre depuis si longtemps ! Oh, il va vous crire, jen suis certain.

Aurait-il fait la connaissance dun mcne susceptible de prendre en charge ses tudes darchitecte Rome ? Si cest le cas, jen suis ravie pour lui. Il sera certainementplus heureux ainsi quencombr dun titre de lord dont il naurait su que faire.

Jack Riversleigh observa un bref silence avant de lui proposer, avec un tact dont elle lui fut reconnaissante, de faire suivre sa lettre Edward.

Jai bien peur que cela soit inutile, milord, rpondit-elle regret. Il ne me reste plus qu orienter mes recherches dans une autre direction

Auriez-vous lintention de vous mettre en qute dun autre mari ? questionna le jeune homme, manifestement stupfait.

Je ne sais pas. En fait, seul Edward aurait pu comprendre ma dmarche : nous nous connaissions depuis lenfance. Trouver en quelques jours un inconnu dsireux de mpouser sannonce bien plus difficile !

A ces mots, lord Riversleigh se redressa vivement.

Mais alors, que va devenir Edward ? Il y a une semaine, vous lui proposiez le mariage, et maintenant

Je pensais quil tait disponible. Etudiant en Italie, il ne mest plus daucun secours et na plus besoin de moi.

Je le conois aisment, admit lord Riversleigh avec un lger sourire. Les termes de votre lettre taient significatifs cet gard. Toutefois, si vous ne disposez que de quelques jours pour rsoudre vos difficults, vous navez pas de temps perdre. Mais je ne me soucie pas pour vous : vous semblez de nature pragmatique, mademoiselle Mayfield !

Jai le sens des ralits, voil tout. Dailleurs, il devrait tre donn tout le monde. La socit anglaise ne sen porterait que mieux.

Admirable philosophie ! Je gage que vous avez dj une petite ide sur le remplaant dEdward ? A mon sens, votre fortune devrait

En attirer plus dun ? De grce, milord, ne parlons pas de ma fortune. Seule ma mre et vous-mme connaissez mon secret. Et je tiens le garder.

Ma discrtion vous est acquise, mademoiselle.

Pour tout dire, les prtendants ne sont pas lgion dans ce coin perdu du Sussex. Seule consolation : je les connais tous depuis lenfance. Et je suis sre quaucun deux ne mpousera par intrt, puisquils ignorent lexistence de cet hritage.

Charity sinterrompit un instant pour contempler le jardin baign de soleil, mais se ressaisit presque aussitt.

O ai-je donc la tte ! sexclama-telle. Je ne vous ai rien offert, milord. Prendrez-vous un verre de vin, ou un peu de th ?

Jaccepterai volontiers une tasse de th.

Tandis que Charity appelait une domestique, lord Riversleigh se leva pour faire quelques pas.

Le mariage est-il donc la seule solution votre problme ? questionna-til ds quils furent de nouveau seuls.

Vous avez lu ma lettre, milord. Selon vous, quel autre moyen aurais-je de conserver cette demeure ?

Pour le moment, je nen vois aucun, hlas. Mais je comprends votre attachement cette maison. De quand date-telle ?

Du sicle dernier. Les Mayfield avaient acquis ces terres bien auparavant, mais nous devons lactuelle Hazelhurst Thomas Mayfield. Il la fait btir juste avant la guerre civile, au dbut du rgne de Charles 1er. Tenez, voici son portrait.

Elle dsigna un tableau trs sombre, qui trnait au-dessus de la chemine. Le peintre avait saisi avec beaucoup de finesse le visage aimable, le regard intelligent de lanctre de Charity.

Malheureusement, il na gure profit de sa maison. Il est mort quelques mois aprs sa construction, en dfendant le roi, auquel il tait trs attach. Son fils, alors g de quelques semaines, a hrit du domaine sa majorit et, par bonheur, il a su le conserver.

Elle soupira, songeant que faute de trouver un mari, elle serait contrainte dabandonner cette magnifique proprit familiale des mains trangres.

Etes-vous mari, milord ? questionna-telle tout trac.

Diantre, non ! rpondit-il en riant. Et lide de me passer la corde au cou ne fait pas partie de mes projets immdiats.

En tes-vous bien sr ? Songez aux avantages mentionns dans ma lettre Edward. Riversleigh Hall est hypothqu des caves aux greniers et je gage que vous aurez le plus grand mal vous acquitter de toutes les dettes de votre grand-pre.

Mademoiselle Mayfield vous ne savez rien de moi. Certes, votre proposition me flatte, mais elle minquite tout autant. Avez-vous lintention de vous jeter ainsi la tte du premier venu ?

Nen croyez rien. Je suis plus sense quil ny parat, milord.

Je nen doute pas. Cependant, si je ne suis pas lhomme de la situation, qui sera votre prochaine victime ?

Je me garderai bien de vous dvoiler son nom. Je vous crois capable de le mettre en garde.

Le jeune lord lui prit la main et sinclina pour y dposer un baiser.

Vous voil bien mfiante ! ironisa-til. Pardonnez-moi, mais je dois prendre cong, prsent.

La porte se referma sur lui et Charity se sentit trangement seule. Bien que son hte ait boulevers ses projets davenir, elle avait rellement apprci sa compagnie. Et le plaisir quelle avait pris discourir avec lui nappartenait qu elle Il lui faudrait pourtant raconter cette entrevue sa mre, qui ne manquerait pas de lapprendre des domestiques. Comment lui expliquerait-elle la visite dun homme dont elle ignorait lexistence ce matin mme ?

Elle sinterrogeait encore lorsquelle entendit la voix de sa mre rsonner dans le vestibule. Mais quand Mme Mayfield entra dans la bibliothque, Charity avait retrouv le sourire : elle tait prte rpondre ses questions.

Chapitre 3

Le lendemain matin, le ciel dun bleu pur invita Charity une promenade dans la campagne environnante. La fracheur printanire stimulerait sa rflexion, esprait-elle en enfilant ses bottines. La veille au soir, Canby lavait avertie que lavou de lord Ashbourne sapprtait lui rendre visite afin de rgler les derniers dtails de la cession du domaine.

Ainsi, lengrenage se resserrait autour dHazelhurst. Rien ne pourrait plus larrter hormis un mariage en bonne et due forme. En souponnant Charity davoir jet son dvolu sur une nouvelle victime, lord Riversleigh ne stait pas tromp : ne trouvait-elle pas un charme soudain au jeune Owen Leydon ?

Bien quelle le connt depuis lenfance, elle nentretenait pas avec lui la mme complicit quavec Edward. Il lui faudrait donc se montrer plus diplomate pour persuader le jeune homme de lpouser. Dautant que son caractre obtus ne faciliterait srement pas ses dmarches

Charity avanait dun pas nonchalant sur le chemin creux qui marquait la limite entre Hazelhurst et la proprit des Leydon. Soudain, elle aperut la haie de noisetiers qui avait donn son nom la proprit de ses anctres, et son cur se serra.

Hazelhurst le Bosquet aux noisettes tait devenu au fil des ans sa raison de vivre. Aide dun rgisseur comptent, elle dirigeait le domaine avec une matrise qui forait ladmiration. Quelques annes plus tt, elle avaitrussi convaincre son pre de moderniser les modes de culture et, depuis sa disparition, elle avait poursuivi la tche avec ardeur. Les rsultats ne staient pas fait attendre : la production de crales avait tripl et leur qualit stait amliore. Comment abandonner de gaiet de cur cette terre aux mains dun tranger ? Et surtout, comment se rsoudre habiter une petite ville de province, consacrer le plus clair de son temps la broderie, et le reste la prparation de la kermesse paroissiale ?

Non, vraiment, ce sinistre destin ne la tentait gure ! Il lui fallait cote que cote pouser Owen Leydon pour conserver Hazelhurst et redonner toute la maisonne lespoir dun avenir sans nuages.

Soudain, des aboiements lui firent dresser loreille. Savanant dans le champ voisin, elle aperut un renard suivi dune meute de fox-terriers en furie. La bte, qui les prcdait dune bonne trentaine de mtres, sengouffra dans les bois dHazelhurst au moment o le premier cavalier dbouchait dans le chemin. Tant par jeu que par souci de protger les espces, Charity sempressa de fermer la grille qui sparait les deux proprits, coupant ainsi le chemin aux chasseurs.

Comme elle se dissimulait dans la haie pour observer la scne, les limiers butrent sur la grille et leurs aboiements redoublrent. Certains, plus pugnaces que dautres, se frayrent un passage dans les halliers et reprirent leur course folle la poursuite du renard.

A linstant o Charity sortait de sa cachette, sir Humphrey Leydon, accompagn de son fils et de plusieurs cavaliers, arrtait sa monture devant la grille. Son fils, Owen Leydon, les prcdait de quelques dizaines de mtres.

Charity ! scria-til, visiblement furieux. Ouvre cette grille. Tu nas pas le droit de gcher la partie de chasse de mon pre.

Ouvre-la toi-mme, mon cher. Ce nest pas moi qui lai ferme.

Menteuse ! Elle tait ouverte ce matin.

Dabord tente de lui clouer le bec, Charity se ravisa. Ce ntait pas le moment de se brouiller avec lhomme quelle comptait pouser Aussi tenta-telle de sexpliquer :

Jai jai eu peur que les chiens ne ravagent nos terres.

Tu plaisantes ? Il ny a pas de cultures en cette saison. Je suis sr que tu as agi dessein pour compromettre la partie de chasse organise pour nos invits.

Jignorais que vous aviez des visiteurs, Owen. Et puis, quel intrt aurais-je vous ridiculiser ?

Je ne sais pas, moi ! rpliqua le jeune homme dun ton exaspr. Tu as parfois de ces ides, vraiment ! Quelle petite peste, tu fais !

H l, tout doux, mon ami ! Je te rappelle que tu chasses sur mes terres, que tes chiens et tes chevaux foulent mon propre sol et que jai le droit de fermer la grille de ma proprit si jen ai envie.

Pas au nez de mes chiens et la barbe de nos amis ! Tu me le paieras, crois-moi !

Rouge de colre, Owen Leydon peronna sa monture, qui partit en projetant une gicle de boue noirtre sur la robe de Charity. Comme celle-ci reculait, elle perdit lquilibre et saffala dans un buisson en maudissant son voisin.

Ce nest pas ainsi que lon retient les maris, mademoiselle Mayfield. Encore une occasion manque !

Levant les yeux, elle reconnut Jack Riversleigh, qui sautait de son cheval.

Vous ntes pas blesse, jespre ?

Si je ltais, vous le sauriez dj ! rpliqua-telle vertement, fche davoir t surprise en si mauvaise posture.

Elle accepta malgr tout la main secourable quil lui tendait, et se releva dun bond.

Ravi de vous revoir, dclara-til en posant sur elle un regard frondeur. Quelle radieuse journe pour un dbut de printemps, vous ne trouvez pas ?

Elle le considra avec mfiance.

Pardonnez-moi, mais je ne sais que rpondre ces mondanits. Je vais toujours lessentiel. Comment allez-vous ce matin, milord ?

Je me porte merveille, murmura-til en gardant sa main dans la sienne pour y dposer un baiser. Lattention que vous portez ma sant me touche infiniment.

Charity ne put rprimer un frisson de plaisir au contact de ses lvres fraches.

Je ne mattendais pas vous trouver ici, milady. Que faites-vous donc dans ces sous-bois ?

Je descendais le chemin quand jai entendu les aboiements des chiens de M. Leydon et

M. Leydon ? Votre voisin ? Je prsume que ce monsieur a un fils marier et que celui-ci a dj pris la place de mon cousin Edward dans votre cur ?

En quoi cela vous concerne-til, milord ?

Mes craintes se confirment, mademoiselle Mayfield. A en juger par lhumeur du jeune homme, vous venez de rater le coche.

Je ne comprends rien vos insinuations.

Au lieu de vous emporter contre le jeune Leydon, vous auriez d feindre laffliction, conseilla Riversleigh. Quelques larmes, quelques gmissements sur la cruaut de la chasse et le tour tait jou !

Ces simulacres ne me ressemblent gure, milord.

Si vous nusez daucun subterfuge, vous risquez fort de demeurer demoiselle jusqu la nuit des temps. Reconnaissez que ce serait dommage pour un si joli minois

Voulez-vous parier dix guines que jaurai la bague au doigt la fin de ce mois ?

Le jeune lord clata de rire.

Voil un pari bien audacieux, mademoiselle Mayfield ! Tenez, prenez mon bras, je vous reconduis chez vous.

Mais elle se droba prestement.

Donc, vous refusez de parier ? rpliqua-telle en le dfiant du regard.

Je nai pas pour habitude dengager un pari sur un sujet aussi futile, confia-til, visiblement las de ses caprices.

Il fit une nouvelle tentative pour lui saisir le bras, mais Charity fit un nouvel cart.

Allons, permettez-moi de vous raccompagner, mademoiselle. Avec tous ces chasseurs, les bois ne sont pas srs.

Vous craignez de perdre ce pari, nest-ce pas ? Eh bien, soit ! Je rentre seule.

Elle releva dignement le menton et savana vers la grille.

Fort bien, jaccepte le pari, lana-til dune voix forte. Si je le perds, je mengage vous offrir votre plus beau cadeau de mariage. A moins que vous ne prfriez des espces sonnantes et trbuchantes ?

Rflchissez bien, milord. Votre pari est perdu davance et je crains quil ne vous laisse sur la paille.

Cest tout le bonheur que je vous souhaite, mademoiselle Mayfield. Rien ne serait plus triste mes yeux que de vous voir vieillir seule !

Ce nest pas mon intention et, comme vous le savez, cela contrarierait srieusement mes plans.

Elle accepta enfin son bras, puis reprit dun ton lger :

Mais racontez-moi plutt comment se passe votre installation Riversleigh Hall ?

Je dois dire que cette immense btisse ne rpond pas entirement mes attentes. Son luxe tapageur ne correspond gure mes gots simples Fort heureusement, le personnel sest montr trs accueillant mon gard.

Cela ne me surprend pas : votre prdcesseur tait un tel tyran pour ses gens quils nont certainement pas regrett sa disparition !

Mon principal handicap est mon manque dexprience. Je nai pas t lev pour diriger un domaine. Enfin je ferai de mon mieux pour le maintenir en ltat !

Je le souhaite, dit-elle en levant les yeux vers lui. Je suis sre que vous apprendrez aimer cette terre.

Comme ils arrivaient au bout de lalle, Charity se libra de son emprise.

Vous pouvez me laisser ici, milord. Merci de votre obligeance.

Comme vous voudrez. Au revoir, mademoiselle Mayfield. Et permettez-moi de vous souhaiter bonne chance dans vos entreprises !

Mais leurs regards se croisrent, et Jack se prit souhaiter lchec des plans de sa nouvelle voisine. Daprs ce quil avait vu dOwen Leydon, il pressentait que Charity ne serait pas heureuse avec lui. Les mots que le jeune homme avait eus pour elle propos de la grille qui sparait leurs proprits trahissait un caractre rustre et peu enclin aux concessions.

A bientt, milady, cria-til en sloignant. Je brle de savoir qui sera votre prochaine victime !

Charity le suivit des yeux. Son impertinence lirritait, mais il avait le mrite de la distraire ce qui ntait pas le cas de ce lourdaud dOwen ni mme dEdward, trop rveur son got.

Sur le chemin du retour, elle se remmora leur entretien avec tant dacuit que le rire joyeux de Jack rsonnait encore ses oreilles lorsquelle entra dans sa chambre.

***

Eh bien, milord, quen pensez-vous ? senquit le rgisseur, visiblement inquiet. Les rsultats sont mdiocres, admit lord Riversleigh en hochant la tte. Mais nous sommes encore loin de la faillite. Certes, tout ce qui concerne la gestion dun domaine agricole chappe au banquier que je suis. Cependant, je ne suis pas plus bte quun autre et, grce vos comptences, japprendrai vite. A nous deux, nous redresserons la barre, Guthrie. Jen fais le pari.

Ils discutrent encore un moment, chacun apprenant mieux connatre celui qui deviendrait son interlocuteur principal au cours des annes venir. A lissue de cetteentrevue, Guthrie ne doutait plus de la dtermination du nouveau matre de Riversleigh Hall redresser les finances du domaine.

Entendu, Guthrie, conclut le jeune lord. Jirai donc voir Jerry Burden ds demain pour lui proposer la ferme.

Ce faisant, il suivrait les recommandations de son rgisseur et celles que Charity avait donnes Edward dans sa lettre. Pour plus de sret, toutefois, il tenait rencontrer lui-mme le futur fermier.

Et sans doute esprait-il revoir ainsi la jeune femme dont limptuosit lamusait. Quel souffle dair aprs les bavardages insipides de ses anciennes conqutes !

***

Au soir de cette mme journe, Charity et sa mre brodaient dans le salon, lorsque Charles vint leur annoncer la visite dOwen Leydon. Devant lair embarrass du jeune homme, le regard penaud quil posait sur elle tout en rpondant aux questions de Mme Mayfield, Charity comprit le sens de sa dmarche. Assurment, Owen tait venu lui prsenter ses excuses. Aussi se proposa-telle de le raccompagner jusqu la porte dentre, lui offrant ainsi un bref tte--tte.

Charity, il fallait que je te parle, confessa-til quand ils savancrent dans la pnombre du hall. Mes paroles ont dpass ma pense ce matin, et je ten demande pardon. Mais enfin, pourquoi as-tu ferm cette grille ? Tu savais quen agissant ainsi, tu gchais la partie de chasse !

Prompte la rplique, elle sapprtait rabrouer son hte, quand elle songea lavenir dHazelhurst.

Cest trs simple, Owen : jai eu piti du renard, avoua-telle.

Tu as eu piti du renard ? Quelle drle dide ! En parlant de renard, justement, sache que mon pre et lord Travers, notre hte, repartiront le chasser ds demain matin.

La bte a donc russi schapper ! conclut-elle avec un sourire triomphal. Mon stratagme a fonctionn !

En effet, mais ne tavise pas de recommencer !

Elle regardait Owen enfiler son manteau, quand une ide lui traversa lesprit.

Peux-tu venir maider, demain ? senquit-elle. Jai une foule de choses faire et je suis certaine que tes conseils me seront prcieux.

Aussi flatt que surpris, le jeune homme se rengorgea aussitt.

Jen serai ravi, Charity, en dpit des coups pendables que tu me fais. Tu sais que je naime pas te voir dans lembarras.

Chapitre 4

Cette nuit-l, Charity sveilla en sursaut vers 2 heures du matin, persuade davoir entendu du bruit ltage infrieur. Il avait fait si beau, la veille, que les fentres taient restes ouvertes toute la journe. La gouvernante avait peut-tre oubli de fermer celle de la bibliothque ? Rassemblant son courage, elle dcida daller sen assurer. Le clair de lune suffisant clairer lescalier, elle renona se munir dune chandelle.

Ds quelle ouvrit la porte de la bibliothque, la fentre claqua. Mais comme elle savanait pour la refermer, un bruit sourd linterrompit. Dans la clart de la lune, une ombre se glissa prs de la chemine. Assurment, elle ntait pas seule !

Qui est l ? senquit-elle dune voix chevrotante. Est-ce vous, Charles ?

Lintrus ne rpondit pas mais il la bouscula violemment. Elle perdit lquilibre et poussa un cri en se cognant au lourd bureau de chne qui se dressait dans langle de la pice. Alors quelle reprenait son souffle, elle aperut distinctement une forme humaine se hisser sur lappui de la fentre, puis sloigner sous la clart de la lune.

Alert par le vacarme, Charles fit irruption dans la pice.

Mademoiselle Charity Est-ce vous ?

Oui, Charles. Cest moi. Nous venons de recevoir de la visite

Juste ciel ! linterrompit-il. Vous ntes pas blesse, au moins ?

Non. Je prsume que notre visiteur a eu aussi peur que moi. Allez chercher une chandelle, je vous prie. Je veux savoir ce quil cherchait.

Tout de suite, mademoiselle.

Charles fit volte-face et se heurta la gouvernante qui venait aux nouvelles.

Madame Wendle ! scria Charity en la voyant scrouler sur le carrelage. Seigneur ! Rien ne me sera pargn, ce soir !

Elle a perdu connaissance, dclara le valet dun ton penaud. Cest moi qui lai bouscule, mais on ny voit pas plus clair que dans un four, ici.

Allons, Charles, apportez-nous de la lumire et courez rassurer ma mre, qui doit tre pouvante. Moi, je moccupe de Mme Wendle.

***

Charity ne regagna sa chambre quune heure plus tard, lorsque la maisonne eut repris son calme. Mais elle tait trop bouleverse pour dormir paisiblement, et sveilla au petit jour au terme dun sommeil agit. Aussi dcida-telle daller marcher un peu pour se changer les ides et chasser de son esprit la terrible frayeur qui lavait saisie quand lintrus avait bondi sur elle. De sa vie, elle navait jamais eu aussi peur quen cet instant ! Au bout du chemin, elle sadossa au tronc dun vieux pommier pour offrir son visage au soleil printanier.

Mademoiselle Mayfield !

Le timbre de cette voix dj familire la fit sursauter. Jack Riversleigh car ctait bien lui mit prestement pied terre et attacha son fringant talon un chne tout proche.

Bonjour, milord. Peut-tre veniez-vous nous rendre visite ? Ma mre serait enchante de faire votre connaissance.

Jen serais tout aussi ravi, mademoiselle. Malheureusement, le travail mappelle : je me rendais chez Jerry Burden quand je vous ai aperue dans le verger. Et je nai pu rsister auplaisir de vous apprendre que votre conseil sera suivi la lettre.

Mon conseil ? questionna Charity, intrigue. De quoi parlez-vous ?

Dans la missive que vous aviez adresse Edward, vous recommandiez les services de Jerry Burden, nest-ce pas ?

En effet. Pardonnez-moi : jtais cent lieues de me rappeler ce dtail.

Lord Riversleigh lobserva avec tonnement. La distraction dont elle faisait preuve ce matin ne lui tait gure coutumire. Aurait-elle perdu son sens de la repartie ?

Vous invitiez mon cousin aller trouver ce fermier au plus vite, reprit-il. Comme vous le voyez, vos vux seront exaucs sans tarder !

Ne vous mprenez pas, milord : je ne me serais jamais permis de formuler un tel conseil si javais su que ma lettre tomberait entre vos mains. Mais Edward tait parfois si ngligent dans sa gestion du domaine que je veillais lui rappeler ses devoirs chaque fois quil paraissait les oublier

Quoi quil en soit, vous avez fort bien fait, mademoiselle Mayfield. Je vous raconterai mon entrevue avec Jerry Burden ds que possible.

Sur ce, lord Riversleigh prit cong et Charity le regarda sloigner avec un pincement au cur. Pourquoi fallait-il quil la quitte si vite ?

Jai surpris un malfaiteur dans la bibliothque la nuit dernire, nona-telle vivement comme il allait se mettre en selle. Il ma bouscule avant de senfuir par la fentre !

Jack revint aussitt sur ses pas.

Diantre ! Ce brigand a d vous causer une belle frayeur !

Tout sest pass si vite que je nai song quaprs au danger encouru, confia-telle. En revanche, ma mre et les domestiques sont encore sous le choc.

Le jeune lord lui prit la main et ce seul geste suffit la rconforter. Il y avait chez Jack Riversleigh quelque chosede rassurant, une propension protger ses semblables, un regard naturellement apaisant qui lui confraient un charisme sans gal.

Si vous navez pas eu le temps de distinguer son visage, il vous sera difficile de lidentifier

Il rflchit un instant, avant de senqurir :

Avez-vous remarqu sil manquait un ou plusieurs objets ?

Rien na disparu. Jai fait linventaire de la bibliothque ce matin.

Voil qui va compliquer les recherches, je le crains. Dcidment, le mauvais sort sacharne sur vous, milady !

Hlas, oui. Et ce nest peut-tre que le dbut dune longue srie dvnements Vous plairait-il de venir saluer ma mre, milord ? Je suis sre quun peu de distraction lui ferait du bien.

Eh bien, soit ! Si ma visite peut lui changer les ides, jen serai ravi.

Il dtacha son cheval et ils prirent ensemble le chemin dHazelhurst.

***

Ainsi que Charity lavait prvu, Mme Mayfield fut enchante de faire la connaissance du nouveau propritaire de Riversleigh Hall. Au terme dune demi-heure de conversation, Charity en savait davantage sur Jack Riversleigh, grce aux questions trs adroites que sa mre posait au jeune lord. Le privilge de lge, sans doute : de son ct, jamais elle naurait os soumettre son hte un tel interrogatoire ds leur premire rencontre ! Elle apprit notamment que Jack Riversleigh avait deux surs. Lane, Elizabeth, tait marie depuis trois ans, tandis que Fanny, la seconde, ge de vingt et un ans, vivait Londres avec leur mre.

Je prsume que cet hritage inattendu bouleverse votre existence, remarqua Mme Mayfield. Vous voil propulsdu jour au lendemain dans les plus hautes sphres de la socit. Quant votre plus jeune sur, elle va pouvoir faire son entre dans le monde.

Lord Riversleigh acquiesa avec courtoisie, avant de se lever pour prendre cong.

Ma chrie, tu devrais accompagner lord Riversleigh chez Burden, suggra Mme Mayfield. Cette ferme est tellement isole que notre hte risque de se perdre en route

Jai mille choses faire ce matin ! protesta vivement Charity.

Pourtant, il tait dans tes projets de rendre visite Burden au plus vite, me semble-til ?

A lvidence, Mme Mayfield tait conquise par le jeune lord. Peut-tre mme voyait-elle en lui la solution leurs problmes financiers Or, lorsquelle se mettait une ide en tte, il tait hlas impossible de lui faire changer davis. Aussi Charity se rsigna-telle lui obir, bien que la simple ide de courtiser Jack aussi ouvertement la rpugnt par avance.

Entendu, admit-elle. Le temps de me changer et nous partons, milord.

Je suis vos ordres, mademoiselle Mayfield, dit-il en reprenant place dans son fauteuil.

Une escapade cheval lui fera le plus grand bien, confia Mme Mayfield son hte. Ma fille dirige le domaine sans mnager ses efforts, et je crains parfois pour sa sant. Nos rcents dboires, ajouts cette tentative de cambriolage, lont beaucoup perturbe, cest certain. Jose esprer que cet intrus naura pas lide de revenir !

Pour plus de scurit, demandez deux de vos gens de dormir au rez-de-chausse, conseilla-til. Ainsi, vous serez plus tranquille.

En voil une ide, milord ! Je la mettrai en uvre ds ce soir !

***

Sur le chemin qui les menait la ferme des Burden, Jack Riversleigh interrogea Charity sur les motifs qui lui faisaient prfrer Jerry Burden Cooper. Jerry est jeune et ambitieux, impatient de prouver ses qualits de fermier. Cooper, lui, a plus dexprience, mais il est dj locataire de deux fermes et ne songe qu amliorer ses revenus. Il me semble quen donnant une chance Jerry Burden, vous obtiendrez de meilleurs rsultats.

Guthrie est de votre avis sur ce point. Dcidment, milady, vous tes une femme daffaires remarquable.

Jessaie de faire le meilleur usage du bon sens que le ciel ma donn, voil tout.

Tout le monde na pas vos aptitudes, dplora le jeune lord. Je prsume que vous dirigez la proprit dHazelhurst de main de matre ?

Cest le mot, en effet, puisque mon pre men a laiss les rnes il y a plusieurs annes. Dieu merci, Hazelhurst nest pas immense ! Nous navons que deux fermes, mais javoue que, sans laide de Sam Burden, je naurais jamais accompli ces prouesses.

Elle sinterrompit une seconde, puis reprit dun ton plus hsitant :

Veuillez me pardonner mon indiscrtion, milord, mais quelle est votre occupation habituelle ?

Je nai rien cacher, milady. Je suis banquier.

Banquier ? Quelle ironie pour le descendant dun homme cribl de dettes !

Oui, le sort la voulu ainsi, commenta-til. Mais je suis aussi le petit-fils de Joseph Pembroke, mon grand-pre maternel : un homme daffaires avis, celui-l ! Il tait orfvre, et cest lui qui a incit mon pre crer puis dvelopper la banque.

Diable ! Un orfvre et un banquier : vous aviez tout pour russir. Jimagine, dailleurs, que vous tes cit en exemple dans votre propre famille ?

Vous songez mon cousin Edward, je suppose ?Dans son cas, peut-tre valait-il mieux quil se consacre aux arts, en effet

Et je ne peux que me rjouir de ce choix ! Il devient un autre homme ds quil a un crayon ou un burin en main.

Il vous manque, nest-ce pas ? Si vous le souhaitez, je peux lui demander de revenir.

Bien sr quil me manque, confirma-telle avec franchise. Edward est le grand frre que je nai jamais eu. Oh, ne vous y trompez pas, milord : si je lui ai propos le mariage, ctait uniquement pour arranger ses affaires et les miennes.

Hum ! Je comprends, murmura-til, lair songeur.

Connaissez-vous lord Ashbourne ? questionna-telle tout trac.

Bien que peu accoutum cette habitude quavait Charity de sauter du coq lne, le jeune homme ne laissa rien paratre de sa surprise.

Lord Ashbourne ? Pourquoi le connatrais-je ?

Vous habitez Londres lun et lautre : vous auriez pu vous y rencontrer ! Cest auprs de lui que mon pre sest endett.

Nous avons d nous croiser une fois ou deux dans quelque rception, mais il ne ma jamais t prsent. Ashbourne appartient laristocratie, moi la finance. Deux mondes plus loigns lun de lautre que vous ne seriez tente de le croire, mademoiselle Mayfield.

Ils chevauchrent un moment en silence, et la jeune femme mesura une fois de plus la distance qui la sparait encore dune solution pour Hazelhurst.

Ah, nous voici arrivs ! annona-telle en apercevant le toit de chaume de la ferme des Burden.

Chapitre 5

Lentretien que Jack eut avec Jerry Burden lui sembla de si bon augure quil dcida dengager le jeune homme sur-le-champ. Le fermier lui inspirait naturellement confiance, et il ne pouvait que se fliciter davoir suivi les recommandations conjugues de Charity et de son rgisseur. Cette longue conversation avec Burden lui permit galement de mieux connatre son accompagnatrice et de mesurer ladmiration quelle suscitait dans son entourage. Le fermier avait en effet profit dun apart pour lui confier le respect quil vouait cette jeune femme aussi courageuse quentreprenante. Daprs lui, elle avait su, linverse de son pre, moderniser Hazelhurst et amliorer notablement le rendement des terres. Bien que le fermier sen soit tenu quelques insinuations, Jack navait pas t long comprendre que M. Mayfield navait rien dun propritaire foncier avis. Fort dpensier, il ne stait jamais souci de la prosprit de son domaine, qui tait rest pratiquement labandon jusqu ce que sa fille le reprenne en main.

Si javais aim le jeu comme votre pre, milady, jaurais sans doute commis les mmes ngligences, dclara spontanment le jeune lord sur le chemin du retour.

Il avait prononc ce jugement sans malice, mais il nen fallait pas davantage pour convoquer la mmoire de Charity des souvenirs trop longtemps refouls. Sentant les larmes sourdre ses paupires, elle tira sur les rnes de sa monture pour faire halte. Comprenant sa dtresse, Jack sarrta sontour et mit pied terre. Ils firent quelques pas, puis la jeune femme, ny pouvant plus, laissa libre cours ses larmes.

Pardonnez-moi, milord mais lvocation du pass mest si pnible, avoua-telle dans un souffle. Je me sens tellement coupable

Vous navez pas vous sentir coupable.

Jaurais d empcher mon pre de commettre toutes ces folies.

Elle nignorait pas que tout le voisinage vilipendait la passion du jeu qui stait empare de M. Mayfield, mais elle stait fait un point dhonneur de dfendre sa mmoire. Et Jack Riversleigh ne la prendrait pas en dfaut sur ce point, se promit-elle avec un sursaut de fiert.

Je me sens coupable parce que je connaissais mon pre mieux que moi-mme, reprit-elle plus calmement. Je savais quil finirait par nous ruiner, mais je nai jamais os lui faire entendre raison. Quoi quil en soit, le pauvre homme nest plus l pour se dfendre, aujourdhui !

Dans quelles conditions est-il mort ? questionna son compagnon avec hsitation.

Il est mort comme il a vcu, en homme insouciant et gnreux, dclara-telle avec un sourire empreint de nostalgie. Un soir, en rentrant de la ville, il a t tmoin de lattaque dune voiture par trois bandits. En don Quichotte quil tait, il sest port au secours des voyageurs, mais lun des malfaiteurs la abattu dun coup de pistolet.

Ctait donc un homme de cur, commenta Jack mi-voix. Il a jou de malchance, et vous y avez tous perdu.

Elle acquiesa, et ils cheminrent un moment en silence comme sils nosaient ni lun ni lautre voquer plus longtemps ces tristes souvenirs.

Merci de mavoir coute, milord, dit-elle enfin. Mais je vous en prie, chassez vite cette conversation de votre mmoire.

Votre confiance me touche, mademoiselle Mayfield.En retour, soyez certaine que je ne trahirai pas un mot de notre entretien.

Comme elle levait les yeux vers lui, Jack se permit de la dvisager un peu plus longuement qu laccoutume. En dpit des stratagmes quelle dployait pour rester matresse de son domaine, Charity tait de loin la femme la plus sincre quil ait connue. Et la simplicit avec laquelle elle venait de lui ouvrir son cur forait une fois de plus son admiration.

Owen ! sexclama-telle tout coup. Juste ciel ! Il doit me rendre visite en fin de matine !

Seriez-vous rconcilis ? senquit Jack avec un soupon de moquerie.

Nous ne restons jamais fchs bien longtemps. Il est venu me demander pardon hier soir. Le pauvre garon Il tait tout penaud !

Vos projets de mariage se prcisent-ils ?

Cest en bonne voie. Savez-vous que jabandonne rarement mes ides en chemin ? Hier soir, jai mis en place une stratgie qui ne tardera pas porter ses fruits, jen suis convaincue. Dans quelques jours, jaurai gagn mon pari, milord.

Vraiment ? Et peut-on savoir quels sont vos nouveaux atouts ? Votre hritage, je prsume ?

Pas du tout. Aux yeux dOwen Leydon, largent ne compte pas.

Elle rflchit un instant et reprit, lair souponneux :

Jhsite vous les dvoiler, cependant. Si vous alliez les rvler Owen ?

Mademoiselle Mayfield ! Je suis un homme dhonneur ! se rcria Jack, piqu au vif.

Je ne voulais pas vous offenser, milord, mais nous nous connaissons si peu Puisque vous insistez, sachez que jai demand Owen de massister dans toutes mes dmarches. Il en tait dailleurs trs flatt.

Croyez-vous que son aide soit vraiment souhaitable ?

Je nen suis pas sre, mais je tiens ce quil se senteconcern par mes difficults. De mon ct, je le laisserai croire quil mest trs utile et le tour sera jou !

Et vous pensez quune relation durable se nouera sur de telles bases ?

Pourquoi pas ? Sil me laisse tout diriger par la suite, nous parviendrons nous entendre.

Pauvre garon ! marmonna Jack. Je me demande si je ne devrais pas lavertir des dboires qui lattendent.

Ah non ! Ce serait

Dloyal ? suggra-til en esquissant un sourire.

Charity sapprtait rpondre lorsquelle aperut Owen Leydon au bout de lalle. Le jeune homme, qui avait sacrifi une journe de chasse pour la consacrer sa voisine, parut contrari de la trouver en compagnie dun autre.

Lord Riversleigh, je prsume ? questionna-til avec hauteur. Je ne crois pas avoir eu le plaisir de vous saluer. Vous ntes que de passage dans le Sussex, bien entendu ?

Lendroit est si plaisant que je pourrais mme my installer, plaisanta Jack, ravi de titiller un peu ce jeune coq. Ce qui est sr, cest que je ne quitterai pas Riversleigh avant la fin du mois.

Il baissa les yeux vers Charity, qui rougit instantanment.

Nous rentrons linstant de chez Burden, prcisa-telle, dans lespoir de faire diversion. Lord Riversleigh va louer la ferme de Bellow Jerry, aussi ai-je cru bon de laccompagner.

Fort bien, commenta Owen dun air pinc. Jtais venu te proposer mon aide, mais si tu as chang davis

Pas du tout, Owen ! Je suis ravie que tu aies pu te librer de tes obligations. Jai vraiment besoin de toi, tu sais.

Elle se tourna vers Jack et conclut avec son plus charmant sourire :

Merci davoir embauch Jerry Burden, lord Riversleigh. Je suis certaine que vous ne regretterez pas votre choix. Merci aussi de mavoir raccompagne. Je ne veux pas abuser de votre temps, et je vous rends donc votre libert.

Cette escapade fut un plaisir, mademoiselle Mayfield, repartit le jeune lord, amus par lempressement que mettait Charity le congdier.

A peine avait-il tourn bride quOwen laissa libre cours son courroux.

Je croyais que tu tais submerge de travail, lana-til avec aigreur, et voil que tu passes ton temps en escapades avec un inconnu !

Rgler certains dtails avec M. Burden faisait partie de mes tches les plus urgentes, rpliqua-telle vertement. Dautre part, lord Riversleigh nest pas un inconnu et cest un parfait gentleman, lui !

Lui, un gentleman ? Tu ignores peut-tre quil tait le petit-fils dun modeste orfvre. Aujourdhui, il porte un titre, certes, mais il nen demeure pas moins roturier. Lord Travers nous disait hier soir que le vieux lord Riversleigh navait jamais admis le mariage de son an avec cette fille Pembroke. Pre tait entirement de son avis, dailleurs.

Jignorais que ton pre ft ce point mesquin ! senflamma Charity. A mon sens, le fils dun honnte orfvre est cent fois plus estimable que le cadet des Riversleigh, qui devait hriter du titre. Paix leurs cendres, mais javoue que je navais de sympathie ni pour le dfunt lord ni pour son fils Harry.

Comment oses-tu traiter mon pre de mesquin ? se rcria Owen. Il na pas mis toute sa famille sur la paille, lui, contrairement au tien !

Devant le visage dcompos de son amie denfance, Owen comprit quil tait all trop loin.

Tu viens de livrer le fond de ta pense et celle de tous nos voisins, remarqua-telle calmement. Je ne ten veux pas, mais je prfre te mettre en garde : lavenir, abstiens-toi de tenir de tels propos en ma prsence, je te prie.

Je te le promets, Charity, balbutia-til. Je crois que je vais me retirer, maintenant.

Non ! Pardonne-moi, Owen. Moi non plus, jenaurais pas d parler ainsi de ton pre. Oublions cet incident, veux-tu ? Nous sommes amis depuis trop longtemps pour nous chamailler de la sorte.

Owen la contempla comme sil la voyait pour la premire fois. Le cur de Charity navait gure de secrets pour lui, pourtant Mais il venait de comprendre en cet instant combien elle avait t blesse, humilie par ce pre qui lavait ruine. Jamais sa force de caractre et le dsir de reconstruire sa vie ne lui avaient paru aussi vidents.

Tu es courageuse, Charity, murmura-til. Pardonne-moi. Je ne voulais pas te faire de peine.

Cest oubli, Owen. Nen parlons plus. Viens, allons la maison. Je trouverai bien quelque chose pour te rgaler.

Il prit volontiers la main quelle lui tendait.

Pour ne rien te cacher, je meurs de faim, avoua-til. Mon dernier repas remonte

A deux heures au moins ! acheva-telle en riant. Autant que je me souvienne, tu as toujours eu lestomac dans les talons, mon pauvre ami.

Cest faux ! rtorqua-til, tout en sachant pertinemment quelle disait vrai.

Au fond, il tait presque flatt de dcouvrir que sa jolie voisine le connaissait si bien. Et, pour la premire fois, il songea srieusement la prendre pour pouse, ainsi que le lui recommandait son pre avec insistance.

Chapitre 6

Le lendemain matin, sir Humphrey Leydon, qui exerait avec zle et talent ses fonctions de magistrat local, se rendit chez Mme Mayfield afin denquter sur la visite nocturne dont elle avait t victime. Aprs avoir cout les tmoignages des propritaires et des domestiques, le juge comprit que lenqute sannonait dlicate. En effet, personne ntait en mesure de reconnatre le voleur qui dailleurs navait rien drob !

Soucieux de rendre service ses voisines, M. Leydon passa ensuite prs dune heure dans la bibliothque avec Charity, qui lui avait demand de laider tablir les documents officiels de la cession dHazelhurst lord Ashbourne.

De retour dans le salon, le magistrat accepta volontiers la tasse de th que Mme Mayfield lui tendit, puis il sinstalla confortablement dans un fauteuil.

Je ne saurais vous remercier assez de votre prcieuse assistance, sir Humphrey, dclara la matresse de maison. Et cest avec joie que nous nous rendrons chez vous demain pour notre dernire soire dans la rgion.

A ce propos, mon pouse ma suggr dinviter le nouveau lord Riversleigh. Quen pensez-vous ? questionna Leydon, visiblement perplexe.

Cest un jeune homme charmant, repartit Mme Mayfield. Dieu merci, il na rien de commun avec son cruel grand-pre !

Je me suis laiss dire que le grand-pre maternel du jeune lord ntait quun simple artisan. Quel dommage quune telle famille soit entache de roture, ne trouvez-vous pas ?

Charity, qui retenait sa langue depuis le dbut de lentretien, dcida dintervenir. Bien quhabitue aux jugements sans indulgence de sir Humphrey, elle ne pouvait souffrir de lentendre vilipender un homme quil navait pas connu.

Qui vous a racont tout cela, sir Humphrey ? questionna-telle dun ton aimable.

Lord Travers. Il sjourne chez nous en ce moment, et je nai qu me louer de ses qualits. Cest un homme remarquable, excellent cavalier, et pour ce qui est de porter un jugement sur le jeune lord, je lui accorde toute ma confiance.

Vraiment ? Et que vous a-til dit dintressant sur Jack Riversleigh ?

Eh bien, tout dabord que son grand-pre, Joseph Pembroke, je crois, ntait quun modeste orfvre, illettr de surcrot. Richard Riversleigh a commis dans sa jeunesse des fautes bien plus graves que dpouser la fille de ce besogneux, mais tout de mme !

De quels crimes accusait-on Richard ? insista Charity, agace par le mpris de sir Humphrey lgard du pre de Jack. Vous lavez connu, naturellement ?

A vrai dire je ne lai jamais rencontr. Javais vingt ans quand il a quitt le pays, et depuis, personne na plus jamais entendu parler de lui. Cest dire quil tait indsirable !

Vous me surprenez, monsieur Leydon. Ntes-vous pas mieux plac que quiconque pour connatre les mfaits dont on accuse Richard Riversleigh ?

Sir Humphrey baissa les yeux. Les anecdotes lestes qui, selon lord Travers, couraient sur le fils an du vieux lord Riversleigh auraient heurt les chastes oreilles de ces dames.

Hum ! Pour aller lessentiel, disons que, daprs lord Travers, si le nouveau propritaire de Riversleigh ressemble son pre, les dames ont fort craindre pour leur vertu.

Diantre ! scria Mme Mayfield en haussant les sourcils. Autant je me mfiais de son grand-pre paternel, autant ce jeune homme minspire la plus grande confiance. Rien nindique en effet quil ait un comportement quivoque.Dailleurs, pourquoi les descendants des Riversleigh devraient-ils ressembler leurs anctres ? Prenez son cousin Edward, par exemple. Cest un garon irrprochable. Pourquoi Jack ne le serait-il pas ?

Je partage tout fait votre point de vue, maman, dclara Charity, ravie de lintervention de sa mre.

Soit ! Je me rends vos arguments, madame Mayfield, conclut Leydon avec un soupon daigreur. Jinviterai donc votre jeune lord notre soire de demain.

Jen suis ravie, sir Humphrey. Vous verrez comme il est plaisant de surmonter ses prjugs et dapprcier par soi-mme les qualits de ses semblables. En ce qui me concerne, jai trouv ce jeune homme tout fait exquis.

Puisque vous le dites, madame !

***

Sir Humphrey avait veill la curiosit de Charity. Impatiente den savoir davantage sur la famille de Jack, elle rsolut de questionner Guthrie, lintendant de Riversleigh Hall. Quels crimes avait donc commis le pre de Jack pour se voir banni de la maison familiale ? Elle se posta sur le chemin qui sparait Hazelhurst de Riversleigh Hall, sachant que Guthrie viendrait y passer au cours de sa tourne dinspection quotidienne. Par bonheur, elle neut pas longtemps attendre : peine vingt minutes aprs son arrive, elle aperut un cavalier, quelle reconnut aussitt.

Bonjour, monsieur Guthrie ! lana-telle dun ton patelin. Avez-vous vu Jerry Burden ? Quel bonheur que votre nouveau matre lait engag !

Comment le savez-vous, mademoiselle ?

Je lai moi-mme accompagn chez les Burden. En fait je suis ravie de vous croiser, monsieur Guthrie. Jai un renseignement vous demander.

Lhomme mit pied terre et sapprocha, lair souponneux.

Cest au sujet de Richard Riversleigh, le pre devotre nouveau matre. Vous tiez dj au service de lord Riversleigh quand il est parti, je suppose ? Pourquoi son pre la-til chass, votre avis ?

Je ne saurais vous rpondre, milady, marmonna-til en se renfrognant.

Pourtant, vous connaissez certainement la raison de son dpart, insista Charity. Richard Riversleigh tait-il aussi dbauch quon le prtend ? Je veux savoir pourquoi il a quitt le pays.

Diable ! En quoi cela vous intresse-til, mademoiselle Mayfield ?

Je Je ne sais pas, bredouilla-telle en rougissant comme une colire. Cest juste que je nai pas trouv dexplication aux rumeurs malveillantes qui courent sur Richard. Et jai limpression quon le condamne par habitude, sans chercher connatre la nature de ses crimes.

Vous avez peut-tre raison, admit enfin lintendant, lair songeur.

Le silence sinstalla tandis que Guthrie rflchissait, comme sil hsitait devant lattitude adopter.

En fait, Richard Riversleigh na rien fait de mal, reprit-il enfin. Et cest peut-tre l son seul crime Il tait lexact oppos de son frre cadet Harry, qui courait la gueuse et se couvrait de dettes. Richard ntait pas un tricheur, lui !

Est-ce dire quHarry ltait ? stonna Charity.

Je ne peux pas vous en dire plus, mademoiselle Mayfield. Mais o en tais-je ?

Richard na rien fait de mal, disiez-vous. Alors, que sest-il pass ?

Le jeune lord ne sentendait pas avec son pre sur la faon dexploiter le domaine. Il se rendait bien compte que la gestion de lord Riversleigh les conduisait leur perte, et plus dune fois il a propos de prendre les rnes du domaine pour redresser la situation. Ctait un travailleur, foncirement droit et honnte. Malheureusement, le vieux lord, de connivence avec son fils cadet, refusait de lui confierde plus amples responsabilits. Il le critiquait sur sa faon denvisager les choses, se moquait de lui tout propos avec Harry, qui ajoutait aux quolibets.

Je commence comprendre pourquoi il est parti !

Et vous ne vous trompez pas, milady : un matin, excd par tant de haine, Richard a quitt Riversleigh Hall en jurant de ne plus jamais y revenir. A compter de ce jour, son pre na plus jamais prononc son nom. Pour Richard, ce dpart a t une vritable libration : il allait enfin pouvoir mettre ses talents profit ce quil na pas tard faire, dailleurs.

Que pensait lady Riversleigh de cette situation ?

La pauvre femme navait pas voix au chapitre. Ctait une personne frle et efface qui subissait en silence les humeurs et les incartades de son mari. Mais cette fois, il tait all trop loin Elle a brav ses foudres, quelques mois plus tard, en rendant visite Richard qui stait tabli Londres.

Quel drame insoutenable pour une mre !

Insoutenable, cest bien le mot, mademoiselle Mayfield. Le cur bris, lady Riversleigh est morte deux ans aprs le dpart de Richard. Voil tout ce que je sais.

Un bref silence scoula, puis Charity questionna :

Richard a-til connu sa femme avant ou aprs son dpart de Riversleigh ?

Aprs, sans le moindre doute, milady. Quelles que soient les rumeurs, son pouse nest en aucun cas responsable de la rupture entre lord Riversleigh et son fils. Pour lavoir rencontre plusieurs reprises, je peux affirmer quelle tait dun naturel doux et conciliant. Franaise par sa mre, elle tait la petite-fille dun huguenot chass par le roi de France et rfugi en Angleterre. Richard fut trs heureux avec elle. A mon avis, mademoiselle, le titre et la naissance ne sont pas lessentiel pour russir un mariage.

Je suis entirement daccord avec vous ! renchritCharity. Mais dites-moi Quelle fut la raction dHarry lannonce du mariage de son frre avec cette Franaise ?

Il la vu comme une chance pour lui. Une fois dbarrass de son an, il tait en premire ligne pour lhritage dautant que le vieux lord tait tout dispos dshriter Richard ! Harry ne se tenait plus de joie. A lpoque, il a mme eu laudace de me confier quil nattendait que la mort de son pre pour mener joyeuse vie

Quelle honte ! sexclama Charity, choque par ces rvlations. Harry hassait donc son pre ?

Ah ! Cest une autre histoire, mademoiselle, et ce nest pas moi qui vous la raconterai. Quoi quil en soit, Jack Riversleigh, mon nouveau matre, nest pas du genre se laisser impressionner par les rumeurs qui courent sur lui, croyez-moi !

Jen ai bien limpression, en effet. Encore une chose, Guthrie Seriez-vous prt dnoncer les calomnies dont Richard tait lobjet ?

Lintendant frona les sourcils.

Dcidment, vous tes tenace, mademoiselle Mayfield ! sexclama-til dun ton admiratif. Avec tous les soucis que vous avez, pourquoi dfendre la rputation dun homme qui nous a quitts depuis belle lurette ?

Je crois que si jtais victime de mdisances, jaimerais que quelquun soit assez courageux pour rtablir la vrit.

Si cela peut vous rassurer, mademoiselle, sachez que je me fais un devoir de rtablir la vrit sur Richard Riversleigh chaque fois que jentends mdire de lui. Mais jignore, hlas, ce que lon dit dans les cercles privilgis que frquentent les Riversleigh.

Moi je le sais, Guthrie, et cest l que les langues sont les plus virulentes, confia-telle en songeant aux propos tenus par lord Travers.

Cest fort regrettable Maintenant, si vous le permettez, je vais continuer ma tourne. Vous avez vous-mme beaucoup faire, je crois ?

Pas tant que a, monsieur Guthrie Bientt, Hazelhurst naura plus besoin de moi ! conclut-elle tristement.

Elle fit un signe amical lintendant et reprit le chemin de la maison, o lattendaient Me Canby et lavou de lord Ashbourne.

Chapitre 7

A peine entres dans le grand salon des Leydon, Charity et sa mre furent happes par les hobereaux du voisinage. La cession dHazelhurst faisait lobjet de toutes les conversations, et chacun sinterrogeait sur lavenir de ces dames. Elles sefforaient de rpondre patiemment aux questions lorsque, par bonheur, la matresse de maison les dlivra des curieux pour les prsenter lhte dont elle tait si fire : lord Travers. La conversation fut de courte dure, mais il nen fallut pas plus Charity pour mesurer lindiffrence de lord Travers leur gard. Lhomme profita cependant de leur entretien pour calomnier Jack Riversleigh, trs convoit, selon lui, par les matrones les plus ambitieuses du Sussex.

Aprs avoir salu la plupart des invits de Mme Leydon, la jeune femme sapprocha dOwen, qui semblait de fort mchante humeur.

Elle ne se trompait pas.

Quand je pense quil ose se pavaner dans notre salon ! grommela-til aussitt aprs lavoir salue.

De qui parles-tu ? senquit Charity.

De Jack Riversleigh, pardi ! Regarde-le, au milieu de ces commres ! Ne savent-elles pas qui elles ont affaire ? Lord Travers ma dit de lui pis que pendre

Prter loreille ces ragots est indigne de toi, Owen. Je nai chang que quelques mots avec lord Travers, mais cela ma suffi pour le juger : cest une langue de vipre. Je suis sre quil invente la plupart de ce quil raconte au sujetde Jack. Cest un esprit mesquin, aigri, jaloux un homme qui a certainement des revanches prendre.

Je ne te permets pas dinsulter notre hte ! Lord Travers est un vrai gentleman. Comment oses-tu insinuer quil ment comme un arracheur de dents ?

Tu te trompes, Owen. Gentleman ou non, je suis persuade que lord Travers est un menteur de la pire espce. Et je serais curieuse de savoir pourquoi il sacharne vilipender ainsi Jack Riversleigh

Charity et Owen se tenaient lcart des autres convives, et si ces derniers ne pouvaient saisir leurs propos, leurs gestes tmoignaient dune conversation anime. Une fois de plus, songea la jeune femme avec dsarroi, ils taient comme chien et chat !

Allons donc ! Cest toi qui es tombe sous le charme de ce gredin de Riversleigh ! rtorqua Owen dun ton acerbe. Dailleurs, je suis sr que tu mas menti sur le but de votre escapade quand je tai surprise en sa compagnie.

Au regard furieux de Charity, Owen comprit quil tait all trop loin. La jeune femme sloigna sans un mot, et le repoussa violemment quand il essaya de la retenir.

Comme elle se dirigeait vers la terrasse, elle fut apostrophe par Mme Carmichael, la plus mauvaise langue du comt. Elle tait en conversation avec lord Riversleigh, qui paraissait sennuyer mourir.

Le croiriez-vous, mademoiselle Mayfield ? Lord Riversleigh vient de mannoncer le dpart dEdward pour Rome ! sexclama la commre en guettant avidement sa raction.

Laffection de Charity pour Edward ntait un secret pour personne et surtout pas pour cette matrone lafft de la moindre intrigue amoureuse.

Vous ne mapprenez rien, madame Carmichael, rpondit Charity dun ton lger. Nous avons justement reu une lettre de lui, hier. Il est enchant de son voyage.Depuis le temps quil rvait de se rendre dans la capitale des arts !

Se tournant vers le jeune lord, elle poursuivit :

Nous savons tous ici que, sans la gnrosit de lord Riversleigh, Edward naurait jamais pu raliser son rve. Je prsume quil va vous crire, milord, mais en attendant, maman et moi-mme sommes charges de vous transmettre ses remerciements. Grce vous, il peut enfin sadonner sa passion pour larchitecture !

Satisfaite de son effet, elle parcourut la salle du regard, et sempressa de conclure :

Pardonnez-moi, je me sauve. Maman mattend.

Mme Carmichael la suivit des yeux tandis quelle se faufilait dans la foule, puis commenta avec aigreur :

Hum ! Cette petite est charmante, mais quelle insolence !

***

Charity tait accoude la balustrade donnant sur le parc, quand lord Riversleigh la rejoignit. Levant les yeux vers lui, elle confessa hardiment : Jai menti cette gorgone propos de la lettre dEdward, milord. Mais aprs tout, il aurait trs bien pu nous crire, nest-ce pas ?

Sans aucun doute, mais pourquoi avoir affirm cette femme que je mritais la reconnaissance de mon cousin pour ma gnrosit ?

Parce que cette ide mest venue lesprit, tout simplement. Et je ne crois pas mtre trompe En fait, jai compris ds le premier jour que le mcne dEdward et vous-mme ne faisiez quun.

Jack lui jeta un regard stupfait. Dcidment, sa perspicacit avait de quoi surprendre !

Auriez-vous pour habitude de lire dans les mes livre ouvert, milady ?

Tout dpend de lme que jai en face de moi !rpondit-elle sans dtour. A ce propos, milord Lord Travers naurait-il pas une dette envers vous ?

Cette fois, Jack Riversleigh demeura interloqu. Le don de divination de cette fine mouche ne connaissait-il pas de limites ?

Cependant, il ne sagissait pas de divination mais bien dun sens aigu de lobservation : sa voisine navait pas manqu de remarquer, ainsi quelle le confia, quel point lord Travers le hassait. Selon elle, Travers se faisait fort de lui forger une rputation atroce parmi les hobereaux des environs Jack sexpliquait mieux, prsent, la rticence ou la curiosit excessive que certains manifestaient son gard. Nul doute que lignoble lord Travers tenait sur lui des propos calomnieux et distillait sur son pre les pires mensonges ! Ce point-l le touchait davantage et, ce titre, le calomniateur mritait une bonne leon quil se promit de lui infliger tt ou tard.

Pardonnez-moi, milord, tout ceci ne me regarde pas, conclut Charity en se mordant la lvre de faon charmante.

Cest sans importance. Votre question ma surpris, voil tout. Et je suis heureux que vous mayez inform de ces ragots.

Lord Travers a bien une dette envers vous, nest-ce pas ? insista-telle malgr tout.

Pour tre plus exact, il doit de largent notre banque, en effet.

Je men doutais ! Jai tout essay pour convaincre Owen de la rancur de cet homme votre gard, mais il na rien voulu entendre.

Mettez-vous sa place : Travers est le meilleur ami de son pre. Quoi quil en soit, je vous remercie davoir pris ma dfense, affirma-til dun ton courtois qui, esprait-il, ne trahissait rien de son motion.

Jai horreur de la calomnie.

Ce trait vous honore, Charity, mais je ne voudrais aucun prix que vous vous fchiez par ma faute avec Owen Leydon.

Ne vous inquitez pas, milord : tout finira par sarranger entre nous.

Fort trouble par la tournure que prenait la conversation, elle navait pas not quil lavait appele par son prnom. Lorsquelle en prit conscience, il lui sembla que plus rien nexistait autour deux que leur complicit ne connaissait plus dobstacle. Et ce sentiment lemplit dune telle flicit quelle dut se retenir de ne pas se blottir contre lui pour goter, mieux encore, cette amiti nouvelle.

Jack, quant lui, demeurait fascin par lclat de ses yeux de jais. Il tendit les mains pour la prendre dans ses bras, mais se ravisa aussitt. O avait-il la tte ?

Maman voudrait vivre Londres plutt quen province, balbutia-telle pour rompre le silence qui stirait. Elle souhaiterait avoir votre avis sur le quartier que nous devons choisir. Elle a toujours prfr la ville la campagne et

Et vous ? linterrompit-il. Serez-vous plus heureuse Londres ?

Je

Elle leva de nouveau les yeux vers lui et manqua dfaillir en croisant son regard gris.

Je me ferai un plaisir de vous renseigner, conclut-il dun ton trangement neutre.

Prenant conscience quils taient observs, il rsolut de mettre un terme ce tte--tte. Se donner ainsi en spectacle ne ferait qualimenter les commentaires dsobligeants de lord Travers, de Mme Carmichael et des autres commres que comptait le vaste salon des Leydon.

Permettez-moi daller vous chercher un verre de limonade, proposa-til tout trac.

Volontiers, milord, acquiesa-telle, heureuse de la diversion quil lui offrait.

Un instant de plus en sa compagnie, et son cur latrahissait, comprit-elle en le regardant sloigner. Dj, elle ne voyait plus le monde sous le mme jour jusqu la lumire des candlabres qui brillait dun clat nouveau

Charity, Charity, coute ! scria Owen Leydon en accourant vers elle.

Chapitre 8

Ce fut une Charity rayonnante, encore sous le charme des instants magiques quelle venait de passer en compagnie de Jack Riversleigh, qui se tourna vers Owen Leydon. Mais le voyant soucieux, elle changea dexpression.

Pardonne-moi, javais la tte ailleurs, dclara-telle dun ton lger. Je sais, je tai un peu dlaiss ce soir, mais

Non, tout est ma faute, interrompit le jeune homme, manifestement dsaronn par son repentir inattendu. Tu traverses en ce moment une priode difficile, et je conois que tu sois bout. Viens tasseoir un moment. Sais-tu que ta pleur minquite ?

Charity se laissa guider vers le canap que lon venait de pousser contre le mur pour permettre quelques joyeux convives de danser une gigue endiable.

A lautre bout de la pice, Jack Riversleigh devisait gaiement avec la plus jeune sur dOwen. Ils semblaient si joyeux, si complices quelle en oublia aussitt sa belle humeur. Comment Jack pouvait-il se montrer si affable avec cette jeune pronnelle ?

Jai lintention de rendre visite ta mre, annona Owen. Crois-tu quelle pourrait me recevoir demain ?

Je suppose quelle ny verra aucun inconvnient, rpondit-elle distraitement, sans quitter des yeux le jeune couple.

Fort bien. Dans ce cas, je serai chez vous vers 10 heures. Crois-tu que ma visite lui fera plaisir ?

Quelle question ! Tu sais bien que nous sommestoujours ravies de taccueillir, Owen. Et je te remercie par avance de sacrifier une partie de chasse pour nous.

Je ne sacrifie rien, Charity. Me rendre chez toi est toujours une joie pour moi.

A demain matin, donc, conclut-elle sans lui accorder un regard. Pardonne-moi, mais je vais rejoindre

Charity, un instant ! Je crois que tu nas pas bien compris le sens de ma dmarche. Si je viens chez toi demain matin, cest pour demander ta main Mme Mayfield.

Comment ? Oh, mon Dieu je navais pas saisi, en effet.

Ma douce amie, jai bien peur que toutes ces preuves ne te tournent la tte ! Je crois que tu as besoin de repos. Viens, je vais te raccompagner.

Oui. Enfin non, dclina-telle en repoussant sa main. Je ny comprends plus rien, Owen : il y a une demi-heure, nous tions comme chien et chat, et voil que tu me demandes en mariage ! Que sest-il donc pass ?

Jtais trs fch contre toi, Charity, je lavoue. Mais depuis, jai rflchi et je crois que tu nes plus toi-mme depuis quelque temps. Aussi me suis-je promis de tout faire pour te faciliter la vie au lieu de taccabler. Je jure de me montrer plus tolrant lavenir, conclut-il dun ton solennel.

Dun geste tendre, le jeune homme lui prit la main avec ferveur.

Merci, Owen, tu es vraiment un bon garon, commenta-telle platement.

Que dire dautre ? La situation tait des plus insolites. Quelques jours auparavant, elle cherchait apprivoiser Owen en esprant lpouser. Stratgie payante, certes, puisque ce soir, il se jetait dans ses bras Mais tait-elle bien certaine de souhaiter ce mariage ? Depuis lenfance, elle ne cessait de se quereller avec Owen. Etait-ce l le fianc idal, celui auquel elle confierait son destin ?

La rponse tait non, bien sr. Mais il y avait Hazelhurst et le mois de fvrier qui se raccourcissait de jour en jour.Pouvait-elle, au nom de son bien-tre personnel, abandonner le domaine et son personnel des mains trangres ?

Non. Jamais elle ne se le pardonnerait. Il ny avait donc quune seule voie possible : devenir Mme Leydon avant la fin du mois.

Ta demande en mariage me fait honneur, dclara-telle avec une conviction nouvelle. Viens voir maman demain matin, nous en reparlerons.

Jy serai, Charity, murmura le jeune homme, le regard brillant. Mais il se fait tard, et je crois que ta mre veut rentrer. Viens, je vais te mener auprs delle.

La tte haute, Owen guida sa fiance travers la foule en la couvant dun regard attendri. Il connaissait Charity mieux que quiconque, et saurait saccommoder de sa personnalit. Sur ce point, il tait confiant. Sur dautres, en revanche

Je tiens tre clair avec toi, dclara-til en fronant les sourcils. A lavenir, jaimerais que tu vites lord Riversleigh.

Owen ! Comment oses-tu ?

Furieuse de se voir ainsi dicter sa conduite, Charity leva un regard courrouc vers son ami, prte le tancer vertement puis se ravisa. Il ntait plus temps dimposer ses conditions son futur poux Mais dans son propre intrt, ne devait-elle pas tracer ds ce soir les limites de son autorit ?

Je comprends que tu te proccupes de mes frquentations, repartit-elle avec tact, mais il ne tappartient pas de dcider ma place. Il me semble que je suis assez grande pour me gouverner moi-mme.

Nous allons nous marier, Charity. Dsormais, cest moi quil appartiendra de te guider, de te conseiller

Certes, mais ce nest pas toi de choisir mes amis. Que ce soit bien entendu entre nous.

Hum ! Tu es un peu fatigue. Viens, je crois quil est temps daller te reposer.

Charity leva les yeux au ciel. LOwen de son enfancetait dix fois moins exasprant que ce fianc envahissant et directif !

***

Jack Riversleigh, qui les avait observs de loin, comprit que Charity sapprtait partir. Aussi dcida-til de se rendre au fumoir pour y disputer une partie de cartes avant de prendre cong son tour. Sitt entr, il remarqua sir Humphrey et lord Travers, assis au fond de la pice. Ils venaient dentamer une partie de whist manifestement dfavorable lord Travers, qui affichait une grimace loquente.

Jack sapprocha des joueurs pas feutrs.

Ravi de vous rencontrer ici, lord Travers ! sexclama-til dun ton faussement enjou. Je vous croyais dans le Buckinghamshire. Vos affaires ne vous donnent pas trop de souci, jespre ?

En quoi cela vous concerne-til, Riversleigh ? Je suis libre de rendre visite mon ami Leydon, tout de mme !

Sir Humphrey haussa les sourcils, craignant sans doute que la discussion ne senvenime.

Tout fait libre, bien entendu. Mais comprenez ma surprise, milord ! reprit Jack avec perfidie. Cependant, comme le hasard fait bien les choses, jaimerais avoir un entretien priv avec vous. Je crois que nous avons deux mots nous dire. Je vous attends donc demain matin, 9 heures, Riversleigh Hall.

Pris de court, lord Travers acquiesa dun hochement de tte. Il savait quil avait du retard dans ses chances bancaires, mais il en ignorait le montant exact. Assurment, lord Riversleigh ne manquerait pas de les lui prciser ! songea-til en rprimant un frisson dapprhension.

En regagnant le grand salon, Jack constata que Mme Mayfield et sa fille staient attardes. Comme Hazelhurst se trouvait sur son chemin, il proposa tout naturellement de les reconduire. Owen lavait devanc, mais il ne sen formalisagure : aprs tout, sexclama-til avec naturel, ils ne seraient pas trop de deux pour les escorter ! Si cet arrangement parut dplaire Mme Mayfield, il reut lapprobation de Charity, qui lui lana un regard reconnaissant.

Owen et Jack chevauchaient de part et dautre de la berline des Mayfield quand ils sengagrent dans lalle dHazelhurst sous la clart de la lune. La maison se dressait avec fiert au-del des htres centenaires, et Jack devina une fois de plus combien il en cotait Charity de devoir quitter ce domaine au charme dsuet.

La jeune femme avait occup ses penses toute la soire. La menace dexpulsion dont elle faisait lobjet le souciait tant quil avait rsolu dintervenir auprs de lord Ashbourne. Cette dmarche sannonait des plus dlicates Ashbourne ntait quune vague connaissance mais il stait promis de la mener bien.

Ils approchaient de la maison quand un dtail attira son attention : derrire la fentre de la bibliothque reste entrouverte, les rideaux tirs laissaient filtrer une lumire opaque. Apparemment, les domestiques avaient oubli dteindre les chandelles. A moins que

Il neut pas le loisir de sinterroger davantage : la porte dentre souvrit brusquement sur deux individus qui senfuirent toutes jambes, lun droite, lautre gauche.

Owen ! Prenez celui-ci en chasse, je moccupe de lautre ! cria Jack en se lanant la poursuite de linconnu.

Le cocher pouvant tira sur les rnes, et la berline simmobilisa aprs avoir effectu une violente embarde.

Martin ! Que se passe-til ? senquit Charity dune voix tremblante.

Surtout ne bougez pas, mademoiselle. Il y avait deux voleurs dans la maison, et ils ntaient peut-tre pas seuls.

Elle promena un regard effar sur la pelouse, et aperut lord Riversleigh qui sautait de son cheval pour saisir un homme au collet. Comme ils roulaient terre, elle porta la main sa poitrine. Pourvu quil ne lui arrive pas malheur !

Par bonheur, Jack se releva le premier et, tenant fermement les mains du bandit derrire son dos, il le hissa sur la selle de sa monture.

Mais qui est ce malandrin ? scria Mme Mayfield, trs alarme.

Ne tinquite pas, maman. Lord Riversleigh la mis hors dtat de nuire.

Jack ramena lhomme auprs de la berline, le descendit de son cheval et lobligea se mettre genoux, les mains sur la tte. Puis il ordonna au cocher de le surveiller.

Ne bouge pas, misrable, gronda Martin, arm du tromblon quil cachait sous son sige. Au moindre geste, je te transforme en passoire.

Son pistolet la main, Jack se dirigea alors vers la maison, bientt rejoint par Charity qui venait aux nouvelles.

Retournez dans la voiture, mademoiselle Mayfield, commanda-til dun ton qui ne souffrait pas la rplique. Il y a peut tre un autre homme lintrieur.

Mais elle ne se laissa pas impressionner.

Je suis ici chez moi, milord, et je vous interdis de me dicter ma conduite !

Fort bien. Suivez-moi, mais je vous prviens : ce ne sera pas sans risques.

Le rez-de-chausse tait plong dans lobscurit, lexception de la bibliothque o brlait une bougie abandonne par les deux visiteurs nocturnes.

En entrant dans la pice, Charity ne put rprimer un cri deffroi : les rayonnages avaient t vids de leur contenu ! Les livres sentassaient ple-mle sur le sol, ouverts, dchirs, tordus. Les tiroirs du bureau taient vides, eux aussi, les dossiers ventrs et les documents parpills dans toute la pice. Le spectacle tait affligeant.

Mon Dieu ! scria-telle, au bord des larmes. Mais que sont-ils venus chercher ici ?

Je nen ai pas la moindre ide, mais il est clair quecette bibliothque recle un trsor et que celui qui le cherche ne la pas encore trouv !

Lord Riversleigh explora la maison des caves au grenier afin de sassurer que personne ne sy cachait, puis il rejoignit Charity.

Tenez, prenez ceci, dit-il en lui tendant son chandelier. Allez mattendre dans le salon : je vais chercher votre mre.

Il esquissa un sourire, avant de conclure dun ton rassurant :

Aprs tout, ce nest peut-tre pas aussi grave quil ny parat, milady !

Chapitre 9

Mme Mayfield, dont les nerfs avaient t mis rude preuve, ne consentit franchir la porte dentre quaprs avoir obtenu de Jack Riversleigh la promesse quil passerait la nuit Hazelhurst afin dassurer leur protection. Quant Owen Leydon, il ne se pardonnait pas davoir laiss chapper lautre maraudeur. Aussi, pour tenter de se racheter, suggra-til son tour de veiller sur ses htesses.

Blottie dans son lit, Charity ne trouvait pas le sommeil. Dieu merci, elle et sa mre ntaient pas seules dans cette vaste demeure : Jack et Owen sauraient les protger en cas de danger, se rptait-elle pour se rassurer.

Mais limage du dsordre qui rgnait dans la bibliothque demeurait grave dans son esprit. Jamais elle naurait le temps de remettre la pice en tat avant son entretien avec lavou dAshbourne ! Comment le recevoir sans avoir au moins retrouv les documents ncessaires leur discussion ?

Cette ide la troublait tant quelle dcida de satteler la tche sans plus attendre. Elle se leva, alluma une chandelle et descendit lescalier sur la pointe des pieds.

Un rai de lumire filtrait sous la porte de la bibliothque. Charity sen tonna, puis songea quelle avait d oublier dteindre avant de monter.

Elle se trompait. Ce ntait pas un oubli de sa part mais lord Riversleigh, confortablement install dans un fauteuil, un verre de cognac la main !

Eh bien, milady, vous navez pas sommeil ? senquit-il dun ton badin.

Je prfre tout ranger avant de

Elle sinterrompit.

Est-ce vous, milord, qui avez remis en place les livres et les dossiers ?

Pas exactement dans lordre o ils taient, je vous laccorde, mais jai fait de mon mieux. En tout cas, cela vous vitera de vous tordre le cou pour retrouver les documents dont vous avez besoin.

Dcidment, votre aide na pas de prix ! commenta-telle en rprimant un frisson.

Vous avez froid Venez donc vous asseoir auprs du feu.

Jack nignorait pas quil se montrait bien audacieux : il et t infiniment plus convenable de renvoyer Mlle Mayfield dans sa chambre. Cependant, les vnements de la soire lavaien