CLAIR DE SYMPHONIE

R o m a n s p a r u s chez le même é d i t e u r :

Janine Géry, La grande escalade Catherine Delaprée, Des amours

Collection celtique :

Liam O'Flaherty, Famine Skerrett

Yves-Marie Rudel, Crapitoulic, barde errant Jean David, Bonsoir Marie-Josèphe (Sélection des livres de

l'Ouest, 1983; Prix de la Littérature régionaliste de la Société des Gens de Lettres, 1983; Grand Prix des Écrivains bretons, 1984; Prix Louis Guilloux, 1985).

Jacqueline Rossa, Rendez-vous à Belfast (Prix littéraire de la Brasserie La Chicorée, Lille, 1986).

Youenn Drezen, L'École du Renard

Collection de la francophonie :

a) Québec Nicole Lavigne, Le grand rêve de Madame Wagner (Prix

G. Bernanos, 1986). Yves Beauchemin, L'entourloupé Chrystine Brouillet, Chère voisine

b) Maurice Guy-Sylvio Bigaignon, Le Paille-en-queue (Prix des Masca-

reignes de l'Association des Écrivains de Langue Française, 1984)

VIOLAINE VANOYEKE

CLAIR DE SYMPHONIE

roman

Éditions Jean Picollec 47, rue Auguste-Lançon - 75013 Paris

Tél. (1) 45.89.73.04

DU MÊME AUTEUR

Poésie

L'Art aux yeux pers, Éditions Le Cherche-Midi, 1980 Torrent, Éditions Rem, Lyon, 1983 L'harmonie et les Arts en Poésie, anthologie, Éditions Regain,

Monaco, 1985. Cœur chromatique, Éditions Rem, Lyon, 1986 Le Mythe en Poésie, anthologie, Éditions Regain, Monaco,

1986

Nouvelles radiophoniques

Le crime de la maison ronde, diffusée en juin 1984 Crimes à Deauville, diffusée en juin 1984 Claire, diffusée en mai 1985 Le crime du Park-Hôtel, diffusée en mai 1985

© Éditions Jean Picollec, 1987 ISBN : 2-86477-079-2

« A mes grands-parents »

PRÉLUDE

1980

Dix-huit heures. Des murs blancs et nus. Les murs d'un hôpital. Une chaleur insupportable emprisonnait la pièce.

Des vitres épaisses et closes empêchaient la cha- leur de fuir et l'air frais d'entrer. La fraîcheur vespérale ne pénétrait pas dans ce soir d'été mais une persistante odeur d'éther s'était installée pour y rester indéfiniment. Le tableau était clair et sombre. Tout était lumineux et froid, trop lumineux pour être vivant et chaud. Le soleil d'une fin de journée versait ses flots de lumière sur la blancheur de la toile. On aurait aimé trouver, sur cette fadeur, la trace d'une couleur gaie mais on n'y observait que la neutralité d'une teinte qui s'étendait derrière la maladie comme un immense point d'interrogation. Tout était trop propre et cette propreté était inquiétante. Tout était trop silencieux et ce silence évoquait les chuchote- ments des vivants qui frôlent les tombes des morts. Tout était respect : respect de la maladie, respect de

la souffrance, respect de la douleur, respect du courage, respect de la mort. On entrait dans ce temple du silence, pris à la gorge par cette odeur d'éther. Odeur de maladie qui poussait à se taire.

Une belle jeune femme était assise au chevet d'un malade. Au bord de son lit. Et elle l'écoutait parler. La voix du jeune homme était faible. C'était pour cette raison, sans doute, qu'elle avait rapproché son visage du sien. Seules les lèvres du malade bou- geaient lentement dans cette scène statique.

D'un geste, la femme rompit alors l'immobilité du tableau. Elle agitait la tête en signe de dénégation, d'un mouvement ferme et désespéré :

« Non! Tu ne mourras pas! dit Flo. Il est impossi- ble que tu meures! De toutes les façons, le médecin semble optimiste, n'est-ce pas ? Il ne peut être qu'op- timiste. Il faut que tu reprennes des forces, c'est tout!... Tout ira mieux après.

Elle prenait un ton affirmatif pour le convaincre, pour lui redonner courage mais aussi pour se rassurer elle-même.

Flo, c'était le surnom que Steve Mercery lui avait donné. Elle se nommait Florène mais on l'appelait Flo. Steve préférait Flo qui évoquait la mer, la vie; Florène ressemblait justement à l'amour, à la vie. Elle n'était déjà plus habitée par une joie exubérante et son rire ne résonnait plus comme le rire insouciant des filles trop jeunes. Elle souriait à la vie, en en comprenant sa vraie valeur; elle en avait maintes fois

analysé les bienfaits et les dons. Et comme il était étrange qu'un homme tel que Steve se fût attaché à elle! Le besoin d'offrir, le bonheur de donner les avaient unis, comme les sentiments et les richesses du passé qui étaient, pour eux, des richesses éternelle- ment renouvelées. Deux êtres d'un autre monde et pourtant bien de leur époque! Tant il est vrai qu'il existe des biens que tous les hommes connaissent et qui n'appartiennent plus à une époque donnée mais qui sont hors du temps, et par là même de tous les temps!

Florène et Steve vivaient leur amour à leur ma- nière, à la face des gens. Ce déploiement de leurs sentiments faisait dire d'eux qu'ils étaient démodés. Car ils vivaient une époque où tout était démodé, où l'ostentation de ses passions, de ses goûts, était reléguée au passé à moins de rester dans les limites imposées par l'intelligentsia.

Florène n'était pas démodée parce qu'elle se tour- nait vers le passé mais parce qu'elle s'écartait des conceptions du temps présent. Pour elle, « être démo- dé » n'avait rien de péjoratif. C'était tout au plus annoncer des idées ou un genre de vie qui rappelait une époque déjà vécue : le monde se renouvelle et se refait sans cesse, dans un ample mouvement de symphonie.

Ses pensées quittèrent la chambre. Te souviens-tu, Steve?

«Alors, pour toi, il est impossible que l'homme

d'aujourd'hui soit sensible. Tu penses que les hom- mes sont désormais insensibles à la beauté, à l'esthé- tisme, aux passions, et qu'ils le seront, obnubilés par l'efficacité, la rentabilité et la rapidité, chaque jour davantage. Crois-tu qu'ils le soient vraiment, malgré leurs actes et leurs paroles qui cherchent manifeste- ment à dissimuler toute sensation? Les crois-tu si différents de nous?

- De nous? De toi surtout! Oui, je pense, Flo, que tu ne vois pas le monde tel qu'il est.

- A ton avis, je suis trop optimiste ? - Oh oui! Mais je voudrais que tu aies rai-

son... » Steve se releva sur un coude pour prendre une

nouvelle position. Il cherchait la main de Flo. « Tu m'aimes? » lui demanda-t-il. Florène s'était laissée emporter par ses idées. Elle

n'avait plus songé, l'espace d'un instant, que Steve était malade, gravement malade, et elle se revoyait en train de discuter avec lui, quelques mois plus tôt, comme à leur habitude.

Elle serra très fort les doigts de Steve. «Oui, bien sûr », dit-elle doucement, les larmes

aux yeux. Elle se tut. Tout redevint immobile dans la chambre vide.

Tout redevint silencieux. Elle regardait Steve triste- ment. Il lui sourit, ferma les yeux et s'endormit quelques instants plus tard. Elle n'osait pas bouger de

peur de le réveiller. Elle n'osait même pas respirer. Elle tenait sa main dans la sienne et le regardait dormir. Il était beau avec ses longs cils bruns et ses boucles de cheveux châtains désordonnées sur son front. Un homme mince, grand et bien bâti. Un peu plus grand qu'elle...

Une mèche blonde glissa vers ses yeux. Elle la releva aussitôt : ses yeux étaient clairs et fragiles.

Elle tourna la tête vers la fenêtre. Un moineau s'agrippait à la barre du store. Ses griffes crissaient sur le métal. Il frottait son bec sur le bord de la toile bleue et piaillait en bougeant la nuque. Un autre oiseau vint le rejoindre. Le premier s'envola. Tout est un éternel recommencement, songea-t-elle. Elle regarda de nouveau Steve. « Oui. Mais les sentiments sont éternels. »

La sueur inondait le front de Steve. Elle prit un mouchoir dans son sac sans lâcher la main de son ami. Elle lui essuya le visage. Oui! Les sentiments sont éternels!

Elle resta longtemps assise ainsi, fascinée par les souvenirs qui s'enchaînaient nettement dans son esprit : ces heures d'amour avec Steve, ces journées fastidieuses chez les Mercery qui invitaient toujours une pléiade de dilettantes, Sophia... Plus les souve- nirs étaient récents, plus ils étaient clairs. Elle fut vite transportée deux ans en arrière.

PREMIÈRE PARTIE

L E M A L A I S E

LE PASSÉ: 1978

I

Les notes maladroites d'un piano venues d'un lieu indéterminé accompagnaient l'odeur de café qui arrivait par la fenêtre de la tour.

Florène et Steve étaient installés dans le salon d'un vaste appartement. Steve presque étendu sur un divan et fumant dans une attitude nonchalante, les jambes croisées. Un verre de Martini à la main, ils discutaient depuis une bonne heure : restes d'habitu- des du lycée où ils s'étaient connus quelques années avant.

Le vide s'était fait depuis longtemps autour d'eux. Le ton montait sur le sujet à la mode du « néo- romantisme » dont Flo faisait sa friandise préférée.

«Ce n'est pas possible, Steve! Les hommes ont besoin d'un autre pouvoir que celui de la raison! Ils ne peuvent laisser leur cœur fermé à la vie! D'ail- leurs, nous en avons maints exemples autour de nous : le mouvement écologique...

- Je ne sais pas si, de nos jours, les hommes ont

Férue de théâtre antique, elle avait toujours voulu mettre en scène des pièces d'Euripide ou d'Eschyle. Pourquoi ne pas le faire à Athènes? C'était là une excellente idée. Voilà ce qu'elle préparerait! Dès qu'elle serait rentrée, elle se renseignerait pour savoir si c'était possible. Elle en éprouvait déjà une joie ineffable.

« A bientôt, lui cria Marc. - Oui, à bientôt », mentit Florène. Marc la vit s'éloigner rapidement. Elle était élé-

gante dans son ensemble de chez Dior, mais d'une élégance étudiée. Son ensemble était à la fois distingué et pratique. Sa robe vaporeuse en mousseline bleue et noire se froissait à chaque pas pour se tendre de nouveau. Le tissu extrêmement léger flottait libre- ment au moindre souffle d'air. Il se souleva légèrement lorsqu'elle s'approcha de la porte. Il était si fin qu'il en était presque transparent. Dans le dos, le décolleté était profond et découvrait une peau uniformément mate et bistrée bien qu'un boléro volontairement trop ajouré recouvrît ses épaules. Celui-ci arrivait à la taille pour ne pas dissimuler l'ampleur de la robe. Florène portait sous le bras une pochette bleue, entourée de noir, achetée, sans doute, avec l'ensemble. Ses escar- pins, hauts et fins, lui sculptaient des jambes de déesse, dont on discernait la forme à travers l'étoffe, et lui procuraient une allure dégagée. L'habitude des talons hauts ne lui donnait pas un air guindé mais libérait et élançait sa silhouette.

Son chignon blond, très relevé, la rendait encore plus grande et plus mince. La blondeur de sa chevelure blanchissait sur sa nuque basanée, son teint bronzé faisant ressortir la couleur platinée de ses mèches. Le noir et le bleu de la mousseline rendaient, au contraire, ses bras et son dos plus dorés. Les mailles, magnifiquement ouvragées, d'un large brace- let ophidien en or massif, entouraient son poignet et rehaussaient l'éclat de sa parure et de sa beauté tandis qu'une chaîne, artistiquement travaillée, enri- chissait la finesse de son cou.

Il était impossible de ne pas déceler dans une si grande harmonie l'esprit et l'âme de la femme qui la portait. Marc pensa que Florène emportait son secret mais qu'au fond d'elle-même, elle était telle qu'il la voyait. Belle, affectueuse et douce mais blessée à vie par une flèche mortelle et inconnue de lui. Sa toilette la révélait, ses écrits la peignaient. Elle marchait avec énergie et avec grâce, regardant droit devant elle. Sa silhouette arriva au bout du couloir.

Marc attendit qu'elle se retournât. Elle ne se retourna pas.