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Jacques DerridaPolitique et éthique de l’animalité

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Patrick Llored

Jacques DerridaPolitique et éthique de l’animalité

Collection Cinq concepts n°2

Les Editions Sils Maria asbl

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Les Editions Sils Maria asbl21, rue des Chartriers7000 Mons, Belgique

http://www.silsmaria.orgE-Mail : [email protected]

Les Editions Vrin6, place de la Sorbonne

75005 Parishttp://www.vrin.fr

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Fonds documentaire Gilles DeleuzeBibliothèque du Saulchoir, 43 bis, rue Glacière,

Paris, 13ième.

© Sils Maria asbl 012/2012Ce texte n’engage que son auteur.Nos remerciements à Monsieur Jean-Luc Bastin.

D/8109/2012/065isbn: 2-930242-63-9

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Introduction.

L’animal politique que donc il fûtLe mal de l’animal

La philosophie de Jacques Derrida, dont nousvoudrions proposer une interprétation atypique etradicalement autre que celles qui dominent la plupartdes recherches à son sujet, n’est pas de celles qui selaissent aisément comprendre car ses concepts,arguments et enjeux sont en opposition presquetotale avec le sens commun de notre cultureoccidentale. Posons quelques questions quis’éclaireront progressivement tout au long de cetouvrage qui se veut une introduction à l’éthiqueanimale derridienne: et si cette philosophie n’avaitpas été encore lue pour ce qu’elle veut être, à savoirune pensée du vivant animal? Et si cette dimensioncentrale de la déconstruction, autre nom de cetteaventure philosophique, n’avait pas encore faitl’objet d’un travail d’interprétation digne de sespréoccupations? Et si l’immense majorité deslecteurs de Derrida avaient sous-estimé voire, gesteplus grave, refusé d’accorder l’importancenécessaire à la question animale dans la

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compréhension de sa pensée1 ? Et si enfin c’étaitbien cette « question de l’animal » qui constituait lasignification la plus profonde de l’œuvre derridienneelle-même au risque de décevoir les attentes encorefortement anthropocentrées des lecteurs que noussommes? Autrement dit, ces questions dérangeantespeuvent se résumer à une seule et décisiveinterrogation: la déconstruction ne serait-elle pas ladernière grande pensée de l’animalité en Occidentaprès celles d’Empédocle, de Montaigne et deNietzsche?Ecoutons Derrida nous dire ce qu’il en est en réalitéde ce qu’il faut sans hésitation aucune appeler sa« passion de l’animal », selon ses propres termes :« Je vous dis « ils », « ce qu’ils appellent unanimal », pour bien marquer que je me suis toujourssecrètement excepté de ce monde-là et que toutemon histoire, toute la généalogie de mes questions,en vérité tout ce que je suis, pense, écris, trace,efface même, me semble né de cette exception, etencouragé par ce sentiment d’élection. Comme sij’étais l’élu secret de ce qu’ils appellent lesanimaux. C’est depuis cette île d’exception, depuis

1 Signalons toutefois les rares ouvrages, en langue anglaise,disponibles sur la question : M. Calarco, Zoographies : theQuestion of the Animal from Heidegger to Derrida, New-York,Columbia University Press, 2008, L. Lawlor, This is notSufficient : An Essay on Animality and Human nature in Derrida,même éditeur, 2007, et enfin un ouvrage collectif, Demenageries.Thinking (of) Animals after Derrida, édité par Anne EmmanuelleBerger et Marta Segarra, Amsterdam-New York, Rodopi, 2011.

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son littoral infini, à partir d’elle et d’elle que jeparlerai1. »Cette adresse aux lecteurs est probablement l’unedes clés interprétatives majeures non pas seulementde la déconstruction mais plus fondamentalement dece qu’aura été la vie même de Derrida. Ce n’est doncpas seulement la pensée derridienne qui devient ainsipensée du vivant animal, ce qui est déjà unévénement rare dans l’histoire de la philosophieoccidentale, mais l’existence du philosophe, vécue etressentie à partir et à travers ce profond sentimentd’affinité voire d’amitié à l’égard des vivants nonhumains. Ce lieu d’exception qu’on pourrait appelerune atopie, à distinguer de l’utopie, donne lieu à uneposition philosophique des plus rares et des plusoriginales qui en fait à la fois toute sa radicalité maisaussi, il faut le reconnaître, toute sa difficulté,laquelle explique les profondes résistances que ladéconstruction du propre de l’homme aura toujoursrencontrées dans sa réception, encore aujourd’hui2.Ajoutons que cette philosophie animale unique enson genre ne peut probablement pas être comprisesans prendre en compte, et sans y inscrire même, cecaractère d’impossibilité qu’elle incarne et dont la

1 Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, EditionsGalilée, 2006, p.91.2 Citons le dernier ouvrage du philosophe Thierry Gontier, Laquestion de l’animal. Les origines du débat moderne, Paris,Hermann, 2011, qui offre un panorama intéressant des critiquesqui peuvent être formulées à l’égard de la philosophie animalederridienne. Nous ne partageons pas ces critiques mais lestrouvons très argumentées.

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manifestation la plus radicale se joue par rapport auproblème de l’animalité.Or la question risquée qui doit être posée est celle desavoir s’il existe une explication à cette positionphilosophique rare et peu commune et enconséquence à ce « sentiment d’élection ». Qu’est-cequi dans la trajectoire biographique du philosopheJacques Derrida donne naissance à ce sentimentmystérieux d’être « l’élu secret », pour reprendrecette expression à forte connotation religieuse, maisdont le sens est renversé par rapport à sasignification théologico-humaniste première?Quelles expériences cruciales offrent le sentiment àun homme de n’exister au fond que pour se voir vupar des vivants non humains, conduisant ainsi laréflexivité vers des limites vertigineuses voireimpensables?Seules des expériences vécues de domination d’unegrande violence physique et symbolique peuventconduire par analogie à une telle sensibilité à l’égarddu vivant animal. Notre hypothèse est qu’il fautinscrire l’itinéraire derridien dans le mouvement depensée qui au siècle précédent a identifié violenceantisémite et violence spéciste1 envers les animaux,lequel a réuni nombre d’écrivains et de philosophesmajeurs, ayant marqué notre culture à qui il a étérévélé les liens intimes et mortifères qu’elle

1 Le spécisme est un concept élaboré dans les années 70 désignantune forme de violence envers les animaux sur le modèle duracisme et du sexisme. Nous pensons que le terme mérite d’êtreutilisé ici.

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entretient avec l’animalité. Kafka, Singer, Canetti,Horkheimer et Adorno principalement en sont lesplus marquants témoins. Notre thèse revient donc àenrichir ce groupe d’intellectuels juifs de premierrang en y incluant Derrida lui-même dont latrajectoire biographique peut dès lors s’interprétersous l’angle conjoint de la violence antisémite dontil fût la cible et de cette passion pour les animauxqui lui est incontestablement liée. L’expériencevécue de l’antisémitisme chez Derrida ouvre àl’expérience de la compassion, laquelle conduit àune prise en compte de la vulnérabilité de tous lesvivants, humains comme non humains, soumis aurisque permanent du déferlement de violence. Elleexplique donc que la philosophie derridienne soit,selon nous, l’une des dernières pensées de l’animalaux prises avec la question politique. Tel est le fondéthique dans lequel prend forme une réflexionpolitique où la violence de l’histoire frappe autantles hommes que les animaux1.

1 La philosophe Elisabeth de Fontenay est l’une de celles qui abien mis en évidence ce lien entre deux formes de violence aussiextrêmes l’une que l’autre dans son texte « La raison du plusfort » qui introduit à trois textes du philosophe Plutarque, Troistraités pour les animaux, (Paris, Editions POL, 1992, p. 71-72.) :« Manque de chance pour ceux qui n’évoquent la summa injuriaque pour mieux se moquer de la pitié envers la souffranceanonyme et muette, il se trouve que de très grands écrivains etpenseurs juifs de ce siècle auront été obsédés par la questionanimale : Kafka, Singer, Canetti, Horkheimer, Adorno. Ils auront,par l’insistance de son inscription dans leurs œuvres, contribué àinterroger l’humanisme rationaliste et le bien-fondé de sa vieilledécision. Des victimes de catastrophes historiques ont en effet

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Antisémitisme et identité juive (1930-1962)

Tentons de vérifier cette thèse en l’illustrant dequelques faits biographiques majeurs dans lazootobiographie derridienne puisque tel nous sembleêtre le terme le plus adéquat pour rendre compte del’existence du philosophe. Derrida naît le 15 juillet1930 à El-Biar, faubourg d’Alger, dans un pays qui aété colonisé par la France un siècle plus tôt, en 1830.Le processus de colonisation continue d’exercer seseffets négatifs en 1930 et bien au-delà, comme denombreux événements tragiques le montreront par lasuite. Dit autrement, le pays dans lequel Derridagrandit est très inégalitaire et les différentescommunautés y vivent sans jamais vraiment serencontrer. La communauté juive d’Algérie, dont safamille est issue, se trouve dans une positionculturelle des plus ambiguës, sciemment provoquéepar la politique coloniale et raciale de la Francepuisque celle-ci a cherché à faire des juifs les alliéspotentiels de la colonisation contre la population

pressenti chez les animaux d’autres victimes, comparables jusqu’àun certain point à eux-mêmes et aux leurs. Ils ont donné place, parleur écriture, à cet autre désastre qui constitue le paradoxe de lamodernité et qui consiste dans la démesure de la dominationexercée par l’homme sur la nature, sur tout ce qui est. » Cette« summa injuria » est une allusion à l’un des arguments fallacieuxde ceux qui rejettent toute considération éthique envers lesanimaux sous le prétexte, totalement faux par ailleurs, duvégétarisme d’Hitler, lequel annulerait la valeur de l’argumentreliant antisémitisme et violence spéciste. Plusieurs auteurs ayantdémontré la profonde stupidité de cet argument pseudo-historique, nous n’y reviendrons donc pas ici.

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arabe. Il faut avoir à l’esprit pour comprendre la« généalogie » derridienne que jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, les juifs d’Algérie serontconsidérés comme des « indigènes », c’est-à-direcomme des individus ne pouvant pas accéder à lacitoyenneté française. Ce n’est qu’en 1870 que l’Etatfrançais décide de « naturaliser » les 35000 juifsrésidant en Algérie. Cette politique d’assimilationforcée va connaître un tournant tragique qui vamarquer le jeune Derrida: la défaite de la Franceface à l’Allemagne nazie et l’effondrement de l’Etatfrançais qui s’en est suivi. C’est alors que se produit,dans les années 1940-1941, une « pétainisation » del’Ecole en Algérie alors même, comble du paradoxe,que cette colonie n’est pas et ne sera jamais occupéepar la moindre présence militaire allemande ! L’Etatfrançais va donc se servir de cette humiliante défaitepour mener une politique antisémite violente qui setraduira par l’exclusion du jeune Derrida du lycéeBen Aknoun d’El-Biar en octobre 1942. C’est doncparadoxalement l’antisémitisme du pouvoir politiquequi lui fera découvrir son identité juive. Il s’inscritensuite dans un autre lycée, le lycée Maïmonide,établissement improvisé et ouvert par desenseignants juifs expulsés eux aussi del’enseignement par le gouvernement de Vichy. MaisDerrida ne supporte pas d’être scolarisé dans cetétablissement réservé aux seuls juifs comme s’ilvoyait dans l’existence de cette institution uneréplique identitaire à une violence d’Etat elle-mêmecommunautaire:

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« C’est là, je crois, que j’ai commencé àreconnaître, sinon à contracter ce mal, ce malaise,ce mal- être qui, toute ma vie, m’a rendu inapte àl’expérience « communautaire », incapable de jouird’une appartenance quelconque (…). D’un côté,j’étais profondément blessé par l’antisémitisme ;cette blessure ne s’est d’ailleurs jamais fermée. Enmême temps, paradoxalement, je ne supportais pasd’être « intégré » dans cette école juive, dans cemilieu homogène qui reproduisait, contresignait enquelque sorte, de façon réactive et vaguementspéculaire, à la fois contrainte (sous la menaceextérieure ) et compulsive, la terrible violence quilui était faite. Cette autodéfense réactive fut certesnaturelle et légitime, irréprochable même. Mais j’aidû y ressentir une pulsion, une compulsion grégaire,qui correspondait en vérité à une expulsion1. »C’est à partir de cet habitus clivé, qui lui faitressentir toute identification comme une souffrance,que prend forme dans ces années-là la possibilitépeut-être impossible de penser la philosophiecomme une déconstruction du propre de l’homme,laquelle tend à interroger l’existence même d’unesupposée nature humaine propriétaire de son soi.Orienté par cette tragique lucidité, qui fait signe versla question animale, Derrida va pénétrer dans laculture académique, littéraire et philosophique deson époque constituée des inévitables rites depassage et des marquages symboliques qui

1 J. Derrida et E.Roudinesco, De quoi demain… Paris, EditionsFayard-Gallimard, 2001, p. 183.

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permettent d’accéder à la culture légitime et à lareconnaissance : Ecole Normale Supérieure (1952),agrégation de philosophie (1957), enseignement à laSorbonne, en tant qu’assistant de SuzanneBachelard, Georges Canguilhem, Paul Ricoeur etJean Wahl, puis à l’ENS où il est invité par JeanHyppolite et Louis Althusser. Il devient l’ami de cedernier malgré la forte tension idéologique qui lesopposera jusqu’à la fin de leur existence. Tel est ledonc l’itinéraire apparemment classique d’un jeunejuif pied-noir qui n’a pas encore fait sa proprerévolution philosophique jusqu’à ce quel’indépendance de l’Algérie vienne mettredéfinitivement en question tout sentimentd’appartenance, y compris l’idée de communautéhumaine.

L’indépendance de Derrida (1962-1967)

Est-ce un hasard chronologique si l’indépendancepolitique de l’Algérie se produit au même momentque celle, philosophique, de Derrida1 ? S’il a étépartisan de l’émancipation politique algérienne, iln’a jamais cru en revanche en l’idée de souverainetépolitique, cette dernière n’étant pour lui qu’unecroyance métaphysique à l’origine de communautés

1 Je me permets de reprendre cette thèse du philosophe Jean-LucNancy qui l’a développée dans le texte suivant :« L’indépendance de l’Algérie, l’indépendance de Derrida » dansl’ouvrage collectif Derrida à Alger. Un regard sur le monde.Essais, Paris, Editions Actes Sud, 2008.

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nationales se pensant comme indépendantes les unesdes autres. Ce scepticisme politique traduit bien lemal derridien de l’appartenance et l’amène à rompreavec le dangereux mythe d’une communauténationale fusionnelle et homogène repliée sur elle-même.Ce sont de telles structures communautaires, à la foismétaphysiques et politiques, qui vont être mises enquestion par Derrida dès son premier livre,L’Origine de la géométrie (1962) qui est d’abord latraduction d’un texte de Husserl, mais peut-êtresurtout la première déclaration d’indépendance deDerrida par rapport à la métaphysique de la présencequi pense le sujet comme souverain, c’est-à-direcomme étant en accord avec son supposé moioriginaire et par conséquent comme un vivanttoujours présent à lui-même. Le paradoxe est qu’ens’inscrivant dans un « présent vivant » comme auto-fondation de lui-même, et donnant lieu à un vivantse réduisant à un mécanisme d’identification, cettemétaphysique de la présence fait aussi du sujetsouverain, et peut-être de toute souveraineté, desentités incapables par elles-mêmes de résister àl’emprise de la sujétion, qu’elle soit d’origineculturelle, anthropocentrique ou encore spéciste.D’où le lien avec la question animale qui travaille enprofondeur la déconstruction derridienne dès cemoment-là :

« Elle (la question du vivant et du vivant animal)aura toujours été pour moi, la plus décisive. Je l’aimille fois abordée, soit directement, soit

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obliquement, à travers la lecture de tous lesphilosophes auxquels je me suis intéressé, àcommencer par Husserl et le concept d’animalrationale, de vie ou d’instinct qui se trouve au cœurde la phénoménologie1. »

C’est donc bien à une déconstruction du concept decommunauté que se livre Derrida dès les années 60alors même que le contexte politique etphilosophique dominant ne reconnaît que lesidentités culturelles et sociales (nationalisme,marxisme…) à partir desquelles s’engager et lutter.Derrida propose dès cette époque un nouveau typed’engagement politique et intellectuel reposant sur lanécessité de rompre avec les « sujétionsidentitaires » de tous types et sur celle d’undécentrement du concept de souveraineté, lequel n’apas permis de s’ouvrir à tous les vivants, encoremoins aux vivants non humains qui deviennentmembres à part entière de la pensée politiquederridienne. Telle nous semble constituerl’indépendance philosophique de Derrida par rapportà des sujétions de type biopolitique qui soumettent lavie à la loi de l’identité absolue. Dit autrement, cettedéconstruction du politique, dont on trouve ici lesprémices, ne peut pas ne pas se traduire par uneouverture à l’autre et, peut-être surtout, à ce toutautre qu’est le vivant animal, conséquence ultime etdécisive de cette déclaration d’indépendance àl’égard de toute autosuffisance souveraine.

1 J. Derrida, L’animal que donc je suis, op.cit., p. 57.

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En conséquence de quoi s’il ne peut exister àproprement parler de philosophie politiquederridienne, le concept même de philosophiepolitique présupposant très certainement celui desouveraineté, il y a bien « une politique de laphilosophie » qui s’exprime dans les trois ouvragesqui sont publiés simultanément en 1967 : De lagrammatologie, L’Ecriture et la différence et LaVoix et le phénomène. Introduction au problème dusigne dans la phénoménologie de Husserl. Tous troisoffrent la possibilité de penser l’existence de tous lesvivants, non humains compris, comme ouverte, dansla différence radicale, aux mêmes principes éthiques.L’indépendance intellectuelle qui naît donc en 1962permet de penser au-delà de toute vision du mondebâtie à partir d’un sujet souverain maître de lui-même et du monde qui l’entoure. Mais le refus detout anthropocentrisme fait aussi courir le risque àDerrida de s’exclure lui-même de son propre monde,comme le philosophe aura au fond exclu les vivantshumains du centre de la philosophie, endéconstruisant son ciment philosophique qu’est leconcept de « communauté humaine ».

L’exclu de l’intérieur ou le marrane comme figureanimale (1967-2004)

A la fin des années 60 et au début des années 70,l’étrangeté du monde dans lequel vit Derrida luidevient de plus en plus grande et se traduit par unécart de plus en plus important dans la réception desa pensée entre les scènes académiques étrangère et

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française. Ce contraste entre l’hospitalité del’étranger et l’inhospitalité de la communautéd’origine ne fait que confirmer les intuitionsderridiennes sur les limites de toute appartenance etde toute identification circulaire. Cela explique quela dernière partie de son existence soit tournée versle concept d’hospitalité qui est profondémentrevisitée dans la mesure où le traditionnel accueil del’étranger s’ouvre dorénavant à l’animal, ou plusprécisément à l’animot, et ne prend dès lors savaleur que de son ouverture au tout autre, au-delàdonc de toute appartenance naturelle ou d’espèce.S’il y a bien pour Derrida une communauté desvivants, de tous les vivants, en revanche celle-ciperd toute signification à se réduire à une originequelconque dont la fermeture conduirait à unspécisme comme elle conduit au racisme lorsqu’ellese ferme à la figure de l’étranger. Cela expliquepourquoi les livres publiés à cette époqueradicaliseront le concept d’hospitalité pour l’ouvrir àtous les vivants : Spectres de Marx (1993),Politiques de l’amitié (1994) et les derniers ouvragesposthumes qui seront entièrement consacrés à laquestion animale : L’Animal que donc je suis (2006)et son dernier séminaire tenu à l’EHESS de Paris,publié en deux volumes de presque 1000 pages, LaBête et le souverain (2010 et 2011 respectivement).S’il y a dans ces textes un élargissementconsidérable de l’idée d’hospitalité, une refondationmême, c’est l’invention de nouveaux conceptsinédits pour penser la question politique qui fontévénement (carnophallogocentrisme, pharmakon,

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zoopolitique, haptocenrisme…), lesquels font toussigne vers une pensée de l’animal qui devient ainsi àla fin de la vie de Derrida le vivant à partir duquelc’est l’idée même de monde commun qui estinterrogé et repensé en vue d’accueillir l’altéritéabsolue du tout autre.Comment ne pas voir que les derniers mots écrits parDerrida et prononcés par l’un de ses fils en 2004 lorsde ses obsèques sont encore un hommage à cesvivants non humains sacrifiés sur l’autel del’Occident1 ? Comment ne pas voir dès lors dans lesmots « vie » et « survie » une ultime référence auxanimaux, par laquelle il nous prie d’inscrire leurexistence dans l’éthique ? Si la déconstruction estbien ce qui arrive, selon la définition souvent donnéepar Derrida, alors comment enfin ne pas lacomprendre comme un appel continu et de plus enplus explicite à la fin de toute logique sacrificielle,seule finalité véritable de cette philosophie commeexpérience de l’impossible même?

1 « Jacques n’a voulu ni rituel ni oraison. Il sait par expériencequelle épreuve c’est pour l’ami qui s’en charge ; il me demandede vous remercier d’être venus, de vous bénir, il vous supplie dene pas être triste, de ne penser qu’aux nombreux momentsheureux que vous lui avez donné la chance de partager avec lui.Souriez-moi, dit-il, comme je vous aurai souri jusqu’à la fin.Préférez toujours la vie et affirmez sans cesse la survie… Je vousaime et vous souris d’où que je sois ». Jacques Derrida.

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Premier concept : carnophallogocenrisme

Carnophallogocentrisme et sacrifice carnivore

La déconstruction derridienne est d’abord celle d’unprétendu propre de l’homme, lequel n’a pu seformuler dans la tradition philosophique occidentalequ’en étroite relation avec la question de l’animal.Or il est étonnant de constater que la pensée deDerrida n’a presque jamais été analysée comme unepensée du vivant, humain et non humain inclus,c’est-à-dire comme une réflexion se préoccupant dudevenir du vivant animal en prise avec un pouvoirsouverain, que celui-ci s’incarne dans le sujetindividuel ou dans la souveraineté politique tellequ’elle a pris forme ultimement dans l’Etat moderne.La philosophie derridienne du vivant est plusprécisément une déconstruction non seulement de ceque l’homme fait à l’animal mais, plus exactementpeut-être, de ce que l’animal, et de ce qu’ilconviendrait de nommer, pour l’en distinguerquelque peu, la bête, font à l’homme. Elle ne peutpar conséquent être vraiment comprise que si on larelie directement à ce qui nous apparaît être sanouveauté, à savoir la question du sacrifice,inséparable donc de celle de l’animal. C’est en effetavec l’animal, estime Derrida, que le sacrifice revêtdes formes inédites, originales et tragiques de grande

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importance dans l’invention de l’Occident et desvaleurs sur lesquelles il repose:

« C’est pour nommer cette scène sacrificielle quej’ai parlé ailleurs, comme d’un seul phénomène etd’une seule loi, d’une seule prévalence, d’uncarnophallogocentrisme ; je le note très vite enpassant, au titre de l’autobiographie intellectuelle,que si la déconstruction du logocentrisme a dû, toutnécessairement, se déployer à travers les années endéconstruction du phallocentrisme, puis ducarnophallogocentrisme, la substitution touteinitiale du concept de trace ou de marque auxconcepts de parole, de signe ou de signifiant étaitd’avance destinée, et délibérément, à passer lafrontière d’un anthropocentrisme, la limite d’unlangage confiné dans le discours et les motshumains. La marque, le gramme, la trace, ladifférance, concerne différentiellement tous lesvivants, tous les rapports du vivant au non-vivant1. »

Le carnophallogocentrisme est ce concept quinomme le sacrifice animal dont l’homme se rendresponsable quand il met fin à la vie des animaux àtravers une multitude de pratiques culturellesordinaires visant à s’approprier leur vie et à lesingérer. Ce concept repose, comme indiqué parDerrida lui-même, sur deux autres notions qui luisont emboîtées: celles de logocentrisme et de

1 Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, EditionsGalilée, 2006, p.144.

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phallocentrisme. Elles désignent toutes deux le faitque l’Occident accorde un privilège absolu à laparole et à la raison sans lesquelles il n’est paspossible de faire partie de la communauté desvivants, laquelle a toujours été et reste une inventiondu pouvoir masculin. Le pouvoir politique enOccident est incarné par l’homme de sexe masculinqui se pense comme rationnel et qui exprime cetterationalité à travers la parole censée faire le proprede l’homme en conséquence. Mais ce pouvoir nepeut s’exercer que par le biais du sacrifice carnivorequi vise l’animal en tant que vivant à sacrifier. Direpar conséquent que la déconstruction est unephilosophie de l’animalité, c’est aussi bien direqu’elle est une philosophie du sacrifice animal c’est-à-dire une déconstruction de toutes les structuressymboliques occidentales qui utilisent les animauxpour prendre forme et se développer. Autrement dit,l’Occident vit de ce sacrifice animal qui prend laforme dominante et complexe du sacrificecarnivore : telle est la thèse sur laquelle repose laphilosophie de Derrida. C’est à l’aune de ce projetambitieux que la pensée derridienne - et donc ladéconstruction dans son ensemble – nous sembledevoir être interprétée. L’une des structuressymboliques fondamentales étant le sacrificecarnivore qui constitue probablement l’une des raresà réunir en elle des éléments relevant à la fois dupolitique, du philosophique et de l’anthropologique,faisant d’elle une structure totale. Trois élémentsinséparables semblent avoir intéressé Derrida danssa déconstruction du sacrifice.

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En premier lieu, le mécanisme sacrificiel lui-même,lequel concentre tous les éléments qu’une sociétédonnée établit comme relevant de son dedans ou deson dehors, le sacrifice, hier comme aujourd’hui,venant délimiter de façon stricte les frontières entrel’humanité et l’animalité dans la mesure où, mêmes’il y a eu des situations de sacrifice humain, c’esttoujours à partir et en direction d’une intentionanthropocentrique, principalement de formehumaniste, qu’il a opéré et opère. Le sacrifice restepar conséquent une opération qui agit sur le vivantanimal en vue de le soumettre à la souverainetéhumaine. Ensuite, si le sacrifice tel que pensé parDerrida, est principalement carnivore, il permetaussi et offre la possibilité de comprendre non passeulement ce pouvoir souverain exercé violemmentsur l’animal, mais aussi ce qui relève du réel et dusymbolique. Dit autrement, si le sacrifice ne peut seréduire à sa seule dimension réelle, c’est qu’il aprioritairement une dimension symbolique dont ladénégation constante constitue l’une des clésinterprétatives majeures de l’Occident. Enfin, s’il estle fond onto-théologico-politique où est né etcontinue de s’inventer l’idée même de communautéhumaine, le sacrifice est aussi une clé interprétativepermettant de comprendre que les structurespolitiques centrales de l’Occident que sont lasouveraineté et l’Etat moderne ne prennent sens quesur fond d’une séparation d’avec l’animal sacrifiésur l’autel de la politique.

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Sens et fonction du sacrifice carnivore ou ladéconstruction du carnophallogocentrisme

La déconstruction derridienne nous apprend enpermanence que, pour l’homme, tout animal a deuxcorps, à la manière des deux corps du roi étudiésnaguère par l’historien allemand Ernst Kantorowiczdans son célèbre ouvrage Les deux corps du roi.Essai sur la théologie politique du Moyen Âge :d’une part, un corps biologique et comestible qui estsoumis en permanence à la logique souveraine dusacrifice carnivore, laquelle est sacrificielle dans soninconscient même ; et, d’autre part, un corpssymbolique et politique qui survit à sa mort violentesous forme de spectres, à savoir de croyances quifondent le politique. Dans les deux cas, c’est le corpsde l’animal qui est sacrifié au seul bénéfice del’homme.La caractéristique première de la mise à mort del’animal est précisément de ne pas se présentercomme une mort au sens anthropomorphique duterme, et plus profondément encore, d’exhiber tousles signes de la légalité humaine. La déconstructionderridienne cherche à mettre en lumière la« structure sacrificielle » des discours autorisant unetelle mise à mort, en tant que cette structure assureune double fonction vitale à nos sociétés carnivores :d’une part, celle d’autoriser souverainement la mortde l’animal en l’inscrivant obligatoirement dans uneloi morale et juridique anthropocentrée, et, d’autrepart, celle de rendre possible une dénégation de la

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nature violente de l’acte sacrificiel lui-même. Cesdiscours, à la fois ordinaires, philosophiques,moraux, scientifiques et juridiques, proposent toussans exception une justification du sacrifice marquéepar une profonde ambivalence, car il s’agit à la foisde « donner la mort » et, en même temps, de ne pasreconnaître cet acte comme un geste de destructionviolente de toute vie animale. Jacques Derridadésigne dans cette opération le privilège absolu dupouvoir souverain, même au niveau individuel dusujet, sur la vie et la mort de l’animal, lequel pouvoirdistribue à sa manière les cartes du réel et dusymbolique en enlevant la vie tout en nereconnaissant pas la violence par laquelle ils’effectue :«Je voudrais surtout mettre en lumière, en suivantcette nécessité, la structure sacrificielle des discoursauxquels je suis en train de me référer [Il s’agitprincipalement de ceux de Heidegger et Lévinas surla question de l’animal mais on peut estimer qu’ilsreflètent en grande partie le sens commun culturelsur le sujet]. Je ne sais si « structure sacrificielle »est l’expression la plus juste. Il s’agit en tout cas dereconnaître une place laissée libre, dans la structuremême de ces discours qui sont aussi des « cultures »,pour une mise à mort non criminelle : avecingestion, incorporation ou introjection du cadavre.Opération réelle, mais aussi symbolique, quand lecadavre est « animal », opération symbolique quandle cadavre est « humain ». Mais le « symbolique »est très difficile, en vérité impossible à délimiterdans ce cas, d’où l’énormité de la tâche, sa

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démesure essentielle, une certaine anomie oumonstruosité de ce dont il faut répondre, ou devantquoi (qui ?quoi ?) il faut répondre1. »Déconstruire le sacrifice animal et carnivore: tel estdonc l’enjeu de la philosophie de Derrida qui peutainsi être interprétée comme une éthique animale carson objectif est de mettre fin à la violencesacrificielle dont les animaux sont la cible.Déconstruction passant par la décomposition decette structure sacrificielle qui caractérise lesdiscours et les actes lorsqu’ils traitent des animauxet qu’ils les réduisent à des corps de chaircomestible. Que disent et que révèlent au fond cesmanifestations sacrificielles qui retirent tout sens àleur mort et qui les privent ainsi de leur propredisparition ? Que dit au fond notre cultureoccidentale qui autorise toujours ces pratiquessacrificielles, lesquelles sont en réalité des pratiquesrituelles construisant en permanence l’espace du réelet du symbolique et déterminant les droits d’entréedes vivants dans ces expériences limites ? Cesdiscours sacrificiels dénient aux pratiques de mise àmort le statut d’actes criminels. En effet, toute miseà mort de l’animal se présente sous les espèces d’unacte technique voire technologique, matériel,empirique, dépourvu de toute dimension morale.Acte entièrement fondé en raison par sa fonctioncarnivore, à savoir alimentaire. La mise à mort de

1 J. Derrida, « ‘Il faut bien manger’ ou le calcul du sujet. Entretienavec J.L. Nancy », (1989), repris dans Points de suspension.Entretiens, Paris, Editions Galilée, 1992, p. 228.

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l’animal y est telle que tout est fait pour qu’elle nerisque jamais d’être prise pour ce qu’elle est : uncrime. Réduire cet acte à une manifestationpauvrement empirique revient en réalité à refuser àl’animal toute appartenance à un champ symboliquesusceptible d’en faire un être dont la vie ne serait pasréduite à sa seule dimension biologique. Derridanous apprend donc que le geste qui met fin àl’existence toujours unique et singulière d’un vivantnon humain échappe à toute évaluation en termesjuridiques et moraux: ce qui vient circulairementconfirmer la thèse commune que l’animal reste unêtre qui ne peut (et ne doit) intégrer l’ordresymbolique puisque celui-ci est le privilège deshommes, c’est-à-dire constitue leur propre. Lecarnophallogocentrisme est donc ce processuspermanent par lequel on dénie à l’animal le droit ausymbolique, propriété du sujet souverain dont lepouvoir alimente sa puissance par le sacrifice.L’animal n’a donc pas droit au symbolique lors de samise à mort au nom de la supériorité ontologique dela souveraineté humaine.Or Derrida s’emploie, telle est la finalité même deson éthique animale, à démontrer que la distinctionentre le réel et le symbolique n’est tenable etdéfendable pour aucun vivant, qu’il soit humain ounon humain et qu’en réalité le symbolique est unacte performatif à partir duquel la différenciationmorale s’opère et prend une forme socialedéterminée dans l’intérêt de celui qui l’institue par laforce, laquelle est toujours première par rapport à laloi. En d’autres termes, le symbolique peut être

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déconstruit selon deux voies parallèles etconvergentes: d’une part, en montrant qu’il n’est pasle propre de l’homme, qu’il prend des formesdifférentielles qui n’existent pas en toute pureté ouen toute rigueur chez l’homme, inscrites dans uneprétendue loi morale transcendante; et, d’autre part,que le symbolique connaît aussi des manifestationsvariées à l’intérieur du règne du vivant non humain.De ce point de vue, la philosophie animalederridienne peut être comprise d’abord comme uneopération risquée de déconstruction des frontières duréel et du symbolique telles qu’elles ont étéinventées par l’homme par le biais de son pouvoirsur les animaux. Cette appropriation humaine dusymbolique lui permet en vérité de s’inventer unpropre et donc une subjectivité qui passe parl’obligation de mettre fin à la vie du vivant nonhumain qu’est tout animal, appropriation qui est enmême temps une désappropriation, laquelle n‘a desens au fond qu’en référence à cet autre qu’estl’animal que l’on refuse de reconnaître comme tel.Sacrifice animal et création de subjectivité humaine

Le sacrifice comme manifestation ducarnophallogocentrisme est donc une institutionrituelle et fondatrice au sens fort du terme parlaquelle l’homme se donne, par la violence, unesubjectivité lui permettant d’installer une limiteinfranchissable entre lui et l’animal, par uneopération de dénégation de l’acte de mise à mort lui-même :« Je ne sais pas, à ce point, qui est « qui » nidavantage ce que veut dire « sacrifice » ; pour

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déterminer ce dernier mot, je retiens seulement cetindice : le besoin, le désir, l’autorisation, lajustification de la mise à mort, la mort donnéecomme dénégation du meurtre. La mise à mort del’animal, dit cette dénégation, ne serait pas unmeurtre. Et je relierais cette « dénégation » àl’institution violente du « qui » comme sujet1. »Le sujet s’auto-institue en mettant à mort l’animaldans un acte qui se revendique comme purementtechnique et matériel, mais dont les conséquencessont sans mesure par rapport à son effectivitéapparente. Cette invention de soi est un processusinconscient, à la fois source de dénégation, maisaussi principe de dissémination à l’ensemble de lasociété en ses multiples dimensions:« Dans notre culture, le sacrifice carnivore estfondamental, dominant, réglé sur la plus hautetechnologie industrielle, comme l’est aussil’expérimentation biologique sur l’animal – si vitaleà notre modernité. (…) Le sacrifice carnivore estessentiel à la structure de la subjectivité, c’est-à-dire au fondement du sujet intentionnel et, sinon dela loi, du moins du droit, la différence entre la loi etle droit, la justice et la loi restant ici ouverte sur unabîme. Si on veut parler d’injustice, de violence oud’irrespect envers ce que nous appelons siconfusément l’animal – la question est plus ouverteque jamais (et j’y inclus, donc, au titre de ladéconstruction, un ensemble de questions sur le

1 J. Derrida, « ‘Il faut bien manger’ ou le calcul du sujet. Entretienavec Jean-Luc Nancy », article cité, p. 229.

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carnophallogocenrisme), il faut reconsidérer latotalité de l’axiomatique métaphysico-anthropocentrique qui domine en Occident la penséedu juste et de l’injuste1. »Dans tout sacrifice carnivore ne peut par conséquentque s’opérer une dénégation qui s’autorise deprétextes extérieurs à la fonction essentielle dumécanisme sacrificiel pour nier qu’il en va bel etbien d’un sacrifice. Cette dénégation prend la formede discours multiples justifiant et légitimant, au nomdes intérêts de l’homme décrits comme nécessaires àson humanisation, la mise à mort de l’animal. Or parce mensonge à soi-même, l’homme s’interdit de voirque la violence du sacrifice est en réalité la conditiontranscendantale de l’institution du sujet humain etdonc de toute subjectivité. La violence du sacrificeest à la mesure de l’institution violente du sujethumain : telle est la définition la plus explicite ducarnophallogocentrisme qui n’existe que par la miseen forme d’une telle violence qui ne vise passeulement l’animal mais aussi son rapport auxvivants humains. Comment s’explique cemécanisme par lequel cette opération sacrificielledevient efficiente ? Qu’a-t-elle à voir avec ce queDerrida nomme le « mystique » ? La thèsederridienne concernant la relation causale entresacrifice et subjectivité repose sur une conception dela loi et du droit marquée par l’idée que le droit estd’abord une force, voire une force pure ne prenant sa

1 J. Derrida, Force de loi. Le « fondement mystique del’autorité », Paris, Galilée, 1994, p.42-43.

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source originaire dans aucun principe moral. Enréalité le droit, tout droit, se développe selon unprocessus d’autofondation tautologique qui luipermet arbitrairement de disjoindre violence légaleet violence illégale dans le seul but de séparer viehumaine et vie animale.Cette philosophie animale derridienne est doncinséparable d’une philosophie de la loi et du droitqui conduit à reconnaître que, tels quels, le droit et,plus largement, le fondement de toute communautépolitique ne sont en rien « naturels » ni« contractuels », mais arbitraires selon lasignification que Montaigne donne à ce mot dans lesEssais, dans le chapitre « de l’expérience » :« Or les lois se maintiennent en crédit, non parcequ’elles sont justes, mais par ce qu’elles sont loix.C’est le fondement mystique de leur autorité, ellesn’en ont point d’autre (…). Quiconque leur obeytparce qu’elles sont justes, ne leur obeyt pasjustement par où il doibt1. »Pour Derrida, le sacrifice carnivore postulearbitrairement l’existence de deux mondes que toutsépare, croyance qui s’accompagne d’une déchargede violence physique et symbolique considérabledont le résultat peut être qualifié de « mystique »tant il relève d’une certitude dont la force donneralieu à l’existence du monde du sujet intentionnel lui-même. A terme, deux mondes s’opposerontnettement : d’une part, le monde animal supposé

1 Montaigne, Essais, III, chap. XIII, « De l’expérience », Paris,Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, p. 1203.

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dépourvu de toute loi morale susceptible de générerun quelconque droit, et, d’autre part, le mondehumain façonné par la loi qui vient s’incarner dansun droit comme caractéristique d’un propre del’homme, au sens ici littéral de propriété puisquele sujet humain carnophallogocentrique s’appropriele monde de la loi et de la morale en instituant par laviolence une frontière ontologique rigide entre lui etl’animal. A la faveur de cette opération« mystique », qui passe autant par l’inconscientculturel que par des croyances sociales naturaliséespar l’habitude, le corps de l’animal se voit réduit àun simple corps biologique et mortel dont l’hommepeut disposer à sa guise et selon son bon vouloir.Faire du corps de l’animal une chose purementmatérielle est la finalité même de cette opération« mystique » institutrice de l’humain en Occident.Il y aurait ainsi d’une part le corps de l’animal etd’autre part l’esprit du sujet, dualismecaractéristique de l’opposition métaphysiquefondamentale entre le corps et l’âme, laquelle estdirectement issue du carnophallogocentrisme. Ceque Derrida cherche à mettre en lumière est quel’esprit du sujet intentionnel n’a pas d’origineautonome, mais bien plutôt immunitaire, au sens oùil est d’abord un moyen de protection du soi quidépend directement de la réduction corporelle,biologique et carnivore, à laquelle l’animal estsoumis par ce même sujet souverain. Dit autrement,le sujet tel que nous le connaissons en Occident nepeut se penser et se vivre comme sujet que s’il faitde l’animal une réalité réduite à sa fonction ou

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finalité carnivore. Le sujet souverain ne peut secomprendre en tant que sujet souverain qu’à lacondition de disposer, par le biais de cette mise àmort de l’animal, d’un pouvoir de vie et de mort quiest le pouvoir absolu, et donc la forme privilégiée etultime, de la souveraineté humaine. Plusprécisément, c’est ce pouvoir de vie et de mort quiinstitue la souveraineté, précisément parce qu’il estabsolument sans limite d’aucune sorte vis-à-vis dece vivant non humain qu’est l’animal.

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Second concept: pharmakon

Pharmakon et sacrifice carnivore

N’est-ce pas dorénavant à partir de cettecompréhension du sacrifice carnivore commecondition d’existence du carnophallogocentrisme entant que source du pouvoir souverain de l’hommesur l’animal, que la réduction ontologiquetraditionnelle de l’animal à un être sans substance,caractérisé par son essentielle pauvreté, demande àêtre interrogée ? N’est-ce pas encore cette réductionqui autorise circulairement tous les sacrifices au nommême du droit qui peut être pensé comme latraduction symbolique de ce même sacrificecarnivore1 ? Si le sacrifice carnivore, vu dans leprécédent chapitre, génère de la subjectivité, celle-cin’a-t-elle pas besoin en retour de l’existence d’unanimal conçu comme un être sans substance? N’est-ce pas la subjectivité elle-même du sujet intentionnelou, plus exactement encore, n’est-ce pas la

1 « La violence mythologique du droit se satisfait elle-même ensacrifiant le vivant, alors que la violence divine sacrifie la viepour sauver le vivant, en faveur du vivant. Dans les deux cas, il ya sacrifice, mais dans le cas où le sang est versé, le vivant n’estpas respecté. » dit Jacques Derrida dans Force de loi, ibid., p.124.

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souveraineté même dudit sujet qui justifie laviolence réservée aux animaux, faisant ainsi dusacrifice animal ce qu’il convient d’appeler, dans laconceptualité derridienne, un pharmakon? Larelation entre l’homme et l’animal ne demanderait-elle pas dès lors à être pensée dans le cadre d’unelecture « pharmacologique » du sacrifice carnivore ?En effet, l’animal, pourrait-on dire, joue en Occidentle rôle d’un véritable pharmakon, c’est-à-dire d’une« substance » qui est interprétée à la fois et en mêmetemps comme « remède » et « poison » selon unelogique immunitaire grâce à laquelle le processus desubjectivation, vu précédemment, qui revient à unprocessus d’identification subjective etcommunautaire, donne lieu à l’affirmation d’unpropre et d’un soi-même dont la violence originairepeut le condamner à sa propre autodestruction –l’autonomie se transformant en automutilation.Il existe donc un lien profond entre l’idéed’humanité qui se pense négativement par rapport àl’animalité et cette subjectivité humaine commeidentité qui se raconte comment elle a émergé del’animalité comme contre-modèle absolu :« L’autobiographie, l’écriture de soi du vivant, latrace du vivant pour soi, l’être pour soi, l’auto-affection ou l’auto-infection comme mémoire ouarchive du vivant serait un mouvement immunitaire(donc un mouvement de salut, de sauvetage et desalvation du sauf, du saint, de l’immun, del’indemne, de la nudité virginale et intacte) mais unmouvement immunitaire toujours menacé de devenir

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auto-immunitaire, comme tout autos, toute ipséité,tout mouvement automatique, automobile,autoréférentiel. Rien ne risque d’être aussiempoisonnant qu’une autobiographie, empoisonnantpour soi, d’abord, auto-infectieux pour le présumésignataire ainsi auto-affecté1. »Autrement dit, si l’homme est ce vivant qui seraconte sa propre histoire, s’il est celui qui parmitous les vivants s’invente en inscrivant fictivementvoire fantasmatiquement sa vie dans un récit, si parconséquent, nous dit Derrida, il ne peut y avoird’humanité sans mise en fiction du soi humain quine prend dès lors sens que du fait d’être cettehistoire racontée à lui par lui et pour lui, alors touteautobiographie ne peut se tracer que par rapport àune animalité qui lui sert de contre-modèle absolumais celle-ci devient en même temps la menacemême pour l’homme car elle s’écrit dans laséparation avec l’animal alors même que saconstitution en est étroitement dépendante. C’estpourquoi l’autobiographie humaine ne peut qu’êtrefabuleuse et vient contaminer l’ensemble du systèmeconceptuel et langagier qui sert à parler de cetterelation déniée à l’animalité : d’où l’insistance deDerrida sur le mot « animal » lui-même porteur,comme aucun autre, de cette fable-là. Le mot« animal » traduit cette autobiographie fabuleuse quel’humanité s’invente pour faire, grâce au langage,des humains des « animaux fabuleux » :

1 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op.cit., p. 73.

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« Tout animal, à la différence de l’animot, estd’essence fantastique, fantasmatique, fabuleux,d’une fable qui nous parle de nous-mêmes, là mêmeoù un animal fabuleux, c’est-à-dire un animalparlant, parle de lui-même pour dire « je » - et àdire « je », de te fabula narratur1. »C’est donc tout le langage humain qui est habité parla fable et tous les concepts qui ont permisl’invention de l’homme carnophallogocentrique sontfabuleux en ce qu’ils tendent tous à se séparer del’animalité, y compris celui qui passe pour être lacondition de possibilité de la subjectivité humaine, àsavoir « je » : « je » est tout aussi fantasmatique quecelui d’ « animal » mais en plus les deuxentretiennent une relation d’interdépendance. C’estcomme si le langage humain ne visait qu’à renforceren permanence sa nature fabuleuse en créant desconcepts carnophallogocentriques : au fond, le « je »n’existe que parce que d’autres concepts lui serventde légitimité fabuleuse. On comprend pourquoiDerrida a été contraint de recourir à un conceptrompant avec cette logique : celui d’ « animot »comme antithèse radicale de celui d’animal. C’estl’animot qui est le vivant contenant en lui le plus deréalité et de résistance contre toute volontéd’emprise humaine. L’animal n’est probablementrien d’autre qu’une projection fantasmatique del’homme à l’endroit du vivant non humain. Ditautrement, une fable à l’usage exclusif des intérêts

1 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, ibid., p. 95.

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humains à l’instar d’un autre concept fabuleux, celuide bête, dont nous parlerons bientôt, qui a servi etcontinue à nourrir la fable politique de lasouveraineté en légitimant la séparation absolueentre l’homme comme animal politique et la bêtecomme vivant apolitique par nature. L’animot entant que concept phare de la philosophie animalederridienne est donc un refus éthique à même deneutraliser les effets tragiques de cette fable quel’homme s’invente en permanence tant sur le planontologique que politique lorsqu’il prononce lesmots « animal » ou « bête ». C’est donc un conceptnégatif en ce qu’il vise d’abord à déconstruire cetteviolence qui habite fantomatiquement le langagehumain et qui se convertit en violence immunitaireet auto-immunitaire.

Une interprétation « pharmacologique »du sacrifice animal

Voici donc la thèse qui nourrit en profondeur lapensée derridienne de l’animal en sa forme éthique :dans ce que l’on pourrait appeler notre modernitézoopolitique, l’animal est passé du statut depharmakos à celui de pharmakon. Même s’il n’a rienperdu de son statut de vivant sacrifié selon la logiquedu pharmakos que nous allons expliciter, l’animalest entré dans un nouvel âge zoopolitique où ils’apparente à un être ambivalent sur lequel seprojettent tous les questionnements politiques

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caractéristiques de la souveraineté moderne au senspolitique.Quelques mots pour commencer à propos du conceptde pharmakos. Dans son bel essai sur « Lapharmacie de Platon », Derrida s’interroge sur lestatut de l’écriture dans le platonisme et plusgénéralement dans la métaphysique grecque.L’écriture, dit-il, y est essentiellement considéréecomme un « supplément » de la parole et donc dulogos, conséquence du logocentrisme donc. C’est laraison pour laquelle l’écriture est tenue pour unpharmakon en ce sens qu’elle est inséparablementvue comme remède et poison. Or il existe unpuissant lien entre cette logique paradoxale dupharmakon et l’opération « mystique » du sacrificecarnivore dont il a été question dans le chapitreprécédent. En effet, tout se passe comme si ce qui nepeut se soumettre au logos devait faire l’objet d’unsacrifice permettant de fonder une communautépolitique réunie autour de la question du propre del’homme. Un tel lien, qui a rarement été noté par lesinterprètes de la déconstruction, mérite selon nousd’être examiné de plus près au travers d’unerelecture animaliste de l’essai séminal de Derrida quidéfinit ainsi le personnage grec du pharmakos :« Le circuit que nous proposons est d’autant plusfacile et légitime qu’il conduit à tel mot qu’on peutconsidérer, sur l’une de ses faces, comme lesynonyme, presque l’homonyme, d’un mot dontPlaton s’est effectivement servi. Il s’agit du mot« pharmakos » (sorcier, magicien, empoisonneur),

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synonyme de pharmakeus (utilisé par Platon), qui al’originalité d’avoir été surdéterminé, surchargé parla culture grecque d’une autre fonction. D’un autrerôle, formidable. On a comparé le personnage dupharmakos à un bouc-émissaire. Le mal et le dehors,l’expulsion du mal, son exclusion hors du corps (ethors) de la cité, telles sont les deux significationsmajeures du personnage et de la pratique rituelle1. »Tel est le personnage du pharmakos grec : unempoisonneur au sens littéral du mot dont le rôledans la culture grecque est fondamental, à savoircelui d’être le bouc-émissaire, c’est-à-dire lereprésentant du mal qui doit pouvoir être banni de lacité et dont l’exclusion repose sur un doublemécanisme : d’abord expulser le pharmakos ducorps biologique du sujet souverain en tant qu’ilsymbolise le mal, puis procéder à une expulsion dece même personnage du corps politique de la cité quine forme plus qu’un avec le corps naturel descitoyens eux-mêmes, lesquels doivent enconséquence se protéger du pharmakos et ce dans lecadre d’une pratique rituelle qui se révèle être en faitune pratique sacrificielle des plus codifiées, dont lafinalité ultime est d’immuniser la cité en créant undedans et un dehors capables de la fortifier et de larégénérer2.

1 J. Derrida, « La pharmacie de Platon » (1968) repris dans LaDissémination, Paris, Le Seuil, 1972, p. 162.2 Derrida décrit avec force détails ce mécanisme sacrificiel eninsistant sur ses liens avec la question du sacrifice animal :« Harpocration les décrit ainsi, commentant le mot pharmakos :’A

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Or une telle mise à mort sacrificielle ne peut parconséquent se limiter à une privation de vie, elle faitsigne vers une autre dimension qui la rapproche dusacrifice animal proprement dit : une pratique depurification de la cité qui passe par une violenceexercée sur les parties génitales du pharmakos, ainsiréduit à n’être qu’un animal dans la mesure où sesorganes sexuels vont symboliser fantasmatiquementcette animalité même que la cité doit maîtriser et surlaquelle elle se doit d’exercer un pouvoir enl’expulsant de son propre corps par le sacrifice lui-même.La structure anthropologique fondamentale queDerrida travaille à mettre au jour peut affecter aussibien les vivants humains (ici les pharmakoi) que lesvivants non humains – structure fondatrice qui estprobablement le propre de l’Occident et qui consisteà créer à l’intérieur du corps politique de la cité un« mal » dont l’expulsion va l’instituer en tant que

Athènes, deux hommes étaient expulsés afin de purifier la cité.Cela se passait aux Thargélies, un homme était expulsé pour leshommes, un autre pour les femmes’. En général, les pharmakoiétaient mis à mort. Mais telle n’était pas, semble-t-il la finessentielle de l’opération. La mort survenait le plus souventcomme l’effet secondaire d’une énergique fustigation. Qui visaitd’abord les organes génitaux. Les pharmakoi une fois retranchésde la cité, les coups devaient chasser ou attirer le mal hors de leurcorps. Les brûlait-on aussi en matière de purification(katarmos) ? » J. Derrida, « La pharmacie de Platon », article cité,ibid., p.162-163.

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communauté pouvant s’adonner à son propre autoset cultiver auto-référentiellement sa propre ipséité1 :

« Le corps propre de la cité reconstitue donc sonunité, se referme sur la sécurité de son for intérieur,se rend la parole qui la lie à elle-même dans leslimites de l’agora en excluant violemment de sonterritoire le représentant de la menace ou del’agression extérieure. Le représentant représentesans doute l’altérité du mal qui vient affecter etinfecter le dedans, y faisant imprévisiblementirruption. Mais le représentant de l’extérieur n’enest pas moins constitué, régulièrement mis en place

1 L’anthropologue de la Grèce antique, Jean-Pierre Vernant a lui-même consacré une étude importante aux pharmakoi, danslaquelle il soutient une interprétation du sacrifice qui donne uneassise historique et culturelle à la thèse derridienne selon laquellela Cité au sens de communauté politique, expulse de son corpspropre tout ce qui s’apparente à l’animalité ou à la bestialité :« Comment la Cité pourrait-elle admettre en son sein celui qui,comme Œdipe, ‘a lancé sa flèche plus loin qu’un autre’ et estdevenu isothéos ? Quand elle fonde l’ostracisme, elle crée uneinstitution dont le rôle est symétrique et inverse de celui desThargélies. Dans la personne de l’ostracisé, la Cité expulse ce quien elle est trop élevé et incarne le mal qui peut lui venir par lehaut. Dans celle du pharmakos, elle expulse ce qu’elle comportede plus vil et qui incarne le mal qui commence par le bas. Par cedouble et complémentaire rejet, elle se délimite elle-même parrapport à un au-delà et un en-deçà. Elle prend la mesure propre del’humain en opposition d’un côté au divin et à l’héroïque, del’autre au bestial et au monstrueux. » J.-P. Vernant, « Ambiguïtéet renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe-Roi »,dans J. Pouillon (éd.), Echanges et communications. Mélangesofferts à Claude Lévi-Strauss, Paris, Mouton, 1970, p. 245.

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par la communauté, choisi, si l’on peut dire, dansson sein, entretenu, nourri par elle, etc. Lesparasites étaient, comme il va de soi, domestiquéspar l’organisme vivant qui les héberge à ses propresdépens1. »

L’animal n’a-t-il pas toujours été pensé en Occidentcomme pharmakos ? A la fois comme le vivant quiporte le mal en tant que synonyme de l’animalité oude la bestialité tant redoutée par la cité elle-même etpouvant venir infecter le dedans de la communautépolitique, rendant par là même nécessaire sadomestication, sur laquelle nous reviendrons auchapitre 4 à l’occasion de l’interprétation du conceptde liberté animale, et comme un vivant institué parl’homme comme animal, choisi, nourri par et pour lesujet souverain, pouvant, voire devant en mêmetemps faire l’objet d’une action de rejet, soit en étantexpulsé hors de la cité elle-même, soit en étant mis àmort dans le cadre d’un sacrifice carnivore dont lafonction véritable, bien au-delà du supposé besoinalimentaire, est de permettre à la cité de sereconstituer autour de sa propre identité autonome ?D’une certaine manière, on pourrait dire, à lalumière d’une lecture pharmacologique de laquestion animale, que la cité se perçoit et se vitcomme un organisme vivant qui se met en danger enintroduisant en son sein un agent qui pourrait venir

1 J. Derrida, « La pharmacie de Platon », ibid., p. 166.

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l’infecter et par lequel elle se laisse affecter plus oumoins avant de procéder à son expulsion.L’animal comme pharmakos a donc bien nonseulement deux corps, un corps biologique etsymbolique, mais peut-être plus essentiellement, sil’on peut dire, un statut ontologique double qui enfait à la fois un vivant porteur de bienfaitsnécessaires, du point de vue anthropocentré du sujetsouverain, à l’institution de la cité ou de lacommunauté politique, et un danger potentiel etpermanent, incarnant le mal sous la forme de labestialité ou de la violence contre laquelle elle doitse protéger. Autrement dit, et telle est sa fonctionpharmacologique mise en lumière par Derrida, toutanimal sans exception, relève de deux statutsapparemment opposés mais en réalité convergents, àsavoir d’appartenir au-dedans et au dehors de la cité,de manifester autant son identification au bien qu’aumal, et par conséquent de faire partie tout aussi biende la nature que de la culture, y compris, comble duparadoxe, pour les animaux les plus domestiqués,ceux appelés les « animaux de compagnie » quin’échappent pas à cette logique pharmacologiqueparadoxale, comme nous le verrons. Le problème estque l’animal ainsi pensé par la cité, peut très viteretomber dans un entre-deux ontologique dépourvude toute identité, l’exposant du même coup à subirtoutes les violences d’une société qui se protège delui et qui le protège en le domestiquant, peut-êtremême qui le protège pour mieux le mettre àdistance, qui se rapproche de lui pour mieux s’en

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distinguer, et par conséquent qui s’en sépare, à tousles sens du terme, pour mieux, au fond, sel’approprier :« La cérémonie du pharmakos se joue donc à lalimite du dedans et du dehors qu’elle a pour fonctionde tracer et de retracer sans cesse. Intramuros/extra muros. Origine de la différence et dupartage, le pharmakos représente le mal introjectéet projeté. Bienfaisant en tant qu’il guérit – et par làvénéré, entouré de soins – malfaisant en tant qu’ilincarne les puissances du mal – et par là redouté,entouré de précautions. Angoissant et apaisant.Sacré et maudit. La conjonction, la coïncidentiaoppositorum se défait sans cesse par le passage, ladécision, la crise. L’expulsion du mal et de la folierestaure la sophrosunè1. »Si l’animal en tant que pharmakos est donc autantremède que poison, l’expérience sacrificielle qui ledéfinit sous la forme de la mise à mort, s’estconsidérablement élargie à l’occasion de l’entrée denos sociétés dans la modernité zoopolitique, laquellea installé et inscrit de force l’animal à l’intérieur dupolitique lui-même avec l’invention de lasouveraineté caractéristique des Etats européensmodernes à partir de l’âge classique. En inventant lasouveraineté politique, ses principaux penseurs ontpar la même occasion produit une nouvelle figure del’animal dont le mode d’existence ontologique estdifférent de celui qui gouvernait les pratiques et les

1 J. Derrida, « La pharmacie de Platon », p. 166.

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représentations des cultures antiques. Lasouveraineté politique s’est inventée en relationétroite avec une nouvelle figure de l’animal qui nepeut être pensée dorénavant que dans la figureambiguë du pharmakon. Notre modernitézoopolitique a fait de l’animal un véritablepharmakon dont le sacrifice n’est plus seulement,comme il l’a toujours été, carnivore, mais aussipolitique. En effet, si le pharmakon est ce conceptderridien qui permet de décrire et d’interpréter touteréalité comme relevant à la fois du poison et duremède, et s’il est inséparablement à la fois poison etcontrepoison, alors l’animal est la figure privilégiéede cette modernité zoopolitique, et c’est à ce titrequ’il va être appelé à jouer un rôle primordial dansla mesure où les principales théories de lasouveraineté politique à l’origine et au fondementdes Etats modernes, vont lui offrir une place dechoix, jamais accordée auparavant sous cette forme.Cet événement, dont on trouve certes les prémissesdans la pensée politique antique, va conférer àl’animal un statut unique et des plus singuliers enOccident : l’animal et la bête tout particulièrementvont jouer dans la pensée politique moderne un rôleentièrement nouveau que Derrida va s’employer àélucider au moyen donc d’une lecturepharmacologique, laquelle passera dorénavant par leprisme de la souveraineté politique, dont la fonctionaura été de permettre une amplification paradoxalede la figure animale dans la politique du vivant enOccident. L’animal est donc devenu le site même de

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la différence entre ce qui est politique et ce qui estrejeté en dehors de la politique ou apolitique : telleest, en dernière instance, la thèse de Derrida en toutesa radicalité et qui s’incarne donc dans le concept depharmakon dont la définition apparaît maintenantobvie :

« Si le pharmakon est « ambivalent », c’est doncbien pour constituer le milieu dans lequel s’opposentles opposés, le mouvement et le jeu qui lesrapportent l’un à l’autre, les renverse et les faitpasser l’un dans l’autre (âme/corps, bien/mal,dedans/dehors, mémoire/oubli, parole :écriture,etc.).C’est à partir de ce jeu et de ce mouvement queles opposés et les différents sont arrêtés par Platon.Le pharmakon est le mouvement, le lieu et le jeu (laproduction de) la différence. Il est la différance de ladifférence1. »

En conséquence de quoi, la distinction entre le sujetsouverain comme « animal politique » et l’animalcomme vivant apolitique conduira à les penser à lafois sur le mode de l’opposition mais en mêmetemps sur celui de l’inclusion dans le mêmeprocessus zoopolitique à l’origine de l’Etat moderne.Ce dernier ne pouvant plus être pensé en dehors duprincipe de différenciation pharmacologique qui faitdu vivant non humain un tout autre que l’on nereconnaît pas comme différent. Les animaux sont

1 J .Derrida, « La pharmacie de Platon », art.cité, p. 167.

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ainsi devenus des « sujets » politiques à part entièremais jamais être reconnus en tant que tels par leszoopouvoirs modernes qui vivent de et pour cettedénégation fondatrice de la culture humaine.

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Troisième concept: zoopolitique

Nous commençons à entrevoir ce que signifie leconcept de zoopolitique chez Derrida, à savoir lelieu d’une analyse et d’une interprétation de cequ’est notre modernité politique en ses liens avecl’animalité de l’homme et celle de l’animal, ou plusprécisément encore en ses liens avec le propre del’homme en tant que celui-ci se pense comme unanimal politique et rationnel, en opposition avecl’animal qui ne serait ni politique ni rationnel. Il fautcependant signaler tout de suite que malgré ce qu’onpourrait appeler le tropisme animaliste de ladéconstruction derridienne, il n’y a pas en elle dethèse soutenant la continuité entre l’homme etl’animal. S’il est incontestable que la déconstructions’interdit de faire jouer à l’animalité un rôlesecondaire ou périphérique dans la réflexion sur lepolitique, s’il est vrai également que l’animalitén’est en rien chez Derrida le prétexte à uneinterrogation portant sur ce qui distingue, de manièresomme toute assez traditionnelle, l’homme del’animal, l’animalité ne peut plus être pour lui leconcept qu’il a toujours été, au fond, faisant signevers l’établissement et l’institution d’une frontièreentre les deux, mais bien plutôt celui qui vientbrouiller, réélaborer et par conséquent complexifierles limites entre eux.

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Rien ne serait plus faux par conséquent que depenser que le brouillage pharmacologique desfrontières conduirait à une indistinction entre lesdifférentes formes de manifestation de l’animalitélorsqu’elles s’incarnent chez l’homme et chez labête. La déconstruction n’est en rien un naturalismequi établirait une zone de continuité entre tous lesvivants, dans la mesure où, précisément, elle conduità faire de l’animalité un concept problématique quivise à approfondir et à multiplier le plus possible lesfrontières entre l’homme et l’animal, en portant cegeste à ses ultimes conséquences justement. Ellerepose sur le refus radical d’une seule limiteindivisible entre l’homme et l’animal selon latradition métaphysique occidentale qui l’acautionnée. Derrida met en question l’existenced’une seule limite entre l’homme et l’animal pourmontrer qu’il y en a plusieurs qui ne passent pasforcément par la distinction humanité et animalité.La croyance selon laquelle il y aurait entre le vivanthumain et non humain une seule et indivisible limiteest le préjugé le plus violent dans le domaine de laphilosophie animale. Toute vie animale est lerésultat d’une multitude de différences qui nepeuvent se réduire en rien à une catégorie homogèneincluant un certain nombre de caractéristiquespartagées par tous les animaux ou bien alors dont ilsseraient dépourvus : cette violente réduction desformes de la vie animale à la catégorie d’animal estune illusion métaphysique qui ne vise qu’à instituerla césure entre les deux vivants. Ne pourrait-on pasaller jusqu’à dire que la croyance en cette limite est

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justement ce qui est à l’origine des conceptsd’homme et d’animal ? Que toute idée de limite créeun dualisme entre deux réalités pensées commetotalement opposées ? Que la limite est l’institutionpar excellence de la violence ?Le refus de tout dualisme métaphysique conduitDerrida à élaborer un ensemble de concepts visant àsouligner la différence radicale, l’abîme qui s’ouvreentre les vivants, sans s’y installer confortablementmais en veillant à désarticuler le jeu des différences,à les désédimenter, à les démanteler pourcomprendre ce qu’il cache et refoule. Il y aincontestablement dans cette opérationphilosophique de grande envergure unbouleversement total de perspective qui transformeradicalement la question du vivant non humain tellequ’elle a été pensée dans la tradition humaniste maisaussi anti-humaniste, révolution conceptuelle quitrouve son explicitation ultime dans le concept de« différance », lequel structure la déconstruction etlui donne son sens premier en relation étroite avec leproblème de l’animalité, ainsi que l’écrit Derrida :

« Ce que le motif de la différance ad’universalisable au regard des différences, c’estqu’il permet de penser le processus dedifférenciation au-delà de toute espèce de limites :qu’il s’agisse de limites culturelles, nationales,linguistiques ou même humaines. Il y a de ladifférance (avec un « a ») dès qu’il y a de la tracevivante, un rapport vie/mort, ou présence/absence.Cela s’est noué très tôt, pour moi, à l’immense

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question de l’animalité. Il y a de la différance (avecun « a ») dès qu’il y a du vivant, dès qu’il y a de latrace, à travers et malgré toutes les limites que laplus forte tradition philosophique ou culturelle a crupouvoir reconnaître entre l’homme et l’animal1. »

Le concept de zoopolitique que nous allons définirne prend sens que par rapport à celui de différencequi vise à penser en même temps, quoique demanière discontinue, la relation analogique entrel’homme et l’animal afin d’éviter les deux écueilsque sont, respectivement, la réduction de lasouveraineté à la bestialité, et cette dernière à uneébauche de vie politique, dans la mesure où ces deuxoptions sont solidaires d’une formed’anthropocentrisme :

« Nous ne devrions jamais nous contenter de dire,malgré quelques tentations, quelque chose comme :le social, le politique, et en eux, la valeur desouveraineté, ne sont que des manifestationsdéguisées de la force animale ou des conflits deforce pure, dont la zoologie nous livre la vérité,c’est-à-dire au fond la bestialité ou la barbarie ou lacruauté inhumaine. Nous pourrions aussi bieninverser le sens de l’analogie et reconnaître, aucontraire, non pas que l’homme politique est encoreanimal, mais que l’animal est déjà politique, etexhiber, comme c’est facile, dans bien des exemplesde ce qu’on appelle sociétés animales, l’apparition

1 J. Derrida, De quoi demain… Dialogue avec ElisabethRoudinesco, Paris, Fayard et Galilée, 2001, p. 145.

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d’organisations raffinées, compliquées, avec desstructures de hiérarchie, des attributs d’autorité etde pouvoir, des phénomènes de crédit symbolique,autant de choses qu’on attribue si souvent et qu’onréserve si naïvement à la culture dite humaine paropposition à la nature1. »

La déconstruction derridienne repose sur le refus deréduire le politique, le social et tout particulièrementce qu’elle nomme la « valeur de souveraineté » àune manifestation de force animale dont la zoologienous donnerait la vérité interprétative. C’est aucontraire en s’interdisant tout biologisme que l’onpeut se donner les moyens de penser cette analogieprofonde entre l’animalité zoologique et lasouveraineté politique dans la mesure où aucuneinterprétation naturaliste ou biologique n’est capabled’expliquer le concept ou la valeur de souveraineté.La zoopolitique derridienne vise à faire reconnaîtrela spécificité radicale de la politique moderne, enmettant au jour la violence propre à la souverainetécomme n’étant pas de type « animal » ou « bestial »,c’est-à-dire comme étant irréductible à aucunmodèle biologique. Réciproquement, l’animalité oula bestialité ne peuvent pas non plus trouver unequelconque signification au moyen d’uneinterprétation de type politique. On ne ferait de cettemanière que cautionner un anthropocentrismeinversé sous couvert de reconnaître une dignitépolitique à l’animalité elle-même. Aucun de ces

1 J. Derrida, Séminaire La bête et le souverain, ibid., p.68.

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deux modèles anthropocentriques ne peut êtredéfendu, aux yeux de Derrida, qui souligne toujoursla porosité qui existe entre « nature » et « culture »,la fragilité de cette limite visant à instituer unedifférence superficielle entre « nature » et« animalité » d’une part, et entre « culture » et« souveraineté » d’autre part. Il importe bien plutôtde problématiser l’analogie entre ces deux concepts,ou ces deux séries de concepts, qui ne sont pascomplémentaires, mais qui demandent à être pensésselon une logique du supplément, c’est-à-dire selonune interprétation pharmacologique d’où cettephilosophie animale derridienne tire, selon nous,toute son originalité.

L’analogie pharmacologique entre la bête et lesouverain comme empire de la zoopolitique

Dans le séminaire La bête et le souverain, Derridane se contente pas d’analyser par le menu le bestiairepolitique chez les penseurs majeurs de la politiquemoderne, mais il cherche encore à montrer que l’onne peut comprendre les grandes questions et lesgrands problèmes politiques d’aujourd’hui (relatifs àl’Etat, la république, la guerre, la paix, la loi, ledroit, etc.) sans prendre en compte la figure del’animal telle qu’elle se dessine chez les penseurs dela souveraineté (tels que Grotius, Hobbes,Machiavel, Rousseau, etc.) à telle enseigne que l’onpeut bien considérer que les philosophies de lasouveraineté politique sont peut-être essentiellementdes philosophies de l’animalité en politique, où il en

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va principalement de ce que la politique fait àl’animal – que celui-ci soit, au reste, un animal réelou un animal fabuleux. Derrida met ainsi au jour uneanalogie, qui obsède littéralement le politique,mettant en relation l’homme et l’animal. La questionmajeure que pose alors Derrida est de savoirpourquoi la philosophie occidentale a toujours penséle politique en l’inscrivant dans une problématiquequi accorde une place ambivalente à l’animal, etpourquoi elle a toujours cherché en même temps àfaire du politique le propre de l’homme :

« Cette insistante « analogie », cette analogiemultiple et surdéterminée qui, nous le verrons, àtravers tant de figures, tantôt rapproche l’homme del’animal, les inscrivant tous deux dans un rapport deproportion, tantôt rapproche pour les opposerl’homme et l’animal : hétérogénéité, disproportionentre l’homo politicus authentique et l’animalapparemment politique, le souverain et l’animal leplus fort. Bien entendu, le mot « analogie » désignepour nous le lieu d’une question plutôt que celuid’une réponse. De quelque façon qu’on entende lemot, une analogie, c’est toujours une raison, unlogos, un raisonnement, voire un calcul qui remontevers un rapport de proportion, de ressemblance, decomparabilité dans lequel coexistent l’identité et ladifférence1. »

1 J. Derrida, Séminaire La bête et le souverain, volume 1, ibid., p.43.

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C’est précisément cette « analogie multiple etsurdéterminée » qu’il va s’agir de déconstruire afinde révéler ce qu’elle cache d’arbitraire, et en quoielle rend possible la dénégation de la violenceperpétrée à l’encontre de l’animal. Plus précisément,cette analogie vaut d’être déconstruite en ce qu’ellecontient en elle-même une raison (au sens de calcul)permettant d’établir une comparaison entre l’hommeet l’animal, et plus précisément entre le souverain etl’animal, d’où sortira la détermination d’un proprede l’homme susceptible de tracer une frontière entreces deux vivants. L’analogie fonctionne donctoujours de manière intéressée, c’est-à-dire au seulprofit de l’homme ou du souverain. Elle est, ditDerrida, le lieu commun de la pensée politiquemoderne.Sur quoi débouche au fond la déconstruction de cetteanalogie entre la bête et le souverain dans laphilosophie derridienne qui est principalement uneéthique animale ? En quoi son interprétationdéconstructrice permet-elle de comprendrel’originalité du concept de zoopolitique tel qu’il estpensé par Derrida ? La proposition principale qu’ilavance est que le concept majeur de la politiquemoderne, à savoir celui de souveraineté, est enréalité indissociable d’une thèse métaphysiqueportant sur l’animalité – celle de l’homme aussi bienque celle de l’animal, l’une ne pouvant s’élaborersans l’autre. Cette thèse est toutefois loin d’êtreunivoque, car sa signification s’élabore, si l’on peutdire, sous régime pharmacologique, c’est-à-dire parcontamination réciproque du concept de

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souveraineté et de celui d’animalité. Alors mêmeque la souveraineté est pensée et produite à partird’une exclusion violente de son champ et de sonmode d’existence, celui-ci vient précisémentcontaminer le concept lui-même qui se voudrait puret autonome, à la manière du logos platonicien, maisqui ne peut paradoxalement pas exister en dehors decette contamination. Cette contaminationpermanente de la souveraineté par l’animalitéexplique pourquoi la souveraineté telle que nous laconnaissons aujourd’hui encore ne peut subsister enrégime pharmacologique sans se référer à l’animalitéou, plus essentiellement encore, sans se débattreavec cette référence à un vivant non humain qui luisert inséparablement et concomitamment à la foisd’anti-modèle et de modèle absolus. Dit autrement,il n’a jamais existé pour la souveraineté d’autreréférence pour se produire et s’instituer que celle quifait signe vers l’animalité.Tout se passe comme si le péril de la contaminationde la souveraineté par l’animalité donnait lieu à unrapport paradoxal de l’une à l’égard de l’autre. Cettestructure contaminante dans laquelle la souverainetéest conduite à penser son rapport à l’animalité fait duvivant non humain un véritable virus à l’intérieurmême de ce concept qui se déconstruit de l’intérieurselon un processus auto-immunitaire décrit ainsi parDerrida :

« Les forces ainsi inhibées continuent d’entretenirun certain désordre, de l’incohérence potentielle etde l’hétérogénéité dans l’organisation des thèses.

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Elles introduisent du parasitage, de la clandestinité,de la ventriloquie et surtout un ton général dedénégation qu’on peut apprendre à apercevoir en yexerçant son oreille ou sa vue1. »

D’où la thèse massive et paradoxale que défendDerrida selon qui la zoopolitique a toujours placé enson centre stratégique l’animal mais à la façon d’unrésidu, en l’absence duquel elle ne pourrait pasexister. La zoopolitique signifie, dans l’optiquepharmacologique d’inspiration derridienne danslaquelle nous nous plaçons : impossibilité d’exclurel’animal qui la conditionne et d’où procèdel’extrême violence retournée contre ce que lasouveraineté comme fondement de la zoopolitiquen’est capable ni de digérer, ni par conséquent depenser :

« Parmi toutes les questions que nous aurons àdéployer en tout sens, il y aurait donc cettefiguration de l’homme comme « animal politique »ou « vivant politique », mais aussi une double etcontradictoire figuration (et la figuration esttoujours le commencement d’une fabulation, d’uneaffabulation), la double et contradictoire figurationde l’homme politique comme, d’une part, supérieur,dans sa souveraineté même, à la bête qu’il maîtrise,asservit, domine, domestique ou tue, si bien que lasouveraineté consiste à s’élever au-dessus del’animal et à se l’approprier, à disposer de sa vie,

1 J. Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1997, p. 84.

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mais, d’autre part (contradictoirement), figurationde l’homme politique, et notamment de l’Etatsouverain comme animalité, voire bestialité (nousdistinguerons ces deux valeurs), soit une bestialiténormale, soit une bestialité monstrueuse elle-mêmemythologique ou fabuleuse. L’homme politiquecomme supérieur à l’animalité et l’homme politiquecomme animalité1. »

Il y a donc au cœur de la souveraineté une menacevirale permanente qui la fait être à la fois une forcese pensant comme supérieure à l’animalité, uneforce qui n’existe qu’en mettant à distancel’animalité au nom d’un propre de l’homme, lequeln’est en réalité qu’une exclusion de l’animal de lacommunauté des vivants, et une force auto-immunitaire intrinsèque, laquelle contamine sapropre structure puisqu’elle ne peut pas ne pas sepenser comme animalité ou bestialité pour exister.La souveraineté est donc doublement hantée par leproblème de l’animalité, d’abord dans la mesure oùelle consiste à s’approprier la vie de l’animal au nommême de cette souveraineté comme incarnation etcomme privilège d’un propre de l’homme quis’établit dans cette distance d’avec la bête, et ensuitedans la mesure où elle ne peut pas ne pas se penserautrement que comme animalité voire bestialité entant qu’institution disposant du monopole de laviolence physique et symbolique sur tous les vivantsqu’elle assujettit et dont elle s’approprie en

1 Jacques Derrida, La bête et le souverain, vol. 1, ibid., p. 45.

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permanence la vie. Exister pour elle consiste às’approprier la vie des vivants non humains : tellepourrait bien être la seule définition de lazoopolitique.La souveraineté apparaît au final comme étanttravaillée en profondeur par cette pharmacologiepolitique faite en même temps d’une emprise surl’animalité sous toutes ses formes et d’uneidentification à celle-ci. C’est au nom de cetteanimalité qui l’habite et la hante – d’une animalitécomme envers de l’humanité contre laquelle elles’est inventée et constituée, dont elle doitabsolument se distinguer et se différencier – mais aunom aussi d’une animalité comprise comme règnede la force pure soustraite à toute loi qui lui sert demodèle, que la souveraineté est conduite à selégitimer en se donnant à elle-même un droit, undroit positif, qui recueille et concentre en lui cettedouble et ambivalente origine. Telle est la logiquedu pharmakon qui alimente en profondeur et dansses moindres détails cette zoopolitique, laquellesécrète à partir d’elle-même, et suivant un principed’auto-contamination, une violence légitime etlégale qu’elle pourra toujours revendiquer comme nese soumettant pas au pur règne de la force brute, touten travaillant inconsciemment à l’inscrire sousforme de trace dans son fonctionnement même.C’est pourquoi il existe une violence intrinsèque dela souveraineté reposant à la fois sur cettedomination à l’égard de tous les animaux, dont elles’approprie la vie en les tuant, et sur le monopole dela violence maintenue, organisée et légalisée du seul

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fait de son existence. Le droit actuel, plus quejamais, est pris dans cette logique qui définit lamodernité zoopolitique, dont l’animal et la bête sontpartie prenante à la fois sur le mode de l’exclusion(d’où leur sacrifice politique) et de l’inclusion (d’oùleur sacrifice carnivore qui se diffuse dansl’inconscient des sujets eux-mêmes).

Les animaux malades de la souveraineté

La logique même de la souveraineté commande deplacer le souverain en dehors de la loi, de cette loiqu’il a lui-même établie, elle commande que lesouverain soit d’une certaine manière en position dehors la loi pour pouvoir exercer son pouvoir, enfaisant de son existence, un être soumis en quelquesorte à une logique de l’exception. De là résultel’identification du souverain à la bête, de là senourrit sa hantise pour elle. En outre, en tant quevivant soumis de par sa nature même de souverain àune existence en dehors de la loi, il vaparadoxalement, et selon une pharmacologiepolitique dont nous avons vu qu’elle caractérise lazoopolitique, se rapprocher de la bête qui estfantasmée comme un vivant ne pouvant inscrire sonexistence dans le cadre de la loi, comme si elleéchappait à l’idée même de loi. Ultime conséquence,et peut-être la plus fondamentale d’entre toutes pourla question animale : l’invention de la souverainetépolitique va produire trois formes de toute puissancequi n’existent qu’en position d’extériorité parrapport à la loi, et qui tirent leur existence reliée de

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cette position d’exception : le souverain, Dieu etl’animal, lequel est pensé ici comme bestialisationde son être même de vivant exclu de la communautépolitique. Souveraineté, divinité et bestialité formentainsi une structure triadique aux effets paradoxaux,qui détermine la place échue à l’animal dans lapolitique et le droit actuels.Si par conséquent, la souveraineté en tant questructure politique centrale définissant la modernitézoopolitique, est pensée comme constituant le proprede l’homme, alors elle ne peut que contaminer lesanimaux eux-mêmes qu’elle soumet à son pouvoiren les expulsant de son propre corps politique selonune logique qui s’apparente ici à un phénomèneauto-immunitaire qui est l’autre caractéristiqueessentielle de la zoopolitique derridienne, mise enlumière, par exemple, et de manière symptomatique,dans la pensée politique conventionnaliste duphilosophe anglais Hobbes qui a fondé et élaboréson concept de souveraineté en relation étroite avecla question de l’animalité :

« D’une part, cette théorie conventionnaliste (et nonnaturaliste) fait de la souveraineté prothétatique lepropre de l’homme. Et cette prothèse artificielle del’Etat souverain est toujours une protection. Laprothèse protège. Protéger est sa finalité essentielle,la fonction essentielle de l’Etat. D’autre part, cetteprothétatique pose l’indivisibilité absolue de lasouveraineté (l’indivisibilité fait analytiquementpartie du concept de souveraineté : une souverainetédivisible ou partageable n’est pas une souveraineté).

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Troisièmement, enfin, la convention, la thêsis, laprothèse, le contrat qui est à l’origine de lasouveraineté exclut aussi bien Dieu que, ce sera lepoint qui nous importe ici le plus, la bête1. »

Derrida relie ici les trois points qui sont à l’originedu sacrifice politique de l’animal : l’invention de lasouveraineté comme propre de l’homme ;l’indivisibilité de la souveraineté au sens où ellen’est partageable avec aucun autre vivant, exceptél’homme ou celui qu’il faudrait plutôt appeler lesujet souverain, dont l’invention ne peut se produirequ’en liaison étroite avec l’idée d’un propre del’homme ; et enfin, l’exclusion de la bête du contratque les hommes sont censés avoir passé entre eux.La souveraineté « prothétatique » en tant queprothèse politique est pensée comme relevant de ceprivilège humain et lui permet de le protéger de laviolence. Par conséquent, se retrouve au fondementde cette prothèse protectrice une référence expliciteà l’animalité, laquelle est censée, quant à elle, êtredépourvue de toute prothèse politique. Mais enprotégeant l’homme, elle l’oppose à l’animal pensécomme un vivant dépourvu de toute capacitéd’instituer une quelconque protection ou ce quipourrait en tenir lieu. Au nom de ce qui est ainsitenu pour le propre de l’homme - ici de natureprothétique -, l’animal dans nos sociétés se voitsoumis au pouvoir souverain contractuel ouconventionnel, dont le logocentrisme, en fait le

1 J. Derrida, La bête et le souverain, vol. 1, ibid., p. 76.

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carnophallogocentrisme, éclate au grand jour en uneformulation saisissante de Hobbes qui offre uncondensé de toute la pensée politique de l’animalitéd’où est issue la zoopolitique :« Faire une convention avec les bêtes brutes estimpossible. Parce que ne comprenant pas notrelangage, elles ne comprennent et n’acceptent aucuntransfert de droit ; elles ne peuvent pas non plustransférer un droit à une autre partie. Or il n’y a pasde convention sans acceptation mutuelle1. »« Pas de convention sans acceptation mutuelle » :cette formule est la clé de toute la modernitézoopolitique et souligne l’importance qu’elleaccorde au concept de « convention ou de« contrat », lesquels concepts ont exclu l’animal detoute communauté politique. Au nom en effet de cequi est tenu pour le propre de l’homme, l’animal setrouve exclu de la cité pour devenir un vivantapolitique, incapable de répondre, mais pouvant toutau plus réagir, selon cette distinction traditionnelle àl’origine de l’idée même de contrat ; car seul levivant capable de répondre peut devenir sujet de lapolitique aux yeux de la souveraineté. Répondrevoulant dire, dans cette logique prendre sesresponsabilités et pouvoir agir à la façon d’un êtrequi a des droits et des devoirs. L’animal peut-ilrépondre ? L’enjeu d’une telle question estconsidérable car elle implique un remaniementradical du concept même d’animalité, et donc uneréévaluation de la relation entre souveraineté et

1 Hobbes, Léviathan, Chapitre XIV, « Des premières et secondeslois naturelles », tr.fr. Paris, Dalloz, 2004, p. 534.

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animalité. Si, en effet, le concept de souverainetépolitique est étroitement dépendant de celuid’animalité, est-il dès lors possible de ledéconstruire sans que cette opération négative neconduise à une redéfinition radicale du conceptd’animalité ? Il s’agit pour la déconstruction de fairede cette question de l’animalité la condition souslaquelle il est possible de repenser la relation entre lepolitique et le vivant en procédant à un doublemouvement qui chercherait à miner le concept desouveraineté en mettant au jour les liens complexesqu’il soutient avec celui d’animalité, puis à élaborerune nouvelle pensée de l’animalité. C’est cettedernière tâche qu’esquisse Derrida lorsqu’il invite à« réinscrire cette différence de la réaction à laréponse, et donc cette historicité de la responsabilitééthique, juridique et politique, dans une autre penséede la vie, des vivants, dans un autre rapport desvivants à leur ipséité, à leur autos, à leur propreautokinèse et automaticité réactionnelle, à la mort, àla technique et au machinique1. » Il en va rien demoins que de repenser donc la différence entre cesdeux concepts de la zoopolitique que sont la« réaction » et la « réponse », d’une tout autremanière que n’a su le faire une philosophieanthropocentrique – celle-là même au fond qui ainventé la figure de l’animal à partir et en vue d’uneviolence rarement atteinte dans l’histoire del’Occident.

1 J. Derrida, L’animal que donc je suis, ibid., p. 177.

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Quatrième concept : liberté

De la liberté à la réponse

Et si les animaux domestiques nous répondaient? Ets’ils nous offraient la chance de repenser lesconcepts de réponse, responsabilité, liberté et doncd’animalité à travers la question immense de ladomestication telle qu’elle a été pensée par ladéconstruction derridienne? La philosophie animalederridienne est aussi une déconstruction de ladomestication car elle s’attache à démonter ce quenous appellerons le piège de la domestication. Eneffet, la domestication est un piège tendu à l’animalcar elle est, selon Derrida, une « appropriation del’animal » aux lois de la maison familiale, au domus,et à celle du maître, le dominus. La domesticationcomme piège implique également le domptage, ledressage et l’élevage de l’animal qui sont pour lephilosophe « autant de modalités du pouvoir maîtreet souverain ». La philosophie animale derridiennepeut donc nous aider à comprendre le phénomène dela domestication en tant que processus par lequel semet en place une relation particulière entre l’hommeet l’animal, laquelle ne peut cependant pas êtreréduite à une simple relation de pouvoir. Elle a aussicomme ambition de proposer à travers la question dela domestication une nouvelle conception de la

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liberté animale dont nous allons expliciter les enjeuxà travers le problème des animaux de compagnie ettout particulièrement celui des chats errants, commesymptôme tragique des limites de toute zoopolitique.Voici comment Derrida définit la domestication etses enjeux politiques :

« L’oikonomia, donc, car les soucis écologiques etéconomiques passeront par un savoir-faire quiconsiste à fournir une maison, un habitat aux bêtesdans un processus qui oscille, parfois pour lesaccumuler simultanément, entre la domestication, ledomptage, le dressage, l’élevage, autant demodalités du pouvoir maître et souverain, dupouvoir et du savoir, du savoir pouvoir, du savoirpour voir et du voir pour savoir et pour pouvoir, del’avoir, de la possession, de l’appropriation et de lapropriété des bêtes (par la capture, la chasse,l’élevage, le commerce, l’enfermement)1. »

Plus précisément, la domestication se révèle être unpiège car l’oikonomia, qui a donné naissance auconcept moderne d’économie en un sens restreint etréducteur, s’avère être cette loi particulière quigouverne la maison humaine et qui consiste à fournirun habitat humain aux animaux domestiques. Ladomestication n’est peut-être rien de plus que cetteouverture et cette inclusion des animaux aux lois quigouvernent le pouvoir privé de l’homme. Ouverturequi se traduit par une intégration aux normes envigueur qui peuvent relever tout autant de normes

1 J. Derrida, La bête et le souverain, vol. 1, ibid., p.233.

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biologiques que sociales. Mais cet habitat communaux hommes et aux animaux est un espace quiconcentre les pouvoirs de l’humain sur l’animal etcela à travers une seule et même expériencedomestique, apparemment privée donc, enchaînantinséparablement, comme le dit Derrida dans savolonté de déconstruire la domestication et cequ’elle implique, « le pouvoir, le savoir, le voir etl’avoir » à l’égard de l’animal ainsi privatisé aubénéfice de la maison humaine.La question qui doit être posée est celle de savoir sicette domestication du chat par l’homme, pourprendre cet exemple symptomatique, a contribué àfaire de l’homme un vivant qui s’est inventé, engrande partie, en relation avec cette domestication.Le processus en question n’a d’intérêt pour nous icique parce qu’il va nous permettre de comprendre enquoi Derrida donne au concept de liberté animaleune signification singulière traduisant cette éthiqueanimale appliquée aux animaux de compagnie. Maisplus fondamentalement, ce processus n’a de sensque pace qu’il touche aussi à la fabrication del’humain en lien avec l’animal domestique et c’estce point aveugle de la domestication que l’on oubliela plupart du temps de prendre en considération et depenser. Cette relation dissymétrique entre ces deuxvivants ne doit pas nous faire oublier cependant queles deux partenaires se transforment de manièreinterspécifique. Par conséquent, si le chat a connu unprocessus de domestication qui est d’abord unprocessus de privatisation de son existence, selonl’une des lois fondamentales de l’économie humaineau sens large, celle-ci peut également trouver sa

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raison dans le pouvoir et la domination de l’hommesur l’animal, c’est-à-dire dans la constitution de cequ’il faut une nouvelle fois appeler sa souveraineté,d’un terme qui fait signe vers l’idée que dans cetteco-histoire interspécifique, il s’est toujours agi depermettre à l’humain de s’approprier un pouvoirdont l’une des modalités fondamentales passe parcelui qui s’exerce sur la bête. Autrement dit,l’homme ne serait probablement pas ce qu’il est sanscette appropriation de l’animal. Cette économieparticulière par laquelle l’homme se crée, et le « se »porte toute la charge de la question, doit autant auvivant non humain qu’à l’homme. Derrida nousapprend donc qu’être humain, c’est faire de lamaîtrise de la vie animale la conditiontranscendantale de la souveraineté individuelle etdonc de la subjectivité :« L’oikonomia étant ainsi la condition générale decette ipséité comme maîtrise souveraine sur labête1. »Fournir un habitat humain aux chats exprime cetteloi anthropologique fondamentale qui est à l’originenon seulement de la relation telle que nous laconnaissons entre l’homme et le chat, mais encoreplus fondamentalement à l’origine de l’invention del’humain en tant que sa souveraineté passe par lamaîtrise domestique de l’animal. Dit autrement, iln’y aurait pas d’ipséité humaine sans ce pouvoirexercé sur l’animal qui est inséparablement pouvoirde lui donner un espace habitable, une maison, quiest en réalité le lieu absolu d’exercice du pouvoir.

1 J. Derrida, La bête et le souverain , op.cit., p.333.

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C’est aussi dans la maison humaine, et passeulement dans la communauté politique, quel’homme s’approprie la vie de l’animal pour le faireentrer dans sa demeure qui est un espace de règles etde normes, dont la plus fondamentale est de créerdes limites entre le dedans et le dehors, le privé et lepublic qui recoupent celles également d’originedomestique entre l’homme et l’animal. Or ce sontces limites, caractéristiques des relations entre leshommes et leurs animaux de compagnie que le chaterrant met en question par son existence de chatlibre. Il vient ainsi déconstruire ce processuspermanent de création de frontières profondémentinscrit dans l’inconscient anthropologique, enaffaiblissant ce savoir-pouvoir que l’homme sedonne sur l’animal et en venant in fine déstabilisercette souveraineté humaine qui ne vit que del’imposition de l’économie domestique surl’existence de ce vivant non humain.

La violence auto-immunitaire de la domesticationL’emprise de cette logique domestique qui s’exercesur les animaux traverse non seulement tous leszoopouvoirs sans exception, y compris ceux censésprotéger les animaux, mais aussi les animaux eux-mêmes qui ont intégré dans leur existence cetteviolence domestique. L’animal domestique est cevivant qui a fait siennes les normes humaines parmilesquelles la plus fondamentale consiste à posséderun territoire :

« Cet assujettissement dont nous cherchons àinterpréter l’histoire, nous pouvons l’appelerviolence, fût-ce au sens moralement le plus neutre de

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ce terme et même quand la violenceinterventionniste se pratique, dans certains cas, fortminoritaires et nullement dominants, ne l’oublionsjamais, au service ou pour la protection de l’animal,mais le plus souvent de l’animal humain1. »

Voici le paradoxe de notre modernité zoopolitique :la violence contre l’animal de compagnie estdevenue tellement banale qu’elle emporte même leszoopouvoirs censés le protéger. Ce sont parconséquent ces mêmes biopouvoirs qui vivent de laconfusion entre le soin, la protection et la violence etqui sont caractéristiques de cette zoopolitique telleque Derrida l’a théorisée en montrant l’indistinctionentre le soin et la répression. Lorsque le chat errantest saisi par un biopouvoir de ce type, il est dans salogique de le protéger certes, mais en exerçant surlui une forme de violence dont on a du mal à dire sielle se fait dans l’intérêt de l’animal ou dans celui del’homme. La question éthique se pose de savoir sic’est le chat errant qu’il faut préserver de touteforme de violence ou bien plutôt si c’est la sociétéelle-même qui se protège de sa perte de souverainetésur lui. Plus radicalement, la déconstructionderridienne de la domestication nous oblige à nousdemander si soigner n’est pas devenu un pouvoirvoire le pouvoir absolu, instaurant ainsi des limitesservant à s’approprier violemment toute vie animalequi s’écarterait des normes biopolitiques en vigueurdont la finalité est de maintenir et d’accentuer par la

1 J. Derrida, L’animal que donc je suis, op.cit., p. 34.

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violence biomédicale les frontières interspécifiquesentre l’homme et l’animal :« C’est bien du concept de soin, de souci, desollicitude, de cura que nous parlons ici, et de laquestion de savoir si on peut entourer de soins,comme on dit, sans entourer de limitesréappropriatrices. Inventer des limites, installer deslimites, voilà l’art dont nous parlons. Et c’est à lafois un art de soigner et d’enfermer. Entre la bête etle souverain, la seule question est celle des limites etde savoir si une limite est divisible ou indivisible.Car savoir installer une limite, c’est à la fois un artet une technique, peut-être la technê serait peut-êtretoujours une invention des limites1. »On se trouve ici même face à l’aporie de ladomestication déconstruite par Derrida : lasurveillance biomédicale du chat errants’accompagne d’un pouvoir de plus en plus violentsur sa vie, ainsi réduite à n’être qu’un corpsbiologique devant se soumettre à un ensemble denormes porteuses d’une vision eugéniste de l’actionsupposée en sa faveur. C’est une telle violence quiconduit le plus souvent à la mort par euthanasie quecherche à défaire la déconstruction et par conséquentle concept de zoopolitique. Enfermer l’animal dansune limite biopolitique consiste à savoirscientifiquement et rationnellement s’il peut êtreexclu de la communauté des animaux decompagnie : telle est la logique souveraine quis’exerce et se déchaîne en permanence dans le cadrede politiques de l’animalité qui ne respectent pas la

1 J. Derrida, La bête et le souverain,ibid., p.212.

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vie de l’animal de compagnie lorsqu’il a quitté lamaison de l’homme. A l’égard du chat errant, lalimite instituée par les zoopouvoirs est intégralementindivisible. Or inventer une limite divisible pourraitbien constituer une politique de l’animalité digne dece nom car elle prendrait en compte l’intérêt desanimaux et viendrait déconstruire les frontières entrel’humain considéré comme disposant d’une libertésouveraine et l’animal encore perçu comme unvivant non libre et irresponsable.

L’ « étrange économie » de la domestication

Voici comment Derrida définit cette « étrangeéconomie » de la domestication dont ladéconstruction vise à créer une toute autre pensée dela liberté animale :« Une étrange et équivoque économie, une étrangeet équivoque écologie qui consiste à ex-proprierl’autre, à se l’approprier en le privant de ce qui estsupposé être son propre, son propre lieu, son proprehabitat, son oikos1. »Le chat errant peut donc être décrit comme unanimal que l’on s’approprie ou, plus précisément,sur lequel pèse le risque permanent d’une doublecontrainte : s’approprier son existence d’une part,mais, d’autre part, le priver de son propre habitat, àsavoir de son oikos, ou plus rigoureusement encorede ce qu’on imagine être son oikos,à savoir uneliberté de mouvement sans limite. La domesticationest donc bien le résultat d’un double processus : à la

1 J. Derrida, La bête et le souverain, op.cit., p. 355.

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fois s’approprier l’animal en le privant de sa libertéde mouvement, tout en présupposant que c’est cetteliberté de mouvement qui caractériserait le propre del’animal non domestiqué. Autrement dit, elle seconfronte à deux conceptions contradictoires etcontestables de la vie animale qui donnent lieu soit àune privation de liberté soit à une liberté sans limiteaucune ! Comme si, au fond, cette domesticationreposait sur la croyance selon laquelle l’animalaurait beaucoup à gagner à perdre sa liberté pour enretrouver une nouvelle imaginée et pensée commeétant plus en accord avec la conception que l’on sefait de la domestication comme privation de liberté.Celle-ci donc, envisagée comme la conditionnécessaire de la domestication de l’animal, faitsimultanément signe vers l’idée inverse que laliberté du chat errant serait en conflit avec sasociabilité d’animal en voie de socialisation.Pourquoi Derrida parle-t-il ici d’ « étrangeéconomie » pour évoquer cette logique de ladomestication et le rôle déconstructeur que le chaterrant joue par rapport à elle ? Parce quel’appropriation de l’animal est fondamentalementune privation de liberté qui se traduit et setransforme en privatisation de l’espace occupé parlui. D’où la nécessité de prendre en compte, pourcomprendre l’importance de la question du chaterrant, le rôle que joue l’espace dans sonappropriation. Il ne faut pas oublier que le chat estcet animal qui se retrouve propriété d’un maître parle simple fait d’appartenir à un espace privé.L’animal domestique devient ainsi un élémentcomme un autre de la propriété du maître. Mais le

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problème éthique est qu’en privatisant au fondl’existence de l’animal, en le privant de « ce qui estsupposé être son propre », on s’approprie sa liberté,ou plutôt ce qui est supposé être sa liberté. Ladomestication s’avère donc bien être cette opérationpar laquelle on s’approprie l’animal au nom, enquelque sorte, d’une supposée croyance selonlaquelle l’animalité serait une liberté absolue et sanslimite avoisinant une certaine formed’irresponsabilité :

« Et de toute façon, le traitement, quelles que soientses visées, qu’elles soient avouées ou non, qu’ellessoient bénéfiques ou maléfiques, suivies ou non del’effet recherché ou allégué, de toute façon letraitement consiste à enfermer, à priver de liberté demouvement, c’est-à-dire de liberté tout court, doncde pouvoir, donc de pouvoir voir, savoir, avoir au-delà de certaines limites, donc de souveraineté1. »

La domestication du chat prend tout son sensaujourd’hui à l’intérieur de ce modèle zoopolitiqueque nous offre Derrida du traitement de l’animal :traiter l’animal domestique veut dire le priver deliberté de mouvement et, par conséquent, lui enleverla possibilité qu’il puisse disposer d’un pouvoiravec lequel se mouvoir dans l’espace, c’est-à-diredans la maison de l’homme. Autrement dit, lemodèle que Derrida nous offre de la domesticationtelle qu’elle atteint aujourd’hui ses limites présentel’intérêt de révéler qu’elle est un processus

1 J. Derrida, La bête et le souverain, op.cit., p. 267.

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complexe qui engage des éléments relevant tant del’histoire que de la subjectivité que l’homme s’estinventé dans ses relations avec les animaux decompagnie. La thèse derridienne dans toute saradicalité consiste à dire que le chat n’a pu devenirun animal domestique que dans la mesure oùl’homme a réussi à le priver de sa souveraineté sanspar conséquent reconnaître à ce vivant le moindrepouvoir, en allant même jusqu’à faire de ce vivantun être irresponsable entièrement soumis à sesréactions. Autrement dit, le modèle qui domine lesreprésentations du chat domestique repose sur cettecroyance massive d’une absence de souverainetéanimale. Dans l’état actuel de la domestication, iln’existe aucun autre contre-modèle qui viendraitcontester sa suprématie voire sa domination et dontl’absence affecte tragiquement tous les zoopouvoirsqui entretiennent une relation mortifère avec cesanimaux devenus ainsi politiques au même titre queles humains.

Liberté et responsabilité animales

Il y a un paradoxe au cœur même de la question dela domestication : s’il ne peut y avoir dereconnaissance véritable du chat errant que par ladéconstruction de la souveraineté de l’homme, entant que cette dernière est une sinon la conditionfondamentale de ce qu’on entend par libertéhumaine, cela ne conduit pas pour autant à accorderune liberté sans limite à l’animal non humain selonune optique dominante dans ce qui se nomme lesmouvements de libération animale. Il n’y a au fond

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de liberté que limitée. Autrement dit, cette libérationanimale, s’il y en a, ne peut pas se penserthéoriquement comme le contre-modèle absolu de ladomestication en tant que cette dernière est unelimitation radicale et contestable de la liberté desanimaux de compagnie. Derrida nous apprend àdéconstruire le concept de liberté dans le butd’inventer une toute autre politique de ladomestication plus respectueuse de la vie desanimaux :

« Car il ne faut pas se dissimuler que notre conceptle plus et le mieux accrédité de « liberté »,d’autonomie, d’auto-détermination, d’émancipation,d’affranchissement, est indissociable de ce conceptde souveraineté, de son « je peux » sans limite, doncde sa toute-puissance. La liberté et la souveraineté,ce sont, à beaucoup d’égard, des conceptsindissociables. Et l’on ne peut s’en prendre auconcept de souveraineté, sans menacer aussi lavaleur de liberté. Chaque fois qu’on a l’air (…) decritiquer l’enfermeture, les clôtures, les limites et lesnormes assignées au déplacement libre des bêtes oudes malades mentaux, on risque de le faire nonseulement au nom de la liberté, mais au nom de lasouveraineté. Et qui osera militer pour une libertéde déplacement sans limite, pour une liberté sanslimite ? Le double bind, c’est qu’il faudraitdéconstruire, théoriquement et pratiquement, unecertaine onto-théologie politique de la souverainetésans remettre en cause une certaine pensée de la

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liberté au nom de laquelle on met cettedéconstruction à l’oeuvre1. »

La thèse derridienne selon laquelle la domesticationa atteint ses limites donne lieu à l’idée que les chatserrants sont devenus les otages de la souverainetéhumaine. C’est en effet à partir de celle-ci et desvaleurs qu’elle véhicule (autonomie, auto-détermination, émancipation…) que non seulementla domestication a lieu mais que s’invente le sujethumain dont l’existence pensée comme liberté seconstruit en opposition avec l’animalité penséecomme mode de réactivité mécanique. Autrementdit, pour que le sujet puisse d’auto-constituer, il lui afallu qu’il prenne comme contre-modèle absolu celuide l’animal devenu domestique au nom de cettesouveraineté à la fois réelle et symbolique et penséecomme le supposé propre de l’homme. Dit demanière plus explicite, l’homme n’est devenuhomme qu’en s’imaginant que l’autre vivant aveclequel il a accepté de vivre était et est resté un vivantdépourvu de toute forme de souveraineté. Lesanimaux domestiques et ici tout particulièrement lesanimaux de compagnie sont la projectionsymptomatique de ce que l’homme croit être sasouveraineté en tant qu’elle échappe au mondeanimal pensé comme l’univers du déterminismeintégral. La domestication s’alimente en permanencede ce dualisme producteur de violence envers leschats errants car ces derniers sont les seuls animauxvenant mettre en question cette fausse opposition

1 J. Derrida, La bête et le souverain, op.cit., p. 443.

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entre deux mondes que tout séparerait. La questionpolitique et éthique revient à savoir si l’on peutinscrire dans la vie de l’animal domestique leconcept de liberté tout en déconstruisant la toutepuissance que l’homme se donne par ladomestication. Tel est le profond double bind quimet en crise la domestication puisqu’elle s’estinstituée contre les animaux en très grande partie.Cela implique aussi de se demander si la nouvellepolitique de domestication que vise ladéconstruction derridienne à travers ladéconstruction du concept de liberté n’oblige pas àreconnaître le chat errant comme le modèlezoopolitique positif du chat libre.L’existence du chat errant met donc en crise leconcept humain de liberté tel qu’il a façonnél’homme en révélant la possibilité presqueimpossible d’une liberté marquée du sceau del’hétéronomie, seule en mesure de parvenir à unpartage de souveraineté comme justice. Cettenouvelle « économie » est la condition majeure decette tant nécessaire politique de l’animalitédomestique qui nourrit en profondeur l’éthiqueanimale derridienne :

« Ce qui suppose une toute autre idée de la liberté,d’une part, d’une liberté qui se lie, qui soit liéehétéronomiquement, précisément aux injonctions dece double bind, et donc, d’autre part, l’enduranceresponsable ; mais c’est aussi le concept deresponsabilité qu’il faudrait penser là où il nerésiste pas aux questions que nous avons posées ausujet de l’opposition homme-animal comme

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opposition entre responsabilité et réaction, étantentendu que les limites que les pouvoirs dont nousvenons de parler (…) entendent mettre auxdéplacements (…) sont des limites supposéesassignées à des vivants irresponsables, à de puresmachines réactionnelles : à savoir que le choix ou ladécision ne sont pas entre souveraineté indivisible etnon souveraineté indivisible, mais entre plusieurspartages, distributions, économies d’unesouveraineté divisible. Une autre dimension ou uneautre figure du même double bind, ce serait depenser une inconditionnalité (qu’il s’agisse de laliberté, du don, du pardon, de la justice) sanssouveraineté indivisible1. »

La domestication est donc bien une limitetranscendantale entre ce qui relève de laresponsabilité humaine et ce qui revient à la réactionanimale. Elle est présente dans tous les inconscientshumains pour qui la souveraineté ne saurait êtrepartagée. Ce dualisme métaphysique s’avère être lerésultat le plus néfaste de la domestication elle-même. Il s’agit donc d’inventer, rien de moins, unetoute autre conception de la zoopolitique que cellequi a prévalu jusqu’à maintenant, c’est-à-dire defaire des animaux domestiques des membres à partentière de cette communauté à venir. La seulecondition est que cette idée d’une co-appartenancene peut prendre que la forme d’un partage dupouvoir souverain mais un pouvoir tout autre quecelui qui gouverne encore nos relations mortifères

1 J. Derrida la bête et le souverain, op.cit., p. 466.

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aux animaux, lequel serait fondé sur ce que Derridanomme une hospitalité sans condition, seule capablede venir déstabiliser cette prétendue différence denature entre l’homme responsable et la bêteirresponsable.

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Cinquième concept: haptocentrisme

L’éthique animale derridienne vise à faire du toucherentre l’homme et l’animal la condition de toutecommunauté ouverte sur les vivants non humains.Mais elle vise également à déconstruire lesprésupposés qui guident la tradition philosophiqueoccidentale qui s’est intéressée à la question enprivilégiant la main humaine comme propredistinctif de l’homme. Déconstruire cette traditionimplique de reconnaître qu’on ne peut pas penser letoucher animal selon ce modèle haptocentrique,véritable pharmakon de la pensée occidentale quirisque de produire de la violence, nous prévientDerrida de manière critique :

« Si on prie l’autre d’accueillir le don d’uneoffrande, et ainsi de le toucher en le prenant sur soi,en le gardant en soi ou auprès de soi, le plus prèspossible, en soi ou à portée de la main, c’est que,comme toujours, tendance irrésistible, on pensed’abord et trop aux mains, à la manière, à lamanœuvre ou à la manipulation : saisie,compréhension, préhension, captation, acceptation,réception, prière de recevoir qui commence àressembler à l’ordre : tiens, touche. Ce « tendre »

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dès lors peut parfois devenir la violence même. Sansmême parler du coup du langage qui déplace le« tiens » du cadeau en « tiens » du coup : « tiens »,dit-on parfois, en donnant un coup (…) Mais ce donalors n’est plus un présent, il ne devrait pas l’être,pense-t-on du moins, encore moins une offrande.Nancy distingue l’offrande et le don, ou plutôtl’offrande dans le don. Le don est offrande quand ily a, au cœur de la donation du don, « retrait dudon », « retrait de son être présent »1

Le toucher obéit en profondeur à une logiquepharmacologique qui en fait un véritablepharmakon, porteur autant du poison que du remède.Avant d’analyser cette ambivalence profonde dutoucher, il est nécessaire de comprendre en quoi cesens est chez Derrida le sens de la rencontre entrel’homme et l’animal et à quelle loi singulière il obéitqui dépasse la distinction entre vivant humain etvivant non humain.

La loi du toucher

Si l’haptocentrisme est bien ce privilège accordé àl’homme supposé détenir une supériorité grâce à sesmains en tant qu’organes de l’intelligence, si parconséquent l’haptocentrisme n’est peut-être riend’autre qu’une forme particulière du logocentrismeen tant que privilège accordé par l’Occident à laraison humaine, Derrida a bien vu dans cette

1 J. Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy , Paris, Galilée, 2000, p.212.

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question du toucher de quoi déconstruire cetteopposition massive entre l’humanité et l’animalitéafin de renouveler de fond en comble la questionanimale : il s’agit par conséquent de dépasser cettedistinction massive qui fonde encore beaucoup denos réflexions par la figure de la « loi » du toucher.En effet, s’il y a une loi du toucher qui vientjustement interrompre le contact entre vivants sanspouvoir y renoncer totalement, cette loi a lieu bienavant la séparation métaphysique entre l’homme etl’animal :

« Parages de l’impossible : un tact qui sauraittoucher sans toucher, un contact sans contact, est-ceun savoir, un savoir-faire ? N’est-ce pas un savoirimpossible ou une pensée de l’impossible savoir ?On y reconnaît la figure de la Loi, de la Loi capitale,précédée de sa majuscule. Par loi, avant tout autredétermination (religieuse, éthique, juridique ouautre), nous entendons ici le commandement, àsavoir l’interruption du contact ou de la continuitéavec ce qu’on a appris à appeler « nature ». Or onne peut parler de tact (par exemple), et de contactsans contact que là où une loi vient dicter ouprescrire, enjoindre ce qui n’est pas (naturel). Etcela se produit dans la « nature », bien avantl’homme, toujours avant la distinction entre desétants et des vivants. Ce qui suffit à discréditer enson fond toute opposition nature/culture,

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nature/esprit ou conscience, physis/nomos, thesis outecknè, animalité/humanité, etc.1 »

En effet, l’immédiateté de notre rapport à la questiondu toucher tend à faire de ce sens un problèmeimpliquant naïvement un corps naturel, c’est-à-diresoumis à des lois qui règlent ce qu’on pourraitappeler son fonctionnement physiologique ouzoologique. Autrement dit, le toucher aurait parconséquent à faire avec le corps physique del’animal. Or, ce sens, aussi contraire au senscommun que cela soit, ne revient pas à une questioncorporelle dont la connaissance pourrait ainsisatisfaire quelques règles scientifiques. Si le toucherse réduisait à ce phénomène naturel qu’il sembleêtre, un savoir objectif en viendrait vite à bout. Or cesavoir est impossible car précisément il seraitincapable de prendre en compte ce qui dans letoucher se libère du toucher, à savoir que pour qu’ily ait toucher, il faut que dans le même temps et lemême espace, il y ait du non-toucher, autrement ditquelque chose qui soit de l’intouchable.Le toucher est donc ce sens paradoxal qui s’ouvre etse ferme en permanence à l’autre, ce sens qui ne vitque de la possibilité de ne pas toucher l’autre. Unsens qui porte à la fois son affirmation et sanégation, qui s’extériorise en s’intériorisant, c’est-à-dire dont l’extériorité est de ne jamais se livrervraiment à l’autre ou inversement dont l’intérioritéest de toujours avoir à s’ouvrir sur de l’hétérogène.

1 J. Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, ibid, p. 84.

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Autrement dit, c’est cette auto-affection commemarque du toucher qui règle sa vie et grâce àlaquelle sa loi propre est de ne jamais se soumettre àune quelconque nature. C’est donc le sens quicontient une loi qui l’émancipe de la nature et quinous oblige à repenser la distinctionhumanité/animalité quant au toucher commecréateur de la question du monde commun auxhumains et aux animaux qui l’habitent. Cette loi acomme conséquence radicale de mettre en questionces catégories et d’en faire un problème non naturel.Autrement dit, dans le toucher, ce ne sont jamaisdeux corps qui se rencontrent, mais bien plutôt desmanières de tracer dans l’espace et le temps unrapport à eux-mêmes qui passent par le toucher.Cette rencontre n’a de sens que parce qu’elle existeavant toute une série d’oppositions qui sont àl’origine de dualismes contraires à cette relationpaisible entre humains et animaux que ladéconstruction cherche à inventer.Mais ce n’est pas seulement la nature qui perd deson empire dans le toucher, c’est peut-être plusfondamentalement la catégorie même de subjectivitéqu’il vient contester. En effet, le toucher n’est pasune opération se traduisant par la présence d’un quiet d’un quoi, c’est-à-dire d’un sujet et d’un objet.L’antériorité du toucher met donc aussi en questionles catégories de « sujet » et d’ « objet », c’est-à-diredu « qui » et du « quoi » en une continuité à la foistangible et intangible. Autrement dit, voici sadimension éthique, l’animal touché est à la fois sujetet objet, qui et quoi et le toucher confirme son

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objectif de déconstruction, c’est-à-dire dedésidentification des individualités en présence.Dans le toucher, le touchant et le touché ne sont plusdistinguables parce que le qui et le quoi n’ont pluscours : celui qui touche devient autant touchant quetouché, qu’il soit homme ou animal :

« Or à cet égard, il n’est plus possible de poser laquestion du toucher en général, de quelque essencedu toucher en général avant de déterminer le « qui »ou le « quoi », le touchant ou le touché que nous nenous hâterons pas d’appeler sujet ou objet d’unacte. Il n’y a pas d’abord le toucher, et ensuite desmodifications secondaires permettant de compléterle verbe d’un sujet ou d’un complément (quoi touchequi ou quoi, qui touche qui ou quoi)1. »

C’est par la mise en question d’illusions relevantautant du sens commun que du sens philosophiquequi ici se rejoignent qu’il faut commencer si l’onveut comprendre ce qui se joue dans et à travers cesens. Dire qu’il n’y a pas le toucher implique deconsidérer qu’il n’y a au fond que de la singularitédans ce phénomène, lequel doit brouiller les attentesdes acteurs en présence qui ne peuvent plus êtrepensés selon les catégories classiques du sujet et del’objet. Par conséquent, le toucher fait perdre àl’humain sa position souveraine, exprimée dans cettecatégorie de « sujet », faisant de celui-ci tropsouvent un sujet touchant un animal trop souvent

1 J. Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy,ibid., p. 84.

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réduit à un objet touché dans tous les sens duterme. L’importance de la question du toucher est denous conduire à accepter de nous retrouver dans laposition de l’objet ou du quoi et ainsi perdre touteidentité lorsque l’animal devient le touchant : c’estcette possibilité impossible, c’est cette configurationinédite et inouïe qui doit être prise en compte si l’onveut repenser la rencontre entre vivant humain etnon humain à travers l’acte du toucher lui-même.

La déconstruction de l’haptocentrisme

Derrida ne cesse de souligner dans sa volonté dedéconstruction de ce privilège que l’Occidentaccorde à l’haptique, c’est-à-dire au toucher, sadimension pharmacologique qui fait de lui autant unpoison qu’un remède et qui donne à son éthiqueanimale un caractère presque impossible. La mêmeprudence doit être de mise lorsque le toucher estpensé dans la logique du don car l’envisager danscette logique ne permet en rien de se prémunir detoute violence haptique. Pourquoi ? Parce que letoucher est un don qui risque en permanence de setransformer en force à partir du moment où il selaisse déterminer par son tropisme et verse enconséquence dans cette hantise haptique commeprivilège accordé à la main humaine dans le rapporthiérarchisé entre l’homme et l’animal. Ce privilègehante le sujet souverain qui peut ainsi être considérécomme ce vivant qui a toujours fait du toucher unacte d’appropriation de l’animal. C’est ainsi qu’il estle plus souvent un ordre adressé au vivant non

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humain soumis à une force qui peut devenir, commele dit explicitement Derrida, en une formule qui quiconcentre tout le paradoxe du toucher, violence :« ce « tendre », dès lors, peut parfois devenir laviolence même. »Cette hantise du toucher s’explique par le fait qu’ilest incapable de se défaire de cette logiquehaptocentrique qui en fait le sens de l’appropriationde l’animal par l’humain. Mais le plus importantn’est peut-être pas de souligner ce privilègesouverain, mais plutôt de penser cette aporie selonlaquelle même le toucher comme présent risque deproduire de la violence dans la mesure où sa viséeest l’appropriation d’autrui. La question éthique estdonc bien celle de savoir comment ce don qu’esttout toucher pourrait ne pas se réduire à un présent,c’est-à-dire au fait de donner quelque chose. Donnerici, c’est ce qui fait la difficulté voire l’impossibilitédu don, quel que soit le geste, qu’il appartienne aulangage ou pas, c’est limiter ce don à un présent,autrement dit le réduire à une relation qui ne peuts’établir que par l’illusion ou plus justement parl’immédiateté de la présence, celle-ci désignantl’acte par lequel dans le toucher « je » vise un effetimmédiat sur le présent de l’animal, faisant ainsi dudon un acte dans lequel la recherche d’une réponseest la loi, c’est-à-dire fait loi.Or faire de cette donation un acte appelant uneréponse intéressée revient à s’interdire non plusseulement la gratuité du présent, mais plusoriginairement, si l’on peut dire, consiste à agir surun donné, ici un touché en vue d’un effet possible et

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par conséquent miner la possibilité qu’un évènementpuisse survenir. C’est rester dans le cercle vicieux del’effet, de la cause ou bien encore de la conséquenceet par conséquent tomber dans une donation régléepar les lois d’une causalité pratique de type social ouculturel. Ce ne serait donc en rien ce toucher éthiqueauquel il faut parvenir pour se prémunir contre laviolence de l’haptocentrisme qui le hante. Untoucher digne de ce nom ne peut donc être, commele dit Derrida, qu’un toucher qui contiendrait en lui-même « un retrait du don ». Un retrait de l’ « êtreprésent du don » en tant que cet être présent du donest la manifestation d’une visée dont les effetsconsistent toujours à réduire le toucher de l’animal àune opération, un calcul gouverné par les lois del’intérêt. Ce don comme offrande est donc untoucher qui serait capable de mettre entre parenthèseles attentes et les conditions de l’attente du don lui-même : autrement dit, un don sans l’être.

L’éthique animale du toucher, une offrande sans don

« Qu’est-ce que ça veut dire ? Tendre, c’est offrir oudonner, ce qui se donne sans rendre, c’est-à-diresans échange, ou sans attendre que l’autre viennerendre – ou se rendre. A tendre on sous-entend« tiens » ! ; « Prends » ! Non pas je te donne (phraseobscène dans sa certitude présumée et lareconnaissance qu’elle semble attendre), mais« prends », « reçois », « accepte.» Non pas de moi,justement, car la reconnaissance serait de la partie,et la propriété du propre, et l’économie, mais

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« prends », « reçois », « accepte » on ne sait de qui,Dieu sait de qui. De « Dieu », peut-être, de « Dieusait qui »1. »

Le toucher est bien un don sans l’être, c’est-à-direune offrande qui ne doit rien attendre, surtout pas lareconnaissance car celle-ci viendrait nier l’offrandeelle-même qui n’existe en tant que telle qu’en dehorsde tout échange. Toucher exclut toute logiqued’échange entre deux subjectivités qui viendraientvite s’approprier le touchant-touché. Tout ce quiviendrait contaminer ou empoisonner cette offrande,à savoir la reconnaissance, la propriété du propre oubien encore l’économie, risque de se transformer enviolence à partir du moment où l’offrande disparaîtsous la loi du don comme présent en attente d’unretour. C’est donc bien à une loi de désappropriationradicale de soi qu’invite le toucher de l’animal entant qu’il nous apprend, de par sa structure même, ànous déprendre de l’idée d’une présence à soi quiserait seule en mesure de rencontrer l’autre et ici letout autre qu’est l’animal.Or c’est justement le contraire qu’offre cetteoffrande du toucher en tant qu’elle vise, tant du côtéde l’homme que de l’animal, à faire en sorte que larencontre permette d’abandonner, mêmetemporairement, cette logique mortifère de la« propriété du propre » par laquelle la souverainetéva faire de l’animal le prétexte à autre chose quelui-même, le prétexte à l’appropriation de son

1 J. Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, ibid, p. 112.

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propre. C’est l’une des raisons pour lesquelles il estsi difficile de toucher car il y va rien de moins quede la suspension de ce qui touche au moi commepropriété, au moi comme source d’identitécommunautaire. L’offrande du toucher, lorsqu’elle alieu, déconstruit le sentiment de propriété qui fondeencore trop souvent la rencontre entre l’homme etl’animal et offre cette possibilité extraordinaire derefaire un monde dans lequel un événement puissese produire, sans que celui-ci ne puisse faire l’objetd’aucune attente, d’aucune prévision, d’aucunespoir. On pourrait aller jusqu’à dire que dans cetteéthique d’un genre particulier, le touchant et letouché, sans distinction d’espèce, ayant perdu touteidentité, recréent de la sorte une co-appartenance àun monde qui a su suspendre les risques inhérents àtout pouvoir, mais aussi à tout savoir, un monde oùla caresse comme offrande permet la rencontre.C’est pourquoi, autre illusion de l’immédiateté et dela présence à soi, il ne peut exister aucune neutralitédans le toucher car celui-ci exclut et ruine l’idéequ’il puisse avoir lieu indépendamment de cemouvement d’auto-affection qui est l’accueilinconditionnel fait à l’autre et la conditiond’existence d’un monde commun sans êtrecommunautaire car toujours ouvert sur la différence.

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Conclusion :l’avenir de la philosophie animale derridienne

La philosophie de Derrida, dont nous avons tenté demontrer en quoi elle peut être considérée commel’une des dernières grandes philosophies de l’animal,exerce une influence importante dans le nouveaudomaine de recherche qui a pour nom « « animalstudies » dont les enjeux pourraient bien constituerune révolution intellectuelle dans le domaine de lapensée critique. En effet, les «animal studies » sontun nouveau champ de recherches centrées non passeulement sur les relations entre les hommes et lesanimaux mais plus radicalement sur le rôle et laplace de ces vivants non humains dans le domainepolitique. Il repose sur la thèse très derridienne queles animaux sont partie prenante de questionspolitiques cruciales de notre modernité : que devientune communauté politique lorsqu’elle s’ouvre à cestous autres que sont les animaux ? La souverainetéqui fonde la politique moderne peut-elle êtrepartagée avec eux ou bien alors n’est-elle pascontrainte à rester indivisible au risque de perpétuerla profonde injustice qui règne à leur égard, lescondamnant à être des vivants apolitiques? Lesrelations de domination dans lesquelles ils sontencore enfermés peuvent-elles donner lieu à des

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actes de résistance contre les formes arbitraires dupouvoir politique et économique qui aliènent cesvivants non humains? Enfin, dans quelle mesure lesnouvelles formes de militantisme engagées par laquestion animale peuvent-elles renouveler les luttespolitiques qui n’impliquaient jusqu’à maintenant quedes humains? Il s’agit donc bien d’un nouveaudomaine de connaissance en raison du fait que lesquestions qu’il soulève touchent directement lesanimaux en tant que nouveaux « sujets » de lapolitique. Ce nouveau chantier critique, né dans lesannées 80 dans le monde académique anglo-saxon,concentre en lui les principaux acquis théoriques etpolitiques de la déconstruction dans le domaine de lapolitique et de l’éthique animales.Il faut cependant reconnaître qu’il rencontre pour lemoment les plus grandes résistances dans saréception européenne et tout particulièrementfrançaise alors même qu’il s’inspire, répétons-le, desprincipales armes critiques issues de la philosophieanimale derridienne. Le monde académique français,pour ne prendre que cet exemple révélateur, n’estpas en mesure d’accorder l’importance qu’ellesmériteraient à ces recherches novatrices etsubversives portant sur les relations toujourscomplexes et souvent tragiques entre les hommes etles animaux1. La culture anglophone et les savoirs

1 Il existe heureusement des individualités singulières quiinscrivent leur travail dans le sillage de la déconstructionderridienne : c’est le cas de Florence Burgat, Corine Pelluchon etVinciane Despret qui tentent à leur manière, toujours libre etautonome, de renouveler la connaissance philosophique del’animal tant du côté de la phénoménologie et de la philosophie

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universitaires qui s’y développent sontincontestablement marqués par une double traditionphilosophique qui permet un accueil ouvert etchaleureux de la déconstruction derridienne en lienétroit avec la question animale : l’utilitarisme anglaisde Bentham qui est l’un des premiers philosopheseuropéens à avoir inscrit le problème de lasouffrance animale dans sa pensée et dont l’héritieractuel est Peter Singer, auteur du célèbre ouvrage àl’origine des « animal studies », Animal liberationqui date de 1975 ; le second mouvementphilosophique qui a créé les conditions favorables àune réception effective de la déconstructionderridienne est le transcendantalisme américain dontle principal représentant, Henry David Thoreau, adéveloppé une pensée politique basée sur ladésobéissance civile adossée à une philosophie de lanature centrée sur la vie animale, auteur du célèbreouvrage Résistance au gouvernement civil, plusconnu sous le titre célèbre de désobéissance civilequi a marqué le philosophe américain StanleyCavell, et qui accorde une place importante à laquestion animale dans sa réflexion politique sur ladémocratie.Telles nous semblent être les raisons historiquesgrâce auxquelles la déconstruction derridienne apermis de créer les conditions en faveur de cenouveau domaine de connaissance dont lesprincipaux axes en plein développementactuellement doivent beaucoup à cette philosophie

politique que de celui de l’éthologie. Leurs importants livres entémoignent largement.

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animale. Parmi ceux-ci, il faut en privilégier troisqui montrent l’usage très riche qui est fait de cetteconceptualité derridienne dont nous avons tentéprécédemment d’expliciter les enjeux: l’anti-humanisme profond et assumé des « animalstudies », la question féministe et ses rapports avecla question animale et enfin la question juridico-politique.

L’anti-humanisme profond des « animal studies »L’immense projet derridien d’une déconstruction dupropre de l’homme et par conséquent del’humanisme qui lui est consubstantiel ne pouvaitpas ne pas entrer en résonance avec certains acteursde ce mouvement intellectuel qui partagent la thèsederridienne d’un démantèlement des principalesstructures qui ont conduit à légitimer la supérioritéontologique de l’homme sur les animaux et toutparticulièrement le dualisme entre la nature, delaquelle les animaux ne pourraient jamais sortir, et laculture réservée aux seuls humains. Autrement dit,les « animal studies » ont largement puisé dans cettephilosophie post-humaniste de quoi comprendrecertains traits de la pensée politique et philosophiqueoccidentale qui ont interdit la prise en compte desintérêts des animaux. C’est le cas de l’une de cellesqui a mené un dialogue d’une grande profondeur,non dénué, il est vrai, d’incompréhension, avec laphilosophie animale derridienne, l’américaineDonna Haraway dont le travail critique est capitalpour comprendre l’influence derridienne sur les« animal studies ». Ses travaux constituent unextraordinaire travail de sape de toutes les croyancesphilosophiques et culturelles quant à un supposé

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propre de l’homme, y compris en ce qui touche à sonidentité subjective jamais mise en relation ni avecl’identité du vivant non humain qu’est l’animal niavec des enjeux politiques et sociaux reliant en unemême histoire hommes et animaux. Ecoutons laphilosophe américaine déconstruire l’illusionmortifère d’une prétendue autonomie humaine :

« Rien ne résiste aux baisers profonds de sa langue.Nous avons des conversations interdites ; nousavons eu des rapports amoureux oraux ; notreliaison est faite d’histoires racontées à partir desfaits, rien que des faits. Nous nous exerçons l’unel’autre à des actes de communication que nouscomprenons à peine. Nous sommes de façonconstitutive des espèces compagnes. Nous nousfabriquons l’une l’autre dans notre chair.Significativement autres l’une à l’autre, dans nosdifférences spécifiques, nous révélons dans notrechair une méchante infection du développementappelé amour. Cet amour est à la fois uneaberration historique et un héritagenatureculture1. »

La dimension transgressive ici à l’œuvre tient au faitque Donna Haraway destitue l’humain de saprétendue exception culturelle en prêtant à l’animal,ici sa chienne, des qualités censées constituer lepropre de l’homme : l’amour, l’invention de soi, la

1 Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie. Chiens,humains et autres partenaires, Paris, Editions de l’Eclat, 2010, p.10.

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culture. Mais surtout, elle approfondit en la précisantl’une des idées centrales de Derrida, à savoir quetoute l’histoire humaine ne prend sens que parrapport aux liens complexes que les hommes ont sucréer avec les animaux, installant ainsi au cœur decelle-ci une hétéronomie radicale qui subvertitl’opposition métaphysique entre nature et culture.D’où l’invention dans sa pensée d’un concept clé,d’inspiration déconstructive, subversif, celui de«natureculture » comme dépassement de l’une desoppositions les plus absolues de l’ontologieoccidentale. Le rejet de ce dualisme dévastateur dateen fait des années 1960 puisqu’il se trouve dans l’undes ouvrages phares de Derrida, De lagrammatologie, et permet à la philosopheaméricaine de fonder toute sa pensée sur ledépassement de cette opposition entre nature etculture, à l’instar du concept derridien de« zoopolitique ». Ce geste d’inspiration derridiennede grande portée antispéciste est au service d’unedimension critique car il permet de déconstruiretoutes les formes de domination qui s’exercent aunom d’une conception absolutiste de la culturehumaine qui viendrait ainsi servir de légitimation àtoutes les formes de domination qui visent lesanimaux. C’est le plus souvent au nom de la culture,en une forme exacerbée d’anthropocentrisme qui nedit pas son nom, que les hommes ont justifié leurdomination sur les animaux. D’où la grande portéecritique et subversive du concept de« natureculture » qui décrit le fait avéré que toutesociété, à travers les luttes politiques qui s’yexpriment, agit sur les corps pour les façonner en

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vue de les exploiter, qu’il s’agisse des corpsféminins ou des corps animaux. Mais ce concepttranspécifique est également générateur dereconnaissance envers les animaux car il mêleinséparablement les destins des vivants humains etnon humains, sa finalité étant de mettre fin à ladomination des uns sur les autres pour lui substituerl’échange pacifique.Féminisme et déconstruction du propre de l’homme

Une autre des orientations les plus originales de laréception anglophone de la philosophie animalederridienne est de lier question animale et questionféministe en un autre geste là aussi subversif etdéconstructif de grande ampleur, entrepris par desféministes dont Carol Adams et, encore une fois,Donna Haraway, sont les plus radicalesreprésentantes. Ces deux intellectuelles ont conduitjusqu’à ses dernières limites le potentiel critique duconcept derridien de « carnophallogocentrisme »dont l’une des définitions les plus complètes nousest donnés par cette dernière :

« Certains dualismes sont des traits persistants destraditions occidentales ; des constantes systémiquesde la logique et des pratiques du système dedomination des femmes, des personnes de couleur,de la nature, des travailleurs, des animaux…En brefde la domination de tous les êtres constitués en tantqu’autres, dont la fonction est de refléter le soi (…)Le soi est un, entité non dominée qui ne sait pasl’être par la grâce de l’autre, l’autre étant pour sapart le détenteur de l’avenir qui sait l’être de parl‘expérience de la domination, laquelle dénonce le

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mensonge de l’autonomie du soi. Être un, c’est avoirl’autonomie et le pouvoir, c’est être Dieu ; maisc’est aussi s’avouer comme une illusion, ets’engager ainsi dans une dialectique d’apocalypseavec l’autre. Autre qui pourtant est multiple, sansvrais contours ni limites, effiloché, privé desubstance. Un, ce n’est pas assez, mais deux, c’estdéjà trop1. »

Cette dernière formule ironique est peut-être lameilleure définition qui soit du« carnophallogocentrisme » en tant qu’elle concentreet condense une critique profonde de la dominationmasculine comme pouvoir incapable de prendre encompte et reconnaître la différence sexuelle etspécifique, au sens de l’espèce animale ici. Elle nousconduit à porter notre attention sur cette tragiquecontradiction qui se manifeste dans la difficultétoujours dominante qu’il y a à reconnaître en mêmetemps le soi et l’autre, le soi en lien avec l’autre,c’est-à-dire en fait le soi de l’autre tout commel’autre du soi, qu’il s’agisse ici de la femme ou del’animal. Cette thèse d’une domination multiple quialiène femmes et animaux domestiques en un violentprocessus analogue d’emprise sur les corps et lesconsciences est approfondie par l’autre féministeaméricaine qui relie directement le pouvoir masculinau pouvoir sur l’animal à travers l’usage depratiques liées à la consommation de viande comme

1 Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes. Laréinvention de la nature, Paris, Editions Jacqueline Chambon,2009, p. 314.

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source du pouvoir patriarcal qui vise le contrôle detout travail critique au service des femmes et desanimaux emportés dans le même mouvementhistorique d’aliénation et de confiscation du pouvoirtant domestique que politique et économique :

« Si l’être humain modèle était, par exemple,féministe et végétarien, plutôt que mâle et mangeurde viande, alors notre idée de la nature humaineserait fondamentalement remise en cause – lesanimaux seraient conçus comme des parents, et noncomme des proies, des « modèles » ou des« machines animales » ; nous-mêmes serions vuscomme radicalement liés à ces parents, et noncomme des prédateurs, des expérimentateurs, oucomme propriétaires. La reconstruction de la naturehumaine comme féministe inclut l’examen de lamanière dont, en tant qu’humains, nousinteragissons avec le monde non humain. Les droitsdes animaux ne sont pas anti-humains ; ils sont anti-patriarcaux1. »

L’inscription par Carol Adams du droit dans lepatriarcat, c’est-à-dire dans le pouvoir masculin, etplus précisément l’idée que le droit est producteur denormes zoopolitiques qui sont toujours contrairesaux intérêts des animaux car en réalité sacrificielles,fait signe vers l’immense question de savoir si ladéconstruction du droit en question peut réellementdonner lieu à une toute autre pensée de l’animal que

1 Carol Adams, The sexual politics of meat : a feminist vegetariancritical theory, Cambridge, Polity Press, 1990, p. 56.

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celle qui le fonde depuis toujours. Dit autrement,est-ce le droit en dernière instance qui est le plus àmême de libérer les animaux de la dominationmasculine ou bien celui-ci n’est-il pas pénétré enprofondeur par une logique sacrificielle qui lui estinhérente? Vouloir donner des droits aux animaux envue de les faire accéder à une forme tout à faitinédite de liberté et de reconnaissance de leurresponsabilité, dans le cadre d’une division de lasouveraineté donnant lieu à des formes inédites departage, c’est-à-dire intégrer les animaux audomaine éthique du droit et de la loi, ne peut quelaisser perplexes nos esprits peu habitués, c’est lemoins qu’on puisse dire, à l’idée d’accorder desdroits aux vivants non humains. C’est pourtant l’undes enjeux centraux de la réception de ladéconstruction derridienne aujourd’hui dontl’opposition conceptuelle qui la traverse enprofondeur entre droit et justice nourrit laphilosophie juridique qui se préoccupe de laquestion animale.

La déconstruction et la question juridico-politiqueL’une des thèses en effet les plus radicales desthéoriciens animalistes dans le domaine du droitanimal est de dire que les animaux ne sont riend’autres que des sujets, plus précisément « des sujetsd’une vie », pour reprendre l’expression du juriste etphilosophe Tom Regan, le plus important d’entreeux et qui a intégré l’idée d’une déconstruction dudroit telle que Derrida l’a menée. Il s’agit donc, afinde sortir de cette violence patriarcale, d’inscrire lavie des animaux dans cette sphère juridico-politiquequi les a toujours exclus. Le critère essentiel de

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considération morale est le même que celui qui apermis d’inscrire, sous l’influence des luttespolitiques, la vie des humains en elle, à savoir lanécessité de ne pas dépendre d’un pouvoir arbitrairequi s’exercerait aveuglément sur eux. Plusprécisément cette extension du droit aux animauxn’a de sens pour quelqu’un comme Regan que parceque ces derniers partagent avec les hommes lesmêmes critères de distinction morale qui sont ainsidécrits par le philosophe :

« S’ils ont des croyances et des désirs, s’ils sontdoués de perception, de mémoire et d’un sens dufutur incluant leur propre futur, s’ils ont une vieémotionnelle faite de plaisirs et de peines, despréférences et des intérêts au bien-être, la capacitéd’entreprendre une action pour atteindre leursdésirs et leurs buts, une identité psychologique àtravers le temps et un bien-être personnel dans lesens où l’on peut dire que leurs expériences leurréussissent ou pas de manière logiquementindépendante de leur utilité pour les autres et du faitqu’elles puissent satisfaire l’intérêt de quelqu’und’autre1. »

Une véritable définition de la citoyenneté animales’exprime ici de manière très radicale et fondée surles mêmes valeurs morales que celles qui sont àl’origine du modèle de la citoyenneté humaine. Il y a

1 Tom Regan, The case for animal rights, qui vient tout justed’être traduit en français sous le titre Les droits des animaux,Paris, Hermann, 2012, p. 355.

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chez Regan et plus largement dans cette orientationjuridico-politique de la question animale une volontéde faire dialoguer une double perspective kantienneet derridienne appliquée à cette question. Voilà doncun exemple limite de la manière dont ladéconstruction du droit peut nourrir en profondeurce nouveau domaine de connaissance que sont les« animal studies » dont les concepts derridiens sontl’un des ciments théoriques majeurs malgré lestensions intellectuelles qui les nourrissent.La thèse commune qui anime donc ce nouveauchamp de recherches, au-delà des différencesphilosophiques très grandes d’un auteur à l’autre,n’est donc rien d’autre au fond que la volontéd’inscrire la question animale dans ce qu’on pourraitappeler une zoopolitique positive favorable auxintérêts des animaux. Il est intéressant de constaterque les deux penseurs les plus importants des« animal studies », selon nous, et se trouvant à despôles idéologiques opposés, les philosophes DonnaHaraway et Tom Regan, divergent sur les moyenspolitiques à mettre en œuvre pour y parvenir, laféministe Haraway, plus lucide sur les limitesformelles de tout ordre juridico-politique, étant à cesujet plus proche de la critique marxiste du droitqu’elle allie comme personne à la déconstruction enune synthèse des plus originales. Il n’en reste pasmoins que la dimension critique du travailphilosophique de ces auteurs qui héritent de Derridases préoccupations éthiques à l’égard des animauxintroduit dans le débat politique comme jamaisauparavant des armes intellectuelles d’un genrenouveau qui n’ont comme but que de transformer et

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de mettre fin aux situations de domination quis’exercent depuis trop longtemps sur les animaux etde les reconnaître enfin comme « sujets » de toutepolitique.

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Bibliographie

Jacques Derrida et l’animalité

-1967 :De la grammatologie, Paris, Minuit.L’Ecriture et la différence, Paris, Seuil. La Voie et le phénomène.Introduction au problème du signe dans la phénoménologie deHusserl, Paris, PUF.

-1972 :Marges-de la philosophie, Paris, Minuit.

-1978 :Eperons. Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion.

-1987 :De l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée.

-1992 :Points de suspension. Entretiens, choisis et présentés parElisabeth Weber, Paris, Galilée.

-1994 :Force de loi. Le fondement mystique de l’autorité, Paris, galilée.Politiques de l’amitié, suivi de L’Oreille de Heidegger, Paris,Galilée.

-1996 :Apories, Paris, Galilée.

-2000 :Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée.

-2003 :Voyous. Deux essais sur la raison, Paris, Galilée.

-2006 :L’Animal que donc je suis, textes réunis par Marie-Louise Mallet,paris, Galilée.

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Bibliographie

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-2008 :Séminaire La bête et le souverain, Volume I (2001-2002)-2010 :séminaire La bête et le souverain, Volume II (2002-2003)

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Table des matières.

Introduction, p.7

Premier concept : carnophallogocenrisme, p.21

Second concept : Pharmakon, p.35

Troisième concept : zoopolitique, p. 50

Quatrième concept : liberté, p. 67

Cinquième concept : haptocentrisme, p. 83

Conclusion :l’avenir de la philosophie animale derridiennep. 94

Bibliographie, p. 107

Table des matières, p. 109

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Achevé d’imprimer sur les presses de Maesà Bruxelles, Belgique, en décembre 2012.

Dépôt légal, Bibliothèque Royale Albert 1,Bruxelles, Belgique.

D/8109/2012/065isbn: 2-930242-63-9