Chroniques 7/8

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Une recette ; Devenir un roc ; Fier d’être un pourceau. En entendant le chef de l’État le désavouer en direct au 20 heures devant vingt-trois millions de citoyens-solidaires, le Premier ministre, stoïque, décida de conserver son poste ; Quand Martin apprit que son épouse le trompait avec le charcutier et la mercière, au lieu de saisir son fusil comme ses aïeux, il se contenta de demander aux coupables, avec stoïcisme, si, par hasard..., ils n’auraient pas fait une vidéo de leurs ébats grâce à leur nouveau mobile ; Coincé entre des hommes mal lavés et des femmes au parfum bon marché, Pierre attendait stoïquement que reparte la voiture de métro immobilisée depuis une heure dans un tunnel par un mouvement de personnel déclenché pour que les choses bougent. Ainsi les meilleurs d’entre nous supportent-ils les petits désagréments de la vie quotidienne, tels ceux que j’ai glanés à la Une d’un vieux journal ou dans des conversations voisines volées au restaurant, ils font comme si ils n’en étaient pas atteints, grâce aux enseignements d’une ancienne sagesse qui doit son nom à un lieu : le Portique, stoa en grec, où s’assemblaient, pour donner un sens au monde et nous aider à vivre (ce qui s’appelle : philosopher), les Stoïciens. Leur enseignement, dont le fondateur fut Zénon de Kition (env. 334-262 av. J.-C.), a pénétré notre manière de penser la plus commune : accepter sans manifester de douleur peines et maux, c’est être stoïque, crier si un maladroit marche sur votre pied orné de cors, c’est ne pas être stoïque. L’excellent Pierre Larousse introduit dans son grand Dictionnaire, en un exemple de compré- hension aisée, une distinction dont l’oubli a engendré bien des malentendus : « Combien de gens, écrit-il, affichent des principes stoïciens qui, à l’occasion, ne sont pas du tout stoïques ! » (Et inversement, ajouterai-je, on peut être stoïque en ignorant tout desdits principes). Le stoïcisme serait-il donc plus qu’une sorte de recette (une « sagesse ») destinée à nous per- mettre d’ignorer le malheur, comme le laisse croire ce qui en survit ? Eh oui, il est une philosophie complète qui se divise et se construit en une logique, une physi- que et une éthique (et c’est celle-ci seule, affadie, que nous rencontrons dans le langage cou- rant), ensemble d’une absolue cohérence au point que Cicéron en a écrit : « C’est l’admirable arrangement de la doctrine, l’ordre incroyable des idées qui m’ont entraîné (...) Dans les ouvra- ges faits de main d’homme, que peut-on trouver qui soit aussi bien combiné, aussi bien joint, aussi bien assemblé ? (...) L’enchaînement n’est-il pas tel que le déplacement d’une seule lettre ruinerait tout ? » Hélas, ce n’est pas le déplacement d’une lettre que nous devons déplorer, mais la perte de la totalité des textes fondateurs et, ce qu’enseignait cette philosophie, nous devons nous résigner à le connaître par des citations, commentaires, développements de disciples plus ou moins fidèles (et Romains : Cicéron, Marc-Aurèle, etc.), d’adversaires (Plutarque et alii) ou de compilateurs (Diogène Laërce et autres) mais un exposé limpide nous en est fourni par Frédérique Ildefonse dans Les Stoïciens, où elle traite des pères de l’« ancien stoïcisme » : Zénon, Cléanthe et Chrysippe (oublions aujourd’hui le « moyen stoïcisme » et le « stoïcisme impérial », enfants plus ou moins légitimes...). (Pour Chrysippe, Richard Dufour nous a donné, pour la première fois, une édition bilingue de la quasi-totalité des fragments et témoignages en notre possession sur sa physique et sa logique : Chrysippe : Œuvre philosophique, soit mille deux cents textes auxquels je renvoie tout lecteur consciencieux et soucieux de connaître exactement le matériau dont nous disposons.) Je ne veux pas paraphraser la reconstruction exemplaire de la philosophie stoïcienne effec- tuée par Frédérique Ildefonse et, reconnaissant que ce faisant je peux dénaturer l’enseignement de Zénon et successeurs, je ne toucherai qu’à l’aspect moral de la doctrine – mais c’est à celui- ci, après tout, et même mal compris, que le stoïcisme doit sa survie. Le dogme central est l’éradication des passions, parmi lesquelles se range le désir qui, selon Cicéron, est « l’opinion d’un bien à venir, dont la présence est considérée comme utile ». La Chronique des Belles Lettres 1 Frédérique Ildefonse Les Stoïciens, I. Zénon, Cléanthe, Chrysippe. Figures du Savoir. 240 p. 2000. 13 e Chrysippe Œuvre philosophique, I & II Fragments. Bilingue Textes traduits et commentés par Richard Dufour. LVI-696 & 752 p. 2004. 71 e les 2 volumes. 28 avril 2006 Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée, et regroupés mensuellement. D E S B E L L E S L E T T R E S LA CHRONIQUE 7/8

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Chroniques Michel Desgranges

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Une recette ; Devenir un roc ; Fier d’être un pourceau.

En entendant le chef de l’État le désavouer en direct au 20 heures devant vingt-trois millionsde citoyens-solidaires, le Premier ministre, stoïque, décida de conserver son poste ;

Quand Martin apprit que son épouse le trompait avec le charcutier et la mercière, au lieu desaisir son fusil comme ses aïeux, il se contenta de demander aux coupables, avec stoïcisme, si, parhasard..., ils n’auraient pas fait une vidéo de leurs ébats grâce à leur nouveau mobile ;

Coincé entre des hommes mal lavés et des femmes au parfum bon marché, Pierre attendaitstoïquement que reparte la voiture de métro immobilisée depuis une heure dans un tunnel parun mouvement de personnel déclenché pour que les choses bougent.

Ainsi les meilleurs d’entre nous supportent-ils les petits désagréments de la vie quotidienne,tels ceux que j’ai glanés à la Une d’un vieux journal ou dans des conversations voisines volées aurestaurant, ils font comme si ils n’en étaient pas atteints, grâce aux enseignements d’une anciennesagesse qui doit son nom à un lieu : le Portique, stoa en grec, où s’assemblaient, pour donner unsens au monde et nous aider à vivre (ce qui s’appelle : philosopher), les Stoïciens.

Leur enseignement, dont le fondateur fut Zénon de Kition (env. 334-262 av. J.-C.), a pénétré notremanière de penser la plus commune : accepter sans manifester de douleur peines et maux, c’est êtrestoïque, crier si un maladroit marche sur votre pied orné de cors, c’est ne pas être stoïque.

L’excellent Pierre Larousse introduit dans son grand Dictionnaire, en un exemple de compré-hension aisée, une distinction dont l’oubli a engendré bien des malentendus : « Combien degens, écrit-il, affichent des principes stoïciens qui, à l’occasion, ne sont pas du tout stoïques ! »(Et inversement, ajouterai-je, on peut être stoïque en ignorant tout desdits principes).

Le stoïcisme serait-il donc plus qu’une sorte de recette (une « sagesse ») destinée à nous per-mettre d’ignorer le malheur, comme le laisse croire ce qui en survit ?

Eh oui, il est une philosophie complète qui se divise et se construit en une logique, une physi-que et une éthique (et c’est celle-ci seule, affadie, que nous rencontrons dans le langage cou-rant), ensemble d’une absolue cohérence au point que Cicéron en a écrit : « C’est l’admirablearrangement de la doctrine, l’ordre incroyable des idées qui m’ont entraîné (...) Dans les ouvra-ges faits de main d’homme, que peut-on trouver qui soit aussi bien combiné, aussi bien joint,aussi bien assemblé ? (...) L’enchaînement n’est-il pas tel que le déplacement d’une seule lettreruinerait tout ? »

Hélas, ce n’est pas le déplacement d’une lettre que nous devons déplorer, mais la perte de latotalité des textes fondateurs et, ce qu’enseignait cette philosophie, nous devons nous résigner à leconnaître par des citations, commentaires, développements de disciples plus ou moins fidèles (etRomains : Cicéron, Marc-Aurèle, etc.), d’adversaires (Plutarque et alii) ou de compilateurs (DiogèneLaërce et autres) mais un exposé limpide nous en est fourni par Frédérique Ildefonse dans LesStoïciens, où elle traite des pères de l’« ancien stoïcisme » : Zénon, Cléanthe et Chrysippe (oublionsaujourd’hui le « moyen stoïcisme » et le « stoïcisme impérial », enfants plus ou moins légitimes...).

(Pour Chrysippe, Richard Dufour nous a donné, pour la première fois, une édition bilingue dela quasi-totalité des fragments et témoignages en notre possession sur sa physique et sa logique :Chrysippe : Œuvre philosophique, soit mille deux cents textes auxquels je renvoie tout lecteurconsciencieux et soucieux de connaître exactement le matériau dont nous disposons.)

Je ne veux pas paraphraser la reconstruction exemplaire de la philosophie stoïcienne effec-tuée par Frédérique Ildefonse et, reconnaissant que ce faisant je peux dénaturer l’enseignementde Zénon et successeurs, je ne toucherai qu’à l’aspect moral de la doctrine – mais c’est à celui-ci, après tout, et même mal compris, que le stoïcisme doit sa survie.

Le dogme central est l’éradication des passions, parmi lesquelles se range le désir qui, selonCicéron, est « l’opinion d’un bien à venir, dont la présence est considérée comme utile ».

La Chronique des Belles Lettres 1

Frédérique IldefonseLes Stoïciens, I.

Zénon, Cléanthe, Chrysippe.Figures du Savoir.240 p. 2000. 13 e

ChrysippeŒuvre philosophique, I & II

Fragments. BilingueTextes traduits et commentés

par Richard Dufour.LVI-696 & 752 p. 2004.

71 e les 2 volumes.

28 avril 2006

Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous proposeune libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique.Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leurproposer ces textes sous forme imprimée, et regroupés mensuellement.

D E S B E L L E S L E T T R E S

LA CHRONIQUE7/8

Parfait. Je vais donc m’employer, grâce à ma volonté (qui n’est qu’un outil permettant d’at-teindre un but) à détruire en moi tout désir (y compris le désir de ne plus connaître le désir) etn’ayant plus en moi la moindre opinion du moindre bien à venir je me trouverai en état d’apa-thes (littéralement : sans passion).

Dans cet état idéal, en lequel je me trouve en pleine conformité avec la nature et particulière-ment ma nature (qui n’est d’ailleurs pas la mienne, mais celle de l’idéal stoïcien) et où mon cer-veau, débarrassé des troubles du sentiment, ne connaît plus que la raison droite, il va de soi que,puisque je n’ai plus d’opinion d’un quelconque bien à venir, ma raison droite ne trouvera aucuneraison de me faire entreprendre la moindre action : ainsi serai-je philosophiquement transformé,non pas en légume, lequel cherche encore la lumière, mais en pierre.

Conclusion : l’idéal stoïcien est de faire de l’homme un roc, au sens propre. Autrement dit :la véritable nature de l’homme est de ne pas être un homme.

Les penseurs du Portique n’étaient pas des idiots et, soupçonnant que cette minime contradic-tion pût leur être opposée, ils avaient sauvé de l’extermination non des « passions » mais trois« affections positives » (eupatheiai) : la joie, la circonspection, la volonté (toujours selon Cicéron) ;je n’entrerai pas dans le détail de leur démonstration (ou de ce qu’il nous en reste) et note seu-lement que le refus, entre autres, du plaisir (mal) et l’acceptation de la joie (bien) relève de laclassification la plus arbitraire et qu’il n’y a aucune utilité à préserver une volonté qui ne s’exer-cera pas vers l’atteinte d’un bien utile.

Je l’ai déjà écrit : l’échec de toute philosophie vient de ce qu’elle ne fait que poser desconcepts et des notions qui s’auto-définissent (ce qui ne nous avance guère) et oscille sans cesseentre la logomachie pompeuse et le lieu commun barbouillé de tautologie ; de ce désastre (quia sombré dans le franc ridicule à la fin du siècle dernier), je sauve néanmoins la logique, laquelletrouve des applications concrètes – lorsqu’elle cesse de raisonner sur elle-même, elle est un outiladmirable pour nous permettre d’agir sans commettre trop d’erreur, et c’est à elle que nousdevons toute réussite technique.

Quant à la totale philosophie stoïcienne il en reste l’image commune d’un humain acceptant,impassible, maux, douleurs et chagrins ; et de façon plus subtile et plus dangereuse l’idée, dif-fuse dans le christianisme et de multiples systèmes philosophiques postérieurs, et fondatrice detoute mauvaise conscience, que le plaisir, c’est le mal.

À ce sinistre programme de l’humaine condition vient heureusement s’opposer un autresystème philosophique : celui du bon Épicure, que je me représente en son Jardin goûtant desmets délicats, humant des grands crus, fumant des Havane, échangeant avec ses disciples calem-bours et plaisanteries grivoises, entouré d’accortes créatures prêtes à toutes galipettes (et quel-ques mâles éphèbes) puis, repu de volupté, discourant aimablement des atomes d’un universcoupé de tout dieu créateur avec le charmant Horace, qui se définissait lui-même comme Epicuride grege porcum.

Patatras ! Non seulement ce plaisant tableau contient une légère erreur chronologique, maisil ne serait que vile calomnie, comme a entrepris de le démontrer Pierre Gassendi.

Prêtre, philosophe, astronome, et adversaire de Descartes, Gassendi (1592-1655) a été tantsaisi d’enthousiasme à la découverte de la doctrine d’Épicure qu’il décida de s’en faire le propa-gandiste mais se heurta vite à un obstacle : la réputation sulfureuse du philosophe et de ses dis-ciples, dont un poète anonyme (peut-être Malherbe) écrivait en 1590 :

« Mais je hais plus que tous ceux-ciNos athéistes sans souciPourceaux croupissant en l’ordureDes sales plaisirs d’Épicure ».

Citons encore le Père Garasse qui, dans sa Doctrine curieuse, (1623), dit d’Épicure : « Son eauest si sale et ses ordures si grandes que toute l’eau de la Seine ne suffirait pas à laver ses taches.Je suis honteux de fouiller plus avant dans cette camarine puante, et d’entrer dans l’étable deSardanapale et des autres athéismes ».

Face à ces accusations, Gassendi décida donc de se livrer à une réhabilitation d’Épicure enpubliant le De vita, et moribus Epicuri, dont Sylvie Taussig nous donne la première traduction enfrançais Vie et mœurs d’Épicure.

Tâche immense, qui contraignit ce prêtre séculier à un travail de bénédictin, puisque, del’œuvre considérable d’Épicure (plus de trois cents volumes, ou même sept cents selon d’autressources) il ne nous reste, comme d’habitude, à peu près rien et que, pour connaître et sa vie(343-270 av. J.-C. ?, un contemporain de Zénon) et sa doctrine, nous devons recourir à de mul-tiples et disparates fragments et témoignages (situation déjà rencontrée) que Gassendi a méticu-leusement rassemblés, analysés, corrigés et confrontés.

J’admire sans réserve le constant scrupule philologique dont fait preuve Gassendi pour resti-tuer la meilleure version de débris souvent obscurs, et son souci d’exhaustivité, mais je suis endésaccord avec le parti-pris qui est à l’origine de l’ouvrage : prouver qu’Épicure fut, par sa vie,ses mœurs et sa doctrine, l’exact opposé de sa commune représentation.

Pierre GassendiVie et mœurs d’Épicure, I & IIClassiques en Poche [73/74]

Traduction, introduction et notes par Sylvie Taussig.

CXX-280 & 410 p. 2006.25 e les 2 volumes.

2 La Chronique des Belles Lettres

Lucrèce De la nature, tome I, livres I-III

Collection des Universités de France, série latineTexte établi et traduit

par Alfred Ernout.4e tir. de la 6e éd. revue

et corrigée par Claude Rambaux.XXXII-256 p. (1920) 2002. 24 e

Lucrèce De la nature, tome II, livres IV-VI

Collection des Universités de France, série latineTexte établi et traduit

par Alfred Ernout.304 p. (1921) 2003. 28 e

Je suggérerai donc un exercice amusant : lire Gassendi en retournant son retournement,tenant pour vrai ce qu’il dit être faux, et pour calomnie ce qu’il prétend exact – ainsi retrouverons-nous, en nous fondant sur les mêmes textes, un Épicure chantre d’une volupté qui n’est pas, commele prétend Gassendi, une abstraction philosophique, mais bonheur de vivre dans les plaisirs.

Et me réconcilie avec la philosophie.

P. S. Oui, je n’ai pas même cité Lucrèce, alors que l’on considère habituellement le De rerumnatura comme le plus fidèle exposé de la doctrine épicurienne, mais je ne fais pas ici de cours :je ne veux que suggérer des lectures.

Un pionnier birman ; Cuisson du voleur ; Lucy et le racisme.

Il s’éveilla sous une légère brume tropicale, caressa tendrement le pelage de sa femelleencore endormie sur le lit de branchages, s’étira, se dressa sur ses pattes arrière – des jambes –puis, ouvrant bien la bouche (et sans savoir que sa mâchoire se trouverait aujourd’hui au Muséede Rangoon, en ex-Birmanie devenue Myanmar) déclama :

– Grande nouvelle ! Je suis le premier homme, et avec moi commence la grande aventure del’Humanité !

Et délaissant momentanément les spéculations téléologiques, il se mit à quatre pattes pourtrouver une racine, qu’il nommerait plus tard, mais dont il appréciait le goût épicé et les vertusaphrodisiaques.

Selon certains paléologues, cette scène bucolique, dont toutes les conséquences ne serontconnues qu’à l’instant où l’univers disparaîtra, se déroula voici trente-cinq millions d’années prèsde l’actuel village de Yashe Kyitchaung, dans la région de Myaing.

J’ai découvert cette information, sous une présentation plus austère, dans le livre de GuyLubeigt La Birmanie, l’âge d’or de Pagan publié dans notre collection Guides Belles Lettres desCivilisations, et confesse mon ignorance antérieure sur un peuple dont je savais seulement, grâceaux films thaïlandais Suriyothai (chef-d’œuvre scandaleusement inédit en Occident dans sa ver-sion intégrale, de Chatrichalem Yukol, 2001) et Bang Rajan (de Tanit Jitkunul, 2000), qu’il est l’en-nemi héréditaire des Thaï, qu’il fut colonisé par les Anglais et intégré au Raj, occupé par lesJaponais (Aventures en Birmanie...) puis gouverné par une junte militaire mal vue en Europe, sansdoute parce que la concurrente des généraux socialistes au pouvoir est une démocrate héréditaire,puisque fille du fondateur du parti communiste local.

Désormais, grâce à Guy Lubeigt, j’ai appris que les Birmans connurent, approximativemententre les années 1000 et 1300, une civilisation d’une exceptionnelle richesse, caractérisée par unfoisonnement de constructions monumentales sans équivalent en ce temps (sauf peut-être àAngkor), qui firent, par leur prodigieuse ampleur, l’admiration de Marco Polo et des voyageurschinois, civilisation à la fois bouddhiste et rigidement militariste, chaque habitant du royaumeétant inclus dans une sorte de « régiment » intégré à l’armée royale (organisation traditionnellequi peut expliquer pourquoi le pouvoir politique demeure aujourd’hui aux mains de militaires).

De nombreux textes nous permettent de connaître en détail l’histoire, l’organisation et lavie quotidienne de ces femmes et hommes qui formèrent cette civilisation dont le centre était lasomptueuse cité de Pagan ; j’en extrais seulement cet édit de 1249 du roi Kyaswa précisant lechâtiment, inventif, réservé au voleur :

« (il) souffrira diverses tortures, telles que le fouet en cuir incrusté d’épines en fer, et le bâton àépines. Ses oreilles et son nez seront coupés. Ses jambes et ses membres seront arrachés. Son crânesera trépané, et du fer en fusion y sera versé afin que sa cervelle puisse bouillir comme de la puréede millet. Sa bouche sera ouverte avec un coin et une lampe allumée sera placée à l’intérieur. Il serapelé en bandes du cou jusqu’aux hanches, afin que la peau tombe en lanières autour des jambes(...). Il sera ferré comme un cheval et forcé à marcher. Sa tête sera clouée au sol par un pieu lui trans-perçant les deux oreilles et ensuite il sera tiré par les jambes autour de cet axe. Il sera battu jusqu’àce que tout son corps soit aussi doux qu’un lit de paille. » Et (au cas où il resterait encore quelquefragment animé du malfaiteur) « il sera emballé dans des ordures, et cuit vivant ».

Le peuple de Pagan n’était pas seulement amateur de supplices et conquêtes guerrières, ilappréciait aussi la bonne chère et l’alcool, les arts et la poésie, mais tout cela, je laisse mon lec-teur le rencontrer dans le livre de Guy Lubeigt pour en revenir au Premier Homme.

En ramassant dans la jungle au nord-ouest de Pagan au début du XXe siècle, et surtout à par-tir de 1998, divers bouts d’ossements fossilisés (dents, morceaux de tibias, le bric-à-brac habi-tuel), certains spécialistes, experts, scientifiques entreprirent, selon la méthode éprouvée depuisCuvier qui nous permet d’offrir aux petits enfants des miniatures en plastique colorié de bronto-saure ou ptérodactyle, de reconstruire la chose entière et de la dater (selon des techniques dontla précision me laisse sceptique) et ô surprise : les débris formaient un hominidé vieux, je le sou-ligne, de 35 millions d’années, autrement dit : notre ancêtre à tous (et toutes).

Guy Lubeigt La Birmanie.L’âge d’or de Pagan

Guides Belles Lettres des Civilisations

320 p. 2005. 15 e

La Chronique des Belles Lettres 3

5 mai 2006

Passons vite sur la taille du monsieur, qui n’aurait mesuré qu’un mètre (ce qui lui aurait per-mis d’être la vedette d’un sous-genre du cinéma nigérien, injustement méconnu en Europe maisfort prisé à Lagos, le thriller dont le héros est un nain), pour insister sur sa caractéristique essen-tielle : il était un hominidé.

Je ne sais absolument pas ce que peut être un « hominidé » (pour mon fidèle et vieuxLarousse : « ou hominien, qui ressemble à l’homme », ce qui est le cas du chimpanzé) mais j’aila conviction obstinée qu’un être vivant est soit un animal, soit un homme et refuse l’existencede toute catégorie intermédiaire.

J’aime les animaux (et préfère la compagnie de nos affectueux et indépendants chats et ânesà celle de la plupart des humains), mais il existe une différence de nature radicale et évidenteentre l’animal et l’homme (symbolisée par la présence chez ce dernier de l’âme, invention prati-que mais qui, pour un esprit rationnel, ne résout rien), telle que l’on ne peut passer graduelle-ment de l’animal à l’homme.

Même s’il se tenait régulièrement debout et possédait une boîte crânienne apte à recevoir uncerveau de 451 ml, comme le prouve une canine déterrée avec deux centimètres de fémur, l’ho-minidé n’est pas un homme mais un rameau éteint de l’espèce singe.

Et je n’abandonnerai cette conviction que le jour où l’on me fera lire le récit, rédigé par sonprotagoniste, de la saynète narrée en ouverture de cette chronique.

Quand et comment est apparu le premier homme, ou la première femme (cf. : qui est pre-mier : de l’œuf ou de la poule ?), est pour moi un total mystère, mais grâce aux travaux de spé-cialistes, ce n’en est plus un pour les généraux de Rangoon et leur Académie des Sciences qui ontfièrement proclamé que la Birmanie est le berceau de l’humanité.

Ainsi est détrônée l’Afrique, à laquelle les scientifiques avaient depuis quelques décennies attri-bué ce titre de gloire, en créant à chaque découverte d’os émietté une nouvelle catégoried’« ancêtres-cousins » tels le dryopithèque ou le ramapithèque (grand-père de l’orang-outan qui,précise une encyclopédie pour myopes dont je tairai charitablement le nom, est « assez différentde l’homme »), sans doute pour calmer leur mauvaise conscience de descendants de colonisa-teurs et esclavagistes (car la loi dit désormais que seuls les Européens pratiquèrent l’esclavage,coutume inconnue de tout autre peuple), et perd sa couronne la sympathique Lucy (qui prou-vait que le Premier Homme était une femme, affirmation propre à réjouir les féministes, et quiétait pourtant moins ancienne de quelques millions d’années que le câlin australopithèque etnéanmoins hominidé baptisé Toumaï, mais fâcheusement mâle), maman de tous les « paranthro-pes » ou « presque hommes », catégorie d’habitat africain dont la dénomination me semblequelque peu condescendante.

Pour des raisons de soutien à l’espoir démocratique, l’antériorité birmane a été ignorée desmedia occidentaux, alors que ce qui devrait nous faire rejeter, non la découverte des paléonto-logues et leurs très spéculatives conclusions, mais la gloriole des généraux est le fait qu’ancrer lafierté d’un groupe humain actuel sur une supposée vertu ou spécificité de ses ancêtres est lacaractéristique fondamentale du racisme.

Ce substantif est essentiellement utilisé aujourd’hui dans le débat intellectuel pour disquali-fier un adversaire (avec autant de sens que l’emploi de bachi-bouzouk comme insulte par le capi-taine Haddock) et quiconque se trouve accusé d’un quelconque racisme (racisme anti-gay,anti-musulman, anti-scientologue... non ? tiens..., enfin passons avec un : etc.) comprend vitequ’il n’aura plus voix au chapitre.

Or le racisme n’est pas « ne pas aimer » une religion, une conduite etc., ou les critiquer.Pour comprendre ce qu’il est exactement, je cite Ayn Rand, in La Vertu d’égoïsme :« Le racisme est la forme la plus abjecte et la plus brutalement primitive du collectivisme.

C’est le fait d’accorder une importance morale, sociale ou politique à la lignée génétique àlaquelle un homme appartient et de croire que ses traits intellectuels et caractérologiques sonthéréditaires. Ce qui veut dire, en pratique, qu’un homme doit être jugé, non en fonction de sonpropre caractère et de ses propres actions, mais en fonction de ceux de ses ancêtres. (...)Attribuer ses vertus à son origine raciale, c’est avouer que l’on n’a aucune connaissance du pro-cessus par lequel les vertus sont acquises et, la plupart du temps, que l’on n’a pas réussi à enacquérir. »

Juive russe exilée aux États-Unis, Ayn Rand (1905-1982) est l’auteur d’une œuvre philosophi-que dont l’influence a été, et reste, considérable dans le monde entier, sauf en France (la fameuse« exception française »...) ; la lecture de La vertu d’égoïsme permet une première approche de sapensée qui exalte l’individu et ses mérites propres face à la tyrannie du collectif (clan, tribu,race...) et d’elle je cite encore, pour demeurer dans mon sujet, ces seules lignes :

« Le racisme n’a qu’une source psychologique : le sentiment qu’a le raciste de sa propreinfériorité ».

C’est là un sentiment qu’éprouvent encore beaucoup d’humains, en l’attribuant à une injus-tice dont ils sont victimes, et je crains que ce n’est pas demain que disparaîtra le racisme.

4 La Chronique des Belles Lettres

Ayn Rand. La Vertu d’égoïsme.Iconoclastes [19]

Traduit par Marc Meunier avec lacollaboration d’Alain Laurent

224 p. 1993. 12,04 e

Philippe MurayRejet de greffe

Exorcismes spirituels I Hors collection. 432 p.

(1997) 3e tirage 2006. 25 e

Philippe MurayLes Mutins de Panurge.Exorcismes spirituels II

Hors collection. 482 p. (1998) 2e tirage 2006. 25 e

P. S. Selon les scientifiques, l’accroissement du volume du cerveau, et donc du nombre deconnexions neuronales, explique le passage de l’animal au presque humain puis à l’homme, soit :plus on a de cerveau plus on est humain.

Il est donc regrettable que, dans notre espèce, le volume moyen du cerveau de la femelle soitinférieur de 17% à celui du mâle.

Assassinat par la plume ;Du patriotisme économique ;Secret de sultans.

« Après une étude suivie, dont rien ne m’a jamais distrait, je voyais le roi [Louis XV], unhomme sans âme et sans esprit, aimant le mal comme les enfants aiment à faire souffrir les ani-maux, ayant tous les défauts de l’âme la plus vile et la moins éclairée, mais manquant de force,à l’âge où il était, pour faire éclater ses vices aussi souvent que la nature l’aurait porté à les mon-trer : par exemple, il aurait, comme Néron, été enchanté de voir brûler Paris de Bellevue ; maisil n’aurait pas eu le courage d’en donner l’ordre. (...) Si l’on voulait lui faire le plaisir de rouerquelqu’un dans la petite cour de marbre de Versailles, je suis bien sûr qu’il quitterait le lit de samaîtresse dans les moments où il paraît lui être le plus attaché, pour aller dans un coin de fenê-tre être témoin avec détail de l’exécution. Il se dédommage autant qu’il peut de ces spectaclessi conformes à son goût en regardant avidement tous les enterrements qu’il peut rencontrer ; (...)il marque satisfaction de la mort de tous ceux qu’il connaît, et quand on ne meurt pas, il préditque l’on mourra. »

J’extrais ces lignes des Mémoires d’Étienne de Stainville, duc de Choiseul (1719-1785) qui futdans le même temps ministre des affaires étrangères, de la guerre et de la marine ; tombé en dis-grâce et retiré sur sa terre de Chanteloup, il se consola en protégeant les Philosophes et en exé-cutant par la plume le souverain qui l’avait élevé puis chassé ; ce texte appartient au genre duportrait, exercice obligé pour tout auteur de Mémoires.

Heureuse contrainte qui a permis à Frédéric Charbonneau de réunir dans Portraits d’hommeset de femmes remarquables, de Commynes à Chateaubriand un florilège fascinant de ces texteslouangeurs ou cruels, perfides ou mesurés, et dont la lecture m’a donné un plaisir que je ne peuxfaire partager qu’en citant – ainsi, de l’abbé-académicien François de Choisy (1644-1724) surFouquet: « Il avait beaucoup de facilité aux affaires, et encore plus de négligence. (...) Il se char-geait de tout, et prétendait être premier ministre sans perdre un moment de ses plaisirs. Il faisaitsemblant de travailler seul dans son cabinet à Saint-Mandé ; et pendant que toute la cour, pré-venue de sa future grandeur, était dans son antichambre, louant à haute voix le travail infatiga-ble de ce grand homme, il descendait par un escalier dérobé dans un petit jardin, où desnymphes (...) venaient lui tenir compagnie au poids de l’or. »

À ce négligent libertin, dont il nous reste Vaux et le cliché d’une criminelle injustice de Louis XIV,Choisy oppose Colbert :

« Colbert avait le visage naturellement renfrogné. Ses yeux creux, ses sourcils épais et noirs,lui faisaient une mine austère, et lui rendaient le premier abord sauvage et négatif ; (...) Espritsolide, mais pesant, né principalement pour les calculs, il débrouilla tous les embarras que lessurintendants (...) avaient mis exprès dans les affaires pour y pêcher en eau trouble. »

Mais après avoir loué Colbert le gestionnaire, Choisy le critique vertement pour sa politiqueprotectionniste, en une page que l’on pourrait appliquer à l’actuel gouvernement du mêmepays, si fier de son patriotisme économique face à la mondialisation :

« Il crut que le royaume de France se pourrait suffire à lui-même, oubliant sans doute que lecréateur de toutes choses n’a placé les différents biens dans les différentes parties de l’universqu’afin de lier une société commune, et d’obliger les hommes par leur intérêt à se communiquerréciproquement les trésors qui se trouvent dans chaque pays. »

Et encore :« Toujours magnifique en idées, et presque toujours malheureux dans l’exécution (...) il établit

toutes sortes de manufactures, qui coûtaient plus qu’elles ne valaient. (...) Il fut uniquement attentifà fournir les sommes immenses qu’on lui demandait tous les jours, sans avoir le courage de repré-senter au maître (...) que le peuple était dans la misère, tandis qu’on ne parlait que de fêtes (...). »

Serait-ce là l’ébauche de la tyrannie du virus baptisé Homo festivus par Philippe Muray dansses Exorcismes spirituels (à nouveau tous disponibles, je le rappelle) ?

Sautons plus d’un siècle pour laisser Chateaubriand démasquer, en une chute admirable, laplus française des passions :

« Du théâtre de la Terreur, où ses pieds se collaient dans le sang épaissi de la veille, après avoirpromené un regard de mépris et de domination sur la foule, il [Danton] dit au bourreau : < Tumontreras ma tête au peuple ; elle en vaut la peine >. Le chef de Danton demeura aux mains del’exécuteur, tandis que l’ombre acéphale alla se mêler aux ombres décapitées de ses victimes :c’était encore de l’égalité ».

Le genre du portrait permet aisément au mémorialiste de transcender le particulier pouratteindre à l’universel (ou oserai-je écrire : passer de l’accident à l’essence ?) mais, comme nous

La Chronique des Belles Lettres 5

12 mai 2006

Portraits d’hommes et de femmes remarquables

de Commynes à Chateaubriand Klincksieck. Cadratin.Choix et présentation

de Frédéric Charbonneau320 p. 2006. 23 e

Philippe MurayExorcismes spirituels III

Hors collection464 p. 2002. 21 e

ne vivons pas que sur les cimes, il nous réjouit aussi par le pittoresque plaisant, et le duc de Saint-Simon, qui exprima dans son œuvre le génie qui lui fit défaut en politique, nous dépeint le ducde Vendôme (1654-1712), descendant d’un bâtard d’Henri IV et général victorieux, comme unémule du Grobianus rencontré dans une précédente chronique :

« Sa saleté était extrême ; il en tirait vanité : les sots le trouvaient un homme simple. (...) Il selevait assez tard à l’armée, se mettait sur sa chaise percée, y faisait ses lettres et y donnait sesordres du matin. Qui avait affaire à lui (...), c’était le temps de lui parler. (...) Il déjeunait à fond,(...) rendait d’autant, soit en mangeant, soit en écoutant, ou en donnant ses ordres ; et toujoursforce spectateurs debout (...) ; quand le bassin était plein à répandre, on le tirait et on le passaitsous le nez de toute la compagnie pour l’aller vider, et souvent plus d’une fois. Les jours de barbe,le même bassin dans lequel il venait de se soulager servait à lui faire la barbe. » Et, commeGrobianus, Vendôme justifiait sa conduite d’un exemple venu de l’Antiquité : « C’était, selon lui,digne des premiers Romains. »

Souvent, je croise les traces de Saint-Simon et de Chateaubriand ; le duc, en traversant ledomaine de La Ferté-Vidame, où se dressent dans les brouillards de l’aube les ruines fantomati-ques du grandiose château qu’édifia le philanthrope marquis de Laborde (futur guillotiné...)après avoir fait raser la demeure féodale où fut écrit l’essentiel des Mémoires ; le vicomte, dansun salon du château de C., là même où il donnait lecture à sa maîtresse, Delphine de Custine,que Boufflers appelait « la Reine des Roses », des dernières pages qui ajouteraient à sa gloire...

À La Ferté, dont le parc de 778 hectares est clos du plus long mur de France, après celui deChambord, je contemple un sentier serpentant vers l’ouest ; peut-être est-celui qu’empruntait leduc pour s’en aller, à cinq lieues de là, visiter Rancé à La Trappe en méditant de faire faire de l’as-cète, en une anecdote fameuse, un portrait volé à sa modestie. Ou je regarde le clocher del’église, là où, selon son expresse volonté, la bière contenant le corps de Saint-Simon fut fixée pardes crampons de fer à celle qui avait reçu les restes de son épouse ; aux premiers jours de laTerreur, une bande d’enjoués citoyens, solidaires, éthiques et responsables, et sans culottes, par-tit du bourg voisin de Senonches pour, après avoir vidé force pichets d’un vin âcre, briser les tom-bes seigneuriales et éparpiller les ossements ducaux, tandis qu’un acquéreur de biens nationauxsoucieux de son bien propre mettait à l’encan les pierres du château encore debout.

Le bâtisseur de C., d’une famille cadette du duc, avait épousé publiquement les principes deLiberté-Égalité-Fraternité ; il traversa l’orage sans en être touché, et dès l’Empire la vie mondainereprit dans un décor qui ne changea que sous la brise des modes, puis l’impôt obligea ses des-cendants de vendre, pièce par pièce, le mobilier, et ce quelconque fauteuil qui accueille mon der-rière n’est pas celui où se posèrent les fesses du vicomte, mais la cheminée est celle où, commele montre un dessin que fit Delphine en 1821, il se chauffait, le coude sur le dessus du manteau,des feuillets à la main, peut-être ceux de son chef-d’œuvre, la Vie de Rancé...

Ainsi se rejoignent par le libertin devenu réformateur monastique ces deux hommes, le pairde France et le hobereau, semblables par leurs ambitions politiques également déçues, et la tor-ture de leurs détresses financières (eh oui, incapables de gouverner leur bourse, ils voulaient gou-verner celle des peuples...), et tous deux, vaincus de leur vivant par leurs contemporains rivaux,en triomphent à jamais par les portraits qu’ils en ont laissés.

Dans l’ouvrage que Charles Dantzig conçut et publia sous le titre long mais exact : Les écri-vains français racontés par les écrivains qui les ont connus (de du Bellay par Colletet à Cocteau parMaurice Sachs en passant par Stendhal vu par Mérimée) se trouvent bien sûr des portraits, maisaussi des récits, des témoignages et des jugements ; c’est une histoire littéraire de la France parses acteurs, mosaïque parfaitement ajustée qui forme le plus original tableau de notre littérature,et dont chaque pièce est un régal (Balzac par Gautier : admirable de profondeur, et de vivacité) ;j’ai relevé que si le lieu commun veut que tout écrivain n’ait à offrir à ses confrères que méchan-cetés, ce n’est pas le cas en ces pages, où dominent l’hommage, l’affection et l’admiration vraieset de ces textes que couper trahirait, je ne citerai que des mots de la fin :

« Une femme âgée de quatre-vingt dix ans disait à M. de Fontenelle, âgé de quatre-vingt-quinze ans : < La mort nous a oubliés – Chut ! > lui répondit M. de Fontenelle, en mettant ledoigt sur sa bouche. » (Chamfort)

Et, terminant les pages de Gautier sur Balzac :« Il y a un proverbe turc qui dit : < Quand la maison est finie, la mort entre >. C’est pour cela

que les sultans ont toujours un palais en construction qu’ils se gardent bien d’achever. La vie sem-ble ne rien vouloir de complet – que le malheur (...).

« Les fameuses dettes étaient enfin payées, l’union rêvée accomplie, le nid pour le bonheurouaté et garni de duvet ; comme s’ils eussent pressenti sa fin prochaine, les envieux de Balzaccommençaient à le louer (...). C’était trop beau ; il ne lui restait plus qu’à mourir. »

P. S. Parmi les mémorialistes choisis par Frédéric Charbonneau pour son anthologie, beau-coup de femmes ; en ces temps, celles-ci, à défaut d’être auteures ou écrivaines, avaient du talent,et du style.

6 La Chronique des Belles Lettres

Philippe Muray Moderne contre moderne.Exorcismes spirituels IV

Hors collection448 p. 2005. 25 e

Friedrich Dedekind Grobianus

Petit cours de muflerie appliquée pour goujats débutants ou confirmés Le miroir des humanistes

Bilingue. Présenté et traduit par T.Vigliano.

240 p. 2006. 23 e

Les Écrivains français racontés par les écrivains

qui les ont connus Hors collection. Anthologie

Choix, notices et préface par Charles Dantzig.

XX-460 p. 1995. 23,63 e

Morbide décadence ; Sodome et Gomorrhe ; Politiquement correct.

Samedi 18 février 1899 : vernissage à la galerie Kleinmann, rue de la Victoire à Paris, de l’ex-position d’aquarelles de Georges Bottini (1874-1907, et fâcheusement oublié) sur le thème : Bals,bars, théâtres, maisons closes.

Ce que l’on y voit ?« C’est le défilé un peu spectral et aguichant des élégances phtisiques, des chloroses fardées

et des pâleurs, et des langueurs d’anémies, l’air de petites bêtes malfaisantes et malades, des peti-tes prostituées de la place Blanche et de la Butte, Bérénice et autres petits calices de fleurs faisan-dées, pleurées par Jean de Tinan et célébrées par Maurice Barrès.

« Ballerines impubères du foyer de la danse, figurantes de Music-Hall, gigotteuses salariées duMoulin Rouge, idoles amoureuses de la Souris et du Hanneton, soupeuses et rôdeuses ; délicates,anguleuses, effarantes et macabres, invraisemblables de minceur avec de larges yeux dévorés deluxure et des grandes bouches saigneuses de fard, c’est (...) le charme sûr, mais frelaté, le ragoûtde piment et d’odeurs d’hôpital, le baiser au picrate et au phénol de la Dame aux Camélias (...)

« Il y a là des insexuées et de fâcheuses androgynes, des bouches de proie et d’agonie, desmorphinées, des éthéromanes et des buveuses d’absinthe, il y a de pauvres petites filles qui n’ontpas mangé de la journée, des pourritures naïves et des ferveurs émaciées de Lesbos, il y a beau-coup de pitié aussi dans tout ce vice, mais il n’y pas de hideur ».

Tout l’univers de Jean Lorrain (Paul Duval dit, 1855-1906), dont on lit, peut-être, encore lesromans (Monsieur de Phocas, La maison Philibert...) brille dans ce compte-rendu extrait de la partla plus négligée, et la plus envoûtante, de son œuvre : ses chroniques, qu’il avait rassembléesdans Poussières de Paris et que Jacques Dupont nous permet aujourd’hui de redécouvrir en unchoix intelligent que nous publions sous ce même titre.

L’univers de Jean Lorrain ? Morbide.Toujours la beauté et le sexe apparaissent marqués de l’empreinte de la mort, tôt présente

dans la lumière de la jeunesse, univers qui se consume dans les drogues (Lorrain : « Je l’ai encoredans le sang, cet éther, (...) le poison qui délivre, le poison immatériel par excellence qui voussouffle dans les poumons le froid vivifiant de la neige et de l’air glacé de la montagne!), s’épa-nouit dans l’ inversion (Lorrain affichait son homosexualité), et dont le destin se révèle par la mai-greur, en un temps où une belle femme devait être grasse et un homme arrivé obèse, ets’entoure, obsessionnellement, de fleurs, iris noirs ou orchidées, fleurs au lourd symbolismesexuel (Proust-Swann et ses catleyas...), dont le parfum enchanteur contient déjà l’odeur de lapourriture.

En ce temps, dans les lettres et les arts, l’alliance d’Eros et Thanatos (que célèbrera plate-ment un Georges Bataille) triomphait en de molles voluptés, lascives et mortifères ; dénoncée parMax Nordau (1848-1923) dans son très influent essai de 1894 Dégénérescence (qui inspirera lesnationaux-socialistes dans leur lutte contre l’art dégénéré – et dire que Nordau fut un pionnier dusionisme...), elle affleure à chaque page des chroniques de Lorrain, dans cette galerie de viveurset d’horizontales, d’aristocrates sauvant de la ruine leur ancestral château en épousant quelquefille de parvenu (Boni de Castellane, à la veille de présenter à ses pairs sa future : « j’espère quel’on en dira : elle est moins laide que nous ne pensions », et appelant sa chambre nuptiale : « lachapelle expiatoire »), de théâtreuses-courtisanes se faisant construire par leur amant à l’orée duparc Monceau une maison de style néo-gothique, ou néo-classique, ou néo-renaissance ; de ceshôtels de cocotte, que je trouve charmants, il en subsiste certains dans mon quartier, c’est d’ail-leurs tout ce qu’il subsiste de cette société, et même du peuple venu au marché aux chiens quedépeint ainsi Lorrain :

« Des femmes en cheveux, corsages avachis de pierreuses ou de ménagères, toute la gammeminable des camisoles et caracots ; du côté des mâles, des vestes courtes d’ouvriers couvreurs oudes jaquettes tachées de marlous, des casquettes à carreaux, des cottes de velours ou des pan-talons du Phare de la Bastille, souliers bains-de-mer ou pantoufles de tapisserie ; silhouettes etrelents sui generis d’« ouverriers » trop beaux pour rien faire et de gourgandines en tablier. Toutcela piaille, se bouscule, se démène et rigole en se hélant d’un coin de trottoir à l’autre avec desvoix traînantes et grasses ».

Monde disparu, des plus humbles aux plus huppés, monde toujours vivant grâce à Lorrain,barde et complice de la folie spirite, de l’art nouveau, de la manie de l’exotisme (les Goncourt etleurs japonaiseries) décuplée par l’Exposition universelle de 1900, de la vulgarité grivoise et del’esthétisme décadent, Lorrain toujours entre le faste et le sordide, son goût des corps, épanouisou malades, ou même cadavres (sa description du spectacle de la Morgue : « l’étal m’est unedéception »...) et soudain, dans ses tableaux, fulgure la pensée, lucide, pertinente – après l’in-ventaire des meurtres et viols d’une nuit de 14 juillet : « il y a de la férocité dans tout être ins-tinctif en joie... férocité qui aboutit à de l’ignoble ou de l’immonde quand cet être est dégradépar la civilisation de grandes villes comme Londres, Paris et Berlin. » ; quant aux rapports entreChinois et Occidentaux, ce qu’il en voit serait utile à bien des spécialistes de l’an 2006.

Jean LorrainPoussières de Paris

Klincksieck. Cadratin.252 p. 2006. 21 e

La Chronique des Belles Lettres 7

19 mai 2006

Les structures sociales évoluent, l’homme ne change pas, mais notre monde ne connaît pasde Jean Lorrain pour le représenter tel qu’il est, non que le talent manque (cf. Philippe Muray,Benoît Duteurtre, François Taillandier, et quelques autres) mais s’est abattue une tyrannie quiinterdit de dire le réel ; elle s’exprime par un tombereau de lois votées par un gang de politiciensqui, à l’instant que j’écris, se dissout dans le ridicule comme fondent sous les flammes, lentementet inexorablement, les personnages de cire de House of Wax (de André de Toth, 1953, et bonremake de Jaume Collet-Serra, 2005), tyrannie nommée politiquement correct et qu’analyse leprofesseur André Lapied dans un essai novateur et incisif La Loi du plus faible, ou généalogie dupolitiquement correct ; renvoyant à la Généalogie de la morale de Nietzsche, ce titre indique la clefutilisée par Lapied pour démonter le mécanisme de la nouvelle oppression, qui enverrait devantdes tribunaux automatiquement répressifs Lorrain pour à peu près chaque mot qu’il utilise, carcoupable de risquer de heurter des sensibilités.

S’appuyant sur un principe du marketing – segmentation et différenciation –, comme ledémontre André Lapied, le PC (utilisons le sigle) a pour particularité de n’être pas une idéologie,contrairement aux socialismes nationaux (Mussolini, Hitler etc.) ou internationaux (Staline, Maoetc.), mais un slogan et une pétition de principe : tout faible a toujours raison, et il n’est faibleque parce qu’il est une victime (ou descendant de victime), victime, selon l’humeur et les circons-tances, de ses gènes, de la société, de bourreaux morts depuis des siècles, de ses goûts (dont ilne saurait être responsable), du marché, du non-respect du principe de précaution, du climat, dela taupinière sur laquelle il se foule la cheville en butant et, surtout, victime d’appartenir à uneminorité.

Aussi le faible doit-il être protégé : il le sera par un arsenal juridique créant des lois spécialesen sa faveur (autrement dit : des privilèges), qui lui accordent automatiquement réparation(contre qui ? c’est variable...) et lui permettent de faire embastiller quiconque émet à son égardle moindre propos critique, dénigrant, ironique ou seulement le désigne par le mot juste (ainsi,finis les sourds et aveugles, et le pédéraste, trop proche du monstre pédophile et devenu gay...).

Une fois affirmé que le faible est le bien et le fort le mal, le PC, qui est déni du réel, est bienincapable de définir objectivement ce qu’est le faible, ni d’ailleurs aucun concept ; il affirme, parun principe d’autorité qui fonctionne d’autant mieux qu’est exclue, au nom de la lutte contrel’exclusion, toute opposition, et qu’au nom de la démocratie, dont le principe est d’imposer laloi de la majorité, c’est la minorité qui désormais l’emporte.

D’où un amalgame d’incohérences et de contradictions qui forment la nature même du PC :la femme, numériquement majoritaire dans l’espèce humaine, acquiert le statut de minorité,ainsi que les musulmans, supérieurs en nombre aux sectateurs de toute autre religion, tandis queprolifèrent les espèces en voie de disparition ; l’affaire se complique par la multiplication inces-sante des groupes privilégiés, d’où de surréalistes conflits entre faibles (mais puissants...), quiencouragent et engraissent un ordinaire racisme rebaptisé communautarisme.

L’une des cibles du PC sont ces vieux auteurs, que les universitaires américains de la Ivy Leaguesont tenus d’appeler « dead white men », tous ces penseurs et écrivains sexistes, européens etmorts, d’Homère à Sénèque, et que je suis si fier de publier ; on les trouve dans le Catalogue dela Collection des Universités de France (gratuit, envoi sur simple demande), leurs crimes sont nom-breux, ils sont coupables d’avoir ignoré que toutes les civilisations se valent, et je les sens promisà un proche autodafé (insidieusement commencé par l’abandon de leur lecture...) pour préser-ver nos contemporains du risque d’une pensée déviante – aussi est-il prudent de se dépêcher deles lire.

Croisement réussi entre le Brave new world d’Huxley et le 1984 d’Orwell, le PC donc pro-tège et réprime ; il le fait en rectifiant le passé (obligeant les journaux, qui obéissent servilement,à truquer d’anciennes photos devenues incorrectes, cf. Auto-hebdo...), en diabolisant les condui-tes à risque (fumer, boire, manger, forniquer, vivre), et dérive en toute insouciance de l’hygié-nisme à l’eugénisme (il y a peu, en France, cinq débiles mentales – je devrais écrire « mentallychallenged », je sais – ont été stérilisées de force ; elles se sont plaintes, ont été déboutées) sousl’impulsion de féroces médecins télévisuels...

Pourquoi les humains acceptent-ils, et veulent-ils, cette tyrannie ? André Lapied nous offreune explication ; à chacun de la discuter, pour l’approuver ou la rejeter, montrant ainsi qu’il estdemeuré un individu, et se veut responsable.

P. S. Un lecteur m’a demandé s’il pouvait, sans risque pour sa liberté, parler des annales de lamairie de Paris ; je le lui ai déconseillé.

8 La Chronique des Belles Lettres

André LapiedLa Loi du plus faible

ou généalogie du politiquement correct

Hors collection.160 p. 2006.13 e

Un bon usurier ; Deux bandits ; Mon corps est à moi.

« À l’étranger tu pourras prêter avec usure, mais tu ne prêteras pas à usure à ton frère. »Cette prescription du Deutéronome (23, 20), rencontrant la prohibition de l’usure (« racine detous les vices » selon une maxime constante) par le droit canon, permit à un certain nombre dejuifs d’exercer l’activité interdite aux chrétiens : le prêt à intérêt (toujours alors désigné par leterme « usure »).

Je vais pour le moment négliger l’histoire économique pour ne relever qu’un fait social :l’usure a toujours été considérée avec hostilité (en partie à cause d’une grosse bourde d’Aristote,qui négligea le facteur temps dans une analyse superficielle mais influente, mais surtout parceque fleurissent les emprunteurs qui aimeraient se dispenser de rembourser) et les usuriers (« prê-teurs ») perpétuellement haïs (cf. dans l’Inde actuelle les attaques contre les loan sharks, ou « prê-teurs requins »).

Les juifs étant par ailleurs coupables d’avoir refusé la parole de Jésus, et de s’obstiner dans cerejet en ne se convertissant pas à la religion nouvelle, nous supposerons qu’un homme qui se trou-vait être juif et exerçait la profession d’usurier était unanimement honni de ses voisins chrétiens.

Surprise ! Lorsque l’usurier juif Bondavin, de Draguignan, fut l’objet, à Marseille en 1317, d’unprocès intenté par un débiteur peu scrupuleux, il put faire comparaître en sa faveur vingt-quatretémoins, tous chrétiens, et de bon statut social, qui attestèrent de son honnêteté, de sa généro-sité et de sa bienveillance.

L’affaire a été découverte, sous la forme d’une cinquantaine de folios d’archives de tribunaux,par l’historien Joseph Shatzmiller, qui passa vingt ans à l’étudier et la situer dans son contexte, etnous a donné la synthèse de ce travail capital dans Shylock revu et corrigé – les juifs, les chrétienset le prêt d’argent dans la société médiévale.

Œuvre exemplaire, et par sa rigueur historique – Shatzmiller examine toutes les dépositionsen les comparant à celles d’autres procès, pour séparer ce qui n’est que formule rhétoriqued’usage (l’accusation de fréquenter les tavernes, de jouer aux dès à en perdre sa chemise...) dufait propre à la cause – et par sa nouveauté : ici se trouvent détruits les habituels lieux communstant sur la position des juifs dans le monde médiéval que sur le commerce de l’argent.

N’en concluons pas que les juifs ne furent pas persécutés, ni victimes de diverses formes d’an-tisémitisme, ni que cessèrent prohibitions et fulminations sur l’usure, (ni qu’il n’y eut pas d’usuriersescrocs...) mais retenons que, quand des documents nous permettent, par une lecture rigoureuse,de voir le réel, celui-ci nous réserve quelques étonnements – autrement dit, et encore une fois, lestextes normatifs (trop souvent nos seules sources...) disent ce qui devrait être, non ce qui est.

Et plus ils sont répétés, plus cela prouve qu’ils n’étaient pas appliqués, ou respectés.L’affaire Bondavin restituée avec brio par Shatzmiller a ainsi le mérite rare de nous montrer

concrètement comment, en un certain temps et un certain lieu, agissait et se comportait ungroupe humain.

Groupe constitué de chrétiens et de juifs se côtoyant en bonne harmonie, groupe respec-tueux de la Loi (celle de Moïse ou celle de l’Église), mais qui savait la contourner au nom d’unenécessité nommée efficience économique.

Je vis dans un pays où le mot « économie » est une sorte de gros mot, comme « caca puant »ou « truie pustuleuse », et où un bas-bleu très mondain connut, selon la prédiction d’AndyWarhol, les cinq minutes de gloire promises à tout un chacun en invectivant l’« horreur écono-mique », ce qui a autant de sens que d’injurier l’« horreur botanique » ou l’« horreur zoologi-que », l’économie n’étant nullement un synonyme de cupidité ou de rapacité, comme on le croitcommunément en ce pays, mais une science (et non une doctrine, et encore moins une idéolo-gie) qui étudie, analyse, mesure les échanges et interactions entre humains et leurs effets, en segardant d’émettre le moindre jugement de valeur (cf. l’œuvre indispensable de von Mises, dontj’ai déjà parlé).

Et c’est dans l’ouvrage d’un économiste que se trouve, en un court chapitre, l’analyse la pluspertinente du prêt à intérêt (lequel met en rapport, comme ne l’a pas vu Aristote, un bien pré-sent et un bien futur, donc deux biens qui ne sont pas identiques...), condition essentielle dudéveloppement de toute production humaine, et dont est ici démontrée l’efficience...

Cet économiste se nomme Philippe Simonnot, son ouvrage est L’Invention de l’État – Écono-mie du droit et pourtant, malgré l’étiquette, et une précieuse première partie intitulée « les outilsde l’économiste » (dont l’ignorance absolue par des esprits aussi brillants que Paul Veyne ouMarcel Mauss nuisent à la portée de leurs réflexions sur l’évergétisme ou le potlatch), qui a legrand mérite d’initier à l’usage de la discipline tant calomniée et si peu étudiée, je considèreessentiellement Simonnot comme un historien des idées, ou un philosophe, au sens desLumières.

Prenant en compte les doctrines, théories, analyses des principaux penseurs dupolitique/économique/juridique, des anciens Grecs à Marx ou Kelsen (et en relevant l’apport àune conception anarchiste de la société dû à Laozi – qui écrit, vers - 500 (?) : « plus il y a d’inter-

La Chronique des Belles Lettres 9

Joseph ShatzmillerShylock revu et corrigé.Les juifs, les chrétiens

et le prêt d’argent dans la société médiévale.

HistoireTraduit de l’anglais par Sylvain Piron336 p. 2000. 29 e

26 mai 2006

Philippe SimonnotL’Invention de l’État.Économie du Droit

Hors collection432 p. 2003. 25 e

dits, plus le peuple est pauvre » – et Zhuangzi (369-286 av. J.-C.) qui affirme : « Le monde n’apas besoin de gouvernement ; en fait, il ne devrait pas être gouverné. »), Simonnot nous mon-tre l’évolution qui conduit de la spoliation désordonnée commise par le bandit itinérant (le pil-lard) à la spoliation organisée institutionnalisée par le bandit stationnaire (roi, gouvernement,État) et ainsi au premier système véritable (et durable...) d’exploitation de l’homme par l’homme.

Étude historique éclairée par un examen attentif des sociétés primitives, leur économie et leurdroit ; dans cette partie, Simonnot est prudent, et je le serai encore plus que lui. De ces sociétéssans écriture, nous ne connaissons que des récits d’explorateurs ou des études d’ethnologues,nous en avons donc une description utilisant nécessairement des concepts inconnus aux grou-pes décrits et même si la totale malhonnêteté d’une Margaret Mead, qui truque le fait pour ser-vir son idéologie, demeure l’exception, il est quasi impossible de les voir et les dire sans lesdéformer au prisme de nos propres connaissances; les spécialistes connaissent cette difficulté, ellen’en reste pas moins insoluble.

Ce qui ne diminue en rien notre fascination pour ces groupes humains, dont nous nous plai-sons à penser que leur observation répondra à toutes nos interrogations sur nos sociétés origi-nelles (et, pour certains, pourrait nous fournir des modèles d’organisation sociale radicalementautre...), et plus nous les contemplons (du moins ce qu’il en reste...) plus nous les faussons –d’autant que l’observé acquiert vite une grande bonne volonté à dire ce que souhaite entendrel’observateur...

Simonnot ne tombe pas dans ce travers somme toute sympathique (après tout, il s’agîtencore de s’enrichir humainement par le contact d’autrui), il se contente de suggérer quelquesleçons raisonnables, certaines iconoclastes, sur la polygamie et l’achat de femmes..., les plus per-tinentes, pour moi, concernant le droit pénal (et l’absurdité inefficace de la prison).

L’Invention de l’État constitue le premier tome de L’économie du droit. Dans le second, LesPersonnes et les choses, Simonnot montre le retour du droit romain dans la société française à par-tir de la Révolution, et comment ses conceptions imprègnent la bio-éthique, le droit du travailou les législations sur l’immigration.

Plus audacieusement, il observe (et sa thèse mérite et une lecture approfondie, et une discus-sion argumentée) qu’il n’y a pas de solution de continuité entre l’esclavage et le salariat, d’oùune ample analyse de ces deux statuts – et l’opportunité, pour le lecteur, de découvrir que cesdeux mots ne désignent pas exactement ce que l’on croit communément, par défaut, dirai-je,de définition univoque, l’émotion ayant, sur ces sujets, balayé la rigueur scientifique...

La personne est-elle une chose ? Si elle ne l’est pas, qu’est-elle – et donc : peut-on êtrepropriétaire de soi si la personne n’est pas une chose, donc objet pouvant être soumis à lapropriété... ?

Question évidemment capitale (et sur laquelle je garde pour moi mes convictions)qu’abordent sous un angle très différent Claire Grignon et Marie Graille, toutes deux docteursen philosophie, dans À qui appartient le corps humain ?, essai qui, sans prendre parti, fait lepoint des conceptions actuelles sur le sujet, conceptions qui peuvent se vêtir d’atours philo-sophiques (« éthiques ») et de diktats juridiques (« lois ») mais qui ont été provoquées par unphénomène très contemporain : l’ultra-médicalisation de la société et certaines « avancées »de la biologie.

L’attitude dominante qui en résulte (malgré des oppositions que mettent en valeur Grignonet Graille) est ce que l’on peut attendre du monde actuel – et me donne envie de vivre sur uneautre planète.

P. S. « Mon corps est à moi ! » était un slogan féministe des années soixante/soixante-dix,aujourd’hui enfoui dans l’immense fosse commune où furent jetées contestations et revendica-tions libertaires...

Faim et fin ; Qui est malade ? ; Qui guérit ?

« Sa bouche est interdite et son corps est sacré » (Renée Vivien)

Sans existence autre que sa seule présence, la mode a pour fonction de différencier et inté-grer dans le même mouvement : me séparer d’une morne masse passéiste et m’affirmer dansune avant-garde éclairée. Dépourvue d’objet propre, et même de nature, autre qu’auto-destruc-trice – elle cherche un succès qui, une fois survenu, doit nécessairement la faire disparaître – ellese manifeste de toute éternité dans la quasi-totalité des productions humaines, du vêtement àl’architecture, en passant par le mobilier, les genres littéraires ou les stratégies guerrières..., pourenfin atteindre, grâce à la modernité, la maladie.

Tuberculose (phtisie), hystérie, asthme furent ainsi des maladies à la mode, ce qui ne signifiepas qu’elles n’existent pas – on construisit des maisons d’abord par nécessité et leur forme futdictée par le climat et la proximité des matériaux disponibles, plus tard seulement, grâce au pro-

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Philippe SimonnotLes Personnes et les choses.

Économie du Droit / 2Hors collection

432 p. 2004. 25 e

Claire Crignon-De Oliveira & Marie Gaille-Nikodimov

À qui appartient le corps humain ?

Médecine & Sciences Humaines304 p. 2004. 17 e

2 juin 2006

grès technique, la forme l’emporta sur la fonction – mais la maison à la mode n’en demeure pasmoins une maison.

L’analogie vaut-elle pour la maladie ? Peut-on dire que, comme pour une maison, la maladieà la mode existe en tant que maladie, indépendamment de la mode qui la montre ? Et d’abord,qu’est-ce que la maladie, que j’ai rangée ici, avec ma désinvolture philosophique revendiquée,dans la catégorie des productions humaines ?

Difficile question, dont l’arrivée soudaine et caressante de notre chatte B., qui réclame de lapâtée en gelée, me distrait ; je vais donc remettre la réponse à plus tard, copieusement nourrirnotre minette d’ailleurs trop grasse mais tant pis, et énoncer cette constatation : bien que femelleet vivant au XXIe siècle, B. ne souffre pas d’anorexie, ce qui la distingue des jeunes humaines occi-dentales soucieuses de mode.

Apparue furtivement à la fin du siècle romantique puis grossissant avec constance au fil d’an-nées qui virent disparaître toute crainte de famine, l’anorexie est désormais bien installée dansles dossiers des magazines féminins, les romans de gare et les thèses universitaires, au détrimentde la musique planante et du hulla-hoop.

Si l’on oublie son étymologie trop vague (« non-appétit/désir », qui renverrait trop facilementà un bouddhisme superficiel), l’anorexie se manifeste par le refus habituel de manger, en un équi-libre délicat : manger moins que sa faim, mais assez pour ne pas mourir.

Chassée du statut de choix individuel (ce qu’était bêtement l’ascétisme) pour accéder à celuide maladie (comme, d’ailleurs, toute conduite humaine un peu excentrique, mais ceci est uneautre histoire), inscrite dans le sous-genre « névrose » mais parfois « pathologie », l’anorexierelève désormais d’une médecine supposée capable de guérison, par des pratiques médicamen-teuses ou magiques (psychanalyse).

« Je suis affamée et sans courbes.Je suis peau et os.Elle a appris sa leçon. » (Eavan Borland, In her own image).

Outre souci pour les parents d’adolescentes tour à tour bouffies et squelettiques et aliment dedébats télévisés, l’anorexie est un ingrédient littéraire, qu’étudie Isabelle Meuret dans L’anorexiecréatrice, essai que j’ai lu avec gourmandise et qui m’a rassasié d’information rare sur le phénomène.

Sur la présence jadis maigre de l’anorexie en Occident lettré, des anciens mystiques à Gideou Kafka, je renvoie au travail d’Isabelle Meuret, pour m’attarder sur ce qu’annonce le titre :l’anorexie produit-elle de la littérature ?

Ni plus ni moins que n’importe quel sujet qu’entreprend de montrer/faire vivre un auteur,mais de même qu’un certain type de sujet fait naître plus aisément un certain type de littérature(les tours du destin : la tragédie ; les quiproquos : le vaudeville...), l’anorexie, qui est effet duconflit d’un humain avec son corps, favorise l’émergence d’œuvres qui exprimeront particulière-ment ce conflit, en le transfigurant, en s’y vautrant, en en étant délicatement imbibées...

Dans son principe, ce conflit est radical : il ne peut se résoudre que par l’abolition du corps(Virginia Woolf ou Sylvia Plath se sont suicidées, Renée Vivien s’est noyée dans l’alcool), l’accepta-tion du corps (en l’occurrence : son propre corps) n’étant pas solution mais abandon/fuite/dépla-cement du conflit.

Et ce n’est pas un hasard si, dans sa quasi-totalité, la littérature anorexique est féminine, et plusspécifiquement féministe : ce n’est pas contre n’importe quel corps qu’est menée la bataille, maiscontre le corps de la femme – ce « cloaque » pour Augustin –, ce corps qui, pour l’autre dominant(le mâle) se réduit à un organe lui-même seule essence de l’être-femelle : tota mulier in utero.

Alors qu’une poignée de féministes se faisaient de cette formule une gloire, et mangeaient,l’anorexique féministe en demeure prisonnière pour la nier en niant son propre corps, au lieud’en dénoncer la réductrice stupidité.

Ce qui pourrait se faire aisément en ripostant avec un totus vir in pene, qu’a récemment illus-tré Michel Houellebecq avec La Possibilité d’une île, roman entièrement écrit avec sa bite, organeau fonctionnement aléatoire, d’où les hauts et bas de l’ouvrage, alternant les chapitres d’uneéblouissante et juste drôlerie avec les passages pathétiquement flasques, qui ont la consistanceromanesque de la flanelle narrée par Stendhal dans Armance.

La malheureuse anorexique littéraire n’a pas la force suffisante pour la répartie ; obsédée parce corps qui réclame une nourriture qu’elle ne veut lui donner, et pataugeant dans une sexualitétortueuse, entre saphisme sans joie et abstinence mal assumée, elle ne voit qu’elle-même, et neraconte et écrit que ce soi haï et souffrant – fermée à autrui, coupée de l’universel, elle ne créequ’une mauvaise littérature nombriliste (mais qui peut être un précieux document), que la modetransforme parfois en succès.

S’il est aisé de cerner la mode ou l’anorexie, la maladie est, pour la raison, un adversaired’une autre envergure : est-elle un état ou un agent, un effet ou une cause ? Peut-on l’énoncerautrement que tautologiquement : la maladie est ce qui fait d’un homme un homme malade ?(Et je n’ai pas écrit « un homme sain », parce qu’il faudrait définir « sain »). Et qu’est-ce qu’unmalade ? Dans le film hindi Shaadi se pahle (de Satish Kaushik, 2006), le héros hypocondriaque

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Isabelle Meuret L’anorexie créatrice

Klincksieck. 50 Questions / 28 208 p. 2006. 13,50 e

se gave sans cesse de médicaments et, du moment qu’il apprend être atteint d’un cancer, se sentparfaitement bien... Un humain qui se sent mal, alors qu’il n’est atteint d’aucune affection réper-toriée, se sent effectivement mal – et est effectivement malade, comme l’anorexique – tandis quele porteur sain d’un virus, mortel pour d’autres, n’est aucunement malade...

Je suis incapable de répondre à ces questions mais j’en ai trouvé un exposé fin et complet dansImaginaires et rationalité des médecines alternatives, ouvrage du philosophe spécialiste de l’imagi-naire Jean-Jacques Wunenburger, dont la lecture a excité mon esprit critique (mon mauvais esprit).

Sur le sens de maladie/santé,et l’ambiguïté de la guérison, je renvoie donc le lecteur au livrede Wunenburger, qui en expose et explore la délicate problématique, pour aborder l’affaire desmédecines dites alternatives (ou « parallèles », « douces », « non-violentes » etc., avec des nuan-ces idéologiques facilement repérables).

Wunenburger traite cette question avec une grande honnêteté ; je ne veux ni le commenterni le paraphraser, et de ce qui suit, je suis seul responsable.

Le partage entre médecine « officielle » et « alternative » n’est pas scientifique : il est politi-que. Car c’est la loi (un texte voté par une poignée de politiciens) qui dit la médecine (et, si l’onaccepte cette prétention, pourquoi refuser à la loi d’écrire l’Histoire ?) et crée une corporation quia le monopole de sa pratique, rejetant dans l’enfer de l’illégalité (ou « crime », mais crime sansvictime) quiconque a le toupet de soigner autrement – de même que c’est une agence gouver-nementale qui décide qu’une quelconque substance est un médicament, ou une drogue (dont lesutilisateurs et marchands seront jetés dans des geôles).

Si même l’on oublie les considérables difficultés épistémologiques (ce que signifient mala-die, santé, guérison...), il est quasiment impossible de comparer l’efficacité des médecines « offi-cielle » et « alternatives », ne serait-ce qu’en raison de l’écart numérique colossal entre lespopulations concernées – la masse des patients recourt (de gré ou de force) à la médecine « offi-cielle », une infime minorité aux « alternatives ».

Le caractère quasi-clandestin de ces dernières (même si, prudents, certains de leurs praticienssont des médecins « officiels » inscrits à l’Ordre institué par une loi de l’honni gouvernement deVichy) en renforce naturellement l’attrait pour un certain nombre d’individus : échappant au car-can législatif, les médecines « alternatives » se parent de toutes les vertus que l’humaine imagi-nation y placera (d’où le titre de Wunenburger, et ses fines analyses) et leurs résultats échappentà toutes les procédures usuelles de vérification.

Nous entrons ici dans un domaine qui exclut le vrai et le faux : l’homéopathie est scientifi-quement une imposture (elle prétend agir sans agent...) mais je connais des humains que son uti-lisation « guérit », et le rationaliste obstiné que je suis a été témoin d’une guérison effectuée parles incantations d’une sorcière berrichonne (la malade était ma mère, qui souffrait à en mourir,et ne souffrit plus).

Nous vivons dans une société ultra-médicalisée – i-e : qui tend à transformer chaque individuen malade et le pousse à se voir comme tel, annihilant le corps comme source de joie – unesociété créatrice donc de malades imaginaires, mais être persuadé d’être malade sans l’être relèveaussi de la maladie, et d’une maladie dont il faut guérir (être soulagé, débarrassé...).

Une équation logique poserait : à maladie imaginaire remède imaginaire, peut-être, mais for-mules, mots, concepts importent peu à l’humain souffrant (je me répète : imaginer que l’on souf-fre est souffrir) qui, après avoir été jeté, avec sa complicité, dans un état de malade réclame à enêtre soustrait, par n’importe quel moyen – et un respect du plus élémentaire droit de l’Hommedevrait lui en laisser le libre choix, au risque d’être guéri par un charlatan.

Pour moi, propriétaire d’un corps qui, à chaque instant écoulé, se dégrade et meurt, j’ai prisle parti d’ignorer absolument médecins et maladie et jusqu’à ce jour, je m’en porte fort bien.

« Mourir Est un art, comme tout le reste Je le fais exceptionnellement bien » (Sylvia Plath, in Lady Lazare)

N. B. J’ai emprunté les citations qui parsèment cette chronique au livre d’Isabelle Meuret :merci.

Maîtres du monde ! ; Des femmes pour le khan ;J’emprunte donc je suis.

Sous mes yeux, une carte du monde. Elle date de l’an 2002, est divisée en six sections, etindique la répartition des commandements militaires américains : USPACOM (Pacifique), USEU-COM (Europe), USSOUTHCOM (Amérique du Sud), USNORTHCOM (idem du Nord, Mexiqueinclus) et USCENTCOM (le Moyen-Orient pétrolier : « commandement central ») ; un petit enca-dré montre que l’Antarctique n’a pas été oublié.

Je peux me tromper, mais je ne crois pas que les gouvernements du Guatemala ou duDanemark, par exemple, aient produit une telle carte pour octroyer à leurs généraux la respon-

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Jean-Jacques WunenburgerImaginaire et rationalité

des médecines alternativesMédecine & Sciences Humaines

288 p. 2006. 19 e

9 juin 2006

sabilité armée de territoires couvrant l’ensemble de la planète et qui, ma foi, sont censés ne pasleur appartenir.

Je crois même que seuls les dirigeants des États-Unis d’Amérique se sont accordés, de leur pro-pre chef, la suzeraineté de la totalité de notre terre (océan compris...) et c’est là la caractéristiqued’un Empire, dont la nature est de régner sur l’ensemble du monde connu, lequel, aujourd’hui,coïncide avec le monde réel, faisant ainsi de l’Empire américain le premier véritable Empire uni-versel de l’Histoire de l’humanité.

« Que nous faut-il pour faire de nous un peuple heureux et prospère ? Un gouvernementsage et frugal, qui retiendra les hommes de se porter tort l’un à l’autre, et pour le reste les lais-sera libres de régler leurs propres efforts d’industrie et de progrès, et n’enlèvera pas de la bou-che du travailleur le pain qu’il a gagné. Voilà le résumé du bon gouvernement, et voilà ce qui estnécessaire pour boucler le cercle de nos félicités. »

Cet idéal est celui qu’exprimait Thomas Jefferson (1743-1826) dans son Discours inaugural desa première présidence des États-Unis d’Amérique, le 4 mars 1801, et, pour ce qui concerne lesaffaires étrangères, il se fixait comme but : « la paix, le commerce, et l’amitié honnête avec tou-tes les nations, des alliances contraignantes avec aucune. »

Certains pourront soutenir que le bombardement de villes exotiques n’est que manifestationprimesautière d’une « amitié honnête » et que l’élection d’un fantoche servile sous la menace despadassins surarmés ne constitue pas une « alliance contraignante », d’autres observateurs y ver-ront l’expression d’une hégémonie qui, pour ne pas dire son nom, ne s’en exerce pas moins avecune vorace brutalité.

Mais trêve de sémantique, le simple bon sens suffit pour voir et dire que les États-Unis sontun Empire, et se conduisent comme tel, d’où cette question : comment la frugale République ins-tituée par les Pères Fondateurs, dont Jefferson, s’est-elle transformée en un insatiable Léviathan,qui exerce avec une redoutable bonne conscience sa tyrannie et sur tous les peuples de la terre,et sur son propre peuple ?

Question que traite en historien et moraliste William Bonner dans L’Empire des dettes, ouvragevirtuose qui, loin des lieux communs sur la vanité fugace des entreprises humaines, nous montre lanaissance et la mort des divers Empires plus ou moins aboutis que subit l’humanité (chinois, inca,centrafricain, mongol, romain, aztèque, français, byzantin, khmer, britannique, sassanide etc.), enétablissant des parallèles toujours pertinents avec la construction inconsciente et tenace del’Empire américain.

Et pourquoi un Empire ? Gengis Khan, qui fut le bâtisseur et le maître du plus vaste Empire jamais établi (avant celui

des États-Unis), apportait une réponse honnête : « Pour un homme, le plus grand bonheur est de pourchasser et vaincre son ennemi, de s’em-

parer de tous ses biens, de faire pleurer et gémir ses épouses, de chevaucher son hongre et d’uti-liser le corps de ses femmes comme vêtement de nuit et comme source de réconfort. »

Woodrow Wilson qui, de l’agression contre le Mexique à la guerre contre l’Allemagne, fut lepremier maître d’œuvre de l’impérialisme américain (et dont William Bonner nous trace un por-trait instructif) était moins précis dans son programme : « Nous nous battrons pour la démocra-tie, pour les droits et les libertés des petites nations, pour (leur) apporter paix et sécurité et fairerégner la liberté sur le monde ».

Contrairement au pillage et au viol, activités bien concrètes, les buts énoncés par Wilson etses successeurs sont des idées susceptibles d’interprétations multiples (pour James Madison, autrePère Fondateur : « les démocraties se sont toujours révélées incompatibles avec la sécurité despersonnes ou les droits de propriété », quant à la « liberté », elle fait l’objet de débats métaphy-siques qui sont loin d’être clos...) et donc des buts impossibles à atteindre, puisque dépourvustant d’existence physique que de définition univoque...

Trahison absolue des principes qui ont fondé la République américaine, l’Empire a d’abordexercé son pouvoir contre son propre peuple (essentiellement depuis le vertueux Lincoln, mais il yeut des tentatives antérieures...), pour le dépouiller en pratique de tous ses Droits inscrits dans saConstitution (il suffit pour cela que la Cour suprême déclare « constitutionnel » ce qui de toute évi-dence ne l’est pas, ou se taise) avant d’entrer dans une guerre permanente contre les autres peu-ples (ou des entités : guerres contre la « drogue », la « terreur », l’« obésité ») qui justifient, àl’intérieur, de nouvelles suppressions de Droits, et, à l’extérieur, l’élaboration, par l’agression ou lamenace, d’un fouillis de liens de vassalité et d’alliances, qui, englobant des millions et millions d’hu-mains aux intérêts divergents, se révèlent vite contradictoires et génèrent de nouveaux conflits – auhasard : le Panama, le Viet-Nam, l’Irak étaient dirigés par des hommes qui étaient, ou avaient été,les alliés de l’Empire lorsque celui-ci décida de les envahir, sous des prétextes grotesques.

Reposant sur le mensonge et la fumisterie, et imbibé de nuisibles bons sentiments, l’Empirea totalement oublié la finalité qui justifiait les disparus empires antérieurs, et qu’il est pourtantsimple de retenir : rapporter, dans son établissement et son maintien, plus d’argent (roubles, ses-terces, louis, dollars...) qu’il ne coûte. En d’autres termes, un Empire se doit d’être une entreprise

La Chronique des Belles Lettres 13

William Bonner& Addison Wiggin

L’Empire des dettes. À l’aubed’une crise économique épique.

Hors collectionTraduction de l’anglais

par Marianne Véron432 p. 2006. 21 e

bénéficiaire qui gagne plus (grâce au tribut pris sur les soumis) qu’elle ne dépense et répartit (iné-galement) ses profits entre ses dirigeants et ses sujets.

Curieusement, l’Empire américain, lui, dépense infiniment plus qu’il ne gagne et n’évite lafaillite honteuse qui frapperait toute autre entreprise que grâce au miracle de l’emprunt.

Avec une frénésie qui établit chaque jour un nouveau record de dettes, dont le montantatteint un niveau tel que l’esprit humain ne peut même plus se le représenter. (Jefferson :« Aucune génération ne peut contracter de dettes supérieures à ce qu’elle peut payer dans lecours de sa propre existence. »)

William Bonner nous montre la naissance et la croissance de cette machine folle et a le talentde nous la faire voir en action, spectacle fascinant qui nous permet de contempler l’objet queson excès même eût du dissimuler.

Il nous explique, point crucial, que ce n’est pas seulement l’Empire (i-e : le gouvernement)qui a cédé à la frénésie du crédit, mais également ses citoyens : ceux-ci, comme leurs dirigeants,dépensent plus qu’ils ne gagnent et continuent allègrement de le faire, en gageant leurs biens(hypothèques immobilières) auxquels prêteurs et emprunteurs s’accordent à donner une valeurvirtuelle sans cesse augmentée – sans qu’aucune réalité ne la valide.

Nulle condamnation ici du crédit destiné à financer un investissement supposé productif, carla dette américaine ne relève pas de cette rubrique : elle ne sert qu’à payer au jour le jour lesdépenses quotidiennes (et à verser, souvent en monnaie de singe, i-e en dollars dévalués commele montre William Bonner, les intérêts de la dette) – télés plasma et smartphones pour les sujets,nouvelles fournées de bombardiers, fonctionnaires et satellites-espions pour leurs maîtres.

Je trouve la chose curieuse : quels que soient les gains de productivité que l’on puisse rêver,il est d’une absolue évidence que jamais la dette américaine ne pourra être remboursée, et pour-tant, il se trouve chaque jour de nouveaux prêteurs pour la faire grossir, et rendre ainsi encoreplus certaine l’insolvabilité de leur débiteur (en droit, c’est là le délit désigné sous le nom de« soutien abusif » qui, tiens, ne s’applique pas aux gouvernements qui l’ont promulgué...).

Délaissant le franc pillage de jadis, l’Empire s’est converti à l’ escroquerie (moins visible par sasophistication, et qui recueille, dans un premier temps, la complicité de victimes appâtées par desespoirs de gain rapide) ; William Bonner la démasque et la dénude ; il ne nous dit pas, ne prétendantêtre devin (et il a trop d’humour pour endosser cet habit), combien de temps encore elle peut durer– mais il nous donne de précieux conseils pour nous éviter d’être ruinés par son inéluctable chute.

Car, égyptien ou mexicain, autrichien ou maurya, les Empires meurent, et nous aimerionssavoir pourquoi, que nous soit apportée une réponse autre qu’un peu utile « tout s’use », ou dumoins, s’il n’existe pas d’autre réponse, qu’il nous soit montré comment ces monumentalesconstructions humaines se sont usées.

Reprenant un sujet largement traité depuis Gibbon, mais disposant d’une plus vaste information,Ramsay MacMullen, qui est sans aucun doute le meilleur historien actuel de la période, nous pro-pose une analyse neuve de l’effondrement de l’empire romain dans Le Déclin de Rome et la corrup-tion du pouvoir (que j’avais cité trop brièvement dans ma première chronique) et nous offre uncomment, à défaut de l’impossible pourquoi (Momigliano : « en dernière analyse, Rome tomba parcequ’elle fut conquise »...). Il examine également avec une grande précision, et sans se départir d’unenécessaire prudence, l’état de chaque province au moment du « déclin » et de la « chute » et nousfait découvrir, à nous, victimes d’une périodisation qui remplace les lentes transitions par d’imaginai-res ruptures, que ce déclin et cette chute furent, en bien des lieux, des temps de prospérité – lesEmpires s’écroulent, et nombreux sont leurs sujets qui n’en remarquent pas la disparition.

P. S. Les citations de Jefferson sont extraites de ses Écrits politiques ; j’en conseille vivement lalecture pour accompagner la synthèse de William Bonner ; elle permet de contempler le gouffrequi sépare les intentions des Fondateurs de la République américaine avec ce que celle-ci estdevenue. (Benjamin Franklin, prémonitoire : « Nous vous léguons donc une République, si vousparvenez à la garder. »)

N. B. Pour qui souhaite se donner le plaisir de lire les analyses quotidiennes de WilliamBonner, fondateur et dirigeant de l’un des premiers groupes mondiaux d’information financière :il les trouvera, en anglais, sur www.dailyreckoning.com, adaptation française sur : www.la-chroni-que-agora.com.

14 La Chronique des Belles Lettres

Ramsay MacMullenLe Déclin de Rome

et la corruption du pouvoirHistoire

Traduit de l’anglais par A. Spiquel et A. Rousselle

464 p. 1991. 38 e

Thomas JeffersonÉcrits politiques

Bibliothèque classique de la Liberté

Traduit de l’américain par Gérard Dréan

Préface de Jean-Philippe Feldman240 p. 2006. 21 e

Démons couronnés ; Muray et les Vandales ; Quel « Arabe » ?

« Lorsqu’elle avait usé de ses trois ouvertures, elle adressait des reproches à la nature, s’ir-ritant que celle-ci n’ait pas percé ses seins de manière un peu plus large, pour qu’elle puisse expé-rimenter par là une nouvelle manière de s’accoupler. »

Et :« Souvent, s’étant rendue à un repas commun avec dix jeune gens ou davantage, tous remar-

quables par leur force physique et qui faisaient métier de faire l’amour, elle couchait avec tousles convives toute la nuit, et lorsque tous abandonnaient la partie, elle allait vers les serviteurs deceux-ci, y en eût-il trente, et s’accouplait avec chacun d’eux. »

Qui est cette sympathique amatrice de gang-bang ? Une émule de Messaline (« Et lassatauiris, necdum satiata recessit », Juvénal...) ? Ou la moderne héroïne de l’un de ces films américainsdits gonzos, qui sont aux tranquilles films érotiques de naguère ce que le décathlon olympiqueest à la gymnastique dominicale d’un notaire retraité et bedonnant ?

Non, cette aimable gourmande n’est pas l’une de nos contemporaines symbole d’une déca-dence morale fustigée par les envieux, mais la très-chrétienne impératrice de Byzance Théodora(née vers 505, couronnée en 527, morte en 548), fille d’un montreur d’ours, sexuellement pré-coce et pragmatique – « Théodora, étant impubère, ne pouvait (...) avoir des relations sexuellescomme une femme, mais elle couchait comme un garçon avec des misérables » – puis actrice etdanseuse (donc « courtisane »...) qui séduisit Justinien (482-565), s’en fit épouser et monta aveclui sur le trône, inaugurant un règne communément décrit comme l’apogée de Byzance.

Règne dont la gloire doit beaucoup aux œuvres de Procope de Césarée (env.500-560), chan-tre officiel de Justinien, ... et auteur des lignes que j’ai citées.

Pour la biographie de Procope, nous ne savons que ce que l’on peut tirer de ses propres livres,et je ne m’aventurerai pas sur le terrain friable des supputations, hypothèses et autres conjectu-res, pour m’en tenir aux faits, bien suffisants pour faire de l’homme Procope l’une des plus atta-chantes énigmes (ou illustration ?) de la nature humaine.

Sorte d’historiographe autorisé de l’Empereur (comme Racine le sera pour Louis XIV), ainsiqu’en témoignent Les Édifices, sur les prodigieuses constructions de Justinien, dont Sainte-Sophie,et le cycle des Guerres, qui narre la reconquête de l’essentiel de l’Empire d’Occident (Italie,Afrique...), Procope fut en même temps l’auteur de la charge la plus violente, la plus impitoya-ble et féroce contre ses maîtres, texte connu sous le nom d’Anekdota (littéralement : « inédits »)et en français : Histoire secrète.

Découverte au début du XVIIe siècle, publiée par Allemani en 1623 comme neuvième volumedes Histoires (!), l’Histoire secrète changea radicalement notre perception du génial conquérant,bâtisseur et législateur nommé Justinien (lire Gibbon...), et souleva des débats qui ne serontjamais clos.

Et m’importent peu, car ce qui me fascine est la personne de Procope rédigeant simultané-ment et les hauts-faits de l’Empereur et Madame, et le récit de leurs crimes dont l’ampleur estproprement sadienne.

Trahisons, meurtres, tortures, pillages, orgies : c’est l’univers des Cent-vingt journées deSodome qu’annoncent les Anekdota (en beaucoup moins ennuyeux, et même : pas ennuyeux dutout), chronique d’un retournement absolu des valeurs fondamentales : Justinien et Théodora,hypocrites radicaux, se parent des habits du Bien pour servir sans relâche le Mal, pour la seulevolupté de le commettre.

Trompeurs, incarnations du Mal..., ces deux caractéristiques du couple impérial doivent nousmettre la puce à l’oreille, et Procope finit par révéler en toutes lettres le secret que nous subodo-rions : Théodora et Justinien ne sont pas des humains, mais des démons, au sens propre, et sousleur apparence, c’est le Diable qui gouverne l’Empire.

Mais le maître-trompeur peut être trompé et, malgré la multitude de ses espions qui s’éten-daient « jusqu’aux plus intimes de mes proches », selon Procope, celui-ci n’hésite pas à écrire –en secret – la vérité, cette vérité qui contredit toute son œuvre publiée...

Nous faut-il alors appliquer à cette dernière la grille de lecture définie par Leo Strauss dans Lapersécution et l’art d’écrire, et accepter que le texte ait pour fin de dire le contraire de ce qui nousest donné à lire ?Mais quel texte est dissimulation ? Celui des Guerres, ou celui des Anekdota ? Lebon sens répond que dans l’œuvre destinée à la postérité, et dont il est conscient qu’elle ne seralue de son vivant, Procope ne ment pas, alors qu’il y est ailleurs contraint, mais nous pouvonségalement croire que pour exercer quelque vengeance posthume il se soit livré aux joies de lacalomnie sous les apparences de la sincérité opprimée...

Pour moi qui tiens que la vérité est une, je rappellerai que le réel est néanmoins vaste etl’être humain multiple et changeant (évidence qu’il est énervant de devoir sans cesse rappelerà de bornés manichéens) ; en exposer les diverses facettes ne soulèvent de contradictionsqu’apparentes, et c’est dans le qualificatif (dont abuse Procope) que se love le faux, non dansle fait.

La Chronique des Belles Lettres 15

ProcopeHistoire secrète

suivi de « Anekdota » par Ernest Renan

Traduit et commenté par P. Maraval.

Préface d’A. Nadaud.La Roue à Livres

XVI-240 p. 1990. 21 e

16 juin 2006

ProcopeLa Guerre contre les Vandales

Traduit et commentépar D. Roques.

Préface de Ph. Muray.La Roue à Livres

XVIII-286 p. 1990. 23 e

Lorsque Gélimer, dernier roi vandale d’Afrique, arriva à Carthage, en 534, pour se rendre àson vainqueur Bélisaire, « il partit, écrit Procope dans La Guerre contre les Vandales, d’un riredénué de toute discrétion et irrépressible. (...) Certains supposèrent qu’il était devenu fou (...) sesamis préférèrent croire qu’il montrait là son intelligence : tous les revirements de fortune, bonsou mauvais, qu’il avait connus le conduisaient à penser que les affaires humaines ne méritaientrien d’autre qu’un grand éclat de rire. »

Sur ce rire s’achève, non les conquêtes de Bélisaire, le plus fameux général de Justinien, dontProcope fut le conseiller, mais la fabuleuse épopée des Vandales, cette peuplade germaine qui,partie du Danemark, traversa la Gaule, triompha en Espagne, en fut chassée par les Ostrogothspour franchir la Méditerranée et établir sa souveraineté sur l’ancienne Afrique romaine.

Contrairement à leur réputation de destructeurs incultes, les Vandales, « de tous les peuplesque nous connaissons, écrit Procope, ont été le plus délicat » ; une fois institué leur royaume, quidura plus d’un siècle, ils ne vécurent que pour les plaisirs de la table et se livrer « avec beaucoupd’assiduité à toutes les activités de l’amour ».

Ces « barbares » ne se transformèrent pas qu’en voluptueux « épicuriens », ils adoptèrentaussi la foi chrétienne, dans sa variété arienne, particularité qui a retenu l’attention de PhilippeMuray dans sa préface des « Guerres » et qui (après une originale analyse de la personnalité deProcope) lui fait soupçonner une continuité entre cette bizarrerie qu’est l’arianisme des Germainset le futur protestantisme allemand – c’est là du meilleur Muray.

Revenons au texte de Procope : si les spécialistes s’attardent à y voir l’influence (réelle) deThucydide, le lecteur profane se contentera d’en savourer les portraits piquants et les tumultueu-ses péripéties ; il y trouvera aussi (et nulle part ailleurs) une description quasi-ethnographique destrois « peuples » qui cohabitaient sur ce même sol : les Berbères (Maures), les Gréco-Romains, lesVandales.

Quelle prodigieuse variété humaine vécut sur cette terre d’Afrique dite jadis « blanche » etaujourd’hui « Maghreb », et très faussement « arabe » !

Berbères (qui ne furent même pas les premiers autochtones), Phéniciens, Italiens, Grecs,Germains, Juifs, Arabes (sans doute moins nombreux, lors de leur invasion, que les Vandales...),Turcs, plus une multitude d’esclaves venus d’Afrique noire et de tout le bassin méditerranéen, ettous faisant souche en se mêlant, tout en professant au fil des siècles, et contre toute vraisem-blance, une fantasmée revendication identitaire à telle ou telle tribu...

Et lorsque les troupes françaises du maréchal de Bourmont envahissent l’actuelle Algérie en1830, ce ne sont pas contre les « Arabes » qu’elles combattent, mais contre les Turcs, ce qui leurvaut, après leur victoire et dans un premier temps, l’alliance des Couloughlis (descendants deTurcs et de « femmes indigènes ») et des Arabes, et un accueil enthousiaste des Juifs (alors poly-games et opprimés par les Turcs...) ; dans un second temps, les Arabes rassemblés par Abd el-Kader se retourneront contre les Français, et en profiteront pour massacrer les Juifs (pour unexamen de l’affaire, lire notre revue Archives Juives, n° 38/2, où l’on trouve de précieux et rareséléments d’information purement historiques), tandis que Maures, Couloughlis et autres « peu-ples » tentent de survivre comme ils peuvent entre les belligérants...

Pour moi, qui ai la conviction que toute affirmation identitaire n’est que manifestation pri-maire d’un instinct raciste (bien ancré chez les hommes...), mon goût de la connaissance histo-rique m’interdit d’admettre l’équation « Africain du Nord = Arabe » (et pourquoi Arabe ? parceque musulman comme un Indonésien ou un Malais ? Parce que parlant une langue aussi éloi-gnée de l’arabe égyptien que l’espagnol de l’italien, pour ne rien dire de celle du Coran ?...), etje pense que cet humain né sur la terre du Maghreb et se dit (ou est dit) « arabe » a plus dechance d’avoir pour ancêtres des Germains ou des Phéniciens ou des Grecs que des cavaliersvenus des sables de Ryad...

Michel Desgranges

P. S. Lorsque, dans un réduit secret, Procope rédigeait le récit des galipettes de Théodora etdes crimes sanglants de Justinien, quel espoir pouvait-il caresser d’être lu ? Qu’y avait-il alorscomme livres à Byzance, et pour quels lecteurs ?

Réponse dans le passionnant ouvrage de Guglielmo Cavallo Lire à Byzance qui nous apprendtout sur la fabrication, la circulation et la réception de l’écrit dans ce qui, jusqu’à la chute en1453, continua de se nommer Empire romain.

16 La Chronique des Belles Lettres

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Guglielmo CavalloLire à Byzance

Séminaires byzantins Traduit de l’italien

par P. Odorico et A. SegondsVIII-168 p. 2006. 23 e

Archives Juives n° 38/2« Juifs du Maghreb

entre Orient et Occident »160 p. 2005. 16,75 e