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17 LA NUIT, le célèbre ouvrage d’Élie Wiesel raconte ce qu’il vécut à Auschwitz, le camp nazi situé en Pologne – qui était à la fois un camp de concentration, un camp de travail forcé et un camp d’extermination – dans lequel il entra, adolescent, en mai 1944. Le récit s’achève en avril 1945, lorsque Wiesel s’examine dans un miroir. Geste insignifiant s’il en est, mais le jeune garçon ne s’était pas regardé dans un miroir depuis sa déportation, plus d’un an auparavant. Il avait été déporté avec sa famille de sa ville natale de Sighet en Hongrie. D’ailleurs, ce qu’aperçut Wiesel n’avait rien d’ordi- naire. « Du fond du miroir, écrivit-il, un cadavre me contemplait. » Bien que théoriquement « libéré » d’Auschwitz, Wiesel ne put jamais se libérer de la catas- trophe qui s’était abattue sur lui et sur son peuple. Lui et les autres res- capés avaient été témoins de tant de violence insensée et de tant de morts vaines dans « le royaume de la nuit » qu’à tout jamais, leur exis- tence comprendrait la mort-vie qu’il avait dû identifier en s’observant dans le miroir. « Le regard dans ses yeux, tandis qu’ils fixaient les miens, ne m’a jamais quitté », écrivit-il. De temps à autre, Élie Wiesel est retourné à Auschwitz. Il l’a fait, avant tout, à titre de témoin, pour les morts et pour les vivants. Mais il y est retourné aussi parce que ses talents d’auteur, l’influence qu’il exerce sur le plan humanitaire et le prix Nobel de la paix qui lui a été décerné en 1986 lui ont conféré des responsabilités de premier plan pour ce qui touche au souvenir de la Shoah, notamment la conservation de ses sites principaux. Au cours de l’été 1979, il a conduit une délégation sur les lieux les plus importants de l’histoire de la Shoah, entre autres, Auschwitz-Birkenau. C’est à Birkenau, principal centre d’ex- termination du grand réseau de camps d’Auschwitz, que plus d’un million de Juifs furent gazés. Les visiteurs accompagnant Wiesel étaient des membres de la Commission du président [des États-Unis] sur la Shoah. Jimmy Carter, à l’époque président amé- ricain, avait chargé cette commis- sion d’étudier les modalités d’un mémorial de la Shoah aux États- Unis. Cette initiative aboutit, en 1993, à l’ouverture à Washington du Musée du mémorial de la Shoah. Au cours de la visite effectuée à Auschwitz dans le cadre de son voyage de 1979, Wiesel lut son poème Listen to the wind (Écoutez le vent). Ce poème exhortait les hommes à écouter – à écouter le vent, les pierres et le ciel – dans un lieu que Wiesel qualifia fort opportunément de « tombe du cœur de l’homme ». Par la suite, en 1979, réfléchissant à son « pèlerinage au royaume de la nuit », pour reprendre le titre de son article publié le 4 novembre par le New York Times, Wiesel évoqua Auschwitz- Birkenau en ces termes : « Le commencement, la fin : toutes les routes du monde, tous les cris de l’humanité, conduisent à cet endroit maudit. » En 1979, E. Wiesel se trouvait avec d’autres survivants à Auschwitz-Birkenau, « l’endroit où nous avons perdu nos familles » ; il Nombreux furent les monarques européens du Moyen-Âge à expulser les Juifs ou à les condamner à mort. En France, Philippe V donne l’ordre de brûler sur le bûcher cette femme juive. PROLOGUE AUX ORIGINES DE LA SHOAH « Le commencement, la fin : toutes les routes du monde, tous les cris de l’humanité, conduisent à cet endroit maudit. Ici, c’est le royaume de la nuit, où la face de Dieu est cachée et où un ciel incandescent devient la tombe d’un peuple disparu. » —Élie Wiesel, « Pèlerinage au royaume de la nuit »

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LA NUIT, lecélèbre ouvrage d’Élie Wieselraconte ce qu’il vécut à Auschwitz,le camp nazi situé en Pologne –qui était à la fois un camp deconcentration, un camp de travailforcé et un camp d’extermination– dans lequel il entra, adolescent,en mai 1944. Le récit s’achève enavril 1945, lorsque Wiesels’examine dans un miroir.Geste insignifiant s’il en est,mais le jeune garçon nes’était pas regardé dans unmiroir depuis sa déportation,plus d’un an auparavant. Ilavait été déporté avec safamille de sa ville natalede Sighet en Hongrie.D’ailleurs, ce qu’aperçutWiesel n’avait rien d’ordi-naire. « Du fond du miroir,écrivit-il, un cadavre mecontemplait. »

Bien que théoriquement« libéré » d’Auschwitz, Wieselne put jamais se libérer de la catas-trophe qui s’était abattue sur lui etsur son peuple. Lui et les autres res-capés avaient été témoins de tant deviolence insensée et de tant demorts vaines dans « le royaume dela nuit » qu’à tout jamais, leur exis-tence comprendrait la mort-vie qu’ilavait dû identifier en s’observantdans le miroir. « Le regard dans sesyeux, tandis qu’ils fixaient les miens,ne m’a jamais quitté », écrivit-il.

De temps à autre, Élie Wieselest retourné à Auschwitz. Il l’afait, avant tout, à titre de témoin,pour les morts et pour les vivants.Mais il y est retourné aussi parceque ses talents d’auteur,l’influence qu’il exerce sur le planhumanitaire et le prix Nobel de lapaix qui lui a été décerné en 1986

lui ont conféré des responsabilitésde premier plan pour ce quitouche au souvenir de la Shoah,notamment la conservation de sessites principaux. Au cours de l’été1979, il a conduit une délégationsur les lieux les plus importants del’histoire de la Shoah, entreautres, Auschwitz-Birkenau. C’està Birkenau, principal centre d’ex-termination du grand réseau decamps d’Auschwitz, que plus d’unmillion de Juifs furent gazés.

Les visiteurs accompagnantWiesel étaient des membres de laCommission du président [desÉtats-Unis] sur la Shoah. JimmyCarter, à l’époque président amé-ricain, avait chargé cette commis-sion d’étudier les modalités d’unmémorial de la Shoah aux États-Unis. Cette initiative aboutit, en

1993, à l’ouverture àWashington du Musée dumémorial de la Shoah. Aucours de la visite effectuée àAuschwitz dans le cadre deson voyage de 1979, Wiesellut son poème Listen to thewind (Écoutez le vent). Cepoème exhortait les hommesà écouter – à écouter le vent,les pierres et le ciel – dansun lieu que Wiesel qualifiafort opportunément de« tombe du cœur del’homme ». Par la suite, en1979, réfléchissant à son« pèlerinage au royaume de

la nuit », pour reprendre le titrede son article publié le 4novembre par le New York Times,Wiesel évoqua Auschwitz-Birkenau en ces termes : « Lecommencement, la fin : toutes lesroutes du monde, tous les cris del’humanité, conduisent à cetendroit maudit. »

En 1979, E. Wiesel se trouvaitavec d’autres survivants àAuschwitz-Birkenau, « l’endroit oùnous avons perdu nos familles » ; il

Nombreux furent les monarques européens duMoyen-Âge à expulser les Juifs ou à les condamnerà mort. En France, Philippe V donne l’ordre debrûler sur le bûcher cette femme juive.

PROLOGUEA U X O R I G I N E S D E L A S H O A H

« Le commencement, la fin :toutes les routes du monde,tous les cris de l’humanité,conduisent à cet endroitmaudit. Ici, c’est le royaumede la nuit, où la face de Dieuest cachée et où un cielincandescent devient la tombed’un peuple disparu. »

—Élie Wiesel, « Pèlerinage auroyaume de la nuit »

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rapporte qu’« il n’y avait pas demots… Il n’y avait rien à dire ».Mais alors, rappelle Wiesel, dans levent d’Auschwitz, on put entendred’antiques paroles, des paroles quirevenaient au commencement :“Shema Israël”… Écoute Israël,l’Éternel est notre Dieu, l’Éternelest Un. ...Ani maamin, je crois de

tout mon cœur en la venue duMessie… Remontant à plusieurssiècles et plusieurs millénaires, cesparoles de la tradition juiveévoquent non seulement lesorigines du peuple juif, mais égale-ment le début des temps et de lacréation. Entendues à Auschwitz,ces paroles interrogent : Comment

se fait-il que Birkenau ait laissé unetelle cicatrice sur la terre et quel’humanité ait affronté les supplicesinterminables de la Shoah ? Cettefin était-elle inscrite dans lecommencement ?

Longtemps après que la dernièrepage de ce livre aura été tournée,ces questions demeureront.Comment pourrait-il en être autre-ment, alors qu’aucun événement nepose un tel défi à la compréhensionhumaine ? Pour saisir le commentet le pourquoi de cet événement, ilest essentiel de procéder à une ana-lyse des années 1933 à 1946 – latranche chronologique majeure dela Chronique de la Shoah.Cependant, de même qu’il estinexact de dire que la Shoah s’estterminée en 1946, il est égalementinsuffisant de la faire débuter en1933.

• Vers 1500 avant l’ère chrétienne :Selon la chronologie biblique, lesHébreux se rendent en Égypte.

• Vers 1250 av. l’ère chrétienne : Moïse,l’Hébreu, reçoit les Dix comman-dements, étape décisive dumonothéisme hébraïque.

• Vers l’an 1000 av. l’ère chrétienne :Règnes des rois Saül, David et Salomon.

Jérusalem devient la capitale duroyaume israélite. Construction duTemple du roi Salomon à Jérusalem.

• Vers 700 av. l’ère chrétienne : Dépor-tation par les Assyriens de dix des douzetribus juives, les dix tribus perdues.

• Vers 600 av. l’ère chrétienne :Conquête de Jérusalem par les Babylo-niens qui détruisent le Temple. Ils exi-

lent de nombreux Juifs à Babylone.Cette diaspora est appelée l’Exil baby-lonien.

• Vers 500 av. l’ère chrétienne : Élabo-ration du concept de Messie, undirigeant politique, militaire, religieuxet moral. • Conquête des Babylonienspar les Perses qui autorisent le retourdes Juifs exilés et la ré-inauguration duTemple.

Pourquoi l’antisémitisme ?En 1879 et 1880, Heinrich von Treitschke, un historien nationaliste

allemand influent publia une série d’articles qui attira l’attention surune phrase désastreuse : Die Juden sind unser Unglück (« Les Juifssont notre malheur »). Ce slogan allait par la suite être inscrit sur lesbannières du parti nazi lors de ses grands rassemblements. Peu avantla parution de l’essai de Treitschke, un autre auteur allemand, le jour-naliste antijuif Wilhelm Marr, avait forgé le terme antisémitisme. Maison peut dire que ce que désigne ce terme – la discrimination et lahaine des Juifs – est la haine la plus tenace du monde.

En l’an 70 de l’ère chrétienne, les Romains sous la direction deTitus, affamèrent et/ou massacrèrent au moins 600 000 Juifs à Jéru-salem. Les premiers théologiens chrétiens affirmèrent que les Juifsavaient eux-mêmes déclenché ce massacre en ayant rejeté la mes-sianité de Jésus. Par la suite, la violence se déchaîna contre les Juifsdurant des siècles. Les Juifs furent expulsés d’Angleterre en 1290, deFrance en 1306 et d’Espagne en 1492.

La tolérance religieuse et les droits civiques s’étant développés enEurope aux XVIIIe et XIXe siècle, les Juifs devinrent des citoyens égauxen droit. Ces tendances libérales, cependant, n’éradiquèrent pas lahaine des Juifs. À la fin des années 1800, par exemple, des pogroms anti-juifs éclatèrent en Russie et en Pologne, faisant des milliers de victimes.

Au cours des siècles, l’antisémitisme emprunta des formes reli-gieuses, politiques, économiques, sociales et raciales diverses, maistoujours voisines. Les Juifs furent victimes de discriminations, haïs etmassacrés, parce que les non-Juifs animés de préjugés estimaientqu’ils appartenaient à la mauvaise religion, n’étaient pas aptes àdevenir citoyens, pratiquaient les affaires malhonnêtement, ne secomportaient pas comme il faut ou possédaient des caractéristiquesraciales inférieures. Ces formes d’antisémitisme, notamment laforme raciale, jouèrent toutes un rôle clé dans la Shoah. Sans l’anti-sémitisme, la Shoah n’aurait pas pu avoir lieu.

La foi religieuse et une subtile perception du monde avant la Shoahont contribué à soutenir l’écrivain ÉlieWiesel, survivant de la Shoah.

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L’impact exercé par la Shoahpersiste. En ce sens, le passédemeure présent. En outre, pourtout ce qui a trait à la Shoah, laprésence du passé sollicite laconscience. Comprendre la Shoahimplique un retour aux originesdu peuple juif et à celles de l’Étatallemand moderne. Ce quiconduit à examiner la discrimina-tion antijuive enracinée dans lechristianisme, ainsi que les stéréo-types raciaux présents avantl’émergence du national-socialisme.

Au fur et à mesure qu’onavance dans le XXIe siècle, laShoah recule dans le passé.Événement d’un siècle antérieur,elle nous apparaît de plus en pluslointaine. Rien cependant nepourrait être plus éloigné de lavérité. Le génocide s’est produit ;il jette une ombre sur la terre. Legénocide a fait qu’aucune ténèbren’est inconcevable, aucune

destruction inimaginable,aucune dévastationimpossible. La purifica-tion ethnique au Kosovoet les génocides perpé-trés en Bosnie et auRwanda après la Shoahen témoignent. Ce n’estque si l’alerte donnéepar la Shoah est prise encompte et ne tombepas dans l’oubli que lecri « plus jamais ! » nesera pas tourné en déri-

sion par un retentissant « encoreet encore ! » C’est en commençantpar le commencement que l’avertis-sement peut être pris en compte.En premier lieu, prêtons attentionaux lunettes brisées qui apparte-naient à un journaliste allemandnommé Fritz Gerlich.

Les lunettes de Fritz GerlichNé en 1883, Fritz Gerlich gran-

dit à Munich où il fit des étudesde science et d’histoire à l’univer-sité de cette ville, rédigeant unethèse sur un empereurgermanique du Moyen-Âge pourobtenir son doctorat. Handicapépar sa vue – il dut porter leslunettes à monture d’acier qui lerendirent célèbre – Gerlich neput servir dans l’armée allemandependant la Première Guerre mon-diale. Il travailla alors aux archivesnationales tout en étant de plus enplus attiré par le journalisme poli-tique.

Ardent défenseur dunationalisme allemand après ladéfaite de son pays en 1918,Gerlich devint rapidement lerédacteur en chef du MünchenerNeueste Nachrichten, l’un des jour-naux les plus conservateurs de laville. Au début des années 1920,Gerlich était un personnage impor-tant du mouvement nationaliste del’Allemagne d’après-guerre. Auprintemps 1923, il reçut la visited’un homme controversé, de sixans son cadet, qui dirigeait le Partinational socialiste des ouvriers alle-mands, affilié à droite. Cet hommeétait Adolf Hitler.

La visite d’Hitler à Gerlich en1923 eut lieu à une époque troublée.

• Vers les IVe-IIe siècles av. l’ère chré-tienne : Les Grecs tentent de détruirele judaïsme et d’imposer aux Juifs laculture et la religion hellénistiques. LesJuifs résistent. (Les Juifs célèbrent tou-jours ces événements dans la fête deHanouccah).

• Vers le IIIe siècle av. l’èrechrétienne : Le Pentateuque (les cinqpremiers livres de la Bible juive) est tra-

duit en grec. Cette version est connuesous le nom de Bible des Septante.

• Vers 140 av. l’ère chrétienne : LaJudée et Rome sont alliées.

• 63 av. l’ère chrétienne : Pompée, l’undes triumvirs de Rome, conquiert laJudée.

• Vers 4 avt-30 après l’ère chrétienne :

C’est à peu près la durée de la vie deJésus de Nazareth. Ponce Pilate, le gou-verneur romain de Judée, ordonne l’exé-cution de Jésus auquel s’étaient opposésdes dirigeants juifs. Facteur de complica-tion, à cette époque, nombreux étaientles Juifs qui appartenaient à différentessectes du judaïsme : les Sadducéensconstituaient un aristocratique groupesacerdotal qui coopérait avec les autori-tés romaines pour maintenir le statu quo ;

Des rescapés d’Auschwitz retournent dans lecamp en avril 1965, 20 ans après sa libérationpar les Russes.

Bien qu’affilié politiquement à ladroite, le rédacteur en chef du jour-nal de Munich Fritz Gerlich détes-tait Hitler. Il demeura inébranlabledans son opinion pendant la mon-tée au pouvoir d’Hitler, ce qui finitpar lui coûter la vie.

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Grevée par l’énorme dettecontractée pour financer laPremière Guerre mondiale, et enproie à une inflation galopante, larépublique de Weimar (nomdonné au régime parlementairede l’Allemagne de 1919 à 1933)était en butte aux pressions et auxtensions. Pour saisir ce qui allaitse passer entre Gerlich et Hitler,il importe de présenter plus endétail quelques raisons de ladétresse de l’Allemagne à cetteépoque.

À la fin de la Première Guerremondiale, la défaite de l’Allemagnefut officialisée par l’Armistice signéle 11 novembre 1918. Sept moisplus tard, le 28 juin 1919, le traitéde Versailles, qui posait lesconditions de la paix, fut signé àParis. Ce traité déclaraitl’Allemagne coupable d’avoirdéclenché la guerre et imposait auxAllemands le paiement desdommages subis par les Alliés. Une

commission des réparations devaiten déterminer le montant. L’accordconclu ultérieurement à Londresen mai 1921 fixa les réparations deguerre de l’Allemagne à 131milliards de marks-or (environ 31milliards de dol-lars au taux dechange del’époque). Ladette devait êtreremboursée sur37 ans avec unintérêt de 6%.Les paiementsannuelss’élevaient à deuxmilliards demarks-or plus26% des exporta-tions allemandes. Estimés àenviron 7% du revenu national del’Allemagne, les paiements annuelsfurent considérés par l’économistebritannique John Maynard Keynescomme trois fois supérieurs à ce

que le pays pou-vait fournir. Cettecharge financièresuscita unprofond ressenti-ment exploité àfond par Hitler etson parti nazi.

Dès le début,l’Allemagne ren-contra desdifficultés àrespecter l’éche-lonnement desréparations. Dès

la fin de 1921, par exemple, le gou-vernement déclara qu’il ne pourraithonorer les paiements de janvier etfévrier 1922. L’Allemagne réclamaà plusieurs reprises un moratoire,mais la France en particulier, consi-

déra le défaut de paiement commeune occasion d’affaiblir encore l’Al-lemagne en réoccupant la Ruhr,une région rhénane revêtant uneimportance industrielle etstratégique pour le redressementde l’Allemagne après la guerre. Le11 janvier 1923, prenant prétexted’une insuffisance des livraisonsallemandes de bois et de charbon,le premier ministre françaisRaymond Poincaré envoya destroupes dans cette région de l’Alle-magne pour superviser les intérêtsfrançais.

Incapable d’opposer une résis-tance militaire à l’occupation fran-çaise renforcée par des forcesbelges, les Allemands réagirentpar une résistance passive. Enreprésailles, les Français procédè-

les Pharisiens se consacraient aux tradi-tions des lois de Moïse et cherchaient àfaire régner la pureté religieuse au seindu peuple choisi par Dieu ; les Esséniensvivaient à l’écart de la société, en assem-blées quasi-monastiques ; les Zélotes mili-taient en faveur de la liberté politique dela Judée, alors soumise à la dominationromaine ; quant aux premiers chrétiens,ils croyaient que Jésus était le Messieannoncé

• Ier siècle de l’ère chrétienne : Envi-ron cinq millions de Juifs vivent horsd’Eretz Israël, dont 80% dans l’Empireromain.

• An 70 : Après une révolte juive, legénéral Titus et l’armée romaine assiè-gent Jérusalem, prenant au piège lapopulation de la ville. Les Juifs qui ten-tent de s’échapper sont massacrés. Lesautres subissent un siège de plusieurs

mois avant d’être attaqués par l’armée.Au moins 600 000 Juifs périssent dansles combats ou meurent de faim. LesRomains détruisent le DeuxièmeTemple. Nombre de théologiens chré-tiens diront que les Juifs suscitent leurpropre destruction en refusant dereconnaître Jésus comme leur Messie.

À leur retour de la Grande Guerre, les soldats alle-mands découvrirent que leurs perspectives étaient limi-tées. Nombre d’entre eux finirent par faire la queuedevant les bureaux d’aide sociale.

Contrairement au Blitzkrieg nazi motorisé lancé enFrance 17 ans plus tard, en 1923, les soldats françaisoccupèrent la Ruhr à bicyclette.

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rent à des arrestations, des incar-cérations, des expulsions, voiredes exécutions. Durant l’été 1923,la débâcle économique allemandes’aggrava et les forces françaisesd’occupation dans la Ruhr furentportées à 100 000 hommes, soitl’équivalent de l’effectif total del’armée allemande autorisé par letraité de Versailles. Ces mesuresulcérèrent les Allemands, notam-ment ceux qui, à l’instar d’Hitler,estimaient à tort que la défaite del’Allemagne et en particulier letraité de Versailles s’expliquaientpar un Dolchstoss (« coup de poi-gnard dans le dos ») infligé au seinmême de l’Allemagne par destraîtres juifs et leurscollaborateurs de gauche.

En 1923, l’Allemagne subit unespirale inflationniste commeaucune nation industrialisée n’enavait connu. Le financement de laguerre avait reposé moins sur lapression fiscale que sur lesemprunts et les titres alorsremboursés par la politique déjàinflationniste du gouvernementconsistant à augmenter la massemonétaire en circulation. Dès sonimpression, le papier-monnaieétait déprécié.

Malheureusement, lesproblèmes affectant l’économieallemande dépassèrent de loin lesdettes accumulées pendant laguerre ou les demandes de répara-tions qui portaient la défaite à uncoût extrêmement élevé. Laguerre avait porté atteinte au

potentiel industriel del’Allemagne. Son stockde matières premièreset de marchandises avaitconsidérablement dimi-nué. La reconversiond’une économie deguerre en une économiede paix était alors fortcoûteuse, le taux de chô-mage aggravant encoreles difficultés. Ceproblème, à son tour, n’était guèrefacilité par l’entretien enAllemagne de 660 000 soldats en

• 313 : L’empereur romain Constantinpublie un décret de tolérance de toutesles religions, y compris le christianisme.

• IVe siècle : Les Juifs sont victimes dediscriminations dans l’Empire romainchristianisé.

• IVe-VIe siècles : De nombreuxconciles de l’Église et des dizaines delois romaines attaquent le judaïsme et

les Juifs, interdisant par exemple lemariage entre chrétiens et Juifs.• IVe-VIe siècles : Les chrétienscommencent à accuser les Juifs d’êtreles « meurtriers du Christ » en compli-cité avec le diable.

• Vers 500-1000 : Au début du Moyen-Âge, les Juifs européens, exerçant géné-ralement la profession de marchands,subissent des persécutions intermittentes.

• 1096-1099 : Les premiers croiséschrétiens massacrent des Juifs enEurope et s’emparent de Jérusalem

• XIe-XIIIe siècles : À plusieursreprises, les croisades comprennent desmassacres de Juifs. Plusieurs millierssont assassinés et des synagogues et desmaisons sont pillées.

Le traité de VersaillesLa signature du traité de paix de Versailles en juin 1919 offi-

cialisa la fin de la guerre entre l’Allemagne et les anciennes puis-sances de l’Entente. Entièrement rédigé par les vainqueurs, cetraité fut exécré par quasiment tous les Allemands.

Le traité stipulait l’abandon par l’Allemagne des territoiresd’Alsace-Lorraine, Posnanie, Prusse occidentale et Haute Silésie,ainsi que de ses possessions coloniales en Afrique. L’Allemagneperdit en outre le contrôle de ses mines de charbons de la Sarre.Les clauses militaires du traité retiraient les troupes allemandesde la Rhénanie, démantelaient la marine de l’Allemagne et limi-taient son armée à 100 000 hommes. Des réparations d’un mon-tant de 132 milliards de marks-or (environ 31 milliards dedollars) étaient également exigées.

L’élément le plus accablant du traité était l’infamante « clausede culpabilité ». En vertu de l’article 231, l’Allemagne devaitendosser la responsabilité pleine et entière de la guerre ; cetteexigence ulcérait même les Allemands modérés qui reconnais-saient l’obligation pour l’Allemagne de verser des réparations.

Accablée par le fardeau de la défaite et affaiblie par le traitéde Versailles, la république de Weimar, gouvernement de l’Alle-magne d’après-guerre, fut accusée par ses détracteurs d’avoirpoignardé le pays dans le dos. L’appel à abroger le traité fut l’élé-ment le plus marquant du programme politique des nazis avantleur arrivée au pouvoir en 1933.

Cette affiche représentant un bébéen train de hurler traduit la fureur desAllemands à l’idée que ceux qui sontnés après la guerre passeraient leurvie entière à payer les réparations.

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• XIe-XVe siècles : Les Juifs duMoyen-Âge subissent une importantedégradation de leur statut enEurope. Ils sont considérés commedes agents du diable ; les plus grandspécheurs d’Europe ; des usuriersrapaces ; des assassins d’enfants chré-tiens (accusation de crime rituel) ;des buveurs de sang chrétien (calom-nie) ; des conspirateurs cherchant àdétruire la chrétienté

(empoisonneurs de puits) ; et d’éter-nels ennemis de Jésus-Christ (profa-nateurs d’hosties). Ces fréquentesdiffamations formulées à l’encontredes Juifs ne sont nullement corrobo-rées par les faits. Des communautésjuives tout entières n’en sont pasmoins massacrées par suite de l’ani-mosité qui inspirait ces accusations.

• 1171 : Dans la ville de Blois, situéeau sud-ouest de Paris, des Juifs sontaccusés injustement d’avoir perpétréun meurtre rituel (assassinat d’unenfant chrétien) et d’avoir utilisé lesang de l’enfant à des fins rituelles.Les Juifs adultes de la ville sont arrê-tés et la plupart sont exécutés aprèsavoir refusé de se convertir. 31 ou 32Juifs sont tués. Les enfants juifs sontbaptisés de force.

En Allemagne, en 1923, untravailleur ordinaire rapportaitchez lui son salaire hebdoma-daire dans une brouette. Lesménagères utilisaient la monnaiedépréciée du gouvernementpour allumer le feu. Une brasséede billets de banque permettaitd’acheter une miche de pain. Cesincohérences illustraient lesrésultats les plus apparents del’inflation qui réduisit à néant leséconomies des particuliers etparalysa le gouvernement de l’Al-lemagne de Weimar dans l’entre-deux guerres, avant Hitler.

Dès ses débuts en 1919, laRépublique démocratique deWeimar fut confrontée à degraves problèmes économiques,en premier lieu les importantsversements des réparations exi-gées par les puissances de l’En-tente après la Grande Guerre de1914-1918 et détaillées dans letraité de Versailles. Les spécula-teurs allemands s’étant fabuleu-sement enrichis en profitant del’infortune des classes moyennes,ceux qui s’étaient ruinés devin-rent plus réceptifs au discoursdes extrémistes de droite quiaccusaient le gouvernement deWeimar et souvent les Juifs detous les maux de la nation.

Bien que l’inflation ait cesséen 1924, le redressement alle-mand demeurait fragile. Lekrach boursier de New York enoctobre 1929 déclencha une criseéconomique internationale quiravagea l’Allemagne. Les faillites

et le chômage atteignirent desniveaux sans précédent. Un débatau Reichstag aboutissait pratique-ment à paralyser le processus dedécision politique de l’Alle-magne.

Durant toutes ces années,Adolf Hitler menait campagneinlassablement, prônant l’abroga-tion du traité de Versailles et larestauration de la fierté et de laprospérité de l’Allemagne. C’estun électorat désorienté quiréagit. Lors des élections de1930, le NSDAP opéra une per-cée politique spectaculaire, rem-portant 18,3% des suffrages etobtenant 107 sièges (contre 12précédemment). Il devint ledeuxième parti du parlement.

La rhétorique nazie encoura-geait les classes moyennes à sesouvenir de l’effroyable inflationde 1923 et à protester contre letraité de Versailles. Les nazis ren-

daient responsables de la situa-tion calamiteuse de l’Allemagneles « criminels de novembre »(allusion aux socio-démocratesjugés responsables de l’accable-ment de l’Allemagne en 1919),les marxistes, les profiteurs éco-nomiques et les Juifs prétendu-ment derrière tout cela.

Les vociférations au parlementtrouvèrent un écho de plus enplus violent dans les rues alle-mandes où des batailles rangéesse livraient entre clans politiquesrivaux. Des bandes de jeunesnazis prenaient plaisir à affronterles socio-démocrates et autresopposants politiques. L’été 1932fut particulièrement sanglant,lorsque les sections d’assaut nazisrespectèrent leurs promesses de« fracasser des crânes » et de« démolir cette foutue républiquejuive ». En juin, dans le seul Étatde Prusse, près de 500 accro-chages firent plus de 80 morts.

La crise économique s’aggra-vant, les énergiques efforts depropagande nazie portèrentleurs fruits. Les élections dejuillet 1932 donnèrent aux nazisun score stupéfiant de 37% dessuffrages. Avec 230 membres auReichstag, ils devinrent désor-mais le principal parti politiqued’Allemagne. Enhardi par ce suc-cès aux urnes et par l’évidenteapprobation par l’opinionpublique de ses grandioses planséconomiques, Hitler redoubla sesexigences d’être nommé chance-lier.

Désastre économique

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1920. Pour respecter les clausesdu traité de Versailles, 560 000d’entre eux devraient être démobi-lisés, puis, tant bien que mal, inté-grés dans la main-d’œuvreallemande. Cet objectif pouvaitdifficilement être atteint dans uneéconomie dont l’instabilitéinflationniste détruisaitrapidement la confiance dans legouvernement.

Au début des années 1920, undollar valait 100 marks. En janvier1923, le mark chuta, le dollar envalant désormais 18 000. L’hyper-inflation avait remplacé l’inflation.Plus tard au cours de l’année, le

taux de change monta en flèche etun dollar valut 4,2 milliards demarks. Avant que la spirale ne soitmaîtrisée vers la fin de l’année1923, l’hyper-inflation avait ruinédes millions d’Allemands moyensqui vivaient de leurs salaires, derevenus fixes ou d’épargnessoigneusement accumulées à desépoques meilleures. Au point cul-minant de l’inflation, un litre delait ou une miche de pain pouvaitcoûter des milliards de marks. Lesprix changeaient tous les jours etaussi pendant la journée. De l’ar-gent possédé le matin avait perdutoute valeur à la tombée de lanuit.

L’hyper-inflation bénéficia àcertains spéculateurs quiobtinrent d’énormes prêtsbancaires, les utilisèrent pouracheter des affaires ou des biens,puis furent à même de rembour-ser leurs prêts en monnaiedévaluée. La plupart desAllemands, cependant, se retrou-vèrent dans une grave détresseéconomique, car il arrivaitfréquemment qu’ils reçoivent unavis de leurs banques indiquantque leurs dépôts avaient perdutoute valeur.

Haut lieu des mouvementsnationalistes de l’Allemagned’après-guerre, la Bavière – etnotamment sa ville principaleMunich – non seulement fut affec-tée par l’instabilité économique en1923, mais c’est de là égalementque partirent des opérations desti-

nées à rétablir l’ordre par desmoyens révolutionnaires. Ces pro-jets aboutirent vraisemblablementà la rencontre entre Hitler et FritzGerlich, l’homme aux lunettes.Gerlich n’était pas nazi, mais lesdeux hommes avaient des intérêtscommuns et ils auraient pu deveniralliés. Or, c’est le contraire qui seproduisit. Gerlich devint enAllemagne l’un des opposantsd’Hitler et des nazis les plustenaces et les plus résolus. L’originede cette exécration vouée à d’Hitlerest loin d’être claire, mais les assu-rances qu’Hitler avait données àGerlich au printemps et qu’il avaitviolées à l’automne 1923 jouèrentprobablement un rôle.

Comme le montre RonRosenbaum dans son livre PourquoiHitler ? Enquête sur l’origine du mal,(JC Lattès, 1998), Gerlich soutenaitles aspirations politiques de Gustavvon Kahr, le gouverneur nationalistede droite de la Bavière. Hitler avaitpeut-être promis à Gerlich que luiaussi soutiendrait Kahr et ne recour-rait pas à des méthodes illégales pourpromouvoir le programme nazi. Par

• 1215 : Le quatrième concile deLatran décrète que les Juifs doiventêtre distingués des autres par leurvêtement, afin d’éviter les relationsentres Juifs et chrétiens. Les Juifssont parfois contraints de porter uninsigne, parfois un chapeau pointu.• La papauté protège parfois lesJuifs, mais précise, urbi et orbi, queles Juifs sont des apatrides dont la

présence même en Chrétientédépend du bon vouloir de l’Église.

• 1290 : Expulsion des Juifs d’Angle-terre. L’hostilité envers les Juifs per-sistera dans les Îles britanniquespendant les 350 années suivants, endépit de l’absence des Juifs jusqu’aumilieu de XVIIe siècle.

• 1306 : Philippe IV expulse tous lesJuifs de France, leurs biens étant ven-dus aux enchères. Environ 125 000Juifs sont contraints de partir.

• Début du XIVe siècle : DesTsiganes s’établissent dans le sud-estde l’Europe.

Alors que l’inflation augmentait, legouvernement de Weimar continua àimprimer encore plus d’argent. À lafin de 1923, un billet de dix milliardsde marks comme celui-ci ne permettaitpratiquement de rien acheter.

Cette affiche électorale de 1924exhorte les Allemands à voter pour leParti nationaliste du peuple allemand(DNVP) et contre les « traîtres »démocrates et socialistes.

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la suite, Gerlich fut témoin du putschde la brasserie de Munich des 8 et 9novembre 1923, au cours duquel Hit-ler tenta imprudemment de prendrele contrôle de l’État bavarois. Le coupd’État commença dans la soirée du 8novembre lorsque Hitler et d’autresdirigeants du parti naziinterrompirent un meetingpatriotique à la Bürgerbraükeller oùKahr était l’orateur principal. Les sec-tions d’assaut nazies encerclant lebâtiment, Hitler mit Kahr en étatd’arrestation et lui extorqua son sou-tien sous la menace d’un revolver.

Une fois débarrassé des menaces,Kahr renia le soutien qui lui avaitété arraché. Il ordonna égalementaux forces de police bavaroises de setenir prêtes à midi, le 9 novembre.Dans l’après-midi, Hitler et d’autreschefs nazis – notamment le général

Erich Ludendorff, un héros deguerre allemand, et HermannGöring, pilote de chasse qui allaitdevenir un personnage central dansle IIIe Reich – se dirigèrent versl’Odeonplatz au centre de Munichavec quelque 2 000 partisans.

Bloquant la route aux nazis, lapolice ouvrit le feu. Seizenazis et quatre membres de lapolice furent tués. Hitler etGöring furent blessés. Lecoup d’État échoua, mais loinde l’oublier, les nazis firent dece premier soulèvement révo-lutionnaire un élément essen-tiel de l’identité de leur parti.Les nazis tombés devinrentdes martyrs. Ceux qui enréchappèrent devinrent deshéros particulièrement hono-rés parmi les Alte Kämpfer(anciens combattants), lesnazis membres du parti avantl’accession au pouvoird’Hitler, le 30 janvier 1933.

Hitler fut arrêté deux joursaprès l’échec du coup d’état etjugé pour trahison trois mois plustard. Le tribunal cependant ne semontra pas particulièrementinquiet de la tentative d’Hitler derenverser le gouvernement.Condamné à cinq ans dedétention dans la prison de Land-sberg, Hitler fut libéré neuf moisplus tard, en décembre 1924. Ilavait mis à profit la souplesse desconditions de détention pourcommencer à écrire l’un des livresles plus influents du XXe siècle,Mein Kampf (Mon combat), quifut publié en 1925. En 1933, MeinKampf s’était vendu à plus d’unmillion d’exemplaires. Le 500etirage eu lieu en 1939 et, en 1945,dix millions d’exemplaires avaientdéjà été vendus. Les droitsd’auteurs firent d’Hitler unhomme riche.

En 1933, Fritz Gerlich fut, pourHitler et les nazis, un homme àabattre. Pendant une décennie, iln’avait ni oublié ni pardonné à Hit-ler de n’avoir pas respecté ses enga-gements. Gerlich conserva toujoursl’opinion qu’il s’était faite en 1923 : àsavoir que la duperie, la traîtrise etla violence implacable formaient lefond du caractère d’Hitler. Gerlichdécida d’user au mieux de soninfluence et de ses compétences dejournaliste pour démasquer Hitlerpar tous les moyens.

Dans les années 1920 et audébut des années 1930, Gerlichn’était pas le seul journaliste alle-

• 1348-1349 : La Peste noire (pestebubonique) ravage l’Europe, tuantsans discrimination. Les Juifs sontlivrés comme boucs émissaires à lapopulation en quête d’uneexplication à ce terrible fléau. ÀFrancfort et Worms en Allemagne, etailleurs, des Juifs sont massacrés etleurs communautés détruites.

• XVe siècle : Des Tsiganes s’établis-sent en Europe occidentale.

• 1490 : L’Inquisition espagnoleaccuse les Juifs et les conversos (Juifsconvertis) de comploter contre leschrétiens. Chacun des groupes estaccusé de profaner l’hostie. Entre1480 et 1520, de 2 à 4 000 marranes(Juifs convertis) sont condamnés

comme hérétiques et crypto-Juifs.

• 1492 : Expulsion des Juifsd’Espagne.

• 1516 : Le quartier juif de Venise estappelé Geto Nuovo (nouvelle fonde-rie). Le mot ghetto dérivera plus tarddu « geto ».

Gustav von Kahr, le chef du gou-vernement nationaliste de Bavière,réprime la tentative de coup d’Étatà Munich en 1923.

Frustrés par le chômage prolongé, les tra-vailleurs allemands déclenchent une émeuteà Berlin, en octobre 1923. La policeréprime l’émeute et embarque les manifes-tants en prison.

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mand à s’opposer à Hitler et auparti nazi. Avant même que Ger-lich n’utilise sa plume contre Hit-ler, un groupe en grande partieoublié aujourd’hui (fortinjustement) composé derédacteurs en chefs et de journa-listes du Munich Post – entreautres Martin Gruber, ErhardAuer, Edmund Goldschagg etJulius Zerfass – utilisa uneastucieuse combinaison dejournalisme d’investigation et depresse à sensation pour présenterles nazis comme des voyous assas-sins exerçant le chantage et multi-pliant les scandales, que rienn’arrêterait pour mettre enpratique leur politique raciste etantisémite. Ce furent fort proba-blement les premières voixpubliques à s’élever contre Hitleret leur opposition émanait de lagauche, alors que la perspectivede Gerlich était conservatrice,mais leurs thèmes et les siensavaient beaucoup en commun.

Pendant 12 ans, jusqu’auxpremiers jours de l’entrée en fonc-tion d’Hitler au poste de chancelierde l’Allemagne durant l’hiver 1933,le Munich Post combattit Hitler etles nazis par l’écrit. Considérant Hit-ler comme un criminel politique etles nazis comme un vulgaire gang, lejournal montra qu’Hitler contrôlaitle moindre geste des nazis. Ces der-niers, soulignaient en général lesjournalistes du Munich Post, consti-tuaient le « Parti d’Hitler ». Ses cari-catures tournaient Hitler en

dérision ; ses articlesvisaient à le renverser.Le journal révéla lespurges sanglantes et lechantage en vigueur ausein du parti nazi, etdénonça le mensonged’Hitler selon lequel ladéfaite allemande à la fin de la Pre-mière Guerre mondiale s’expliquaitpar le « coup de poignard dans ledos » donné par les socialistes. Des

• 1516-1918 : Eretz Israël (appeléealors Palestine) est placé sous la domi-nation de l’Empire ottoman ; voiroctobre 1918.

• 1542 : Martin Luther, père du chris-tianisme protestant, publie le pamphletContre les Juifs et leurs mensonges.

• 1648-1649 : Pogroms perpétrés parles cosaques de Bogdan Chmielnicki en

Pologne et en Russie. Les accusationsde meurtre rituel et de profanationd’hosties conduisent à la destructiond’environ 300 communautés juives etau massacre de quelque 100 000 Juifs.

• Années 1780 : Les chimistes prussiensfabriquent le « bleu de Prusse », uncomposé toxique à partir duquel seraélaboré quelque 155 ans plus tard legaz appelé Zyklon B. Les Allemands

l’utiliseront pour gazer les prisonniersjuifs des camps de la mort.

• 27 septembre 1791 : La Franceaccorde la citoyenneté aux Juifs quiprêtent serment de fidélité à la nation.

• 1796 : Les Pays-Bas accordent lacitoyenneté aux Juifs.

Le putsch de la brasserieEn novembre 1923, Adolf Hitler et les sympathisants du parti

nazi tentèrent de renverser le gouvernement bavarois au coursde ce qui fut appelé « le putsch de la brasserie ».

Dans la soirée du 8 novembre, épaulé par les membres armés desSA, Hitler fit irruption dans un rassemblement officiel organisé dansl’une de ces brasseries omniprésentes à Munich. Proclamant de façonmélodramatique que la révolution nationale avait commencé, Hitleret ses partisans prirent le contrôle de la réunion et débattirent d’une

stratégie pour gagner le soutienpopulaire à leur soulèvement. Lelendemain, une grande manifes-tation nazie dans le centre deMunich tourna au fiasco. Affron-tant la police, après une brèvefusillade au cours de laquelle 16nazis et quatre policiers furenttués, Hitler et ses partisans s’en-fuirent pour sauver leur vie.

Le procès pour trahison intenté à Hitler et ses subalternes futsuivi avec attention en Allemagne et aboutit, sur le plan de lapropagande, à une victoire pour ce politicien parvenu. Assumantla pleine responsabilité de ses actes, Hitler affirma que les véri-tables criminels étaient les signataires du traité de paix de Ver-sailles et les partisans de la république de Weimar.

Les juges de droite, bien disposés à l’égard des conceptionspolitiques d’Hitler, le condamnèrent à cinq ans de prison dont ilne purgea que neuf mois. Dans sa prison, Hitler dicta (à RudolfHess) son manifeste politique, Mein Kampf (Mon combat).

Voici les principaux inculpés duprocès qui suivit le putsch de labrasserie. Hitler est le quatrième àpartir de la droite.

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journalistes du Post impliquè-rent Hitler dans la mort mys-térieuse de Geli Raubal, sanièce (fille de sa demi-sœur),et ils insinuèrent que l’antisé-mitisme d’Hitler cherchait àcouvrir une éventuelle ascen-dance en partie juive. DansLes Juifs dans le IIIe Reich,un pronostic publié le 9décembre 1931, plus de deuxans avant la prise du pouvoirpar Hitler, le Post rapportaqu’il avait eu connaissance

d’un plan nazi secret visant à priverles Juifs de leurs droits civiques, àconfisquer leurs biens et à réaliser« la solution finale de la questionjuive » en les retirant de la sociétéallemande et en leur imposant untravail servile.

Dans les milieux nazis, le MunichPost fut désigné sous le terme « offi-cine de venin ». Avant l’accession aupouvoir des nazis en 1933, le « partid’Hitler » tenta de réduire le Post ausilence par des procès endiffamation et des menaces de mortcontre les membres de la rédaction.Le journal n’en poursuivit pas moinssa résistance antinazie. Vers la fin dumois de février, le Post continua àpublier des articles sur les meurtrespolitiques perpétrés par les nazis.Parmi ses derniers comptes-rendusanti-hitlériens, un reportage en troisparties tenta courageusement decontrer ce que le Post considéraitdepuis longtemps comme la carac-téristique la plus destructrice d’Hit-ler : sa falsification délibérée del’histoire. Le Post prédit que lesobjectifs d’Hitler étaient désastreuxpour l’Allemagne et pour le monde.Son opinion cependant ne prévalutguère. Avant la fin de l’hiver 1932-33, les reportages du Post contreHitler volèrent en éclats, ses coura-geux journalistes étant emprisonnésou assassinés.

Alors que les attaques du MunichPost contre Hitler émanaient de lagauche, Fritz Gerlich et quelques-uns de ses collègues journalistesdevinrent les détracteurs d’Hitler les

• Début des années 1800 : Un nouveaumouvement juif, le judaïsme réformé,est créé en Allemagne. Il a pour objec-tif, entre autres, de moderniser lejudaïsme en vue de maintenir une viereligieuse juive face au laïcisme.

• 11 mars 1812 : En Prusse, un décretd’émancipation accorde la citoyennetéaux Juifs.

• 29 mars 1814 : Le Danemark accordela citoyenneté aux Juifs.

• Vers 1820 : Après la défaite de Napo-léon, le tsar de Russie approuve le prin-cipe de la Zone de résidence, seulsecteur où les Juifs sont autorisés àhabiter.

• 30 novembre 1830 : La Grèceaccorde la citoyenneté aux Juifs.

• 1831 : La Belgique accorde lacitoyenneté aux Juifs.

• 1846-1926 : La population juive deVienne, en Autriche, passe de 3 750 à201 513 habitants.

• 1847 : Londres élit son premierdéputé juif, le baron Lionel Nathan deRothschild. Il ne put cependant siégerau Parlement parce qu’il refusa de prê-

Le fascismeLe fascisme fut fondé vers 1920 en Italie par Benito Mussolini (à

gauche sur la photo). Par la suite, des gouvernements fascistes accé-dèrent au pouvoir en Allemagne, en Roumanie, en Slovaquie et enCroatie. Presque tous les pays européens produisirent leur propremouvement fasciste.

Bien que dépourvus de manifeste politique commun, les mouve-ments fascistes partageaient un certain nombre de caractéristiques.Sous ses diverses formes, le fascisme prônait lemouvement et l’action, et trouvait en généralune importante audience parmi les jeunes. Lesgouvernements fascistes étaient antidémocra-tiques et antimarxistes. Certains mouvementsfascistes, mais pas tous, intégrèrent l’antisémi-tisme dans leur programme politique. Tous,sans exception, s’identifiaient étroitement àleurs chefs. Aucun régime fasciste ne survécut àla mort de son fondateur.

Les Fasci di combattimento (groupe de combat) de Mussolini accé-dèrent au pouvoir en 1922. Une démonstration de force des « Che-mises noires » italiennes le 27 octobre 1922 aboutit à la nominationde Mussolini au poste de premier ministre d’Italie. Bien que Musso-lini soit parvenu au pouvoir légalement, il avait consolidé sa positionpar des mois de terrorisme et d’intimidation. Devenu premierministre, Mussolini consolida prudemment son pouvoir avant d’im-poser une dictature. À la fin de 1926, l’Italie était devenu un État dic-tatorial à parti unique.

Illustration spectaculaire extraite de cettebiographie d’Hitler, glorifiant un membre dessections d’assaut. La suggestion est évidente :un mouvement pour lequel il vaut la peine decombattre est un mouvement pour lequel ilvaut la peine de mourir.

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plus bruyants parmi lesconservateurs allemands. Quittantson poste au Münchener NeuesteNachtrichten, Gerlich dirigea sonpropre journal anti-hitlérien DerGerade Weg (La voie juste ou Lavoie droite) au milieu des années1920. L’un des sommets del’aversion croissante de Gerlich àl’encontre d’Hitler fut publié le 17juillet 1932 dans Der Gerade Weg.Le journal de Gerlich présentait unphotomontage provocant sur le planracial et visant à démolir lepersonnage d’Hitler. Il suggéraitqu’Hitler avait épousé une femmenoire. La légende de cette photo de« mariage » amplifiait la provocationpar ces mots : « Hitler a-t-il du sangmongol ? ».

L’idéal de pureté raciale était aucœur du credo politique d’Hitler.Avant tout, le sang allemand préten-dument aryen devait être conservépur et fort. Considérant cette idéo-logie pour ce qu’elle était, à savoirune supercherie, Gerlich attaquaaux points faibles, donnant l’impres-sion qu’Hitler, le champion du« sang pur », n’était pas seulementun menteur hypocrite, maiségalement un dirigeant allemandarriviste dont la personnalité et lesambitions politiques étaientpourries jusqu’à l’os.

Personne n’alla plus loin queGerlich pour déclarer publique-ment ce dont tout le monde auraitpu se douter, à savoir que lephysique d’Hitler était loin deressembler à l’idéal nordique pourlequel il se montrait si éloquent.Dans l’article qu’il écrivit pouraccompagner le photomontage etson titre caustique, Gerlich maniaavec brio la satire pour montrer enparticulier que le nez d’Hitler nerésistait pas à l’examen approfondide la « science raciale » prônée par

le nazisme. Mettant à l’épreuve lenez d’Hitler, l’article de Gerlichconcluait qu’Hitler avaitlamentablement échoué à sonpropre examen racial. L’attaque deGerlich contre la physionomied’Hitler eut des conséquences nonnégligeables. Utilisant sans cessel’imagerie même du nazisme contreHitler, Gerlich soutint qu’il ne pou-vait rien y avoir de vraimentallemand chez Hitler parce que le« sang », d’après l’idéologie nazie,était aussi bien une questionspirituelle qu’un élément-clé de lavie matérielle. Selon Gerlich, lesthéories et les pratiques d’Hitler – àla fois despotiques et malhonnêtes –étaient en contradiction totale avecles plus nobles idéaux germaniques.

Hitler le prit fort mal. Peu aprèsla parution de l’article de Gerlich,les nazis attaquèrent l’immeuble dujournaliste. Imperturbable, Gerlichcontinua dans le numéro de lasemaine suivante de Der GeradeWeg. Le 24 juillet 1932, il précisaque sa satire ne constituait en rienune approbation du racisme nazi

ter serment sous une forme quiaffirmait que le christianisme est lavraie foi.

• 1851 : La Norvège autorise les Juifsà entrer dans son territoire.

• Années 1860 : Premières manifes-tations du sionisme en Europe, mou-vement nationaliste juif visant à créer

une patrie juive dans le pays quiallait devenir Israël.

• 1864 : Publication en Belgiqued’une satire de Maurice Joly intituléeDialogue aux Enfers entreMontesquieu et Machiavel attaquantNapoléon III. Elle constitue la basedu pamphlet antisémite Lesprotocoles des sages de Sion.

• 1865 : Création aux États-Unis duKu Klux Klan, mouvement anti-noiret antisémite.

• 1867 : Le journaliste allemand Wil-helm Marr publie un livre à succèsLa victoire du judaïsme sur le germa-nisme. Il forge le mot« antisémitisme » afin que laJudenhass (la haine des Juifs) puisse

Tout en allégeantcertaines exigences dutraité de Versailles, leplan Young demandaità l’Allemagne de ver-ser des réparations jus-qu’aux années 1980.Il rencontra une oppo-sition acharnée de ladroite allemande,notamment du NSDAP.

Erhard Auer était l’un des journa-listes du Munich Post qui entreprirentde dénoncer les mensonges du pré-tendu patriotisme d’Hitler.

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qu’il estimait odieux. Il n’avait pasvoulu placer Hitler à l’échelon infé-rieur de la hiérarchie raciale. Aucontraire, affirma-t-il, tous leshommes étaient fondamentalementégaux puisque l’âme dont ils étaientdotés leur avait été « accordée parDieu. » En outre, invoquant la tradi-tion religieuse, Gerlich soulignaqu’aucun homme ou aucune femmene pouvait être racialementinférieur parce que « nous sommestous les descendants d’un seulpère et d’une seule mère, lesenfants d’Adam et Ève. »

Gerlich souhaitait fairecomprendre à sescompatriotes allemands quela voie empruntée par Hitlern’était ni juste ni allemande.Au cours de l’année 1932,Gerlich et les autresjournalistes opposés à Hitlereurent des raisons d’espérer.Bien que les nazis aient rem-porté un succès lors des élec-tions législatives libres du 31

juillet 1932, en obte-nant 37,3% des voix(soit 230 sièges auReichstag), leurpopularité déclina aucours des électionssuivantes. Le 6novembre 1932, ilsreçurent 33,1% dessuffrages, soit 196sièges au Reichstag.Mais le courant poli-tique général étaitdavantage en faveur

d’Hitler que contre lui et les jour-nalistes antinazis ne pouvaient pasl’endiguer. Fritz Gerlich,cependant, ne renonça pas.

Le 9 mars 1933, plus de cinqsemaines après la prise du pouvoirpar Hitler, Gerlich se prépara àpublier une autre attaque contrelui dans Der Gerade Weg. Peut-être voulait-il présenter denouvelles précisions sur le rôled’Hitler dans la mort prématurée

de Geli Raubal. Peut-être avait-ill’intention de révéler que c’étaientles nazis eux-mêmes et non lescommunistes – commel’affirmaient les nazis – quiavaient allumé l’incendie duReichstag le 27 février, actequ’Hitler exploita pour convaincrele président allemand, Paul vonHindenburg, de promulguer ledécret présidentiel sur la Protec-tion du peuple et de l’État. Cesmesures d’urgence, maintenuespendant toute la période nazie,suspendaient les libertés d’expres-sion, de presse et de réunion ;supprimaient la notion d’intrusiondans la vie privée ; et autorisaientla perquisition des domiciles sansmandat. Ces mesures faisaientégalement de la distribution depublications politiques nonagréées un crime de trahison pas-sible de la peine de mort.

Ultime effort pour déstabiliserHitler, le contenu de l’article de

Gerlich du 9 mars demeuraméconnu car, ce jour-là, commele résume le journaliste RonRosenbaum : « des sectionsd’assaut (SA) firent irruptiondans le bureau de Gerlich aujournal, arrachèrent des pressesson dernier article, le rouèrentde coups jusqu’à ce qu’il perdeconnaissance et le traînèrent àDachau. » Gerlich fut détenudans ce camp de concentrationallemand pendant plus d’un an.Puis, sa femme reçut lemessage que les nazis avaient

être discutée dans la bonne société.

• 1868 : Benjamin Disraeli devientpremier ministre de Grande-Bretagne – et le premier chef du gou-vernement d’origine juive en Europe.

• 1869 : L’Italie accorde l’émancipa-tion aux Juifs.

• 1870 : La Suède accorde la citoyen-neté aux Juifs.

• 1870-71 : Les États allemands sontunifiés sous la tutelle de la Prusse,État autoritaire et militariste. Le roide Prusse devient le Kaiser(empereur) allemand. Berlin, la capi-tale de la Prusse, devient la capitalede l’Allemagne.

• 1871 : La Grande-Bretagneaccorde aux Juifs une émancipationpleine et entière.

• 12 janvier 1871 : Pour la premièrefois depuis l’installation des premiersJuifs dans la région, qui remonte àl’époque romaine, une nouvelleconstitution accorde aux Juifsallemands la pleine égalité juridique.Cette « égalité » ne servit de rien

Hitler prend la parole au cours d’une réunion desdirigeants du NSDAP à Munich en août 1928. Il sou-tient que le piètre score des nazis aux élections demai nécessite un changement radical de stratégie.

La grande crise frappe de plein fouet l’Allemagne,contraignant des parents à envoyer leurs enfants dansles soupes populaires organisées par l’Armée du salut.

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tué le journaliste qui ne s’était paslaissé duper par leur jeu. Lanotification ne contenait aucun mot,seulement ses lunettes à montured’acier, éclaboussées de sang.

La vision d’Adolf HitlerAdolf Hitler ne portait pas de

lunettes particulières, mais savision raciste et antisémitemontrait bien que la paire quereçut Sophie Gerlich au début del’été 1934 n’était nullement lesseules lunettes qui appartenaientà des victimes du nazisme.Lorsque l’armée soviétique libéraAuschwitz-Birkenau, 11 ans plustard, les soldats découvrirentd’énormes monceaux d’objetspillés aux Juifs assassinés. Cebutin contenait non seulementdes millions de vêtements et destonnes de cheveux humains, maiségalement des montagnes delunettes. Et pourtant, aucune deces lunettes, ni aucune autre,n’auraient pu corriger la visiond’Hitler. Ses conceptions – déna-turant et dégradant la viehumaine jusqu’à la rendre mécon-naissable – trouvèrent despartisans suffisamment nombreuxpour gouverner l’Allemagne nazieet dominer la majeure partie del’Europe entre 1933 et 1945.Mein Kampf contenait l’essentielde la vision d’Hitler. Mais, on leverra, cet ouvrage posait des ques-tions qui remontaient bien avantles années 1920 et bien avant lemonde du tournant du siècle dans

lequel Hitler était né, à Braunau,en Autriche, le 20 avril 1889.

Des différends subsistent quantaux origines précises de l’antisémi-tisme d’Hitler. Aucun intellectueldigne de ce nom ne nie cependantqu’Hitler était un antisémiteinvétéré, bien avant d’avoir rencontréFritz Gerlich à Munich, auprintemps 1923. Et aucun analystesérieux ne nierait que l’antisémitismed’Hitler ne fût inébranlable. Sa hainedes Juifs était si tenace que letestament politique qu’il signa le 29avril 1945 – la veille de son suicide etmoins de dix jours avant la capitula-

tion du Reich – se terminait parl’ordre donné « au gouvernement etau peuple de faire respecter les loisraciales dans toute leur rigueur et derésister impitoyablement à l’empoi-sonneur de toutes les nations, la jui-verie internationale. »

L’explication par Hitler lui-même des débuts de sonantisémitisme varie parfois selonles sources qui les situent avant sapremière visite à Vienne en mai1906. Il souligne le caractère for-mateur de ses expériences danscette ville, avant qu’il ne se rendeà Munich en 1913, à l’âge de 24

pour contenir l’antisémitismeallemand.

• 1874 : Après un long processus, lesJuifs de Suisse reçoivent lacitoyenneté pleine et entière en vertude la nouvelle constitution.

• 1878 : Fondation par leprédicateur de cour, Adolf Stoecker,

du parti social chrétien allemand, àtonalité antisémite. Ce parti exigeque les Juifs se convertissent auchristianisme.

•1880 : Des pétitions signées par 250 000allemands demandent au gouvernementd’interdire aux Juifs l’accès aux écoles etuniversités allemandes, ainsi qu’à despostes dans la fonction publique.

• Années 1880 : Une vague depogroms antijuifs déferle en Russie.

• 1881 : Eugen Karl Dühring publieen Allemagne un livre antisémite inti-tulé Die Judenfrage als Rassen-,Sitten-, und Kulturfrage (La questionjuive, un problème racial, moral etculturel).

Le jeune HitlerAdolf Hitler (au centre) fut élevé dans un foyer autoritaire. Son

père, fonctionnaire des douanes autrichiennes, s’emportait facile-ment et se montrait trop strict, ce qui rapprocha Adolf de sa mèretrop indulgente.

Hitler, qui tient de son père nombrede traits de sa personnalité, est né le 20avril 1889 à Braunau am Inn, une petiteville autrichienne située à la frontièreallemande. Gâté par sa mère, le petitAdolf n’eut cependant pas une enfanceheureuse. Se disputant fréquemmentavec son père, il était maussade et mécon-tent. Élève fainéant et indifférent, il abandonna l’école à l’âge de 16ans pour réaliser son rêve de devenir peintre.

En 1907, atterré et cruellement déçu d’avoir échoué à l’examend’entrée à l’Académie des Beaux-arts de Vienne, Hitler mena,durant les cinq années suivantes une existence lamentable danscette ville. Habitant dans des foyers pour hommes, non rasé, et pau-vrement vêtu, il gagnait tout juste sa vie en proposant ses croquisdans les cafés et les auberges. Cette période à Vienne, se souvenait-il « fut pour moi l’école de la vie la plus pénible, mais aussi la pluscomplète. » C’est là que se constituèrent les fondements de sonidéologie.

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ans, ce qui montre qu’il trouva lacapitale impériale de l’Autriche-Hongrie fort différente de la villeprovinciale où il avait grandi,Linz. C’est là qu’il entendit pourla première fois la musique ducompositeur antisémite RichardWagner qui exerça longtemps uneforte influence sur lui. Vienne,tout à la fois, rejeta, fascina etforma Hitler de façon décisive etimprévisible pour lui.

Les ambitions artistiques d’Hit-ler – son style de peinturetraditionaliste représentait despaysages et des bâtiments – leconduisirent à présenter sa candi-dature à l’Académie des Beaux-arts de Vienne. Après avoirfranchi les premiers obstacles, ilpassa l’examen de dessin décisifles 1er et 2 octobre 1907. Le jury –qui ne comptait aucun Juif –admit 28 candidats sur 113. LeXXe siècle eut probablement étéfort différent si Hitler avait étéreçu, mais ce ne fut pas le cas.Bien que refusé par l’Académie,Hitler demeura à Vienne où ilcompléta les revenus familiauxdont il disposait en vendant detemps à autre ses toiles à des mar-

chands de tableaux, pour laplupart juifs.

En vivant dans cette ville, Hit-ler se familiarisa avec les versionsviennoises du racisme et de l’anti-sémitisme auxquelles avaient fré-quemment recours certainshommes politiques européenspour rendre les Juifs responsablesde la moindre difficultérencontrée par les non-Juifs. L’und’eux était Karl Lueger, qui fut letrès populaire maire de Vienne de1897 à 1910. Il œuvra activement

• 1881-1884 : De violents pogroms anti-juifs gagnent la Pologne, l’Ukraine et laRussie. Voir 1903-1906.

• 1881-1903 : Vagues d’immigration deJuifs européens en Palestine et auxÉtats-Unis.

• 1883 : Sir Francis Galton forge leterme « eugénisme » pour désigner lamodification positive de la sélection

naturelle par une reproductionsélective des êtres humains. Voir 1910.

• 20 avril 1889 : Naissance d’Adolf Hit-ler à Braunau am Inn, en Autriche.

• 1894 : En France, le capitaine AlfredDreyfus, un Juif, est accusé à tort etreconnu coupable de trahison, ce quidéclenche une vague d’antisémitisme,frôlant l’hystérie. Dreyfus passera près

de cinq ans à l’île du Diable avantd’être libéré et finalement innocenté.• En France, l’antisémite Édouard-Adolphe Drumont et La Croix, l’organedes Assomptionnistes de l’Église catho-lique romaine, mènent l’assaut contreles Juifs. • En Allemagne, le darwinistesocial Alfred Ploetz qualifie lareproduction sélective des êtreshumains d’« hygiène raciale ».

Richard WagnerNé en 1813, Richard Wag-

ner fut un éminent partisandu nationalisme völkisch, lemouvement qui définissaitl’Allemagne en des termesextrêmement xénophobes etexclusifs. Les opéras de Wag-ner, notamment Der Ring desNibelungen (L’anneau duNibelung),tentaient defaire revivrela grandeuret le passémystique del’Allemagne.

Wagnerétait également connu pourson antisémitisme politique etracial. Dans son essai DasJudentum in der Musik (Lejudaïsme dans la musique), ilprétendait que les Allemandsétaient « instinctivementrebutés » par les Juifs. SelonWagner, les Juifs avaientexercé une influence destruc-trice sur la culture alle-mande, leur puissancefinancière leur ayant permisde diriger l’opinion publique.

L’antisémitisme racial deWagner attira de nombreuxpartisans de l’élite cultivéed’Allemagne. Bien que lecompositeur ait sombré dansla folie avant sa mort à l’âgede 70 ans en 1883, ses essaispolitiques et sa musiqueétaient très admirés par AdolfHitler. Les œuvres de Wag-ner furent jouées dans denombreux festivals nazis.

Pasteur protestant et antisémitenotoire, Adolf Stoecker fut nomméaumônier à la cour de l’empereurGuillaume Ier. À ce poste, il exerçaune influence sur le Kaiser et sesministres contre les Juifs d’Allemagne.

Comme en témoigne cette esquisseen couleur, Hitler avait des ambitionsartistiques. Refusé à deux reprises parl’Académie des Beaux-arts de Vienne,il dirigea sa frustration vers lapolitique réactionnaire et antisémite.

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pour revitaliser sa ville natale qui,en 1908, comptait deux millionsd’habitants, ce qui faisait d’elle lasixième ville du monde. L’un desslogans politiques de Lueger étaitque « le Grand Vienne ne devaitpas devenir le Grand Jérusalem. »Orateur envoûtant, il manquaitrarement une occasion d’exploiterl’antisémitisme à des finspolitiques.

Des Juifs vivaient à Viennedepuis le milieu du XIIe siècle. En1623, cependant, les quartiers ducentre de la ville leur furent inter-dits. Parqués dans un ghetto pen-dant un certain temps, ils furentexpulsés de Vienne en 1670 parl’empereur Léopold Ier qui, par lasuite, les convia à revenir pour desraisons économiques. Plus oumoins opprimés pendant dessiècles, les Juifs viennois virentleur sort s’améliorer en 1867, datede la loi d’émancipation dansl’Empire austro-hongrois qui leuraccorda pleinement les droitsciviques, date tardive encomparaison de la plupart despays européens. Les Juifs purentdésormais posséder des biens àVienne, entrer au service du gou-vernement et bénéficier d’un pluslarge accès aux universités, autantde droits qui amenèrent dans laville une vague d’immigrationjuive. En 1860, par exemple,Vienne comptait 6 200 habitantsjuifs. En 1910, ce nombre s’élevaità 175 300 (8,7% de la populationtotale de Vienne).

Les perspectiveséducatives étaient par-ticulièrementattrayantes pour lapopulation juive vien-noise en plein essor.Au tournant du siècle,près d’un tiers des étu-diants de l’universitéde Vienne étaientjuifs. En 1913, lespourcentages des Juifs étudiant lamédecine et le droit étaientrespectivement de 40 et de 25%.Dans les affaires également etdans les domaines artistiques, lesJuifs remportèrent des succèsconsidérables. Cependant, loind’être appréciés dans Vienne, cessuccès des Juifs – notammentlorsqu’ils créaient uneconcurrence redoutée –induisirent du ressentiment parmiles non-Juifs qui se sentirentatteints par la réussite des Juifs.En outre, les courants antisémitesde Vienne s’étaient intensifiés nonseulement en réaction aux succèsdes Juifs, mais également parcrainte que les Juifs très pauvresd’Europe orientale et de Russie,fuyant les pogroms, n’affluent àVienne et n’augmentent laprésence juive étrangère qui sedistinguait par le costumetraditionnel de ces Juifs en majo-rité orthodoxes.

À l’époque où Hitler s’installa àVienne en 1907, l’antisémitismefaisait rage. Il se fondait principa-lement sur un double principe :

1. tous les Juifs, quelles que soientleurs différences, étaientfondamentalement –ethniquement, voire racialement– les mêmes ; 2. tous les Juifsétaient dangereusement différentsde la population non juive deVienne, quel que soit le degré

• 1896 : La violence antijuive accompa-gnant l’affaire Dreyfus conduitThéodore Herzl, un reporter hongroisqui a suivi le procès, à publier DerJudenstaat (littéralement L’État desJuifs mais traduit sous le titre l’Étatjuif), un ouvrage encourageant lesionisme. Voir 1897.

• 1897 : L’Organisation sionistemondiale (OSM) est fondée à Bâle, enSuisse. Le dirigeant sioniste ThéodoreHerzl, qui avait couvert la violence anti-sémite en tant que journaliste, appelle àla création d’un État juif. • Le politicienantisémite Karl Lueger est élu maire deVienne sur la liste du parti social chré-tien, très antisémite.

• 1899 : Parution en Allemagne de DieGrundlagen des 19 Jahrhunderts (Lesfondements du XIX siècle), un livre anti-sémite de Houston Steward Chamber-lain qui soutient que l’histoire humaineest un combat entre Juifs et Aryens. •Création en France de l’Actionfrançaise, un mouvement antisémite.

Haut : Ces Juifs, attendant desclients dans la Grenadierstrasse deBerlin, luttent pour gagner leur vieau marché noir durant les difficilesannées de l’entre-deux-guerres.

Bas : Les antisémites font unefixation sur les Rothschild, unefamille juive d’Europe, qu’ils décri-vent comme des spéculateurs et desintrigants.

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d’intégration dont ils semblaientbénéficier. Les journaux et lestracts politiques étaient remplisde commentaires antisémites. Lapolitique locale était pleine d’unerhétorique antisémite. Bref, l’anti-sémitisme emplissait l’air viennoisqu’Hitler respirait.

La question demeure de savoirsi, de 1907 à 1913, simplement,l’antisémitisme de Vienne devintcelui d’Hitler. Il est difficile detrouver des remarquesantisémites attestées du jeuneHitler. Des témoins oculairesviennois ont rapporté qu’Hitler, àl’époque, s’entendait bien avec lesJuifs. Le tableau qui ressort deMein Kampf suggère cependantquelque chose d’autre. Hitler meten relief ce qu’il décrit commeune expérience qui le transforma.« Les leçons qu’offrent les rues deVienne, écrit Hitler, rendent d’inestimables services. » Audébut, raconte-t-il, il « flânait enaveugle » dans la ville, mais avecle temps, il vit les habitants « lesyeux ouverts. » Il insiste en parti-culier sur « une apparition en caf-tan noir et aux cheveux noirsbouclés. Est-ce un Juif ? fut ma

première pensée… mais plus jefixais ce visage étranger,examinant chacun de ses traits,plus ma question revêtait uneforme nouvelle : Est-ce unAllemand ? » Dans Mein Kampf,Hitler précise que cette rencontredécisive le persuada que les Juifsviennois n’étaient pas desAllemands d’une autre religion,mais « un peuple en eux-mêmes. »

D’après Mein Kampf,l’antisémitisme d’Hitler se consti-tua à Vienne, mais ce texte futécrit plus d’une décennie plustard et, dans ce laps de temps, ils’était passé bien des choses. LaPremière Guerre mondiale revêtitune importance décisive pourHitler. En 1913, il esquiva le ser-vice militaire autrichien enquittant Vienne. Il vécut un tempsà Munich, puis revint en Autricheoù il fut trouvé physiquementinapte au service militaire. Néan-moins, lorsque la PremièreGuerre mondiale commença en1914, Hitler se porta volontaireavec enthousiasme dans l’arméeallemande. Il passa les quatreannées suivantes sur le front occi-dental, en France et en Belgique,

remplissant en tant qu’estafettedes missions souvent dangereuses,portant, à pied ou à bicyclette, lesordres des chefs du régiment auxdirigeants du front. Hitler futpromu caporal-chef le 3novembre 1914 mais, pour desraisons qui demeurent obscures,ne reçut pas d’autres promotions.Il aurait refusé qu’on envisagepour lui une autre promotion ;d’autres versions suggèrent queses supérieurs jugèrentinsuffisantes ses capacités de chef.

Quoi qu’il en soit, Hitler, blesséen octobre 1916, reçut plusieursdistinctions, entre autres, la croixde fer de première classe,véritable exploit pour un caporal,qui lui fut décernée le 4 août1918, grâce à la proposition d’unofficier juif, Hugo Guttman. Àcette époque, les énormes pertes

• 1899-1902 : Le terme « camp deconcentration » est forgé par les Britan-niques durant la guerre des Boers pourdésigner des zones de détention d’Afrika-ners (descendants de Néerlandais quiavaient immigré en Afrique du Sud aumilieu des années 1800) jugés dangereux.

• 1903 : Le programme du partinationaliste et agressivement antisé-mite Narodowa Demokracja (parti

national démocratique) est élaboréen Pologne. Il encourage les pogromsantijuifs et l’émigration forcée.

• 1903-1906 : Une deuxième vaguede pogroms extrêmement violentsbalaye la Pologne et l’Ukraine. Voir1881-1884 ; 1919-1921.

• 1905 : Publication en Russie d’uneversion révisée du pamphlet apocryphe

Les protocoles des sages de Sion. • Créa-tion en Allemagne de l’Associationinternationale pour l’hygiène racialequi a pour vocation de promouvoir lesthéories du darwinisme social et de lareproduction sélective des êtreshumains.

• 1907 : La candidature d’Adolf Hitlerest refusée à l’Académie des Beaux-artsde Vienne.

« On ne doit pas traiter avec des animauxnuisibles et des parasites ; on ne les élève pas eton ne les chérit pas ; on les détruit aussi rapide-ment et aussi totalement que possible. »

—Paul Anton de Lagarde, théoricien politique allemand, nationalisteet antisémite, à propos des Juifs, 1881

Dans l’entre-deux guerres, des sol-dats allemands, autrefois membresd’une énorme armée pendant laguerre, trouvent une solidarité dans lesrangs d’une association de vétéransnationalistes appelés Stahlhelm(casques d’acier).

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• 23 octobre 1907 : À Berlin, un procèsen diffamation, Moltke contre Harden,révèle que l’homosexualité et la sodomiesont très répandues dans l’arméeallemande et dans l’entourage du Kaiser.Ultérieurement, les nazis utiliseront ceprocès pour justifier la persécution deshomosexuels.

• 1907-1941 : Environ 38 000 handica-pés mentaux, hommes et femmes, sont

stérilisés dans des établissementspsychiatriques américains.

• 1910 : Sous l’influence des théorieseugéniques de Sir Francis Galton, Wins-ton Churchill, ministre de l’Intérieur bri-tannique, demande que quelque100 000 « citoyens britanniques dégéné-rés » soient stérilisés ou internés dansdes camps de travail.

• 1911-1913 : En Russie, le Juif Mena-hem Mendel Beilis, est traduit enjustice, accusé du meurtre rituel d’ungarçonnet chrétien. Après deux ansd’internement et après un « procèsspectacle », Beilis est acquitté.

• 1913-1915 : Affaire Leo Frank àAtlanta (Géorgie). Frank, un Juif du norddes États-Unis, est accusé à tort d’avoirassassiné une jeune chrétienne âgée de

La conception du monded’Hitler se constitua au cours dessix années de misère qu’il passa àVienne, la capitale de l’Autriche,de 1907 à 1913. Ses positions,développées à partir des frustra-tions qu’il y connut, se fondaientsur un mélange de darwinismesocial, d’antisocialisme et d’anti-sémitisme.

Réduit à vivre avec la lie de lasociété de Vienne, et privé du res-pect de soi, le jeune Hitleréprouva un vif ressentiment à sevoir refuser l’accès à la splendeuret à la gaieté de la ville. Dans unmonde qu’il qualifia de « crasserépugnante », il se considéracomme engagé dans une luttepour la survie dans laquelle, leplus apte, le plus brutal, avait unechance. Appliquant cette leçon àsa perception machiavélique de lavie, il déclara dans Mein Kampfque « celui qui voulait vivre devaitlutter, et que celui qui ne voulaitpas se battre dans ce monde delutte éternelle ne méritait pas devivre. »

Hitler percevait avec méprisles idéologies des ouvriers commedes doctrines intrinsèquementfaibles qui « rejetaient l’aristocra-tique principe de nature et rem-plaçait l’éternel privilège dupouvoir et de la force par lamasse du nombre. » Ce qui, il enétait convaincu, aboutirait à « l’ef-

fondrement de la civilisationhumaine ». Ce n’était pas unhasard, soutenait-il, si les Juifsétaient à l’origine de ces « doc-trines de destruction. »

L’idéologie nationaliste et anti-sémite d’Hitler commença à sestructurer lorsqu’il eut accès àune abondante littérature veni-meuse. Ostara, un journal à scan-

dales édité par Lanz vonLiebenfels, un ancien moineexcentrique, comptait parmi seslectures favorites. Ce théoricienracial déséquilibré s’imaginaitque les Aryens blonds aux yeuxbleus menaient une lutte gran-diose contre le danger de« souillure raciale » que faisaientpeser ceux qu’il appelait les

« peuples singes ». Hitler acquit sa première édu-

cation politique en étudiant lestechniques de propagande et ladémagogie de Karl Lueger(photo), le maire antisémite deVienne. Lueger, habile manipula-teur de son public, réclamait larévocation des Juifs des postesinfluents. L’idée que les Juifs diri-geaient les compagnies et lesbanques, provoquant inévitable-ment les infortunes économiquesdes petites entreprises, Hitlerl’emprunta à Adolf Stoecker.

Hitler étudia également la phi-losophie völkisch (nationalisteraciste) du politicien Georg vonSchönerer, qui demandait quetoutes les terres culturellementallemandes au sein de l’empiredes Habsbourgs soient incorpo-rées au Reich. Ceux qui peut-êtreexercèrent l’influence la plusdécisive sur la façon dont Hitlerformula sa théorie de la racefurent le philosophe Eugen Düh-ring et le journaliste WilhelmMarr. Fondant leur message surdes arguments pseudo-scienti-fiques, ils diffusèrent un antisémi-tisme s’inspirant de la biologie.Avertissant du grave danger qui,selon eux, pesait sur la race alle-mande, ils préconisèrent l’adop-tion de lois contre les Juifs, etréclamèrent leur expulsion à coret à cri.

Influences exercées sur Hitler

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allemandes – près de 800 000hommes étaient tombés dans lesquatre mois précédents – firentcomprendre aux dirigeantsallemands que la guerre était per-due. En octobre 1918, peu avantla fin de la guerre, une attaque augaz moutarde rendit Hitlertemporairement aveugle. Pendantqu’il se remettait à l’hôpitalmilitaire de Pasewalk, l’Allemagnecapitula. À l’instar de nombreuxautres Allemands, Hitler fut aba-sourdi par la défaite.

Jusqu’à la fin, les dirigeantsallemands agirent fort peu pourpréparer la population à l’issue dela guerre qui s’avéra désastreuse.Plus de 13 millions d’hommes,soit près de 20% de la populationallemande, avaient servi dans l’ar-mée. Quelque deux millions desoldats avaient été tués, cinq mil-lions blessés. Contrairement à cequ’Hitler répéta maintes fois,aucun « coup de poignard dans ledos » n’avait vaincu l’Allemagne.Ce furent plutôt les ressources

supérieures des Alliés et l’épuise-ment allemand qui mirent fin àcette guerre dévastatrice. Demars à juillet 1918, 750 000soldats allemands furent blessés etenviron 1,75 million furent immo-bilisés par l’une des plus gravesépidémies de grippe que lemonde ait connues. Néanmoins,le Hitler parti enthousiaste à laguerre devint le Hitler résolu à lavengeance de Mein Kampf, danslequel il évoque son amertumelorsque, en convalescence à Pase-walk, après avoir inhalé des gazqui l’avaient rendu aveugle, ilapprit la défaite : « Ainsi, toutavait été inutile… Plus je tentaisde voir clair dans le monstrueuxévénement de ce moment, plusl’indignation et la honte mebrûlaient le front. Qu’était cettedouleur dans mes yeux comparéeà ce malheur ? ».

Si la Première Guerremondiale conféra sa virulence àl’antisémitisme d’Hitler, ce qu’ilentendit, vit et observa à Vienneexerça cependant une influenceformatrice. Car, tandis qu’Hitlercherchait à expliquer la défaite del’Allemagne, l’Europe connut unevague de révolutions inspirées parles socialistes et les communistes.S’ajoutant aux sanctions du traitéde Versailles et à l’antisémitismerencontré à Vienne, cesévénements marquèrentprofondément Hitler qui leurconféra une nouvelle explication :Les Juifs, estima-t-il, étaient les

13 ans. Dans un environnement profon-dément antisémite rendant impossible unprocès équitable, Frank est reconnu cou-pable. Le gouverneur commue lasentence de mort, mais une foule forceles portes de la prison et lynche Frank.

• 1914 : Sortie de A Passover Miracle,premier film juif américain avec unedistribution entièrement juive.

• 1914-1918 : La Première Guerremondiale ravage l’Europe.

• 1915 : Création de l’association juiveAnti-Defamation League, après l’affaireLeo Frank.

• 1917 : Déroulement de larévolution russe.

• 6 avril 1917 : Les États-Unis déclarentla guerre à l’Allemagne.

• 2 novembre 1917 : Publication de laDéclaration Balfour. Cette lettre adres-sée par Lord Arthur Balfour, ministrebritannique des Affaires étrangères, audirigeant juif britannique LordRothschild, promet le soutien de laGrande-Bretagne à la création d’unfoyer juif en Palestine. Cette

Alfred RosenbergAlfred Rosenberg, qui se prétendait le « philosophe » du natio-

nal socialisme, rejoignit le parti nazi en 1919 et devint, quatreans plus tard, le rédacteur en chef de l’organe du parti Völki-scher Beobachter. On se souvient principalement de son livre Lemythe du XXe siècle, paru en 1930, qui fit delui le principal idéologue du mouvement natio-nal-socialiste.

Avec plus d’un million d’exemplaires publiésen 1942, ce livre fut l’un des plus diffusésdurant l’époque nazie. Empreint de haine desJuifs, il prônait la « pureté du sang » pour lepeuple allemand « sous le signe de la croixgammée ». Rosenberg décrivait l’histoirecomme un conflit entre les forces de la lumière (les peuples nor-diques ou aryens) et les puissances des ténèbres (les Juifs). LesJuifs étaient les pires ennemis de la culture allemande et de lapureté raciale, et leur influence devait, selon Rosenberg, êtreéradiquée.

À partir de juillet 1941, Rosenberg eut l’occasion, en tant queministre des Territoires de l’Est, de mettre ses idées en pratique.Malgré l’évidente influence qu’il exerça, il était communémentconsidéré par les dirigeants nazis comme un dément, et sessubalternes contournaient régulièrement son autorité, ce qui leconduisit à partir, écœuré, en octobre 1944. Après la guerre,Rosenberg fut arrêté et jugé à Nuremberg. Reconnu coupablede crimes contre l’humanité, il fut pendu le 16 octobre 1946.

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responsables. Avec du recul, évo-quant son expérience de l’immé-diat après-guerre, Hitler écrivit :« Il n’y a pas à pactiser avec lesJuifs ; il ne peut y avoir que deuxpossibilités. Pour ma part, j’aidécidé de me lancer dans la poli-tique. »

À l’époque où Hitler écrivait cesmots, en 1924, il avait déjà fait unpeu de politique, mais durant cesannées d’après-guerre, il prit desmesures qui s’avérèrent décisives.En premier lieu, sorti de l’hôpital dePasewalk, mais pas encore démobi-lisé, il traversa une Allemagne encrise – 250 000 Allemandsmoururent de faim en 1918 – etarriva à Munich. Cette ville était,après la guerre, le foyer de violentstroubles qui produisirent, entreautres, une brève prise du pouvoirpar la gauche, soulèvement écrasé le1er mai 1919. Pour ce faire, il fallutépauler les formations militairesrégulières par des unités dites Frei-korps (corps francs). Ces groupesparamilitaires de droite étaient en

majeure partie composés devétérans de la Première Guerremondiale qui rejetaient la responsa-bilité de la défaite sur les Juifs et lasocial-démocratie, le principal partipolitique de la république deWeimar proclamée le 9 novembre1918. Bien qu’étant toujours dansl’armée régulière, Hitler ne jouaaucun rôle majeur pour écrasercette tentative révolutionnaire mais,réalisant que des Juifs se trouvaientparmi les dirigeants, il renforça lelien entre antisémitisme et anticom-munisme.

Bien plus décisive dans l’évolu-tion politique d’Hitler fut, en mai1919, sa nomination au service desrenseignements de l’armée dontl’unité à Munich était placée sousle commandement du capitaineKarl Mayr. Ce dernier avait pourmission, entre autres, d’inculqueraux troupes allemandes despositions nationalistes et anticom-munistes. Hitler fut l’un deshommes qu’il choisit commeinstructeur dans cette tâche. Ayantbientôt l’occasion de s’adresser auxtroupes allemandes, Hitler setrouva dans son élément. Il serévéla un orateur brillant etconvaincant. Fait révélateur, lesexposés d’Hitler aux soldatsallemands au printemps et à l’au-tomne 1919, furent pour lui lespremières occasions de s’exprimerpubliquement contre les Juifs.

Considérant, semble-t-il, Hitlercomme un expert sur lesquestions juives, Mayr lui

demanda de répondre à une lettredatée du 4 septembre 1919,adressée par un certain AdolfGemlich qui avait assisté à l’unedes séances d’instruction destroupes. Gemlich souhaitait rece-voir des précisions sur la« question juive ». Datée du 16septembre 1919, la réponsequ’adressa Hitler à Gemlich, futson premier écrit sur les Juifs. Il yexpliquait que « les Juifs étaientsans réserve un groupement racialet non religieux… Son influenceentraînerait la tuberculose racialedu peuple. » Il établit ensuite uneimportante distinction : « L’antisé-mitisme fondé sur l’émotionneltrouvera son expression ultimesous la forme de pogroms. L’anti-sémitisme rationnel, lui, doitmener à une opposition juridique

déclaration contredit l’accord MacMahon-Fayçal, signé plus tôt, promet-tant le même territoire aux Arabes.

• 1918 : Création en Allemagne dugroupe antisémite Schutz und TrutzBund. • Parution du roman antisémited’Artur Dinter, Le péché contre le sang,histoire d’une jeune fille blonde, uneAryenne, tombée amoureuse d’un Juif,évoquant un prétendu devoir sacré de

tous les Juifs mâles de détruire la racearyenne en mêlant leur sang vicié etinférieur au sang pur des Aryens….Plus d’un million d’exemplaires furentvendus. • Constitution à Munich de laThule-Gesellschaft (Association Thule),un mouvement d’extrême droite. Cemouvement utilise la croix gamméecomme symbole du nationalismeallemand.

• 16-17 juillet 1918 : Le tsar NicolasII de Russie et sa famille sont exécu-tés par les Bolcheviques après unelongue captivité.

• 1918-1920 : Victoire des Bolcheviquesdans la guerre civile russe qui lesoppose aux anti-Bolcheviques.• Massacre d’environ 100 000 Juifs enUkraine occidentale.

Pour attirer de nouveaux membresdes rangs des nationalistes et dessocialistes, le parti des travailleursallemands, au cours d’une réunionorganisée à Munich le 24 février1920, change de nom pour devenirle parti des travailleurs nationaux-socialistes.

Cet en-tête de l’Association Thuleénonce : « Souvenez-vous, vousêtes un Allemand ! Gardez purvotre sang ! »

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• Octobre 1918 : Signature par laGrande-Bretagne et la Turquie d’unarmistice. La Palestine passe souscontrôle britannique, ce qui la libèrede la domination turque qu’ellesubissait depuis 1516.

• 4 octobre 1918 : L’Allemagneexténuée demande aux Alliés les condi-tions d’un armistice.

• Novembre 1918 : Abdication de l’em-pereur d’Allemagne, Guillaume II.

• 11 novembre 1918 : Un armisticesigné entre l’Allemagne et les Alliés metfin à la Première Guerre mondiale,mais non aux problèmes de fond dontsouffre l’Europe.

• 25 décembre 1918 : Création en Alle-magne par des vétérans de guerre des

Stahlhelm (casques d’acier),nationalistes et antisémites.

• 1918-1933 : La politique antisémitedu gouvernement polonais contraint60 000 Juifs polonais à émigrer pours’installer en Allemagne.

• 1919 : L’Allemagne se dote d’uneconstitution démocratique. • La nationadopte aussi des lois sur les Tsiganes,

Employé dans le service poli-tique de l’armée à Munich, unvétéran de la Première Guerremondiale âgé de 30 ans futchargé de répondre à Adolf Gem-lich, un soldat qui se demandaitpourquoi l’Allemagne avait perdula guerre. La réponse, datée du16 septembre 1919 accusait lesJuifs de la défaite de l’Allemagne.Elle était rédigée et signée parAdolf Hitler.

Dans cette lettre, son premierécrit explicitement antijuif, Hitlerprocède à quelques distinctionsmajeures. Il souligne en premierlieu que l’identité juive ne doitpas être définie par la religion,mais par la race. En second lieu,Hitler distingue l’antisémitismede passion et l’antisémitisme deraison. L’antisémitisme de pas-sion, affirme-t-il, se manifestepériodiquement par des explo-sions de violence, mais il estdépourvu des qualités systéma-

tiques nécessaires pour atteindre« l’objectif final » de l’antisémi-tisme, à savoir « le transfert detous les Juifs. »

Le 12 septembre 1919, Hitlerassista à la première réunion duparti des travailleurs allemands(DAP), un petit groupe politiquede droite. Quatre jours plus tard,Hitler, non seulement envoya sonmessage à Gemlich, mais il rejoi-gnit le DAP, devenant le septièmemembre de son comité exécutif.En 1920, le parti des travailleursallemands prit le nom de partinational socialiste des travailleursallemands (NSDAP). Désormaisdirigé par Hitler qui en avait rapi-dement assumé le contrôle dicta-torial, ses membres furentdésignés sous le nom de nazis(contraction de nationaux-socialistes).

L’échec de la tentative desnazis de s’emparer du pouvoir enAllemagne en novembre 1923 –

connue sous lenom de putsch deMunich (de labrasserie) – abou-tit à une peine dedétention pourHitler en 1924.Dans la prison deLandsberg, Hitlerécrivit MeinKampf (Mon com-bat) dont les deuxvolumes parurenten 1925 et 1926.En 1945, ce livres’était vendu àplus de six mil-

lions d’exemplaires. Exacerbant l’antisémitisme

raciste, Mein Kampf affirmait quecertaines races créent la civilisa-tion alors que d’autres la corrom-pent. Ces races luttent pour lasurvie de la plus apte. Selon Hit-ler, la race la meilleure et la plussouhaitable était la « race supé-rieure » nordique, aryenne, alle-mande. Les Juifs étaient les piresennemis. Partout où il voyait unemenace pour la survie de la race« supérieure », Hitler découvraitles Juifs. Le peuple allemand,proclama-t-il, doit éliminer cettemenace juive. Sous sa direction,affirmait Mein Kampf, les nazisagiraient en ce sens.

Bénéficiant de la puissanceoratoire envoûtante d’Hitler, lesnazis devinrent de plus en pluspopulaires, Hitler promettant unevie meilleure pour le peuple alle-mand et une résurgence de lagloire pour l’Allemagne. Selonl’idéologie nazie, ce mode de viedevait être fondé sur un nationa-lisme mettant en relief l’antisémi-tisme et la « pureté » racialeallemande, un anticommunismeacharné, une dictature de partiunique, une économie étatisée et,par la suite, une extension du ter-ritoire allemand. Bien qu’encoreminoritaires en 1932, les nazisconstituaient le principal partipolitique d’Allemagne. Ils prirentbientôt le contrôle de tout. Appe-lant leur État le Troisième Reich,Adolf Hitler et les nazis dirigèrentl'Allemagne de 1933 à 1945.

L’essor du parti nazi

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systématique et à la suppressiondes privilèges détenus par lesJuifs… Son objectif ultime doitêtre résolument le départ (Entfer-nung) de tous les Juifs. Seul ungouvernement de vitaliténationale est capable des deux, enaucun cas un gouvernement d’im-puissance nationale. » Cettedéclaration ne signifie pas que,dès 1919, Hitler avait l’intentiond’exterminer les Juifs. Maisd’autres éléments de cette décla-ration sont des constantes tout aulong de sa vie politique,notamment l’antisémitisme définiracialement et l’appel à une poli-tique nationale unie etsystématique pour combattre lapuissance juive.

Le 12 septembre 1919, Mayrenvoya Hitler à la Sterneckerbräu,une brasserie de Munich, pourobtenir des renseignements surun mouvement dont le nomconduisit l’armée à penser – à tort

– qu’il appartenait à lagauche. En fait, l’idéologiedu Deutsche Arbeiterpartei(DAP, parti des travailleursallemands) en était aux anti-podes.

Fondé en janvier 1919, ceparti peu connu avait pourdirigeant, entre autres,

Anton Drexler, un cheminot quienvisageait un État allemand völ-kisch reposant sur les intérêts desclasses moyennes et qui se débar-rasserait des Juifs et desétrangers. Au début, Hitler trouvala réunion du 12 septembreennuyeuse et voulut partir, maislorsqu’il fut question d’unéventuel séparatisme bavarois,Hitler, en profond désaccord,intervint. Impressionné par cetteénergique réfutation, Drexler luidonna un exemplaire de Monréveil politique, credo politiquedu chef du DAP et invita Hitler àrevenir s’il le souhaitait. Quelquesjours plus tard, avant d’avoirdécidé quoi que ce soit, Hitlerreçut une carte postale disantqu’il avait été accepté commemembre du parti et le priant d’as-sister à une réunion des dirigeantsdu DAP pour plus amplediscussion. Hitler se rendit à cetteréunion – organisée dans uneautre brasserie de Munich, l’AltesRosenbad, faiblement éclairée –où la sympathie qu’il exprimapour les conceptions du DAP etson sens de l’opportunité firentforte impression. La date exacte

demeure incertaine, mais dans lesquinze derniers jours deseptembre 1919, Hitler s’inscrivitau parti des travailleurs allemandsdont il fut le membre n° 555 (auDAP, la numérotationcommençait à 501 pour grossir leseffectifs). Il devint également leseptième membre du comité exé-cutif.

L’énergie politique d’Hitler,son habile utilisation destechniques de publicité et de pro-pagande, ainsi que son talent ora-toire, tirèrent progressivement leDAP de l’oubli. Le 24 février

1920, près de 2 000 personnes,notamment plusieurs centainesd’opposants socialistes, serendirent au premier grandrassemblement du parti, organisédans la Festsaal (salle desbanquets) de la Hofbräuhaus deMunich. Lorsque le tour deparole d’Hitler arriva, il harangua

restreignant leurs déplacements, leurscampements et leur installation perma-nente. • Le nationaliste allemand AlbertLeo Schlageter est exécuté par les Fran-çais pour avoir défié l’autorité françaisedans la Ruhr. Ultérieurement, les nazisen feront un martyr. • Création enBelgique par Pierre Nothomb d’Actionnationale, un groupe fasciste etantisémite. • Le traité de Saint-Germaingarantit les droits des minorités aux Juifs

autrichiens.• Parution de la traduction enallemand des Protocoles des sages deSion, le prétendu procès-verbal d’uneréunion secrète des sages de Sion à desfins de conspiration.

• 5 janvier 1919 : Création à Munich duparti des travailleurs allemands (DAP).

• Fin 1919 : Hitler rencontreDietrich Eckart, un auteur

dramatique de Munich qui édite Aufgut deutsch (En bon allemand), unhebdomadaire antimarxisteférocement antisémite.

• 1919-1921 : Une troisième vague depogroms violemment antisémites serépand en Pologne et en Ukraine. Autotal, plus de 60 000 Juifs sontmassacrés et des centaines de millierssont blessés et estropiés.

Les sections d’assaut, fomentantdes émeutes et perturbant lesréunions politiques, se tiennent augarde-à-vous devant les bannièresnazies sur lesquelles est écrit :« Allemagne, réveille-toi ! »

De jeunes militants du parti nazidéfilent dans les rues de Munich aucours du premier rassemblementannuel du parti. Le NSDAP ne créa unmouvement de jeunesse qu’en 1926.

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le public, développant les thèmesdu programme que Drexler et lui-même avaient établi quelquesjours plus tôt. Outre les pointsattendus de la part d’un parti dedroite – par exemple lenationalisme pangermanique et ladénonciation du traité deVersailles – il y avait aussi des pro-positions d’abroger la citoyennetédes Juifs, de les exclure de lafonction publique et d’expulserceux qui étaient arrivés enAllemagne après le début de laPremière Guerre mondiale.Aucune de ces propositions nedistinguait le DAP des autres par-tis allemands de droite. C’est Hit-ler et sa violente rhétorique quifirent la différence.

Début mars 1920, le DAPchangea de nom et fut désormaisconnu sous le nom de Nationalso-zialistische Deutsche Arbeiterpar-tei (NSDAP, parti national-socialiste des travailleursallemands). Ses membres furentappelés nazis, contraction denationaux-socialistes. Un moisaprès avoir quitté l’armée, Hitlerse consacra à plein temps à l’ave-nir politique du parti rebaptisé.Ses discours – en généraldéclamés pendant deux heures àpartir de notes sommaires–attiraient des foules, souvent desmilliers de personnes. Il fut bien-tôt identifié au NSDAP. Aucongrès du parti, le 29 juillet1921, Hitler obtint la directiondictatoriale du NSDAP qu’il fut

alors à même de contrôler commeil le souhaitait. Il entendait, entreautres, faire des nazis leschampions, non pas de telle outelle classe sociale ou de tel ou telgroupe d’intérêts, mais du peupleallemand dans son ensemble ;objectif qui, bien sûr, ne laissaitpas de place aux Juifs ou autres «non-Allemands ».

Au cours de l’été suivant, leNSDAP comptait 6 000 membres.Il était également doté d’uneorganisation paramilitaire appeléeSturmabteilung (SA : sectionsd’assaut). Organisés par HermannGöring, aviateur renommé de laPremière Guerre mondiale, etplacés sous le commandement del’ancien capitaine Ernst Röhm, lesSA recrutaient leurs membresprincipalement auprès desFreikorps et d’autres Allemands

méfiants à l’égard de l’orientationdémocratique de la république deWeimar. Le goût des SA pour lescombats de rue et l’intimidation,non seulement tint à distance lesagitateurs, mais conféraégalement au NSDAP une répu-tation de force et de loyautéqu’Hitler prisait particulièrement.

Dans Mein Kampf, Hitleraffirmait que la nature est régie parla loi fondamentale d’une lutte éter-nelle dans laquelle l’enjeu est l’accèsà la grandeur. Il proclamaitégalement l’importance capitale dedeux autres lois naturelles : les loisde l’hérédité et de l’instinct deconservation. La nature, soutenaitHitler, refuse le mélange desespèces dans la reproduction. Ellepréserve également le plus fort enéliminant le plus faible. La viehumaine n’est pas exempte de ceprocessus implacable et permanentde la nature qui favorise toujours leplus fort. La différence essentiellecependant, c’est que les êtreshumains savent – ils doivent savoir –que leur existence individuelle etsociale se déroule dans le théâtred’une interminable lutte à mort. Lefort, donc, n’hésitera pas à adopterun principe évident pour Hitler, àsavoir que la survie nationale peutdépendre de l’agression et de la vio-lence. Dans ces considérations,insistait Hitler, ce qui estdéterminant, c’est le fait que la sur-vie d’un peuple et le mouvementvers l’excellence dépendent de lagéographie. Un territoire suffisant

• 1919-1923 : La Roumanie accordela citoyenneté aux Juifs.

• 1920 : La Société des nations (queles États-Unis avaient refusé derejoindre) tient sa première réunionà Genève. • Création en Palestined’une milice clandestine juive, laHaganah (Défense en hébreu).

• 24 février 1920 : Premier

rassemblement de masse du partinational-socialiste (NSDAP) à la bras-serie Hofbräuhaus de Munich. Endépit des interruptions desadversaires, Adolf Hitler expose leprogramme du parti.

• 1er avril 1920 : Adolf Hitler estdémobilisé de l’armée allemande.

• 1921 : La commission des

réparations des alliés estime laresponsabilité allemande dans la Pre-mière Guerre mondiale à 132milliards de marks-or (environ 31milliards de dollars) ; voir janvier1923. • Le NSDAP ou parti nazi, créeles Sturmabteilung, SA, sections d’as-sauts, chemises brunes). Le Times deLondres dénonce les Protocoles dessages de Sion comme un faux. • LeVölkischer Beobachter (L’observateur

Hitler obtint pratiquement tout cequ’il demandait. Incarcéré dans laprison de Landsberg, il disposait deplusieurs pièces et pouvait mêmerecevoir des visiteurs.

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(Lebensraum) est indispensablepour un peuple dynamique et pourla pureté de son mode de vie. Pouratteindre la grandeur et l’espacedont il a besoin, il peut êtrenécessaire de recourir à des moyensbrutaux. Le génie d’un peuple semesure à sa capacité à exercer laforce maximum pour soumettre sesennemis.

Si Hitler empruntasélectivement au darwinismesocial et à la théorie raciale desthèmes qui remontent au XIXesiècle, les liens entre ces aspectsde sa conception du monde et sonantisémitisme raciste n’étaient

guère difficiles à identifier. Enfait, ces éléments s’amalgamaientparce qu’Hitler pensait que lanature et l’histoire ne font qu’un.Non seulement il existedifférentes races humaines quidoivent être conservées distinctes,à l’instar des différentes espècesnaturellement séparées, mais éga-lement certaines races humainescréent la culture, alors qued’autres la détruisent. Cesennemis, estimait-il, sont engagésdans une lutte pour la survie duplus apte. Selon Hitler, ausommet des races créatrices deculture, se trouvait la « race supé-rieure » nordique, aryenne,germanique, qui méritait dedominer les races « inférieures ».Pour Hitler cependant, le peupleallemand racialement supérieurétait particulièrement menacé parla « pollution » raciale. Ainsi, lesPolonais, les Russes, lesUkrainiens et autres peuplesslaves, de même que lesAllemands « débiles » et« asociaux » (par exemple les han-dicapés mentaux et physiques, leshomosexuels et les criminels invé-térés) allaient être dans la ligne demire d’Hitler. Les Juifs, l’ennemiracial qu’Hitler considéraitcomme le plus acharné, venaienten tête de liste.

En 1924, selon Mein Kampf,partout où Hitler vit une menacepour la survie raciale et nationale àlaquelle il tenait, partout où il sen-tait un obstacle à l’expansion

du peuple), organe officiel nationalsocialiste commence à paraître.

• 21 mars 1921 : Émeutes antijuivesà Jérusalem.

• 29 juillet 1921 : Adolf Hitlerdevient le premier chef du parti nazidoté de pouvoirs dictatoriaux.

• 1922 : Création du Jungsturm AdolfHitler (Troupe d’assaut des jeunesAdolf Hitler) ; voir 1926. • Créationde Stosstrupp Adolf Hitler (Troupe dechoc Adolf Hitler), contingent degardes du corps d’Hitler. C’est lenoyau de ce qui deviendra plus tardla Schutzstaffeln (SS). • Benito Mus-solini forme un gouvernementfasciste en Italie. • Le professeur

antisémite Hans F. K. Günther,spécialiste d’anthropologie sociale,publie l’ouvrage raciste, Traditionraciale du peuple allemand.

• 24 juin 1922 : Walther Rathenau,ministre des Affaires étrangères d’Al-lemagne, juif, est assassiné par desmembres de l’organisation Consul,un groupe d’extrême droite dirigé

La croix gamméeAujourd’hui, dans les cul-

tures occidentales, on associela croix gammée à l’Allemagnenazie. En fait, ce symboleremonte à des temps ancienset est encore communémentutilisé dans les cultures orien-tales.

Le mot swastika dérive dusanscrit svastika qui signifie« favorable au bien-être ». Cesymbole apparaît dans l’art del’époque byzantine (Ve et VIesiècles), ainsi que dans celui detribus indiennes d’Amériquedu nord et du sud et d’Amé-rique centrale, notamment lesNavajos. Aujourd’hui, en Inde,c’est un symbole de bonaugure chez les Hindous et lesbouddhistes.

En 1910, le nationalisteallemand Guido von List sug-géra que la croix gammée(Hakenkreuz en allemand)devienne le symbole universelde toutes les associations anti-sémites. Le parti nazi en fit sonemblème en 1920. En 1935, lacroix gammée noire dans uncercle blanc sur fond rougedevint le drapeau national del’Allemagne. Aujourd’hui, la loidu pays interdit d’afficher cesymbole.

Cette annonce fut publiée en1924 pour annoncer la parution de« l’autobiographie » d’Hitler, MeinKampf, sous le titre Quatre ans etdemi de lutte contre les mensonges,la bêtise et la lâcheté.

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géographique qu’il souhaitait à toutprix, il finissait par trouver les Juifs.Selon lui, les Juifs pillaient,corrompaient et contaminaient lepeuple même qui méritait dedominer le monde. Sous ladirection d’Hitler, la propagandenazie décrivit les Juifssimultanément au moins de troisfaçons différentes : comme desconspirateurs internationaux anti-allemands, comme des criminels etcomme une peste mortelle. Lepeuple allemand devait repousserune fois pour toutes ces « destruc-teurs de culture ». Sous sadirection, estimait Hitler, les nazisagiraient en ce sens, tenant leurpromesse d’assurer une viemeilleure pour le peuple allemand.En se développant, l’idéologienazie fonda ce mode de vie sur l’ul-tranationalisme, insistant sur la

« pureté » raciale allemande et l’an-tisémitisme. Elle prôna égalementla dictature d’un parti unique, uneéconomie étatisée, un anticommu-nisme acharné et, par la suite uneexpansion impérialiste du territoireallemand par la guerre.

Bien que personne – pas mêmeHitler – n’eût pu prévoir en 1924 lacatastrophe qu’une telle idéologieallait provoquer, l’influence d’Hit-ler et la présence du parti nazis’étaient développées considérable-ment à partir des origines les plusimprobables. Les nazis seretrouvaient sur l’échiquierpolitique de l’Allemagne.

Sans les nazis, la Shoah eût été peuprobable. On imagine mal la domina-tion nazie et la Shoah sans Hitler.Sans l’antisémitisme cependant, lenazisme, la dictature d’Hitler et laShoah auraient été manifestementimpossibles. C’est l’antisémitisme quifut l’élément majeur.

Se posent alors des questions quiremontent bien plus loin dans lepassé que les efforts d’Hitler àMunich pendant les années 1920 ouses expériences pendant la PremièreGuerre mondiale, ou ses années deformation à Vienne. Ni Hitler niaucun de ses contemporains n’étaientles premiers à nourrir ce qu’on a par-fois appelé « la haine la plus tenace. »Hitler était né dans un monde,notamment dans un environnementeuropéen, dans lequel l’antisémitismeexistait déjà. Sa version raciale elle-même n’était pas nouvelle, bien quesa vision antisémite ait produit

quelque chose de totalementnouveau : l’appel à l’exterminationd’êtres humains.

Lorsqu’on suit les débuts de l’his-toire en évoquant Élie Wiesel àAuschwitz, les lunettes de Gerlich etla vision d’Hitler, il faut s’interroger :comment l’antisémitisme a-t-il surgi ?Quels ont été les moments décisifs etles caractéristiques principales de sonévolution ? Qu’est-ce qui en a fait unecause qui, si elle n’était pas suffisantepour produire la Shoah, étaitcertainement nécessaire pour quecette catastrophe se produise ? À cetégard, on peut commencer par péné-trer dans le monde ténébreux de lapseudoscience et du racisme.

Le prétexte de la haineLes termes antisémite et

antisémitisme sont devenus d’unemploi si courant qu’on pourrait

par le capitaine Hermann Ehrhardt.

• 24 juillet 1922 : La Société desnations confie à la Grande-Bretagneun mandat sur la Palestine garantis-sant l’immigration juive.

• 1922-1933 : Deux cents tombesjuives sont profanées à Nuremberg,en Allemagne.

• 1923 : Dans toute l’Allemagne, l’in-flation galopante réduit à néant lavaleur de la monnaie nationale. •Publication à Nuremberg du premiernuméro du journal antisémite DerStürmer (L’assaillant). Son slogan estDie Juden sind unser Unglück, « LesJuifs sont notre malheur », phraseempruntée à Heinrich vonTreitschke. • Arthur Moeller van den

Bruck, fasciste et antisémite notoire,publie Das Dritte Reich (Le TroisièmeReich), livre qui exercera uneinfluence considérable sur Hitler. • Des maisons juives sont brûlées àBerlin.

Des fascicules comme celui-ci, publi-cation en épisodes hebdomadaires duroman antisémite de Fritz Reuter, Le Juifrusse, en 1932, étaient fort populaireschez les fanatiques de droite.

Ce tract polonais reprend le slo-gan scandaleux, et pourtant popu-laire, affirmant : « Les Juifs sont despoux ; ils provoquent le typhus. »

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penser qu’ils sont eux-mêmes fortanciens. En fait, on attribue à unjournaliste allemand du nom deWilhelm Marr leur invention et leurvulgarisation vers la fin des années1870. Le pamphlet politique deMarr La victoire du judaïsme sur lagermanité, réimprimé à maintesreprises, avertissait que « l’esprit juifet la conscience juive ont envahi lemonde ». Il appelait à la résistancecontre « cette puissance étrangère »avant qu’il ne soit trop tard. Marrpensait que, sous peu, il n’y auraitpas le moindre emploi public, fût-cele plus prestigieux, que les Juifsn’auraient pas usurpé. » Pour Marr,c’était un honneur d’être qualifiéd’antisémite.

Marr et d’autres employèrent lemot antisémite dans les campagnespolitiques antijuives, en générallaïques, qui se répandaient enEurope au tournant du siècle. Lemot était issu d’une analyse linguis-tique effectuée au XVIIIe siècle quidistinguait les langues aux racinessoi-disant « aryennes » et les languesaux racines prétendument «sémites ». Cette distinction condui-sit à son tour à l’hypothèse –erronée – qu’il existait des groupesraciaux correspondants. Dans cecontexte, les Juifs devinrent des« sémites », désignation qui ouvrit lavoie au nouveau vocabulaire deMarr. Il aurait pu utiliser le termeallemand traditionnel Judenhasspour évoquer cette haine des Juifs,mais cette façon de s’exprimer étaitporteuse de connotations religieuses

que Marr souhaitait estomper auprofit des connotations raciales. Enapparence plus « scientifique », l’an-tisemitismus de Marr devint popu-laire. Par la suite, il allait désignertoutes les formes d’hostilité àl’encontre des Juifs tout au long del’histoire.

Au cours des siècles,l’antisémitisme emprunta desformes religieuses, politiques,économiques, sociales et racialesdiverses, mais toujours voisines. LesJuifs furent victimes de discrimina-tions, haïs et massacrés, parce queles non-Juifs animés de préjugésestimaient qu’ils appartenaient à lamauvaise religion, n’étaient pasaptes à devenir citoyens,pratiquaient les affaires malhonnê-tement, ne se comportaient pascomme il faut ou possédaient des

• Janvier 1923 : L’Allemagneéconomiquement affaiblie ne versant pasles réparations de guerre d’un montantde 31 milliards de dollars, la France et laBelgique occupent la Ruhr. Nombreuxsont les Allemands, notamment les vété-rans de la Grande Guerre, qui se décla-rent profondément humiliés et en colère.

• Mars 1923 : Création des Schutzstaf-feln (SS, escouade de protection). Àl’origine gardes du corps d’Hitler, ilsdevinrent par la suite une garde d’élitearmée du Troisième Reich. Cette orga-nisation terroriste nazie totalementdévouée à Hitler et dirigée parHeinrich Himmler portera la responsa-bilité d’avoir mis en œuvre la « solutionfinale du problème juif ».

• Novembre 1923 : Quatre milliards demarks allemands s’échangent contre undollar. L’inflation de Weimar eststoppée par l’introduction d’unenouvelle monnaie forte reposant surdes valeurs foncières.

• 8-11 novembre 1923 : Échec de latentative de prise du pouvoir par Hitlerà Munich au cours du putsch de la bras-

Wilhelm MarrConnu comme le père de

l’antisémitisme moderne,Wilhelm Marr mena lecombat pour annulerl’émancipation des Juifs enAllemagne.

Né en 1819, Marr selança dans la politique entant que révolutionnairedémocrate favorable àl’émancipation de tous lesgroupes opprimés, y com-pris les Juifs. Cependant,aigri par l’incapacité de larévolution allemande de1848-1849 à démocratiserson pays, ainsi que par ledéclin rapide de sa fortunepolitique, il dirigea sonvenin contre les Juifs. Sonessai Der Sieg des Juden-thums über das Germanen-thum von nicht confessionel-len Standpunkt (La victoiredu judaïsme sur la germa-nité : d’un point de vue nonconfessionnel) en était à sadouzième édition en 1879.

La conception antisémitede Marr se fondait sur deprétendues caractéristiquesraciales, et non religieuses,des Juifs. Son association, laLigue des antisémites,introduisit le mot antisé-mite dans le lexique poli-tique et constitua lepremier mouvement poli-tique populaire entière-ment fondé sur desconvictions antijuives.

Cette affiche de Pologne entendétablir un lien entre les Juifs d’une partet le communisme et le grand capitald’autre part. En légende : « Ploutocra-tie ou bolchevisme – tous deux ont étéinventés par les Juifs ».

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caractéristiques raciales inférieures.Ces formes d’antisémitisme, notam-ment la forme raciale, jouèrenttoutes un rôle clé dans la Shoah.

Fondamentalement, Hitler et sespartisans – et c’est important –n’étaient pas antisémites parce qu’ilsétaient racistes. Au contraire : Hitleret ses partisans étaient racistes parcequ’ils étaient antisémites, en quêted’un opprobre plus profond que nepourrait fournir un quelconque pré-

jugé religieux, économique ou poli-tique. Car si les Juifs posaientproblème sur le plan religieux, il eûtété possible de les convertir. Si leurspratiques économiques ou leursconceptions politiques étaient, pourune raison ou pour une autre, inap-propriées, un changement de com-portement aurait pu, en principe,corriger leurs défauts. Mais les anti-sémites du genre de Marr ou d’Hit-ler estimaient que les Juifs

constituaient une menace quoiqu’ils fassent. Comme le précisaMarr : « Les Juifs sont les ''meilleurscitoyens'' de cet État chrétienmoderne », mais il en était ainsi,ajouta-t-il, parce que cela« correspondait parfaitement à leursintérêts ». Sans aucun doute, Marrestimait – et Hitler en était encoreplus convaincu – que les intérêts desJuifs étaient incompatibles avecceux de l’Allemagne.

Pour les antisémites commeMarr, les Juifs convertisdemeuraient des Juifs indignes deconfiance. Le comportement juifpourrait changer de mille façons, la« logique » de l’antisémitisme racisten’y voyait pas matière à renoncer àl’antisémitisme. Au contraire, cetantisémitisme interprétait l’assimila-tion juive comme une infiltration,l’adaptation juive comme une dupli-cité et l’intégration juive dans lasociété non juive comme unepreuve de la fourberie juive visant àla domination mondiale. Parailleurs, si les Juifs insistaient pourconserver leurs coutumes juives dis-tinctives, cette insistance prouvait àl’évidence que les Juifs étaient unpeuple étranger. S’ajoutant auxformes d’antisémitismesprécédentes, la théorie raciale« expliquait » pourquoi les Juifs,quelles que soient les apparencescontraires, représentaient unemenace que les Allemands ne pou-vaient se permettre de tolérer.

Les Juifs, bien sûr, ne sont pasune race, puisque toute personne,

serie, ce qui ébranle temporairement leparti national-socialiste et conduit à l’ar-restation d’Hitler en Bavière, le 11. Hit-ler ne purge que neuf mois de prison etbénéficie de plusieurs privilèges accor-dés par la magistrature.

• 1924 : Le Congrès des États-Unisadopte une loi restreignantl’immigration qui empêche

vaille à son livre Mein Kampf (Moncombat). Son fidèle secrétaire,Rudolf Hess, transcrit les divagationsd’Hitler ; voir 18 juillet 1925.

• 1925 : Création du Tannenbergbunden Allemagne par le général ErichLudendorff et son épouse MathildeLudendorff. Ce mouvement attaque lesJuifs, les communistes, les catholiques

L’antisémitisme chrétienLa propagande antisémite nazie s’inspirait d’une tradition

antijuive de 2 000 ans exploitée par les Églises chrétiennes.L’image stéréotypée totalement fausse des Juifs « assassins duChrist » persista au cours des siècles. La profanation du crucifix(gravure) était un autre thème commun.

Les Juifs étaient parfois humiliés, expulsés de certains pays etmême massacrés. Il leur était interdit d’épouser des chrétiens, ils

étaient contraints de porter un vêtement dis-tinctif, l’accès à certaines professions leur étaitfermé et souvent, ils étaient tenus à l’écart danscertains quartiers des villes. À l’époque médié-vale, l’échec des conversions des Juifs au chris-tianisme aboutit à une recrudescence de lapeur, des suspicions et de la haine. Des carica-tures décrivaient les Juifs sous une forme sata-nique. Plus nocives encore étaient les calomniesaccusant les Juifs de meurtres rituels d’enfants

chrétiens. Le mythe que les Juifs utilisaient le sang de vierges chré-tiennes pour cuire leurs pains azymes pour Pâque, circula même auXXe siècle.

Vers la fin de sa vie, Martin Luther, le réformateur protestant duXVIe siècle, fut un virulent antisémite. Furieux que les Juifs refu-sent de se convertir, il lança le pamphlet venimeux intitulé Contre lesJuifs et leurs mensonges, les décrivant comme les assassins du Christet des criminels décidés à dominer le monde. Luther préconisa debrûler les synagogues, les écoles et les maisons et de chasser les Juifsdu pays « comme des chiens fous ». Lors des rassemblements de leurparti, les nazis plaçaient ce pamphlet bien en évidence.

l’immigration venant d’Asie et d’Europeorientale. Cette loi, comme d’autresactivités américaines anti-immigrants,est remarquée par l’Allemagne.

• 4 mai 1924 : Aux élections du Reichstag(parlement), les nazis remportent 6,6%des suffrages.

• Juillet 1924 : En prison, Hitler tra-

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indépendamment de son sang oude toute autre caractéristique bio-logique, peut devenir juive parconversion. La croyance que lesJuifs sont une race était cependantrépandue, ce qui eut desconséquences incalculables. Si lajudéité était une question de race,on pourrait affirmer que l’identitéjuive est déterminée par l’hérédité,le caractère juif par l’héritage bio-logique. D’après cette conceptionraciste, les Juifs ne pourraient rienfaire pour changer d’identité et decaractère. Peu importe qu’ils seconvertissent au christianisme oudonnent la preuve de leur amourpour leur pays. Selon les croyancesdes antisémites racistes, un Juif estun Juif quoi qu’il arrive et les Juifsreprésentent une menace pour lessociétés « supérieures » non juivesdans lesquelles ils vivent. L’antisé-mitisme racial signifie que

l’existence même de la vie juive estun problème qui doit être résolu.

Une fois associés, antisémitismeet racisme se stimulent l’un l’autre.Mais l’antisémitisme racial n’auraitjamais pu surgir sans les formes nonraciales de l’antisémitisme dont il estissu. Bien que l’identité juive setransmette d’ordinaire de parent àenfant, tout le monde, en principe,peut être juif. L’idéologie nazie, quoiqu’elle en dise, ne peut donc définirles Juifs de façon « essentielle ». LesJuifs doivent être identifiés pard’autres moyens avant qu’il soit pos-sible de leur attribuer une identitéraciale. Ainsi, le comportement – ceque les Juifs font ou ne font pas –devient un élément décisif de ladéfinition de leur identité avant l’at-tribution de distinctions raciales. Lecomportement, cependant, pose luiaussi problème pour déterminerune identité juive distincte – c’est

du moins vrai si l’on s’intéresse seu-lement au travail que les Juifs effec-tuent, aux professions qu’ilsexercent, à leurs projetséconomiques ou à leurs tendancespolitiques. Car, en eux-mêmes, cesrôles peuvent généralement êtretenus par toutes sortes de gens. Ilexiste cependant au moins une dif-férence de comportement d’unegrande portée.

Tous les Juifs ne sont pasreligieux. La religion n’en est pasmoins au cœur des différencesqui, à l’origine, ont distingué lesJuifs. La religion implique bienautre chose que des croyancesparticulières. Elle se vit aussi danscertaines pratiques. Les Juifs, nonseulement vénèrent un Dieuunique exclusivement, mais ilsobservent également le Shabbatet certaines fêtes comme laPâque. Ils pratiquent la circonci-sion, respectent des loisalimentaires particulières et consi-dèrent Jérusalem comme la Villesainte. Formés par le judaïsme,leur religion, les Juifs sontuniques en leur genre. En outre,la particularité religieuse est unélément essentiel pourcomprendre les sentimentsantijuifs longtemps incrustés dansle christianisme. Sans l’hostilitéchrétienne envers les Juifs, ilserait extrêmement difficile, voireimpossible, d’expliquer pourquoiles Juifs furent si constamment lacible de la discrimination et de lapersécution dans la civilisation

et les francs-maçons. • Création en Bel-gique de Jeunesse nationale, un mouve-ment de jeunesse issu de l’Actionnationale, fasciste et antisémite. • AuxÉtats-Unis, le révérend Gerald B. Win-rod fonde les Défenseurs de la foi chré-tienne, un groupe qui s’attaque au« bolchevisme juif ». Winrod estsurnommé « le Streicher américain ».

• 27 février 1925 : Un grand rassem-blement à Munich relance le partinazi. 4 000 personnes y assistent.

• 24 mars 1925 : Reprise de la publi-cation du journal antisémite pro-naziDer Stürmer après son interdictionpar le gouvernement de Weimar ennovembre 1923.

• 26 avril 1925 : Paul vonHindenburg est élu président de l’Al-lemagne.

• Juin 1925 : Les conventions deGenève interdisent l’usage de gazasphyxiants, toxiques ou autres gaz,ainsi que des armes bactériologiquesdans les guerres.

Gauche : Jésus, un Juif, enseignait les principes du judaïsme et s’yconformait. Il fut tué par les Romains qui redoutaient son charisme. Milieu :Rome réprime brutalement la révolte juive en 70 de l’ère chrétienne, détruisantJérusalem et le Deuxième Temple. Droite : Converti au christianisme, l’empereurConstantin met fin à la persécution des chrétiens et reconnaît officiellement leurreligion. Il impose une série de décrets opprimant les Juifs.

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occidentale et, en particulier,pourquoi ils furent par la suitevoués au massacre dansl’Allemagne d’Hitler.

Bien avant que le parti nazin’émerge après la PremièreGuerre mondiale, l’antisémitismeétait si bien implanté danscertaines cultures dominées par lechristianisme qu’à quelquesexceptions près, les Juifs ne pou-vaient être pleinement intégrésdans les frontières fondamentale-ment chrétiennes de la civilisationoccidentale. Les modes antijuifsdu christianisme n’auraient passuffi à provoquer la Shoah, maiscelle-ci n’aurait probablement paspu se produire sans la longue tra-dition de dénigrement des Juifsdans la chrétienté. Pour éclaircirces points, il faut s’interroger surles origines du peuple juif.

Descendants de familles quiavaient été réduites en esclavagedans l’Égypte ancienne – parfois

appelés Hébreux – les Juifs fontremonter leurs origines auxpersonnages bibliques Abrahamet Sarah qui vivaient en Mésopo-tamie, il y a environ 4 000 ans. Lejudaïsme s’enracine dansl’expérience d’un exodemiraculeux de l’Égypte et dans larévélation de Dieu à Moïse sur lemont Sinaï, il y a plus de 3 000ans. Les Dix commandements,l’une des nombreusescontributions civilisatrices desJuifs à la culture occidentale,datent de cette époque lointaine.Ils font partie de la Torah, lesenseignements contenus dans lescinq livres de la Bible juive. LesDix commandements soulignentque le Dieu qui les a accordés estun Dieu exclusif : « Tu n’auras pasd’autre dieu que moi » (ExodeXX, 3). Le récit biblique montreque Dieu et les Enfants d’Israëlsont liés par une alliance compre-nant des lois rituelles et des règles

éthiques. La vie de cepeuple se distingua donc decelle des autres groupeshumains.

Après la Révélation auSinaï, les douze tribus d’Is-raël s’installèrent sur lerivage méditerranéen dansle pays de Canaan que,selon la tradition biblique,Dieu leur avait donné. Puis,ils fondèrent un royaumeavec David pour roi et Jéru-salem pour capitale.Incapable de demeurer uni

et de conserver l’autonomie dontil avait bénéficié de 1000 environà 922 avant l’ère chrétienne, leroyaume fut en proie aux divisionsinternes, puis assiégé et occupépar divers conquérants :Assyriens, Babyloniens, Perses,Grecs, et par la suite Romains.

En 70 de l’ère chrétienne, lesRomains réprimèrentimpitoyablement une révolte juiveprolongée. À titre de représailles,ils détruisirent la ville deJérusalem et son Temple, le lieusaint juif le plus important. Laplupart des survivants juifs durentquitter leur patrie traditionnelleet se dispersèrent dans diversesparties de l’Empire romain. En

• 18 juillet 1925 : Publication de MeinKampf (Mon combat) d’Adolf Hitler.

• 1926 : Shalom Schwarzbard, unJuif, assassine Simon Petlioura, ledernier chef de gouvernement del’Ukraine indépendante ; voir 25-27juillet 1941. • Aux États-Unis, le pèreCharles E. Coughlin fonde l’Unionnationale pour la justice sociale, uneorganisation isolationniste et antisé-

mite. • L’Association américaine d’eu-génisme est fondée pour promouvoirles théories du darwinisme social. •La Jungsturm Adolf Hitler (Troupesd’assaut des jeunes Adolf Hitler)change de nom et devient la HitlerJugend (Jeunesse hitlérienne).

• 1927 : Profanation de cimetièresjuifs par des bandes nazies dans toutel’Allemagne. • Création en Roumanie

de la Legiunea Arhangehelului Mihail(Légion de l’archange Michael), uneorganisation antisémite. • Créationde Glaubensbewegung DeutscherChristen (mouvement confessionneldes chrétiens allemands) en vued’« aryaniser » le christianismeallemand et éliminer l’influence juivede la vie religieuse. • Plusieurs syna-gogues sont détruites à Oradea enRoumanie au cours d’émeutes

Durant la première croisade, leschrétiens tentèrent de reprendre laTerre sainte aux musulmans. La croi-sade s’accompagna d’une violenceinouïe à l’encontre des Juifseuropéens stigmatisés comme« assassins du Christ ».

Gravure sur bois allemande datant de1493, représentant des Juifs brûlés vifsaprès avoir été jetés dans une fosse. Le cha-peau à corne porté par certains symbolisel’opprobre censé s’attacher à tous les Juifs.

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conséquence, pendant plus de2 000 ans, les Juifs vécurent enterre européenne – du Portugal etde l’Espagne à la Pologne et à laRussie, de la Grèce et de l’Italie àla Grande-Bretagne, la France etl’Allemagne.

Dans tous ces pays, les Juifsparvinrent à prospérer et à dyna-miser les régions qu’ils habitaient.Mais, toujours minoritaires, ilsétaient dans l’incapacité de maîtri-ser leurs destinées. En particulier,distingués de la majoritéchrétienne par leurs traditions, lesJuifs de la diaspora (dispersion)européenne se retrouvèrent sou-vent en butte à la suspicion, auxpréjugés et à la violence de lapopulation chrétienne majoritaire.

On comprend mieux l’existencede cette hostilité en rappelant quele christianisme esthistoriquement issu dumonothéisme juif (culte d’unDieu unique) et des traditions dujudaïsme telles qu’elles existaientil y a près de 2 000 ans. Bien queJésus de Nazareth ait étéconsidéré comme le fondateur duchristianisme, il n’avait pas eu l’in-tention d’initier une nouvelle reli-gion. Jésus vécut et mourut enJuif pratiquant. Ses premiers dis-ciples étaient eux aussi des Juifspratiquants. Conformément auxtraditions juives, lesenseignements de Jésus mettaientl’accent sur l’amour du prochain,la nécessité du repentir et la libé-ration de l’opprimé. Alors qu’il

rejetait la violence, Jésus subitune mort violente, Ponce Pilate,l’impitoyable gouverneur romainde Judée, considérant son exécu-tion comme le moyen le plus indi-qué pour stopper l’agitation quelui et ses disciples risquaient deprovoquer.

C’est l’autorité romaine, non

antijuives fomentées par desétudiants roumains. • 77% desétudiants de Prusse – se sentantmenacés par les aptitudesintellectuelles et commerciales desJuifs – réclament un « paragraphearyen » qui exclurait les Juifs desassociations, fédérations, partis, etpar la suite de toutes les affairespubliques.

• 10 mars 1927 : Le gouvernement deWeimar lève l’interdiction de discouriren public imposée à Hitler.

• 2 mai 1927 : Par sa décision Buck v.Bell, la Cour suprême des États-Unislégalise la stérilisation forcée.

• 4 juillet 1927 : Joseph Goebbelspublie le premier numéro du journal

antisémite Der Angriff (L’attaque),créé pour rassembler les nazispendant les deux ans où le parti futinterdit à Berlin.

• 1928 : Création en Allemagne du Kai-ser Wilhelm Institute, institut d’anthro-pologie, de génétique humaine etd’eugénisme.

Le monde perduEnviron neuf millions de Juifs vivaient dans les pays européens

que l’Allemagne nazie occupait pendant la Seconde Guerre mon-diale. Tous furent voués à la mort – non pas pour ce qu’ils auraientfait, mais parce qu’ils étaient Juifs.

En 1933, on comptait quelque 500 000 Juifs allemands, soitmoins d’un pour cent de la population. Àl’instar de leurs coreligionnaires des autrespays de l’Europe occidentale, les Juifs alle-mands avaient combattu dans l’armée alle-mande pendant la Première Guerremondiale. Bon nombre avaient été déco-rés. Entre 1905 et 1933, les Juifs avaientreçu 11 des 37 prix Nobel décernés à desAllemands.

La population juive la plus importantese trouvait en Europe orientale (photo), où une bonne partied’entre eux vivaient dans des bourgades majoritairement juivesappelées shtetls. Ces Juifs étaient moins assimilés que ceux d’Eu-rope occidentale. Ils parlaient généralement le yiddish, un mélanged’allemand, d’hébreu et de langues slaves, et la pratique religieuseorthodoxe était la norme.

Un peu partout, les Juifs possédaient leurs propres écoles, biblio-thèques, banques, associations culturelles et sportives, ainsi quedivers mouvements politiques. En dépit de l’antisémitisme, les Juifseuropéens préservèrent leurs traditions, entretinrent une vie cul-turelle et religieuse intense et, partout où ils vécurent, apportèrentune contribution remarquable à la civilisation occidentale.

Martin Luther, fondateur du pro-testantisme au XVIe siècle, prônait« le bannissement » des Juifs quirefusaient de se convertir.

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les Juifs, qui crucifia Jésus. Samort consterna ses fidèles et lesdispersa. En fait, Jésus n’auraitguère joué qu’un rôle très secon-daire dans l’histoire si ses disciplesjuifs n’en étaient pas arrivés àcroire et à faire croire que Jésusavait ressuscité, qu’il était le mes-sie promis par la tradition juive etqu’il était le fils de Dieu.

La plupart des Juifs cependant,ne crurent pas que Jésus avait res-suscité, ni qu’il était le messie

annoncé, sans parler du fils deDieu. Ce n’est qu’avec Paul, unJuif converti, que les premierschrétiens commencèrent àconnaître un succès croissantauprès des Gentils (non-Juifs) dumonde méditerranéen. Aumoment où les Romains détruisi-rent Jérusalem en l’an 70, ce quiavait débuté comme une petitesecte, luttant au sein du judaïsme,était en passe de devenir lareligion chrétienne qui allait s’as-

surer une domination culturellesur la civilisation occidentale.

Le divorce entre christianismeet judaïsme ne fut guère heureux.Les Juifs furent décrits commedes « meurtriers du Christ » – enpartie parce que c’était Judas, unJuif, qui aurait trahi Jésus – etdémonisés comme suppôts dudiable. D’après cette conceptionchrétienne, les Juifs étaientcoupables de déicide, le crime leplus abominable, parce qu’iln’était rien d’autre que le meurtrede l’incarnation de Dieu. Au coursdes siècles, ces thèmes chrétiensfirent l’objet d’un véritable« enseignement du mépris » àl’encontre des Juifs et dujudaïsme. De saint Augustin au Vesiècle à Martin Luther au XVIesiècle, les théologiens chrétiensles plus éloquents et les plusconvaincants enseignèrent que lesJuifs se rebellaient contre Dieu.Ils prêchèrent que l’infortune desJuifs était un décret divin lespunissant d’avoir rejeté Jésus. Cen’était pas par hasard si laviolence contre les Juifs se déchaî-nait souvent au printemps,l’époque des Pâques chrétienneset de la Pâque juive.

Les rapports entre Juifs etChrétiens étaient donc soigneuse-ment réglementés. Les mariagesmixtes étaient prohibés. Les Juifsétaient exclus de l’armée, de laplupart des postes administratifset des professions juridiques. Illeur était interdit de posséder des

• 20 mai 1928 : Les nazis remportent2,6% des voix et 12 sièges lors desélections du Reichstag.

• 22 septembre 1928 : À Massena,dans l’État de New York, une accusa-tion de meurtre rituel suscite des vio-lences contre les Juifs.

• 1929 : Création en Allemagne de la

Ligue des médecins nazis préoccupéepar l’eugénisme. • Alfred Rosenbergfonde le Kampfbund für DeutscheKultur (Ligue de combat pour la cul-ture allemande), antisémite etantibolcheviste, qui se donne pourmission de supprimer l’entarteteKunst (l’art dégénéré). • Sortie dupremier film parlé en yiddish, long-métrage intitulé Style and Class.

• 1929-1939 : Nouvelle vagued’aliyah (immigration) de Juifs enPalestine.

• 20 janvier 1929 : Hitler nommeHeinrich Himmler Reichsführer-SS.

Les protocoles des Sages de SionVers la fin des années 1800, les antisémites européens décri-

vaient le Juif comme un élément étranger et corrupteur de lasociété. Ils publièrent une littérature incendiaire qui vilipendaitles Juifs, les accusant de comploter pour saper la civilisation chré-

tienne occidentale en vue de dominer lemonde.

Au tournant du siècle, les antisémitesétaient convaincus que les Juifs intri-guaient ensemble pour s’assurer de ladomination mondiale. L’un des écrits lesplus influents alimentant cette convictionétait la publication très lue intitulée LesProtocoles des Sages de Sion. Ce documentétait en réalité un faux soigneusementfabriqué par la police secrète de la Russietsariste pour justifier la persécution des

Juifs par le gouvernement. Les Protocoles présentaient une« preuve » de la conspiration juive internationale. Ils fournis-saient un procès-verbal fictif d’une prétendue réunion secrètedes dirigeants sionistes à Bâle, en 1897. Ils résumaient mêmetechniquement les plans dressés pour un État mondial juif.

Des exilés de la Russie bolcheviste emportèrent avec eux desexemplaires des Protocoles. Alfred Rosenberg, un idéologue duparti nazi, publia sa propre version « corrigée » en 1923. AdolfHitler, à l’instar de nombreux autres antisémites patentés, étaitentièrement convaincu que les Protocoles – et la conspirationjuive – étaient authentiques.

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terres. Il leur restait cependant lecommerce, et de nombreux Juifsgagnèrent leur vie dans cedomaine. Par exemple, comme àses débuts, l’Église n’autorisaitpas les chrétiens à pratiquer leprêt à intérêt, les Juifs en vinrentà remplir le rôle indispensable,mais impopulaire, de prêteurs surgages pour la majorité chrétienne.

La situation des Juifs s’aggravaconsidérablement en 1096,lorsque l’acharnement des croiséschrétiens à reprendre les lieuxsaints aux troupes musulmanes fitde nombreux morts égalementparmi les Juifs. Réalisant les pre-mières formes de « purificationethnique » du territoire européen,les chrétiens perpétrèrent desmassacres. Après ces massacres,les Juifs furent obligés par leconcile de Latran de 1215 de por-ter un signe distinctif (en France,ce fut une rouelle jaune,précurseur de l’étoile jaune impo-sée plus tard par les nazis). Desghettos furent créés et, dansl’imagination populaire, les Juifs

furent de plus en plus identifiés àSatan. Ils furent accusésinjustement d’assassiner desenfants chrétiens à des finsrituelles. Les Juifs furent tenuspour responsables des épidémiesde peste et des famines qui rava-gèrent l’Europe aux XIVe et XVesiècles. Du sang fut exigé pour ces« crimes ». Il y eut aussi desexpulsions pures et simples, d’An-gleterre en 1290, de France dès1306, et d’Espagne en 1492.

Cinq siècles plus tard,l’enseignement chrétien à proposdes Juifs a nettement changé. Àquelques exceptions près, leschrétiens ont désavoué« l’enseignement du mépris » etont révisé leur approche des Juifset du judaïsme. Le prix de ceschangements a cependant étédémesuré. Les nazis et leurs colla-borateurs ont utilisé l’histoire reli-gieuse, notamment lesenseignements chrétiens sur lesJuifs pour trouver des précédentsà certaines mesures qu’ilsinfligeaient aux Juifs.

À lui seul, lechristianisme n’aurait passuffi pour provoquer laShoah. Car la foichrétienne, qui affirmedétenir la vérité exclusive,a besoin que les Juifscontinuent à exister, soiten tant que futurs conver-tis au christianisme, soit entant que témoins vivantsdu jugement divin. Il n’en

demeure pas moins que lesattitudes chrétiennes types enversles Juifs – entre autres le désir devoir les Juifs disparaître par laconversion – constituèrent unecomposante essentielle de laShoah. Sans les opinionsantijuives entretenues durant dessiècles par le christianisme, il eûtété à peine concevable que lesJuifs européens fussent voués parla suite à l’extermination.

Vers la fin du XVIIIe siècle, lesidées laïques d’égalité deshommes, de tolérance religieuseet de droits de l’homme se diffu-sèrent dans la civilisation occiden-tale.

L’une des conséquences futl’émancipation des Juifs.

• 3-4 août 1929 : Le grand rassemble-ment du parti nazi, à Nuremberg, attireplus de 100 000 personnes.

• 1930 : Hjalmar Schacht, financier etprésident de la Reichsbank, entame desrelations financières durables avec lesnazis, leur procurant des fonds considé-rables. • En Yougoslavie, lesnationalistes croates créent Ustasa(Insurgé), une organisation qui massa-

crera 500 000 Serbes et 20 000 Tsiganespendant la Seconde Guerre mondiale.

• 2 septembre 1930 : Hitler devient lechef suprême des SA (Troupesd’assaut). Il encouragera et utiliseraleur brutalité.

• 14 septembre 1930 : Le partinational-socialiste remporte 18% (6,4millions) des voix lors des élections du

Reichstag, passant de 12 à 107 sièges etdevenant le deuxième parti enAllemagne.

• Novembre 1930 : Au Danemark,Frits Clausen fonde une organisationcollaborationniste, le DanmarksNational-Socialistiske Arbejder Parti(parti national-socialiste destravailleurs danois).

Dans le sillage de l’affaire Dreyfus, à lafin du XIXe siècle, l’antisémitisme français sedéchaîne. Les émeutes antijuives deviennentmonnaie courante.

Face à l’es-sor de l’antisé-mitisme,ThéodoreHerzl, un jour-nalistehongrois quifut le père dumouvementsioniste,exhorte lesJuifs à immigrer en Palestine.

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Dans plusieurs pays européens– Angleterre, France et Prusse,par exemple – les restrictions éco-nomiques et sociales furentlevées, les Juifs bénéficièrent desdroits civiques et devinrent descitoyens égaux devant la loi. Mais,en aucune façon, les sentiments etles convictions antisémites necédèrent complètement devantces tendances libérales del’Europe des Lumières. EnFrance par exemple, même lecomte Stanislas de Clermont-Ton-nerre, partisan convaincu desdroits civiques pour les Juifs, sou-tint en 1789 : « il faut tout refuseraux Juifs comme nation et toutaccorder aux Juifs comme indivi-dus », ce qui signifiait qu’à moinsque les Juifs s’assimilent au pointde renoncer à leur spécificité, ilsdemeureraient suspects.

Vers le milieu du XIXe siècle, lesthéories sur les différences racialesentre les peuples connurent un suc-cès croissant dans la société

occidentale. Ces conceptionsprétendaient que certains groupesraciaux – les Européens blancs, parexemple – étaient « supérieurs » auxautres moins « civilisés » ou« faibles ». Chez des penseurs anti-sémites comme Wilhelm Marr, cesthéories raciales légitimaient l’affir-mation que les Juifs sont une race àla fois menaçante et inférieure.

Entre-temps, dans la Russieimpériale de la fin des années1800, les gouvernementsorganisaient ou du moins n’empê-chaient pas la violence de sedéchaîner contre les communau-tés juives. Ces attaques furentappelées « pogroms ». La cruautédes pogroms contraignit les Juifs àfuir ces régions, conséquencebien accueillie et voulue par lesémeutiers. Vers la fin des années1890, l’antisémitisme se déchaînaégalement en France pendantl’affaire Dreyfus. Un capitaine juifde l’armée française, Alfred Drey-fus, avait été accusé à tort et

reconnu coupable d’espion-nage au profit del’Allemagne. Couvrant l’af-faire Dreyfus pour lejournal viennois Neue FreiePresse, un journaliste juif dunom de Théodore Herzl,entendit les foulesparisiennes hurler : « Mortaux Juifs ». Révisant sespositions antérieures selonlesquelles l’émancipation etl’assimilation étaient suscep-tibles d’assurer un avenir

viable aux Juifs en Europe, Herzlse convainquit que les Juifsdevaient avoir un État à eux ;décision qui allait faire de lui lefondateur du sionisme politiquemoderne.

À peu près à la même époque,un faux antisémite de triste noto-riété, les Protocoles des sages deSion, commença à circuler. Prove-nant de milieux russes, cedocument fabriqué « révélait »une conspiration juive visant àprendre le contrôle du mondeentier. Peu de textes ont attiséautant d’incendies antisémites.Dans l’entre-deux-guerres en par-ticulier, cette publicationantisémite fut traduite enplusieurs langues et diffusée dansle monde entier. À la grande joied’Hitler, dans les années 1920,l’industriel américain Henry Fordassura une importante publicitéaux Protocoles. La logique antisé-mite d’Hitler le conduisait à pen-ser que les accusations de fauxétaient la « preuve » de la véracitédes Protocoles. Pour lui, commel’a déclaré l’intellectuel NormanCohn, ce document devint « unmandat pour le génocide ».

La montée d’Hitler au pouvoirSous ses diverses formes étroi-

tement liées, l’antisémitisme étaittrès répandu en Europe – ainsiqu’aux États-Unis – tandis que lesdéveloppements du XXe siècleconduisaient à la PremièreGuerre mondiale puis à

• 1931 : Joseph Goebbels ordonneaux membres du parti de s’adresser àHitler en disant « Führer » (chef).• Création par le chef SS HeinrichHimmler et Richard Walther Darrédu Rasse- und Siedlungshauptamt(RuSHA, Office central de la Race etde la colonisation).

• 13 juillet 1931 : Effondrement de la

Danatbank d’Allemagne, ce quiconduit à la fermeture de toutes lesbanques allemandes avant le 5 août.

• 12 septembre 1931 : La veille duNouvel An juif, les nazis attaquent lesJuifs sur le Kurfürstendamm à Berlin,alors qu’ils rentrent de la synagogue.

• 11 octobre 1931 : L’industriel alle-

mand Alfred Hugenberg constitue leFront de Harzburg, une allianceentre le NSDAP, le parti national dupeuple allemand, les Casques d’acier,l’Association pangermaniste et lesassociations prétendumentpatriotiques.

• 30 octobre 1931 : Baldur vonSchirach dirige les Hitler Jugend (Jeu-

Un soldat juif russe en permissiondécouvre que sa famille massacréependant les pogroms de 1906 déclenchéscontre les Juifs à l’instigation du gouverne-ment tsariste.

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l’émergence du parti nazi d’AdolfHitler. L’Allemagne n’était certespas le seul endroit oùl’antisémitisme s’était retranché,mais le parti nazi en plein essor necessa de clamer sonantisémitisme. Il trouvait un échochez nombre d’Allemands enaccord avec Heinrich vonTreitschke. En 1879 et 1880,Treitschke, un historiennationaliste influent, avait publiéune série d’articles qui attirèrentl’attention sur une phrasefuneste : « Die Juden sind unserUnglück » (« Les Juifs sont notremalheur »). Peu après, ce sloganallait être présent dans tous lesrassemblements du parti nazi.

Au vu des résultats du recense-ment de 1925, il semblait peu

probable que les Juifs aient été lemalheur de l’Allemagne. Ils nereprésentaient que 0,9% de lapopulation totale, soit 564 379personnes. Les deux-tiers desJuifs allemands se regroupaientdans six grandes villes, la popula-tion juive de Berlin atteignant àcette époque 180 000 personnes.Une telle urbanisation stimulaitune vie culturelle et religieusebrillante, mais rendait les Juifsallemands plus visibles bien qu’ilsappartinssent en majorité à laclasse moyenne et soientfréquemment assimilés.

Au moment de l’échec du coupde force nazi en novembre 1923,le NSDAP comptait environ55 000 membres. Un court instant

interdit de la vie politiqueallemande, le parti sombra dans ledésarroi. Désireux d’utiliser lavoie parlementaire pour accéderau pouvoir, Hitler le relança en

nesses hitlériennes). Jeune etd’apparence séduisante, il fera de l’or-ganisation un élément incontournablede la vie allemande.

• 14 décembre 1931 : Création auxPays-Bas d’une organisation politiquecollaborationniste, le Nationaal Socialis-tische Beweging (Mouvement nationalsocialiste).

• 1932 : Les nazis fondent leMouvement confessionnel des chrétiensallemands destiné à encourager unnationalisme allemand exacerbé et àsaper l’autorité de l’Église protestanteallemande par des exhortations à l’anti-sémitisme, à l’anticatholicisme et à l’an-timarxisme. • Création aux Pays-Basd’une section de combat collaboration-niste, le Weer Afdeeling (troupesd’assaut). • Publication du livre antinazi

de la journaliste américaine DorothyThompson intitulé I saw Hitler ! (J’ai vuHitler !) ; voir 1934.

• 26 janvier 1932 : Hitler est ovationnépar les industriels allemands après undiscours prononcé au Cercle de l’indus-trie à Düsseldorf.

•25 février 1932 : La nationalité alle-mande est accordée à l’Autrichien Hitler.

Le parti nazi fonctionnait surtrois niveaux, théoriquement tousfondés sur le Führerprinzip (leprincipe du chef) qui déterminaitla structure de l’organisation. Cesystème mettait l’accent sur la dis-cipline et sur une hiérarchieaboutissant, au sommet, au cha-rismatique Führer. Il entretenaitcependant une compétitionacharnée, des dissensions inter-nes, des conflits d’attributions etune incompétence aboutissant àune grande inefficacité.

Le niveau supérieur du partinazi était constitué par les cadresdirigeants. Adolf Hitler se trouvaitau sommet de la pyramide hiérar-

chique, donnant ses ordres auxéchelons inférieurs. Les chefs dela chancellerie et de la trésoreriedu parti étaient immédiatementsubordonnés à Hitler. Venaientensuite les Reichsleiter, chargésdes départements de la propa-gande et de la politique étran-gère. Au-dessous d’eux, se trou-vaient les chefs de l’appareiladministratif du parti au niveauterritorial. L’Allemagne était divi-sée en Gaue (régions) adminis-trées par des Gauleiter (chefrégionaux du parti) responsablesseulement devant Hitler. ChaqueGau était subdivisée en districts,en villes, en quartiers et finale-

ment en pâtés de maisons. Lepréposé au pâté de maison étaitle responsable de plus bas niveau,juste au-dessus du membre ordi-naire ou Parteigenosse.

Le deuxième niveau étaitconstitué par les hiérarchies para-militaires et auxiliaires et com-prenait les Jeunesses hitlériennes,les SA, les SS et l’organisationféminine nazie. Le troisièmeniveau comprenait les associa-tions affiliées représentant desgroupes professionnels comme leFront allemand du travail et laLigue des enseignants nazis.

La structure du parti nazi

Exhortant les électeurs à briser leschaînes du traité de Versailles, cetteaffiche claironne : « Mettez-y fin dèsmaintenant ! Votez pour Hitler ».

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février 1925. Ses effectifs avaientchuté à 27 000 membres, mais en1926, la tendance au déclin s’étaitrenversée et 108 000 Allemandsétaient membres du NSDAP. Cetessor, cependant, ne se traduisitpas immédiatement par un succèsélectoral. Après l’hyper-inflationde 1923, l’économie allemandefut nettement stabilisée. Les nazisne remportèrent aucun succèspolitique important avant que lemonde ne sombre dans la gravedépression provoquée, entreautres, par le krach boursier enoctobre 1929. Le chômageravagea l’Allemagne.

Durant l’hiver 1929-30, plus detrois millions d’Allemands (14%de la population) étaient sansemploi. À l’automne 1932, ilsétaient cinq millions, chiffre quipassa à six millions en janvier1933. Malheureusement, les pro-blèmes économiques rencontréspar la république de Weimar –chute de 42% de la productionindustrielle entre 1929 et 1932 –bénéficièrent aux nazis. Les effec-tifs du parti doublèrent entre1928 et 1930. En septembre 1930,les nazis effectuèrent leurpremière percée lors des électionslégislatives avec près de 6,4millions de voix et 107 sièges auReichstag, ce qui en faisait ledeuxième parti derrière le partisocial-démocrate.

Vers la fin de l’année 1932, leparti nazi comptait plus de 1,4million de membres. Les raisons

de l’engouement des Allemands àrejoindre le Parti ou à voter pourHitler sont diverses. Les membresdu parti et l’électorat nazi prove-naient de classes socioéconomi-ques très variées. Le nazisme lesattirait parce qu’il se prononçaitfermement contre lecommunisme ou parce que lesautres partis ne défendaient pasleurs intérêts économiques etpolitiques comme les nazis avaient

promis de le faire.L’antisémitisme joua égalementun rôle, mais pas le plus décisif.Hitler pressentait quand et com-ment mettre l’accent sur « laquestion juive » ou, au contraire,la mettre en sourdine.

Bien qu’Hitler ait dirigé le partinazi pendant plus de dix ans, il nedevint pas citoyen allemand avantla mi-février 1932. À cette époque,les nazis avaient besoin de présen-ter un candidat contre le présidenten exercice de la république deWeimar, le vieux maréchal Paul vonHindenburg. Hitler, le seul nazi quiavait une chance de gagner, dutêtre naturalisé pour pouvoir êtreéligible. Dans une Allemagne ron-gée par la dépression économiqueet le chaos politique croissant, Hit-ler fit campagne « pour la liberté etdu pain », comptant sur les jeunesidéalistes et la classe moyenne infé-rieure en difficulté pour le mener àla victoire. Hindenburg, perçu parles Allemands modérés commel’ultime rempart contre le commu-nisme ou le nazisme, l’emporta surHitler par plus de sept millions devoix. Le fractionnement de l’électo-rat cependant, contraignit à undeuxième tour. Le maréchalremporta le second tour, mais nonsans qu’Hitler ait réduit l’écart àprès de 1,2 million de voix.

La victoire d’Hindenburg n’ap-porta à l’Allemagne ni la paix nil’unité. Le système parlementairede la république de Weimar avaitété particulièrement ébranlé

• 13 mars 1932 : Hitler remporte 11,3millions de suffrages lors des électionsprésidentielles allemandes.

• 10 avril 1932 : Au deuxième tour desélections présidentielles allemandes, leprésident en exercice Paul von Hinden-burg l’emporte sur Hitler.

• 30 mai 1932 : Démission du chance-

lier allemand Heinrich Brüning.

• 1er juin 1932 : Franz von Papen estdésigné chancelier d’Allemagne.

• 14 juin 1932 : Le gouvernement alle-mand lève l’interdit sur les Troupesd’assaut nazies (SA).

• 30 juin 1932 : Création d’une organi-

sation américaine pronazie, les Amis dela Nouvelle Allemagne. Elle prendraplus tard le nom de Amerika-DeutscherVolksbund (German-American Bund).

• 31 juillet 1932 : Au cours desélections au Reichstag, le parti national-socialiste reçoit 37,3% des suffrages(soit 13 750 000 voix). Il détient alors230 sièges sur 608.

« En écartant les Juifs,je combats pourl’œuvre du Seigneur. »

—Adolf Hitler

Durant la campagne électoraleprécédent l’élection présidentielle,Hitler illustre littéralement sonslogan : « Le Führer au-dessus del’Allemagne » en étant le premiercandidat à utiliser un avion.

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depuis septembre 1930, lorsqu’ildevint évident qu’aucun gouverne-ment ne pourrait dirigerl’Allemagne sans le soutien desnazis. Le 31 juillet 1932, lors desélections au Reichstag, les nazisremportèrent près de 14 millionsde voix (37% des suffrages et 230sièges au parlement), un total supé-rieur aux résultats combinés deleurs deux rivaux principaux, lescommunistes et les sociaux-démo-crates. Encouragé par ce score,Hitler résolut de devenirchancelier, c’est-à-dire premierministre du gouvernementallemand. Les opposants politiquesavaient encore suffisamment deforce pour contrecarrer lesambitions d’Hitler, et, momentané-ment, la chance tourna.

Par la suite, le refus d’Hitler de

participer à un gouvernement de coa-lition imposa de nouvelles électionsqui se déroulèrent le 6 novembre1932, au moment où la pire phase dela crise économique commençait às’éloigner. Les résultats des électionsfurent loin de ce qu’avaient souhaitéles nazis ; le NSDAP reçut deux mil-lions de votes de moins qu’en juillet.Tout en demeurant le parti le plusimportant du Reichstag, ils avaientperdu 34 sièges. Leur élan semblaitbrisé. Alors qu’Hitler était abasourdiet découragé à la fin de 1932, son sorts’améliora bientôt de façon spectacu-laire.

Confronté à la perspective qu’au-cun gouvernement stable ne seconstitue après les élections denovembre, Hindenburg, utilisant le30 janvier 1933 l’autorité que luiconférait la constitution, nomma, àcontrecœur, au poste de chancelierde l’Allemagne Hitler, un hommequ’il méprisait.

Hitler ne s’était pas emparé dupouvoir. En fait, le pouvoir auquel ilaspirait avait failli lui échapper. Et illui était maintenant proposé parceux qui pensaient pouvoir lecontrôler. Hindenburg avait pris sadécision pour éviter un bouleverse-ment de l’ordre existant, mais bienqu’il ne l’ait pas souhaité, la nomina-tion à laquelle il procéda rendit Hit-ler maître de la situation. D’où leslunettes ensanglantées de Fritz Ger-lich. La décision d’Hindenburgplongea également l’Allemagnedans l’horreur sans précédent quefut la Shoah.

Le 1er février 1933, Adolf Hitlers’adressa au peuple allemand à laradio, pour la première fois depuisqu’il était chancelier. Il termina enimplorant le Tout-Puissant de bénirl’œuvre de son gouvernement. Cejour-là, Élie Wiesel n’avait pasencore cinq ans. 46 ans plus tard, ilpouvait écrire à propos d’Auschwitz-Birkenau : « Le commencement, lafin : toutes les routes du monde,tous les cris de l’humanité, condui-sent à cet endroit maudit. Ici, c’estle royaume de la nuit, où la face deDieu est cachée et où un ciel incan-descent devient la tombe d’unpeuple disparu. »

Les ténèbres allaient s’abattresur l’Europe.

• 13 août 1932 : Le président allemandPaul von Hindenburg propose le postede vice-chancelier à Hitler qui refuse.

• Octobre 1932 : Les nazis, désormaisau pouvoir dans la région où se trouveDessau, expulsent de la ville l’écoled’architecture Bauhaus, indiquantl’aversion du parti pour l’art et l’esthé-tique d’avant-garde.

• 17 octobre 1932 : Création aux États-Unis de l’association anticommuniste etantisémite Paul Reveres présidée par lecolonel Edwin M. Handley.

• 6 novembre 1932 : Au cours des élec-tions du Reichstag, les dernièresélections libres avec la montée d’Hitlerau pouvoir, le nombre de voix remportépar les candidats nazis chute de 33,1%.

Le nombre de sièges détenus par lesnazis passe de 230 à 196.

• 3 décembre 1932 : Le général Kurtvon Schleicher, un conservateur qui nefera pas le poids face à Hitler, estnommé chancelier d’Allemagne.

Le culte d’Hitler embrassé par denombreux Allemands s’exprimait,entre autres, par des cartespostales comme celle-ci. Les rayonsde soleil stylisés suggèrent qu’Hitlerannonce l’aube d’une nouvellegrande Allemagne.

Montrant un Allemand empalésur la couronne nazie d’un monar-chiste à monocle, cette affiche duparti social-démocrate recomman-dait aux électeurs d’écarter les par-tis réactionnaires.

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