Christine BÉAL

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1 Symposium “Variations culturelles dans les comportements communicatifs” Organisatrices : C. KERBRAT-ORECCHIONI, V. TRAVERSO Liste des contributions : C. KERBRAT-ORECCHIONI, “Présentation”. S. KATSIKI, “Politesse linguistique et communication interculturelle : le vœu en français et en grec”. L. DIMACHKI & N. HMED, “ ‘Bonjour madame !’, ‘Bonjour mon frère !’ Le système des termes d’adresse dans des interactions verbales en France, au Liban et en Tunisie”. C. BÉAL, “Air rage sparked by ‘say please’ : Sources et formes du malentendu interculturel à partir d'exemples authentiques en anglais entre locuteurs natifs et non-natifs”. V. TRAVERSO, “Eléments pour une discussion”. ******************************************************************* Présentation Catherine KERBRAT-ORECCHIONI Groupe de Recherche sur les Interactions Communicatives UMR 5612, CNRS-Université Lyon 2 [email protected] 1. Cadre théorique et méthodologique L’approche présentée dans ce symposium est doublement atypique par rapport aux orientations dominantes de l’ARIC, mais aussi doublement légitime dans ce contexte, si l’on en croit l’article publié par Pierre Dasen dans La psychologie au regard des contacts de cultures (Lahlou & Vinsonneau éds, 2001). En effet : (1) Notre approche relève des sciences du langage, alors que l’ARIC a tendance à “se confiner à la seule psychologie”, ce que déplore justement Dasen (p. 367), qui plaide au contraire pour une approche pluridisciplinaire de l’interculturalité. (2) Notre approche est essentiellement comparative, or l’article de Dasen s’intitule précisément “Plaidoyer pour une méthode comparative”. Celui-ci distingue en effet (p. 362-3) deux approches complémentaires en psychologie interculturelle : l’étude des contacts entre groupes culturels (tels qu’ils s’observent essentiellement en situation migratoire), qui “n’a cessé de prendre le dessus” au sein de l’ARIC ; et l’approche comparative, minoritaire, voire marginale, qu’il défend vigoureusement dans ce “plaidoyer”.

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Symposium “Variations culturelles dans les comportements communicatifs”

Organisatrices : C. KERBRAT-ORECCHIONI, V. TRAVERSO Liste des contributions : C. KERBRAT-ORECCHIONI, “Présentation”. S. KATSIKI, “Politesse linguistique et communication interculturelle : le vœu en français et en grec”. L. DIMACHKI & N. HMED, “ ‘Bonjour madame !’, ‘Bonjour mon frère !’ Le système des termes d’adresse dans des interactions verbales en France, au Liban et en Tunisie”. C. BÉAL, “Air rage sparked by ‘say please’ : Sources et formes du malentendu interculturel à partir d'exemples authentiques en anglais entre locuteurs natifs et non-natifs”. V. TRAVERSO, “Eléments pour une discussion”. *******************************************************************

Présentation

Catherine KERBRAT-ORECCHIONI

Groupe de Recherche sur les Interactions Communicatives UMR 5612, CNRS-Université Lyon 2

[email protected] 1. Cadre théorique et méthodologique L’approche présentée dans ce symposium est doublement atypique par rapport aux orientations dominantes de l’ARIC, mais aussi doublement légitime dans ce contexte, si l’on en croit l’article publié par Pierre Dasen dans La psychologie au regard des contacts de cultures (Lahlou & Vinsonneau éds, 2001). En effet : (1) Notre approche relève des sciences du langage, alors que l’ARIC a tendance à “se confiner à la seule psychologie”, ce que déplore justement Dasen (p. 367), qui plaide au contraire pour une approche pluridisciplinaire de l’interculturalité. (2) Notre approche est essentiellement comparative, or l’article de Dasen s’intitule précisément “Plaidoyer pour une méthode comparative”. Celui-ci distingue en effet (p. 362-3) deux approches complémentaires en psychologie interculturelle : l’étude des contacts entre groupes culturels (tels qu’ils s’observent essentiellement en situation migratoire), qui “n’a cessé de prendre le dessus” au sein de l’ARIC ; et l’approche comparative, minoritaire, voire marginale, qu’il défend vigoureusement dans ce “plaidoyer”.

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Or la même distinction exactement se retrouve chez ceux qui s’intéressent à la question dans une perspective linguistique : par “interculturel” on entend généralement en France l’étude de la communication interculturelle, qui s’observe en situation de contact ; mais il peut aussi s’agir d’une approche comparative, celle que nous privilégions dans notre propres recherches, et dont il va être question ici. Ces deux approches sont bien évidemment complémentaires. Cette complémentarité apparaît dans ce qui constitue une sorte d’idéal méthodologique en la matière : la méthode dite “des trois corpus”, qui consiste par exemple, lorsque l’on se donne pour objectif de procéder à l’étude contrastive du fonctionnement des conversations en français et en vietnamien, à disposer de corpus 1-de conversations entre Français, 2-de conversations entre Vietnamiens, et 3-de conversations entre Français et Vietnamiens (ce qui se passe dans la communication interculturelle ne pouvant en tout état de cause s’interpréter adéquatement qu’à la lumière de ce que l’on a pu observer des échanges intraculturels). Il s’agit donc pour nous d’étudier le fonctionnement comparé de la communication d’une culture à l’autre, l’idée étant que les différentes cultures se caractérisent par un profil communicatif différent, et qui dépend en partie, mais en partie seulement, de la langue dans laquelle s’effectue l’échange. Nombreuses sont en effet les études qui montrent que la communication ne se déroule pas de la même manière dans tous les pays anglophones — par exemple, Herbert 1989 a bien montré qu’aux États-Unis et en Afrique du Sud, on ne formule pas de la même manière les compliments que l’on produit, et on ne réagit pas non plus de la même manière à ceux que l’on reçoit ; or la langue n’est pour rien dans cette différence de fonctionnement rituel : la variation culturelle ne saurait être assimilée à la variation linguistique, même si le départ entre ces deux facteurs de variation n’est pas toujours simple à établir. Ajoutons que l’approche est résolument empirique (elle se fonde sur l’observation d’échanges réellement attestés, ce qui est la seule manière d’échapper aux a priori et aux stéréotypes), et que l’analyse permet de mettre en évidence aussi bien les différences que les similitudes de fonctionnement : l’intérêt peut se porter plutôt sur les similitudes, et à la limite, sur la quête de certains universaux communicatifs (comme dans le célèbre ouvrage de P. Brown et S. Levinson intitulé Politeness. Some universals in language use) ; mais on peut aussi trouver plus intéressantes les différences, dans la mesure où elles sont susceptibles d’entraîner des problèmes communicatifs plus ou moins graves en contexte interculturel. Ainsi défini, le champ d’investigation de ce que l’on appelle parfois la pragmatique contrastive (Olesky ed. 1989), ou cross-cultural (Blum-Kulka & al. 1989), est extrêmement vaste. En particulier, les travaux peuvent être opposés selon : (1) les cultures observées : dans ce symposium on évoquera surtout, outre la société française, la Grèce, les pays anglo-saxons, et certains pays arabes (Tunisie, Liban) ;

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(2) les faits observés : tours de parole, termes d’adresse, actes de langage, rituels de politesse, etc. : tous les aspects du fonctionnement des interactions verbales peut donner prise, on le verra, à la variation culturelle ; (3) les situations observées : elles sont elles aussi extrêmement diverses, allant de la conversation familière à des situations plus formelles et institutionnelles ; on évoquera ici entre autres les échanges attestés dans les petits commerces, qui constituent l’un des sites privilégiés de notre équipe lyonnaise, le Groupe de Recherches sur les Interactions Communicatives (voir par exemple les articles de C. Kerbrat-Orecchioni et V. Traverso in Les carnets du Cediscor 7, 2001). 2. Actes de langage et variation : l’exemple du remerciement Pour illustrer ces considérations générales, je vais maintenant aborder un type de phénomène communicatif particulier, et particulièrement sujet à variation : les actes de langage, et plus spécifiquement l’un d’entre eux, le remerciement, qui me servira à mettre en évidence les différents aspects que peut prendre la variation et les différents facteurs qu’elle peut affecter (voir aussi sur cette question Kerbrat-Orecchioni 2001-b). 2.1. Les aspects de la variation 2.1.1. Le stock et le découpage des actes des langage

Imaginons que l’on décide de comparer le fonctionnement du remerciement en France et en Espagne, ou en Russie, ou chez les Eipo de Nouvelle-Guinée… : l’entreprise présuppose d'abord que le même acte (appelé en français “remerciement”) existe dans ces différentes sociétés, ce qui soulève d'entrée de jeu la redoutable question de l'universalité des actes de langage. Si l'on envisage tout d'abord le problème au niveau référentiel (celui des comportements effectivement attestés chez les locuteurs concernés par l'investigation) : il va de soi que certains actes fortement ritualisés, comme “baptiser” ou “excommunier”, sont spécifiques de certaines cultures particulières. Mais la plupart des pragmaticiens considèrent que de tels actes ne sont que des exceptions confirmant la règle selon laquelle toutes les langues mettent à la disposition de leurs utilisateurs le même “ensemble basique” d'actes de langage. Or rien n'est moins sûr, et l'on peut trouver bien imprudente une telle confiance universaliste. En effet : passons sur le fait que chez certains peuples (comme justement, les Eipo de Nouvelle-Guinée, d'après Heeschen et al. 1980 : 115), aucun comportement ne s'observe qui ressemble de près ou de loin à notre remerciement ; et intéressons-nous aux seules sociétés (elles constituent heureusement la règle) où il semble bien que l'on “remercie”, c'est-à-dire qu'après réception de quelque “cadeau” (au sens large d’“action bienfaisante”), le bénéficiaire prononce quelque formule ayant apparemment pour fonction, conformément à la définition de l'acte de remerciement, d'accuser réception de ce cadeau, et d'exprimer à son

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auteur la reconnaissance que l'on en éprouve. Mais on découvre malheureusement bien vite que ces formules que l'on a un peu hâtivement identifiées à notre “remerciement” s'emploient en fait dans toutes sortes de situations où il ne saurait s'agir de ce même acte. Par exemple, dans un certain nombre de langues africaines (wobé et godié de Côte d'Ivoire, éwé du Ghana, baatombu du Bénin), la même formule qui peut dans certains cas servir à “remercier” peut dans d'autres circonstances valoir pour une salutation, une louange ou une félicitation, un souhait ou un encouragement, une condoléance ou une manifestation d'apitoiement (voir Ameka 1987, Egner 1988, Schottman 1991) : la valeur de remerciement ne constitue donc que l'une des facettes de cette formule, dont la signification de base est beaucoup plus large (c'est quelque chose comme une “manifestation d'empathie”, paraphrasable en “Je suis sensible à ton bonheur/ ton malheur/ ce que tu as fait pour moi”) ; et parler dans un tel cas de “remerciement”, c'est être en quelque sorte victime d'une illusion d'optique.

Le problème alors se déplace : la variation ne tient plus à la seule inexistence d'un référent désignable, mais à une différence de conceptualisation, de catégorisation, c'est-à-dire de découpage de la réalité. Le fait que l'on exprime presque partout certaines formes de “reconnaissance” après réception de certains “cadeaux” ne signifie pas que la notion de “remerciement” soit universelle — pas plus que l'on ne peut conclure, du fait que la couleur bleue soir partout dénommable, à l'universalité du concept de “bleu”. Il en est des actes de langage comme de tout autre ensemble référentiel : les découpages conceptuels que les différentes langues opèrent sur ces ensembles ne sont pas isomorphes. Il n'y a rien là qui puisse surprendre un linguiste… Et il n'est pas non plus étonnant que les inventaires des actes de langage (speech acts) proposés par les pragmaticiens anglo-saxons coïncident presque parfaitement avec la liste des termes que la langue anglaise met à leur disposition pour les étiqueter (speech acts verbs) : cette coïncidence est fatale, et elle n'est pas en soi condamnable, car on peut fort bien admettre que pour les communautés anglophones, le système des actes de langage se reflète en effet dans l'organisation du lexique correspondant. Mais il n'y a aucune raison pour que cette organisation lexicale propre à l'anglais fournisse une image appropriée des systèmes d'actes existant dans d'autres cultures. 2.1.2. Les types de réalisations de l’acte de langage envisagé

Soit l'exemple du remerciement en français : il peut s'exprimer directement, par une formule performative complète (“je vous remercie”) ou elliptique (“merci”). Mais il peut aussi s'exprimer indirectement, en particulier par l'un ou l'autre des procédés suivants, qui sans être véritablement “conventionalisés” sont néanmoins très fréquemment utilisés pour remercier : (1) expression d'un sentiment approprié : “je vous suis très reconnaissant”, “ça me fait bien plaisir”, etc. (2) éloge du donateur : “vous êtes bien / trop aimable”, “c'est vraiment gentil à vous / sympa de ta part”, etc.

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(3) éloge du cadeau : “c'est superbe / délicieux”, etc. Mais se pose alors la délicate question de la hiérarchie des deux valeurs pragmatiques

impliquées dans le fonctionnement de ces énoncés : a-t-on affaire en (2) et (3) à un compliment qui secondairement reçoit valeur de remerciement, ou à un remerciement qui emprunte les apparences d'un compliment ? Problème qui devient plus aigu encore dès lors que l'on se situe dans une perspective interculturelle.

Notons d'abord qu'une tournure conventionalisée avec une valeur indirecte X dans une langue L1 peut se rencontrer dans une langue L2 avec une valeur similaire, mais non conventionnelle : ainsi l'hébreu recourt-il fréquemment au modalisateur ulay (“peut-être”) pour exprimer conventionnellement une requête indirecte, alors que ce procédé n'est utilisé en français qu'occasionnellement (exemple : “Peut-être qu'on va passer à la suivante”, formule relevée lors d'un colloque, et utilisée de façon quasi-rituelle par un conférencier à l'intention de son coéquipier chargé de faire défiler les diapositives illustrant la communication).

Mais plus embarrassant est le fait que certaines formulations indirectes pratiquées couramment en L1 peuvent être totalement inconnues en L2. Pour ce qui est par exemple du remerciement : • en grec, en roumain, ou en arabe, cet acte de langage peut emprunter les voies d'un vœu, ou d'une bénédiction (“Reste en pleine santé et que les nouvelles de toi soient bonnes”, “Que Dieu te protège”, “Que Dieu bénisse tes mains”, etc.) ; • en japonais, ce même acte de langage peut prendre la forme d'une excuse (d'après Benedict 1946/ 1995 : 126), telle que sumimasen, ou ki no doku, qui signifie littéralement “oh ce sentiment empoisonné”, et peut se traduire aussi bien par “merci” que par “je suis désolé” ou “je me sens coupable” — mais en fait, comme le remarque justement Benedict, “ki no doku veut dire tout cela et rien de cela”… Cette “confusion” du remerciement et de l'excuse peut bien sûr poser des problèmes aux locuteurs natifs de japonais ayant à remercier en anglais : tombant dans le piège du “calque pragmatique”, ils peuvent être tentés de produire, au lieu du “Thank you” attendu, un “I am sorry” bien étrange pour une oreille occidentale. L'emploi de ces formules d'excuse-remerciement (grateful apologies) est pourtant explicable, si l'on se réfère à l'“éthos” dans lequel elles s'enracinent ; en l'occurrence, au fait que les relations sociales s'inscrivent au Japon dans un réseau fort complexe d'obligations mutuelles — obligation en particulier de s'acquitter de toutes les “dettes” même minimes que l'on a contractées envers autrui. Dans cette perspective donc : en acceptant tel ou tel cadeau, service ou faveur, on accepte du même coup de léser le territoire d'autrui, et l'on se trouve placé en position de débiteur, donc de coupable, cela tant que l'on ne se sera pas acquitté de sa dette. On comprend alors que le sentiment de gratitude soit dans cette culture indissociable de celui de culpabilité, et que corrélativement, le remerciement soit étroitement lié à l'excuse — en quelque sorte : selon cette alchimie complexe des sentiments que l'on est censé éprouver après réception d'un cadeau, tant que la gratitude l'emporte sur la culpabilité, c'est le

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remerciement qui advient ; mais si c'est la culpabilité qui prévaut (en relation hiérarchique surtout), alors le remerciement bascule tout naturellement du côté de l'excuse.

On voit que ces différences apparemment “superficielles” dans le maniement des “formules” et autres “routines” de politesse ne sont en fait que la partie émergée d’un vaste iceberg, constitué de l’ensemble du système des valeurs qui fondent la société considérée. Mais d'un point de vue descriptif, le problème reste entier de savoir comment il convient de traiter ces formules de vœu-remerciement, ou d'excuse-remerciement. A-t-on vraiment le droit de parler en la circonstance de “remerciement”, ou n'est-ce là encore qu'un “placage” indu ? S'agit-il d'actes indirects, et si oui, sont-ils ou non conventionalisés ? Seuls le recours à l'intuition des locuteurs natifs, ainsi que l'observation minutieuse des conditions d'emploi de ces formules et des réactions qu'elles entraînent, peuvent éventuellement permettre de répondre à ces questions. 2.1.3. Les conditions d’emploi de l’acte de langage, c’est-à-dire les circonstances dans lesquelles celui-ci est obligatoire (ou du moins très attendu), facultatif, ou carrément exclu, varient elles aussi considérablement d’une culture à l’autre. Pour ce qui est du remerciement, on constate qu’en France, où la notion de “cadeau” semble très étendue, le remerciement s’emploie dans bien des situations où il serait dans d’autres sociétés facultatif, voire carrément exclu ; en particulier dans les situations suivantes : (1) les sites commerciaux : toutes les observations nous le confirment, on remercie beaucoup dans les commerces français (une étude menée par une de nos étudiantes dans une boulangerie lyonnaise aboutit à la conclusion qu’il y a en moyenne 3,6 remerciements par interaction, ce qui est beaucoup étant donné l’extrême brièveté de ces échanges). Bien plus, le remerciement est dans ce contexte généralement réciproque, reflétant le fait que la relation commerciale est conçue comme impliquant une “redevabilité mutuelle” entre les parties en présence. Mais dans d’autres sociétés, le remerciement est soit complètement exclu, soit réservé à l’un des deux rôles seulement — le vendeur en général, pour la double raison que “le client est roi”, et qu’ayant déjà rémunéré le commerçant en espèces sonnantes et trébuchantes, il n’a pas à le gratifier en sus de cette sorte de “rémunération symbolique” qu’est le remerciement, ni à exprimer de gratitude particulière à celui qui n’a fait que ce que lui dictaient son devoir et son intérêt ; (2) les échanges en contexte hiérarchique : dans la plupart des sociétés d’Asie du sud-est, il est impensable (d’après Apte 1974) qu’un supérieur remercie un inférieur (domestique en particulier) ; (3) les échanges entre proches : en Inde (Apte toujours), en Corée, au Japon, au Zaïre, etc., le remerciement explicite est proscrit entre amis ou membres de la même famille, pouvant même être perçu dans ce type de relation comme insultant. Plusieurs explications ont été proposées de ce tabou sur le remerciement entre proches : dans les sociétés “solidaristes” (ou

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“collectivistes”), le proche est un alter ego, il serait donc aussi incongru de le remercier que de se remercier soi-même ; dans ces mêmes sociétés, le système des obligations mutuelles est défini de façon si stricte que les actes d’entraide apparaissent comme parfaitement “naturels” : exprimer verbalement sa gratitude reviendrait alors à remettre en cause l’ordre des choses, et à jeter le doute sur les présupposés relationnels admis par la communauté ; et plus simplement : étant régulièrement associé à une relation distante, le remerciement adressé à un proche creuse une sorte de fossé entre les interlocuteurs, et crée un malaise comparable à celui qu’entraînerait chez nous l’emploi soudain d’un vouvoiement entre deux personnes qui normalement se tutoient. 2.1.4. Varie enfin, et corrélativement, la valeur interactionnelle et relationnelle d’une formule donnée, et en particulier son caractère poli ou impoli (deux catégories auxquelles il convient d’ajouter les catégories “apoli” et “hyperpoli”). Soit encore le remerciement : il est chez nous jugé poli en contexte commercial. Mais dans ce même contexte exactement, il pourra passer pour “hyperpoli”, voire impoli (si par exemple vous remerciez dans un commerce vietnamien, cela sous-entend que votre partenaire de transaction vous a “fait une fleur”, ou plutôt, dans ce contexte de “petite guerre”, qu’il s’est “fait avoir” : le remerciement ne peut donc guère se concevoir que comme ironique). A l’inverse, l’absence de remerciement dans ce même contexte sera pour nous impolie, mais pour un Vietnamien ou un Coréen, ce comportement sera simplement “apoli”. 2.2. Les malentendus interculturels Ces possibilités de glissements catégoriels, et ces différences dans les normes communicatives observables d’une culture à l’autre, vont évidemment entraîner des risques de malentendu dans la communication interculturelle, en voici pour terminer deux exemples concernant l’emploi du remerciement : (1) Réflexion d’un étudiante espagnole séjournant en France :

Quand les Français te passent l’eau le sel il faut que tu dises à toute heure merci si tu ne le dis pas ils te remarquent… je sais pas moi si je le fais chez moi ils rient, tu pourrais me passer l’eau s’il te plaît — merci, chez moi ils se moquent… :

les locuteurs d’une culture donnée, ayant intériorisé certaines normes communicatives qu’ils estiment évidemment les bonnes, jugent ridicule ou choquante toute déviance par rapport à ces normes : c’est aussi bien le défaut que l’excès dans les comportements rituels qui sont stigmatisés, l’absence d’une formule attendue étant mise au compte de la grossièreté, et son excessive fréquence au compte de l’obséquiosité (les Japonais traitant ainsi de “maniérisme occidental” l’usage surabondant du remerciement). Bref : l’autre a toujours tort, c’est par définition un “mauvais communiquant”. (2) Récit d’une jeune fille d’origine coréenne, adoptée à l’âge de dix ans, et se remémorant ce douloureux épisode (qui se situe peu de temps après son arrivée en France) :

Un jour, maman m’a fait une faveur. Elle attendait, comme le font tous les autres Français, le remerciement de ma part. A cette époque, je ne le savais pas. Elle m’a demandé de lui dire merci. Je me

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disais : “Pourquoi ? On dit merci à maman ?” Je n’ai rien dit. J’avais l’impression qu’elle était un peu fâchée. Elle m’a pressée de répondre. Je n’ai toujours rien dit. Comment aurais-je pu prononcer le mot “merci” à maman ? ça ne m’était jamais arrivé avant. Enfin elle s’est mise en colère. J’avais vraiment peur. Mais je ne savais pas pourquoi elle était si nerveuse. J’ai baissé la tête parce que je n’avais pas le courage de la regarder en face. Elle m’a dit de lever la tête et de la regarder. J’ai fini par fondre en larmes. Je sentais qu’elle me considérait comme une “enfant terrible”.

L’exemple précédent le démontre avec force : la méconnaissance des variations culturelles susceptibles d’affecter le fonctionnement des interactions, et plus spécifiquement celui des actes de langage, peut avoir des effets désastreux. De même que l’acquisition de la langue maternelle inclut celle des règles pragmatiques, de même ces règles doivent-elles enseignées à ceux qui apprennent une langue étrangère, car elle font partie de plein droit de la “compétence” des sujets parlants. Plus précisément : (1) Enseigner une langue, c’est enseigner aussi le fonctionnement des actes de langage, c’est-à-dire un ensemble de règles de corrélations entre des structures formelles et des valeurs illocutoires. (2) Enseigner les actes de langage c’est enseigner aussi leurs utilisations, c’est-à-dire un ensemble de règles de corrélations entre des emplois et des conditions d’emploi. S’il est nécessaire de connaître les formules de remerciement, encore faut-il savoir dans quelles circonstances il convient de remercier, et dans quels cas il vaut mieux s’en abstenir. S’agissant de même des structures interrogatives : s’il importe de savoir comment elles sont fabriquées, encore faut-il connaître les circonstances qui vont leur donner une valeur de question, de requête ou de salutation, et quelles sortes de questions sont attendues, permises ou exclues dans telle ou telle situation communicative — faute de quoi on s’expose à toutes sortes de déboires dès qu’on se trouvera en contact avec un étranger, ainsi que l’illustrent avec une symétrie parfaite les deux témoignages suivants rapportés par Han-Up Jang (1993), et qui portent sur l’emploi de certaines questions privées, lesquelles sont considérées en Corée comme polies (questions “de sollicitude”), mais en France comme impolies (questions “indiscrètes”) : • témoignage d’un étudiant coréen arrivant en France :

Mon directeur de recherche français m’a réservé un accueil plutôt froid. Il ne m’a même pas demandé si j’étais marié, quel âge j’avais, où j’habitais, etc. Il m’a simplement expliqué l’orientation générale de l’établissement et les formalités d’inscription ;

• et témoignage d’un professeur français travaillant depuis un an en Corée : Quand un Coréen fait la connaissance d’un étranger, il lui demande très vite son âge, s’il est marié et s’il a des enfants. C’est quasiment un interrogatoire d’état civil. Pour l’étranger, c’est toujours un peu surprenant au début.

Même si la politesse obéit partout à de grands principes communs, les voies qu’elle est susceptible d’emprunter sont infiniment diverses — mais grâce aux nombreux travaux récemment menés dans ce domaine, elles ne sont plus totalement impénétrables.

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Politesse linguistique et communication interculturelle :

le vœu en français et en grec

Stavroula KATSIKI Groupe de Recherche sur les Interactions Communicatives

UMR 5612, CNRS-Université Lyon 2 [email protected]

1. Introduction L’observation des actes de langage dans une perspective contrastive montre que les membres des différentes sociétés disposent de moyens de communication qui leur sont spécifiques. Or, ces variations communicatives ne sont pas exclusivement formelles, ni superficielles, mais systématiques et profondes, le style communicatif des locuteurs reflétant le système de valeurs de leur communauté d’appartenance. Les actes de langage, loin d’être universels, sont ainsi culturellement déterminés et varient sensiblement d’un ethnolecte à l’autre. Les variations qui affectent leur réalisation ne sont donc pas anodines, mais susceptibles de troubler les rencontres interculturelles :

Breakdowns in inter-cultural and inter-ethnic communication may occur as a consequence of culturally distinct styles of interaction. Culturally determined differences in expectations and interpretations may create misunderstandings and ill-feelings (Trosborg 1994 : 46).

Afin d’illustrer ces hypothèses, il s’agira d’examiner ici un acte de langage spécifique, le vœu, tel qu’il se réalise à l’intérieur des deux langues différentes, le français et le grec. En effet, l’étude comparée du vœu révèle que cet acte de langage présente, outre certaines similitudes pragmatiques, de nombreuses variations situées à tous les niveaux de sa réalisation, variations qui montrent que le vœu accomplit des fonctions communicatives et possède des valeurs socio-relationnelles propres à chaque communauté discursive. Plus précisément, on tentera de voir en quoi les variations votives sont révélatrices de certaines valeurs ethnolectales, et notamment de la conception de la politesse linguistique, culturellement spécifique, impliquant des conceptions différentes de la “face” et de l’individu, ainsi que des relations interpersonnelles, telles qu’elles se construisent dans et par l’interaction dans chaque société :

Specific differences between languages […] are motivated, to a considerable degree, by differences in cultural norms and cultural assumptions, and the general mechanisms themselves are culture-specific (Wierzbicka 1985-a : 173).

Notre travail repose sur des bases empiriques : l’observation du vœu est fondée sur un double corpus (français et grec), dont la caractéristique principale est la variabilité des données recueillies, puisqu’il est composé de quelques milliers d’occurrences votives qui sont essentiellement authentiques, orales et dialogales, sans que les données fictionnelles, écrites ou monologales soient pour autant exclues.

2. Le vœu et la politesse linguistique

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2.1. Le vœu en tant que “FFA” (Face Flattering Act) On peut définir le vœu comme un énoncé que le locuteur (L1) adresse à son interlocuteur (L2), afin d’exprimer son désir qu’un état de choses positif se produise pour celui-ci. Pour réaliser cet acte de lanage, les locuteurs ont recours, dans les deux langues, soit à des formulations performatives, réalisées à l’aide des verbes souhaiter (ex. : je te souhaite bonnes vacances) et efxome (su efxome kalo kalokeri : je te souhaite bon été), soit à des formulations elliptiques, qui reposent sur un certain nombre de structures votives, les plus courantes étant, pour le français, bon + nom (ex. : bon week-end) et verbe à l’impératif + bien (travaille bien), et pour le grec, kalo + nom (kalo vraDi : bonne soirée) et verbe au subjonctif (nase kala : que tu te portes bien). Si l’on essaie de comprendre pourquoi le locuteur produit un vœu, quel est l’effet qu’il tente d’opérer sur son interlocuteur, quel est l’objectif et en même temps l’origine de son énonciation votive, on découvre que le “but illocutoire” du vœu est multiple. Le vœu constitue un acte complexe et polyvalent, porteur de différentes valeurs pragmatiques : outre ses valeurs strictement illocutoires, le vœu possède des valeurs socio-relationnelles, ainsi que des valeurs purement interactionnelles. Le vœu est un acte très fréquent dans les interactions aussi bien françaises que grecques, où il constitue une véritable “routine conversationnelle”, destinée à offrir aux locuteurs des solutions verbales toutes faites, afin qu’ils puissent adopter, de façon spontanée et quasi-automatique, le comportement approprié dans les différentes situations communicatives. Le vœu a également une puissante fonction relationnelle et constitue une manifestation verbale de la politesse linguistique, telle qu’elle a été définie par Brown et Levinson (1987) qui mettent en évidence l’implication des actes de langage dans le “système des faces”, en introduisant notamment le concept de “FTA” (Face Threatening Act) pour désigner des actes potentiellement menaçants pour les faces des interactants. Plus précisément, le vœu relève directement de la “politesse positive” et constitue, selon le terme proposé par Kerbrat-Orecchioni (1992, 1996) qui a réaménagé le modèle de politesse, un “anti-FTA”, ou “FFA” (Face Flattering Act), c’est-à-dire un acte visant à flatter le destinataire — la “politesse positive” étant ainsi de “nature productionniste” et consistant “à effectuer quelque ‘FFA’ pour la face négative (ex. : cadeau) ou positive (ex. : compliment) du destinataire” (Kerbrat-Orecchioni 1996 : 54). Le vœu représente donc une sorte de “cadeau verbal”, ayant pour but de valoriser la face “positive”, c’est-à-dire le narcissisme, du destinataire. La formulation du vœu émanerait en effet du désir du locuteur de faire plaisir à son interlocuteur, à travers une expression de sympathie et d’attention favorable à son égard : la valorisation votive réside dans le fait que le locuteur tient compte de son interlocuteur en manifestant son intérêt pour l’avenir de celui-ci,

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en se montrant concerné par sa vie après leur séparation, à laquelle il participe par anticipation votive, et en se préoccupant de son bien-être, que le vœu appelle. Le vœu est donc un “relationème” très puissant, susceptible de rapprocher les interactants (L1 rentrant d’une certaine manière à travers son énoncé votif directement dans la sphère plus ou moins intime et privée de L2), un moyen verbal constructif de relations interpersonnelles qui instaure, confirme ou renforce les liens existant entre les interlocuteurs : le vœu peut non seulement être conditionné par la nature des relations interpersonnelles, mais modifier lui-même les relations qui lient les interactants. Il fait partie des “rituels interpersonnels”, c’est-à-dire de ces “actes dont le composant symbolique sert à montrer combien la personne agissante est digne de respect, ou combien elle estime que les autres en sont dignes” (Goffman 1974 : 21), de ces “courts rituels qu’un individu accomplit pour et envers un autre et qui attestent de la civilité et du bon vouloir de la part de l’exécutant, ainsi que de la possession d’un petit patrimoine de sanctitude de la part du bénéficiaire” (Goffman 1973 : 73-74). De plus, le vœu possède, outre sa valeur relationnelle et affective, une dimension sociale considérable. Il constitue un marqueur rituel de solidarité qui contribue à unir les membres d’un groupe d’individus, et par extension ceux d’une société, son emploi assurant l’appartenance des interactants à la même communauté discursive, à travers leur adhésion renouvelée aux mêmes codes rituels et au même système de valeurs :

Conversational routines are tacit agreements, which the members of community presume to be shared by every reasonable co-member. In embodying societal knowledge they are essential in the handling of day-to-day situation (Coulmas (ed.) 1981 : 4).

Dans les deux communautés discursives, française et grecque, les interactants échangent donc abondamment des vœux dans le but de valoriser mutuellement leurs faces, à travers la manifestation d’intérêt concernant leurs vies respectives et l’expression d’un désir positif concernant le déroulement favorable de leurs avenirs séparés. Cependant, on verra que chaque société exploite à sa manière le rituel votif, qui prend une signification socio-relationnelle différente en France, où il constitue une manifestation personnalisée d’intérêt vis-à-vis de son interlocuteur en tant qu’individu, et en Grèce, où il représente un moyen lexicalisé et stéréotypé de reconnaître son interlocuteur en tant que membre d’un groupe plus ou moins grand, allant du couple des interactants à la société entière, en passant par la famille. 2.2. Face individuelle vs collective Le fonctionnement du vœu tel qu’on l’observe en français et en grec fait apparaître des conceptions de la face, ainsi que de l’individu et de l’identité, différentes dans les deux sociétés. On peut suggérer l’hypothèse que la face “positive”, telle que la reflète l’exercice du rituel votif, et notamment la nature de l’énonciateur et du destinataire du vœu, ainsi que le contenu des formules votives, serait plutôt individuelle en France et collective en Grèce :

From an individualistic point of view, face relationships are very much a matter of individual face. From a collectivistic point of view, however, one’s face is really the face of one’s group, whether that group is

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thought of as one’s family, one’s cultural group, or one’s corporation. It is quite likely that in intercultural communication, a person from a highly individualistic culture would pay more attention to his or her own personal face needs, whereas a person from a more collectivistic culture would always have the face of others foremost in his or her mind (Scollon et Wong Scollon 1995 : 134).

En français, la formulation du vœu montre que c’est quasiment toujours un “je” individuel qui adresse un vœu à un “tu” individuel, chacun préservant son territoire. Le locuteur parle toujours en son nom propre, ne représentant d’autres personnes que très rarement et uniquement en tant que porte-parole collectivement convenu. Le destinataire du vœu est, quant à lui, généralement considéré comme une unité interactive individuelle, isolée de toute appartenance groupale. Il est traité exclusivement dans son individualité et dans sa singularité ; c’est une personne distincte du locuteur et présente dans la situation de communication. Les expressions votives lui sont toujours exclusivement destinées, comme le montre l’absence de vœux “indirects” (concernant une tierce personne liée à l’allocutaire), ainsi que la formulation rarissime, et souvent aux effets humoristiques, de vœux à la première personne du pluriel, englobant le locuteur dans l’énoncé votif (exemple 1) — les deux partenaires ne fusionnant qu’exceptionnellement lorsque la relation qui les lie est très intime, intimité essentiellement de type amoureux (exemple 2) :

1. À la nôtre, Travaillons bien, etc.

2. Soyons heureux tous les deux, Longue vie à nous, etc.

Le contenu des formules votives, souvent personnalisé, renforce cette hypothèse, car il contribue à marquer individuellement le destinataire et à le singulariser, en désignant des aspects de la réalité qui lui sont vraiment propres et n’appartiennent qu’à lui. Ainsi, l’identité des interactants est avant tout individuelle, l’individu se définissant surtout par rapport à lui même, et seulement secondairement par rapport aux autres, et c’est en tant que “je” indépendant qu’il construit son identité, et en tant que “je” qu’il l’assume. En revanche, en Grèce, le schéma communicatif auquel obéit le vœu dépasse les frontières de l’archétype de l’échange votif, puisque le locuteur peut être en même temps le destinataire, ne serait-ce que partiel, du vœu, et qu’en outre les formules votives peuvent être destinées à un tiers absent de la situation communicative. Le locuteur comme le destinataire du vœu peuvent être individuels, mais aussi, comme on le constate très souvent, collectifs, inclus dans un groupe plus ou moins serré, plus ou moins large, plus ou moins intime, plus ou moins impersonnel. Pour ce qui est du destinataire du vœu, on observe que la formulation votive envisage souvent l’interlocuteur comme le membre d’un groupe, duquel il est difficilement dissociable, comme le montre l’emploi fréquent de vœux “indirects” (exemple 1). C’est également ce que révèle le fait d’adresser un vœu, lors d’une occasion privée, aux alliés de la personne concernée (exemple 2), de traiter l’interlocuteur et ses proches comme un tout inséparable, à travers des vœux “pluriels” (exemple 3), ou encore de l’inclure dans un vœu qui l’attache au locuteur (exemple 4) :

1. perastika sti mitera su (que la maladie de ta mère soit provisoire)

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2. À l’occasion de la “fête du nom” : na xerese ton andra su (que tu sois heureuse de ton mari)

3. À L2 dont c’est la fête et à son amie : xronia sas pola (nombreuses années à vous)

4. xronia mas pola (nombreuses années à nous)

Le locuteur, de son côté, s’exprime souvent lui-même comme le membre d’une collectivité plutôt que comme un énonciateur unique, associant sa voix à d’autres voix dans une polyphonie votive d’expression plurielle. Ses vœux à la première personne du pluriel le rattachent soit au destinataire du vœu, les deux interactants fusionnant votivement (exemple 1), soit à son groupe d’appartenance, généralement le même que l’allocutaire (in-group), qui les réunit et les rapproche (exemple 2) :

1. kali mas xronia (bonne année à nous)

2. na se xeromaste (que nous soyons heureux de toi)

Le “noussoiement” votif, comme le “pluriel grec” (greek plural) en général, constitue en effet une des principales stratégies de “politesse positive”, consistant, pour le locuteur, à s’impliquer ou à impliquer son interlocuteur dans son action performative, aussi bien lors de l’intervention initiative, c’est-à-dire le vœu, que lors de l’intervention réactive, le remerciement au vœu étant souvent formulé à la première personne du pluriel — efxaristume (nous remercions) :

This is basically a positive politeness strategy in that the speaker presumes that he or she knows what is beneficial for the addressee and involves both people in the action, even though only conventionally. […] First person plural forms, especially of fixed polite formulas, are sometimes employed by single speakers usually belonging to lower classes to express extra formality and politeness. […] Such cases appear to involve a special code of politeness which associates politeness with any manifestation of plurality. The speaker appears to act not as an individual but as a member of a group, thus increasing the amount of gratitude or apologies offered (Sifianou 1992 : 104).

Tous ces aspects liés à la formulation du vœu montrent que l’individu est très souvent ramené à ses attaches avec les autres, réuni avec eux dans leur “sort” commun, qui fait que l’individu est toujours intimement et profondément concerné par les autres, émotionnellement impliqué dans tout changement, positif ou négatif, concernant ses proches, voire sa communauté d’appartenance entière :

— Tout doit te sembler plus étriqué ici, moins bien qu’à Paris, n’est-ce pas? — Je juge peut-être les gens plus sévèrement... Je dois les considérer comme des membres de ma famille... Je me sens complice de leurs actes, leur maladresse me vexe... Le succès de l’extrême droite en Grèce m’humilie, me culpabilise, tandis qu’en France il me fait uniquement peur (Alexakis 1995 : 167).

On remarque donc que ce qui prime dans la formulation votive, c’est l’appartenance des interactants à un groupe, une famille, une société, et l’identité grecque semble elle-même passer par l’appartenance, exister devenant synonyme d’appartenir, et être signifiant plutôt en être. L’identité d’un individu semble donc se déterminer largement par son appartenance non seulement à un groupe social, mais aussi conversationnel, l’interaction communicative constituant un lieu susceptible de créer ou de renforcer des liens de proximité et de solidarité entre les participants. Ainsi, la face de l’individu serait conçue comme une partie d’une face plurielle, avec laquelle elle serait dans un rapport d’interdépendance, nécessitant une préservation et une valorisation collectives, comme l’indique la notion de “philotimo qui est,

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bien plus que l’amour-propre comme on le traduit d’habitude, la fidélité inconditionnelle à soi-même et aux autres, à sa famille, à son clan, voire à son village […] un sentiment intensif de l’honneur, d’un équilibre, d’une harmonie à protéger coûte que coûte” (Lacarrière 1975 : 149). La face des locuteurs grecs semble donc collective, correspondant au désir d’être soi-même pris en considération non seulement en tant qu’individu, mais aussi en tant que membre d’un groupe :

The notion of face among Greeks seems to include not only the desire of a person to be appreciated, liked, and approved of by at least some others, but also a strong desire that closely related associates are also appreciated, liked, and approved of by the same. The actions of every member of the in-group are more strongly reflected in others’face. Very often the individual’s needs, desires, expectations, and even actions are determined by considering those of the other members of the in-group. Face is not lost, maintained, or enhanced solely on the basis of how each individual behaves. The behaviour of other closely related members of the in-group contributes greatly to the overall picture of every individual’s face (Sifianou 1992 : 41).

Les variations relatives à la conception de la face permettent sans doute de comprendre d’autres fonctionnements du vœu qui se fixent autrement dans chaque ethnolecte, comme par exemple certaines différences d’appropriation contextuelle. On constate en effet qu’en France la politesse votive est invariablement exprimée, du point de vue du destinataire et non pas évidemment sur le plan sémantique, aussi bien dans des interactions familières, où les locuteurs appartiennent au même groupe (in-group), que dans des interactions impersonnelles, se déroulant entre des interactants qui ne sont pas unis par des liens de proximité (out-group), tous les destinataires, proches ou lointains, étant traités comme des individus égaux dont il faut respecter pareillement la face. En revanche, en Grèce, le degré de proximité détermine l’exercice du rituel votif, qui semble plus favorisé entre les membres du même groupe qu’entre des individus qui sont extérieurs les uns aux autres. Cela est vrai également pour d’autres manifestations de la “politesse positive”, comme le souligne Sifianou (1992 : 41-42), qui montre la pertinence de la prise en compte de l’opposition in-group vs out-group dans la compréhension des comportements communicatifs des locuteurs grecs :

This distinction strongly influences the way in which Greeks behave towards other people both verbally and non-verbally. “Within the ingroup the appropriate behaviors are characterized by cooperation, protection and help… Relations with members of the outgroup are essentially competitive” (Trandis and Vassiliou, 1972 : 305). Members of the same in-group will most often employ informality and positive politeness strategies and they will save formality and negative politeness (or no politeness at all) for members of the out-group, depending on their status. […] On the verbal level, their requests and wishes, advice and suggestions are expressed structurally more directly than in English because they are not perceived as impositions to the same extent.

Cependant, c’est en même temps le rituel votif lui-même qui peut, au lieu d’obéir aux conditions contextuelles objectives, imposant, encourageant ou interdisant sa formulation, être à son tour constitutif d’un groupe qui n’existait pas à l’origine, cet acte permettant aux interactants des rapprochements considérables. Le locuteur peut, à travers une intrusion territoriale votive, entraîner le destinataire du vœu dans un rapport inclusif, les deux interlocuteurs appartenant, ne serait-ce que durant l’échange votif, au même groupe, celui qu’ils forment ensemble à partir du moment où ils se sont reconnus votivement. Les

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interactants cherchent par ce biais à créer une certaine intimité et à partager une solidarité, qui passe moins par le contenu que par l’aspect relationnel, prédominant dans les interactions grecques — à l’opposé des interactions germanophones, selon Pavlidou (1994 : 508-509) :

Greeks are strongly oriented toward the relationship aspect of communication, while Germans tend to focus more on the content aspect of communication. […] Greeks would be said to be rapport-oriented, while Germans would be characterized as report-oriented ; or Greeks have a preference for interactional discourse, while Germans tend more towards transactional discourse. In interaction, in other words, there seem to be different norms at work in the two cultures : Greeks emphasize more the relationship aspect of communication, whereas Germans have a stronger preference for the content aspect. […] The phatic utterances in Greek conversations serve exactly this purpose of enhancing the relationship aspect of communication, by showing involvement and encouraging the relationship towards greater intimacy.

Le fonctionnement du vœu révèle donc l’existence dans les deux sociétés d’une conception différente de l’individu, du point de vue de son territoire et de sa face. On pourrait en effet supposer, avec beaucoup de précautions, que c’est plutôt l’éthos individualiste qui prédomine dans les interactions françaises, tandis que l’éthos solidariste semble l’emporter dans les échanges communicatifs grecs. Ainsi, la face française paraît être individuelle, alors que la face grecque est plutôt collective, car si, en France, on tient compte de l’individu en tant que tel, comme unité à part, en Grèce, “les individus sont conçus comme des fragments du groupe” (Kerbrat-Orecchioni 1994 : 96). 3. Conclusion Les variations linguistiques semblent être intimement liées à des différences d’ordre culturel, la langue et la culture se trouvant dans un rapport si étroit qu’il est difficile à articuler. La comparaison du vœu en français et en grec, révélant l’existence de variations concernant la conception de la politesse, montre que les actes de langage ne varient pas seulement d’un point de vue formel, mais aussi de façon beaucoup plus profonde. Les variations apparentes, reliées aux modalités des activités verbales, semblent cacher des visions culturelles différentes de l’individu, de son rapport avec lui-même et les autres, ainsi qu’avec le monde :

Different pragmatic norms reflect different hierarchies of values characteristic of different cultures, and a comparison, for example of speech acts across countries, will more often than not involve a comparison of different cultures (Trosborg 1994 : 40).

Un des intérêts majeurs de l’étude des actes de langage dans une perspective interculturelle est, malgré les difficultés méthodologiques d’une telle approche, qu’elle permet de constater «combien un acte manifeste, considéré du point de vue exclusif de sa propre culture, prend un sens complètement différent lorsqu’on l’envisage dans le contexte d’une culture étrangère» (Hall 1979 : 62). Il est possible de dégager ainsi des caractéristiques propres aux styles communicatifs de locuteurs appartenant à des communautés discursives différentes, et de contribuer par là à l’amélioration de la communication interculturelle, qui risque d’être troublée, dès lors que ces différences ne sont pas prises en considération.

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“Bonjour madame !”, “Bonjour mon frère !”

Le système des termes d’adresse dans des interactions verbales en France, au Liban et en Tunisie

Dimachki Loubna & Hmed Neijete

Groupe de Recherche sur les Interactions Communicatives UMR 5612, CNRS-Université Lyon 2 [email protected]

[email protected]

On dit que Joséphine, furieuse d’être sans nouvelles de Napoléon, lui envoie pendant la campagne d’Italie (où on imagine volontiers qu’il y avait deux trois bricoles sur le feu) une lettre glaciale où elle utilise un “vous” cinglant, et reçoit simplement une réponse : ”vous toi-même”. (Claude Aubry, Dites-moi tu, Paris, Horay, 1999 : 8)

L’anecdote illustre parfaitement l’importance que peuvent prendre les termes d’adresse au sein des relations humaines. Un simple pronom, dans ce cas perçu comme une insulte, peut signifier tout autant qu’un long discours. C’est dire que l’utilisation des termes d’adresse, bien que naturelle et quotidienne, répond à certaines exigences et règles sociales. Ces règles diffèrent d’une culture à l’autre et c’est pourquoi certains malentendus peuvent naître lorsqu’on les méconnaît. Les termes d’adresse peuvent non seulement dévoiler une face du destinataire, mais aussi la perception de celui-ci par ses interlocuteurs et de leurs relations mutuelles. Ils renseignent aussi sur la perception que l’utilisateur du terme d’adresse a de lui-même, sur le milieu social auquel il appartient, son rang hiérarchique, sa religion, etc. En désignant une personne à l’aide d’un terme d’adresse choisi parmi le paradigme plus ou moins étendu offert par la langue, l’énonciateur se positionne dans l’interaction qu’il engage, et il le fait en fonction de la situation et des règles sociales qui l’entourent. La valeur relationnelle de l’“adressage” est soulignée dans la définition des termes d’adresse, donnée par C. Kerbrat-Orecchioni (1992 : 15) :

Par termes d’adresse, on entend l’ensemble des expressions dont dispose le locuteur pour désigner son (ou ses) allocutaire(s). Ces expressions ont généralement, en plus de leur valeur déictique (exprimer la “deuxième personne”, c’est-à-dire référer au destinataire du message), une valeur relationnelle : lorsque plusieurs formes sont déictiquement équivalentes — comme “tu” et “vous” employés pour désigner un allocutaire unique –, elles servent en outre à établir un type particulier de lien social.

Nous proposons de présenter ici les résultats de l’étude des termes d’adresse dans des interactions verbales enregistrées dans trois sites commerciaux situés dans trois pays différents, la France, le Liban et la Tunisie (ces corpus font par ailleurs l’objet de différentes études interactionnelles, voir Hmed 2000, Dimachki et Hmed, à paraître).

L’orientation comparative de ce travail — une triple comparaison — est née de la proximité culturelle supposée entre le Liban et la Tunisie et donc de l’hypothèse d’un

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fonctionnement interactionnel similaire pouvant s’opposer à celui observé dans le commerce français. Les enregistrements des interactions se sont déroulés en milieu urbain (Villefranche et Villeurbanne, petites villes jouxtant Lyon en France, Beyrouth au Liban et une ville de la banlieue de Tunis) dans deux types de commerces : pharmacies (France-Liban) et boucheries (France-Tunisie). Le choix de ces sites n’est pas aléatoire, il a été déterminé par le fonctionnement suffisamment analogue des deux commerces ; la démarche à suivre par le client, en l’occurrence l’obligation qu’il a de s’adresser au commerçant pour réaliser la transaction (fonctionnement différent de celui des libres-services, si répandus en France), se retrouvant dans chacun des lieux. 1. Localisation et fréquence des termes d’adresse Les moments d’apparition privilégiés des termes d’adresse dans le corpus français sont ceux des salutations d’ouverture et de clôture. Dans ces interactions, l’accompagnement des salutations par un terme d’adresse est d’ailleurs quasi-rituel. Le cas est différent au Liban et en Tunisie. Tout d’abord, dans ces interactions, les salutations ne sont qu’optionnelles (pour une étude approfondie des séquences d’ouverture et de clôture en Tunisie, voir Hmed 2000), et elles ne sont pas aussi systématiquement accompagnées de termes d’adresse qu’en France. D’un point de vue quantitatif, les termes d’adresse sont donc beaucoup plus fréquemment attestés dans les interactions de commerce en France. Il ne faudrait cependant pas arrêter là l’analyse car, en observant de plus près non pas la fréquence mais le type de termes d’adresse, apparaissent des particularités intéressantes d’un point de vue interculturel. 2. Inventaire des termes d’adresse Le tableau ci-après regroupe les termes d’adresse répertoriés dans les trois corpus étudiés. Ceux-ci sont classés en fonction des corpus dans lesquels ils ont été observés mais également en fonction de leur nature et surtout selon qu’ils affichent des relations plus ou moins proches entre les participants. Il apparaît ainsi un véritable fossé entre ceux utilisés en France et ceux utilisés au Liban et en Tunisie, que l’on peut regrouper du fait de leur très grande similarité.

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PROXIMITE DISTANCE

FRANCE

“TU”

– Prénom / (Nom)

– Termes amicaux ou affectueux

– Termes de plaisanterie

“VOUS”

– Prénom / Nom

– Appellatifs de type : “madame”, “monsieur”

– Termes de professions

LIBAN/TUNISIE

– Termes de Parenté

*’axx/’uxt (frère/sœur)

*les “kuniya” : ’abu X, ’um X (père/mère de X)

– Noms et “catalogages”

*nom, prénom et diminutifs

*le catalogage

– Termes de plaisanterie

– Termes de Parenté

*terme pour oncle “cam”

*les “kuniya” :

“’abu/’um X” (père/mère de)

– Termes de respect

*termes religieux

*termes étrangers

*termes de profession

Constructions particulières des structures appellatives en arabe

– vocatif ya + terme d’adresse

– paires de surenchère

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Les petites “vaguelettes” du tableau schématisent une démarcation non figée entre les éléments. Ceux-ci se combinent avec les éléments se trouvant en dessous ou à côté. En ce qui concerne le système des termes d’adresse en France par exemple, nous pouvons très bien observer l’utilisation d’un terme d’adresse du type “prénom” juxtaposé dans un énoncé avec un pronom personnel “tu” ou encore un terme de profession combiné avec le pronom personnel de politesse “vous”. La caractéristique la plus flagrante de ce tableau récapitulatif concerne l’emploi de pronoms personnels distincts en langue française uniquement. Le choix du pronom “tu” ou “vous” dans les interactions en français dépend directement du rapport plus ou moins proche qu’il existe entre les participants. La langue arabe ne connaît pas le “vous de politesse”, ce qui explique l’utilisation du seul pronom “tu”. Cependant l’inexistence de ce pronom ne signifie pas l’inexistence même de règles de politesse dans cette culture. Si la fréquence d’apparition des termes d’adresse est plus importante en France, la variété relative des termes d’adresse répertoriés dans les corpus arabes est cependant plus étendue. Ce constat appelle quelques commentaires et exemples explicatifs. 3. Commentaires et exemples d’adressage Les participants des interactions en France accompagnent les salutations en début et en fin d’interaction d’appellatifs choisis au sein d’un paradigme restreint, comme le montre le tableau récapitulatif. L’exemple prototypique ci-dessous illustre ce fonctionnement (dans les exemples qui vont suivre, on notera : S = Serveur, C = Client) :

S bonjour madame C bonjour monsieur, qu’est-ce que je vous sers ?

Dans les interactions au Liban et en Tunisie, les termes d’adresse n’apparaissent pas dans les mêmes interventions, ils sont de nature plus variée, et leur inventaire est donc plus fourni comme l’illustre le tableau ci-dessus. Les quelques exemples et commentaires qui suivent ne sont pas exhaustifs mais tentent de brosser un bref portrait de certains termes d’adresse particuliers afin d’offrir au lecteur la possibilité d’une rapide immersion dans le système d’adressage utilisé dans les interactions. 3.1. Le “catalogage” Le “catalogage” consiste à désigner la personne à qui l’on s’adresse en référence à quelque chose qu’elle fait, qu’elle vend ou tout simplement à la situation dans laquelle elle se trouve. On peut alors parler d’adressage situationnel, c’est-à-dire en rapport direct à une situation bien précise. Le locuteur utilise en général ce procédé pour désigner un destinataire qu’il ne connaît pas, en utilisant un identificateur qui le concerne quand même directement.

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De ce fait la construction du terme d’adresse est variable : elle comprend toujours le vocatif ya suivi du nom attribué. Parkinson dans son travail sur l’arabe égyptien a répertorié cinq types de figures dans la construction de ce type particulier de termes d’adresse :

ya lli : celui qui

ya btaa : celui du

ya ’abu : père de

ya sahib il : propriétaire de

ya : toi/hé.

On peut avoir ce même type de terme d’adresse en France : “hé pantalon rouge !”, mais cette utilisation n’est pas très fréquente et se borne à des situations très spécifiques (par exemple : un professeur à son élève). Voici un exemple du corpus “Commerces” libanais :

S shu ya waTan [alors la patrie] C sandwish [sandwich]

Dans cet exemple, le commerçant s’adresse à son client en le cataloguant par rapport à ce qu’il porte et à sa fonction (le client est ici un militaire et porte l’uniforme). Ce catalogage est à double tranchant parce qu’il peut avoir une connotation positive aussi bien que négative, tout dépend de la façon dont le locuteur perçoit l’attribut qu’il sélectionne pour dénommer son destinataire. Dans cet exemple, on peut avancer avec certitude que le commerçant flatte son client en s’adressant à lui de la sorte parce qu’il reconnaît sa position sociale et l’image qu’il représente, c’est-à-dire le pays, la patrie. La valeur présupposée intrinsèque à cette appellation est celle de la fierté, cette valeur est partagée dans la communauté libanaise du fait de l’histoire politique et militaire particulière traversée par cette population. Le contexte est déterminant dans l’attribution positive ou négative des connotations possibles du catalogage. Le cas aurait en effet été différent dans un autre contexte où ce même catalogage aurait pu véhiculer une connotation négative, ridicule voire insultante. Dans ce cas précis, tout dépend de ce que reflète ou représente, dans la société, l’objet par lequel l’interlocuteur est désigné. On peut très bien imaginer une personne se faisant arrêter par un militaire pour une raison quelconque et persistant à appeler ce dernier “waTan” (“patrie”) : dans ce cas-là, l’utilisation du terme serait insultante. En règle générale, l’utilisation des termes d’adresse de type catalogage est neutre. L’exemple ci-dessus est particulier puisqu’il implique une prise de partie face à un participant qui représente une fonction spécifique. Le catalogage reflète une relation à caractère plus ou moins proche puisque le locuteur se permet un certain degré de familiarité. Cependant il indique également que le destinataire est un inconnu et qu’aucun autre lien ne permet de choisir un autre appellatif.

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3.2. Termes de parenté L’axe de la proximité est pertinent dans plusieurs paradigmes de termes d’adresse. Les plus évidemment organisés autour de cet axe sont les “termes de parenté”, qui jouent un rôle important dans le déroulement de l’interaction en arabe, et qui sont fréquemment utilisés. Ils sont divisés en deux catégories d’usage, celle où ils expriment un vrai lien de parenté et celle où ils relèvent d’un emploi plus général (il n’existe pas de lien de parenté effectif). C’est le cas dans notre situation de petit commerce. Certains termes de parenté expriment la proximité, d’autres la distance. Le choix des uns ou des autres dépend d’un critère bien précis, celui du respect, respect imposé non par une position hiérarchique, mais en fonction de l’âge et du sexe des interactants. Ainsi le terme de “sœur” ou de “frère” seront utilisés pour afficher une relation proche alors que celui de “oncle” affichera une relation, sinon distante, du moins de respect Les exemples qui suivent cherchent à illustrer la complexité de ces emplois. 3.2.1. ’axx, ’uxt (frère, sœur)

C (a pris du jus à S) shalimone [une paille] S tfaDDal ya ’axx [tenez hé “frère”]

Les termes ’axx, ’uxt (frère, sœur) sont très employées dans les milieux populaires. Ils dénotent la nature fraternelle de la relation et indique que la différence d’âge entre les participants n’est pas très importante. Le locuteur considère le destinataire comme son égal, son frère. L’emploi de ce terme d’adresse est similaire au tutoiement entre des jeunes qui ne se connaissent pas en France. Le choix d’un terme d’adresse “familial” tel “frère” ou “sœur” est une sorte de rapprochement — ne serait-ce que pour la durée de l’interaction — voulu par le locuteur face au destinataire. Ce rapprochement peut s’expliquer en fonction de ces critères : – Proximité de l’âge : les interactants appartiennent à la même tranche d’âge. La distance, dite de respect, qui peut exister par rapport à la différence d’âge n’est donc pas présente. – Evaluation positive de la relation : le locuteur dénote un sentiment positif explicite par rapport à la relation. S’adresser à une personne par “mon frère/ma sœur” montre à priori, un certain degré d’“entrain” dans la relation et de respect en la considérant comme un être proche. – Définition de la relation : pour finir, ces deux termes sont assez fréquents dans les milieux populaires entre homme et femme, précisément du même âge, afin d’afficher une relation respectueuse excluant toute interprétation de drague et de séduction entre les interactants. Le fait de choisir un terme fraternel démontre une relation sans ambiguïté dans les rapports. La construction de ce terme d’adresse comporte l’utilisation du vocatif ya, suivi du terme d’adresse comme le montre l’exemple ci-dessus. Nous pouvons avoir un autre cas de figure, si la personne à qui l’on s’adresse est une connaissance et non une totale inconnue :

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ya + terme d’adresse

ya + terme d’adresse + prénom

3.2.2. La kuniya Cette forme de l’adresse consiste à désigner l’interlocuteur par “mère, père de”, suivi normalement du prénom du fils aîné. Elle est très répandue dans la culture arabe et représente une marque de respect dans les milieux populaires. Elle peut être utilisée pour un interlocuteur masculin ou féminin ’abu, ’um X (“père, mère de”). La trame relationnelle tissée par l’emploi de ce terme est complexe puisqu’il est exprimé, en même temps qu’un degré de proximité et d’intimité entre les interlocuteurs, une marque de respect (cette dénomination soulignant un statut social respectable — personne mariée ayant procréé) qui induit par-là même une distanciation. S’adresser à quelqu’un en utilisant la kuniya ’um, ’abu nous montre en effet que l’énonciateur connaît suffisamment son interlocuteur (et en particulier le nom de son fils aîné), ce qui affiche un certain degré de familiarité, et manifeste tout à la fois la volonté de montrer son respect en “gardant ses distances”. Ce terme d’adresse pourrait être paraphrasé par : “je vous connais mais pas assez pour me permettre de vous appeler par votre prénom”. Appeler quelqu’un par la kuniya c’est lui manifester un certain respect lié au fait que X a un fils (ce qui est une réelle fierté dans le monde arabe) :

S Hayda l-kabrit ya bu necme [voici les allumettes hé père de Néemé]

Dans cet exemple, le commerçant s’adresse au client en l’appelant par la kuniya. Ceci dévoile une information sur le client. Cet homme-là est marié et a un fils qui s’appelle Neemé. Le commerçant connaît son client, un habitué qui est un voisin du quartier, mais pas au point de lui permettre de l’appeler par son prénom. La construction de ce terme d’adresse n’échappe pas à la possibilité d’être précédée du vocatif ya, comme nous le montre l’exemple ci-dessus. Souvent, l’emploi de la particule ya, montre un certain degré de familiarité attribué à la relation, même si cette familiarité n’existe pas réellement. 3.3. Termes de respect Cette catégorie comprend les termes d’adresse qui indiquent une marque de respect assez claire par rapport aux termes de parenté qui, du fait qu’ils peuvent indiquer une relation proche ou distante, sont assez ambigus et complexes. Les termes de respect expriment eux une relation plus ou moins distante. Trois catégories au minimum de termes de respect peuvent être dégagées à partir des corpus arabes. – Termes religieux : cheikh, hajj – Termes de profession : doktôr (docteur/professeur d’université) – Termes étrangers : madmusêl (mademoiselle)

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Le locuteur affiche du respect vis-à-vis de son destinataire. Tout comme dans le système du catalogage, le choix du terme de respect signale ce que le locuteur juge “respectable” chez le destinataire, et renseigne sur ses valeurs culturelles et sociales.

C cilbten Lucky hajj 2 paquets de Lucky pèlerin

S tfaDDal tenez

Le terme de respect “hajj” (“pèlerin”) est un terme religieux généralement employé dans la religion musulmane pour une personne qui a fait le pèlerinage à La Mecque. En Tunisie et dans les milieux populaires libanais, utilisé par un musulman, il peut aussi exprimer l’honneur dont le destinataire aurait pu (ou pourrait) bénéficier s’il avait fait le pèlerinage, donc un certain respect de son statut religieux et social. Dans les faits, ce n’est pas toujours le cas, l’emploi de ce terme est certes lié à la religion, mais peut être utilisé entre non musulmans. Ce terme de respect a donc une double valeur, une valeur religieuse et une valeur honorifique que le locuteur adresse à son destinataire. Il n’est traditionnellement pas employé à l’adresse d’une jeune personne et est donc quasiment réservé aux personnes âgées. A ce propos, au Liban comme en Tunisie, une vieille personne peut se le voir adresser sans avoir effectué le pèlerinage, ce qui signifie que, dans les usages, l’âge est plus pertinent que l’appartenance religieuse. 3.4. Constructions particulières des structures appellatives

3.4.1. La surenchère Très courante dans la communication en langue arabe, la surenchère, repose sur le fait que l’allocutaire, en réponse à une glorification de la part du locuteur, doit (que ce soit pour un compliment, une salutation, un vœux, etc.) à son tour le surpasser, en l’honorant plus. La surenchère est donc une structure qui se construit exclusivement sous la forme d’une paire d’échanges.

C ya Sadiqi l-comr [ô ami de toujours] S ya ruhi [ô mon âme]

Une personne s’adresse à vous en vous magnifiant, vous devez répondre à cette adresse par le double, voire le triple, afin de la magnifier et de l’honorer. Ferguson (1967) explique que l’application de ce rituel votif est évoquée dans le Coran. Mais, de nos jours, ce rituel n’a pas toujours une connotation religieuse, il est désémantisé. Ce rituel est aussi présent dans les salutations ou les adieux dans le monde arabe.

3.4.2. La particule vocative ya La structure faisant appel à la particule vocative /ya/ est très employée, comme les exemples cités l’ont montré. Cette particule peut être combinée avec tous les types de termes d’adresse, mais elle peut également figurer seule, et fonctionne dans ce cas comme une simple interjection.

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S su ya [hé quoi ?] C wehde Bonjus [un Bonjus (c’est une marque de jus de fruits)]

Cette construction est similaire à la construction française, elle apparaît exclusivement dans les interactions des corpus arabes. On peut imaginer l’utilisation d’une telle construction dans les commerces français, mais elle paraîtrait trop familière.

4. Conclusions interprétatives Les termes d’adresse relevés dans les corpus français sont, dans la grande majorité, des termes dits de distance (du type “madame”, “monsieur”) du fait qu’ils ne contiennent que très peu de traits sémantiques (âge et sexe). Du point de vue de la relation interpersonnelle, ces termes ne sont pas très significatifs puisqu’ils n’affichent aucune relation particulièrement proche, c’est en ce sens qu’on peut les qualifier de “neutres”. Cependant, la relation interpersonnelle entre les participants usant de ces termes, même si elle est plutôt de nature distante (en particulier du fait aussi que ces termes se combinent avec le pronom personnel “vous” et très rarement “tu”), peut être de nature très diverse puisqu’ils peuvent surgir entre des participants qui se rencontrent pour la première fois mais également entre des participants ayant une histoire conversationnelle plus ou moins importante. Dans ces derniers cas, la seule analyse des termes d’adresse ne suffit pas à déterminer le type de relation qui existe entre les participants et il est nécessaire d’étudier d’autres éléments de l’interaction verbale, comme les thèmes abordés par exemple. Dans les interactions des commerces français, et plus largement dans les interactions verbales en France, les interactants choisissent de s’adresser les uns aux autres en fonction d’un nombre réduit d’axes pertinents. – Les axes de l’âge et du sexe se révèlent être les plus importants. En effet en fonction de l’âge et du sexe de l’interlocuteur, les termes d’adresse le concernant varieront. On peut schématiser ainsi l’emploi des pronoms personnels “vous” et “tu” en fonction de l’âge.

Participant (adulte) — Participant (enfant) : Tutoiement

Participant (enfant) — Participant (adulte) : Vouvoiement

Participant (adulte) — Participant (adulte) : le choix du pronom personnel dépend cette fois du degré de

proximité des interactants avec une adaptation du pronom en fonction du sexe des participants

Sont représentées ici les généralités. Le choix du vouvoiement ou du tutoiement entre participants peut être sujet à des normes particulières dans certains milieux sociaux ou envers la classe des très jeunes enfants n’ayant pas encore acquis toutes les subtilités de la politesse verbale. – L’axe de la proximité est, comme on vient de le voir, lui aussi déterminant dans le choix des pronoms personnels adressés à l’interlocuteur. On peut schématiser ainsi son emploi :

Relation (+ ou –) proche : tutoiement Relation (+ ou – ) distante : vouvoiement

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– L’axe de la hiérarchie est le troisième axe pertinent concernant l’emploi des pronoms personnels : d’un point de vue général, il est de rigueur de vouvoyer son supérieur hiérarchique qui, lui, peut dans certains cas (celui de l’école par exemple) tutoyer ses subordonnés. Les termes d’adresse obéissent, tout comme les pronoms, à des règles bien précises et dépendent de ces mêmes axes. D’une manière générale, on peut dire que, dans les commerces français, l’emploi massif du vouvoiement et d’appellatifs neutres affiche une relation plutôt distante entre les participants. Cependant il serait faux de s’arrêter à cette conclusion hâtive car en réalité l’emploi des termes d’adresse relève du système la politesse verbale et marque le respect. De plus, l’analyse plus complète des interactions montre qu’il n’est pas rare de voir des participants ayant visiblement une histoire conversationnelle importante et une relation plutôt proche utiliser des termes d’adresse du type neutre. Toutefois, cette constatation prouve qu’en France la conception des interactions entre commerçants et clients reste particulière et affiche une relation distante, ce qui n’est pas le cas des interactions au Liban et en Tunisie où les termes d’adresse utilisés entre les interactants peuvent donner la fausse impression de se confondre avec ceux des interactions familières. Il est cependant important de noter que cette constatation ne signifie en rien que les Tunisiens et Libanais entretiennent des relations plus proches que les Français, mais plutôt que chaque culture intègre des systèmes d’interpellation relevant d’axes et de paradigmes différents. Au Liban et en Tunisie les axes de l’âge, de la proximité et de la hiérarchie sont tout aussi pertinents qu’en France mais offrent des paradigmes différents et surtout plus étendus. L’axe de la proximité peut être représenté dans plusieurs catégories de termes d’adresse. La plus fréquente est celle des termes de parenté. Ces termes d’adresse dépendent eux aussi de l’âge et du sexe des participants et ne traduisent pas nécessairement une relation proche entre deux participants se connaissant de longue date puisque le terme de “frère” ou de “sœur” peut être utilisé entre deux jeunes participants s’interpellant dans la rue et correspondrait alors au tutoiement de deux jeunes participants en France. D’autre part la distance peut être affichée par d’autres paradigmes tels que ceux des termes religieux ou professionnels, ce qui n’existe pas en France. De ce fait, l’utilisation des termes d’adresse en Tunisie et au Liban est plus complexe, les paradigmes à disposition pouvant relever en même temps de plusieurs axes relationnels d’une part et étant plus “fournis” d’autre part. Remarque : Si le fonctionnement du système des termes d’adresse est très similaire au Liban et en Tunisie, certaines différences existent tant au niveau des formulations que de leurs utilisations contextuelles. Il ne faudrait donc pas s’imaginer une parfaite ressemblance entre les comportements verbaux dans ces deux pays. Bien que cet article n’en fasse pas mention, certaines spécificités sont présentes et nécessitent une étude à part entière.

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5. Bilan Si certaines fâcheries peuvent être plus ou moins volontairement déclenchées par l’utilisation inopportune d’un terme d’adresse comme dans le cas de Joséphine et Napoléon, il n’est pas à négliger qu’elles peuvent surgir parfois de l’ignorance du système interactionnel, relationnel et social dans lequel prennent place les termes d’adresse. Ces fâcheries, qu’elles soient pittoresques, lourdes, graves, drôles ou qu’elles passent inaperçues, surviennent souvent lors de rencontres interculturelles et naissent la plupart du temps de l’ignorance des systèmes mutuels ou encore de connaissances insuffisantes – voire stéréotypées – de modes interactionnels culturellement différents. C’est pourquoi des études telles que celle-ci sont nécessaires et qu’il est utile, si ce n’est urgent, de mieux comprendre ses propres règles conversationnelles et celles des autres ainsi que ce qu’elles signifient en profondeur dans la complexité des réseaux relationnels et sociaux. ****************************************************************

“ Air rage sparked by ‘say please’ ” : Sources et formes du malentendu

interculturel à partir d'exemples authentiques en anglais entre locuteurs natifs et non-natifs

Christine BÉAL

UMR 5475, CNRS/Université Paul Valéry - Montpellier 3 [email protected]

Le malentendu dans les interactions verbales interculturelles est considéré comme un point de départ privilégié pour l’analyse et la mise en évidence des divergences dans les règles conversationnelles et les lois de la politesse. Il est en effet postulé que le malentendu interculturel provient de la rencontre de deux systèmes incompatibles dont les fonctionnements respectifs se trouvent ainsi accidentellement mis au grand jour. En effet, tout locuteur natif d'une langue donnée intériorise au cours du processus de socialisation qui commence dès l'enfance un certain nombre de règles concernant ce que l'on peut dire, quand, à qui et sous quelle forme. Ces règles lui paraissent parfaitement normales et naturelles. Les locuteurs monolingues sont même persuadés de leur universalité alors qu'elles sont, pour une grande partie, culturellement déterminées. Lorsque deux personnes de cultures différentes sont amenées à converser, elles utilisent en général une seule langue qui est la langue maternelle de l'un et une deuxième langue pour l'autre participant. Or, même si ce locuteur non-natif parle couramment, on observe souvent des moments de dérapage, des malaises et des malentendus. Ces problèmes sont le plus souvent liés à l'interprétation des intentions et des attitudes entre les interlocuteurs. Lorsque la situation de communication se

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répète, comme dans le cas de collègues de travail par exemple, l'effet cumulatif de ces tensions contribue à créer ou renforcer des stéréotypes. C'est ainsi qu'une étude dans une entreprise française installée à Melbourne, Australie (Béal 1990, 1998) a pu mettre en évidence que les locuteurs francophones sont souvent perçus par les anglophones — qu'ils soient Australiens ou Britanniques — comme étant arrogants, impolis, cassants ; les locuteurs anglophones sont à leur tour perçus comme vagues, hésitants, évasifs et même hypocrites. C'est que parler une autre langue, c'est bien plus qu'apprendre un lexique et des règles de grammaire. C'est aussi, et peut-être surtout, des façons de dire, et ces façons de dire sont liées à des conceptions culturelles que l'on se fait de chaque situation (ainsi les échanges dans les petits commerces suivent-ils des scénarios très différents suivant qu'ils se passent en France, en Tunisie ou au Viet-Nam) et à l'idée que l'on se fait du rôle de chacun dans la situation donnée. La surface linguistique (le choix des mots, les tournures de phrases employées) reflète inévitablement les caractéristiques de la langue utilisée mais aussi l'éthos des cultures, et souvent, comme on le verra plus loin, les deux sont liés. Ainsi que le note Wierzbicka (1985-b :187) : “Languages differ from one another not just as linguistic systems but also as cultural universes, as vehicles of ethnic identities.” Or, dans le malentendu, chacun a tendance à faire comme il ferait dans sa propre langue et à juger l'autre à travers sa propre grille de valeurs culturelles. Les conséquences sont parfois désastreuses, comme dans le fait divers suivant sur lequel on reviendra dans la suite de cet article pour illustrer diverses facettes du malentendu. Le 29 septembre 1999, le quotidien australien The Age titrait : “Air rage sparked by ‘say please’ ”. La suite de l'article expliquait :

A 62 year-old man became enraged on a Qantas flight because he was told to say “please” after ordering a drink, a court heard today. Michael Lomen, of St Albans, was abusive after he felt he was treated like a “gipsy beggar” when a flight attendant told him to say “please” after ordering a drink, Melbourne Magistrates Court heard. Mr Mark Leach, defending, said Lomen ordered a drink in the polite native Serbian way, saying :”Give me a glass of Coke”. He was convicted and placed on a 12-month good behaviour bond.

Les pages qui suivent s'attacheront à démonter le mécanisme des malentendus interculturels. A partir d’exemples authentiques en anglais relevés dans des échanges entre locuteurs natifs et non-natifs (surtout français), on montrera dans un premier temps quelles sont les diverses sources du malentendu : problèmes de maîtrise de la langue 2, phénomènes de transfert pragma-linguistique, conflit sur les valeurs et la relation interpersonnelle. On montrera également que ces problèmes peuvent affecter différents niveaux de l’échange : actes de langage, niveau des tours de parole, ordre séquentiel. Cependant, si le malentendu peut bien se décrire en termes d’un décalage entre l’interprétation d’un énoncé par son énonciateur et son interprétation par le récepteur, il n’est pas évident que ce décalage soit toujours imputable aux sources évoquées ci-dessus. On montrera dans un deuxième temps que, dans de nombreux cas, les idées pré-construites que se font les interlocuteurs l’un sur l’autre — en d’autres termes les préjugés et stéréotypes —

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semblent bien peser dans la balance de leur calcul interprétatif. Négliger cette dimension, c’est courir le risque de survaloriser certaines différences pragma-linguistiques, voire, dans le pire des cas, de leur attribuer de façon erronée la cause de l’erreur d’interprétation du récepteur. La difficulté est alors de faire la part des choses entre le rôle du préjugé dans un malentendu et celui des variations au niveau des règles de la conversation et de la politesse. 1. Les sources du malentendu Si l'on postule que les interactants sont a priori de bonne foi, et que les problèmes qui surgissent sont dûs à l'utilisation de la langue 2, ce sera donc en général le locuteur non-natif qui sera à l'origine du malentendu, soit parce qu'il aura mal encodé son message, soit parce qu'il aura mal décodé ce que lui a dit le locuteur natif. Les raisons de ces erreurs d'interprétation peuvent être regroupées en trois grandes catégories qui dans certains cas se recoupent. 1. Les problèmes de maîtrise de la langue 2 Ce sont les cas d'erreurs qui relèvent du système de la langue, c'est à dire du lexique, ou de la syntaxe ou morpho-syntaxe. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ces erreurs ne sont pas la source la plus fréquente de malentendus, car beaucoup d'entre elles n'ont aucune incidence sur le sens référentiel de l'énoncé (le sens littéral du message) et encore moins sur le sens pragmatique (le rapport à l'autre que le message implique). Par exemple, un anglophone qui maîtrise mal le genre des mots ou le subjonctif en français risque peu de conséquences fâcheuses. Dans certains cas cependant, la mauvaise maîtrise de certains points de grammaire peut déboucher sur un malentendu lié au rapport interpersonnel. C'est le cas, par exemple, des question-tags en anglais. Cette tournure morpho-syntaxique est relativement difficile à acquérir pour les Français qui n'ont pas d'équivalent dans leur langue. Rappelons rapidement qu’elle consiste à reprendre l'auxiliaire du verbe principal en tenant compte de la personne, du temps du verbe et de la forme à laquelle il se trouve : affirmative ou négative. On obtient donc des variantes telles que :

You are English, aren't you ?

You think this song is about you, don't you ?

You lived in Paris for a while, didn't you ?

You wouldn't mail this letter for me, would you ?

She is English, isn't she ? etc. Cela lorsqu'on attend une confirmation. On reprend par contre la même forme affirmative ou négative pour exprimer la surprise ou l'incrédulité :

You're French, are you ?

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Devant cette complexité, beaucoup de Français renoncent à utiliser cette tournure pourtant très fréquente chez les locuteurs natifs (Béal 1998), de même qu'ils renoncent à essayer de distinguer les nuances entre les différentes formes verbales permettant d'exprimer la requête (can you/ could you/ might you/ would you/ wouldn't you/ do you mind/ would you mind/ would you like/ I don't suppose there's any chance etc.) ou l'obligation (Thomas 1983-b). Or toutes ces formes encodent différents degrés de politesse et de non-imposition, le question-tag parce qu'il s'enquiert ostensiblement de l'opinion de l'interlocuteur, les formes modales parce qu'elles font intervenir un respect de sa volonté. L'exemple cité plus haut : “You wouldn't mail this letter for me, would you ?” est à la fois plus poli et plus susceptible d'être utilisé par un locuteur natif que : “Could you mail this letter for me ?”, même si on ajoute “please”. Bien sûr, le sens du message sera compris, mais les malentendus qui résultent de ce type de carence linguistique sont des malentendus qui portent sur l'attitude du locuteur qui sera jugé par les anglophones comme un individu sans gêne, manquant du tact le plus élémentaire. 1.2. Le transfert pragma-linguistique Le transfert pragma-linguistique (pragmalinguistic transfer, Thomas 1983-a) est une forme particulière de calque. Les calques sont pour la plupart ce qu'on appelle communément les “faux-amis” : ce sont, surtout dans les langues voisines, des mots similaires morphologiquement mais qui ont des sens différents. Ils peuvent donc engendrer des malentendus qui portent sur le référent, mais qui, en contexte, sont en général vite dissipés, car le caractère inapproprié du choix lexical apparaît le plus souvent immédiatement. C'est ainsi que de nombreux anglophones font l'erreur d'employer, à un moment ou à un autre, le mot “préservatif” calqué sur l'anglais “preservative” en lieu et place de “conservateur”, ce qui ne manque pas de déclencher l'hilarité de leur interlocuteur. Le transfert pragma-linguistique porte en général sur une unité plus large que le mot — une expression ou une tournure de phrase, par exemple —, mais surtout, comme son nom l'indique, il engendre des malentendus au niveau pragmatique, c'est-à-dire au niveau de la relation. Il s'agit donc de façons de formuler les choses qui peuvent être traduites littéralement, mais qui ne sont pas appropriées dans le contexte donné ou qui impliquent une nuance de sens de type jugement de valeur, degré de véhémence, ou intention de l'énonciateur. C'est ainsi que dans l'article de journal cité ci-dessus, le passager Serbe a reconnu avoir dit : “Give me a glass of Coke”, ce qui est “The polite Serbian way” (notons au passage qu'il s'agit plutôt de forme appropriée que de forme polie puiqu'il n'utilise en fait pas de “formule de politesse”). C'est également de l'anglais correct sur le plan grammatical, mais ce n'est certainement pas “The polite Australian way”. En effet, il est exclu dans toutes les situations de service en Australie (et dans la plupart des pays anglophones) d'utiliser un impératif et à plus forte raison, un impératif sans “please”. La formule “normale” dans ce cas serait : “I'll have a glass of Coke, please” ou “Would you bring me a glass of Coke, please ?”.

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La formule choisie par le passager est effectivement extrêmement impolie au regard des règles de communication en anglais. Ce transfert pragma-linguistique peut également se produire au niveau du décodage. Dans ce cas-là, le locuteur non-natif interprète ce qui lui est dit comme il l'aurait interprété si on le lui avait dit dans sa langue natale, or le sens global n'est pas nécessairement le même. Ainsi, en anglais, dans certains contextes, on peut utiliser la formule “Would you like to… ?” comme façon polie de demander un service. Les Français non avertis comprennent littéralement “Est-ce que tu aimerais… ?”, or en français cette formule ne peut être utilisée qu'au bénéfice de la personne à qui elle est adressée et non dans l'intérêt de l'énonciateur. Il arrive donc fréquemment que les Français répondent “non” alors que l'interlocuteur espérait un “oui” ! Les transferts pragma-linguistiques sont une source de malentendus extrêmement riche car ils reposent sur des nuances dont aucun des participants n’est conscient. 1.3 Le conflit sur les valeurs et la relation interpersonnelle Ce type de conflit est aussi appelé conflit socio-pragmatique. Il s'agit là de conflits liés à la façon dont les interactants évaluent la situation et le rôle personnel qu'ils ont à y jouer. Très souvent, ils tournent autour d'un désaccord sur la façon de traiter les autres ou la façon d'être traités par eux. Si, dans le transfert pragma-linguistique, le locuteur n'est pas conscient de la différence de sens d'une même expression dans les deux langues, dans le conflit socio-pragmatique, il n'accepte pas cette différence. C'est le cas, par exemple, de certains Français en Australie qui refusent de se laisser appeler par leur prénom par tout le monde (y compris le boulanger, le plombier, le coiffeur etc.) comme c'est la coutume et insistent pour décliner leur identité comme “Monsieur Untel” ou “Madame Unetelle”. Souvent, les deux types de conflit fusionnent : dans un premier temps, la personne produit un transfert pragma-linguistique calqué sur sa langue d'origine, mais, comme celle-ci reflète sa culture et ses valeurs, dans un deuxième temps, elle refuse d'accepter que cette formule soit inappropriée dans le nouveau contexte. Le passager Serbe, pour en revenir encore à lui, produit un transfert pragma-linguistique lorsqu'il dit “Give me a glass of Coke”, mais il se transforme en conflit socio-pragmatique lorsque, comme cela est rapporté dans un autre journal du même jour, il estime qu'il n'avait pas à dire “s'il vous plaît” puisqu'il avait payé son billet et qu'on l'avait traité “comme un mendiant gitan”. Les conflits sur qui doit dire “s'il vous plaît” ou “merci” à qui et dans quelles circonstances sont typiquement des conflits socio-pragmatiques. Il en est de même de tous les conflits tournant autour de questions de déférence. 2- Niveaux de la conversation auxquels le malentendu se manifeste

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2.1 Le niveau des actes de langage La plupart des malentendus interculturels qui viennent spontanément à l'esprit sont des malentendus au niveau des actes de langage, c'est-à-dire de la façon de formuler des dires qui sont l'équivalent d'une action : s'excuser, complimenter, donner une instruction, etc. C'est ainsi qu'en ce qui concerne le passager serbe cité plus haut, le malentendu portait sur la formulation de la requête dans une situation de service. La formulation de la requête est d'ailleurs un des points les plus sensibles dans la communication entre Français et Anglosaxons (Béal 1990). Dans la plupart des pays de langue anglaise, le respect de l'autonomie de l'interlocuteur, même dans des situations d'inégalité hiérarchique, est un des aspects de l'éthos qui se manifeste au niveau linguistique par des formulations dites “indirectes” (“if you could”, “would you mind”), et par une profusion d'adoucisseurs (“just”, “a bit”, “when you've got a moment”, question-tags), tandis que les formes plus dures et plus directes (impératif, futur — “Vous ferez…” —, formes impersonnelles — “Il faut…”) sont prohibées. Ainsi qu'on l'a montré tout à l'heure, la requête peut même prendre la forme d'une question sur les désirs de l'interlocuteur (“Would you like…”) ou d'une assertion sur ses désirs (“You'll want to…”, Wierzbicka 1985). C'est ainsi qu'ordres et instructions dans un contexte professionnel sont finalement presque impossibles à distinguer de la demande de service au niveau de la formulation. Les malentendus portent alors soit sur le sens du message (la demande de service prise pour une offre bienveillante comme on l'a vu plus haut ou encore, toujours pour les Français, la difficulté à évaluer l'urgence de la requête), soit sur les attitudes et intentions de l'autre, les anglophones ayant l'impression que les Français essayent de les commander, ce qui entraîne suivant le cas des conflits ouverts ou des formes de résistance passive. C'est précisément si l'on prend le malentendu dans ce sens plus large de malentendu sur le “méta-message” (Tannen 1990), c'est-à-dire sur le sens global implicite du message, sur le “comment il faut interpréter ce message” en particulier en termes de relations interpersonnelles, que l'on voit qu'il peut affecter l'échange à d'autres niveaux, plus “macro” dans la conversation : par exemple au niveau du système des tours de parole et au niveau du déroulement des séquences dans un échange. 2.2 La gestion des tours de parole Depuis le célèbre article de Sacks, Schegloff et Jefferson (1978), le système des tours de parole et en particulier l'analyse des mécanismes qui assurent le réglage de l'alternance ont fait l'objet de nombreuses études. Les principes généraux et universels qui permettent aux interactants de se passer la parole à tour de rôle avec un minimum de ratés ont été bien mis en évidence (voir Kerbrat-Orecchioni 1990 pour une synthèse de ces travaux), mais des différences culturelles importantes ont également été mises en évidence (Tannen 1981, Loveday 1982, Testa 1988, Béal 1993, Clyne 1994). En ce qui concerne les variations dans la

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communication entre francophones et anglophones, le trait le plus saillant est la tolérance à l'égard du chevauchement, processus dans lequel une personne commence à parler avant que l'autre ait fini. Ce comportement est très fréquent dans la conversation entre Français et bien attesté (André-Larochebouvy 1984, Kerbrat-Orecchioni 1990). Différents types de chevauchement peuvent être mis en évidence (finir la phrase de l'interlocuteur à sa place, répondre à une question avant la fin de sa formulation, faire écho etc.) et remplissent diverses fonctions interactives (approuver, renchérir, anticiper etc.) (Béal 1993). De manière générale, la majorité des chevauchements dans les interactions entre Français relèvent d'une logique de l'enthousiame et de la spontanéité. L'interlocuteur manifeste son intérêt et cherche à montrer qu'il est sur la même longueur d'ondes. Inversement, le silence est perçu comme un signe d'indifférence, d'ennui ou de désaccord. Pour les anglophones par contre, le respect du tour de parole de l'autre est assimilé au respect de son territoire et au désir de ne pas s'imposer (Kerbrat-Orecchioni, 1994 : Quand ces deux “systèmes” se rencontrent, des erreurs de perception réciproques se produisent. Les anglophones sont très perturbés par ce qu'ils perçoivent comme des “interruptions” de la part de leur interlocuteur français. Ils s'arrêtent pile, souvent même au milieu d'une phrase, comme dans l'exemple suivant entre deux employées :

Anglo : (…) What's happening is, one of John's clients are paying out a front currency loan and settlements tomorrow and I need an SIS to say please [settle Fr : [you want me to…to write it? Anglo : No I'll write it because you don't know how to write it yet and I can do it from the top of my= Fr : =There's nothing ? Anglo : There's nothing. You won't get anything in writing for ages.

On voit dans cet exemple que l'employée anglophone s'arrête à deux reprises (“please settle”, “from the top of my”) lorsque la Française anticipe sur la fin de la phrase avec des questions. L'une des questions (“you want me to…to write it ?”) remplit clairement la fonction de manifester sa bonne volonté, tandis que l'autre est une demande de clarification qui indique également l'attention portée à ce qui est dit. Dans le même type d'échange entre Français on trouve un chevauchement (le locuteur en place finissant sa phrase) géré “dans la foulée”. Le problème est que ce comportement communicatif des Français est interprété par les anglophones comme un manque de respect, un manque d'attention, et un désir de dominer la conversation. Ils réagissent parfois assez vivement avec des formules telles que “I haven't finished yet” ou encore “You're jumping ahead of me”. Inversement, la réserve anglo-saxonne donne aux francophones une impression d'indifférence, de manque de coopération, voire de résistance passive. Il en résulte des malentendus diffus mais persistants sur les attitudes mutuelles des partenaires d'interaction, surtout dans les situations de travail interculturelles où un effet cumulatif au quotidien vient renforcer ces impressions. 2.3 L'ordre et le contenu des séquences

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Une interaction verbale (interaction dans un commerce, entretien d'embauche, visite médicale etc.) constitue un tout que l'on peut découper en unités plus petites appelées séquences. Ces séquences sont définies à leur tour soit par leur fonction pragmatique (on parle ainsi de séquence d'ouverture ou de clôture) soit par leur contenu thématique. Différentes composantes sont également attendues à l'intérieur de ces séquences (par exemple : remerciements, salutations etc, selon le cas). Il suffit d'une différence parfois minime dans le contenu ou l'ordre des séquences pour entraîner une perturbation importante au niveau de la relation entre les interactants. Par exemple, dans une entreprise française installée en Australie (Béal 1994, 1999), on a pu constater que dans les interactions de bureau en face à face ou au téléphone centrées autour de requêtes ou de renseignements à obtenir, une séquence “de politesse” portant sur un échange de nouvelles personnelles se retrouvait plutôt en ouverture chez les Australiens et en clôture chez les Français. De façon générale, les séquences d'ouverture étaient plus longues chez les Australiens, par contre, leurs séquences de clôture étaient plus courtes. Cette différence anodine, loin d'être perçue comme une affaire de conventions sociales, suscitait de part et d'autre des erreurs d'interprétation mutuelles. Pour les Français, les précautions oratoires que prenaient les Australiens avant d'en venir au fait étaient perçues comme comme une forme d'“amadouage” dont l'hypocrisie leur semblait confirmée par le fait que leur interlocuteur semblait ensuite couper court à la conversation une fois leur renseignement obtenu. Pour les Australiens, la tendance des Français à entrer dans le vif du sujet était perçue comme une forme de sans-gêne et d'égoïsme, et leurs efforts pour prolonger l'échange après coup comme une sorte de rattrapage arrivant trop tard. Encore une fois, le malentendu interculturel porte rarement sur le contenu littéral du message. C'est au niveau “méta” (“qu'est-ce que ça veut dire que cette personne me dise cela ? Comment est-ce qu'elle me voit ? Comment est-ce qu'elle se voit ?”) que les difficultés se trouvent. 3- Rôle des préjugés et stéréotypes dans le malentendu interculturel Une bonne partie des malentendus interculturels proviennent donc de différences dans les règles conversationnelles. Les participants interprètent paroles et actions à travers la grille de lecture de leur culture d'origine, et leur attribuent le sens qu'elles auraient dans leur propre culture. On pourrait alors espérer, dans une version optimiste des choses, qu'il suffirait d'enseigner ces différences d'ordre pragmatique pour résoudre tous les problèmes de communication interculturelle. Mais outre le fait que ces règles ne sont pas si faciles à cerner (car elles sont nombreuses, ponctuelles, et portent sur des nuances), et que les conflits socio-pragmatiques sont tenaces (car ils touchent aux valeurs et à l'identité), il faut prendre en compte le fait que les malentendus ne sont pas toujours réductibles à des divergences linguistiques. Un autre élément, extralinguistique celui-là, peut aussi en être la cause ou tout

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du moins venir compliquer ou envenimer une situation potentiellement tendue : c'est le préjugé que les participants peuvent nourrir les uns à l'égard des autres. Les préjugés et les stéréotypes reposent sur des traits considérés comme saillants dans le comportement des membres d'un groupe déterminé. Ces idées peuvent être des valeurs, des attitudes, des croyances, ou des comportements qu'on prête à ce groupe. Dans le cas de la rencontre de cultures, les préjugés entretenus sur les cultures nationales se nourrissent en partie d'expériences du type de celles que j'ai évoquées plus haut. Le problème est qu'ils valident et généralisent ces conclusions souvent erronées basées sur l'observation de comportements divergents (“Les anglais sont hypocrites”, “Les Français sont arrogants”). Or, une fois ancrés, ils créent des attentes qui faussent le calcul interprétatif des interactants lors de rencontres futures. En effet, ces idées étant pré-construites, elles sont indépendantes de ce qu'un individu particulier dit ou fait. Le préjugé, c'est l'application d'une généralisation à un cas particulier. Cette généralisation est utilisée comme un savoir (même s'il est faux) pour interpréter des paroles ou un comportement dans un certain sens prédéterminé, qui ne va pas forcément coïncider avec les intentions du locuteur. C'est en particulier au niveau de l'interprétation de la finalité globale de l'énoncé, ce que Tannen (1990 : 32) ou Scollon et Wong Scollon (1995 : 67) appellent le “métamessage”, que les préjugés interviennent par un processus de re-framing (Tannen 1990 : 64), le “recadrage” étant une façon d'envisager les intentions du locuteur et la finalité de l'énoncé sous un angle différent du sien, sous un autre éclairage. C'est donc “faire dire” à l'autre autre chose que ce qu'il a voulu dire, ou encore “lire de travers”. Pour illustrer ce point, je reviendrai une dernière fois sur l'exemple du passager serbe. Il y a évidemment au départ un problème lié au langage sous forme d'un décalage entre l'intention de l'émetteur, qui est de demander un verre de Coca d'une manière qui serait appropriée dans sa culture d'origine (cf. l'explication de l'avocat : “The polite Serbian way”), et l'interprétation du récepteur (le steward), qui est que la demande est formulée de façon impolie et condescendante par un énonciateur qui se place en position haute. J'ai montré plus haut que cet exemple illustrait bien ce qu'on appelle un transfert pragma-linguistique, c'est-à ire un calque inapproprié sur la langue maternelle, la traduction littérale n'ayant pas la même valeur illocutoire dans la langue 2. On a vu que la requête telle qu'elle est formulée ici est impolie au regard des règles conversationnelles de l'anglais d'Australie. Cependant, cela n'est peut-être pas suffisant pour expliquer la réaction assez vive du steward australien. On peut alors se poser la question de savoir si ce déclencheur ne réactive pas dans une certaine mesure un préjugé de sa part. En Australie comme ailleurs, les immigrants ne sont pas toujours acceptés à bras ouverts. De plus, les personnes venant des "pays de l'Est" ont la réputation d'être sans-gêne, agressives, parfois discourtoises. On peut se demander si un Australien utilisant le même énoncé (en supposant qu'il lui vienne à l'esprit de formuler sa demande de cette manière) provoquerait la même réaction d'hostilité. Le préjugé

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tend à envenimer la situation en écartant la possiblilité de donner au locuteur étranger le bénéfice du doute et en exacerbant la réaction. Le steward australien réagit donc en disant “say please”. “Say please” est une formule que l'on utilise fréquemment avec les jeunes enfants auxquels on cherche à inculquer les règles de base de la politesse. C'est l'équivalent en Français du “Dis bonjour à la dame” ou encore du “Merci qui ?” ou “Merci mon chien ?”. Il s'agit donc d'un rappel aux bonnes manières : le steward renverse la situation, il se met en position haute, celle de l'adulte qui réprimande un enfant mal élevé. C'est cette petite phrase qui va déclencher l'“air rage”, car le passager l'interprète autrement. Pour lui : “he was treated like a gypsy beggar”. Il a subi une humiliation gratuite et injustifiée de sa face positive. Par quel calcul interprétatif est-il arrivé à cette conclusion ? Plusieurs éléments entrent ici en ligne de compte. Le premier, explicité par l'avocat et utilisé comme défense de son client, illustrait plus haut la notion de conflit socio-pragmatique : il s'agit d'une divergence de vues sur les valeurs, les rôles ou les comportements appropriés dans une situation donnée, divergence qui trouve sa source dans l'éthos des cultures. Ici, par exemple, d'après un article d'un autre journal, l'avocat a défendu son client en expliquant qu'il pensait qu'il n'avait pas à dire “s'il vous plaît” étant donné qu'il avait payé son billet : “He had paid his ticket and shouldn't have to say please”. Il y a conflit sur la force illocutoire de “please” et les contextes d'utilisation appropriés. Pour ce passager “please” semble donc réservé à des situations où l'on doit plaider sa cause, mendier “like a gipsy beggar”. Pour lui, dire “please”, c'est s'abaisser. C'est en tant que personne respectable (qui a payé son billet) qu'il se sent insulté. Un deuxième conflit socio-pragmatique, qui n'est pas clairement explicité, mais dont on peut faire l'hypothèse sans prendre de grand risque, vient sans doute se greffer sur le premier : c'est un conflit sur les rôles et les places. En effet, les valeurs égalitaires que la société australienne affiche entraînent au niveau des échanges verbaux une mise à pied d'égalité et une absence de déférence entre les actants même dans les situations de service : l'hôtesse de l'air ou le steward se comportent donc comme des égaux des passagers. On doit leur parler poliment et ils se sentent le droit de se rebiffer si on déroge à la règle. Or on peut supposer que le passager serbe les considère comme des serveurs en position basse, supposition confortée par les insultes virulentes qu'il utilisera plus tard dans l'échange : “He became enraged”, “was abusive”. Le passager supportera d'autant moins la réaction du steward qu'il ne le considérait pas a priori comme son égal. Enfin le passager fait preuve d'une carence de compétence encyclopédique — l'une des quatre compétences activées dans le calcul interprétatif (Kerbrat-Orecchioni 1986) — lorsqu'il place la réplique du steward dans le contexte du racisme alors que, on l'a vu, en Australie, c'est du contexte de l'enfance qu'il s'agit. S'il y a bien une forme d'humiliation dans la formule “Say please”, c'est parce qu'elle est infantilisante, que c'est une réprimande à

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l'égard d'une personne qui s'est rendue indigne d'être traitée en adulte. Mais le passager, qui n'a sans doute pas grandi en Australie, est incapable de décrypter correctement le sens de l'énoncé. Il n'en retiendra que l'aspect humiliant, et c'est là que, pour comprendre sa réaction, on est obligé de faire intervenir un préjugé de sa part : en effet, comment peut-il avoir recours à l'explication du racisme s'il n'a pas un a priori sur l'attitude des Australiens à l'égard des immigrants comme lui ? Nous laisserons de côté le deuxième préjugé qu'implique la comparaison avec le mendiant gitan… On voit donc que dans cette interaction qui “dérape”, les préjugés de part et d'autre ne sont pas sans jouer un rôle dans l'exacerbation du conflit et que les raisons linguistiques à elles seules ne suffiraient pas pour expliquer l'engrenage qui a pu être observé. On peut imaginer des circonstances où une interaction dégénérerait en conflit même en l'absence d'erreur pragma-linguistique ou socio-pragmatique de la part du locuteur de L2 si le locuteur de L1 a des préjugés à son égard. Conclusion Les difficultés de communication que rencontrent les gens de cultures différentes sont donc rarement des problèmes d'incompréhension liés aux processus référentiels : on sait en général de quoi l'autre parle. Ce n'est que lorsque la compétence linguistique est tout à fait insuffisante que l'on peut rencontrer des malentendus sur le sens littéral des énoncés. Paradoxalement, les locuteurs de langue 2 courent davantage de risques lorsqu'ils parlent couramment cette langue car, comme on l'a vu, c'est surtout au niveau pragma-linguistique et socio-pragmatique que se situent la plupart des malentendus. Les pratiques discursives reflètent des valeurs sous-jacentes qui donnent au message son sens global en contexte. C'est le niveau des relations interpersonnelles qui est le plus affecté, car, ainsi que le notent Ladmiral et Lipianski (1989), “par leurs propos ou leur comportement, [les interlocuteurs] se donnent mutuellement une définition d'eux-mêmes qui se traduirait en clair par : ‘Voilà comme je vous vois et comme je me vois ; comme je souhaiterais que vous me voyiez et que vous vous situiez par rapport à moi et moi par rapport à vous’ ”. Or dans la rencontre interculturelle, ces attentes sont souvent frustrées. De part et d'autre, le “méta-message” peut être mal compris et “recadré”. La bonne impression que l'on veut donner de soi rencontre un mur d'incompréhension et les blessures narcissiques entraînent à leur tour des réactions de rejet. Ces problèmes de face sont souvent envenimés par la présence de préjugés mutuels qui viennent infléchir encore davantage l'interprétation dans un sens négatif. Une sorte de cercle vicieux s'installe, chaque nouvelle rencontre confortant les idées reçues sur l'interlocuteur. La difficulté pour l'analyste consiste alors à démêler ces différents niveaux, ce qui demande beaucoup de prudence. Comme on vient de le voir, tout ne peut pas être ramené à

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des divergences de fonctionnement linguistique, même si celles-ci jouent un rôle considérable dans le déroulement des interactions. ************************************************************

Éléments pour une discussion

Véronique TRAVERSO

Groupe de Recherche sur les Interactions Communicatives UMR 5612, CNRS-Université Lyon 2 [email protected]

Les remarques qui suivent ne constituent en rien une conclusion au symposium ; elles entendent plutôt repérer quelques-unes des pistes de discussion ouvertes par les recherches présentées ici. Les premières concernent différents aspects méthodologiques des recherches ; les secondes reviennent sur la notion d’éthos. 1. Considérations méthodologiques Pour faire écho à la “Présentation” du symposium (Kerbrat-Orecchioni, ci-dessus), je repartirai de l’opposition généralement faite dans le champ de l’interculturel — en linguistique interactionniste comme dans d’autres domaines disciplinaires —, entre l’étude des rencontres interculturelles et les études contrastives, dont relèvent les différentes contributions réunies ici (voir aussi les travaux réunis dans Traverso 2000 (éd.)). Les études de ce type cherchent à dégager les comportements propres à un groupe pour les mettre ensuite en contraste avec ceux d’un autre groupe. Je commencerai par mentionner quelques points délicats de cette perspective méthodologique, puis je reviendrai sur son articulation possible avec l’étude des recontres interculturelles. 1.1. Les points délicats de l’approche contrastive en analyse des interactions Ce type de description soulève inévitablement plusieurs difficultés. Elles tiennent en premier lieu à l’identification et au “découpage” des groupes qui sont étudiés. L’entreprise descriptive se heurte en fait à la question de la variation interne, voire de l’hétérogénéité profonde de tout groupe. En d’autres termes, une interaction dans un petit commerce français, tunisien ou libanais (comme ceux présentés dans L. Dimachki & N. Hmed ici-même) nous permet-elle d’analyser le comportement français, libanais ou tunisien dans cette situation, ou plutôt, et exclusivement, le comportement dans une interaction de commerce d’individus français, libanais ou tunisien, de telle région, de tel niveau social, dans tel type de quartier, homme ou femme, etc. ? Cette première difficulté de la méthode comparative conduit à une

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extrême vigilance quant à l’interprétation des différences / similarités observées, et aux généralisations possibles. La méthode pose par ailleurs le problème du “principe de comparativité”. Les situations choisies pour collecter les données qui seront analysées doivent se définir de façon similaire, ou tout au moins suffisamment proche, pour permettre la comparaison. Et là encore, les choses ne sont pas toujours simples. Les situations de rencontres interindividuelles étant liées à l’organisation sociale, le choix des terrains et des objets d’étude doit en passer par une étude préalable visant à dégager les traits caractéristiques des situations, pour en mesurer la comparabilité. Ces différents biais exigent du chercheur une extrême vigilance dans le choix de ses terrains et une grande méticulosité dans l’interprétation et la présentation de ses résultats. Ces biais existent, il importe d’en avoir conscience, mais ils ne disqualifient pas pour autant la méthode. 1.2. Oppositions méthodologiques ou complémentarité ? La seconde remarque tient au choix de la comparaison plutôt que de la description de rencontres interculturelles. Il est vrai que, sur le plan des pratiques sociales, les situations les plus immédiatement problématiques, et auxquelles il faut faire face souvent dans l’urgence, sont les situations de contact et de mixité culturelle. C’est ainsi qu’Abdallah-Pretceille dit par exemple à propos de la formation des enseignants : “Compte tenu de la diversité des cultures, il serait illusoire de chercher à engager la formation des enseignants dans la connaissance de chacune d’elles. Les classes sont très métissées et des connaissances descriptives des cultures ne seraient pas opérationnelles” (1999 : 32). Il est vrai aussi que la connaissance préalable des caractéristiques culturelles ne permet pas toujours de comprendre ou de rendre compte des acculturations et des métissages qui ont pu s’opérer. Il semble néanmoins difficile de soutenir que prendre conscience de la finesse, de la complexité, du caractère souvent “microscopique” des différences existant dans les comportements interactionnels ne constitue pas une connaissance qui facilitera la communication. Cette connaissance nous semble au contraire être centrale, en particulier du fait qu’elle s’accompagne nécessairement de la mise en lumière de ce que R. Carroll appelle les “évidences invisibles” à partir desquelles se construit notre compréhension / représentation du monde. En résumé, choisir une perspective contrastive n’implique nullement une dénégation des difficultés qui s’attachent à cette approche, pas plus qu’une ignorance de l’urgence à trouver comment faciliter ou simplement faire face aux situations de mixité (comme le faisait déjà J. Gumperz dans son Cross-Talk en 1979). Par ailleurs, comme le souligne C. Kerbrat-Orecchioni dans sa présentation ci-dessus, ce choix ne se présente pas comme exclusif (cf. le principe des “trois corpus”). Il rappelle qu’il est important qu’une partie au moins de la réflexion soit consacrée à l’identification effective et à la description méticuleuse des

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comportements adoptés par les individus dans les situations qui sont leur culturellement familières et où ils rencontrent des individus qui partagent, pour une part tout au moins, les mêmes modes de faire. Ces descriptions permettent tout à la fois de repérer la façon dont les situations sont définies (situations, objectifs, rôles, relations), de dégager les normes comportementales spontanément adoptées et, de façon plus générale, d’identifier les axes de variation les plus sensibles. 2. L’éthos Le deuxième point sur lequel je souhaiterais revenir concerne la question de l’éthos, à laquelle nous mènent tout directement les objectifs dégagés ci-dessus. Cette notion est ainsi définie par Kerbrat-Orecchioni :

Les différentes caractéristiques communicatives d’une langue donnée dans une société donnée ne doivent pas être envisagées isolément, car elles font système au sein de cette société, pour en composer l’éthos, ou le “profil communicatif”. C’est la reconstitution de ce profil global que doit viser l’analyse, si elle veut échapper au péril majeur qui guette ce type d’approche linguistique : l’accumulation inorganisée de faits ponctuels (autant que possible illustrés par de piquantes anecdotes), et les observations ad hoc. Le profil communicatif de toute communauté parlante étant formé d’un ensemble structuré de traits, on peut espérer pouvoir dégager, lorsqu’un nombre suffisant de descriptions auront été menées à bien, certaines affinités entre catégories relevant d’axes différents, c’est-à-dire des combinaisons de traits mieux représentés que d’autres. (1994 : 113).

L’éthos, dans cette perspective, est ainsi “un ensemble de préférences collectives” (ibid. : 130), dont l’identification se fonde sur l’observation de ce qui se passe dans la réalité des échanges. Pour faire écho à la présentation de C. Béal sur les stéréotypes, on pourrait dire que, dans l’idéal du chercheur qui entend l’identifier, l’“éthos” s’oppose tout à la fois : – aux représentations que chacun peut avoir de son propre comportement, en tant que Français par exemple, et dont on sait à quel point elles sont parfois éloignées de ce qu’il est en réalité ; – aux stéréotypes que l’on peut avoir sur l’autre groupe, qui relèvent souvent de l’application de principes interprétatifs erronés, fondés sur des idées toutes faites. L’utilisation de cette notion dans une approche fondée sur l’analyse de données collectées en situation naturelle soulève néanmoins un certain nombre de questions : (1) La difficulté liée au fait de partir d’observations qui sont toujours très partielles (elles ne concernent qu’un aspect précis du comportement communicatif — un acte de langage, les termes d’adresse, etc.) et situées (le principe même des analyses interactionnelles reposant sur la description de comportements en situation), pour “remonter” vers les tendances générales de l’éthos, c’est-à-dire pour dégager la cohérence permettant de dégager un profil communicatif (voir par exemple la précédente étude de S. Katsiki). La description, aussi prudente et approfondie soit-elle, d’un corpus donné ne pourra au mieux que nous permettre de faire des hypothèses sur quelques-uns de ses aspects. (2) La façon d’afficher son comportement dans son discours.

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Le deuxième point concerne la modification que doit subir la notion d’éthos lorsqu’on la transfère de son usage originel dans la rhétorique — où elle concerne “les mœurs oratoires” d’un individu — au domaine des interactions dans une perspective interculturelle, où elle devient une notion collective. En effet, la notion d’éthos comporte originellement une idée de mise en scène, qui elle-même implique une idée d’intentionnalité (l’orateur “affiche” par exemple un éthos modeste) : à partir de ce qui est ainsi donné à voir, on cherchera à reconnaître, dans le “bon orateur”, ses qualités intrinsèques. Or la transposition de cette notion à des groupes (notion d’éthos collectif) conduit à questionner le trait d’intentionnalité. D’un côté, on peut admettre — et ce n’est au fond pas si éloigné d’un des principes de l’analyse conversationnelle d’inspiration ethnométhodologique — que les individus “font ce qu’il sont” ou ce qu’ils se donnent pour être (“faire le médecin”, “faire le délinquant”, “faire le migrant”). On peut ainsi admettre que, dans les corpus analysés par L. Dimachki et N. Hmed par exemple, un des locuteurs “fait le commerçant” alors que l’autre “fait le client”, et que l’emploi des termes d’adresse qui nous sont décrits contribue à la création de ces “éthos”. Cette vision des choses nous conduit à dire, de la même manière, qu’en énonçant les vœux décrits par S. Katsiki, le locuteur “fait le Grec”, construit son éthos de Grec (ou de membre d’une communauté qui présente telle et telle caractéristique), ou encore qu’en utilisant les termes d’adresse décrit ci-dessus, le commerçant “fait le Libanais” ou le “Tunisien”. Ce mode possible de représentation oblige à s’interroger sur l’intentionnalité : le fait-il sciemment, en toute connaissance de cause, pour créer tel ou tel effet sur ses interlocuteurs ? Ou plutôt le fait-il sans intention, voire sans particulière conscience du rôle de ces fonctionnements langagiers dans l’interaction ? Ceci nous ramène à la notion d’“évidences invisibles” (ou non conscientes) sur lesquelles reposent les comportements sociaux ; évidences que le contraste permet de rendre visibles, puis de questionner. (3) L’observable et la profondeur. Un autre nœud de questionnement concerne ce à quoi s’articule l’éthos. En effet, la première étape qui conduit de l’observation et de la description de multiples situations interlocutives à l’identification de l’éthos d’un groupe donné consiste en quelque sorte à reconstituer de l’iceberg sa partie émergée, sa forme, sa structure et certaines de ses lignes d’articulation à partir desquelles un certain nombre d’axes descriptifs d’opposition peuvent être dégagés. Kerbrat-Orecchioni (1994) retient par exemple : la place et l’importance de la parole dans le fonctionnement social (axe de la verbosité), la conception de la relation interpersonnelle (proximité / distance ; hiérarchique / égalitaire ; conflictuel / consensuel), la conception de la politesse, etc. Mais pour mener à bien la description, il reste à s’occuper de la partie immergée (que l’on ne peut ni directement observer, ni ignorer dans la description puisqu’elle contribue à donner du sens à la structure générale), à savoir les représentations et les valeurs sous-jacentes.

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La dimension interprétative qui doit nécessairement être mise en œuvre pour aborder cet autre niveau de la description ne peut se fonder sur les seules observations linguistiques ou communicationnelles ; elle met nécessairement en œuvre la pluridisciplinarité (anthropologie, psychologie, sociologie, histoire). Dans cette entreprise, les descriptions interactionnistes permettent tout à la fois de dégager de façon précise le premier niveau (émergé) et d’ouvrir des voies pour interroger le second. ****************************************************************

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