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  • Chorsie

    Augustin Berque Centre de recherches sur le Japon contemporain EHESS/CNRS Paris

    Vanta chrei kai ouden menei (tout remue et rien ne demeure)

    Platon, Cratyle, 402a.

    Perenti (la marche de Lzard)

    Bark, Musicfrom the centre ofAustralia.

    Rsum

    L'article se fonde sur trois couples conceptuels : topos/chra (Platon), logique du sujet/ logique du prdicat ou logique du lieu (Nishida), terre /monde (Heidegger). Il existe entre les termes de ces couples un rapport dynamique, ici nomm chorsie, que Ton propose d'appliquer aux chormes (Brunet). Mots-cls : lieu, topos, chra, chorme, chorsie.

    Abstract

    Choresis

    This article bases on three conceptual couples : topos/chora (Plato), logic of the subject/ logic of the predicate or logic of place (Nishida), Earth/World (Heidegger). The dynamics proceeding from thse couples is named choresis. It is applied to Brunet's notion of choreme. Key Words : place, topos, chora, choreme, choresis.

    adresse postale : Centre de recherches sur le Japon contemporain cole des Hautes tudes en Sciences Sociales, 54, boulevard Raspail, 75006 Paris, France

    courriel (e-mail) : [email protected]

    Cahiers de Gographie du Qubec Volume 42, n 117, dcembre 1998 Pages 437-448

  • HENRI BERGSON, LONG JACK ET ROGER BRUNET L'un des pa rad igmes les p lus attractifs que la gographie se soit donns au

    cours des vingt dernires annes, la chormatique, est n d ' u n te rme invent pa r Roger Brunet en 1980 : le chorme, que son auteur dfinit comme suit dans Les Mots de la gographie :

    Structure lmentaire de l'espace gographique. Les chormes peuvent tre reprsents par des modles, avec lesquels ils ne se confondent pas, en dpit d'une facilit d'usage rpandue. Les chormes correspondent des lois de l'organisation spatiale : maillages et treillages, dissymtrie, gravitation, fronts et affrontements, interfaces et synapses sont l'origine de chormes. Les chormes se composent en structures de structures, dont il existe des formes rcurrentes (chorotypes) et, localement, des arrangements uniques. La considration des chormes permet de rsoudre en gographie la contradiction de fond entre gnral et particulier, loi et individu, nomothtie et idiographie (Brunet, 1992 : 97).

    Ce m o t est driv, trs classiquement, d ' une souche lexicale don t le sens gnral est celui de c h a m p ou d'aire (du grec chra : champ, sol, pays , place, endroit) . Le suffixe -me ind ique gnralement en franais qu' i l s'agit d ' u n fait ou d ' u n e chose, a priori objectivable. C'est le cas des chormes, dont l 'objectivation d o n n e lieu, en particulier, des reprsentat ions graphiques .

    Le hasa rd d ' un sjour en Australie, l 't boral 1997, m ' a fait considrer cette not ion sous u n angle inhabituel ceux qui la prat iquent . Feuilletant Adla de l ' o u v r a g e d e Geoffrey B a r d o n d o n t on sai t q u ' i l fut le m a e u t i c i e n d u m o u v e m e n t acrylique chez les Aborignes Papunya Tula. Art of the Western Dsert, j ' y tombai sur u n e reproduct ion (1991 : 63) d u Possum Dreaming de Long Jack Phi l l ipus Tjakamarra . L'on y voyai t des b a n d e s obl iques , signifiant des pe in tures corporelles, qui dans l 'espace de l ' image taient dissocies des signes en U f igurant les h o m m e s au corps peint de ces pe in tures . Cet espace tait donc organis selon une syntaxe qui n 'tait pas celle d 'une reprsentat ion iconique. Ce n 'tai t pas ce que nous appelons vue, scne ou paysage, mais p lu t t u n e texture, celle de l ' interrelation spat io- temporel le de la parole my th ique et de la forme phys ique dans la singularit d 'une certaine performance.

    Du coup, je repensai la not ion de chorsie, que j 'avais utilise nagure dans Le Sauvage et l'artifice p ropos de la consti tution his tor ique d u mil ieu japonais . J 'en avais l ' poque donn la dfinition suivante :

    Dimension du pareil et de la rfrence; dcomposition de la ralit topique et recomposition de ses lments dans des systmes de signification permettant de communiquer, c'est--dire de reprsenter partiellement la ralit ailleurs qu'en son lieu de prsence; appareillage du topique Tailleurs, en systmes de rfrence donc de communication; extension d'un tel systme dans un espace abstrait ou dans une tendue concrte (Berque, 1986 : 165).

    cette not ion ayant p o u r complment adverse et ncessaire celle de topicit, quan t elle dfinie comme suit :

    Dimension du non-pareil et du rfrent; ensemble des caractres attributifs d'un lieu : singularit, concrtude, incommunicabilit, endognit, authenticit, prsence (Berque, 1986 : 166).

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  • Plus de dix ans s'tant couls entre les dfinitions susdites (labores au printemps 1985, Tokyo) et la rencontre d'Adlade, j'avais entretemps dcouvert, dans les crits du psychiatre jungien Kimura Bin, notamment dans son essai Aida (L'Entre-lien, 1988) d'intressants rapprochements entre les notions japonaises de koto et de mono et, respectivement, celles de nose et de nome. Koto et mono peuvent tous deux signifier chose (concrte ou abstraite); mais le premier terme relve plutt d'une potique (de la chose se faisant), et le second d'une pomatique (de la chose faite). Il y a interdpendance ncessaire entre les deux termes, de la mme manire que la nose suppose les nomes qui la constituent et qu'elle produit, tandis que le nome suppose la nose dont il procde et qu'il sous-tend. Je pouvais aussi penser la distinction et la ncessaire complmentarit qu'a introduite Bergson, dans Les Donnes immdiates de la conscience, entre la temporalit pure de la dure comme forme de la conscience et son contenu spatialis, relation qui a fait parler son sujet d' un ralisme de la conscience et un spiritualisme du rel (Worms, 1997: 79).

    PROBLMATIQUE Bref, mditer devant le tableau de Long Jack avec ces choses en tte me faisait

    imaginer la problmatique suivante : si l'on considrait les chormes comme d'ordre pomatique, la pose dont ils procdent et qu'ils sous-tendent ne serait-elle pas justement la chorsie? Mais alors, quel rapport envisager entre chormes et topicit? Sans compter qu 'une terminologie telle que ralisme de la conscience et spiritualisme du rel , convenable peut-tre propos d'un acrylique aborigne, ne dirait sans doute pas grand chose aux adeptes de la chormatique... moins d 'envisager, en suivant Dardel , une gographici t de l 'existence et u n existentialisme de la gographie? Ou, de manire plus vidalienne, de chormatiser les genres de la vie humaine?

    L'on aura compris qu'il s'agit, en de de la facilit d'usage rpandue qui tend les rduire un procd graphique, de contribuer une rflexion sur la nature des chormes. Cela d'un certain point de vue; savoir de considrer les chormes comme une expression de l'coumne, terme fminin que j 'entends comme la relation de l'humanit l'tendue terrestre. L'examen de cette relation ne peut se passer (entre autres approches) d'un questionnement ontologique. C'est ce qui est tent ici, avec l'ambition d'approcher le foyer dynamique de ladite relation.

    ESQUISSE D'UNE IGRCOLOGIE Selon le Dictionnaire grec-franais d'Anatole Bailly, les auteurs anciens ont assez

    frquemment employ chrma, au sens de place ou d'emplacement; plus rarement chrsis, que l'on trouve par exemple, au sens d'action de s'avancer, dans Hliodore d'Emse, un romancier du IIP sicle de notre re. Les deux termes, apparents chra, drivent du verbe chrein : laisser place, se dplacer, reculer, avancer; contenir, embrasser, comprendre. L'impersonnel chrei veut dire : il y a de la place.

    La chorsie m'apparat aujourd'hui comme le mouvement de constitution de l'y d'un il y a quelconque; plus philosophiquement dit, comme le dploiement

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  • d'un lieu d'tre au monde. Si l'on en croit Les Mots de la gographie (1992 : 467), peu d'entits seraient gographiques au point o l'est cet y. L'on n'imagine gure, en effet, qu'une chose puisse exister dans le monde sans que, quelque part, on l'y trouve.

    Mais, de cet y lui-mme, quelle est la nature?

    DERRIDA ET NISHIDA, OU LES ABMES DU PRDICAT Poser une telle question voquera celles que, dans Khra, Jacques Derrida

    formule propos de la chra platonicienne (notion que l'on voit intervenir dans la cosmologie du Time). Quant aux acceptions ordinaires de ce terme en grec ancien, Derrida relve celles de place occupe par quelqu'un, pays, lieu habit, sige marqu, rang, poste, position assigne, territoire ou rgion (1993 : 58). Il s'agit donc d'un lieu investi, par opposition l'espace abstrait (ibid.); mais, lire Khra, dfinir ce que ce lieu signifie dans le Time s'avre impossible. Derrida renonce en effet traduire le terme car ce serait le faire entrer arbitrairement dans une texture tropique (1993 : 23) et mme lui accoler l'article dfini, car celui-ci prsuppose l'existence d'une chose, l'tant khra auquel, travers un nom commun, il serait facile de se rfrer (1993 : 29-30). Il parlera donc simplement de khra : khra n'est ni sensible ni intelligible. Il y a khra, on peut mme s'interroger sur sa physis et sa dynamis (...) mais ce qu'il y a l n'est pas (1993 : 30), le rfrent de cette rfrence (...) n'existe pas (1993 : 32), il y a khra mais la khra n'existe pas (ibid.).

    Qu'en dire, alors? Derrida, laissant dans le non-crit le sens cosmique de la chra, s'oriente vers l'analyse du texte lui-mme. Il y remarque une imbrication de rcits : Une structure d'inclusion fait de la fiction incluse le thme en quelque sorte de la fiction antrieure qui en est la forme incluante (1993 : 76), structure dans laquelle le dit mythique ressemble (...) un discours sans pre lgitime. Orphelin ou btard, il se distingue ainsi du logos philosophique qui, comme il est dit dans le Phdre, doit avoir un pre responsable (1993 : 90). Il est donc impossible de parler philosophiquement de khra, car pour penser cela il faut revenir un commencement plus ancien que le commencement (1993 : 96). L'analyse de Derrida s'achve donc par une citation du texte lui-mme : Et tchons de donner comme fin (teleutn) notre histoire (t myth) une tte (kephaln) qui s'accorde avec le dbut afin d'en couronner ce qui prcde (1993 : 97).

    Le lecteur restera donc sur cette figure la Escher o, de fait, se rsout l'analyse derridienne. Autrement dit, cela n'ouvre nulle part. Or la chra, chez Platon, ouvre pourtant quelque part : sur l'existence du monde et sur le devenir des tres qui le peuplent. Que biaise donc l'analyse derridienne, pour se dtourner ainsi de la ralit premire qu'est cette ouverture de la chra?

    Les raisons de cette occultation qui affecte p lus ou moins le (d)constructivisme en gnral s'claireront si l'on se rfre une raction tout fait diffrente, et nanmoins convergente, au texte platonicien : celle de Nishida Kitar (1870-1945), notamment dans son texte Basho (Le Lieu, 1927) et dans la suite logique de celui-ci, Bashoteki ronri to shkyteki sekaikan (Logique du lieu et vision religieuse du monde, 1945). Nishida commence par poser, dans Basho, que ce

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  • qu'il y a doit tre dans quelque chose (aru mono wa nanka ni oite nakereba naranu) (1927 : 208), ce qui le conduit voquer brivement Platon :

    Cette chose, je l'appellerai lieu {basho), en m'inspirant de ce que Platon dit dans le Tinte de ce qu'on peut appeler le rceptacle des Ides (ideya wo nketoru mono). Je ne pense pas, bien entendu, que ce que j'appelle lieu soit la mme chose que l'espace (kkan) ou le lieu de rception selon Platon (NKZIV : 209). partir de l, Nishida dveloppe ce qu'il appellera logique (de l'identit) du

    lieu (basho no ronri) ou encore logique (de l'identit) du prdicat (jutsugo no ronri), par opposition la logique de l'identit du sujet (shugo no ronri), laquelle est tenue en Occident, depuis Aristote, pour la base de toute infrence rationnelle (c'est la logique dite aussi du tiers exclu, dans laquelle A n'est pas non-A). En effet, l'identit du lieu est celle d'une subsomption (hkatsu) ou d 'un engloutissement (botsuny) d'un ou plusieurs sujets grammaticaux ou logiques diffrents dans un mme prdicat, qui est leur lieu commun.

    Autrement dit, cette logique est celle du devenir et non de l'tre. C'est le principe de la dynamique par laquelle A devient non-A. Comme l'a fait remarquer Nakamura Yjir, c'est la logique de la mtaphore et du symbole. Cela en vertu de quoi, par exemple, l'identit d'une plante et celle d'une pomme peuvent tre assimiles l'une l'autre, englouties qu'elles sont dans le mme prdicat tre ronde . J'ajouterai que c'est aussi, comme on le verra plus bas, la logique du mouvement par lequel un topos, par chorsie, devient un autre topos; c'est--dire qu'au-del des systmes symboliques, les systmes techniques de l 'humanit transforment physiquement l'tendue terrestre.

    Malgr l'vocation susdite qui n'ira d'ailleurs pas plus loin , la dynamique subsomptive du lieu selon Nishida repose en fait sur une conception radicalement oppose celle de Platon. Nishida n'envisage qu'un rapport binaire entre l'tre (u) et le lieu de l'tre (basho). Or, dans le Time, c'est d'un rapport ternaire qu'il s'agit : il y a et tre, et lieu, et devenir (on te kai chran te kai genesin einai) (52d). Dans ce rapport, il y a un absolu : l'tre; le devenir n'en est que l'image, c'est--dire un tre relatif, qui a besoin de la chra pour exister; car, comme l'a fait remarquer Alain Boutot (1985 : 224), elle lui fournit le milieu ncessaire pour que son identit ne se confonde pas tout simplement avec celle de son modle. Au contraire, chez Nishida, l'tre est subsum dans le nant (mu) de son lieu (qui n'est donc pas un milieu), mouvement qui a pour terme le nant absolu (zettai mu); c'est--dire la ngation du nant par lui-mme, partir de quoi il engendre l'tre. Autrement dit, vu d'un point de vue platonicien, Nishida ne prend en compte que la chra et la genesis; l'absence de l'on tant exprime par le mu.

    Ainsi, la dynamique du lieu nishidien, avec l'tre (ou plutt le devenir) que celui-ci subsume, repose sur le nant. Or cette conception n'est autre que celle qui transparat dans l'analyse derridienne de la chra) et l'on en voit maintenant la raison commune : c'est que l'une et l'autre relvent de ce que Nishida nomme logique du prdicat . Qu'est-ce en effet que le prdicat, sinon les termes dans lesquels nous saisissons l'identit d 'une chose? Autrement dit, le systme symbolique dans lequel est engloutie cette identit. Celle-ci nanmoins relve d'une tout autre logique : celle de l'identit du sujet, c'est--dire de l'tre, laquelle croyaient les Grecs, et sur laquelle se sont fonds le christianisme et la modernit;

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  • car les mots (le prdicat) ne sont pas les choses (le sujet). Tel est en effet le principe saussurien de l'arbitrante du signe, qui a dtermin la rflexion moderne sur le sens, y compris la textologie derridienne.

    La circularit abismale en quoi se rsout l'analyse derridienne de la chra, de mme que le nant absolu que suppose le primat de la logique du lieu selon Nishida, m'apparaissent de ce fait comme une mtaphore de l'arbitrarit absolue c'est--dire ultimement le nant du non-sens de tout systme symbolique ds lors que le domaine dont il relve (c'est--dire l'identit du prdicat) occulte totalement, comme chez Derrida, ou subsume jusqu' l'absolu, comme chez Nishida, celui dont relvent les choses (c'est--dire l'identit de ce sujet ou de ce rfrent qu'est l'tre). Si, dans la chra, Derrida s'oblige ainsi ne voir que mythe, c'est--dire parole sans auteur et sans rfrent (c'est--dire absentant l'tre), Nishida, lui, s'enferme dans ce mythe; et l'un et l'autre ngligent la ralit du monde, laquelle est nanmoins autre chose qu'une image d'Escher1.

    CHORTIQUE ET TOPIQUE Si depuis Aristote au moins nous savons dfinir l'humain comme zon logon

    echn ( animal possdant la parole , ce que paraphrasai t rcemment le palontologue Stephen Jay Gould en proposant de parler d'Homo narrator plutt que d'Homo sapiens), encore faut-il voir que le discours que ce zon profre sur le monde (logique du prdicat) suppose un corps vivant (zon) dans un milieu physique (logique du sujet). Cette relation coumnale, il ne suffit plus de la dichotomiser entre culture d'une part, nature de l'autre; il faut la saisir dans son unit, ce qui ne veut pas dire en confondre les termes, ni en occulter l'un par l'autre. Cette unit en effet n'est pas une unicit; c'est une interrelation dynamique.

    J'ai pour ma part, ce sujet, parl de trajection (Berque 1986, 1990, 1996a), ce que l'on peut dfinir succinctement comme l'interrelation dynamique du subjectif et de l'objectif dans la ralit trajective qui est celle des milieux humains, donc de l'coumne qui est l'ensemble de ces milieux. La trajectivit de l'coumne procde, dynamiquement, de Y en-tant-que coumnal; c'est--dire que les choses, tout en tant physiquement ce qu'elles sont (logique du sujet), n'y existent qu'en fonction des systmes symboliques et techniques de l'humanit (logique du prdicat); autrement dit, comme l'avait bien vu Watsuji, elles sont forcment humanises par notre existence, et avec elles tout notre milieu (fdo), que nous devons donc distinguer d 'un simple environnement (kanky) au sens de la science cologique. Seule l'abstraction scientifique permet de les saisir en elles-mmes (et ce, du reste, l'intrieur de certaines limites, que la science contemporaine a pu mesurer l'chelle quantique); mais de ce fait mme, elle s'interdit de saisir la ralit de l'coumne.

    Ce que je veux ici montrer, c'est que la trajection, qui n'est autre que l'interrelation coumnale des deux logiques distingues par Nishida, s'claire et s'anime si on la met en regard du rapport topos/chra chez Platon et du rapport terre/monde chez Heidegger; comparaison aprs laquelle va s'clairer son tour le rapport voqu plus haut entre topicit et chorsie; ainsi que, par voie de consquence, le rapport entre topicit, chorsie et chormes.

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  • Si topos et chra peuvent tous deux tre traduits par lieu , leurs acceptions dans les textes grecs ne sont gnralement pas les mmes. Entre ces deux termes existe un rapport complexe et droutant. Le Bailly indique par exemple que, selon les auteurs, chra peut inclure topos, ou bien le contraire. Ce qui au demeurant nous intressera, c'est la texture tropique , comme dirait Derrida, qui les met en rapport l'un l'autre dans le Time. Celle-ci a t minutieusement analyse par Jean-Franois Pradeau, dont je rapporterai ici quelques conclusions :

    La distinction des deux termes dans le Time semble maintenant suffisamment claire. Topos dsigne toujours le lieu o se trouve, o est situ un corps. Et le lieu est indissociable de la constitution de ce corps, c'est--dire aussi de son mouvement. Mais, quand Platon explique que chaque ralit sensible possde par dfinition une place, une place propre quand elle y exerce sa fonction et y conserve sa nature, alors il utilise le terme chra. De topos chra, on passe ainsi de l'explication et de la description physiques au postulat et la dfinition de la ralit sensible. (...) On distingue ainsi le lieu physique relatif de la proprit ontologique qui fonde cette localisation. Afin d'exprimer cette ncessaire localisation des corps, Platon a recours au terme de chra, qui signifie justement l'appartenance d'une extension limite et dfinie un sujet (qu'il s'agisse du territoire de la cit ou de la place d'une chose) (Pradeau, 1995 : 396). Je rapprocherai ici topos de la logique du sujet, qui est celle de la chose en soi, et

    chra de la logique du prdicat, qui est celle du dploiement de l'en-tant-que coumnal. Chaque corps physique a en effet un topos mesurable la surface de la plante; dans l'coumne, cependant, les corps physiques n'existent ils ne sont fonds ontologiquement qu'en fonction des en-tant-que divers selon lesquels l'humanit les saisit; c'est--dire qu' leur topos s'ente une chra dont le dploiement est orient par le rapport de ce corps avec la subjectivit humaine, collective ou individuelle. Par exemple, bien que, d'un point de vue gologique, il s'agisse du mme topos, la chra du ptrole n'est pas la mme, d'un point de vue coumnal, selon qu'il s'agit de Nabuchodonosor ou de Saddam Hussein. Plus exactement dit, entre les deux poques, la chra du ptrole a beaucoup plus chang que n'en a chang le topos. En effet, s'agissant de l'coumne, et de mme qu'il n'y a pas d'coumne sans plante ni biosphre, il n'y a pas de chra sans topos, ni l'inverse; et le changement de l'un des deux termes se traduit donc forcment par un changement de l'autre, dans un rapport qui varie selon les cas (rapport qui n'existe pas sinon dans l'coumne : dans la biosphre et sur la plante, il n'y a que des topo)1.

    Ce changement, c'est ce que j'appelle chorsie. Il se configure en chormes, lesquels apparaissent donc comme des figures de l'coumne - des pomata de cette posis qu'est la chorsie.

    On voit, de ce point de vue, que les chormes sont des entits trajectives, qui ne doivent tre confondues ni avec l'en-soi de la chose que recherche le physicien (logique du sujet), ni avec les graphismes qui les reprsentent de faon varie selon les auteurs (logique du prdicat); il sont dans l'entre-deux mouvant dont procde la ralit de l'coumne et impliquent donc cette dynamique que j'appelle le pome du monde (Berque, 1997).

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  • Cette dynamique, quant elle, peut tre rapproche en termes ontologiques de ce que Heidegger, notamment dans L'Origine de l'uvre d'art, a appel le combat (Streit) de la terre et du monde. Je considre en effet que ce qui, dans ce texte, est dit de l'uvre d'art, vaut pour l'uvre humaine en gnral; et en particulier que celle-ci n'est pas seulement situable, en tant que corps physique, dans un topos mesurable (correspondant ce que Heidegger nomme S telle), mais qu'elle spacie (raumt) une chra (ce que Heidegger appelle Ort) irrductible son topos physique.

    Prcisons que le rapprochement que je fais ici entre chra et Ort d'une part, topos et Stelle d'autre part, relve d'une texture tropique trangre Heidegger lui-mme, lequel, comme l'en a critiqu Alain Boutot (1985 : 216 sqq.), a au contraire voulu voir dans la chra platonicienne l'origine lointaine du pur espace (reiner Raum) qu'il attribue Descartes et qui n 'a videmment rien voir avec la spaciation (Rumung) de YOrt. Pour Heidegger en effet, si c'est le pur espace qui prcde la Stelle o vont se positionner des objets interchangeables, en revanche c'est l'uvre qui prcde l'espace relatif que son Ort va dployer (rumen). Il me semble, la suite de Boutot, mais pour des raisons propres la question de l'coumne, que la filiation chra/reiner Raum ne peut pas tre envisage. En effet, elle contredit le propos mme de Heidegger. D'une part, si c'est l'uvre qui originellement spacie, alors qu'y a-t-il avant elle? La rponse ne peut tre que : l'tendue physique objective, c'est--dire le pur espace de Descartes3. D'autre part et surtout, la problmatique de la Rumung ne cadre pas avec celle du combat terre/monde, que nous allons maintenant voir.

    Pour Heidegger, l'uvre se cre dans un processus que Michel Haar a ramass par la formule d'une drivation ontologique depuis l'essence de la vrit, qui rgit l'origine de l'art travers toutes les poques de l'tre (1985 : 195). Cette drivation part de l'tre pour aboutir l'tant qu'est la Gestalt de la forme artistique particulire. Elle est jalonne par un combat originel (Ur-Streit) entre claircie et retrait , puis un combat (Streit) de la terre et du monde , puis le trait-dchirant (Riss) de l' unit conflictuelle entre les deux , pour aboutir aux configurations (Gestalten) des tants particuliers (ibid.). De manire plus gnrale, la terre est ce qui se cache dans le dvoilement mme de sa vrit (altheia) par l'uvre qui advient au monde.

    Transposons cette problmatique dans celle de l'coumne. La terre devient ici, trs concrtement, l'tendue terrestre, c'est--dire la nature de la plante et de la biosphre, laquelle relve d'une logique de l'identit du sujet. Prdique (sentie, pense, dite et travaille) par l'humanit, cette nature devient coumne, et se met donc relever d'une logique de l'identit du prdicat (la chra de l'en-tant-que coumnal). Cependant, cette chorsie de l'coumne ne supprime pas la logique de l'identit du sujet qui est celle de l'tendue; non seulement parce que celle-ci reste l'uvre dans la plante, dans la biosphre et dans le corps humain, mais parce que, comme l'a montr, par les voies de la science, le dveloppement mme de la prdication humaine, le rel de la chose en soi nous chappe du fait mme que nous la connaissons; car mme l'abstraction scientifique est oblige de prdiquer la chose pour la saisir en termes humains (en mcanique quantique, cet cart irrductible entre l'en-soi de la chose et ce que nous pouvons en dire a t spcifi par la relation de Heisenberg, et il est mme mesurable).

    Cahiers de Gographie du Qubec Volume 42, n 117, dcembre 1998

  • Cette irrductibilit du rel la ralit humaine, donc de la topicit de l'tendue terrestre la chorsie de l'coumne, n'est autre mes yeux que le combat dont parle Heidegger, entre la terre et le monde. Plus nous amnageons l'tendue (plus nous prdiquons la terre), et plus loin nous reculons l'horizon de notre monde; mais pas plus qu'on ne peut jamais dpasser l'horizon, cette chorsie ne peut jamais supprimer la topicit des lieux qui l'expriment. Et combat il y a effectivement, car c'est la nature mme de l'tre humain la propre logique de sujet physique mais aussi existentiel de ce zon logon echn qui le pousse prdiquer toujours davantage, et ce faisant trajecter les lieux de la terre (o il a son topos) en lieux du monde (o il a sa chra).

    Autrement dit, et bien que les topologies de l'coumne (par exemple les chormes) ne se rduisent donc pas la topographie de l'tendue terrestre, elles la supposent la fois originellement (puisque c'est de l qu'a historiquement merg l'coumne) et originairement (puisqu' aucun moment l'coumne n'existerait sans la biosphre, ni celle-ci sans la plante, ni celle-ci sans l'univers); et c'est ce double rapport, la fois cosmogntique et cosmologique, qui est la premire source du sens de tous les systmes symboliques et techniques de l'humanit.

    PILOGUE : TRE EN VIE, OU TRE MODLE? Sommes-nous l dans la circularit d'un dessin d'Escher? videmment non,

    car l'issue de cette trajection est forcment contingente, tout en allant dans un certain sens, reprable historiquement et gographiquement; c'est ce que, en m'inspirant de la thorie du milieu de Watsuji, j 'ai appel mdiance, c'est--dire le sens de la relation qu'est un milieu humain, ou plus gnralement l'coumne. La mdiance est contingente, parce que les deux logiques l'uvre dans la trajection fonctionnent selon des principes irrductibles et des chelles incommensurables.

    Cette incommensurabilit, c'est ce que Ferdinand de Saussure a vu comme l'arbitrarit du signe; c'est encore elle qui existe entre la dure pure de Bergson et le pur espace de Descartes. Cette incommensurabilit mme est la seconde source de la dynamique trajective (aprs la cosmicit du sens); car elle permet la volont humaine de diverger du simple cours des choses, et ainsi, par la technique, de transformer physiquement l'tendue terrestre; c'est--dire d'adapter la topographie des lieux de la terre la topologie des lieux du monde.

    La trajection n'en fonctionne pas moins de manire unitaire, car, ainsi que l'a montr Andr Leroi-Gourhan dans l'mergence unitaire du corps humain, dans l'coumne, en ralit, la parole (les systmes symboliques, par lesquels la chra diverge du topos) ne va pas sans le geste (les systmes techniques, par lesquels la chra rejoint le topos). L'une et l'autre logiques dont j'ai parl celle du prdicat et celle du sujet ne sont divisibles que par abstraction; ce qu'il y a dans l'coumne, en ralit, ce sont des tres en devenir; notamment des tres humains, qui sont advenus au monde et y dploient leur chra, mais qui retourneront un jour la terre, au pur topos de leur matire. Laissons donc derrire l'horizon l'tre ou le nant absolus des spculations d'Orient ou d'Occident. Ce qu'il y a aussi dans l'coumne, c'est le devenir qui court indiffremment de la droite vers la gauche ou de la gauche vers la droite, suivant qu'on le regarde en Tasmanie ou en

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  • Abitibi : ce sont des choses relatives. Cela ne veut nullement dire qu'il n'y ait rien derrire l'horizon; mais que ce qu'il y a l-derrire, c'est l'imprdicable paysage de notre propre mort, qui nous ramne l'universel. Qu'il soit tre ou nant, celui-l, nous n 'en pourrons en effet littralement (c'est--dire ni physiquement, ni logiquement) jamais rien dire; mais pour l'heure, ce qu'il y a en ralit, c'est que nous sommes au monde, et que, dans notre singularit de sujets-prdicats-de-nous-mmes, nous y sommes en vie.

    S'il fallait, comme l'crit Platon, donner notre histoire une fin qui s'accorde avec son dbut, disons que, dans l'coumne, les chormes sont en chorsie; mais qu'aussi, dans leur topicit, ils chevauchent quelque peu l'horizon qui nous spare, nous, de l'universel. Et s'il fallait en tirer une morale quant aux modles dynamiques en gographie, ce serait qu'ils n'ont d'universel que ce qui, en eux, n'est ni le monde, ni la vie. Cela dit, nous en aurons pourtant toujours besoin pour briser les chanes de l'errance; du moins l'chelle de notre caverne, qui sans doute n'est pas la seule :

    Il fait noir dans cette caverne Que des ombres et une lanterne Il fait noir dans cette caverne Que des hommes qui se prosternent (...)

    Mais d'o vient cette lumire Cette chaleur sur ma peau Quelque chose est l derrire Il me semble que c'est beau

    La Caverne Paroles : Marc Chabot Voix : Claire Pelletier Musique : Claire Pelletier, Pierre Duchesne

    car au fait, que veut dire semble ? Mais justement, c'est parce qu'elles ouvrent sur d'autres mondes que les cavernes ont du sens.

    446 Cahiers de Gographie du Qubec Volume 42, n 117, dcembre 1998

  • NOTES

    1 Je laisse ici de ct les questions que posent en astrophysique les conceptions quantiques de l'origine et des fondements de l'univers, c'est--dire de l'tre; conceptions que les tenants de la prsance du nant sur l'tre ne se sont pas fait faute d'invoquer. En effet, invoquer la mcanique quantique propos de l'existence du monde sensible tlescope (c'est le cas de le dire!) des chelles spatio-temporelles en ralit si incommensurables (c'est--dire qu'il existe entre elles des seuils d'mergence physiques, logiques et historiques si nombreux) que cela fait de tels raisonnements un pur jeu verbal. On retombe donc l, comme chez Nishida et Derrida, dans les abmes de la fermeture du prdicat sur lui-mme.

    2 L'espace manque ici pour nuancer ces distinctions. Soulignons tout de mme qu'il y a une certaine chorit ou mondit de la vie (donc de la biosphre indpendamment de l'humain), mais fort primitive compare celle de l'coumne (qu'engendrent les systmes symboliques et techniques de l'humanit). Cela soit dit l'intention des biomanes de tout poil qui veulent rduire l'humain au vivant, que ce soit par les voies du mysticisme cologique ou celles du clonage.

    3 Je rejoins ici Benot Gtz qui note : Lorsque Heidegger, dans Btir habiter penser, affirme que c'est le btir qui fait exister le lieu, que le lieu ne prexiste pas l'dification, il produit son insu un nonc moderne mais dans un langage archaque (1997 :113-114).

    SOURCES CHANTES ET JOUES BARK (Groupe) Perenti (claviers, didjridou, percussion) dans Music from the Centre of

    Australia. CD enregistr par le groupe en 1995, P.O. Box 2838, Alice Springs, NT 0871, Australie, tel/fax 61 8 8952 6541.

    PELLETIER, Claire, Murmures d'histoire. CD les ditions du Chevalier perdu, prod. Disque Musi-Art sous licence Studio Oue-Dire enr. (Sans mention de lieu ni de date; sans doute au Qubec dans les annes 1990.)

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