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    Table des matires

    DDICACE ................................................................................ 4I UN ANGE BEAU DE VISAGE COMME UNE GRANDEFEMME TRISTE ....................................................................... 7II LES ENFANCES CHOPIN ................................................. 10III NAISSANCE DU POTE .................................................. 14IV MALHEUR ET IDAL ...................................................... 18V SOLITUDES VIENNOISES ET RVOLUTION VARSOVIE .............................................................................. 28VI JE NE SAIS SIL Y A UNE VILLE SUR TERRE OLON TROUVE PLUS DE PIANISTES QU PARIS. .......... 37VII ANNES HEUREUSES, ANNES TRAVAILLEUSES ... 46VIII MARIE WODZINSKA ET LE CRPUSCULE ................ 53IX PREMIRE ESQUISSE DE GEORGE SAND ...................68X LETTRES DE DEUX ROMANCIERS ................................. 75XI LA CHARTREUSE DE VALDEMOSA .............................. 93

    XII IF MUSIC BE THE FOOD OF LOVE, PLAY ON ..... 106

    XIII SUR QUELQUES AMITIS DE CHOPIN ET SUR SONESTHTIQUE ........................................................................ 117XIX MSINTELLIGENCES, SOLITUDES ........................... 131XV CHAGRINS, HAINES .................................................... 143XVI HISTOIRE DUNE RUPTURE..................................... 153

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    XVII LE CHANT DU CYGNE................................................ 171XVIII LES CYPRS ONT LEURS CAPRICES ..................... 186XIX MORT DE CHOPIN ...................................................... 189XX PITAPHE POUR UN POTE ...................................... 194SOURCES .............................................................................. 198

    PRINCIPAUX OUVRAGES CONSULTS .............................. 200Ce livre numrique :............................................................. 203

    Il ne se servait plus de lart que pour se donner lui-mmesa propre tragdie.

    Liszt.

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    DDICACE

    Lorsque je proposai lexemple de Liszt une me endom-mage, mais capable encore denthousiasme, je mditais de luioffrir aussi cette histoire de Chopin. Non que celle-ci doive ser-vir estomper ce quil peut y avoir dans celle-l dun peu tropclatant. Au contraire : elles se compltent et montrent, lunepar la bosse, lautre par le creux, le double visage de cet tresymbolique que nous nommons lartiste. Ou le sensible, le rali-sateur, celui enfin qui nous portons envie.

    Lun de ces masques figure gloire et passion ; lautre, dou-leur et solitude.

    Jentends bien ce qui sonne romantique dans ces quatremots, alors que la mode en est tellement passe. Mais, si jeconstate qu dater de nous tout a t tent, en effet, pour sup-primer de notre orchestre ces harpes, ces trmolos, ces ruba-tos, ces grandes ondes harmoniques qui firent se pmer troisgnrations amateurs des conflits du ciel avec lenfer, il me suf-fit pourtant douvrir le journal la rubrique des tribunaux, deregarder les vitrines des marchands de tableaux, dcouter unsaxophone, pour me convaincre que les thmes de la lgendehumaine nont nulle part chang. Les rythmes sont diffrents,les coloris, mais nos tables de rsonance sont les mmes qu auxpoques les plus innocentes. Le dsaccord vritable entre nosans et nous, cest que le laidou ce quils nommaient ainsia t aujourdhui incorpor au beauou ce que nous nommons

    tel. Autrement dit : il ny a plus prsent de laid et de beau, de

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    consonant et de discordant, il ny a plus de censure esthtique.Comme la crit un de nos sages : Je vois passer lhommemoderne avec une ide de lui-mme et du monde qui nest plus

    une ide dtermine Il lui est devenu impossible dtrelhomme dun seul point de vue, et dappartenir rellement une seule langue, une seule nation, une seule confession, une seule physique1 ; Ajoutons : ni une seule musique. force de rigueur et de science, il nous devient loisible de toutcroire, ou rien. De tout aimer, ou personne. Mais y gagnons-nous autrement quen purilit et en vieillesse ? Je me demandesi cette neuve abondance nous fconde mieux que ne fertilisait

    nos pres leur apparente pauvret. La masse des sensations etdes connaissances na pas accru notre lucidit, non plus que lasirne et la machine crire nont ajout un son neuf lagamme. Mais nous ne voudrions consentir nous passerdaucun de ces apports rcents.

    Pourtant, si un jazz bien ironique, bien cyniquemenchante, il ne mte rien du plaisir que jai entendre Cho-pin. Je serais dsol de ne savoir goter deux formes si diff-rentes de la tristesse moderne, lune ne la Nouvelle-Orlans,lautre dans un grenier de Varsovie.

    Pour serrer autrement le petit problme que les deux exis-tences parallles de Liszt et de Chopin proposent notre r-flexion, disons que nous sommes en certains jours plus aptes laction, la jeunesse, la dpense sous toutes ses formes ; endautres, la rserve, la pudeur, lincertitude, la concen-

    tration, etbien que ce mot ait perdu de sa beautau mys-tre.

    De Liszt, la vie se lit au grand jour. Il la crite partoutavec de lencre et des aventures. De Chopin, presque rien ne

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    Paul Valry :Rhumbs.

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    subsiste. Sa nature le prservait des vaines expriences et ledestin a voulu en outre quun grand nombre de ses lettres et deses reliques fussent brles dans une maison varsovienne

    quhabitait sa sur en1863. Nous navons donc o le trouverque sa musique, quelques vestiges de correspondance et lessouvenirs de ses amis. Au demeurant, sa vie fut toujours sisimple et si logique, quun peu de commentaire est ncessairepour lentendre, comme sur une note une appogiature la faitmieux valoir. Deux ou trois voyages excepts, le monde ext-rieur a fort peu pntr cette imagination tourne toute vers lededans. Sa posie est ce quil ajoute de possible et de chantant

    aux dceptions de ses journes.Assez mal servi en amour, en amiti, en tout ce qui exige

    de laveuglement ou un excs de pdale, ce souffreteux lucide nesest regard que dans un seul miroir : lbne de son piano.

    Piano, instrument merveilleux, dit-il. Bien entendu,puisque le piano est un orchestre. Mais il y a davantage : il estun instrument. Donc, une me.

    Cest la seule que Chopin ait connue, aussi a-t-il fait dupiano son lgataire universel.

    Si Liszt vous a rendu de laudace pour saisir les joies du

    moment et un peu de confiance en vous-mme, Chopin vouspeut devenir un compagnon non moins fraternel. Sa vie estcelle de votre ombre anxieuse. Sa musique nest peut-tre pasautre chose que le chant mont de votre dsert intime.

    Tout art est riche surtout dans la mesure o vous-mmesavez lui prter. Toute me vous possde dans la mesure ovous faites effort pour la recevoir. Accueillez celle-ci commeune expression, plus pure que ne la peuvent fournir les mots, de

    ce quil y a dans lamour d jamais inexprimable.

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    I

    UN ANGE BEAU DE VISAGE COMMEUNE GRANDE FEMME TRISTE

    Un ange beau de visage comme une grande femmetriste

    Ce portrait de Chopin trac par une main qu il aima, il con-vient de le placer en frontispice cette tude. Au moyen ge, des

    peintres nafs et qui eux aussi venaient solliciter leur pardon accrochaient dans lombre des cathdrales une uvre expia-toire. Cette main de femme, aujourdhui morte, autrefois cares-sante, a sans doute obi en crivant ces mots lobscur besoinde se sentir absoute. Elle ajoutait : Rien ntait plus pur et plusexalt en mme temps que ses penses Et peut-tre avec unlger tremblement : mais cet tre ne comprenait que ce quitait identique lui-mme. Il aurait fallu un microscope pour

    lire dans son me o pntrait si peu de la lumire des vi-vants.

    Le microscope na jamais servi dchiffrer une me. Lais-sons de ct les instruments doptique pour suivre le conseil deLiszt : tchons de voir avec le cur.

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    Il faut encore crire un nom en tte de ces pages, parcequil gonfle tout entier ltre dont nous allons parler, cest celuide Pologne. Depuis 1795, ce vieux pays avait t compltement

    dmembr, lorsque Napolon, ce grand pote de la gographie,cra, aprs sa premire campagne de Prusse, le duch de Varso-vie (1807). Il devait durer jusqu la chute de lEmpereur, cest--dire huit ans peine. Mais il suffit de ces huit ans pour nim-ber la France, dans lesprit des Polonais, de je ne sais quel juv-nile prestige.

    Or, en 1806, un M. Nicolas Chopin, professeur de franaischarg de lducation du fils de la comtesse Skarbek, se mariaitdans le village de Zelazowa Wola, six lieues de Varsovie, avecMlle Justine Krzyzanowska. Il tait Franais dorigine, natif deMarainville, petit village tout proche de la colline de Sion, aucur spirituel de cette Lorraine dont lhistoire est si curieuse-ment mle celle de la Pologne. La fiance de cet ancien comp-table devenu prcepteur, tait une jeune fille de vingt-quatreans, de famille noble et ruine. Elle tenait chez la comtesse, avecdautres personnes de condition, le rle de suivante et de damedhonneur, comme le voulait la tradition chez ces grands sei-gneurs pauvres et orgueilleux.

    A ct de lhabitation seigneuriale, que protgeait un bou-quet darbres, slevait une maisonnette flanque dun perron.Un vestibule la perait doutre en outre, par o sapercevaient lacour, les tables, et, au loin, les champs de luzerne et de colza.Le jeune mnage sy installa. droite de lentre, trois pices

    basses dont on touchait le plafond du doigt. Il y naquit bienttune fille, quon appela Louise. Peu de temps aprs cet vne-ment obscur, ce fut la campagne des Franais en Prusse, Tilsitt,Austerlitz, Ina, Wagram, et les aigles polonaises volant lasuite des aigles impriales. Haydn mourut pendant que tonnaitpour la seconde fois sous Vienne le canon de Napolon. Quatreobus tant venus tomber prs de chez lui, le vieux compositeurdit ses domestiques effrays : Pourquoi cette terreur ? Sa-

    chez que l o est Haydn, aucun dsastre ne peut arriver.

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    Stendhal, commissaire aux armes, assista aux obsques. Puis ilnota dans ses papiers : Pourquoi tous les Franais illustresdans les belles-lettres proprement dites, La Fontaine, Corneille,

    Molire, Racine, Bossuet, se donnrent-ils rendez-vous vers1660 ? Pourquoi tous les grands peintres parurent-ils vers lan1510 ? Pourquoi, depuis ces poques fortunes, la nature a-t-ellet si avare ? La musique aura-t-elle le mme sort ?

    Pourtant Beethoven, cette date, crivait le Quatuor serio-soet la sonate en mi bmol majeur, quon nomme les Adieux. Ilavait compos dj six de ses Symphonies, laSonate Kreutzer,lAppassionata, Fidlio. Schumann, Liszt et Wagner appro-chaient. Gthe vivait. Byron publiait ses premiers vers. Shelleyet Keats bauchaient les leurs. Balzac, Hugo, Berlioz taient surles bancs de lcole. Et le 22 fvrier de 1810, six heures du soir,dans la maisonnette de Zelazowa Wola, naissait Frdric-Franois Chopin.

    Il vint au monde en musique, car prcisment des violonsrustiques donnaient laubade sous les fentres de sa mre, pour

    une noce de village.

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    II

    LES ENFANCES CHOPIN

    Le 1eroctobre de la mme anne, Nicolas Chopin fut nom-m professeur de franais au lyce de Varsovie et toute la fa-mille sinstalla dans la capitale. Elle sy mla tout de suite auxespces citadines et ne retourna jamais aux champs. Varsovietait du reste une forte terre o lon prenait aisment racineentre ses palais italiens et ses baraques de bois. Sa population

    grouillante joignait la pompe asiatique la salet du Groenland.On y voyait le Juif barbu, la religieuse, la jeune fille en manteaude soie claire et le Polonais moustachu, en caftan, avec le cein-turon, lpe et les bottes rouges.

    M. Chopin se multiplia pour augmenter ses ressources,parce que sa famille saccroissait. Aprs Louise et Frdric, na-quirent Isabelle, puis milie. En 1812, il devint professeur lcole dArtillerie et du Gnie, et obtint le mme poste lcoleMilitaire prparatoire en 1815. Puis il ouvrit chez lui un petitpensionnat pour les jeunes gens riches.

    On voit sans peine le milieu, les murs, les habitudes par-mi lesquels Frdric grandit dans cet intrieur uni et occup.Les vertus domestiques des siens, une modestie un peu rigide leprservrent des contacts svres du rel. Cest ainsi, dit Liszt,que son imagination prit ce velout tendre des plantes qui ne

    furent jamais exposes aux poussires des grands chemins .

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    Voici donc un enfant trs doux, trs ple, enjou, dunesensibilit de petite fille, et que deux passions dominent :lamour de sa mre et le piano. On lavait mis de trs bonne

    heure devant le clavier et il y retournait tout seul, attir par lestouches. La musique lui arrachait des larmes, des cris. Elle de-vint tout de suite un mal ncessaire. Il aimait beaucoup sessurs aussi, et, parmi les lves de son pre, se choisit quatreamis : Fontana, Titus Woyciechowski et les frres Wodzinski.

    Pour lanniversaire de ses huit ans il joua dans une soireau bnfice du vieux pote Niemewicz. On lavait habill langlaise, avec une veste de velours et un large col rabattu. Etcomme sa mre, ensuite, linterrogeait sur son succs, voulantsavoir ce que le public avait prfr : Mon col , rpondit-ilavec fiert.

    Laristocratie polonaise, et mme le grand-duc Constantin,gouverneur de Varsovie, sintressrent lenfant. Il reutlordre de paratre devant ce prince redoutable et joua pour luiune Marche de sa composition.

    Petit, lui dit le frre du tsar, pourquoi regardes-tu tou-jours en haut ?

    Mais nest-ce pas vers le plafond que regardent les potes ?Chopin ntait ni un prodige intellectuel, ni un petit animalsavant , crit lun de ses biographes, mais un enfant naf etmodeste qui jouait du piano comme chantent les oiseaux

    On lui donna des matres. Zywny dabord, un assez vieuxmonsieur de plus de soixante ans, originaire de Bohme, violo-niste, bon pdagogue et qui avait le culte de Bach. Il linculqua son lve et lon sait quelle profondeur se gravent les enthou-siasmes de lenfance. Puis, en 1824, en mme temps quon met-tait Frdric au collge, son pre remplaa Zywny par Elsner, unprofesseur silsien qui lui enseigna lharmonie et la composi-tion. Sans tre un musicien considrable, Elsner nen tait pas

    moins un personnage : auteur dopras, de symphonies, de

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    messes, et directeur du Conservatoire. Il eut le mrite de necontrarier en rien les dons personnels de Chopin :

    Laissez-le faire, disait-il, sil scarte un peu du cheminbattu et de lancienne mthode, cest parce quil a la sienne lui,et ses uvres tmoigneront un jour dune originalit qui ne sestencore rencontre chez personne. Il suit une voie extraordi-naire, parce que ses dons sont extraordinaires.

    On approuvera ce bon prophte. Elsner tait un modeste. Ilhabitait deux cellules dans un vieux monastre de la rue des J-suites. Ses lves lembrassaient sur lpaule droite, la mode

    polonaise, et il ripostait par des baisers sur les deux joues. Dansson rapport annuel au Conservatoire, il note : Chopin, Frdric(lve de 3eanne), tonnantes capacits, gnie musical.

    Au collge, il travaille bien aussi, remporte des prix. Enfin,cest un adolescent facile et doux, gai jusqu la pitrerie, commebeaucoup de mlancoliques. Ses camarades ladorent, causesurtout dun talent de mimique et dimitation qui prouve jusqu

    quel point il sentait la grimace des mes. Il jouait la comdieavec ses surs, qui crivaient des pices pour les enfants. Il r-dige un journal.

    Ces vnements minimes maillent une vie sans traverses.Notons trois faits seulement. En mai et juin 1825, dans deuxconcerts donns au Conservatoire, Chopin joue un Allegro deMoschels et improvise devant lempereur Alexandre, qui luioffre une bague. Dans le cours de la mme anne, il publie son

    Premier rondo en do mineur (op. I), ddi Mme Linde, lafemme du recteur du Lyce. Enfin, lt suivant, il est invit parle prince Radziwill au chteau dAntonin.

    Jouer en public noffrait dj plus de sensations neuves. Enrevanche, publier sa musique est une joie frache qu il goteavec un naf plaisir. Et si le morceau nest ni trs profond, nitrs savant, il a pourtant sa marque personnelle. Une dame,

    disait Schumann un peu plus tard en parlant de cette uvrette,

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    trouverait quelle est trs fine, trs jolie Voyez comme lonpressent dj que les dames vont sen mler ! Telle est la pre-mire fleur de cette me chaste.

    Le sjour au chteau dAntonin, dans lt de 1826, fut pourChopin la rvlation des joies que peuvent donner, lorsquellessont runies entre des mains expertes, lopulence matrielle etles raffinements de lesprit. Voil ce dont ce jeune aristocrateavait besoin pour veiller ses tables de rsonance. Cest un luxeque mprisent les forts. Mais un cur fminin ne saurait se pas-ser de ces jouissances savamment distribues, qui vont d unecuisine exquise aux uvres dart, du confort matriel aux subti-lits de lintelligence et qui soumettent ce cur malgr lui ladomination du dlicieux. Pour ma part, je trouverais intressantde connatre et lameublement, et les tableaux, et les htes, etles conversations quon pouvait voir et entendre pendant cet tde 1826 chez le prince Radziwill. Par malheur, ces renseigne-ments ne peuvent plus tre fournis dune manire trs sre.Aprs tout, peut-tre suffit-il de savoir que Chopin appelait An-tonin un paradis et quil dclara divines les jeunes prin-cesses. Mais il est bien certain que ds lors la nostalgie de cetaccord que forment entre eux la terre natale, une somptueusedemeure et des jeunes tres heureux, a dcompos tous seslans en dinvincibles regrets.

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    III

    NAISSANCE DU POTE

    Lorsquon lui demandait, aprs quelquune de ses improvi-sations au piano dune audace toujours un peu sombre, maisdune si poignante, dune si dramatique tendresse, de quel nomil fallait appeler cette atavique dsolation qui semblait chosetrop ge pour son jeune tre, il rpondait par le mot polonaisde zal. Mot quil rptait, quil aimait, susceptible de rgimes

    diffrents et qui tantt renferme tous les attendrissements,toutes les humilits, tantt la rancune, la rvolte, les vengeancesglaciales. Mot qui signifie aussi bien regret inconsolable, quemenace, ou amertume strile, et qui pourrait convenir enfin tous ces Hamlets cruels et potes que sont les Slaves. Ds sa sei-zime anne, le zalfut le bel ennemi de son bonheur, lennemiquon arme toujours de neuf quand on a le cur romantique etque la destruction de soi apparat comme la plus clatante des

    formules de la vie. Pour stre connu, puis cultiv sans rsis-tance, Chopin a russi ce miracle exceptionnel dtre lui-mmetout entier avant que la vie lui et rien appris. De rester luicontre elle, en dpit delle. La somme de connaissances qui luitait ncessaire, il la possdait seize ans. Elle se rduisait auxsept notes de la gamme, qui suffisent lexpression de tous lessentiments. Il ntait tourment du besoin daucune autre nour-riture que la recherche de son propre style. Ctait l sa manire

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    datteindre une vrit. En dehors de son piano, lunivers,vraiment, ntait que littrature.

    Aussi son pre lui permet-il de quitter lcole dix-sept anspour se donner tout entier la musique. On installe pour lui,sous le toit, une petite chambre de travail, avec un vieux pianoet une table. Cest l quil crit ses premires uvres. Et cestds cette poque dj quen essayant ses forces il acquiert cetoucher, ce style si neufs, qui vont faire bientt ltonnement dumonde artistique. Lanne suivante, il compose ses Variationssur le la ci darem la mano de Mozart, dont Schumann disait enles feuilletant : Eusbe entra lautre jour doucement. Tu con-nais le sourire ironique avec lequel il cherche vous intriguer.Jtais au piano Eusbe plaa devant nous un morceau de mu-sique en disant ces mots : Chapeau bas, messieurs, un g-nie ! Nous ne devions pas voir le titre. Je feuilletai machina-lement le cahier : la jouissance voile de la musique sans lessons a quelque chose denchanteur. Et puis, ce quil mesemble, chaque compositeur offre aux yeux une physionomie denotes qui lui est propre : Beethoven a une autre apparence queMozart, sur le papier Mais ici je me figurai que des yeux abso-lument inconnus, des yeux de fleur, des yeux de basilic, des yeuxde paon, des yeux de jeune fille me regardaient merveilleuse-ment. Aussi quel ne fut pas ltonnement des auditeurs en lisantsous le titre : opus 2 Chopin ? Je nai jamais entendu cenom.

    Retenons le son prophtique de cette surprise : des yeux de

    fleur, des yeux de basilic, des yeux de paon, des yeux de jeunefille. Ce beau portrait musical peint tout entier le cygne polonaisqui essaye ses premiers battements dailes.

    Il senvole trs peu de temps aprs, au dbut de septembre1828, pour son premier voyage. Un ami de son pre, le profes-seur Jaroki, lemmne Berlin o il doit assister un congrsscientifique. Cest, chez Frdric, un dlire denthousiasme.Aprs cinq jours de cahots en diligence, les voyageurs arrivent

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    dans la capitale prussienne et descendent lhtel du Kron-prinz. La premire visite de Chopin est pour la fabrique de pia-nos de Kisting, la seconde pour lAcadmie de chant, la troi-

    sime pour lOpra o lon donneFerdinand Cortez, de Sponti-ni, et le Mariage secret, de Cimarosa. Jai suivi ces oprasavec grand plaisir, crit-il aux siens, mais je dois reconnatreque la musique de Hndel se rapproche le plus de lidal musi-cal que je me suis fait Demain on joue Freyschutz; cest decette musique-l, prcisment, que jai besoin. Il voit de loinSpontini et le jeune Mendelssohn. Il dne au Congrs des natu-ralistes. Hier, banquet en lhonneur de Messieurs les savants.

    Quelles caricatures ! Je les ai classs en trois groupes. Il apour voisin de table un professeur de Hambourg. Celui-ci, cau-sant avec Jaroki, soublie si bien quil prend lassiette de Cho-pin pour la sienne et se met tambouriner dessus. Un vrai sa-vant, nest-ce pas ? auquel il ne manque rien, pas mme le grosnez difforme. Jtais sur des pingles pendant ce tambourinage,et quand il eut fini, je neus rien de plus press que dessuyeravec une serviette la trace de ses doigts. Cette affaire est lobjet

    dun rapport circonstanci, tant on sent son dgot tenace. Puisil est question des toilettes fminines. Dtails ? Non pas. Cela lefrappe bien plus au vif que les visites obligatoires au MuseGologique

    Enfin, aprs un sjour dune quinzaine, lon remonte enberline pour reprendre la route de Varsovie. En arrivant Zulli-chau, entre Francfort-sur-lOder et Posen, les chevaux man-quent et il faut sarrter pour en attendre de frais. Que faire ?

    Par chance, le relais de poste est en mme temps lauberge. Leprofesseur Jaroki en profite pour se mettre table ; Chopinaperoit un piano. Il louvre, sassied, et commence de laissercourir ses doigts. Alors un voyageur g vient silencieusementsasseoir auprs de lui, puis un autre, puis petit bruit tous leshabitants de la maison : le matre de poste, sa femme, ses filles,les voisins. Quelle surprise que ce rossignol apport par un coupde vent du pays des fes ! Tout coup, la tte du postillon

    sencadre dans la fentre et il scrie dune voix tonnante :

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    En voiture ! Les chevaux sont attels.

    Au diable le trouble-fte, rpond le matre de poste fu-

    rieux.On supplie le jeune homme, qui dj sest lev, de se ras-

    seoir.

    Continuez, de grce, continuez, font les dames.

    Je vous donnerai des chevaux supplmentaires sil lefaut, ajoute le matre de poste.

    Et le vieux voyageur dit son tour :

    Monsieur, je suis un musicien dautrefois qui connat sonaffaire. Moi aussi, je joue du piano. Si Mozart vous avait enten-du, Monsieur, il vous aurait serr la main. Moi, obscur individu,je nose me le permettre

    Et quand Chopin sarrte, cet trange public le saisit et leporte en triomphe.

    Un Schumann boulevers, ce matre de poste enthousiaste,ce timide musicastre tout tremblant dmotion, tels sont lessignes quun pote nouveau est n parmi les hommes.

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    IV

    MALHEUR ET IDAL

    Mais cest lanne suivante seulement quil va trouver savoix. Un soir quil est lOpra, il remarque dans un petit rleune jeune cantatrice au timbre clair, aux cheveux blonds, labouche attrayante. Il apprend quelle se nomme ConstanceGladkowska et quelle est encore lve du Conservatoire.Limpression que produit sur lui cette jeune fille est vive, mais

    toute pure et enfantine. Obtenir le ruban qui noue sa chevelure,mourir en le tenant cach sur sa poitrine, suffirait ses dsirs.Et si lger est ce sentiment quil nen fait dabord confidence personne. Au demeurant, une autre pense le travaille davan-tage : celle de quitter Varsovie parce quil sent bien en avoirpuis les ressources musicales.

    Au mois de juillet 1829, son pre le munit de quelque ar-gent durement conomis et le jeune compositeur, en qui main-tenant de tous cts tant despoirs sont fonds, peut partir pourVienne. Sa premire visite est pour Haslinger, lditeur de mu-sique, grand bnisseur qui le reoit bras ouverts et dj le sur-nomme la nouvelle toile du Nord . Mais Chopin, qui na pasvingt ans, est mfiant et sceptique. On le prsente au comte Gal-lenberg, intendant des thtres impriaux ; on lencourage donner un concert. Ce qui rassure Gallenberg, crit-il ses pa-rents, cest que je ne mattaquerai pas ses poches ; je jouerai

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    sans exiger dhonoraires. Je pose ici pour le dsintressement etpour le dilettante. Je suis musicien par amour de lart.

    Le concert eut lieu au Thtre Imprial, le 11 aot, 7heures du soir. Lorchestre joua une ouverture de Beethoven,des airs de Rossini. Puis le frle Chopin, dapparence dj mala-dive, savana sur lestrade. Une vieille dame assise au premierrang sexclama mi-voix : Quel dommage que ce jeunehomme nait pas meilleure tournure ! Mais Chopin tait plusblme de colre que dmotion, car lorchestre nayant pas russi dchiffrer ses Variations, lobligeait changer de programme.Il improvisa donc sur un thme de La Dame blanche, puis surlair polonais de Chmiel.

    Liszt except, personne jamais nimprovisa comme Chopin.Sous sa main lgante souvrait un monde velout de douleurslgres, o chacun frmissait de surprendre un souvenir de sesmlancolies. Et le vieillard comme la jeune demoiselle suivaientavec dlices ces chuchotements exquis. Mais le pouvoir despotes, quel est-il, sinon de faire chanter votre me, dont mieux

    que vous ils possdent le secret ?Tel fut le succs de ce premier concert, que Chopin se d-

    cide en donner un second une semaine plus tard. Et cette foisil joue sa Krakoviakque lorchestre a rpte, et ses Variationssur le la ci darem.

    Le comte Lichnowsky, lami de Beethoven, est prsent etapplaudit tout rompre. Public, musiciens et critiques laissent

    percer leur surprise, car tout est neuf en Chopin, et la formecomme le fond. Le public a reconnu dans ce jeune homme ungrand artiste En raison de loriginalit de son jeu et de sescompositions on pourrait presque lui attribuer du gnie , dit laWiener Theaterzeitung ; et lAllgemeine Musikalische : Lexquise dlicatesse de son toucher, lindescriptible dextritde son mcanisme, le fini de ses nuances qui refltent la plusprofonde sensibilit, la clart de son interprtation et de ses

    compositions qui portent la marque dun grand gnie, rvlent

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    dutile, repart pour Breslau et rentre enfin le 12 septembre Varsovie.

    Trois semaines aprs, il dcouvre sa maladie en crivantune valse : Jai, peut-tre pour mon malheur, trouv monidal. Il y a dj six mois que jen rve chaque nuit et je ne lui aipas encore adress la parole. Cest son intention que jai com-pos lAdagiode mon Concerto (en fa mineur, op. 21) aussi bienque la Valse (op. 70, n 3) crite ce matin mme et que jetenvoie. Remarque le passage marqu dune croix. Personne,toi except, nen sait la signification. Que je serais heureux, monbien-aim, si je pouvais te la jouer. Dans la cinquime mesuredu trio, la mlodie grave domine jusquau mi bmol den haut,en cl de sol. Je ne devrais pas te le dire, tant sr que tulaurais senti de toi-mme.

    Cette confidence sadresse Titus, lami cher entre tousparce quil est musicien comme lui, et Chopin trouve du premiercoup les deux mots qui seront dsormais les cls de toute sa vie : malheur et idal . Ils donnent une atmosphre. Peut-tre

    mme ils la donnent trop. Mais sils ont perdu de leur prestigedepuis, restituons-leur en esprit une valeur active de posie.Dans cette Europe qui souvrait au romantisme et respirait avecferveur un vocabulaire trop magnifique, il y a la foi qui trans-porte et la candeur qui enfante les uvres de lamour et cellesde lhistoire. Un mauvais temps, un temps de fous et defolles , dit M. Charles Maurras. Il se peut. Mais un temps o lesides et les sentiments nont pas quune valeur rhtoricienne a

    pour lart un prix lev. Or, personne moins que Chopin ne s estpay de mots. Ceux quil emploie traduisent exactement les ac-cents de son piano. En crivant que pour son malheur il dcou-vrait lidal, sans doute ne pensait-il pas frapper si juste. Voicitoutefois fix le thme musical o des millions d tres vont d-couvrir grce lui tous les plaisirs du dsespoir.

    Dans ce malheur, dans cet idal, il sagit naturellement deConstance Gladkowska. Et il ajoute quelque temps aprs : Tu

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    ne peux imaginer combien Varsovie me semble triste. Si je neme sentais heureux dans le cercle de ma famille, je ny tiendraispas ici. Oh ! quil est amer de navoir personne avec qui partager

    la tristesse et la joie. Oh ! quil est affreux, quand le cur estoppress, de ne pouvoir lpancher ! Tu sais ce que je veux dire.Maintes fois je raconte mon piano ce que je voudrais te confier toi.

    Il coute beaucoup de musique et reste trs frapp par ledernier des trios de Beethoven. Jamais il na rien entendu deplus grand, dit-il. Il compose. Il va lOpra. MlleGladkowska ydbute dans lAgns de Par et il admire son jeu, sa beaut,ltendue de sa voix, Elle phrase et nuance dlicieusement. Savoix, au dbut, tremblait lgrement, mais elle se remit bienttde son trouble. On la couverte dapplaudissements. Il fait saconnaissance, laccompagne au piano, se sent mourir de tris-tesse et dincertitude. Doit-il partir ? Faut-il rester ? Il se dcide accepter une invitation du prince Radziwill et va passer unesemaine dautomne Antonin. Il y est reu en grand homme,fait de la musique avec le prince, qui est l auteur dune partitiondeFaust.

    Deux ves charmantes ornaient ce paradis, je veux parlerdes deux jeunes princesses, aimables, musicales et tendres cra-tures. Quant la princesse mre, elle sait que ce nest pas lanaissance qui fait la valeur de lhomme . Les princesses le sa-vent aussi et elles samusent se faire donner des leons par cetartiste la peau de jeune fille. Wanda le laisse jouer avec ses

    doigts auxquels il faut apprendre une position correcte. lisefait son portrait. La princesse Wanda a un sentiment vrai de lamusique. Point nest besoin de lui rpter sans cesse : ici, cres-cendo ; l, piano ici, plus lentement ; l, plus vite Jai d luipromettre de lui envoyer ma Polonaise en fa mineur. Il critune autre polonaise, pour piano et violoncelle. Cest un bril-lant morceau lusage des dames. Il noublie pas Constance,bien que la princesse lise le ravisse. Mais il se reconnat le

    pouvoir dtre charm en toute puret par deux tres en mme

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    temps. Il noublie pas son cher Titus au cur sauvage et silen-cieux. Dans un moment dexpansion il lui crit : Jaurais beauoindre mon corps des parfums les plus rares de Byzance, tu re-

    fuserais encore de membrasser si je ne savais ty contraindrepar une sorte dattraction magntique. Mais il y a dans la naturedes forces secrtes

    Rentr Varsovie, il dcide dy donner un concert o Cons-tance viendra. Elle ne saurait manquer de comprendre que cest elle quil ddie sa jeune gloire. Et en effet ce concert a lieu le 17mars 1830, alors quil vient de toucher ses vingt ans. Cet v-nement suscite un intrt extraordinaire. La salle est comble.Au programme, panach comme cest la mode, de la musiquedElsner, de Kurpinski, un solo de cor de chasse, du chant. Lapart de Chopin comporte son Concerto en fa mineuret un Pot-pourri sur des airs nationaux. Mais leffet produit nest pas telquil la espr. Les connaisseurs seuls ont compris et apprciloriginalit de lartiste. Toutefois Constance, assise au premierrang, lui sourit et il se trouve pay.

    Un second concert, quelques jours du premier, russitplus brillamment et le Rondo la Krakoviak dchanelenthousiasme. De toutes parts partent des cris : Un troisimeconcert ! Un troisime concert ! Cette fois il semble bien quela critique, la foule et les amateurs soient tous daccord pour d-clarer Chopin le pianiste et le compositeur le plus minent dePologne. Et pourtant les semaines scoulent sans lui apporterde vritables joies. Ses amours pour Titus et Constance le sou-

    tiennent et le travaillent. Il porte sur son cur leurs lettres.Cest pour eux seuls quil compose et il lui semble que tant quilsnont pas entendu sa plus rcente musique, elle ne vaut rien. Le travail me presse. Jcris force. Souvent je fais du jour lanuit et de la nuit le jour. Je vis dans un rve et je dors pendantmes veilles. Oui, pis encore, cest comme si je devais dormir tou-jours puisque je sens ternellement la mme chose. Mais au lieude puiser des forces dans cette somnolence, je me tourmente

    davantage et maffaiblis encore. Il travaille son Adagioen mi

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    majeur, qui doit tre romantique, calme, mlancolique , etvoquer quantit de souvenirs agrables. Cela doit tre sem-blable une rverie pendant une nuit de printemps claire par

    la lune Si cest mauvais, quimporte. Tu y reconnatras mondfaut de faire mal contre ma volont. Mais cela vient de ce quequelque chose mest entr par les yeux dans le cur contre mavolont aussi. Cela me presse, me tourmente, bien que je laimeet le chrisse.

    Un peu dimprvu lui est fourni par larrive dune canta-trice allemande clbre, la Sontag, qui donne une srie de sixconcerts. Le prince Radziwill lui prsente Chopin, qui connatun moment denthousiasme. Elle nest pas belle, mais char-mante au-del de toute expression et enchante son monde. Fr-dric est admis lhonneur de la voir dans son peignoir du ma-tin et il lui amne Constance. Mais le passage de la cantatrice Varsovie nest quun lumineux pisode et Chopin retombe en-suite dans ses incertitudes. Le dpart lui apparat de plus enplus ncessaire son dveloppement musical, et dautre part lacrainte de perdre son amour le paralyse. Le 4 septembre, il crit Titus :

    Jai des accs de rage. Je ne bouge toujours pas. Je naipas assez de force pour fixer le jour de mon dpart. J ai le pres-sentiment que si je quitte Varsovie, je ne reverrai plus jamaisma maison. Je mimagine que je pars pour mourir. Ah ! quelletristesse ce doit tre de ne pas mourir o l on a toujours vcu !Que ce serait affreux pour moi de voir mon lit de mort un m-

    decin ou un domestique indiffrents au lieu de tous les miens.Je voudrais passer quelques jours chez toi ; peut-tre y retrou-verais-je un peu de tranquillit. Mais, comme je ne le puis, je meborne parcourir les rues, abm dans ma tristesse, et je rentre,mais pourquoi ? Pour y poursuivre mes chimres. Lhomme estrarement heureux. Sil ne lui est destin que de courtes heuresde flicit, pourquoi renoncerait-il ses illusions qui sont, ellesaussi, fugitives ?

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    Plus trange encore est sa lettre du 18 septembre, o il faitce singulier aveu : Tu te trompes en croyant comme tantdautres que mon cur est pour quelque chose dans la prolon-

    gation de mon sjour ici. Sois sr que je saurai me placer au-dessus de tout lorsquil sagira de mon moi, et que, si jaimais, jeparviendrais dominer pendant plusieurs annes encore mestristes et striles ardeurs. Sois convaincu dune chose, je tenprie, cest que moi aussi je me proccupe de mon bien et que jesuis prt tout sacrifier pour le monde. Pour le monde,jentends : pour lil du monde ; pour que cette opinion pu-blique qui a chez nous tant de poids, ne contribue pas mon

    malheur. Non pas cette souffrance intime que nous cachonsau-dedans de nous-mme, mais ce que jappellerai notre mi-sre extrieure. Tant que je serai en bonne sant, je travailleraivolontiers toute ma vie. Dois-je travailler plus que mes forces neme le permettent ? Si cest ncessaire, je puis faire deux fois plusquaujourdhui. Tu nes pas matre de ce que tu penses, maismoi, je suis toujours matre de mes penses. Rien ne me force-rait de les quitter comme se dtachent les feuilles des arbres ;

    chez moi, mme pendant lhiver, il reste toujours de la verdure.Bien sr, il ne sagit que de la tte ! Dans le cur, en revanchepardieu ! la plus grande chaleur. Rien de surprenant que la v-gtation y soit luxuriante Tes lettres reposent sur mon cur, ct du ruban (de Constance), car, bien quils ne se connaissentpas, ces objets inanims sentent pourtant quils viennent demains amies.

    En somme, cet irrsolu sent bien que le plus solide de sa

    nature est son instinct musical ; que cet instinct vaincra tout,ses dsirs, son confort, sa paix ; que sa souffrance intime , sielle est ncessaire, lest pourtant moins que cette marche ttuevers tout un avenir de mlodie et de solitude.

    En sortant de lglise, un jour, il aperoit Constance. Mesyeux ont surpris son regard. Alors je mlanai dans la rue et ilme fallut un quart dheure pour revenir moi. Je suis parfois si

    fou que cen est effrayant. Mais de samedi en huit je partirai

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    quoi quil arrive. Je mettrai ma musique dans ma valise, son ru-ban dans mon me, mon me sous mon bras, et en avant, dansla diligence !

    Le 11 octobre enfin, il donne un dernier concert, auquelMlle Gladkowska prte son concours. Frdric joue une toutenouvelle uvre quil vient dachever, le Concerto en mi mineuret une Fantaisie sur des airs polonais. Vtue de blanc et cou-ronne de roses, MlleGladkowska chante la cavatine de LaDame du Lac, de Rossini. Tu connais le motif : o quante la-grime per te versai, crit Chopin Titus. Elle a dit le tutto de-testojusquau sigrave dune faon admirable. Zielinski dclaraitque ce si lui seul valait mille ducats. Aprs lavoir reconduitede la scne, je jouai mon Pot-pourri sur le coucher de la lune.Cette fois du moins je me suis compris moi-mme, lorchestresest compris, et le parterre nous a compris Maintenant il neme reste plus qu boucler ma malle. Mon trousseau est prt,mes partitions sont recopies, mes mouchoirs ourls, mon pan-talon neuf essay. Quest-ce quil attend encore ? Cest commeune dernire chance que le destin lui offre. Il ne la saisira pas.

    Le 1er novembre 1830 est la date fixe : il va partir pourVienne. Ds le matin, toute une troupe se met en chemin. Els-ner, les amis, des musiciens le conduisent jusqu Wola, le fau-bourg historique o jadis se faisaient les lections des rois. Onbanquette. On excute une cantate compose par Elsner en sonhonneur. Ils chantent :

    Que ton talent, n sur notre solclate en tout et partout,Que tu sois sur les bords du Danube,

    Sur ceux de la Spre, du Tibre ou de la Seine.Cultive les murs de tes parents

    Et, par les sons de ta musique,Nos mazurkas et nos Cracoviennes,Chante la gloire de ta patrie.Oui, tu raliseras tes rves.

    Sache toujours, Chopin, que par ton chant

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    Tu donneras la gloire ton pays.

    CHUR:

    Ce nest rien de quitter ton paysPuisque ton me reste parmi nous.Nous formons des vux pour ton bonheurEt garderons dans nos curs ta mmoire.

    Il est bien ple, ce jeune prince lorsquon lui remet une

    coupe dargent remplie de sa terre natale. Le voici mme quiclate en sanglots.

    Quant Constance, elle ne le revit plus. Deux ans aprs,elle pousa un gentilhomme campagnard. Puis, les yeux bleusque le pote avait aims, par quelle trange faveur du ciel sefermrent-ils la lumire ? Constance perdit la vue. Parfois, ce-

    pendant, elle se mettait encore au piano et chantait la bellechanson : Quante lagrime per te versai Quelquun qui la con-nut vers la fin de sa vie, racontait que de ses yeux, rests lim-pides malgr leur ccit, tombaient alors des pleurs.

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    V

    SOLITUDES VIENNOISES ETRVOLUTION VARSOVIE

    Titus Woyciechowski rejoignit Chopin Kalisz. Plus gque lui de quelques annes, il tait au physique et au moral toutloppos de Frdric : un grand et fort garon aux traits accuss,volontaires, la parole rare, mais tout aussi passionn mlo-mane. Ses normes mains, tailles pour manier lpe de ses an-ctres, ds quelles se posaient sur les touches du piano deve-naient dune lgret aile. Le mince Frdric aux yeux pro-fonds, au teint denfant, conduisait pourtant la laisse ce doguepuissant et soumis. Ils passrent Breslau, puis Dresde, otoute une semaine svapora en visites, en soires et au spec-tacle.

    Muni de ses lettres dintroduction, Chopin alla prsenter

    ses hommages Mme Dobrzyka, une Polonaise, grande ma-tresse la cour de la princesse Augusta. Cette dame occupait unappartement au chteau royal. Elle le reut fort bien et l invita venir un soir chez elle, dans un petit cercle dintimes. Chopinaccepta, se doutant bien quil lui faudrait payer de son talent,mais il avait pour principe de ne jamais rien refuser ses com-patriotes. Au jour dit, il fit son entre dans les salons de lagrande matresse o se trouvaient runies trois ou quatre per-

    sonnes seulement : quelques dames et un homme dune tren-

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    taine dannes, au visage ras, quil prit pour un savant ou unabb de cour. MmeDobrzyka le prsenta ses htes : un denos jeunes compatriotes, M. Frdric Chopin, artiste du plus

    grand talent, qui ne se refusera pas nous faire entendre une deses mazurkas, chos de la patrie lointaine. Chopin se mit aupiano. Il se sentait en verve, la tte remplie de posie, le cur desouvenirs. Constance, ses surs, la vieille Varsovie flottaientdevant ses yeux. Et de dix manires il les exprima avec cettegrce nonchalante, cette motion nue dont personne avant luinavait fourni de modle. On lcouta dans un silence profond.Puis, la grande matresse se leva et vint lui dire, les larmes aux

    yeux : Merci, vous avez fait passer une heure dlicieuse Leurs Altesses Royales. Sinclinant alors en une rvrence, ellelui dsigna les deux dames et le monsieur ras. Ctaientlinfante Augusta, sa belle-sur, et le prince Jean, le futur roi deSaxe, quil avait pris pour un docteur en thologie. Ces per-sonnes lui firent remettre le lendemain des lettres scelles ladresse de Leurs Majests le Roiet la Reine des Deux-Siciles etde Son Altesse Srnissime le Prince de Lucques, qui leur re-

    commandaient le sieur Frdric Chopin, un artiste hors ligneauquel le plus brillant avenir est rserv. Sous ces heureuxauspices, Frdric et Titus arrivrent vers la fin de novembre Vienne. Ils se mirent en qute dun appartement, et, moyennant50 florins par mois, en lourent un de trois pices situ auKohlmarkt.

    Mais cette oublieuse capitale ne se souvient dj plus delartiste quelle avait applaudi. Haslinger, lditeur, se refuse

    acheter ses uvres et Chopin ne consent pas les donner gratis. Il croit peut-tre, dit-il, quen affectant de les traiter commebagatelles je le prendrai au srieux et que je les lui donneraipour ses beaux yeux. Il se trompe. Ma devise sera : paye, ani-mal. Mais ces petits soucis seffacent dun coup lorsque lesvnements qui se dclenchent en Pologne commencent de fil-trer dans les journaux. Le 29 novembre, en effet, linsurrectionavait clat Varsovie. Ce vieux peuple rduit lesclavage ten-

    tait une fois de plus de recouvrer ses liberts. On apprit les nou-

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    velles par bribes : le 29 novembre, dix-huit conjurs staient di-rigs vers le palais du Belvdre o rsidait le grand-duc Cons-tantin pour semparer de sa personne. Mais ils y arrivrent trop

    tard, Loiseau stait envol et, emmenant ses troupesrusses, il sloignait dj des murs de Varsovie. Libre pourquelque temps, la ville entire se soulevait contre ses oppres-seurs. Le lendemain, un gouvernement nouveau tait nomm, laguerre de lindpendance proclame et des milliers de volon-taires senrlaient partout.

    Ds ces premiers mouvements, Titus et Frdric sonttransports denthousiasme. Titus squipe de pied en cap et,sans attendre davantage, il part pour rejoindre ses compagnonsdarmes. Rest seul, Chopin se lamente sur son inaction ; maisque faire de ses mains trop fines, de son inutile talent ? Au ha-sard, sans but prcis, il loue une chaise de poste et se lance surles traces de Titus. Mais il ne parvient pas le rejoindre et dansle sombre crpuscule dhiver son ardeur guerrire lui apparatsubitement si vaine, quil fait faire demi-tour son cocher etrentre Vienne. Il y trouve une lettre de son pre qui, devinantles sentiments de son fils, suppliait Frdric de ne pas se laisserdtourner de sa carrire. Que tant de sacrifices portent aumoins leur fruit. Donc, Chopin restera. Mais lpreuve est dure soutenir dans cette Autriche de Metternich, toute hostile laPologne. Les artistes de sa connaissance lvitent et il entendmurmurer plus dune fois sur son passage que la seule erreur dubon Dieu est davoir cr les Polonais. Son courrier ne lui par-vient prsent quavec de longs retards et il vit dans langoisse.

    Il apprend la marche du gnral russe Paskewitch sur Varsovie.Dj il voit la ville incendie, ses parents et Constance massa-crs. Il passe son temps crire, lui qui a une telle horreur pourle papier lettres. Il me semble que je rve, que je suis encoreau milieu de vous. Ces voix que jentends et auxquelles monoreille nest pas accoutume me font leffet de crcelles Vivreou mourir, tout mest gal aujourdhui Pourquoi suis-je aban-donn ? Pourquoi ne suis-je pas avec vous, prenant ma part du

    danger ? Et les ftes de Nol ne sont qu une aggravation de ce

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    drame dinquitude. Dante eut raison de dire quun souvenirheureux est la pire misre dans les jours de malheur. Cette nuitde Nol, il se rend lglise Saint-tienne et l, debout dans la

    partie la plus sombre du dme, appuy contre une colonne go-thique, il songe au sapin familial illumin de bougies, aux mo-destes prsents que ses surs et lui sentroffraient, au soupertraditionnel, lorsque toute la famille, runie autour de la table,rompt le pain bnit que les frres lais des couvents ont distribupendant lAvent.

    Il passe les journes de fte en grande partie seul dans sachambre, quil dcrit ainsi : Elle est grande et a trois fentres ;le lit est en face, mon merveilleux piano est droite, le divan gauche : entre les fentres une glace, et au milieu de la pice unegrande table dacajou. Le plancher est cir. Il fait calme. Tousles matins un domestique dune insupportable btise me r-veille. Je me lve, prends mon caf et je le bois souvent froid carjoublie de djeuner en jouant. Vers 9 heures arrive mon profes-seur dallemand. Ensuite je joue. Puis Hummel (le fils du com-positeur) vient travailler mon portrait pendant que Nideckitudie mon concerto. Je reste en robe de chambre jusqu midi. cette heure, un bon petit Allemand fait son entre, Herr Lei-denfrost, avec qui je fais une promenade sur les glacis. Puis jevais djeuner o je suis invit, sinon laubergezur bhmischenKchin, qui est frquente par tous les tudiants delUniversit Aprs cela je fais des visites, je rentre au crpus-cule, je me coiffe, je me chausse et je vais quelque soire. Versonze heures ou minuit jamais plus tard je rentre, joue,

    pleure, ris, lis, me couche, et rve de vous.

    Dans cette mme lettre son ami Matuszynski, il crit en-core le jour de Nol (1830) :

    Je dsirais ardemment recevoir ta lettre ; tu sais pour-quoi. Quelles joies me causent les nouvelles de mon ange depaix. Que jaimerais toucher toutes les cordes, non seulementcelles qui voquent des sentiments orageux, mais celles o son-

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    nent les lieder dont lcho demi-teint erre encore sur les rivesdu Danube Mais je ne puis vivre comme je voudrais Tu meconseilles de faire choix dun pote. Ne sais-tu donc pas que je

    suis ltre le plus irrsolu de la terre, et qui na choisi avec bon-heur quune seule fois en sa vie ? Tous les dners, soires, con-certs, bals, mennuient. Jen ai par-dessus les oreilles. Je ne puisfaire ce que je veux ; je dois mhabiller, me pomponner, mechausser, me coiffer et jouer lhomme tranquille dans les salonspour rentrer ensuite chez moi et tonner sur le piano. Je nai pasde confident, je dois faire le poli avec tout le monde. Pardonneces plaintes, mon cher Jean, mais elles me calment et me don-

    nent du soulagement. Un point de ta lettre ma beaucoup as-sombri. Sest-il produit un changement ? A-t-on t malade ?Chez un tre si sensible je le croirais volontiers Rassure-la etdis-lui quaussi longtemps que mes forces y suffiront, jusquedans la mort, oui, jusquaprs la mort, mes cendres seront r-pandues sous ses pieds. Encore tout ceci est-il trop peu et tupeux lui en dire bien davantage. Je leusse fait moi-mme, maisle monde, le quen dira-t-on ? Sois mon interprte auprs delle.

    Avant-hier, jai dn chez une Mme

    Bayer, une Polonaise dont lenom est Constance. Jaime sa socit cause de cette rminis-cence. Sa musique, ses mouchoirs, ses serviettes, sont marqusde soninitiale.

    1er janvier 1831. Jai reu ta lettre. Je ne sais ce qui sepasse en moi. Je vous aime tous plus que ma vie. cris-moi. Tues donc aux armes ? Nos pauvres parents ! Que font nos amis ?Je vis avec vous. Je voudrais mourir pour toi, pour vous tous. Si

    tu pars, comment pourras-tu remettre mon message ? Attention mes parents. On pourrait supposer le mal Comme lannecommence tristement pour moi. Peut-tre ne la finirai-je pas.Embrasse-moi. Tu pars pour la guerre ? Reviens colonel. Ah !que ne puis-je tre au moins votre tambour ?

    Si tu penses que ce nest pas ncessaire, ne lui remets pasmon billet. Je ne me souviens plus de ce que jai crit. Tu peux le

    lire. Cest peut-tre le premier et le dernier.

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    Puis il note dans son petit carnet de poche : Ce lit o jeme couche, peut-tre a-t-il dj reu un cadavre. Qui fut cemort ? tait-il plus mauvais que moi ? Avait-il des parents, des

    surs, une amante ? Il est prsent indiffrent tout. Sansdoute mourir est-ce le meilleur des actes humains. Ou au con-traire, est-ce de natre ? Enfin quelques lignes spasmodiquessur Constance : Maimait-elle ou jouait-elle son rle ? Com-bien cest difficile deviner. Oui ou non ? Oui, non, oui, non ?Oui, cest sr. Mais quil en soit selon sa volont.

    Tel, Chopin se rvle tout entier, inquiet, solitaire, affreu-sement tendre. Toutes les peines sont en lui l tat de bour-geons, et quelques joies simples. Mais lhomme ne progressequavec une extrme lenteur. Le pote saccroche son enfance,qui la pourvu des difficults dont il a besoin. Comme lesfemmes, il se rserve inconsciemment pour la souffrance et cestpar elle seulement quil deviendra adulte.

    Toutefois les deux annes coules depuis son premier feupour Constance Gladkowska ont dj fourni des uvres admi-

    rables. Ce nest pas sans quelque orgueil que Chopin trie dans lamasse de ses manuscrits des pages comme la Valseen r bmolmajeur (op. 70, n 3), dont il signalait nagure Titus un pas-sage confidentiel ; les esquisses de sestudes, le premier de sesNocturneset les deux Concertos(en mi mineur, op. 11, etfa mi-neur, op. 21). Si, pour la construction, le squelette, ils doiventencore beaucoup Hummel, pour la chair et le sang ils sont en-tirement de Chopin. Les parties dorchestre sont faibles, parce

    quil narrivait pas penser orchestralement, mais celles dupiano, dune originalit et dune posie qui portent la marqueternelle. Liszt dira plus tard de ladagio du Second Concerto,pour lequel Chopin avait une prdilection marque, que tout cemorceau est dune idale perfection , que son sentimenttour tour radieux et plein dapitoiement ferait songer un ma-gnifique paysage inond de lumire, quelque fortune vallede Temp quon aurait fixe pour tre le lieu dun rcit lamen-

    table, dune scne poignante. On dirait un irrparable malheur

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    accueillant le cur humain en face dune incomparable splen-deur de la nature. Il y a de la justesse dans ces mots un peuamples. Mais il est difficile de transposer dans le vocabulaire

    moyen ce qui chappe si brusquement lordinaire et rvle auplus complexe de nos sens un univers nouveau. Une analysemusicale est le plus vain des exercices de lesprit puisquelle nepeut se construire que sur le sentiment. Voyez plutt les sallesde concert : elles sont pour la meilleure partie peuplesdamants et de vieillards. Cest quils comprennent, se souvien-nent, et recherchent ce puissant inexprimable o ils se retrou-vent le mieux. Chopin lui-mme ignorait encore ce quil don-

    nait. Il tait gn par les cadres classiques. Mais il portait en luila joie dune connaissance grandissante, dveloppe et macredans ses premires douleurs.

    Lhiver se trane comme il peut, et Chopin, avec un peuplus de plaisir quil ne lavoue, va de soire en soire. Il laissepousser ses favoris, ou plutt : un favori ; lautre nest pas n-

    cessaire, car lon ne montre au public que son ct droit . Il apris ses habitudes chez le DrMalfatti, lancien mdecin de Bee-thoven et de la cour, sybarite joyeux et bienfaisant qui habiteune lgante villa entoure dun jardin. Et voici que le prin-temps revient puisque les pchers et les cerisiers du docteur secouvrent dune neige blanche et rose. la Saint-Jean, lon ydonne une fte au clair de lune. Devant les terrasses, dans lairnuptial qui monte de lorangerie chass par les jets deau, Cho-

    pin joue, tandis que les Viennoises coutent ltranger aux yeuxtristes qui paraphrase en couleurs sombres une joyeuse valse deStrauss.

    Il va au concert, rencontre beaucoup dartistes, mais, le vio-loniste Slavik except (autre Paganini qui tire 96 notes staccatodun seul coup darchet), personne ne lui parat grand. Viennene lui offre rien aimer. On ne joue partout que des valses, et, silon en rit, les diteurs nimpriment pourtant pas autre chose. Il

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    se mit au piano et sa douleur clata en une improvisation dchi-rante. Ce fut le premier jet de ltude en ut mineur (n 12 delopus 10) quon appelle La Rvolution. Quel changement,

    quelle dtresse ! Qui aurait pu le prvoir , crira-t-il quelquessemaines plus tard. On trouvera peut-tre ces mots un peufaibles. Mais Chopin ne les aimait ni grands ni forts. Lmotiona toujours chez lui un accent modr. Toutefois dans son carnetde poche il donne libre cours ses imprcations : Les fau-bourgs incendis, Matuszinski et Titus tus sans doute ! Pas-kewitch et ce chien de Mohilew semparent de la bien-aimeville. Moscou commande au monde ! Dieu, o es-tu ? Es-tu l

    et ne te venges-tu pas ? Nes-tu pas rassasi des meurtres mos-covites ? Ou bien ou bien nes-tu toi-mme, enfin, quunMoscovite ?

    Le jeune exil se doutait bien peu quil allait tre, selon unebelle mtaphore de Paderewski, le gnial contrebandier qui,dans les feuillets de sa musique, ferait senvoler par-dessus lesfrontires le polonisme prohib ; le prtre qui porterait aux Po-lonais dans la dispersion, le sacrement de la patrie.

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    VI

    JE NE SAIS SIL Y A UNE VILLE SURTERRE O LON TROUVE PLUS DE

    PIANISTES QU PARIS.

    Quand la patache qui amenait Chopin eut franchi les bar-rires de Paris, le jeune musicien grimpa sur le sige, ct ducocher. Il ne savait o porter les yeux, si sur les monuments ou

    sur une foule tellement dense quon pouvait croire une nou-velle rvolution. Ce ntait pourtant que la joie de revivre qui je-tait cette multitude dans la rue et forait les chevaux prendrele pas. Le cocher sy reconnaissait comme pas un parmi les v-tements symboliques de messieurs les bourgeois et il les dsi-gnait son voyageur. Chaque parti politique arborait sa livre.Lcole de Mdecineet lesJeune Francese distinguaient par labarbe et les cravates. Les Carlistes avaient des gilets verts, les

    Rpublicains des gilets rouges, les Saint-Simoniens des giletsbleus. Beaucoup senorgueillissaient de longues redingotes dites la propritaire qui tombaient jusquaux talons. On voyaitdes artistes costums en Raphal, cheveux jusquaux paules etbrets larges bords. Dautres adoptaient le moyen-ge.Nombre de femmes shabillaient en pages, en mousquetaires, enchasseurs. Et dans cette fourmilire les camelots brandissaientleurs brochures : Demandez lArt de faire des amours et de lesconserver ; demandez les Amours des prtres ; demandez

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    lArchevque de Paris et Mmela duchesse de Berry. Frdricsen trouva dabord un peu scandalis. Puis il fut tout agrable-ment surpris de voir dfiler un groupe de jeunes gens qui

    criaient : Vive la Pologne ! Cest en lhonneur du gnral Ra-morino, cet Italien qui cherche dlivrer nos frres polonais dela botte russe , expliqua le cocher. Il fallut sarrter pour laisserpasser le populaire. Puis lon arriva devant les Postes, et Chopindescendit, fit charger son bagage sur un cabriolet et se rendit aubureau de logement o on lui indiqua deux chambres au qua-trime tage, n 27 du boulevard Poissonnire.

    Il sy trouve bien parce que ses fentres ont un balcon doil peut voir en enfilade les boulevards. La longue perspectivedarbres emprisonns entre deux ranges de maisons ltonne. Cest l en bas, songe-t-il, que scrit lhistoire de France. peu de distance, dans la rue dEnfer, M. de Chateaubriand r-dige ses Mmoires et crit lui aussi : Que dvnements ontpass devant ma porte ! Mais aprs le procs de Louis XVI etles insurrections rvolutionnaires, tout est petit en fait de juge-ment et dinsurrection. Et dans le mme temps, une de cesjeunes femmes habilles en bourgeois, compose dans sa man-sarde des romans quelle signe du nom de George Sand etsexclame : Vivre, que cest doux ! Que cest bon, malgr leschagrins, les maris, lennui, les dettes, les parents, les cancans,malgr les poignantes douleurs et les fastidieuses tracasseries.Vivre, cest enivrant ! Aimer, tre aim ! Cest le bonheur, cest leCiel !

    Ds le lendemain de son arrive, Frdric se plonge dans lafoule et senivre de solitude. Elle est plus totale ici quau fonddes forts dAllemagne et lartiste en prouve tout ensemble lesexcitations et la crainte. Il se laisse aller au flot lorsque subite-ment celui-ci spaissit, sorganise, et Chopin se trouve emportpar une colonne compacte qui dfile drapeau en tte pour ac-clamer Ramorino. Alors la peur le saisit vraiment, il se dgage,revient chez lui par des rues dtournes, grimpe jusqu son

    balcon et assiste de haut cette tempte denthousiasme. Les

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    magasins se ferment, un escadron de hussards arrive au galop etbalaye la populace qui siffle et conspue les soldats. Jusquau mi-lieu de la nuit cest un vacarme qui sent lmeute. Et Chopin

    dcrire Titus : Je ne puis te dire limpression dsagrableque mont produite les voix horribles de cette cohue mcon-tente. Dcidment il naime pas le bruit, ni la foule ; la poli-tique nest pas son fait.

    Musique, musique, seule vasion possible puisque seulemthode de penser par les sentiments. Ici seulement on peutapprendre ce quest le chant. lexception de Pasta, je crois quilny a pas de plus grande cantatrice en Europe que Malibran-Garcia. Il passe ses soires lAcadmie Royale ou lOpraItalien. Vron dirige lAcadmie o Habeneck conduitlorchestre. Aux Italiens, cest Rossini et Zamboni. Il entend La-blache et la Malibran dans le Barbier de Sville, puis Othello,lItalienne Alger. Et, press par son plaisir, il crit de nouveau Titus : Tu ne peux te faire une ide de Lablache. Certains di-sent que la voix de Pasta saffaiblit, mais je nai entendu de mavie une voix aussi divine. Malibran parcourt une tendue detrois octaves ; dans son genre, son chant est unique, enchanteur.Elle personnifie Othello, la Schrder-Devrient, Desdmone.Malibran est petite, lAllemande plus grande. On croit parfoisque Desdmone va trangler Othello.

    Chopin avait une lettre dintroduction pour Par, qui le miten rapport avec Chrubini, Rossini, et le pianiste alors fameuxpar-dessus tous les autres : Kalkbrenner. Le cur battant, Cho-

    pin alla trouver chez lui ce matre incontest. Ctait un grandhomme froid et compass, aux allures de diplomate, au regardinstable. Il se donnait des airs de gentilhomme, tait sans doutetrop poli, en tous cas fort pdant. Marmontel dit de lui que sonjeu tait li, soutenu, harmonieux, dune galit parfaite etcharmait plus quil ntonnait ; que sa main gauche tait dunebravoure sans pareille et quil jouait sans nulle agitation de latte ni du corps dans un style noble et de la grande cole. Un

    gant, dit Chopin, il crase tout le monde, et moi avec. Le

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    jeune artiste admire surtout en Kalkbrenner le puriste, lhommequi, au piano, parle la langue de Cicron.

    Le matre et linconnu excutent lun devant lautre plu-sieurs morceaux. Quand Chopin a achev son concerto en mimineur, Kalkbrenner lui dit : Vous avez le style de Cramer etle toucher de Field , ce qui est sans doute le plus beau compli-ment quil puisse trouver. Et flairant dans ce disciple inattendule grand homme de demain, il lui explique ses fautes, fait res-sortir son absence de mthode, donne mme des coups decrayon dans le concerto. Il essaye de le dchiffrer. Mais s il yparvient pour la premire partie, il est arrt ds le dbut de laseconde par des difficults insurmontables, car la technique enest absolument nouvelle. Nonobstant, il affirme avec aplombque seules trois annes dtude sous sa direction feront de Cho-pin un nouveau chef dcole. Frdric se trouble. Trois ansdtudes encore ! Quen dira sa famille ? Cependant je mysoumettrai, pense-t-il, pourvu que je sois sr de faire un grandpas en avant. Mais, rentr chez lui, le doute le quitte : Non,je ne serai jamais une copie de Kalkbrenner Non, il ne dtrui-ra pas en moi cette aspiration, audacieuse, jen conviens, maisnoble, de me crer un monde nouveau. Un quart de sicleavant Wagner, cest, chez ce jeune homme de vingt ans, la certi-tude dune mme destine.

    Sachons gr M. Nicolas Chopin davoir soutenu la con-fiance de son fils. Mais mon bon ami, lui crit-il, je ne conoispas comment avec tes capacits, quil (Kalkbrenner) dit avoir

    remarques, il pense quil faille encore trois ans de travail sousses yeux pour faire de toi un artiste et te donner une cole. Tusais que jai fait tout ce qui a dpendu de moi pour seconder tesdispositions et dvelopper ton talent, que je ne tai contrari enrien. Tu sais aussi que le mcanisme du jeu ta pris peu detemps et que ton esprit sest plus occup que tes doigts. Sidautres ont pass des journes entires faire mouvoir un cla-vier, tu y as rarement pass une heure entire excuter les ou-

    vrages des autres Le gnie peut se faire remarquer au premier

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    abord par les connaisseurs, mais ils nen voient pas le pointdlvation.

    Mais plus remarquable est la lettre de sa sur Louise, la-quelle a couru voir Elsner pour lui soumettre lembarras o setrouve plonge sa famille. Et le vieux matre, comme la jeunesur, a bientt dpist dans la proposition du virtuose un calculintress. Alors ils le disent, eux qui ont le cur net, eux qui ontla foi. Elsner na pas t content. Il sest cri : Voil dj delenvie, trois annes ! et il a hoch la tte. Puis il ajouta : Jeconnais Frdric, il est bon, mais il na pas damour-propre, au-cune envie de progrs ; on le domine aisment. Je lui criraicomment je comprends tout cela. En effet, ce matin il a appor-t une lettre que je tenvoie et il a continu parler avec nous decette affaire. Nous qui jugeons les hommes dans la simplicit denotre cur, nous pensions que Kalkbrenner tait lhomme dumonde le plus honnte ; mais Elsner na pas t tout fait de cetavis. Il disait : Ils ont reconnu en Frdric un gnie et ils crai-gnent dtre dj devancs par lui. Cest pourquoi ils veulent letenir trois annes dans leurs mains afin darrter ce que la na-ture ferait pousser delle-mme. Elsner ne veut pas que tuimites et il sexprime bien en disant : Toute imitation ne vautpas loriginal. Ds que tu imiteras, tu cesseras dtre original,et, quoique tu sois jeune, tes conceptions peuvent tre meil-leures que celles de beaucoup dautres Puis, M. Elsner ne veutpas seulement voir en toi un concertant, un virtuose clbre, cequi est plus facile et de moindre valeur, mais il veut te voir at-teindre le but vers quoi la nature te pousse et pour lequel elle ta

    form. Ce qui lirritait extrmement, ctait, comme il dit, cettehardiesse et cette arrogance de se faire donner un crayon aprsavoir parcouru la partition pour en effacer des passages sansavoir jamais entendu le concerto avec tout son effet dorchestre.Il dit que cet t tout autre chose sil tavait conseill, quand tucrirais un concerto, den faire lallegro plus court ; mais de teforcer effacer ce qui tait crit, cest ce quil ne peut lui par-donner. Elsner a compar cela une maison dj construite

    laquelle on veut supprimer une colonne qui paraissait superflue,

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    et on change tout en dtruisant ce quon croyait mauvais. Jepense que Elsner a raison quand il affirme que pour tre sup-rieur, il faut dpasser non seulement ses matres, mais aussi ses

    contemporains. On peut bien les dpasser en les imitant, maisalors cest suivre leurs traces. Et il affirme que toi, qui sensmaintenant ce qui est bon et ce qui est meilleur, tu dois te frayertoi-mme ta voie. Ton gnie te guidera. Encore une chose, a-t-ildit. Frdric a tir de son sol natal cette particularit : lerythme comment bien dire ? qui le rend dautant plus origi-nal et plus caractristique que ses penses sont plus nobles. Ilvoudrait que cela te restt. Nous ne comprenons pas toutes ces

    choses comme toi, mon cher petit Fritz, et nous ne donnons au-cun conseil ; nous tenvoyons simplement nos remarques.

    Elle est belle, cette lettre. Elle est sans littrature, mais elleatteint le fond. Frdric en suivit les conseils et prfra resterlui-mme, ft-ce aux dpens dun succs rapide. Au demeurant,Kalkbrenner sut ne se point fcher de voir que cet lve dlitene stait pas laiss convaincre. Leur amiti persista. Cestmme Kalkbrenner qui le prsenta aux directeurs de la fameusemaison Pleyel. Chopin se lia avec dautres artistes, en particulieravec Hiller, pianiste, compositeur, musicographe, et Fran-chomme, le violoncelliste clbre, qui tous deux laidrent or-ganiser son concert de dbut.

    Il eut lieu le 26 fvrier de 1832, dans les salons Pleyel. Fr-dric lavait prpar avec un soin minutieux, parmi des difficul-ts sans cesse renaissantes. On avait recrut pour la circons-

    tance cinq violonistes (dont Urhan, lami de Liszt, et Baillot) quidevaient jouer le Quintette de Beethoven ; Mlles Tomeoni etIsambert pour le chant ; Kalkbrenner, Stamati, Hiller, Osborne,Sowinski et Chopin allaient excuter une Grande Polonaise sixpianos compose par Kalkbrenner en personne ; puis Chopinjouerait son Concerto en fa mineuret ses Variationssur le la cidaremde Mozart. La Grande Polonaise six pianos linquitait. Nest-ce pas une folle ide ? crit-il Titus. Un des pianos

    queue est trs grand, cest celui de Kalkbrenner ; lautre est pe-

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    tit, cest le mien. Il naimait pas lostentation. Du reste, lesconcerts devant le grand public lui taient toujours odieux. Aus-si, ce soir du 26 fvrier, vit-on arriver sur lestrade un jeune

    homme fort ple dont lattitude trahissait, bien plutt quunethtrale inspiration, un trs sincre ennui. La salle ntait qudemi-garnie et comptait surtout des Polonais, des critiques etdes musiciens. On pouvait voir, au premier rang, le beau visagergulier de Liszt. Il se fit un tonnant silence quand Chopin eutgliss sur le clavier ses premires caresses.

    Du piano sleva alors une voix que personne, jamais,navait entendue. Pourtant chacun y percevait le cri de son moile plus intrieur. Ce ntait ni lanecdote, ni le commentaire bril-lant, mais le simple chant de la vie, mais la confidence authen-tique, mais le mot essentiel dun cur. force de justesse dli-cate qui est la force des purs Chopin transporta ces connais-seurs. Liszt lui-mme, dont les applaudissements les plus re-doubls ne suffisaient pas exprimer lenthousiasme , y vit larvlation dune nouvelle phase dans le sentiment potique ct dheureuses innovations dans la forme de lart . Il lui don-na ds ce soir-l son amiti chaleureuse. Ftis, le critiqueacerbe, mais cout, dclara : Voici un jeune homme qui,sabandonnant ses impressions naturelles et ne prenant pointde modle, a trouv sinon un renouvellement complet de la mu-sique de piano, au moins une partie de ce quon cherche en vaindepuis longtemps : une abondance dides originales dont letype ne se trouve nulle part.

    Chopin accepta ces loges sans orgueil comme sans faussemodestie, car toute vanit lui faisait totalement dfaut. On fit lescomptes de la recette : elle suffisait peine couvrir les frais.Mais cela ntait rien en comparaison dune autre dception : lepublic franais ntait pas venu. Le but que lartiste poursuivaitse trouvait donc manqu. Lorsque, vers minuit, il rentra dans sachambre, Chopin simagina que le destin avait prononc contrelui un arrt dfavorable et il fit le projet de partir pour

    lAmrique.

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    somnie, nostalgie, indiffrence envers tout. Plaisir de vivre et,tout de suite aprs, le dsir de la mort

    Dautres amis vont et viennent autour du petit apparte-ment de Chopin : Albert Grzymala, le comte Plater, Liszt, Ber-lioz qui arrive de Rome et a de grands projets, des rfugis po-lonais. Mais dargent, tous ces jeunes gens nen ont gure etFrdric, malgr les petits renforts que lui envoie son pre,voit spuiser ses ressources.

    Quant lamour, cest un luxe auquel il ne faut pas songer.Le souvenir de Constance sefface depuis quIsabelle a annonc

    son frre le mariage de linfidle : Je mtonne avec toi quonpuisse tre aussi insensible. On voit quun beau chteau taitune plus grande attraction. Ah ! du sentiment il ny en avait quedans son chant ! Mais la chastet est naturelle au pauvre, et leplaisir est un mot que Chopin ne comprend mme pas.

    Cependant une femme jolie et frache habite au-dessous dechez lui. Ils se rencontrent dans lescalier, se sourient,

    sadressent quelquefois la parole. Elle entendait de sa chambreles accords passionns quinventait pour qui ? ce bel angemasculin. Elle lui dit une fois :

    Venez donc chez moi, un soir. Je suis si souvent seule etjadore la musique.

    Mais il refuse en rougissant. Et pourtant un regret luichappe devant son papier, dans sa chambre humide : Jy au-

    rais trouv une chemine, un feu. Il ferait bon sy chauffer.

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    VII

    ANNES HEUREUSES, ANNESTRAVAILLEUSES

    Demain, crivait-il ses parents, demain je traverserailes mers. Il traversa les boulevards et rencontra le prince Va-lentin Radziwill.

    Cette famille Radziwill semble avoir eu sur la vie de Chopin

    une influence particulire. Quels beaux rapprochements onpourrait faire en comparant cette rencontre telle autre o unpape, un roi, un grand seigneur ou quelque fermier-gnral,modifirent en un instant la fortune dun artiste apparemmentcondamn lavortement de son gnie. Il semble quil y ait entrelart et lopulence de secrtes et inconscientes fcondations.Franois Ier ne nous parat jamais mieux inspir quen payantles dettes de Clment Marot ou en accueillant le Vinci sur les

    terrasses dAmboise, ni Jules II plus sympathique quen grim-pant aux chafaudages de Michel-Ange, ni lisabethdAngleterre plus intelligente quen commandant Shakespeareles Joyeuses Commres de Windsor, et lon ne se souvient dusurintendant Fouquet que parce quil pensionna La Fontaine.Sils avaient eux-mmes dict leurs biographies, sans doute cesprinces neussent-ils pas mentionn de si mdiocres gestes.Tout de mme, ce Radziwill nimaginait pas ajouter sa vie une

    ligne de mrite lorsque, rencontrant sur les boulevards ce com-

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    Chopin, lui, nen aurait pas eu la force. Il ne cherchait ja-mais qu le gagner. Et encore, est-ce bien l ce quil voulait ? Lepublic lui importait si peu. Cest son propre mal quil chantait et

    enchantait. Il naimait pas sexprimer par le moyen des autres,et, Bach, Beethoven et Mozart excepts, ninterprtait que lui-mme.

    Pour Chopin, comme plus tard pour Wagner, le superflutait le seul ncessaire. Largent, qui lui venait maintenant encertaine abondance, se dpensait en jouissances potiques : unjoli cabriolet, des vtements dexcellente coupe, des gantsblancs, des soupers chers. Il soignait lameublement de son int-rieur, y mettait des lustres en cristal, des tapis, de largenterie,voulait quen toutes saisons il ft pourvu de fleurs. Et lorsquyvenaient ses nouvelles amies : la comtesse Delphine Poloka. laprincesse Marceline Czartoryska. MlleOMeara, la princesse deBeauvau, la rgle tait quelles apportassent une rose ou des or-chides que lartiste mettait tremper dans un vase et quil con-templait sans fin, comme un Japonais senivre dune estampeunique.

    Annes heureuses, annes travailleuses. Chopin composeune partie solide de son uvre. En 1833 il publie cinq Mazur-kas, le Trio pour piano, violon et violoncelle, trois Nocturnes,les douze grandestudesddies Liszt, le Concerto en mi mi-neur. En 1834, la Grande Fantaisie sur des airs polonais, laKrakowiak pour piano et orchestre, trois autres Nocturnes, leRondeau en mi bmol majeur ddi Caroline Hartmann,

    quatre nouvelles Mazurkas, la Grande Valse en mi bmol ma-jeur. Ses uvres sont joues dans beaucoup de concerts par lesplus clbres virtuoses : Liszt, Moschels, Field, Kalkbrenner etClara Wieck. Field disait de lui : un talent de chambre de ma-lade , et Auber : il se meurt toute sa vie . Car Chopin, mal-gr ses succs, reste tout bless de nostalgies, et un jour que sonlve et ami Gutmann jouait la troisime tude en mi majeur,Chopin, qui disait navoir jamais crit de plus belle mlodie,

    scria brusquement : Oh, ma patrie ! Vraiment, pour ce

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    jeune homme de vingt-quatre ans, la terre natale est toujours laplus forte passion. Il incorpore une douleur dantesque dans cenom de Pologne, plus puissant sur son cur que lappel dune

    matresse. Et il faut que le mal ait t bien profond pourquOrlowski, en crivant aux siens, en prenne note commedune maladie consomptive. Chopin est bien portant et vigou-reux, dit-il. Il tourne la tte toutes les femmes. Les hommes ensont jaloux. Il est la mode. Sans doute porterons-nous bienttdes gants la Chopin. Mais le regret du pays le consume. Cestque la Pologne restait sa source vive, la nappe o il puisaitimages et sentiments, le seul rythme efficace, en somme le mo-

    teur de ses nergies. Linspiration est un hasard saisi au vol.Mais lart ne sy trouve pas cach comme la colombe dans lechapeau du prestidigitateur. Peut-tre nest-il quune parfaiteconnaissance de soi, la vue exacte de ses limites, et les modula-tions quenseigne la vie nos lans de jeunesse. Le marquis deCustine crivait Chopin : Quand je vous coute je me croistoujours seul avec vous, et peut-tre avec mieux que vous en-core ! ou du moins avec ce quil y a de mieux en vous.

    Au printemps de lanne 34, Chopin et son ami Hiller serendent ensemble au festival de musique dAix-la-Chapelle. Ils ytrouvent Mendelssohn, qui se prend daffection pour le Polonaiset ne se lasse pas de lentendre jouer. Il le dclare le premier despianistes, toutefois lui reproche, aussi bien qu Hiller, cettemanie parisienne de poser pour des dsesprs. Moi, jai tout

    lair dun magister, dit-il, eux ressemblent aux mirliflores et auxincroyables.

    Par Dsseldorf et Cologne ils rentrent Paris o Chopin ale bonheur de revoir et dhberger son ami Matuszinski, lequelvient dtre nomm professeur lcole de Mdecine. Ce tempsest celui de la plus grande srnit puisqu sa gloire discrteChopin peut ajouter la joie dun commerce quotidien avec lunde ses frres . Plus qu lordinaire il se dpense, reoit chez

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    lui, joue en public. Le 7 dcembre, au Thtre Italien, il paratdans un concert organis par Berlioz au bnfice dHenrietteSmithson, lactrice anglaise quil vient dpouser. Le jour de

    Nol, la Salle Pleyel, il excute deux pianos avec Liszt un duode celui-ci sur un thme de Mendelssohn. Le 15 fvrier 35 il par-ticipe un concert chez rard et, le 4 avril, joue au profit des r-fugis polonais. Berlioz crit dans le Rnovateur: Chopin,comme excutant et comme compositeur, est un artiste part, ilna pas un point de ressemblance avec un autre musicien de maconnaissance. Malheureusement, il ny a gure que Chopinlui-mme qui puisse jouer sa musique et lui donner ce tour ori-

    ginal, cet imprvu qui est un de ses charmes principaux ; sonexcution est marbre de mille nuances de mouvement dont il aseul le secret et quon ne pourrait indiquer Il y a des dtails in-croyables dans ses mazurkas ; encore a-t-il trouv de les rendredoublement intressantes en les excutant avec le dernier degrde douceur, au superlatif du piano, les marteaux effleurant lescordes, tellement quon est tent de sapprocher de linstrumentet de prter loreille comme on ferait un concert de sylphes et

    de follets. Mais la foule donne toujours la palme au brillant et Cho-

    pin, jugeant quelle navait pas rserv laccueil quil en attendait son Concerto en mi mineur, dclare quil nest ni compris nifait pour les concerts et dcide de sabstenir pendant longtempsde paratre sur lestrade. Pourtant il joua une fois encore en pu-blic, le 26 avril de 1835, au Conservatoire. Cest lunique foisquil parut dans cette illustre salle. Il y excuta saPolonaise bril-

    lante, prcde dun Andante Spianato.

    Il trouvait compensation ces petits dboires profession-nels dans lamiti de litalien Bellini, vers qui une vive sympa-thie le poussait, et quil voyait souvent. Puis dans son inclina-tion pour une beaut clbre : la comtesse Delphine Potoka.

    Elle avait vingt-cinq ans, un port majestueux, un nez aucontour dlicat, la bouche la plus passionne, le front haut et

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    soucieux des vraies voluptueuses. Toute lallure voquait unedesse lance et puissante, mais ce quil y avait en elle de luxu-rieux tait amorti par le srieux du regard. Mikiewicz disait

    quelle tait la plus grande des pcheresses et Krasinskilinterpellait dans un pome comme faisait Mphisto : toi,reste, car tu es la vraie beaut . Frdric se laissa flotter dans lerayonnement sensuel de ce bel animal damour. Pour la pre-mire fois, la tte lui tournait. La voix somptueuse de Delphinelenchantait. Il laccompagnait au piano, svertuait faire re-natre lme, lui rendre sa fleur, guettait de belles vibrationspossibles ; mais lme tait serve dans cette chair impriale.

    Quelquefois pourtant, elle semblait sortir de lthargie, sployaitdans une note admirable jaillie du fond le plus inconscientdelle-mme ; mais aussitt aprs, les cris, les rires, les exi-gences de cette hystrique ravissante teignaient ces lueurs. Etcomme lamour platonique vers lequel Chopin voulait la dirigersemblait Delphine comique et impossible, elle se donna avantquil et song le lui demander.

    Laventure dura peu. La comtesse avait un mari jaloux. Ilemmena sa femme en Pologne, do elle revint seulement plustard. Mais elle garda toujours Chopin une affection sincre.Les seules lignes delle lartiste qui se soient retrouves enfournissent un tmoignage discret.

    Je ne tennuierai pas par une longue lettre, mais je neveux pas rester plus longtemps sans nouvelles de ta sant et detes projets davenir. Je suis triste de te sentir abandonn et soli-taire Ici mon temps se passe de faon ennuyeuse et je souhaitede navoir pas plus de dsagrments encore. Mais jen ai assez.Toutes les personnes qui jai fait du bien mont payedingratitude. Au total, la vie nest quune immense dissonance.Dieu te bnisse, cher Chopin. Au revoir.

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    Une immense dissonance, ainsi dj parlait Liszt. Il y adans ces chairs tourmentes un invincible essor vers de plussuaves harmonies. Tout au moins dans ces tres mles ou fe-

    melles en qui le fminin lemporte. Mais tel nest pas le cas deChopin, dont le travail musical est toujours viril. Il et souscrit cette parole de Beethoven : lmotion nest bonne que pour lesfemmes ; pour lhomme, il faut que la musique lui tire du feu delesprit. Et plus encore, peut-tre, celle-ci, cite par Schu-mann daprs le pote Jean-Paul Richter : LAmour et lAmitipassent sur cette terre un voile au front et les lvres closes. Au-cun tre humain ne peut dire un autre comment il l aime ; il

    sent seulement quil laime. Lhomme intrieur na pas de lan-gage : il est muet.

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    VIII

    MARIE WODZINSKA ET LECRPUSCULE

    Dans lt de 1835, Chopin apprit que ses parents iraientincessamment faire une cure Carlsbad et il dcida sur-le-champ de les y devancer. Les sentiments qui l attachaient auxsiens restaient les plus vifs quil connut. Il partit donc, le curfendu de tendresse. Et lorsquil les retrouva, aprs cinq ansdabsence, il crivit ses surs, demeures Varsovie, avec destransports que lon croirait ceux dun amant combl.

    Notre joie est indescriptible. Nous ne faisons que nousembrasser, y a-t-il un plus grand bonheur ? Quel dommageque nous ne soyons pas tous ensemble. Comme Dieu est bonpour nous ! Jcris sans ordre : il vaut mieux aujourdhui nepenser rien du tout, jouir du bonheur que nous avons atteint.

    Cest lunique chose que jaie aujourdhui. Nos parents nont paschang ; toujours les mmes ; ils ont seulement un peu vieilli.Nous nous promenons, nous conduisons par le bras Madamepetite mre. Nous buvons, nous mangeons ensemble, nous nouscajolons, nous nous rudoyons. Je suis au comble de mon bon-heur. Ce sont les mmes habitudes, les mmes mouvementsavec lesquels jai grandi, cest la mme main que depuis si long-temps je navais pas baise Et voil quil est ralis ce bon-

    heur, ce bonheur, ce bonheur !

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    De leur ct, le pre et la mre ne trouvent leur fils nulle-ment chang. Cest une joie inpuisable, mais brve, et commeune prface des motions plus profondes. Car Frdric est in-

    vit Dresde, chez ses amis Wodzinski, et il sent dj ces tres-saillements annonciateurs, cette peur exquise, ces pressenti-ments physiologiques qui informent notre tre intrieur desconceptions imminentes de lamour.

    Chopin avait eu pour camarades, dans la pension de sonpre, les trois frres Wodzinski et il connaissait depuis lenfanceleur jeune sur Marie. Cette famille de grands propritaires ter-riens stait transporte Genve pour lducation de ses en-fants, et elle y avait vcu pendant les annes de la rvolution po-lonaise. Elle stait installe dabord dans une maison de laplace Saint-Antoine, puis dans une villa au bord du lac, etnavait pas tard grouper autour delle la fleur de la socit ge-nevoise et de la colonie trangre. On trouvait familirementdans ses salons : Bonstetten, Sismondi, MlleSaladin de Crans, leprince Louis Napolon et la reine Hortense.

    Marie avait dix-neuf ans. La goutte de sang italien qui cou-lait dans ses veines (par les Orsetti, venus de Milan en Pologneavec Bona Sforza, la fiance dun des derniers rois de la dynastiedes Jagellons), cette goutte lavait faite brune, vive, avec degrands yeux noirs et une bouche charnue dont le sourire tait,au dire dun pote, dune volupt ineffable. Les uns la dcla-raient laide, les autres ravissante. Cest expliquer que, dans cevisage mi-slave, mi-florentin, tout drivait de lexpression. La

    brune fille dEuterpe , disait delle le prince Napolon qui ai-mait lcouter jouer du piano pendant quil fumait son cigaresur la place Saint-Antoine. Car Marie exerait toutes sortes depetits talents : piano, chant, composition, broderie, peinture,sans vouloir ou sans pouvoir fixer ses prfrences. Ce qui ma-nait delle de plus pertinent, ctait son charme, laction pro-fonde, peut-tre inconsciente, dun temprament trs riche. Dsses quatorze ans, elle avait t passionnment aime. Volontiers

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    elle usait de son pouvoir sur les hommes, les troublait avec co-quetterie. Son imagination tait rapide, sa mmoire prcise.

    Telle est cette camarade denfance que Chopin va retrouver Dresde, o la famille Wodzinski sest tablie pour quelquetemps. Frdric est plus curieux qumu de ce revoir. Il se de-mande mme sil ne sagit pas dun simple intrt musical, Ma-rie ayant t autrefois lune de ses petites lves. Elle lui en-voyait encore parfois quelquune de ses compositions. Ne ve-nait-il pas, il y a tout juste quelques semaines, de riposter lunde ces envois en adressant son tour la jeune fille une page demusique ? Ayant improviser dans un salon dici, le soir o jelai reue, jai pris pour sujet le joli thme dune Marie avec la-quelle, autrefois, je jouais cache-cacheAujourdhui je prendsla libert doffrir mon estimable collgue, MlleMarie, une pe-tite valse que je viens dcrire. Puisse-t-elle lui procurer la cen-time partie du plaisir que jai prouv en jouant ses Varia-tions.

    Donc il arrive Dresde. Il la revoit. Il est sduit. Il l aime.

    Cette ville quil a dj visite deux fois lui apparat toute neuve,toute enchante. Marie et Frdric sy promnent le matin, em-plis dune mlancolie heureuse. Ils vont sur la terrasse de Bruhlregarder couler lElbe, sasseoient sous les marronniers duGrossgarten, restent en extase au Muse du Zwinger devant laMadone de Raphal.

    Ils vont ensemble faire visite cette grande matresse de lacour qui avait eu tant de fiert, quelques annes auparavant, produire Chopin devant Leurs Altesses Saxonnes. Le soir, on serend tous en famille chez un oncle de Marie, le palatin Wod-zinski, qui avait prsid la dernire runion du Snat polonaisavant la prise de Varsovie. Exil, ayant vu confisquer unegrande partie de ses biens, le vieillard vivait prsent Dresde,la seconde capitale de ses anciens rois, entour de ses estampes,de ses livres, de ses mdailles. Ctait un fin petit homme, au vi-sage glabre, avec un toupet blanc sur la tte. Jadis il avait guer-

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    roy, reu Napolon Wilna, puis stait fait prendre Leipzig,aux cts de Poniatowski mourant. Son dfaut grave tait denaimer point la musique, et, maintenant quon en faisait chez

    lui tous les soirs, il observait avec un peu d humeur que sa jeunenice dardait des yeux luisants sur ce faiseur de mazurkas. Il d-sapprouvait plus encore certains soupirs et chuchotements quipartaient dun coin du salon o ce couple dinsparables sisolaitau nez de tout le monde. Alors il toussait haut, redressait sontoupet, apostrophait sa belle-sur:

    Un artiste, un petit artiste sans avenirAh ! ce nest pasmon rve pour votre fille.

    Deux enfants, ripostait la comtesse en riant. Une amitide toujours.

    On sait o cela mne

    Mais cest lenfant de la maison, tout comme Antoine, F-lix et Casimir