Chion La Toile Trouee

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K1835e i."ll-,à \9 ,& 'i'a-.,wÿ' ï*"r"tu&u" Du même auteur I.es musiques électroacoustiques,Ina-Edisud, 1977 (avec G. Reibel) Pièrre Henry, Fayard-Sacem, coll. .. Musiciens d'aujourd'hui », L980. La voix au cinéma, Cahiers du Cinéma, coll. << Essais ,r,1982. La musique électroacoustique, P.U.F. « Que Sais-Je »,1982. Guide des Objets Sonores, Pierre Schaeffer et la Recherche Musicale, Ina/Buchet-Chastel, 19p3. Le son au cinéma, Cahiers du Cinéma, coll. « Essais », 1985. Ecrire un scénario, Cahiers du Cinéma/INA, 1986. lacques Tati, Cahiers du Cinéma, coll. << Auteurs >>,1987. Traductions : Comme une autobiographie, d'Akira Kurosawa, Cahiers du Cinéma/éd. du Seuil. 1985. Franz Kafka, le cauchemar de la raison, d'Ernst Pawel, éd. du Seuil, 1988. rsBN 2-86642-062-4 @ Editions de l'Etoile 1988 Diffusion : Seuil, 27, rue Jacob, Paris 6. M C IC HI H o fl ef' L N E tA TOI LE TROUEE 00rt 13589 I

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ï*"r"tu&u"Du même auteur

I.es musiques électroacoustiques,Ina-Edisud, 1977 (avec G. Reibel)Pièrre Henry, Fayard-Sacem, coll. .. Musiciens d'aujourd'hui », L980.

La voix au cinéma, Cahiers du Cinéma, coll. << Essais ,r,1982.La musique électroacoustique, P.U.F. « Que Sais-Je »,1982.

Guide des Objets Sonores, Pierre Schaeffer et la Recherche Musicale,Ina/Buchet-Chastel, 19p3.

Le son au cinéma, Cahiers du Cinéma, coll. « Essais », 1985.Ecrire un scénario, Cahiers du Cinéma/INA, 1986.

lacques Tati, Cahiers du Cinéma, coll. << Auteurs >>,1987.

Traductions :

Comme une autobiographie, d'Akira Kurosawa,Cahiers du Cinéma/éd. du Seuil. 1985.

Franz Kafka, le cauchemar de la raison,d'Ernst Pawel, éd. du Seuil, 1988.

rsBN 2-86642-062-4@ Editions de l'Etoile 1988

Diffusion : Seuil, 27, rue Jacob, Paris 6.

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AVANT.PROPOS

L'idée générale qui guide ce livre est que le discours théoriquehabituel sur le cinéma parlant s'appuie pour l'essentiel sur desnotions héritées du muet (comme celles de plan et de montage) etqu'il faudrait inventer une façon plus pertinente de décrire le filmcomme << symphonie audio-visuelle » mêlant des niveaux dispa-rates, en particulier des textes (explicites ou cachés) à des simula-cres sonores et visuels. Pour rendre compte de ces superpositionsde texte, de sons et d'images que sont les films, la métaphore mu-sicale habituellement utilisée du << contrepoint » (cheminementparallèle de lignes mélodiques indépendantes sur le fil du temps)est inadéquate, mais si l'on renonce à l'utiliser, on se retrouvedans un premier temps face à un magma. Ce livre est une nouvel-le tentative pour plonger dans le magma, en partant du son. Ils'agit en effet, dans ce recueil, à la fois de clore un travail sur leson au cinéma, et de l'ouvrir sur une approche plus globale du ci-néma parlant, matériaux de sons, d'images et de textes confon-dus. On y trouvera aussi le parlant évoqué dans son histoire etson évolution, ainsi que confronté à ses sources - l'opéra, le théâ-tre -, mais aussi à ses frères ennemis ou rivaux : la vidéo, la télé-vision, le clip, la radio, tandis que certains auteurs comme\Melles, Chaplin, Hitchcock ou Tarkovski font l'objet de dévelop-pements particuliers.

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8 LA TOILE TROUÉE

La première partie de « La toile trouée » veut apporter unéclairage inédit sur une dimension négligée du cinéma, celle dusimulacre. On considère comme acquis que le cinéma repose surune imitation photographique et phonographique du réel : maisles conventions et les mécanismes de cette imitation sont des pro-blèmes dont rarement les chercheurs (à part peut-être NoëlBurch) se sont occupés. La seconde partie, elle, traite d'un sujetbeaucoup plus « couvert >>, en principe, par la recherche, maisque notre essai << La voix au cinéma » avait mis de côté : celui dela parole et du texte, qui occupent dans le cinéma une place cen-trale, bien au-delà des simples dialogues. La troisième partie en-fin, comme l'indique son titre, s'attaque au problème de l'unité etde la définition d'un art dont l'histoire reste traversée, en son mi-lieu, par une rupture qui n'en était pas une : celle menant de ceque l'on a appelé rétrospectivement le muet à ce que l'on a appe-lé le parlant. Là encore, on essaie de penser le cinéma autrementque comme un simple art visuel sur lequel aurait été brutalementplaqué, un jour, un supplément sonore ; une esquisse de théoriedes << arts concrets », où il prendrait place, vise à montrer en lui,au contraire, d'emblée différents composants à la fois hétérogè-nes et soudés : dans le cinéma dialoguent sans se confondre l'abs-trait et le concret, le langage et le monde.

A part trois chapitres inédits (dont celui sur l'Ontologie du ci-néma parlant), il faut préciser que cet ouvrage se compose de tex-tes écrits entre 1982 et 1988 pour diverses publications, essentiel-lement les Cahiers du cinéma et Le Monde de la Musique, et qluiont été tous révisés et parfois augmentés. En les rassemblant, jen'ai pas voulu leur donner une homogénêité artificielle de ton etd'approche, pensant ainsi être fidèle à la diversité même du sujetet à l'esprit même de mon travail. Ils traduisent aussi parfois unecertaine évolution d'idée par rapport aux positions manifestéesdans .< La voix au cinéma >> et << Le son au cinéma >>, mais com-me ces trois livres gardent tout de même une cohérence et visentà constituer un ensemble, j'ai pensé utile de clore le troisième parune table analytique générale, récapitulation de leur contenu àchacun.

AVANT-PROPOS

Mes remerciements vont en premier lieu à Pierre Schaeffer,sans lequel ce travail de recherche n'aurait certainement pas étéengagé, mais aussi à ceux qui m'ont offert, pour le poursuivre,différents cadres d'enseignement, permettant de l'éprouver dansun contact vivant avec des étudiants et des élèves : Jean-JacquesLanguepin et Jacques Fraenkel (IDHEC), Claude Brichet(IDA), Michel Marie (DERCAV, Paris III), et Reda Bensmaïa(Paris Center for Critical Studies). Je remercie également vive-mement Anne Rey et François Pigeaud (Le Monde de la Musïque), Lise Grenier (Cités-Cinés), Catherine Zbinden (Télévision84) et l'équipe d'Ekran et de Problemi, dont Zdenko Vrdlovec,Stojan Pelko et Slavoj Zyzek, pour avoir suscité certains de cestextes et autorisé leur regroupement, et enfin Claudine Paquot,

M.C. 10.2.1988pour sa relecture avisée du manuscrit.

Note : La source des textes cités dans le cours de l'cÀrvrage est donnée à la fin du volume,dans la deuxième partie de la bibliographie, où les références sont ventilées par chapitre.

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La Ciltà delle donne (La Cité des femmes),1980, de Federico Fellini

tE CIAP

C'est par un vigoureux coup de clap - pour lancer le tournaged'un nouveau film - que se conclut cette célébration du cinémaqu'est l'Intervista de Fellini. Si le clap est une pratique dont peude gens connaissent la fonction, il n'en est pas moins devenu de-puis longtemps un symbole éminent du septième art, où il estl'équivalent de ce que sont pour le théâtre les trois coups du« brigadier » : la promesse magique du spectacle à vlxir.

Mais avant de devenir un symbole, il servait à quplque chose ;

le coup sec du « clapman » était destiné notammentlinscrire surla piste sonore un signal reconnaissable qui, calé au montage avecle moment visible du choc, devait permettre de resynchroniser lessupports séparés d'image et de son. Le clap représente donc à luiseul le cinéma sonore, en tant qu'union de ses deux constituants.

La synchronisation audio-visuelle, voilà qui aujourd'hui paraîtà tout le monde banal, allant misérablement de soi et indigne dumoindre intérêt cinématographique, surtout pour ceux qui ontsubi le lavage de cerveau de l'idéologie anti-synchroniste des an-nées 70, celle qui honnissait toute correspondance terme à termedu son et de l'image et célébrait, dans les films de Duras, les pa-roles flottantes et les sons en perdition. Pour elle, le clap était lesymbole même de l'esclavage humiliant qui avait jusque-là retenule son dans les chaînes de f image. Et cependant, Ie synchronismen'a pas toujours été perçu de cette façon.

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12 LA TOILE TROUÉE

Pour les premiers spectateurs du cinéma parlant, à la fin desannées 20, c'était au contraire un phénomène émerveillant. Lesynchronisme des films étaitvanté dans les publicités comme l'estaujourd'hui la fidélité des appareils de reproduction sonore. Ilfaut donc que les multiples expériences ponctuelles de cinémaparlant présentées antérieurement, par exemple dans les « pho-noscènes » de Gaumont montrées à Paris entre 1906 et 19L2 envi-ron, aient laissé à désirer sous ce rapport. De surcroît, au mo-ment où se produisit la rupture du parlant, la recherche d'un syn-chronisme étroit entre le film muet et sa musique d'accompagne-ment jouée en direct était devenue chez certains une obsédantepréoccupation, suscitant l'invention de divers systèmes mécani-ques et métronomiques pour mieux diriger la main du chef d'or-chestre ou du pianiste, et faire tomber préci5ément les effets mu-sicaux sur les rnoments voulus... L'union synchrone du son et deI'image, n'étant pas encore évidente et acquise automatique-ment, suscitait, on le voit, un désir aussi passionné que peut lefaire, dans une répétition de musique de chambre, la recherched'un ensemble parfait.

Pourtant, au départ, qu'un son soit entendu synchrone avecl'image d'un événement observable n'est pas un phénomène qui,pour être observé des milliers de fois par jour, aille tellement desoi. Par essence le sonore est devant le üsible comme les carabi-niers de la chanson : toujours en retard, et cela à double titre.D'une part parce qu'il est souvent un effet et non une cause, doncvenant après, même infinitésimalement. D'autre part à cause desa lenteur de propagation : 340 mètres par seconde en milieu aé-rien, soit presque un million de fois plus lent que la lumière !

L'apparent ensemble du son et de l'image ne tient donc qu'à uneapproximation de notre perception humaine, mais cette approxi-mation est la base même de notre expérience du monde : l'enfantau berceau est d'emblée sensible au synchronisme des phénomè-nes visibles et audibles : et au cinéma il est avéré, par le principemême du bruitage, qu'un son que I'on fait tomber en mêmetemps qu'un mouvement visuel lui est automatiquement accolé,même si sa matière, sa couleur, son timbre, ne sont que très gros-

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sièrement voire pas du tout cohérents avec le phénomène qu'ilaccompagne.

Que ce synchronisme du son et de l'image, dont le clap est lesymbole, ait été pour le cinéma sonore tout neuf un phénomèneencore magique, rencontre féérique de deux principes pour pro-duire l'étincelle de la vie, cela est avéré par certains des tout pre-miers dessins animés de Walt Disney, au début des années 30, ces

étonnantes Silly Symphonies (« symphonies foldingues ,) queparfois - trop rarement - diffuse la télévision. Il s'agit en effetde courts métrages musicaux consacrés à de délicieux concertsminiatures donnés par des souris, canards, et autres animaux, surdes instruments extravagants qui parfois deviennent vivants,s'animent à leur tour, se mettent à jouer d'eux-mêmes une musi-quette déchaînée dans un synchronisme audio-visuel absolu. Etpour cause, puisque chaque image a été dessinée pour correspon-dre à un son enregistré au préalable, suivant une technique fré-quente dans le cinéma d'animation.

Qu'un cinéma sonore tout neuf privilégie le spectacle duconcert est logique : rien ne paraît plus apte à illustrer la loi dusynchronisme que le phénomène instrumental, lequel est par ex-cellence un égrènement de micro-actions, de petits chocs visiblesdont chacun est destiné à produire un son distinct. Pas étonnantdonc si l'épopée du synchronisme,le cinéma d'animation sonore à

son aube n'a pu trouver le meilleur moyen de la chanter qu'enmontrant des concerts animés. Voici par exemple The Birthdaypartÿ, de 1930, évocation farfelue d?une fête d'anniversaire deMickey Mouse, qui est aussi une fête de la synchronisation. Lesamis animaux de Mickey lui ont offert un piano droit, dont aussi-tôt il joue en virtuose, de ses célèbres mains gantées à quatredoigts. Puis Minnie s'installe à un autre piano, et nos souriceauxde jouer dos à dos un duo frénétique qui ferait paraître poussifsen comparaison ceux des sæurs Labèque. On voit aussi dans ce

film, entre autres fantaisies, un métallophone s'animer sur ses

quatre pieds coinme un cheval, et jouer de lui-même en faisantretomber sur son dos les petits lames inégales, juste comme il fautpour produire, synchronisée note à note, une musiquette endia-

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L4 LA TOILE TROUÉE

blée. Le parallélisme du son et de l'image est ici assemblé avecamour comme les rouages d'une montre merveilleuse, dans le ra-vissement neuf de la synchronisation.

Ce qui est amusant, finalement, c'est que ce symbole dynami-que du clap, union énergétique du son et de l'image, ce soit Felli-ni qui nous l'ait offert, lui qui plus que tout autre au cinéma a uséd'un poétique flottement, d'un nébuleux à-peu-près dans I'accro-chage des sons aux images. En bon cinéaste italien, il double eneffet tous ses films (pas de son direct du tournage) mais au dou-blage laisse subsister exprès, entre le mouvement des bouches etl'articulation des voix << post-synchronisées >), une marge, une in-discipline légère. Rien à voir cependant avec les voix désincar-nées, plus off que l'off, des derniers films de Marguerite Duras.Chez Fellini les voix suivent bien les corps, mais avec un léger ca-hotement. Ce n'est que dans Casanova qu'il s'est permis de pous-ser le désynchronisme à l'extrême, puisqu'il y arrivait à la voixdoublée du séducteur (celle, pour la V.O. italienne, de l'acteurLuigi Proietti) d'être en décalage de plusieurs secondes sur lemouvement visible des lèvres de l'interprète,le Canadien DonaldSutherland. Même là cependant, on restait dans un cinéma dusynchronisme ; simplement le film paraissait se dérouler dans unmilieu différent de celui de l'air, glauque et onirique, où le sonanticipait ou retardait très sensiblement sur la vision...

Au fond, il y aurait, par rapport à la question du son et deI'image, deux positions, je parle pour ceux qui repensent de fonden comble les moyens de leur art, de Welles à Tarkovski en pas-sant par Bresson ou Tati. Il y a d'un côté les « dualistes » qui pen-sent le son et l'image comme un couple, comme étant fondamen-talement deux, et donc ne conçoivent entre eux que haine ouamour, union ou séparation également absolues : Godard, Du-ras, et dans le passé, Pagnol, Renoir, sont de ceux-là. Et d'autrepart, ceux qui les voient simplement comme deux pôles créantpar leur rapprochement quelque chose d'autre que du son et del'image, d'irréductible à l'un ou à l'autre, ou à l'un et l'autre : uneffet, une énergie, un courant, une sensation. Fellini est pâr ex-cellence de ces « triangulaires >>, que j'oppose aux dualistes.

LE CLAP 15

Dans le même temps où sortait le Fellini, un autre hommageau cinéma d'un réalisateur vedette était dans les salles : celui de

Godard avec Soigne ta droite. Déjà le titre, déjà I'affiche (deuxmains dont l'une serre l'autre, laquelle est immobilisée par des

menottes) nous disent le dualisme de l'auteur. Celui-là même quia réalisé des films nommés One * one, Numéro deux, ou encoreFrance tour détour deux enfants,traite ici encore une fois le son etl'image l'un par rapport à I'autre comme un couple conflic-tuel. Son et image s'y poursuivent à toute allure, chacun en-fermé dans son être. Chaque effet, brillantissime, de montageson-image, de retard ou d'anticipation du son par rapport àl'image ou réciproquement, y est comme un coup que l'un donneà l'autre : comme un point gagné ou perdu, toujours provisoire-ment, dans l'étreinte ou dans le combat. Un << clap tt chez Go-dard - et il y en a eu un certain nombre, car il fut l'un des pre-miers à représenter le cinéma à l'intérieur même des films - nepeut être qu'un coup de gong pour un nouveau tournoi, et noncomme chez Fellini l'étincelle d'où sort la vision d'un monde,dont les constituants de son et d'image sont mêlés, transfigurés.

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Première partie :

SIMULACRT

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L'Argent, 1983, de Robert Bresson

tE RENDU SONORE

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Léonard de Vinci dans ses Carnets manifestait cet étonnementdont la << naiVeté >> nous ëst précieuse, car elle pose une questionque nous tendons à occulter, et dont nous laissons lâchement lasolution aux artificiers en bruitage : ,< Si un hommè saute sur lapointe des pieds, son poids ne filit aucun bruit. , Au cinéma, dansun film d'action notamment, un corps humain qui retombe se doitde faire du \ult, pour que lion sentè bien sa masse, pour traduirela violence de-'la chute. On lui en donnera donc un par le bruita-ge. Toute la question du rendu est là.

Il y avait par exemple, dans le film de Jean-François StéveninDouble Messieurs, une belle idée sur l'emploi des sons, autour delaquelle ce film tournait sans la mener loin. C'était une idée'derendu sonore par opposition au bruitage strictement reproduc-teur de la réalité : préférer le son qui, sans rompre forcémentavec sa fonction réaliste, donne l'idée,le sentiment de..., et nonqui reproduirait << fidèlement >> une réalité sonore supposée.L'exemple le plus réussi était, de l'aveu général, la scène duvoyage nocturne des héros en ambulance, ayec, pour bruiter leson du moteur, des sons étranges faits avec toutes sortes de cho-ses et qui, mieux que les sons << réels >>, rendent la magie de cer-tains trajets en voiture dans la nuit.

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20 LA TOILE TROUÉE

La chose était délicate à réussir ; les sons ayant leurs codes,leurs stéréotypies, on a vite fait de basculer de l'un dans l'autre.Et ainsi, les sons << bizarres >> de la scène de l'ambulance pour-raient facilement verser dans le cliché sonore S-F. On n'a pascherché non plus à prétendre transfigurer cette scène en un voya-ge interplanétaire. La force de la séquence est justement qu'il nes'agit pas de la transfiguration forcée d'une réalité concrète (com-me pour le voyage interplanétaire de l'Alphaville de Godard, fil-mé sur quelque boulevard terrestre), mais d'un glissement du sondans un espace intermédiaire et ambigu, mi-abstrait mi-concret,mi-quotidien mi-fantastique...

Ce que l'on peut se dire aussi en voyant le film de Stévenin,c'est que la chose filmée n'est pas aussi apte à ce glissement, aussisouple que la chose sonore. Laréalité visible du décor de Greno-ble et de son environnement de montagnes, saisie dans des cadresbizarues, enserrée dans un montage étrange tout en faux-raccordsqui sont autant de points de suture prêts à craquer, ne se laissepas pour autant remodeler, transfigurer, elle reste la plupart dutemps laÉalité courante de Grenoble. La caméra a beau faire lespieds au mur pour filmer le réel, l'æil du spectateur ne perd pas lenord, et rétablit mentalement le sens initial.

Pour le son rien de tel. Un son décalé, dévié, déformé,I'oreillene le restitue pas dans le bon sens initial qui était le sien : elle leprend comme il est devenu, bonne pâte à modeler, plus quel'image. D'où en même temps sa souplesse, pour peu qu'on luiconsacre du temps, à se prêter à de passionnants effets de rendu.

L'exemple parfait du son qu'il ne suffit pas de capter dans lesconditions réelles pour rendre ce qu'il nous évoque, c'est le tinte-ment d'un glaçon dans un verre de whisky. Bruit délicat, évoca-teur de tant de choses, mais qu'un enregistrement littéral restituesouvent trop dur, trop sec. Si les créateurs de son consacraientautant de temps et de recherches à << rendre >> un tel son réel, au-tant que les peintres en ont mis à << rendre » des corbeilles defruits...

L'art du rendu sonore est plus qu'un art méconnu,: un art es-quissé, virtuel, potentiel. Et pourtant l'occasion de le pratiquer

LE RENDU SONORE 2I

est donnée chaque fois que l'on bruite un film. Mais les condi-tions de hâte et d'urgence qui règnent sur l'étape du bruitage en

font presque toujours une occasion manquée. Qu'on prenne dutemps pour le repenser, chez Tati, Bresson, David Lynch, etaussi dans certains moments de Stévenin, etc. et tout change. Ro-bert Bresson, par exemple, a su travailler le réalisme dt son au

sens noble, rendu de la réalité dure et tranchante. Les sons de

pas, de portes, de clés dans des serrures, de galoches sur le pavé,

de mobylette qui démarre, d'armures qui s'entrechoquent, pren-nent chez lui, recréés, décantés, la beauté d'une rude nature mor-te de peintre (et ce, beaucoup plus que chez Tati, chez qui le son

est finalement plus abstrait, désignateur d'une idée).Dans le cinéma d'action, les bruits de scènes de combat -

coups de feu, coups de poing, sifflement d'une flèche - sont durendu sans le savoir. En tout cas sans que le spectateur s'en dou-te, les artisans du son, eux, sachant à quoi s'en tenir. Les sons en-tendus dans les filmd, en effet, traduisent rarement le bruit réel(moins fort, plus mou) d'un coup ou d'une détonation mais plutôtl'impact physique, psychologique, voire métaphysique de l'actesur l'envoyeur ou le destinataire.

IJn moment de rendu sonore au cinéma qui saisit encore forte-ment le spectateur, c'est, dans le film de Franju Les Yeux sans vi'sage, lorsque le chirurgien fou joué par Pierre Brasseur déversedans un caveau le corps d'une de ses victimes. Le bruit que celafait en choquant le fond ne s'oublie pas : c'est plus lourd, con-cret, plus charnel aussi que ce qu'on nous fait d'habitude enten-dre au cinéma (où les corps pourtant, depuis le burlesque, chu-tent bruyamment à qui mieux mieux). Je ne pense pas que celaait êté fait avec une vraie dépouille humaine jetée dans une fosse,

et pourtant ce bruit rend d'une manière rare ce que c'est que lamert, qui a l'obscénité de transformer un être en chose.

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Ce rendu s'obtient, on le sait, le plus souvent par autre choseque l'enregistrement fidèle de la cause réelle. Tout le bruitageau cinéma, en tout cas tel qu'on le pratique encore en France, hé-ritant certaines de ses techniques du théâtre mais aussi de l'art ra-diophonique, consiste à détourner des causes - des objets hété-roclites - pour en exprimer d'autres. Non seulement pour desraisons pratiques (on n'a pas facilement une troupe de chevauxdans un studio à diriger), mais aussi pour obtenir un meilleur ren-du. Que l'équivalent du << bruitage », recréation de la vie avecdes bouts de bois, de tissu, de métal, ne soit possible pour l,imagequ'avec des artifices terriblement chers et compliqués (créer la fi-gure d'un E-T au cinéma !) illustre bien la différence de statut en-tre le sonore et le visuel, et nous rappelle que l'oreille est danscertaines conditions un organe illusionnable au dernier degré.

Que demande en effet apparemment le spectateur au son, si-non avant tout le réalisme ? Mais pour satisfaire sa revendica-tion, il est prêt, le spectateur, à entendre n'importe quoi qui aitI'air de..., il marche à tous les trucages, à tous les à-peu-près, àtous les accommodements, ne se montrant exigeant, et encorepas toujours, que pour un seul critère. Critère bête, arbitrairemais têtu, et attesté comme fondamental dans la formation de laperception humaine : celui dt synchronisme.

Vous prenez par exemple un plan d'homme en marche, et vousle bruitez avec n'importe quoi qui vous tombe sous la main, laseule condition étant que cela vous permette de faire des bruitssecs (ce que Schaeffer appelle des << impulsions »). Si cela tombeà peu près synchrone cela marchera. L'effet sera, au choix, insen-sible (perçu comme << naturel »), il pourra ëfie aussi grotesque,tragique ou irréel, mais il fonctionnera : on entendra ces sonscomme les bruits du pas.

Les spectateurs, les réalisateurs, les théoriciens du cinémaparlant primitif (1927-1935) étaient plus intéressés que nous, toutau moins théoriquement, par la question en soi du synchrone etde l'a-synchrone. Ce que nous formulons aujourd,hui comme

LE RENDU SONORE 23

« son hors-champ >> (id est en dehors de l'espace du cadre), ils leformulaient, tel Eisenstein en !928, comme << a-synchrone >>,

c'est-à-dire dêcalé dans le temps. Ou plutôt : non assujetti au

rythme de l'image. On appelait asynchrone un simple son enten-

du simultanément par un personnage visible dans l'image, et

qu'aujourd'hui on appellerait hors-champ. Plus tard, la questionde la synchronisation a été considérée comme une affaire classée,

et peu travaillée co'mme telle. La théorie du cinéma a préférés'intéresser à la problématique du << son vrai >> (son direct ou son

doublé). Seules quelques réalisations expérimentales en cinémaet en vidéo ont permis de constater que des assemblages arbitrai-res de sons synchronisés avec des images quelconques créent de

toutes pièces, par le seul synchronisme, des associations cause-ef-

fet tout à fait incongrues mais perceptivement prégnantes, autantque l'est en linguistique le collage « arbitraire >> d'un signifiant etd'un signifié.

Mais un son ne se réduit pas à être le son de..., le sillage, la fu-mée sonore de..., môme si c'est par cet aspect-là qu'il est d'abordidentifié et désigné. Il a un poids, une masse, un grain, une vi-tesse qui lui sont propres, et portent en eux des foules de sens,

d'associations sensorielles. Toutes ces choses dont il est porteur,qu'en fait-il ? Au cinéma, le plus souvent, il les donne à l'image,ou plutôt à la chose, à l'être montrés dans l'image, véhicule oumachine, personne humaine ou objet, s'effaçant en tant que

son. D'où le statut bizarre qui est celui du son au cinéma : là où ilest le mieux travaillé et concourt le mieux au film, ce n'est pas

forcément quand il se remarque, mais quand il donne aux objets,aux personnages, aux situations représentées dans l'image une

valeur ajoutée, une qualité, un poids, une densité qu'on ne leurtrouverait pas sans lui. Non plus un rendu, là, mais - pardonpour le jeu de mots - un donné, sans contrepartie, pour de bon.

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nÉvolunoN DoucE

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Soit une scène prise dans un film récent, un bon film, revu à latélévision. Il s'agit de L'Invasion des profanateurs, le remake drîà Philip Kaufman, avec Donald Sutherland. C'est le moment pré-cisément où Donald Sutherland, au fort du danger, n'en peutplus de fatigue et s'endort en plein air sur un banc, ce qui permetà I'une de ces cosses géantes venues de l'espace qui menacent laterre de commencer sa tâche, laquelle va être de substituer, à

l'original humain, un autre Sutherland. Débute alors la scène laplus impressionnante du film : dans la nuit - ça se passe à SanFrancisco, on sent très bien Qu'il fait chaud - une chose végétales'ouvre, et avec un bruit discret accouche d'un humain grandeurnature, encore humide et mal dégrossi. La chose et DonaldSutherland, l'original et l'imitation lentement précisée apparais-sent réunis dans le même plan.

Si je me suis souvenu alors, devant le petit écran, de f impres-sion exacte de la première vision en salle - ç'esf à cause du bruit.

Ce bruit, fait avec je ne sais quoi mais cela n'importe, bruit dedéfroissement, de dépliement d'organes, de membranes se décol-lant, de succion tout à la fois, ce bruit réel et précis, net et findans les aigus, tactile, vous l'entendez comme si vous le touchiez,comme ce contact de la peau des pêches qui à certains donne lefrisson.

Christine, 1983, de John Carpenter

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26 LA TOILE TROUÉE

Il semble qu'il y a qtinze ans encore on n,avait pas cela, pas unrendu si concret, si présent, piqué dans l'aigu, haptique c,est-à-dire qui se touche, modifiant la perception du monde du film, lafaisant plus immédiate, empêchant même la distance - onn'avait pas tout cela au cinéma. Et depuis que le petit peuple desaigus a fait son entrée dans les films (même dans les vèrsionsmono standard), est venue avec une autre matière, un autre sen-timent de la vie. Je ne parle pas des jeux d'espace de la stéréo, nides effets tonitruants rendus possibles par le Dolby, je parle d,unmicro-rendu de la rumeur du monde, qui met le film à l,extrême-présent de l'indicatif, le décline à l'extrême-concret. euelquechose a bougé, et, à l'instar des substitutions que raconte le film,un changement venu du son, qui n'a été enregistré nulle part,s'est fait et a changé le statut de l'image, une révolution douce.

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Car s'il existe - il en faut bien une - une histoire officielle ducinéma, avec ses défaites et ses victoires, ses héros et ses soldatsinconnus, ses batailles de Marignan et ses Traités de Cateau-cambrésis (r), ses dates faisant repères et de part et d,autre des_quelles on rejette, c'est pratique, ce qui s'est passé avant et ce quis'est passé après (la rupture du parlant, le néo-réalisme, la Nou-velle Vague)Vune nouvelle histoire du cinéma pourrait se faire,qui décélerait des événements inaperçus, des mutations progres-sives, techniques, économiques, esthétiques, des révolutions endouceur. Révolution, d'abord, dans le rendu du réel.

Nous repartons de ceci, que le cinéma, avant d'avoir commedisent certains un « langage >>, à commencé par être un simula-cre, grossier si l'on veut (mille points là où la réalité en offre unmillion), mais miraculeusement assez convaincant. Sauf que cela

1. Traité signé en.1559, entre la France et l'Angleterre, par lequel la France conservaitCalais, mais devait payer une somme importanté.

RÉVOLUTION DOUCE 27

ne suffisait pas pour faire durer les films. On mit au point des co-des de récit et de représentation ; mais cela ne suffisait pas nonplus. Assez vite, on dut se préoccuper de rendu.

Les perceptions de la vie sont rarement purement sonores etvisuelles. Un changement de lumière s'accompagne souvent d'unchangement de température. Vous êtes au bord d'une route,passe en trombe une auto. Vous avez : L) le véhicule dans votrechamp visuel ; 2) son bruit qui déb_orde ce qhamp, avant etaprès ; 3) la vibration du sol sous vos pieds ; 4) un déplacementd'air sur votre peau. Le tout s'agglomère en une << boule » deperceptions,'faisant un << impact » global de l'événement. Cetteboule,le cinéma peut la restituer, la rendre, en noir et blanc, mo-noculaire et monaural. Moyennant, bien stir, une manipulationdu simulacre : il faudra par exemple exagérer la pente de crois-sance et de décroissance du son, rajouter une variation de lumiè-re, créer un effet de montage, ménager auparavant une plage decalme.

Le rendu est lié naturellement à la texture de la matière sonoreet visuelle du film, à leur définition, mais pas forcément dans lesens où une image piquée et « fidèle >>, un simulacre plus précis,rendront forcément mieux, bien au contraire. Par exemple, au ci-néma, une image trop détaillée donne une impression de moin-dre mouvement, devient plus inerte (d'où, peut-être, l'échec de

certains films d'action français, qu'alourdit une image chargée endétails de décors et de texture des choses).

Le << rendu » est-il affaire de pure convention - expression co-dée - ou bien reproduit-il physiquement un effet direct ? Onpourrait répondre en disant que le rendu se situe quelque part en-tre code et simulacre. Et qu'entre simulacre, rendu, et code, iln'y a pas toujours de solution de continuité, on glisse sans s'enrendre compte de l'un à l'autre.

Page 13: Chion La Toile Trouee

3

Que s'est-il passé dans la nature technique du simulacre ? Tout

le Àonde le sait : le grain de la reproduction du réel s'est resser-

,2, "",tnà

tous les nivËaux , dt graiÀ tumporel passé' restitution du

sàn oUtige, des L6 à L8 images par seconde du muet attxZ4 images

àr, purf#t (25 envidéo) ui g'àh spatial, avec ''amélioration

de la

ààfi"itio" des pellicules. Quant au son, il a gagné err dynamique

et en bande passante (espace entre la,fréquence tu pl".t grave et la

iréd;;" la plus rrauà), ainsi qu'en finesse de captation et de re-

production.Cela ne s'est pas passé d'un coup' Dolby n'est pas Jésus-Christ'

qu'on puisse .i"o.rter l'histoire par avant et après' Ce fut plus

progressif. Compact au début (mais souvent fort beau)' resserré

àurrî ,rr" bande étroite de fréquences où il avait du mal à loger

tous ses constituants, voix, *oÀiq""t et bruits' le son s'est lente-

rn".rretu.gl. Au début, 1l étaitacoustiquement simplifié' passait à

travers uriminuscule éornet. C'étaitlà vie vue par un daltonien

Uotg"". Quand la voix parlait, devaient s'effacer les rumeurs et

les bruits. Et dans les iilms français des premières-années du

p*fun, qui, de Duvivier (La Tête d'un homme) à Renoit (La'éi;r;;"; s'efforçaient, coàtrairement aux films américains' de

traduirelesbruitsdelavie,letextedevenaitparfoisrecouvert'inintelligible, confus.

L'élargissementdelabandedefréquences'leraffinementdes,".t"iq"?t de mélange du son, traniformation quantitative ,i-

néaire, ont eu des "oniéq,,"""es

sous la forme de sauts qualitatifs

imprévus. Notamment en permettant encore mieux la polypho-

"iô f" cohabitation à parf égale de plusieurs couches de sons.

Alors que l'image au cinému, hott quelques tentativesaoujours

occasionnelles d;écran divisé (le « split-süeen » de De Palma et

des comédies américaines) ou de surimpressions prolongées'

reste presque toujour" u",le son.a toujours été pluriel' Att

moins'faltait-il te hiérarchiser autrefois, taire la rumeur du monde

f""àu* les dialogues, atténuer la musique' Mais dans certains

films récents comÂe le très beau Blade Runner' de Ridley Scott'

RÉ,VOLUTION DOUCE 29

l'audio existe sur deux, trois, quatre couches d'égale présence' le

visuel ne faisant qr'.'Ë-"ot'"tt" O" plus' pas toujo.urs P!n1tpa1"

Dans ce vaste aquarit'- 'o"o'" en vient à flotter l'image' pauvre

,"1i":rrïïi'même le Dotby, le son s,est au cours de I'histoire du

oarlant lentement déplié en fréquences vers les graves et les ai-

Ëi::'i:';i'iliirË;pr' à" cràmp' s'est rarriné' on n'v a rien

vu. C'est qu'on t" t" àisait pas : le son est différent' Mais on a

perçu les choses *"t fàiu" plus concrètes' et peut-être le temps

du film pIo, ,rg".rt. L;"pp"àtl"1d'{eus dans le son' et de cou-

ches mince, o'u.uiu"*"'"t o" détails au-dessus des voix' a fait

vivre plus tirremeniî mic'o-p'ésent' Respirations' crissements'

cliquetis, ,rr-"rr,,, tàl.ri^"" p"ipr" bruissant a lentement attendu

son tour, le peuple du son' Dans certains cas' peut-être a t-il ga-

gné, déplaçurrt u",.î'ii f" ii"" du film' raisant du cadre de l'écran

non plus le lieu dilég'é;^;i; Y" "id'" de surveillance de la si-

tuation, de détection, î, ,. monitor >>, tirant la nappe à lui sans

;;-i; uit ro bouger 99 qui était sur la table'

Sur l'écran toui!àmure a sa place' mais. dans !e dé9o1tp38e-.

tout a changé. Au li'eu de fonder l'espace (c'êst Ie son qy^'.t^1n'

charge). I'image y p;;lè; des points.de vue' Le fameux plan gé-

néral qu'HitchcocË aimait résèrver à la fin d'une scène - effet

garanti - doit affer se rtruUiller : le son définit déjà' à sa manière

bien sûr, un plan gine'at,permanent' bordé par des ambiances

rointaines. r_u .t oi" "ri

puà"," dans ce film remarquable qu'est

Mission, ae xotaniîËà' structuré' même dans les moments

sans musiqr", put "' espace-clip construit sur le son' Cette évo-

lution n'est que tendancielle' rarement présente.de façon pure' et

se mélange."r. p;;;i;;;' Éu"t la plupart des films' à la rhétori-

que habituetle Ouà"eco"pug"' qt""1" mine cependant peu à peu'

Mais l'espa"" q"" ààtàiite sàn n'est pas le 19me que celui que

construisait l'image' En même temps qu'il foisonn3 $e détails'

qu'il est potypt o'Tiqu. iit""t 'ol-1"

éontours et de bords' au-

trement dit acoustique' Le son supprime la notion de point de

vue qu'on prri.,"-i'o"uliser' D'où entend-on ? Pour l'oreille'

l'équivalent 0., pJit't À" "" t'upp"tlerait le point d'écoute' Or' à

l,lt

li

Page 14: Chion La Toile Trouee

30 : rr, LA TOILE TROUÉE

se fier au son seul, sans confirmation de la vue, un point d'écou-te, c'est souvent très flou. Soit un bruit ponctuel, émis du milieud'une pièce. Une reproduction fidèle en stéréo ne vous dira pas,les yeux fermés, de quel côté de la pièce le micro a été placé. Desurcroît, le son ne dessine pas les contours de l'objet dont il éma-ne. Le son ne connaît pas non plus la perspective euclidienne,quelque effort qu'on ait fait pour l'y ramener.

Dans les espaces sonores du Dolby, mais aussi du cinéma mo-derne, les sons s'empilent et se disposent comme les objets dansl'espace visuel pré-Renaissance ; le vide qui sépare ces corpsn'est pas construit. Mais la finesse temporelle du son (la vision,par opposition, est lambine, passive, et se contente d'un échantil-lonnage-temps grossier) permet à plusieurs couches de sons detravailler l'attention sur plusieurs degrés de vitesse ; le champacoustique, élastique par rapport aux bords immobilisés de l'ima-ge, s'ouvre à toujours plus de polyphonie, il déhiérarchise, déli-néarise le film. Le film devient un spectacle de cirque à plusieurspistes, comme celui que montre Cecil B. de Mille dans Sous leplus grand chapiteau du monde.

Tout cela non sans dialectique, et non sans coups de fouet enretour. Et non sans que soit réaffirmée, revendiquée plutôt deuxfois qu'une, l'importance du visuel. << Vous allez voir ce que vousallez voir », dit l'image, mais comme elle a perdu pour beaucoupsa fonction de structuration de l'espace et de la scène, comme ledécoupage n'est plus fonctionnel, eue la succession des plansn'est plus déjà un drame en soi donnant leur portée aux actionsque ces plans servent à montrer, alors I'image, qui n'est plusstructurante, fait l'oisive intéressante, elle devient jolie, agui-cheuse. De l'ancien cinéma elle reprend des << looks >> d'éclairagedont elle se pare anachroniquement (ces ombres de store dont lemoindre court métrage français se croit obligé de décorer lemoindre plan). Même si chez certains, elle est travaillée par desrecherches de rythme et de texture,l'image cinématographiqueactuelle n'est pas le théâtre de si grandes révolutions qu;il y pa-raft, elle est volontiers conservatrice et citationnelle.

L'image, comme on en parle aujourd'hui dans le cinéma, com-

LA RÉVOLUTION DOUCE 3I

me on prononce ce mot, tout de suite on voit le cadre. Tout de

suite on voit que c'est sous verre, que c'est encadré, et que çapourrait se poser sur un meuble ou un piano. Rien d'étonnantdonc dans l'existence de cette école européenne de cinéastes ca-

dreurs, on pourrait presque dire encadreurs : Wenders, Aker-man. Comme le héros de L'Ami aitéricain, ils encadrent le ciné-ma, tandis que d'autres font dans le style photo retouchée, rétro,si bien qu'on ne quitte pas le royaume du sous-verre et du souve-nir. Cadre autour de l'image, nimbe autour du sujet, tout dans

l'emballage, dans le contenant. On parle beaucoup de l'image,dans le cinéma, mais c'est justement parce qu'on n'y invente plusguère. Et l'image se fit voir.

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Lisa Lu et Richard Wu dans The Last Emperor (Le Dernier empereur)'

1987. de Bernardo Bertolucci

BRUITS DE CHINE

1

Frôlements d'étoffe, crissements soyeux, froissements : voilàce que fait entendre, avec une finesse arachnéenne, la bande so-nore Dolby du film de Bernardo Bertolucci Le dernier empereur.Un grand spectacle dont la majeure partie se cantonne dans l'en-ceinte du Palais Impérial de Pékin,-et où s'entassent des princes,princesses, dignitaires, eunuques, prêtres, lourdement revêtusd'étoffes magnifiques, ce qui est l'occasion de mille petits bruitsintimes, bertolucciens, de contacts, de frous-frous de tissus re-mués, de tentures tirées.

Le Dolby stéréo, au début, a été utilisé dans un esprit de dé-monstration, pour de grosses artilleries sonores : martellementsde la musique pop, détonations d'armes, vibrations d'hélicoptè-res, rugissements d'astronefs... Vient maintenant une nouvellepériode. technique où la puissance de restitution du son, assise etsûre d'elle, n'est plus utilisée seulement pour des effets de force,mais aussi dans la finesse. Certes, le film de Bertolucci n'est pasle premier à utiliser un son haute-fidélité pour des effets limpides, légers ; l'avaient précédé dans cette voie des æuvres commele Playtime de Tati en \967 (dans sa version 70 mm son magnéti-que) et plus récemment Les Moissons du ciel de Terence Malick,une élégie pullulante de subtils bruissements naturels. Disonsq:u'e Le dernier empereur représente une apothéose de la mi-

Page 16: Chion La Toile Trouee

34 LA TOILE TROUÉE

niature sonore reproduite grand format, mais sans dureté, avec,

notamment dans les salles équipées du système de diffusionTHX, une qualité soyeuse peut-être inégalée jusqu'à aujourd'hui.

Voilà donc que tous ces bruits tactiles, légers, le cinéma ne se

contente plus d'en donner, comme autrefois, une traduction brui-tée impersonnelle, il leur offre une véritable présence, une matiè-re, une identité. Pourtant le cinéma sonore existe depuis déjà 60

ans. Qu'a-t-il attendu ?

Pendant longtemps le cinéma, s'il savait très bien placer des

sons dans le film, les faire jouer comme des notes dans la parti-tion audio-visuelle, les a traités, pour ce qui est de leur matière et

de leur substance, à gros traits. Bien obligé : la bande passante

de la piste optique était restreinte (coupée à 8.000 hz), et la place

y était donc trop limitée pour loger en même temps des sons dif-férents sans qu'ils se masquent. Autant prendre alors des sons

sommairement dessinés, et réserver la place principale aux dialo-gues... et aux sons de la musique, des sons par essence, dans une

écoute de mauvaise qualité, plus prégnants que les bruits. La mu-sique d'ailleurs pouvait très bien à l'occasion prendre en charge

une représentation stylisée de la rumeur audible du monde, com-

me elle le fait dans l'opéraetLe ballet. Quant aux bruits il y en

avait, certes, comme << effets sonores >> mais absolument codifiés,immuables, presque interchangeables d'un film à l'autre, puisés

souvent dans les mêmes sonothèques : des petits oiseaux dans la

scène de nature, un sifflet de train dans les scènes de gare, un cré-

pitement de machine à écrire dans'les scènes de bureau. D'unfilm à l'autre toujours le même oiseau, le même crépitement, lemême sifflet. Et c'était très bien ainsi, c'était le classicisme du ci-

néma. Les sons étaient comme des mots avec lesquels on parle, etqui sont les mots de tout le monde. Ils n'avaient donc guère

d'identité, de matière individualisée, ils étaient surtout des si-

gnes : signes de nature, d'orage, signes de départ ou de nostalgie'Pas question, sauf chez quelques maniaques de la matière sonore

comme Robert Bresson, de perdre son temps à travailler la cou-

leur particulière d'un son de clé dans une serrure. Le premiervenu, pourvu qu'il fût lisible et expressif, suffisait.

BRUITS DE CHINE 35

Il y eut cependant, au début du parlant, certaines expériencesextrômes. Les unes, dans le cinéma français surtout, pour donneraux sons de la vie une véritable présence derrière les dialoguesmais qui butaient sur des limites techniques, et d'autres, dont ons'est moqué injustement, pour exprimer les bruits à travers lapartition musicale. Dans Le Mouchard, de John Ford (1935),

lorsque des pièces de monnaie, prix de la trahison, sont égrenées

sur une table de bistrot, ce sont des notes de glockenspiel qui une

à une ponctuent leur chute. Et pourquoi pas ? C'était une direc-tion intéressante, qui finalement, n'a été continuée que dans le

dessin animé, ou d'une façon beaucoup plus subtile, par quelques

auteurs comiques.

2

Cela pose cette question : qu'est-ce que la matière sonore ? Apartir de quelles performances de reproduction a-t-on dans

I'oreille une matière sonore ? Notre perception auditive est unprocessus plus abstrait que nous ne l'imaginons. Ce que nous ap-pelons le « timbre >, des sons instrumentaux et qui nous semble

relever de leur matière (par opposition aux valeurs de hauteur,de durée, d'intensité) est en soi-même une structure, une forme,même si acoustiquement elle est très composite. Pour preuve le

fait que, malgré une bande passante très réduite et une dynami-que faible, on peut << reconnaître >> dans les vieux enregistre-ments les timbres orchestraux.

Le timbre étant, si l'on veut, comparable at visage d'un son

donné, la question est posée : de même que l'on peut se deman-

der à partir de quel nombre minimum de traits significatifs, varia-bles pour chaque physionomie, se reconnaît sur un dessin le visa-

ge d'une personne, à partir de quel nombre minimum de traits so-

nores reproduits - et desquels - le timbre d'un instrument dans

un phonogramme peut-il ôtre identifié ? Mais reconnaître à par-tir â'un tràit n'est pu. p".""uoir le tout ; aussi, le problè,Ére'de laperception des sons <( reconnus >> sur un enregistremerlt n'est-il

Page 17: Chion La Toile Trouee

36 LA TOILE TROUÉE

pas pour autant réglé. Ces traits, d'autre part, ne sont définis nipar l'acoustique traditionnelle ni par les critères techniques de la« haute-fidélité >>, qui pourtant nous permet de les entendre' Parexemple un son comporte, entre autres, une certaine structure de

fréquences distribuée dans le champ des hauteurs et sur laquelleles critères de « bande passante >> ne nous disent rien (Schaefferl'appellerait << genre de masse ») ; quant aux images que sem-

blent nous en donner les analyseurs de fréquence ou les sona-grammes, elles sont rudimentaires et trompeuses. On peut com-parer cela, si l'on veut, à la définition d'une image de télévisionen nombre de lignes, qui ne nous indique pas en quoi exactement840 lignes restituent autrement la forme de l'image que 625, si-non qu'elles font ressortir des détails. En d'autres termes, les ef-fets sur la perception des formes visuelles ou sonores de

l'augmentation, pour les unes du nombre de lignes, pour les au-tres de la bande passante et de la dynamique, ne sont pas prévisi-bles et calculables à l'avance.

Ainsi, il se peut que les enregistrements de basse fidélité d'au-trefois - qui avaient aussi leurs qualités : densité, concentration

- aient été des sortes de codages qui s'ignoraient ; que nous yayons reconnu, plus que des matières, des formes et des signes'

Que savons-nous des processts de reconnaissance de formes parlesquels nous entendons les soqs ? Pas grand-chose encore, mal-gré quelques récents travaux d'importance (Schaeffer). Il n'y a

que pour les phonêmes du langage qu'un travail fouillé a été fait.Ce qui est fascinant, si on regarde l'archéologie de l'enregistre-

ment sonore (grâce au livre stimulant de Jacques Perriault « Mé-moires de l'ombre et du son >>), c'est d'apprendre que l'inventionde la reproduction sonqre a d'abord été conçue par certains com-me un prolongement de la sténographie et du télégraphe, commetn speaking telegraph (1877), quelque chose entre le codage et lesimulacre. Ce que corroborent des réactions émises à l'époque,pour nous surprenantes. Un tel, vers 1878 - c'est Perriault qui lecite - s'étonne que l'enregistrement sonore conserve, outre lesmots, << I'accent de celui qui a parlé >), comme si, plus ou moinsconsciemment, il s'était attendu à ce que l'appareil reproduise le

BRUIT DE CHINE

son de la phrase et la tonalité générale de la voix, mais en rejetantl'écorce du timbre, de l'accent particulier. On s'était fait à l'idéede capter, d'enregistrer et de reproduire des pièces de vers, desphrases, des musiques, des messages, voire la physionomie géné-rale de la voix, son << portrait >> sonore, mais que du concret im-médiat, contingent, reste collé dans l'enregistrement à ce messa-ge comme il reste de la terre à la semelle d'un soulier, voilà qui enlaissait certains stupéfaits.

3

Ainsi, ce qire nous appelons sans toujours savoir ce que c'est lesonore ne nous a pas été rendu d'emblée par l'enregistrementlorsque celui-ci est apparu, et pas seulement par carence techni-que. A travers l'histoire des progrès de la restitution sonore, leson a été l'objet d'une lente révélation, comme celle d'une photo-graphie dans le bain de développement : voici des traits quiémergent, de vagues ombres, puis des contours, puis un détail(pourquoi celui-là ?), puis des nuances... puis un virage des cou-leurs - tout ceci dans un ordre qui n'a rien de rationnel. Certainsdétails apparaissent tout de suite, d'autres à la fin, mélangés à desstructures, à l'ensernble de la forme... Un processus qu'au-jourd'hui chacun voit se dérouler en plein air et en quelques se-condes sur un Polaroïd. Et qui, pour le son, a pris cent ans, peut-être n'est-il d'ailleurs pas terminé.

Jusqu'ici bien srîr on a entendu quelque chose, et on a priscette trace de quelque chose pour une reproduction, qu'elle était,mais au prix de combien de détails gommés dans la matière, dereliefs aplatis, de nuances négligées. De cette révélation lente-ment advenue, l'histoire technique de la hi-fi n'a donné qu'uneexpression quantitative inadéquate, elle n'a pu que la compatibi-liser en fréquences, en courbes de réponse, sans la décrire.

Quand le cinéma, la photo, étaient en noir et blanc, tout unchacun voyait et pouvait nommer ce qui faisait défaut au simula-cre visuel. Mais ce qui manquait à I'image sonore donnée par lespremiers appareils, voire lui manque encore aujourd'hui, c'est

37

Page 18: Chion La Toile Trouee

38 LA TOILE TROUÉ,E

quoi, comment le nommer, de quelle << couleur » s'agit-il ?

D'autant que l'histoire, qui reste à faire, de cette révélation, de

ce perfectionnement du simulacre sonore n'est pas linéaire. Sou-vent un progrès technique du simulacre en refoule un autre : ain-si au début du siècle, l'image monoculaire animée (en d'autrestermes le cinématographe) refoule l'ipage fixe en relief, c'est-à-dire le stéréoscope, qui faisait alors l'objet d'une vogue difficile àimaginer aujourd'hui.

Et nous voici, face à l'écran, devant cette somptueuse cour de

Chine. Sur les genoux d'une des épouses de l'empereur est assis

un chien pékinois. Bruit de remue-ménage de l'animal sur le gi-ron de sa maîtresse, petits halètements, froissements de tissu'Des son§ qui ne sont plus des signes, mais des objets sonores exis-tant à part entière, pour eux-mêmes. Des bruits, rien que des

bruits, direz-vous ? Mais les bruits, il faut bien que le cinéma s'enoccupe, puisque les musiciens, ces sourds avétés, à quelques ex-ceptions près les ont négligés.

Page 19: Chion La Toile Trouee

SYMPHONIES URBAINES

I

Depuis que le cinéma est sonore, un seul type de bruit suffit àlui seul, dans les films du monde entier, à signifier et résumer laville : c'est le son d'avertissêur, qui peut aller de la trompe d'auto(quand elle est encore en usage à l'époque de l'action) au klaxonélectrique, sans oublier les sirènes d'ambulance ou de voitures depolice. Que ce soit dans un feuilleton américain où un << plan desituation >> (establishing shot) vous dit en quelques secondes quel'action se transporte à la ville, ou dans un film chinois contempo-rain, le bruit du klaxon, parfois utilisé en « boucle » (fragment debande magnétique collé sur lui-même, et répétant son contenupériodiquement), est 1à au rendez-vous.

On pourrait s'étonner de la permanence et de l'obstination dece stéréotype de l'avertisseur, aussi répandu et presque obligatoi-re, pour signifier la ville, que la sirène de bateau pour sonoriser leport ou le chant d'oiseau pour nous transporter aux champs. Y a-t-il si peu de bruits pour peupler l'espace urbain, et n'avons-nouspas dans notre conscience le souvenir, le miroitement de tant derumeurs si différentes ? Pourtant, un enregistrement neutre de laréalitê vient nous détromper : ce qui là-dedans domine, c'est lamasse compacte, anonyme et acoustiquement confuse des mo-teurs d'automobiles, dissolvant et absorbant tout le reste, et no-

Harrison Ford dans Bladc Runner,1983, de Ridley Scott

Page 20: Chion La Toile Trouee

42 LA TOILE TROUÉE

tamment les sons plus caractérisés ou discontinus de voix, de pas,

d'activité humaine... Dans ce chaos, le son d'avertisseur est le

seul à émerger - il est d'ailleurs fait pour cela - non seulementpar sa puissance, mais aussi pat sa prégnance perceptive, sa clartéde signal émis sur une note précise ou sur un glissando net, un si-

gnal pourvu d'une bonne forme acoustique qui le fera ressortir àcoup sûr sur le fond ambiant.

Mais ce n'est pas là l'unique raison pour laquelle l'avertisseurest utilisé au cinéma pour résumer le bruit d'une ville : c'est aussi

- voire surtout - parce que, qu'il soit klaxon, trompe ou.sirène,il a le pouvoir d'éveiller I'espace.Larévetbération qui le prolonge

fait entendre en effet clairement comment il se répercute sur de

hautes façades de buildings, ou dans des rues étroites. Alors que

le bruit des moteurs a sa réverbération trop prise dans la pâte des

sons qu'elle colore, trop peu distincte, le halo qui entoure et pro-longe les coups secs d'avertisseur ou les glissandi stridents des si-

rènes se distingue nettement : sa couleur, sa durée peuvent nous

renseigner sur les dimensions propres à cet espace.

Acoustiquement parlant, une ville est en effet tî contenant :

des sons qui en rase campagne sonneraient mat, de n'avoir pas de

paroi pour les renvoyer, en ville se déploient. Ainsi, le son

d'avertisseur ou de sirène au cinéma, non seulement nous évoque

une source, voiture de police ou taxi, mais aussi, instantanérirent,il nous fait palper un espace urbain de l'oreille

Depuis les premiers films sonores français qui, au temps des

trompes d'auto, cherchaient à restituer la rumeur de la vie urbai-ne parisienne, l'avertisseur est donc resté le roi des symboles so-

nores employés par le cinéma pour signifier la ville et en marqueracoustiquement le territoire, comme l'animal fait avec son cri ou

son chant. En cela, le cinéma n'a fait d'ailleurs que continuer une

tradition venue de la musique symphonique ; c'est semblable-ment par l'évocation des klaxons et de leurs tons discordants que

les æuvres orchestrales du début du siècle, Un Américain à Paris,de Gershwin, ou l'ouverture du Mandarin Merveilleux deBafiok,évoquaient la métropole.

2

Si nous cherchons d'autres stéréotypes sonores urbains, ceuxque nous trouvons sont plutôt associés à des intérieurs : ambian-ces, chères au cinéma français et à Godard, de café et de restau-rant (flipper, juke-boxes, percolateurs, commandes, ordres don-nés à la cuisine, tintement des pièces sur le comptoir), mais aussiambiances de cours d'immeubles que résume, de La Chienne deRenoir à Fenêtre sur cour d'Hitchcock, le son d'un piano livré auxexercices plus ou moins maladroits d'un voisin musicien. Notons'd'ailleurs que dans les premiers films sonores, les bruits de voisi-nage (disputes, T-S-F, partys, fêtes, etc.) ont souvent été utiliséscomme élément comique ou dramatique, voire comme ressort del'intrigue, amenant les protagonistes de l'histoire à faire connais-sance.

Les grandes cités ont aussi leurs stéréotypes musicaux, notam-ment dans le cinéma hollywoodien : Paris est un son d'accor-déon, Vienne une mélodie de cithare (depuis Le troisième hom-me) et des sons de mandoline ou de chant ténorisant remplissentl'écran de l'air d'une ville d'Italie. Une trompette ou un saxopho-ne solo (aux sons puissants et clairs, déclencheurs de réverbéra-tion, qui << dessinent » bien à l'oreille l'espace urbain) ont sou-vent signifié dans le film noir la solitude des cités. C'était le cas

déjà dans un film muet, Le dernier des hommes de Murnau, où latrompette n'était que montrée, mais où le trajet du son était sug-géré par le déplacement de la caméra remontant à sa source : lepavillon de l'instrument.

Malgré tout, aucun bruit n'a l'efficacité symbolique et dramati-que, comme marqueur de territoire, que possède celui de l'aver-tisseur de véhicule : il suffit d'une cacophonie de trois ou quatretons différents de klaxon pour évoquei la multiplicité, le croise-ment de destins individuels non coordonnés, le réseau de trajetsanonymes qui sont caractéristiques de la ville. Le hululementd'une sirène new-yorkaise dresse tout d'un coup, sur l'écran denotre vision mentale, par son écho plus ou moins profond et ses

variations de timbre (effet Doppler) liées à des changements

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44 LA TOILE TROUÉE

d'éloignement, une rue plus ou moins longue et plus ou moinsétroite, ou encore l'image d'une colossale surface réfléchissante.Telle est la force et la beauté des stéréotypes, trop méprisés peut-être, qu'ils sont à la fois réalistes et symboliques. Mais les exem-ples de films qui ont plus ou moins échappé à ces clichés n'en sontpas moins intéressants, voire fascinants. On en retiendra deux.

Voici Tati par exemple, qui dans Playtime fait surgir d'un ter-rain vague en bordure de Vincennes, comme toute armée de sonimagination, une ville neuve de verre et d'acier - mais est-cebien une ville - où ne résonne jamais (ou presque ) pour en dé-ployer l'espace à nos oreilles, aucun klaxon. Seulement-le sonqu'émet cette ville, entièrement fabriqué en post-synchronisa-tion, a étê décanté, purifié, et repart de ce matériau habituelle-ment informe qu'est le bruit de la circulation, pour en faire undoux roulis sonore, pulsé, intime, qui, réglé sur les ordres desfeux rouges et des feux verts, est plus proche d'un code rythmi-que abstrait. Les sons chez Tati sont, dans leur limpidité et leurnetteté, souvent à peine marqués d'une réverbération, et gardentalors une qualité de signal codé, comme s'ils étaient une sorte detélégraphe du monde. Ils semblent se propager dans un air raré-fié, comme sur un haut-plateau proche du ciel.

Tout le contraire de la mégalopole hyperpolluée et suintanted'humidité dressée par Ridley Scott dans l'extraordinaire BladeRunner : une Los Angeles de l'an 2019, où la pluie constante dé-verse un sempiternel bruit d'écoulement... Une ville où l'on cir-cule plus par la voie des airs, entre les buildings gigantesques,qu'au niveau de la terre, par de petits véhicules bi-placesj'ce quiproduit un bourdonnement tournoyant de jungle ; une ville où, àla faveur d'une utilisation superbe et symphonique du Dolby sté-réo multicanaux, vibrent, tintent, grondent et crépitent en per-manence, sur plusieurs rythmes, les sons les plus divers. A la gri-saille et à la crasse sonore, illuminée seulement de quelquescoups d'avertisseur ou de l'éclair d'une sirène, de nos métropolesactuelles, l'univers acoustique de Blade Runner substitue son fluxmulticolore, scintillant et dentelé de sons, sur toute l'épaisseur duregistre audible, où des rythmes contrastés se chevauchent et se

SYMPHONIES URBAINES 45

superposent, depuis des pulsations graves - comme si la ville-or-ganisme était une grosse baleine soufflante - jusqu'à des friselisaigus rapides évoquant des insectes électroniques, attribuables si

l'on veut à un véhicule ou un appareil futuriste, mais surtoutconstituant une sorte de partition libre, qui résume à elle seule les

mille rythmes humains, lumineux, sonores, organiques ou méca-niques, individuels ou collectifs dont la totalité fait une cité.

Encore une fois, le son ne reproduit pas, il rend. Dans BladeRunner certains rirotifs électroniques aigus et dentelés qui peu-plent l'orchestre sonore du film ne restituent pas tant des sons en-tendus par les personnages qu'ils n'évoquent la micro-activité à

l'intérieur des machines dont se compose leur univers. C'était Ià,

déjà, la fonction des voyants lumineux clignotants que les décorsdes films de S-F employaient avec prodigalité. On peut les tour-ner en dérision ; n'empêche qu'ils servent d'abord à nous donnerle sentiment, par le canal visuel, que ces caisses, ces volumes etces boites de métal ne sont pas inertes et,vides, mais que leur in-térieur est animé de toute une activité électronique et mécani-que. En cela, le son peut fonctionner lui aussi comme un« voyant sonore » dont les clignotements, les rythmes, tradui-sent, non pas forcément la réalité sonore du monde évoqué dans

le film, mais la vie interne de tout ce qui le compose. Le son, c'estaussi le rythme, et le rythme est peut-être le plus abstrait, le plusgénéral des signifiants. . .

3

De même, le cinéma d'aventure ou le cinéma romanesquenous font entendre systématiquement, dans les scènes de nuit,des stridences de grillon là où dans la réalité, il pourrait n'y avoirrien de tel... Fausse parfois sur le plan du strict réalisme, cette in-tervention grillonne est tout de même juste sur le plan drt renducinématographique de la nuit. La nuit qui nous fait sensibles à des

micro-activités naturelles, à des scintillements, à des flux que lejour nous ignorons, et c'est cela tout à la fois, qui n'est pas spéci-fiquement sonore, que peut évoquer dans un film le chant du gril-

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46 LA TOILE TROUÉE

lon à soi seul, condensé de toutes sortes de perceptions et d'im-pressions - outre qu'il nous donne un certain sentiment d'espaceet de territoire.

Dans les films urbains notamment, le son peut aussi très bienn'avoir aucune sensation particulière à traduire, mais servir plu-tôt à exprimer, par un dessin de lignes et de points sonores, cettecombinaison multiple de rythmes en quoi se résume la vie d'unecité.

Le cliché qui fait comparer la vie urbaine à une « symphonie »est un usage peut-être depuis le début du siècle, qui connaissaitencore [ps crieurs et les marchands de rue, éléments importantsalors du brouhaha urbain (voir Proust) avant que le vacarrne au-tomobile ne vienne les déloger. Cette << symphonie d'une grandeville », le cinéma muet a maintes fois cherché à en donner la tra-duction visuelle, notamment dans le célèbre film de Ruttmann,consacré à Berlin, qui porte ce titre, tandis que de son côté la mu-sique symphonique, avec Gershwin, Bartok, Stravinski, Ives,etc., en poursuivait l'expression par le canal musical.

Cette symphonie, quel art était a priori mieux armé que le ci-néma pour la traduire de la façon la plus littérale ? Cela donne lascène classique dl Réveil de Capitale, que tente de traiter, au dé-but du parlant, le film de Mamoulian Aimez-moi ce soir (Love meTonight) : les premières voitures, les volets qui s'ouvrent, les mé-nagères qui battent rythmiquement leurs tapis, etc. Le caractèrepeu convaincant de l'essai, systématique et tournant court, pro-vient peut-être de ce qu'on s'est laissé abuser à croire, par le motlui-même, que cette << symphonie » dont la ville nous donne lesentiment n'était que sonore. Alors que notre perception et notremémoire du monde ne font pas de si rigoureuses séparations en-tre les canaux sensoriels par lesquels lui ont été apportées les im-pressions qu'elle engramme.

C'est bien pour cpla que le cinéma, même s'il n'emploie qu'uncanal sonore et un canal visuel, ne se borne pas (quelle tristesse sic'était le cas) à reproduire ou à imiter des sensations purementvisuelles ou sonores. Les sons d'un film peuvent nous restituerdes myriades de sensations lumineuses, spatiales, thermiques et

SYMPHONIES URBAINES 47

tactiles. Ainsi, les bruits de la ville, le cinéma ne les a pas tou-jours rendus par des sons ; et ces bruits eux-mêmes étaient déjà,dans notre expérience, autre chose que des bruits.

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James Stewart et Grace Kelly dans Rear Window (Fenêtre sur cour),1954, d'Alfred Hitchcock

UNE PETITE POINTE DE LUMIÈNT NOUCT

Une des principales difficultés dans un scénario tel que celui deFenêtre sur cour, de Hitchcock, était, peut-on imaginer, de ren-dre complice le spectateur tout au long du film d'un comporte-ment chez les héros de pur voyeurisme - puisque ceux-ci,jusqu'à la fin exceptée, ne sont pas mis en danger par le meurtrierprésumé dont ils observent le comportement, et n'ont même pasune vie à sauver, le crime étant considéré comme déjà commisquand ils portent leur intérêt sur cet homme.

Or, cette difficulté est abordée de front, en lâchant le morceauau début du film : dans la première scène de Jeff (James Stewart)avec sa masseuse-infirmière, Stella (Thelma Ritter) - celle-cicoupe l'herbe sous le pied du spectateu en émettant ce qui sem-ble être une condamnation sans ambiguilé. Le mot est dit : << Webecome a rece of peeping-toms >>, nous devenons une race devoyeurs, mais cette condamnation est en fait comme une autori-sation, et Stella elle-même sera, le moment venu, la plus coopé-rative dans le jeu, la plus fertile en imaginations morbides sur lemeurtre de la fenêtre d'en face.

En revanche, il y a bien quelque chose qui n'est jamais dit niévoqué de tout le film et qui ne doit pas l'être, car sur sa << forclu-sion >> repose tout le fonctionnement de l'histoire, c'est, en I'oc-

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LA TOILE TROUÉE

currence, le quatrième côté de la cour., celui auquel appartient le

deux-pièces cuisine de James Stewart, car ce quatrième côté ne

peut que comporter divers autres appartements, d'où d'autrespe.sonnet pourraient tout aussi bien que le héros remarquer lemanège chez Thorwald, le tueur, et les événements dramatiquesqui s'y déroulent parfois à fenêtre ouverte - tel Ie moment oùThorwald empoigne violemment Grace Kelly qui s'est introduitechez lui, et se prépare visiblement à lui faire un mauvais sort' Là

encore, la scène est montrée comme si, en face des trois parois de

la cour que nous voyons sans cesse en gros et en détail, il n'y avait

qu'un appartement et qu'une fenêtre, celle de James Stewart.Notons aussi que de cet appartement, le spectateur ne voit que

le séjour où son locataire est confiné ; les deux autres pièces, iln'y entre jamais mais il voit Grace Kelly y entrer sans la suivre,

déjà maîtresse de l'endroit avant d'avoir arraché le consentementde Jeff : ce sont la chambre et la cuisine, dont les portes donnent

sur le séjour en se faisant vis-à-vis.Tout cela est bien srir justifié au départ par la règle du point de

vue de Jeff : sa jambe dans le plâtre le maintenant immobilisé, ilne sortira pas de cette pièce de séjour unique, et nous ne sommes

pas en principe censés en voir plus que lui, tout en le voyant lui-même - selon la règle, paradoxale en apparence, qui commandel,identification au cinéma - inscrit dans l'espace où circule libre-ment son regard, celui de sa pièce de séjour. Ici, l'application de

cette règle du point de vue revient à inviter le public à partager le

petit appartement du héros, en lui faisant oublier, comme aux

personnages du film, que du même côté de la cour il peut y avoirà'autres appartements, d'où l'on peut voir aussi bien sinon mieux

ce qui se passe en face chez Thorwald.A cette règle, le découpage du film fait au moins quatre entor-

ses, dont l'une est tout à fait explicite et s'affiche comme telle, et

dont les autres, plus discrètes, peuvent (doivent ?) rester inaper-

çues en tant que telles du spectateur. Parlons d'abord de ces der-

nières. La première se situe au début : James Stewart est endor-mi sur son fauteuil d'invalide, sa tête couverte de sueur reposeprès du rebord de la fenêtre, et il tourne le dos à la cour, la cour

UNE PETITE POINTE DE LUMIÈRE ROUGE 51

que nous venons de parcourir du regard comme Stewart peutl'entendre dans son somme (où I'oreille, on le sait, continue defonctionner), et qui s'éveille pour une nouvelle journée de cani-cule new-yorkaise, avec son vacarme réverbéré de sons de radio,de klaxons, de sirènes de bateaux et de cris d'enfants. En mêmetemps cette cour apparaît, toute résonnante qu'elle est de sons,comme une sorte de prolongement de son crâne plein de rêves.

C'est dans la même position et le même état de sommeil quenous retrouverons James Stewart, plus loin, pour une autreéchappée apparente de son point de vue : lorsque nous voyons,de sa fenêtre, Thorwald sortir nuitamment avec une femme ennoir mystérieuse.

Il y a un certain charme propre aux films qui commencent parle réveil d'un homme et nous conduisent ensuite dans son pointde vue : je pense au Procès, de Welles, àla Cité des femmes, àlapartie centrale de La Femme de l'aviateur, de Rohmer, où il ap-paraîtrait que c'est le monde réel qui est onirique. De sorte quel'on pourrait dire qu'il n'y a pas vraiment entorse au point de vuequand le personnage dort et que I'action commence ou se pour-suit sans lui.

L'espace, dans Fenêtre sur cour, adopte donc la forme complè-tement imaginaire d'un cône dont la pointe est constituée par lapièce de séjour de James Stewart (ou si I'on veut, par le crâne decelui-ci couché horizontalement dos à la fenêtre) et qui va ens'ouvrant sur la cour et au-delà sur le monde. Et il s'agit de main-tenir le spectateur dans l'oubli que le petit appartemint ne peutformer à lui seul tout le vis-à-vis de cette vaste cour.

Il y a pourtant deux moments du film où nous sortons de la piè-ce, et où nous sommes exposés à le voir, ce quatrième côté « ou-blié ». De fait, nous le voyons bien à la fin, lorsque James Ste-wart est défenestré par Thorwald, mais à la faveur d'un découpa-ge très morcelé et de l'intensité de la situation, nous ne nous avi-sons pas de ce qu'implique sa découverte (et si I'on arrête la sé.

quence pour regarder, sur ce quatrième côté il n'y a que des fe.nêtres aux rideaux tirés).

L'autre moment de « sortie »; celui-là au contraire très remar-

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LA TOILE TROUÉE

qué et mis en évidence, c'est l'épisode de la mort du petit chien

- lorsque le couple de retraités sans enfant qui habite un des éta-ges élevés découvre, le soir, le cadavre de leur animal chéri allon-gé en bas sur le'sol, et que les cris, les pleurs, l'anathème de lavieille dame (<, pourquoi ne pouvons-nous nous aimer 7 ») atti-rent à leurs fenêtres et balcons tout le petit monde de la cour : lecouple de jeunes mariés qui déserte un moment le lit conjugal, la<< Miss Cæur Solitaire » du rez-de-chaussée, les invités de la partyque donne le jeune compositeur, tous sauf Thorwald évidem-ment, dont la présence chez lui, claustré, éloigné de cette réu-nion, est dénoncée par la petite pointe de lumière rouge de soncigare allumé.

(En cette pointe de lumière rouge, extrême pointe en effet dece que le regard du spectateur du film peut saisir sur l'écran, se

résume la pulsion voyeuriste, scrutante qui conduit tout le film,et qui n'est pas doublée - oh que non - d'une pulsion écoutan-te : car ces voyeurs-là n'écoutent presque jamais - ils oui'ssent,ils baignent dans un son qui les immerge, qui immerge tout lefilm, et qu'ils n'écoutent pas).

<< C'est le seul moment du film, dit Truffaut à Hitchcock qui ac-quiesce, où la mise en scène change de point de vue ; on quitteI'appartement de Stewart, la caméra s'installe dans la cour, vuesous plusieurs angles, et la scène devient purement objective >>. Etde fait, c'est la première fois, effectivement, que les habitantsd'en face sont vus non pas de loin, grossis et écrasés par une opti-que de longue focale, mais de près, daps une pe$pective << nor-male ,> et sous des angles qui ne correspondent pas à ceux qu'onpeut avoir de la fenêtre de James Stewart. Il y a aussi un extraor-dinaire plan, extrêmement bref, qui nous montre en entier toutela cour. Toute ? En fait, seulement la partie qui est en face desfenêtres de Jeff, mais voilà : nous avions bien cru la voir toute, etc'est bien ce qui était recherché dans ce point de vue apparem-ment objectif, mais continuant d'ignorer le quatrième côté. Et ilest fort probable que l'unanimisme brouillon de cette séquenceau demeurant très émouvante, dans son mélange rapide de pointsde vue << cassés » et disloqués, est là pour nous faire croire que la

UNE PETITE POINTE DE LUMIÈRE ROUGE 53

cour se rassemble et que nous la voyons toute ; et pour ne pas

laisser le temps de se construire, de consister, à la conscienced'un quatrième côté.

2

Le quatrième côté ouvert nous évoque le théâtre, et cette réfé-rence au théâtre n'est même pas une interprétation : c'est GraceKelly qui l'énonce, lorsqu'en refermant le rideau de la fenêtreelle promet à James Stewart, qu'elle frustre de son spectacle, unecompensation en sa personne de femme, se proposant elle-mêmecomme << coming attraction ».

L'appartement de Jeff est évidemment construit et filmé com-me une scène de théâtre à quatre côtés, si l'on veut bien admettrece paradoxe. Impression fortement marquée par la structure de

son espace : une pièce souvent montrée en largeur, qui compor-te, côté cour (il ne s'agit pas de la même cour) et côté jardin,deux portes donnant sur des pièces où l'on n'entre pas - à quoil'immobilité forcée de James Stewart vient rajouter un nouveautrait de contrainte théâtrale. N'oublions pas que Fenêtre sur courvient immédiatement après Le Crime était presque parfait et quel-ques années après La Corde, deux études de théâtre filmé.

Poussons à l'absurde notre idée, et imaginons une versionthéâtrale de Fenêtre sur cour.' les acteurs regarderaient face à

nous et nous ne verrions pas la cour, elle existerait par le son etpar les remarques et les réactions des personnages dans l'apparte-ment. Dispositif qui paraît étrange à décrire, mais qui se retrouvecependant dans certaines mises en scène de théâtre, où I'espacegigantesque (de bataille, de cérémonie, etc...) que les acteurs de

la pièce découvrent et commentent, ils le voient en regardantvers le public, qéant ainsi une sorte de cône imaginaire qui partde la scène pour s'évaser à l'infini.

En quelque sorte, dans Fenêtre sur cour,l'escamotage du qua-trième côté autour de l'appartement de James Stewart, ce seraitpour faire fonctionner la greffe étrange et magique d'un apparte-ment de théâtre sur une cour de cinéma.

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3

L'utilisation du son contribue évidemment à aspirer l'attentiondu côté de la cour : les sons entendus, de radios, de bouts inaudi-bles de conversations, de jeux, de piano, de rue, de ville, sontfaits pour être rapportés à ce que nous voyons en face. Mais il y aau moins un son d'ambiance, qui joue un rôle d'autant plus secretet important qu'il n'est pas rapportable à un des locataires repé-rés, qu'il n'est jamais nommé dans le dialogue et qu'il est donc,par rapport aux autres, complètement hors-lieu : ce sont les gam-mes que fait une invisible cantatrice. Je me plais à croire quecette voix féminine apporte ici, dans ce tissu musical et sonorequotidien et localisé qui arrive de la cour comme d'une gigantes-que fosse à sons, un élément libre, échappant à toute nécessité delocalisation.

C'est d'ailleurs une de ces séquences monotones de la cantatri-ce invisible que nous entendons le premier soir avant l'arrivée, si-lencieuse et impromptue, de Grace Kelly - et juste avant ce si-lence merveilleux et bouleversant qui se referme littéralementsur le baiser des deux amants, dans ce reflux étonnant et si bienpréparé des vagues sonores qui n'ont cessé de battre avec bruitsous les fenêtres de James Stewart depuis le début du film.

Ce. n'est qu'apparemment, en effet, que cette symphonie ur-baine environnant les personnages est aléatoire. Diverses analy-ses détaillées (dont celle, très pertinente, d'Elizabeth Weis dansson livre sur le son chez Hitchcock) ont bien montré qu'elle estun commentaire permanent de leur histoire individuelle. Lorsquepar exemple les sirènes résonnent, c'est justement pour ponctuerde leur écho sinistre la découverte par James Stewart des bizarresmanæuvres de son voisin meurtrier. Et si des cris d'enfants s'élè-vent, c'est précisément que Hitchcock a besoin, alors, de faireexister par le son le coin de rue visible de chez Jeff.

Mais si l'on met le film à plat, en l'étudiant sur vidéo-cassette,on s'aperçoit évidemment qu'en termes de strict réalisme la suc-cession de tous ces sons est invraisemblable, puisqu'au lieu de se

superposer, de se recouvrir, de déborder les uns sur les autres, ils

UNE PETITE POINTE DE LUMIÈRE ROUGE 55

se succèdent sagement . La cantatrice d'un appartement ne chan-

te que quand la radio d'un autre s'est tue. Le compositeur ne se

remet à son piano que quand radio et cantatrice ont cessé d'émet-tre. Hitchcock module librement la rumeur de la cour, selon le

besoin qu'il a, soit d'attirer l'attention de James Stewart (et du

spectateur) vers l'extérieur, soit au contraire de << refermer » la

scène sur le petit théâtre de la pièce de séjour' Quand il veut ra-

mener par exemple Jeff à l'observation de ses voisins, voici que

cette rumeur, l'instant d'avant disparue ou limitée à un vague

bruit de fond urbain , réapparaît, mais toujours sélectionnée et ré-duite à un élément privilégié, une musique, une chanson. Nousl'entendons pourtant plurielle, polyphonique, ou plutôt, specta-

teurs accrochés au sens des dialogues, autour des paroles nous

l'ouïssons.Car si l'on parle de voir pour tout ce qui s'inscrit physiologi-

quement dans le champ de la vue, tandis que regarder désigne

l;observation active d'un objet ou d'un détail dans ce champ ; si

par ailleurs on nomm e ouir recevoir tout ce qui entre par les

àreilles et s'enregistre de soi-même dans la conscience, mais

écouter prêter à une partie de ce qui est ouï son active attention -alors on dira que, pour l'être humain, le champ de l'ouïr autourde l'écoute est bien plus énorme que le champ du voir autour du re'garder. Et que vasto est, de surcroît, la mer de l'ouie autour duradeau de la vision.

Que font, nous l'avons dit, les personnages et les spectateurs

de Fenêtre sur cour ? Et que fait la mise en scène hitchcockienneà l'intention des uns et des autres, sinon scruter activement tous

les détails de ce qui se présente à leur vue, les grossir à la jumelle,

au télé-objectif, tout en les tenant immergés dans un vaste bain

sonore qu'ils reçoivent globalement, sans rien en tirer, sans nom-

mer le dixième de ce qu'ils entendent - tous ces bruits jamais

dits par eux : la cantatrice qui fait ses gammes, la sirène, etc... ?

C'est cela, ce mélange d'extrême tension et de moelleuse dérivequi, dans Fenêtre sur cour, fascine.

Mais aussi, la tonalité feutrée des voix, des confidences, des

spéculations complices des deux amants qui surveillent, et autour

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56 LA TOILE TROUÉE

d'eux la musique de radio qui ne s'arrête que pour d'autresbruits, le flot des sons réverbérés, roulés et arrondis dans l'échode la cour comme un galet (effet si rare au cinéma), totalité quivous porte, mouvement sans fin, cependant que se construitl'écheveau des observations. Petite pointe de lumière rouge ducigare allumé du tueur resté seul dans sa chambre, tu es la pointed'une pyramide visuelle, géométrique et géniale, mais autour detoi, sans limite, s'étale la douceur immense de ces dunes de sons.

Rear Window (Fenêtre sur cour),1954, d'Alfred Hitchcock

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Emily Lloyd dans Wish you were here (Too Much), 1986, de David Leland : le choc des gros mots Diego Doria et Mario Barroso dans Francisca, 1981, de Manoel de Oliveira : <. nous avons la possibili-té dü microphone pour entendre et faire reproduire une voix dans des conditions très justes » (M. de

Oliveira, 1981)

Mercedes Mc Cambridge et Elizabeth Taylor dans Sudfunly, Last Summer (Soudain l'été dernier),1959, de Joseph L. Mankiewicz : « Listen to me >>

Fabrice Luchini dans Les Nuits de la pleine lune 1984, d'Eric Rohmer : le plaisir des mots choisis

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Audrey Hepburn et Rex Harrison dans My Fair Lady, 1964, tle George Cukor : la leçon de prononcia-tion du professeur Higgins

The Man who shot Liberty Valance (L'Homme qui tua Liberty Valance), 1962, de John Ford : le meeting

Laura Betti, Jean-Louis Barrault et Hanna Schygulta dans l'internationale Nuit de Varennes, 1982,d'Ettore Scola : un casting " à l'italienne "

Marlene Dietrich dans Witness for the Prosecution (Témoin à charge), 1958 de Billy Wilder : le procès

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Dennis Quaid daas Innerspace (L'aventure intélieure),1986, de Joe Dante : l'aventurier de nouvellesexpériences sensorielles

The Mission (Mission),1986, de Roland Joffé : un espace-clip, construit surle sonMad Max beyond Thunderdome (Mad Max au-delà du dôme du tonnetre),1985, de George Miller elGeorge Ogilvie : le pullulement des nouveaux espaces sonores

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Deuxième partie :

PAROTE

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Fernandel et Charpin dans Le Schpountz,7938, de Marcel Pagnol

tA MEtttEURE FAçON DE PARTER

IC'est le critique et réalisateur Louis Delluc qui, en 1920, c'est-à-

dire au cæur d'un cinéma qu'on n'appelait pas encore muet, fai-sait cette observation :

« Le spectateur considère le film comme une chose absolue,c'est-à-dire sans date, ni origine, ni dialgç\g. Si vous I'obligez à en-tendre (sic, sous-entendu : par uie certaine façon de montrer etde jouer) que ce drame est tourné en anglais, en italien, ou en fran-çais, il sera mécontent... »

Dans le cinéma muet en effet, à la faveur de la rareté du verbeécrit et de l'absence de voix, les personnages et les événementspouvaient conserver un certain caractère d'abstraction, rester desessences. Au générique et sur les inter-titres on lisait souvent,non des"noms propres comme Garance, Rhett Butler ou Umber-to D., mais : la Petite Chérie (dans Intolérance),le Père,le Chi-nois. Les lieux de l'action étaient souvent des lieux internatio-naux ou plutôt a-nationaux, non précisés : la Maison, la Ville, laForêt... Tout cela a changé avec le parlant qui, en donnant unevoix, donc une langue, une identité ethnique et souvent un nompropre aux personnages, les immergeait dans une réalité plusquotidienne, plus située.

Le parlant est donc venu introduire dans le cinéma la divisionde Babel. « La technique du parlanf, signalait Fondane en 193'1., amorcelé le cinéma en autant de productions que de pays. ,

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68 LA TOILE TR.OUÉE

On sait que les solutions adoptées dans les premières années,

pour la diffusion internationale du cinéma, furent multiples etchaotiques, à f image des films dont la formule était souvent mé-

langée: soit muets aux quatre-cinquièmes avec deux ou trois scè-

nes parlantes (cas du premier « parlant >> officiel, Le Chanteur de

jazz), soit tournés en muet puis partiellement ou complétementpost-synchronisés après-coup en studio dans la langue du pays,

soit carrément réalisés en une seule version bilingue (comme AlloBerlin ? ici Paris I de Duvivier,lg3l, dont les héros sont deuxjeunes téléphonistes qui s'appellent d'une capitale à l'autre), soitenfin, solution fréquemment adoptée mais corîteuse, tournés en

deux ou plusieurs versions dans les mêmes décors avec des distri-butions différentes -

jusqu'à, enfin, I'adoption du sous-titre oudu doublage. Ce dernier continuant, pour des raisons culturellesou économiques, d'être réservé à certains pays. En Islande ou

aux Pays-Bas, par exemple, c'est le sous-titrage qui règne, impo-sé par la faiblesse quantitative du marché (le doublage revenanttrop cher), tandis qu'aux U.S.A. le public refuse une post-syn-chronisation qui dérange ses habitudes. Ce qui a pour conséquen-

ce, lorsqu'on veut assurer à un film étranger un succès dépassant

le cadre limité des sous-titrophiles, un mode de diffusion singu-

lier et corîteux : on rachète le scénario, on I'américanise, et on leretourne sur place (le Trois hommes et un couffin de Coline Ser-

reau devenant par exemple ln Three Men and a Baby réalisé par

Leonard Nimoy).Chaque cinématographie a aussi mis au point plus ou moins ra-

pidement, à l'arrivée du parlant, ses propres traditions, et sa fa-

çon propre de mettre en jeu le dialogue et le texte. Comme on ne

peut ici épuiser la variété des pratiques et des << génies natio-naux >> en matière de cinéma parlant, on se contentera d'envisa-ger rapidement trois cas jugés spécialement significatifs : ceux

des cinémas américain, italien et français.

2

Le cinéma américain est apparemment un cas de paradoxe,puisqu'en même temps qu'il semble offrir au monde son modèletyrannique du « cinéma d'action », il recourt beaucoup, et bienplus qu'on ne pense, à des dialogues-fleuves - mais des dialo-gues qui ne pèsent pas, parce qu'ils sont toujours en situation etliés à des situations de communication où se confrontent les per-sonnages. C'est aussi un cinéma volontiers plaideur, où l'onaffectionne les controverses, les prêches, les discours (Chaplin,Capra, Preminger) et évidemment les procès, avec réquisitoires,enquêtes et plaidoiries. Les grands films juridiques sont améri-cains, comme le Young Mister Lincoln, L939, de John Ford, quiraconte la première affaire d'un jeune avocat promis au destin deprésident des U.S.A. Un cinéaste de la parole comme Joseph L.Mankiewicz, dont un de ses interprètes, Michael Caine, a pu direqu'il savait << donner les mots à voir >>, confronte paroles, voix-offet témoignages contradictoires comme les pièces d'un vaste pro-cès. Le goût du verbe, dans le cinéma américain, est en effet fon-damentalement oratoire, et renvoie à la croyance en un systèmedémocratique où chacun peut avoir son mot à dire.

Les scénarios eux-mêmes répondent souvent, dans leur struc-ture, au principe de la thèse et de l'antithèse. Un film américain,c'est aujourd'hui quatre-vingt-dix minutes pour convaincre, pourse faire écouter : <<. Listen to me », << Let me tell you something »

sont des répliques qui font l'ordinaire du dialogue américain. Lessilences entre les répliques, les plans qui supportent ces silencessont chargés d'intensité écoutante? pour laisser résonner ce quivient d'être dit ou préparer la réponse. Jusqu'au côté « perfect »de l'exécution technique, dans les images, les sons, les trucages etle montage d'un film américain, participe de cette conceptionoratoire du cinéma. Les choses, les paysages ont rarement cetteprésence en soi, cette substantialité qu'ils peuvent avoir dans unfilm européen, ce sont des pièces à conviction de la démonstra-tion. En revanche, les corps y sont tout revêtus de la dignitéd'une personne totale, sociale, et contrairement aux films euro-

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70 LA TOILÈ TROUÉ,E

péens, notamment français, où souvent ils n'ont qu'un prénom,

là ils ont un nom-et-prénom qu'ils peuvent fièrement décliner de-

vant le public comme en face d'un jury.C'est surtout depuis l'après-guerre que le cinéma italien,lui, a

pris une place à part dans le paysage mondial du parlant, par sa

façon d'exploiter âu maximum les facilités de la post-synchronisa'tion, ce qui lui a permis de réunir, pour jouer des drames italienssitués à Rome ou en Sicile, les distributions internationales les

plus bigarrées. On sait que les premiers films dits néo-réalistes

iournés dans la rue (comme Rome ville ouverte, de Rossellini)étaient souvent doublés ; d'une part parce qu'on employait des

acteurs non-professionnels ou qui s'exprimaient en dialecte, et

que l'on était donc amené à post-synchroniser par un comédienprofessionnel, et d'autre part parce qu'ainsi on pouvait tourneren extérieur sans souci des bruits de la rue et du plein air.

Visconti lui-même, qui dans La Terre tremble, 1948, avait gar-

dé la voix de ses interprètes, des pêcheurs de Catane, en son di-rect et en dialecte sicilien, se convertit rapidement à la post-syn-

chronisation avec Senso,\954, dont la distribution intègre l'Amé-ricain Farley Granger (dans un rôle d'autrichien) et le Français

Christian Marquand à une troupe italienne. Cet internationa-lisme des distributions est demeuré un cas à peu près unique dans

le monde, et a eu notamment pour conséquence qu'un nombrerespectable de comédiens français, dont Philippe Noiret ou

Anouk Aimée, ont pu mener, parallèlement à leur carrière he-

xagonale, une deuxième carrière italienne. Mais celle-ci les

voyait interpréter, doublés, des italiens, tandis que leurs collèges

transalpins, quand ils tournent chez nous, héritent de rôles où ilsont sommés de garder leur voix, leur origine et leur accent, de

Léa Massari à Marcello Mastroianni en passant par Raf Vallone,Aldo Maccione et Renato Salvatori. Il y a là une sorte de généro-

sité assimilatrice de la langue de Dante, qui fait qu'à l'écran laconvention de voir représenté un homme d'Italie par l'AméricainBurt Lancaster, le Français Alain Delon ou le Canadien Donaldsutherland finit par se laisser admettre. cette même générosité

assimilatrice que le cinéma français a (provisoirement ?) perdue.

3

Il n'y a pas si longtemps, en effet, les versions françaises desfilms italiens prêtaient aux acteurs un accent... méridional. Maisdans le cinéma parlant français, le langage a toujours tenu uneplace très particulière, liée à la littérature, d'une part, et d'autrepart au gorit de la langue savoureuse et du mot bien choisi. Il nes'agit pas tant d'y convaincre l'autre (comme dans le cinéma amé-ricain) que se montrer fine gueule en matière de langue : c'estpeut-être pour cela que, seul peut-être de tous les cinémas dumonde, le français a mis longtemps en vedette la fonction de dia-loguiste, isolée de celle de scénariste, à travers des figures commecelles d'Henri Jeanson ou de Michel Audiard, appréciés en leurtemps non point tant pour leur talent, assez moyen, dans l'art defaire vivre des personnages et de construire des intrigues, quepour celui d'inventer des répliques. Par ailleurs, aucun autre ci-néma ne comporte un si grand nombre d'artistes du verbe - écri-vains, auteurs dramatiques - passés à la réalisation, de Pagnol etGuitry à Duras et Robbe-Grillet, en passant par Giono et biensûr Cocteau. Les deux premiers ont même incarné, dans leparlant français des débuts, une tendance « théâtrale » revendi-quée avec arrogance, et à l'époque contestée par les tenants ducinéma pur (c'est-à-dire visuel), mais plus tard reconnue par leurshéritiers de la Nouvelle Vague comme originale, et renouvelantl'art de l'écran. Et ce grand scénariste que fut Prévert a su aussifaire passer, dans ses dialogues pour Carné, Grémillon ou Re-noir, sa sensibilité de poète (que l'on compare avec les écrivainsaméricains qui ont tâté, comme Faulkner, du scénario de cinéma,sans avoir jamais eu la prétention de rester écrivains quand ilstravaillaient pour Hollywood). Plus tard, des réalisateurs de laNouvelle Vague comme Eustache ou Rohmer oseront, contre leshabitudes du cinéma, filmer en grande longueur de longs dialo-gues, voire des monologues, souvent des professions de foi dedandys et de précieuses, qui ne sont pas 1à pour faire progresserune action ou pour apporter leur pierre à des débats, comme chezles Américains, mais pour exister par eux-mêmes. Enfin, les livres et

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72 LA TOILE TROUÉE

les mots tiennent une grande place dans l'univers de cinéastes

comme Truffaut (grand admirateur de Guitry) et de Godard'Bien srir, ce règne du verbe n'a pas été immédiat et sans parta-

ge, etHenri Langlois a eu raison de souligner, sur la p-remière pé-

riode du cinéma parlant français - qu'il situe entre sous les toits

de Paris et L'Atalanle - qu'elle était « essentiellement dominée

(..-) par la volonté de ne pas rotnpre avec les conquêtes de I'art*r,ri, la volonté d'y associer le son et la parole en sauvegardant le

langage cinématographique, de conserver à I'image sa domina-

tioi. " Pour un cinéaste comme Feyder, par exemple, le son de-

vait permettre, paradoxalement << de supprirner le sous-titre, donc

de rànforcer la valeur des images, de ne plus en interuompre I'en-

chaînàment. >> Ce serait après le succès del'Angèle, i934, de Pa-

gnol, drame méridional avec Fernandel tout imprégné de l'accent

àu midi et du bruissement des cigales, que se serait, toujours se-

lon Langlois, annoncé le règne des dialoguistes.Il est iignificatif que ce soit un écrivain de Provetce qui ait ap-

porté au cinéma français le goût du verbe ; il semble en effet que

ia question de l,accent régional (presque toujours parisien ou du

midi) et celle de la langue soient en France étroitement liées.

Pour preuve, un certain dessèchement de ton du cinéma français

populàire, qui s,est produit après la disparition des derniers

" diatoguistei-vedettes >> comme Michel Audiard, une dispari-

tion coihcidant avec l'abandon de tout accent local, y compris

dans les films situés au sud de la France. Même l'accent parigot

(qui fit beaucoup pour la gloire d'acteurs comme Arletty et ca-ieite, et pour la popularité d'une certaine époque du cinéma

français) i'est vu eilacé au profit d'une élocution neutre et non si-

tnée gé,ographiquement. un film comme le lean de Florette de

Claude Berri, d'après Pagnol, a donc constitué un événement en

1"985, lorsqu'on y a entendu YVes Montand ou Daniel Auteuiljouer tn aCcent du midi qui n'était pas leur accent naturel (alors

que chez les acteurs américains, prendre I'accent de la région

dont est originaire le personnage est une chose qui va de soi).

Deux ans plis tôt les diulogu". de L'É,té meurtrier, situé dans la

même régiôn, n,embaumaient pas la moindre pointe d'« assent >>.

LA MEILLEURE FAÇON DE PARLER 73

Il serait passionnant aussi d'étudier comment les versions fran-çaises des films et des feuilletons américains ont forgé en Franceune langue complètement artificielle et en tout cas nouvelle,puisque représentant un compromis total entre des syntaxes etdes styles de communication assez différents, voire opposés.Bref, l'histoire véritable du cinéma parlant comme nouvelle fa-çon de parler reste à faire.

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Charles Chaplin et Max Linder (entre 1905 et 1925)

LA TOITE TROUEE

1

Pour réussir à franchir le passage du muet au parlant, il a falluà Chaplin rien moins que, trois de ses plus grands films.

Entrepris à la charnière des deux mais présenté seulement enL93L, c'est-à-dire en plein règne des « talkies >>, le premier, LesLumières de la ville, est un manifeste pour la défense de l'art dumuet ; il n'utilise la bande sonore que pour suflporièr un accom-pràgnement musical synchronisé, ayec un minimum d'effets debruitage et aucun dialogue audible. Les quelques répliques, so-bres, sont écrites sur des cartons i << Votts pouvez y voir maihte-nant ? - Oui, je peux voir »... Son titre même, d'emblée, placece chef-d'æuvre sous le signe de la lumière, du visuel, - et ausside la révélation : le film s'ouvre par le dévoilement d'un groupestatuaire allégorique, pour se terminer par une scène d'yeux des-sillés. Une des scènes du début porte sur le voyeurisms - s'ss[Charlot qui mate une statuette de femme nue dans une vitrine.L'image, très soignée, déploie les séductions d'omb_re et de lu-mière du cinéma muet. Et surtout, l'héroine est une jeune fleu-riste aveugle, que l'aide de Charlot (qu'elle s'imagine être un mil-lionnaire) rend à l'univers des voyants. La séquence finale, où levagabond est d'abord méconnu puis « reconnu >> par la jeune fillequ'il a aidée, se fait entièrement sur des regards, parmi les plusbouleversants jamais montrés au cinéma.

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76 LA TOILE TROUÉE

Choisir pour héroine une aveugle aurait pu être, en principe,pour Chaplin une bonne occasion d'évoquer le monde des sons.Justement cette jeune fille a chez elle un phonographe dontl'écoute semble être sa seule compagnie : or Chaplin a évité qu'àaucun moment la partition d'accompagnement du film ne nousparaisse faire entendre ce que << joue , l'appareil. En revanche,la soirée au dancing avec le millionnaire est prétexte à utiliser unemusique de danse synchronisée. D'autre part, si c'est bien à cau-se d'un bruit, celui d'un claquement de portière de limousine,que la bouquetière prend le petit vagabond pour un richard (etl'on sait ce qu'a corîté à Chaplin en essais et en nombre de prisesla mise au point de ce quiproquo initial), il faut relever que dansce film dit « sonore >>, s'il y a quelque chose qui n'est pas brui-té - même pas par une ponctuation orchestrale synchronisée,comme l'admettaient les conventions du muet - et qui se dé-roule dans le plus parfait silence, c'est bien cette portière cla-quée ! Chaplin a eu raison : faire entendre ce bruit, dont parttoute l'histoire, n'avait aucun intérêt ; le suggérer suffisait. Lerendez-vous avec le son, dans Zes Lumières de la ville , est donc àla fois posé et éludé, présent mais en creux.

Le second film de la trilogie, sorti cinq ans plus tard (quand leparlant s'est définitivement installé) franchit avec méfiance unnouveau pas vers la parole. Si l'essentiel en effet des Temps mo-dernes, musicalisé à qg_1tr,e_--vingt.-d-inpou"r ç_e_nt, reste muet, conti-nuant de traduire les dialogues par les habituels cartons, les intru-sions de son réaliste s'y font plus frappantes et plus nombreuses :

non seulement pour les effets sonores liés aux machines et à l'usi-ne, mais surtout pour les voix, qroi y font leur première apparition(dans Zes Lumières, on n'avait droit qu'à une brève caricature dediscours par un mirliton nasillant). Les Temps modernes sont no-tamment le film où pour la seule et unique fois la voix de Charlotse fait entendre, lorsqu'il entonne, vers la fin et après un grandsuspense, sa petite chanson o Je cherche après Titine ». Encoreest-ce dans un sabir incompréhensible, et d'une voix aiguë et nasa-

le qui semble parodique, et dont le public ne peut savoir si elle estla voix authentique du héros.

LA TOILE TROUÉE 77

La prise de parole des stars du muet aété en effet l'occasion,comme on sait, ile cruelles révisions de leur popularité : pour lastar féminine, le risque était de trahir son absence de distinctionet de se ravaler au rang de la créature ordinaire, comme cela est

montré dans Chantons sous la pluie. Pour les hommes, faire en-tendre leur voix était comme baisser leur pantalon pour montrers'ils en avaient (voir John Gilbert, discrédité pour cause de tim-bre jugé pas assez viril). <, A l'époque du muet, rappelle Kamin,Chaplin et Douglas Fairbank s'amusaient à arrêter leur voiturepour demander leur chemin à des piétons d'une voix de fausset, eljouir du spectacle de la déception de leurs fans, quand ceux-ci les

entendaient parler de cette façon. "Et surtout, dans les Temps modernes, un certain nombre de

voix cessent d'être sous-entendues et sortent réellement du haut-parleur qui diffuse la bande sonore : ce sont celles qui dans l'ac-tion passent par un relais technique, circuit de vidéo-téléphoneavant la lettre (celui du directeur de l'usine), pavillon d'un gra-mophone (le boniment enregistré de la machine à faire mangerles ouvriers), et enfin, dans l'épisode de Charlot en prison, postede radio. Il y a donc dans le film deux types de voix - celles émi-ses en voix naturelles, sans relai technique, et que l'on continue,comme au temps du muet, de ne pas entendre (les répliques étantoccasionnellement lues sur des cartons) ; et celles perçues parles personnages dans les mêmes conditions que les reçoivent les

spectateurs du film, c'est-à-dire retransmises par haut-parleur ; laretransmission est d'ailleurs une situation que Chaplin remettraen honneur dans ses deux films postérieurs sur l'époque moder-ne, Le Dictateur et Un roi à New York. Seulement la premièretransmission de voix entendue dans les Temps modernes - doncchez Chaplin - 5'2sç6mpagne d'une image. Les gigantesques dé-

cors de l'usine, salle des machines ou lavabos, sont en effet<< troués >> d'une surface opaque et neutre, dont on peut se de-

mander à quoi elle sert jusqu'à ce qu'on y voie apparaître le visa-ge du directeur réclamant l'accélération des cadences, ou morigé-nant les ouvriers qui s'attardent aux lavabos. Sa voix, ses ordresrelèvent de la voix « panoptique >> de surveillance, celle mise en

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78 LA TOILE TROUÉE

scène par Fritz Lang dans Le Testament du Docteur Mabu»e, àceci près que d'emblée, et contrairement à Lang, Chaplin y jointl'image, et en fait un pur phénomène technologique où n'entrepas une once de magie. Quand le directeur s'entretient dans sonbureau avec ses subordonnés, il redevient une ombre muettecomme les autres, dont les paroles ne nous arrivent que par descartons.

2

Dans le titre des Temps modernes, c'est le mot temps qui estimportant : le générique se déroule sur une pendule, et la machi-nerie géante de l'usine est montrée comme un mécanisme demontre. Ce qui n'est peut-être pas sans rapports avec l'arrivée duson synchronisé. On ne dira jamais assez, en effet, que l'apportcapital du son et de la voix réaliste et synchrone au cinéma (paropposition à la musique et au chant, depuis longtemps intégrésdans l'art muet, et déliés de la durée concrète), a été celui dutemps réel, dl temps compté, pesé, divisé - qui justement dansModern Times est obsédant. L'héroihe du film elle-même, la ga-mine incarnée par Paulette Goddard, est à l'unisson de ces << tempsmodernes >> ; c'est une trépidante sauvageonne, qui contrasteavec la passivité contemplative de l'aveugle jouée par VirginiaCherrill. La photo du film enfin est nettement plus dure, pluscrue, moins séduisante et moëlleuse que celle de City Lights.Comme plus tard dans Le Dictateur et dans Un roi à New York,on dirait que la voix retransmise, en faisant son apparition dans lefilm, a aplati l'image, et en a chassé toutes les ombres pour y fairerégner une implacable luminosité.

Il ne faut pas oublier non plus que pour le spectateur de 1935,familier des voix retransmises en direct (téléphone, T.S.F.), lesimages animées continuaient d'être, par principe et pour un cer-tain temps encore, en dffiré. La voix retransmise ou enregistrée,toute privée qu'elle était des aigus que depuis lui a rendus la hi-fimoderne, possédait alors un timbre à elle, aussi spécifique que

LA TOILE TROUÉE

celui du téléphone : non pas lointain et ouaté comme on pourraitle croire, ou seulement séraphique et susurrant, mais souvent ex-trêmement timbré, tonique, et présent, adopté justement pourcompenser les lacunes techniques de sa transmission. Ainsi, don-ner comme étant techniquement retransmises dans l'action desvoix qui l'étaient effectivement pour le spectateur, donc fairecoihcider le mode d'apparition de la voix dans l'univers du filmavec les conditions réelles de sa réception dans la salle, c'étaitpa-radoxalement doter cette voix d'un coefficient de réalité supplé-mentaire, d'une sorte de << présence >> en direct, d'un « être-là »

concret, quotidien, familier, direct par rapport aux ombres ennoir et blanc qui dansaient sur l'écran. La voix était plus réelleque les images qu'elle venait trouer. Et celui qui baptisa Shahdovson dernier grand personnage au cinéma était plus conscient qued'autres encore de la nature fantômatique de l'être cinématogra-phique, et du pouvoir qu'avait la voix d?ôter à ces ombres leur va-gue et leur poésie pour leur donner une humanité plus crue, im-médiate et entière.

Enfin, Le Dictateur en L940, tout en faisant une certaine part àdes scènes de pantomime, va renoncer définitivement aux car-tons du muet. C'est en effet (il était temps !) un film intégrale-ment << talkie >>, mais où la question du discours, de la parole re-transmise, est posée avec virulence - comme l'indique, une foisencore, son titre, emprunté à un vieux mot qui tire son étymolo-gie du verbe « dicere ». Ce film sur la prise de parole est marquéen effet par deux grands discours : celui de Hynkel au début, ce-lui du barbier à la fin, lorsque, pris pour le dictateur dont il est lesosie, il doit monter sur la tribune d'où le monde entier attend ses

paroles, et prononce sa célèbre tirade pour appeler le monde à lafraternité. La parole chez Chaplin ir'est pas pour échanger d'ai-mables dialogues et des bons mots boulevardiers, elle a la violen-ce d'une irruption, et un contenu des plus lourds.

La scène de l'inauguration dans le début des Lumières de la vil-le s'était voulue un pied-de-nez au parlant. N'empêche que cepied-de-nez se faisait sur un discours : lorsque les officiels pren-nent la parole, on n'entend, en effet, qu'un gazouillis inintelli-

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80 LA TOILE TROUEE

gible suggérant un blabla officiel. C'est Chaplin qui l'aurait réali-sé lui-même en parlant à travers un bec de saxophone. Savait-ilalors que ce serait à lui, quelques années plus tard, de prendre laparole à la tribune, et qu'alors, bravement, il ne déguiserait plussa voix pour répandre de par le monde un flot de généreuses véri-tés premières ?

Si l'on trouve aussi, dans chacun de ces trois films, une scènede « bruits » intestinaux, ce n'est peut-être pas non plus fortuit :

dans les Lumières, Charlot a avalé un sifflet et perturbe, par ses

hoquets, un récital de chant. Dans Zes Temps modernes, c'est lafameuse scène des borborygmes d'estomac, quand il boit du théen la compagnie d'une austère épouse de pasteur. Enfin, dans LeDictateur, c'est le gag des pièces de monnaie dans les parts de gâ-teaux, où un bruit de métal trahit celui que le sort a désigné pourse sacrifier au service des autres. A chaque fois, on voit Chaplinsecoué par une sorte de parole qui demande à sortir de lui et s'ex-prime contre sa volonté, allant jusqu'à le mettre en danger. Parcette ventriloquie de bruits qui sort du personnage, dont elle tra-verse l'opaque cloison corporelle, il semble que se prépare, chezChaplin, une sorte de libération dramatique du discours.

3

Chaplin a par deux fois au moins confronté I'image de son petitcorps à sa voix résonnant en plein air, et immensément grandiepar l'amplification électrique : une voix qui méprise les lois de ladistance et de la perspective, annihile tout espace et toute dimen-sion. Cela dans deux films éloignés dans le temps mais que déjàleurs titres rapprochent, puisqu'il s'agit du Dictateur,1940, et duRoi à New York, 1957. Dans ce dernier film, donc, lorsqueShahdov se promène sur le pavé de Broadway, une voix de croo-nor la voix de Chaplin lui-même - résonne par-dessus la fou-le, avec une suavité démesurée qui n'est pas moins effrayante desembler tomber du ciel, et donne au roi I'envie d'entrer n'impor-

LA TOILE TROUÉE 81

te où pour lui échapper. Dans Le Dictateur c'était la scène où,après avoir un temps laissé les Juifs en paix par calcul politique,Hynkel change d'attitude et prononce à la radio son meurtrierdiscours antisémite. Relayées par des haut-parleurs publics, sesimprécations épouvantables retentissent dans les rues du ghetto.Et le petit barbier juif d'être pris, à leur écoute, de mouvementsdésordonnés et convulsifs qui sont synchrones avec la voix inin-telligible, et en réalisent un véritable doublage par gestes. Com-me si c'était Ia voix de Chaplin-Hynkel qui possèdait et agitait desoubresauts le corps de Chaplin-barbier ; mais aussi comme si lecorps du barbier sortait de lui, concrètement, ces mots qui tuent.

En apparence, Le Dictateur était fait pour résoudre le dilemmede Chaplin face au parlant, puisqu'il l'amenait à se dédoubler endeux personnages dont l'un lui permettait d'exercer son art de lapantomime, tandis que l'autre lui donnait l'occasion de satisfaireson irrésistible amour du prêche. << En Hitler je pouvais haran-guer les foules en charabia, et dire tout ce que je voulais ; et en va-gabond, je pouvais rester plus ou moins muet >> (« Ma Vie »).Seulement, le bon petit barbier n'a pu laisser au méchant dicta-teur le privilège de remuer les foules. Il lui a fallu s'y substitueret, sous son nom, prononcer une homélie d'amour et de paix, aurisque de perdre son identité de personnage. L'audace du Dicta-teur réside dans ce dédain des plates justifications ou des transi-tions prudentes par lesquelles l'auteur erit prétendu donner unevraisemblance matérielle ou psychologique à ce radical change-ment de niveau. Quand le petit barbier, que rien jusqueJà n'alaissé prévoir dans ce rôle, trouve la bravoure et f inspirationd'un prêche universel et chaleureux, il est métamorphosé : parquoi ? Par une responsabilité, une tribune, qui lui a été accordéepar le sort, ou par Dieu.

Le dispositif qui préside au discours de Hynkel, dans le débutdu film, est loin d'être simple. D'abord, la langue dans laquelle ledictateur s'exprime, un charabia mêlé de yiddish dont n'émer-gent, comme mots reconnaissables, que des termes triviaux ougrivois (,. sauerkraut >>, <. schnitzel », « Mâdel »), lui apparti'enten propre, à lui et à nul autre personnage du film. Mais il n'en fait

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8382 LA TOILE TROUÉE

usage que dans ses discours ou ses transports de fureur. Le reste

du temps, il emploie la même langue commune que les autresprotagonistes, qu'ils soient << tomaniens )> ou étrangers, juifs ougoys. La scène du discours ne comporte pas un seul plan de coupe

montrant un public qui comprendrait ce langage et le partagerait,mais en revanche elle fait entendre la traduction simultanée d'unspeaker invisible de radio, à l'adresse, semble-t-il, d'un publicmondial où figureraient les spectateurs du film. Jamais la camérane s'éloigne de Hynkel pour le montrer d'un point de vue de to-manien perdu dans la foule. On voit bien, en fait, l'impasse gé-

niale faite par Chaplin sur la représentation de l'hitlérien de base,

de celui pour qui le Führer n'est qu'une petite silhouette à la voiximmensément amplifiée pour laquelle il se consume de dévotion.Nous n'avons droit, nous public du film, qu'à la représentationrapprochée et crue d'un rugissant dictateur télévisé, qui est, en

un sens, une aberration. (Mac Luhan a prétendu que le succès de

Hitler, le pouvoir magique de sa voix tonnante, étaitlié à la ra-dio, et n'eût pas été possible avec ce fnedium froid qu'estlatélé-vision, laquelle contraint à la sobriété).

Le discours , chez Chaplin, tend donc, comme ici, à être fait di-rectement au public de la salle (cf Un roi à New-York). Chaplinutilise alors le cinéma comme le moyen d'une adresse directe ra-diodiffusée. Imaginons un cinéma parlant qui ne se bornerait pas

à faire danser et bavarder des ombres, mais le prendrait commedépositaire d'un texte, d'une bouteille à la mer. « Chaplin vousparle » : c'est quelque chose qu'on s'attendrait à trouver dans des

retransmissions, des documents, mais pas dans une æuvre de fic-tion. Pour immodeste et immodéré qu'il soit, son gorît pour leprêche veut bien dire qu'il prend le langage au sérieux. Déjà on

avait eu, dans Le Pélerin, un sermon muet. Mais c'est avec l'avène-ment de la voix qu'il s'y adonne sous tous les prétextes possibles (dé-

nonciation de la dictature, satire de la télévision), des prétextes que

son génie, qui est un génie d'intégration, a transformés en occasions

d'exprimer plus pleinement sa vérité d'être humain : Verdoux, Cal-

vero, Shahdov, sont peut-être d'impénitents donneurs de leçons,

mais ils ne sont jamais idéalisés.

LA TOILE TROUÉE

Si les films parlants de Chaplin sont en effet, mêine le plus mé-lodramatique qui est Limelighf, ironiques et désabusés, ce n'estpas seulement à l'âge avancé de leur auteur qu'ils le doivent ;c'est parce que désormais munis de leur voix, ses personnagessont revêtus d'une humanité complète, où ne peuvent plus se glis-ser d'illusions nourries par le vague.

Certains détracteurs de cette période n'ont vu, dans ses der-niers filrns, qu'une complaisance prêcheuse. En tout cas jamaisChaplin n'a cherché à y jouer des prestiges en clair-obscur de lavoix cachée, de l'<< acousmêtre >>. Le cinéma parlant, chez lui,implique un passage à l'âge adulte, où tout est transporté dansune lumière égale. C'est une de ses différences profondes d'avecles Marx Brothers, lesquels, survenus avec le parlant, y arnènentdans leurs premiers films le non-sense et la dérision du langage,entre un moustachu lubrique qui joue sur les mots à une allure demitraillette et un << mutiste » pourrait-on dire - c'est-à-dire unmuet par choix - dont le reful de parler est un pied-de-nez à laLoi. L'emploi du langage est au contraire chez Chaplin exemptde toute dérision. Il préfèrp recourir à un verbe parfaitement in-compréhensible (la chanson de Titine dans Les Temps moder-nes ;les discours de Hynkel dans Le Dictateur) et totalement ma-térialiste, plutôt qu'à un usage ambigu et perverti du langage cou-rant. Il n'est pas exagéré de voir en Chaplin, pour cela, un desplus grands cinéastes du parlant, aussi grand qu'a été le pas faitpar lui pour y entrer.

Ce pas nous mène, exactement, de la fin du premier film à celledu troisième : les deux dénouements des Lumières de la ville etdu Dictateur se répondent en effet, mettant en scène Chaplin etsa partenaire dans un rapport d'une extraordinaire intimité. Maisici c'est un échange fusionnel de regards, et là c'est une parole àdistance, visitée par l'esprit.

Dans le premier film, complètement muet, Charlot se fait re-connaître par l'ex.aveugle qui sur lui abaisse ses yeux, et à qui ildit << Vous pouvez voir maintenant >>. ,, Oui, je peux voir mainte-nant >», répond-elle..., et le regard à ce moment-là du vagabondest celui d'un enfant plein d'espoir.

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84 LA TOILE TROUÉE

Dans le second, totalement parlant, Chaplin termine son dis-

cours au monde en s'adressant, par sa voix qui se propage au-delàdes barrières de l'espace, à une femme aimée qui porte le prénom

de sa mère et à laquelle il dit " Look up, Hannafu » c'est-à-

dire : « élève ton regard, mère, non pas vers ton fils maintenantgrandi, mais vers quelque chose qui tous deux nous dépasse. Toiqui en moi a reconnu et relevé, de la chaleur de ton regard, le pe-

tit être visible, à présent reconnais, par les mots que je dis et quime traversent, une loi invisible du monde. »

Paulette Goddard, Charlie ChaPlindans The Great Dictator (Le dictateur),1940, de Charlie Chaplin

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Jacqueline Bisset et Candice Bergen dansRich and Famous (Riches et célèbres),1981, de George Cukor.

ECLIPSES DU TEXTE.ROI

I

Les films aujourd'hui semblent tout naturellement raconter deshistoires. On sait pourtant que la construction d'une forme narra-tive ne s'est pas faite d'un coup, et des travaux comme ceux deNoël Burch, de Tom Gunning, d'André Gaudreault ou de DavidBordwell ont analysé par le menu cette naissance du récit ciné-matographique, pour laquelle au départ rien n'était évident. Sipeu évident qu'il fallut souvent un bonimenteur présent dans lasalle, pour souder et « faire parler » les images, en les engageantdans un récit linéaire. Et même si à travers Porter, Griffith etd'autres, le cinéma finit par trouver une manière narrative de fil-mer et d'enchaîner les plans, et si le bonimenteur ne survécut quedans certains pays comme le Japon, on vit subsister jusqu'au der-nier souffle du muet une inclusion de texte venant à la rescoussedes images '. c'était celle, bien srîr, des << sous-titres >>.

Sur ces cartons faits pour être intercalés entre les images muet-tes, on ne lisait pas seulement, en effet, un abrégé des dialoguesprononcés, mais aussi les mots d'un narrateur anonyme et im-personnel. Celui qui annonçait, au minimum : << le lendemain ,,o le même soir »>, comme dans Les Lumières de la ville, mais quiparfois aussi pouvait se permettre de raconter de manière plusengagée : << Joueuse acharnée, femme cupide, la Baronne ne lui aplus donné signe de vie » (dans L'Argent, de Marcel L'Herbier).

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88 LA TOILE TROUÉE

C'est bien rarement qu'il se voyait réduit au silence (Le dernierdes hommes, de Murnan, La Nuit de la Saint-Sylvestre, de Lupu-Pick, films sans inter-titres) par des réalisateurs qui y voyaient unreste d'impureté dans l'art du cinéma, interrompant le flux des

images.De ce phénomène du sous-titre, on aurait tendance au-

jourd'hui à minimiser I'importance, pourtant considérable. Danscertains mélodrames mondains, par exemple, ils pouvaient êtreextrêmement fréquents et fournis. On tentait parfois de les in-cruster sur l'image même, comme pour une sorte de roman-pho-to animé. L'esthétique des cartons pouvait aussi faire l'objet dumême soin qu'aujourd'hui les pochettes de disque, c'est-à-direrechercher, par le graphisme, la grosseur des caractères, lerythme d'apparition des titres, une valeur expressive, évocatriceet décorative dépassant leur simple fonction utilitaire et indicatri-ce. Bref, ce texte intermittent avait un rôle des plus central.

« Entre 1924 et 1928, rapporte par exemple Brunius, la querelledes sous-titres fait rage. Depuis longtemps tous les amis du cinémas'alarment du nombre croissant des titres dans la production cou-rante. Les maisons de distribution en aioutent dans les versions

françaises de films américains qui n'en comportaient que très peu àI'origine » (« En marge du cinéma français ", p. 65). L'auteurévoque la volonté apparue alors, chez cefiains réalisateurs, de

simplifier et de purifier les scénarios pour obtenir un << cinémapur >> sans inter-titre, mais il signale aussi, pour remplacer ces

o Plusieurs jours passèrent » si pratiques pour la narration, lanaissance de conventions visuelles, et enfin objecte : ,< Une imagede calendrier s'effeuillant lentement ne vaut pas mieux que,le sous-

titre "Trois mois plus tard" ,. Et Brunius d'ironiser sur o l'épidé-mie de pendules et de calendriers symboliques qui s'abattit sur lecinéma " (p. 66). Car il est certain que ces pendules et ces calen-driers symboliques sont l'équivalent d'un mot ou d'un syntagme,qu'ils veulent dire exactement : o Le 5 janvier, Mr X décida que >>

ou bien : « Il était trois heures quand... »Le texte, pour ne pas

être écrit, est tout aussi présent dans ces articulations de la narra-tion cinématographique.

2

Cette narration a toujours été prise, en effet, entre deux extrê-mes. Ou bien, apparemment, elle nous transporte par l'image (etpar le son quand celui-ci intervient) face à une scène censée se

dérouler en continuité et à laquelle nous sommes censés assister(le cas pur étant le film en << temps réel >> comme La Corde deHitchcock) ou bien ce sont des images correspondant à des mo-ments divers d'une action, et que relie un montage signifiant,aidé ou non d'une voix-off ou d'une musique, pour raconter l'as-cension d'un personnage, le cours des événements sur des mois,ou traduire toute l'épaisseur sociale, et en ce cas c'est très évi-demment un texte - texte incarné par une voix-off ou par un jeud'inter-titres, ou bien texte caché et complètement transposé enimages - qui permet de lire ou qui « lit » le sens des plans. Le ci-néma hollywoodien des années 30 a profité ainsi de son systèmepuissant et sur-organisé pour tenter de rivaliser avec la souplessede la narration romanesque en temps << non-réel >>. Haute Pègrede Lubitsch est à certains moments (par exemple, quand le filmévoque la fortune et la situation de Madame Colet, jouée par KayFrancis) une éblouissante démonstration de cette façon-limite deraconter au cinéma, où les plans, échappant aux limites de I'espa-ce-temps diégétique habituel, lequel est basé sur l'idée de scène

en temps réel ou pseudo-réel, ne sont à vrai dire qu'une succes-sion de signes, équivalent parfait de phrases, et où la trame dutexte caché se lit encore plus évidemment. On en trouve aussi unétonnant exemple avec le film de Mervyn Le Roy Three on a

Match, |932, où les titres de journaux, les images de foule, les ac-tualités contemporaines de l'action, tentent de créer autour del'histoire individuelle des personnages tout un tissu véritablementromanesque. Mais cette formule, grande consommatrice d'ima-ges de groupes, de foules et de décors qu'on entr'aperçoit chaquefois en quelques secondes, n'a subsisté par la suite que sous laforme très localisée de ce que les américains appellent <( montagesequence >> - soit ce genre de séquence brève condensant touteune période de bonheur ou au contraire de dégradation par quel-

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90 LA TOILE TROUÉ,E

ques images privées de son réel, et enchaînées sous la houletted'une musique ou d'une voix-off.

Ceci nous prouve que les débuts du cinéma parlant ont étébeaucoup plus riches et contradictoires qu'on ne le dit : l'arrivéede la voix, qui libérait un flot de mots, n'a pas uniquement rap-proché le cinéma d'un modèle théâtral. Les acquis du muet, telsqu'une certaine façon d'enchaîner les plans comme des signes,déliés des limites d'une scène, ont été réaffirmés et revendiquésdans bon nombre de films parlants, mais multipliés par la possibi-lité d'y ajouter les informations données par le son. Au fond, lesentrefilets de journaux par lesquels, dans l'extraordinaire Threeon a Match, nous apprenons une partie des événements, sont unsubstitut des inter-titres.

Cette remarque devrait nous inciter à réviser les distinctionstoutes faites, que nous manions un peu distraitement, sur ce qui,dans un film, relève du diégétique et du non-diégétique.

3

Il est communément admis en effet (voir par exemple les textesde Bordwell et Thompson) que deux sortes d'éléments entrent enjeu dans la narration cinématographique courante : les élémentsdiégétiques, au sens de Souriau (« in the story space >>, apparte-nant à l'univers de la scène montrée) et les éléments non-diégéti-ql.tes, << outside the story space rr, gui sont de diverses sortes:images symboliques (visions mentales, apparition d'un animal to-tem, comme l'aigle superposé au visage de Dieudonné dans lesNapoléon de Gance), cartons et sous-titres évidemment, et, pourle son, musique non-diégétique (que nous appelons << musique defosse ») et voix-off désengagée du temps et du lieu de l'actionmontrée. Bordwell précise utilement que le son diégétique peutêtre soit « internal » (monologue intérieur simultané du person-nage, comme dans le'Murder de Hitchcock ou le Hamlet de Lau-rence Olivier), soit << external » (son réel émis dans l'action).

ECLIPSES DU TEXTE-ROI 91

Rappelons à cet égard que dans le cinéma muet, les sons

étaient par définition non-diégétiques, étant émis dans la salle endehors des limites de l'écran et ne cherchant pas, sauf exception,à se fondre dans la scène évoquée, qu'il s'agisse de la voix duconférencier bonimenteur expliquant et commentant l'action, oude la musique d'accompagnement.

On pourrait dire à première vue que I'arrivée du parlant a ten-du à vider l'image de tous ses éléments non-diégétiques (visionsmentales, surimpressions symboliques, et bien srîr inter-titres),puisque le son était là, nouvelle forme de surimpression, pour ex-primer moins lourdement une idée, une pensée, une évolutiongénérale de l'action. Quant à la musique, on a voulu dans un pre-mier temps la diégétiser à tout prix, c'est-à-dire justifier sa pré-sence sur l'écran, d'où elle provenait, par le prétexte d'un pianomécanique, d'un haut-parleur de gramophone, ou d'un orchestrede bal. Il fallut cependant bien peu de temps pour que revienneen force la musique d'accompagnement non-diégétique, amenantainsi dans la piste sonore, combinée à la venue de la voix-off, unedivision nouvelle entre sons diégétiques et sons non-diégétiques,division qui bien évidemment venait de cette source méconnuedu cinéma parlant, la radio. Il serait tout à fait passionnant d'étu-dier comment a évolué dans les films parlants le rôle des appa-reils à musique : phonographe, radio, auto-radio, télévision, etcomment le son qui en sort se tient souvent dans un statut trèsambigu (la station F-M qui relie entre eux les dragueurs noctur-nes d'American Grffiti).

Dans le cinéma muet, en l'absence de son synchrone venantancrer les images dans un temps réel linéaire et irréversible, le

sentiment dl hic-et-nunc diégétique (nous assistons à telle scène

en continuité, là et maintenant) était naturellement plus faibleque dans le parlant, d'où la possibilité plus grande de << plans

mentaux >>, ou de plans décrochant de la situation en cours pourrappeler l'existence, parallèlement à l'action, d'un personnage,d'un objet, d'un fait. Ce va-et-vient familier dans le système dumuet entre diégétique et non-diégétique, le parlant ne pouvaitpas se le permettre aussi facilement : le son lestait les images de

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LA TOILE TROUÉE,

trop de présence, faisait consister la scène diégétique plus concrè-tement.

Mais il importe de comprendre deux choses : plus les imagesdu muet semblaient libres, de n'être pas assujetties à la continuitéd'une scène de type théâtral, plus en fait elles tendaient à s'en-chaîner suivant une relation de type textuel, selon un texte appa-rent (en inter-titres) ou caché. Et d'autre part, Ie diégétique aucinéma est une tendance asymptotique : le réel évoqué, si consis-tant que puisse le rendre la technique cinématographique, di-mension de l'image, piqué de la photographie, présence et puis-sance des sons, précision de l'évocation, atteint rarement ce pleinhic-et-nunc incarné : c'est pourquoi une image ou un son non-dié-gétique peuvent encore facilement faire irruption dans ce mondesans le briser. Et c'est finalement, paradoxalement, chez des réa-lisateurs dits << visionnaires » comme Fellini, Hitchcock, Tarkov-ski ou parfois Bergman que le diégétique atteint une telle présen-ce, une telle intensité que l'on ne conçoit pas d'élément non-dié-gétiques assez forts pour le ramener,au rang de ce qu'il est : uneillusion, un mélange d'ombres et de rumeurs. Et c'est alors que lecinéma, quittant la convention qui organise les images et les sonsselon un texte de récit apparent ou caché, nous fait ressentir unpeu du monde.

La voix réelle, amenée par le parlant en place de la voix sous-entendue des personnages du muet, est évidemment, avec la mu-sique, la plaque tournante entre ces deux éléments, plus interdé-pendants qu'on ne l'imagine, que sont le diégétique et le non-dié-gétique. Parce qu'elle est évidemment le support du Verbe.

4

On pourrait distinguer, en ce sens, trois utilisations de la voixparlée au cinéma :

a) Il y a d'abord l'utilisation que nous dirons, sans acceptionpéjorative, théâtrale, et qui est la plus répandue : celle où les per-sonnages échangent des dialogues entendus intégralement par le

ECLIPSFS DU TEXTE-ROI

spectateur, qui sont toujours significatifs par rapport à l'action,en même temps qu'ils révèlent humainement, socialement, aÊfec-

tivement, etc., ceux qui les prononcent... serait-ce par le biais dumensonge, du silence ou de la dissimulation. Dans beaucoup defilms, ce dialogue de type « théâtral » (mais peut-être faudrait-iltrouver un autre mot, adapté au cas particulier du cinéma) est àce point central que ses articulations organisent le découpage fil-mique : les changements de point de vue de la caméra soulignentet ponctuent le jeu des questions et des réponses, les silences élo-quents, les prises de parole qui font coup de théâtre... Le cas leplus simple de cette soumission du découpage à la parole étantlafigure du champ/contrechamp, quand lacaméraprend tour à tourle visage de chaque interlocuteur d'une confrontation.

En même temps, le poids du dialogue n'est pas le même au ci-néma qu'au théâtre ; ne serait-ce que parce que le gros plan, quiest propre au cinématographe, crée par définition tn contrepointentre le contenu du discours et les expressions les plus fugitivessur le visage de la personne qui parle comme sur celui de son in-terlocuteur. Ainsi, les paroles prononcées se trouvent-elLes relati-visées d'une autre manière que sur la scène de théâtre.

Le dialogue parlé, souvent très abondant dans les films, a ame-né complémentairement la convention cinématographique du jeude scène, par laquelle, même dans les scènes de confrontationparlée sans action au sens conventionnel (poursuite, combat,coups de feu, travail, etc...), on veille à occuper les personnagesparlant à des actions simultanées telles qu'allumer une cigarette,ouvrir une fenêtre, changer de vêtements, reprendre d'un plat,etc., comme pour dissimuler le caractère fondamentalement sta-tique de la scène. Il est vrai que chez un bon réalisateur, ces

conventions peuvent être employées à donner aux dialogues uncontrepoint plein de sous-entendus, à les ponctuer, à les faire res-pirer, etc. Pourtant, certains comme Eric Rohmer les ont dénon-cées et se les refusent avec une rare obstination. Ce qui a frappédès ses premiers films et les a fait qualifier de « théâtiaux >> n'estpas tant qu'ils aient comporté de longues discussions (on en trou-ve aussi dans le cinéma américain classique), mais surtout que

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LA TOILE TROUÉE

ces discussions ne sont pas ponctuées de jeux de scène, les per-sonnages étant montrés par exemple à table après un dîner - etnon pendaft -, ou assis sur des canapés.

b) La deuxième utilisation, plus rare, est celle où le son de laparole a une valeur de texte en soi, capable comme celui d'un ro-man de mobiliser, par le simple énoncé d'un mot ou d'une phra-se, les images de ce qu'il évoque. Ce niveau de texte est générale-ment réservé à des voix-off de narration, mais il peut aussi arriverqu'il sorte de la bouche de personnages en action. Le son estalors par excellence le porteur du verbe, du Logos, qui, en uneminute, fait surgir toute la création. Une voix dit : « La première

fois que j'ai vu Laura >>, et une histoire se met en marche... Maisc'est un porteur souvent rendu quotidien, concret, privé de lamagie de l'écrit. Le texte semble parfois naturellement émergerde l'image, et son rôle fondateur tend à être occulté, mais nereste pas moins important.

Cette toute-puissance, qu'il garde en réserve, du parlé en tantque texte, capable de ranger sous chaque mot des images, le ciné-ma parlant doit évidemment la contenir : ce qu'elle tend à nierc'est l'autonomie même du visuel, c'est la consistance même del'univers diégétique cinématographique qui ne deviendrait plusqu'images qu'on feuillette au gré des phrases et des motsr.Aussi les films l'emploient-ils de manière très contingentée, parexemple seulement en leur début, avec une voix-off introductricequi une fois le décor mis en place s'éclipse discrètement.

Quand cette voix persiste et ne se laisse pas oublier, c'est sou-vent celle de l'auteur du film, qui se la réserve en tant que créa-teur du monde donné à voir : voix de Guitry ou de Cocteau,d'Orson Welles ou de Fellini, de Truffaut et de Woody Allen.Dans les premières années du parlant cependant, où les usagesn'étaient pas encore définis et la place du texte parlé pas fixée,certains cinéastes ont joué avec cette idée fascinante et dangereu-se de la parole comme texte-maître des images en en donnant lepouvoir à n'importe qui. Ainsi FritzLang, dans certains passagesde M. ou du Testarment du Docteur Mabuse, qui semblent tenir dela magie.

ECLIPSES DU TEXTE-ROI

Au début de M. par exemple, on voit deux commissaires discu-ter au téléphone et se donner des informations sur les efforts faitspour débusquer le tueur qui sévit en ville. Ils ont une longueconversation entre eux, et dans le cours de leur dialogue, desimages muettes nous montrent des policiers faisant des fouilles,récoltant des témoignages, etc., en s'alignant les unes après lesautres strictement d'après ce qu'ils disent. Ce qui n'est pas si fré-quent, c'est que le pouvoir de régner sur l'enchaînement des ima-ges soit donné comme ici à des personnages secondaires quiconversent entre eux, et pas forcément à une voix-off qui parle-rait depuis une place de maître-narrateur (On retrouve le mêmeprincipe dans le début de Pépé le Moko, de Duvivier, 4vec l'évo-cation des images de la Casbah d'Alger, conduite par la voix d'unpolicier qui la décrit à l'intention d'un inspecteur fraîchement ar-rivé).

Mais la chose est surtout frappante dans le film suivant de LangLe Testament du Docteur Mabuse, un film sur lequel nous noussommes déjà beaucoup attardé : il semble en effet qu'y soit miseen æuvre, à travers le dialogue des personnages parfois les plusanodins, la force magique des mots. Prononcer, c'est faire leverl'image de ce dont on parle. Par exemple, l'inspecteur Lohmanns'exclame : << Je.voudrais bien connaître le criminel qui a rendufou mon ami Hofmeister », et le plan suivant montre l'image ducoupable, Mabuse ; à un autre moment un homme de main deMabuse parmi les plus insignifiants évoque le chef invisible quiparle à ses hommes de derrière un rideau, caché, et le plan sui-vant c'est - comme pour illustrer ce qu'il est en train de dire -I'image de ce rideau. Tout se passe comme si toute parole dans cefilm pouvait avoir fugitivement la puissance de dicter l'enchaîne-ment des images et de le contrôler, et surtout de faire surgir dansle réel diégétique la chose évoquée, comme lorsque de lire à hau-te voix le texte de Mabuse, Baum en manifeste l'image fantôma-tique devant ses yeux.

C'est un problème évidemment complexe et qui ne date pas del'arrivée du son au cinéma, puisque dans le cinéma muet les car-tons pouvaient porter ce discours du maître-narrateur, venant

95

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,)

96 LA TOILE TROUEE

régler l'enchaînement des images, comme dans Potemkine. Mais'ici nous avons un film parlant, et une parole incarnée dans la dié-gèse qui a ce pouvoir sur la diégèse même - ce qui est plus trou-blant. Quand on donne à un personnage de la fiction le droit de

dicter l'enchaînement des plans et d'être le maître des images, àce moment-là on voit que l'image elle-même, que les raccords en-

tre les images peuvent n'avoir aucune logique propre, et sont à lamerci du texte-roi et de sa puissance déchaînée.

On se souvient que l'histoire dtt Testament du Docteur Mabuserepose sur la manifestation d'un texte analogue à celui d'un scé-

nario, le fameux << Testament » couché en écriture automatiquepar Mabuse devenu fou, et dont le contenu anticipe les événe-nements qui se produisent. Le film lui-même se déroule com-me un texte. Ses enchaînements si caractéristiques d'une scè-

ne à l'autre, selon lesquels tî mot lancé par un personnage ou lusur un journal à la fin d'une séquence s'incarne au début de la sui-vante, pourraient se lire comme dans un roman : << Celui dontparlaient nos amis était justement en train de... » ; << Ces fameuxbijoux volés, en ce moment-même, un recéleur les examinait, etc. >>.

La mise en scène et le découpage renforcent cet effet de film-texte par une volonté de stylisation poussée très loin : décors aux

murs nus ; effets d'ambiance sonore extrêmement rares et très lo-calisés, comme les interventions de la musique (absente même de

certaines versions) ; lumière tellement abstraite qu'on ne sait pas

du tout, parfois, si c'est le jour ou la nuit. Et aussi, une élocutiontrès marquée des acteurs, une articulation implacable des mots,spécifiquement germanique d'ailleurs, comme pour un texte à

lire avec I'oreille plus qu'à entendre. Les personnages donnentmoins l'impression de donner un dialogue vivant et incarné que

de débiter des textes d'inter-titres muets que le spectateur litmentalement. Et finalement, la seule voix vraiment parlante de

ce film, vraiment propre au parlant, serait celle de l'<< hommederrière le rideau ,> (der Mann hinter demVorhang), et qui s'avé-rera ètre retransmise - tout comme dans Les Temps modernesde Chaplin, seules les voix de << machines parlantes >) se font en-tendre.

ECLIPSES DU TEXTE-ROI 97

Le bizane,c'est que dans cette histoire reposant sur la voix ca-chée d'un Maître (en fait, celle d'un personnage actif du film, lepsychiatre Baum possédé par Mabuse), la question de la caracté-risation de cette voix n'est jamais posée. << Das ist die Stimme desChefs >>, << c'est la voix du chef >>, s'exclame Kent en entendantparler Baum derrière une porte. La voix du Chef, oui mais enquoi ? Cela ne sera jamais dit. Cette voix réalise en fait l'idéed'une profération sans timbre et sans accent particulier.

Plus tard, il a fallu un Sacha Guitry pour s'amuser à défier su-perbement la règle du dialogue théâtral avec son Roman d'un tri-cheur,1935, une æuvre dans laquelle, à travers la voix somptueu-se de son auteur, règne sur toute la durée du film un texte ininter-rompu de narration, niant la consistance de l'univers cinémato-graphique dont il suscite à son gré les images, la plupart du tempsprivées de son synchrone comme au temps du muet. On osera ra-rement aller aussi loin, et Truffaut, admirateur de Guitry, n'a faità ce même procédé que des hommages passagers.

Ceci, remarquons-le, était plus facile avec le cinéma parlantdes débuts où la piste sonore était souvent assez abstraite, pauvreen bruits susceptibles d'incarner les images dans un monde réel :

au contraire d'aujourd'hui, où la richesse concrète des bruits,révélée par les progrès techniques et jointe à cet élément réa-liste qu'est la couleur, leste ces visions d'une existence qui lesrend peut-être moins sensibles au pouvoir d'un texte. Observonscependant que dans les films de montage (dont la forme la pluscourante et le plus sommairement fabriquée est le sujet de newstélévisées), on use d'autant plus facilement des plans pour les mé-langer et les faire venir au gré du texte-roi que ces images sontmuettes, ou bien avec un son synchrone mais entendu à faible ni-veau, ou encore déréalisées par l'adjonction d'une musique d'ac-compagnement.

En passant au parlant, et en se faisant cinéma de dialogue(théâtral), le cinéma avait commencé par perdre l'instance nar-ratrice des intertitres, celle qui donne les repères minimum detemps et d'espace, et dont le muet ne s'était privé que dans descas rares et courageux. De sorte que paradoxalement, les débuts

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98 LA TOILE TROUÉE

du parlant ont pu susciter chez certains, dans la mesure où ils re-fusaient la voix-texte de Guitry, un regain d'inventions visuelleset dramatiques pour signifier dans le monde diégétique lui-mêmeces << le lendemain » ou ces << il ne se doutait pas que... >> qu'unsimple carton autrefois suffisait à exprimer. Beaucoup des inven-tions de mise en scène de Lubitsch dans ses premiers films parlantssont peut-être liées paradoxalement à cette nouvelle infirmité ducinéma sonore, qui perdait le texte des cartons. Le même problè-me se pose d'ailleurs avec les histoires de bande dessinée qui se

passent de texte explicatif.

5

Il existe aussi - ceci dit pour achever ces considérations sur ledialogue comme texte - une catégorie particulière de << voice-over >>, c'est-à-dire de voix parlant sur l'image, eui est au cinématrès ambiguë et pour cette raison même intéressante : nous l'ap-pellerons lavoix decommérage olulavoix de chæur antique.F.lleva de la narration d'Orson Welles dans La Splendeur des Amber-son a\x dialogues des villageois parlant des deux héros dans lesmagnifiques Chevaux de feu de Paradjanov, en passant par lavieille dame malicieuse de Jour de fête, de Tati, sans oublier biensûr les cancaneuses invisibles de l'immortel India Song. Des voixqui sont parfois à la croisée de tous les chemins, de f in et de l'off,du dialogue et du texte - des voix qui d'habitude se posent enobservatrices sans pouvoir, mais non sans jugement, des héros etdes événements. Au fond, les personnages bavards et voyeurs deFenêtre sur cour ne seraient-ils pas de telles voix de commérageincarnées, qui un jour décideraient de passer à l'action et de pe-ser sur le scénario en rentrant pleinement elles-mêmes, avec lerisque d'y mourir, dans le réel diégétique ?

c) Une troisième utilisation, en apparence diamétralement op-posée à la seconde, est celle que nous appellerons la parole-éma-nation, quand le dialogue est une sorte de sécrétion des person-nages, un aspect complémentaire de leur façon d'être ou un

ECLIPSES DU TEXTE-ROI

élément de leur silhouette (comme chezTati, burlesque observa-teur, où les dialogues ne sont entendus que par bribes), maisaussi quand ce dialogue, même si son contenu est capital, n'estpas ce qui contribue à faire avancer le film et ne commande pas ledécoupage cinématographique, lequel néglige d'en renforcer lesdivisions et les points forts, la succession des plans se produisantselon une logique extérieure aux propos tenus. Ce n'est que chezdes auteurs comme Fellini ou Tarkovski, ou dans des films isoléscomme le 2001 de Stanley Kubrick - et encore pas dans toutesles scènes - que l'on rencontre à l'état pur ce parti-pris plus rarequ'il n'y paraît : même dans le cinéma dit « d'action », en effet,c'est le dialogue, quand il est présent, qui organise tyrannique-ment autour de lui le découpage et l'espace cinématographique,l'image ne retrouvant son autonomie que dans les moments d'ac-tion muette ou peu parlante. Et il ne suffit pas de noyer la voixdans les bruits, comme l'a fait Godard plus d'une fois, pouréchapper à son emprise, puisqu'à ce moment-là, que ce soit dansMasculin-Féminin, Week-End ot Passion, tout continue d'êtrefait pour centrer l.'attention sur ce texte partiellement masqué.

Un véritable décentrage du découpage filmique par rapportaux dialogues, c'est plus à Fellini qu'on le doit, les coupes visuel-les pouvant être, chez lui, faites dans une indifférence complètepar rapport aux articulations du discours tenu par les personna-ges et de leurs échanges ; ce qui entraîne parfois une certaine dif-ficulté à suivre ce discours, alors même qu'il est extrêmementbien écrit, abondant et signifiant quant aux enjeux du film. D'au-tant que l'on rencontre souvent, chez l'auteur de Huit et demi,des situations pourrait-on dire de « polylogue )>, c'est-à-dire dedialogue polyphonique, où se croisent un grand nombre de répli-ques surgies de différents points. L'attention que Fellini porte aupoids des mots dans ses films est extrême (en témoigne le procèsintenté par lui contre le sous-titrage français d'Intervista), mais enmême temps, ses images, ses coupes, ses changements d'anglegardent toute leur autonomie : en ce sens, Fellini est l'un des ra-res cinéastes qui « écrit » ses films à plusieurs voix.

Chez Tarkovski, le cas est à la fois voisin et différentsonnages sont montrés philosophant sur le sens de la

: ses per-

l

vlg, a

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100 LA TOILE TROUÉE

qu'ils sont plongés dans un cosmos cruel, imprévisible et énigma-tique parcouru par la.caméra, et où leurs mots résonnent plus oumoins dérisoirement, mais en même temps restent I'expression laplus pure de l'homme. Dans ses films le langage n'est pas, comme

chez Tati, relatiüsé ; il n'est pas non plus l'instance organisatricedes images - mais il est inscrit pathétiquement sur le fond d'unmonde où a surgi cette bête assoiffée de sens qu'est l'être hu-main.

Inutile de dire que dans un film parlant quelconque, on pourratrouver selon les moments un dosage diversement équilibré de

deux ou trois de ces << cas purs ». Mais le premier est bien le plusfréquent et le troisième le plus rare, tandis que le second, régnantsouvent sur des points stratégiques du film, notamment sur le dé-but et sur la fin, se manifeste surtout par un mode à éclipses : tra-versant le film de part en part, mais venant surgir à des momentsdéterminés du côté visible d'une tapisserie dont il est la trameconductrice.

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Orson Welles dans son télé-ftlm Fountain of Yourh, 1958

O.W. SPEAKING

I

D'abord, nous penserons à Orson Welles enfant lorsque danssa sixième année, nous dit le biographe, il se construit un théâtrede marionnettes. Des marionnettes moins grandes que lui, desorte que par rapport à elles sa taille était celle d'un dieu ou d'ungéant. Que leur faisait-il jouer ? Shakespeare, nous dit-on. Etsans doute, comme le font les enfants, parlait-il les différents rô-les, projetant sa voix dans lago comme dans Othello, dans la ma-rionnette d'Hamlet comme dans celle d'Ophélie.

Welles n'est pas le seul qui ait prêté sa voix à des poupées, figu-rines, personnages de bandes dessinées et autres illusions, maisrares sont ceux qui, devenus adultes, continuent le jeu. Lui l'afait, prêtant par le doublage sa propre voix à plusieurs personna-ges secondaires du Procès ou de Monsieur Arkadin (même, fugi-tivement, au personnage féminin du télé-film Fountain ofYouth), et n'oubliant pas de se post-synchroniser, d'animer de savoix la marionnette maquillée de lui-même sur l'écran. Une idéedont il reconnaît généreusement la paternité à Sacha Guitry et àsoî Roman d'un tricheur, mais s'il la lui a reprise, n'est-ce pasqu'elle lui appartenait déjà, comme elle appartient à tous les en-fants ?

Maintenant, nous nous demanderons si à jouer ce jeu très fort,à interpréter questions et réponses en se prenant aux raisons des

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t04 LA TOILE TROUÉE

uns et des autres, on ne court pas un certain risque. Et celapeut mal finir pour qui, poussant le jeu à l'extrême, croit pouvoirde sa propre bouche émettre la parole fondatrice de la Loi devantlaquelle il comparaît. Comme l'avocat Bannister dans La Damede Shanghai, se faisant comparaître lui-même au tribunal en se po-sant comme magistrat des questions auxquelles il répond commejusticiable. Ce qui déclenche les rires de la salle d'audience, maisn'est pas sans rapport peut-être avec la manière dont à la fin dufilm il périra : abattu par le pistolet de sa femme dont l'images'est mélangée à la sienne dans des miroirs, d'une balle dont ilpourrait tout aussi bien être I'envoyeur.

Et cet autre incident judiciaire où le Joseph K. du Procès, strgien plein tribunal, monte sur l'estrade et se lance dans une grandeenvolée où il fait lui-même questions et réponses, sans attendrede s'être vu publiquement signifier l'accusation. Ce même JosephK. qui s'obstinera à refuser les services d'une autre voix, frît-cecelle de l'horrible avocat Hastler (que joue Welles lui-même). Alui non plus cela ne portera pas chance. Il mérite bien de se voirappliquer les mots que Leni, la secrétaire, d'Hastler, dit dans lefilm au pauvre accusé Bloch : « You talk too much 22 - fg parlestrop, surtout si tu prétends jouer à la fois la voix qui répond de laLoi, et celle de celui qui répond devant la Loi ; surtout si tu n'enlaisses pas placer une à l'Autre.

2

Nous reviendrons ensuite à ce tableau de l'enfant-dieu, prêtantla parole à ses petits acteurs inertes et canalisant ainsi à travers unseul organe vocal, le sien, les voix des différents personnages.C'est véritablement la voix qui leur donne la vie, et qui lui re-vient comme voix des autres, diffractée dans le miroir multiple dela représentation qu'il se donne. Ce dispositif, familier aux en-fants, implique un exclu, c'est-à-dire une partie de l'esprit et ducorps qui reste en dehors à faire bouger les personnages, et tou-

O.W. SPEAKING 105

jours restera exclue de la pièce qu'elle organise, et que par la tou-te-puissance du Verbe elle fait exister.

Nous ne pourrons plus voir alors, dans le montage FilmingOthello, un Welles assis, massif et disert, immobilisé devantl'écran miniature de sa table de montage et dialoguant en différéavec les acteurs de son petit théâtre, sans avoir dans l'esprit l'ima-ge du Zeus des marionnettes.

Imaginons cet Orson Welles, imaginons-le réalisant ses filmscomme s'il était ce dieu paralysé devant la scène, ligoté derrièrela caméra, à cette place précise, située hors-champ, d'où on l'en-tend dans La Splendeur des Amberson porter l'histoire. Cettemême place à partir de laquelle, comme à la radio, llrécitele gé-nérique parlé de son æuvre, et pour finir se nomme lui-même. Etnul ne s'étonne qu'Orson Welles ne se lève pas pour venir devantla caméra. Au lieu de quoi ne se montre dans le champ vide etblanc qu'un micro, en gros plan d'abord comme sous l'æil del'objectif et en même temps sous la bouche du narrateur << off >>

(plan subjectif qui résume tout le projet de la fameuse Dame duLac de Robert Montgomery), et le micro de s'éloigner, de se ra-petisser, de s'envoler dans l'imàge, quittant la bouche invisibledont il désignait la place, et relayait et amplifiait les mots.

Ne nous étonnons pas si I'Orson Welles du hors-champ,le nar-rateur et metteur en scène, veille à ce que l'acteur Welles quijoue devant la caméra soit maquillé de façon à ce qu'il n'ait pasles mêmes traits que lui, ne soit pas un double ou un reflet (unehistoire, aussi, de nez, de faux nez).

Que si cette manière de faire du cinéma appelle les mots de :

démiurge, mégalomane, nous nous rappellerons qu'il s'agit dudieu qu'est tout enfant, cherchant d'abord à maîtriser sa proprecondition infantile avec la prématuration qui y est rattachée ; laprécocité langagière d'Orson Welles (qui en fit un sujet d'obser-vation médicale) n'ayant fait que porter au carré la prématura-tion qui est le lot de tout enfant humain, puisqu'elle lui donned'abord le langage, et ensuite seulement la maîtrise de son corps.

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3

Revenant à cette perche qui s'envole dans la dernière imagevide des Amberson, nous ferons l'inévitable référence aux annéesde radio d'Orson Welles. On sait que le micro, et son ombre, estl'objet tabou dans le champ de la fiction cinématographique, sicelle-ci ne trouve pas le moyen de justifier sa présence dans l'ac-tion.

Dans une scène de La Dame de Shanghai, en arrière-fond d'uneconversation que des hommes tiennent sur le secret du pouvoir,la radio débite la chanson d'un crooner. << Le pouvoir, émet l'unde ces hommes, c'est un truc. Ecoute ce type qui chante, son truc àlui c'est le micro >>.

Le << truc >> du micro, relativement à la voix, c'est quoi ? C'estqu'il fait voyager loin une voix qui parle près, c'est qu'il lui don-ne, à cette voix, le pouvoir usurpé de la proximité, de l'intensité.Précisément, quand Welles se double au cinéma ou double lavoix d'autres interprètes, il ne cesse d'y recourir, s'en servantpour parler de très près tandis que ses interlocuteurs ont à forcerla voix pour qu'elle porte. Sa voix à lui est favorisée, sans effortelle est posée, assise, avec du corps, de la présence. Une voix sta-ble, par rapport à des voix agitées, instables, projetées, c'est unefigure dramatique des plus communes chez Welles, rapport depouvoir créé par l'artifice d'un truc (par exemple, au début duProcès,le dialogue entre un Joseph K. tout agité et le policier quivient lui annoncer son inculpation, et flont la voix dans la versionanglaise est doublée par Welles lui-même).

On sait bien que la voix de Welles au naturel ne manquait pasd'ampleur et de portée. Alors ? Alors, nous dirons que le micromontré ou sous-entendu dans ses films ne représente pas seule-ment le relais technique qu'il est, la prothèse, mais signifie ce quidans la voix est originellement usurpation de pouvoir.

4

Suivant le fil qui part du micro, nous irons à cet autre objet ca-ché du cinéma, le haut-parleur. Ce haut-parleur devant lequel lecinéma parlant a installé un écran (si l'on veut bien renverserl'idée classique que c'est un haut-parleur qu'on aurait mis derriè-re nîe projection), et qui canalise tous les sons du film, ses bruits,ses voix, comme la bouche du Zeus des marionnettes canalisaittoutes les voix de la pièce.

Des haut-parleurs, on en voit de manière insistante, dramati-que, dans Arkadin ot La Soif du mal, et d'autres films encore deWelles.

La radio que Welles a pratiquée (son æuvre de cinéma en a étémarquée) était monophonique, comme l'a été longtemps la majo-rité du son de cinéma : un seul haut-parleur par où tout passe, etqui ne bouge pas. Le son ne peut y évoluer que dans une dimen-sion audible, la profondeur, mais pas en largeur ni en hauteur.

Au cinéma pourtant les voix semblent bouger en haut ou enbas, à droite ou à gauche, selon leur concordance avec les person-nages et les déplacements que nous leur voyons faire. Un hommesort du champ par la gauche : sa voix semble le suivre et passersur la gauche. Fermons les yeux, nous entendrons qu'elle n'a pasbougé d'un pouce. C'est l'æil ici qui fait bouger les voix.

(Certains spectateurs des tout premiers parlants, n'étant pasencore entrés dans ce jeu de faire bouger mentalement les voixselon ce qu'ils voyaient, furent sensibles à cette discordance entrel'agitation des corps et l'immobilité des voix dans le sens latéral etvertical).

Nous pourrions dire alors que le cinéina de Welles est l'un desseuls à ne pas ignorer cette immobilité centrale de la voix, à cons-truire sur elle son mouvement central, comme s'il procédaitd'une « image rajoutée >> sur une émission de radio. Et quandOrson Welles dit que son cinéma est construit sur la parole, onpeut l'entendre d'une manière très matérialiste : des images quibougent devant des voix qui ne bougent pas. L'agitation descorps, la turbulence des espaces, la fuite des lignes serait cons-

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108 LA TOILE TROUÉE

truite sur ce point fixe central d'où I'on entend résonner les voix(fixité, s'entend, par rapport au plan de la projection : le cinémade 'Welles jouant parfois sur une profondeur sonore). Il arriveaussi que lè point d'émission visibie sur l'écran coincide avec laposition réelle, centrale et fixe, du haut-parleur qui est derrièrel'écran. Par exemple, lorsque des lèvres géantes (au début de Ci-tizen Kane), comme un haut-parleur maquillé en bouche humai-ne, prononcent << Rosebud ».

Le cinéma wellesien est l'un des rares où la voix des acteurs ne

donne pas l'impression de suivre les déplacements de leurs corps

comme un chien suit son maître, et où l'on continue de l'entendrevenant d'un point fixe radiophonique. D'où peut-être cette im-pression que tout bouge autour dans le sur-place. Chez Welles,en effet, dans ce cinéma du mouvement et de la vitesse, on se dé-place beaucoup pour ne pas avancer. Charles Tesson a pertinem-ment comp aré le personnage d'Arkadin au Droopy de Tex Ave-ry : toujours déjà-là, arrivé avant celui qui le chasse ou qu'ilpoursuit, son ubiquité est la négation même du mouvement.

On n'apprendra rien à personne en disant que le cinéma de

Welles est peuplé d'impotents et de boiteux : Kane àgé (CitizenKane), Quinlan (La Soif du mal), Bannister (La Dame de

Shanghai), Hastler (Le Pràcès). Chez ces avocats, chez ces ma-gnats, l'impotence semble être le prix à payer pour exercer lepouvoir de la voix ou de l'écrit, car il n'est pas un de ceux-là quin'ait voulu faire la loi par leurs paroles ou leurs écrits, en les tru-quant au besoin. Et l'on pourra mettre en rapport cette tendance

à la paralysie, à l'immobilité, à l'envahissement du corps par lamasse et l'inertie - qui s'inscrit dans le corps des personnages de

Welles la ductilité et la mobilité magique de la voix quicontinue de s'envoler du corps. Comme si le corps tendait à se

stabiliser, pour devenir la maison où viendra se reposer la voix.Si nous parlons de paralysie, c'est sans y penser comme à une

maladie, mais d'abord en y voyant l'originelle condition du nou-veau-né humain. Inapte à se rendre où il veut, sans maîtrise de

ses membres, il n'a, pour projeter hors de son corps son appel et

sa présence, que la miraculeuse mobilité de sa voix.

O.W. SPEAKING 109

D'où le « voyage imaginaire >> que l'on trouve dans les films de

Welles. L'image qui tient par la voix du Zeus des marionnettes

suscitant ce qu'elle évoque, l'image est un tapis roulant sur le-

quel on mar"Èe sans avancer. Cinéma conscient de la fixité et de

liinertie de ses supports - de la toile tendue de l'écran comme de

l'immobilité centrale du haut-parleur. Le << ruban chargé de rê-

ves >> dont parle Welles est cette route, ce tapis roulant qui dépo-

se sur l'écran et sur le haut-parleur figés ses images et ses sons

porteurs d'illusions de mouvements.

I

L

I

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James Woods dans Videotlrome, 1982, de David Cronenberg.

rE soN À r-n rÉÉvsloru,OU tA RADIO ILLUSTRÉE

I

Muet est né le cinéma, même si c'est avec de la musique au-

tour. Ce qui n'empêchait pas les personnages d'y parler, en dialo-gues §ous-entendus. Plus tard, c'est naturellement que le son réel

des voix est venu rejoindre la parole émise dans l'image. Mais latélévision, elle, pouvait-elle naître muette ? La réponse ne faitaucun doute : non, elle ne le pouvait pas.

Les premières anticipations de la télévision - par exempledans le Metropolis de Fritz Lang en 1927, et dans les Temps mo-dernes, de Chaplin - nous la montrent comme un téléphonedonnant l'image du correspondant : donc comme un système de

télé-audition, complété par la vision à distance et fonctionnantdans les deux sens. Ce qui est logique, le téléphone ayant existé

avant la télévision.La télévision semble donc avoir été destinée, dès son origine, à

devenir un moulin à paroles. Les Américains nomment talk-shows ces programmes, souvent les plus populaires, qui montrentsimplement des gens en train de converser. Un aveugle peut sui-

vre une grande partie des programmes de télévision en ne per-

dant qu'une petite partie de l'information donnée, au sens spéci-

fique du mot << information ». Ce qui lui manquera, en revanche,

est ce qui fait le charme propre de la télé, toutes ces petites infor-

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tt2 LA TOILE TROUÉE

mations secondaires, impressionnistes, improvisées, désordon-nées, apportées par les images. En effet, autant le discours tenu àla télévision est souvent raisonneur, rigide, organisé, autant leflux des images qui vont avec cette parole est imprévisible, im-pressionniste, mal raccordé. Commentaire et image ont souventà la télévision une coordination hasardeuse et sauvage, qui est lavérité de leur rapport.

Inversement un sourd reçoit, par un écran de télé, un bombar-dement de détails, de visages, d'images mouvantes, dont souventrien dans l'image seule n'indique le sens, la logique, la liaison, àmoins sans doute d'avoir étudié préalablement le journal de pro-grammes.

Cette indépendance du son et de l'image que nombre d'intel-lectuels cinéphiles réclament à cor et a cii Ou cinéma, ils ne sesont pas encore aperçus que la télévision en fait son pain quoti-dien. Combien par exemple de retransmissions sportives ne sont-elles pas le déroulement parallèle d'un flot verbal et d'un fluxd'images produits depuis des lieux différents par des individusdifférents, et qui parfois peuvent complètement diverger pendantquelques minutes ! Dans une retransmission d'un championnatde cyclisme à Barcelone, on voyait par exemple des vues prisesd'hélicoptère molrtrant des concurrents en train de rouler en villecomme une caravane de fourmis, tout en entendant, sur ces ima-ges, des voix mal identifiées de reporters et de sportifs, qui bavar-daient en direct, en g{os plan sonore, sur les conditions techni-ques de la compétition, se cherchant, s'interpellant, déballant unflot de considérations de plus en plus éloignées de la circonstan-ce... Et combien, enfin, de séquences d'actualités ne font-ellespas tomber, sur un commentaire pré-écrit, un bout-à-bout d'ima-ges saisies et collées au petit bonheur, dont le rapport avec le tex-te est souvent lointain ?

Autre exemple : au cinéma, il est rare d'entendre se dérouler<( off >> une conversation ordinaire entre des personnages invisi-bles rassemblés dans un lieu réei (rien à voir avec la voix-off ethors-lieu des films), cependant que l'image propose une suite devisions tout à fait déconnectées de ce discours. La télévision, elle,

LE SON À IAéTÉLÉVISION 113

nous le propose couramment. Par exemple, f invité de l'émissions'entretenant avec un journaliste, cependant que l'image nous of-fre, montés à la diable, des aperçus de sa vie privée. Ce procédé,parmi d'autres, accuse le fonctionnement de la télévision commeradio illustrée ; une radio dont I'illustration d'images possède cecaractère discontinu, partiel, tour à tour didactique (tableaux,graphiques) et décoratif qu'elle présente dans les livres par rap-port aux textes qu'elle accompagne. Dans cette radio illustrée leson, la parole en tout cas, seraient, à l'inverse de ce qu'il peut enêtre pour le cinéma, premiers, essentiels, donnant le fil conduc-teur auquel les images tant bien que mal viennent s'accrocher.

Le son dit " off >> ou << hors-champ » ne prend d'ailleurs pas lemême sens au cinéma et à la télévision. On sait que l'esthétiquedu cinéma parlant s'est en grande partie construite sur le jeu duchamp et du hors-champ, et notamment sur la dynamique de lavoix cachée. Or, un son n'est hors-champ que par rapport à uneimage. Tout dans le cinéma classique, et d'abord son histoiremême, concourait à faire de l'image le centre du cinéma et du sonun élément à la fois périphérique, parasite, nourrisseur et vampi-rique, qui tourne autour de l'image, y rentre et en sort. Et la ma-gie du son au cinéma tient dans ce statut variable, sans lieu fixe,qui est le sien, par rapport à ce carré magique qu'est l'écran, le-quel est investi comme lieu du charme cinématographique.

Il n'en est pas de même à la télévision, sans que pour autant lerapport soit symétriquement inversé. Si le son est bien la base delatélé, il ne faudrait pas tomber dans la facilité de dire que c'estlui, cette fois-ci, qui est au centre, car, à lavérité,la télévision n'apas de centre. On ne peut y parler de « voix off ,> au sens cinéma-tographique : car la parole, même sortant d'une bouche invisible,y est toujours parole de radio, installée dans sa niche qui est le pe-tit haut-parleur d'où elle est émise. Ce serait plutôt l'image qui,elle, irait souvent faire son école buissonnière en s'aidant de lamultiplicité des caméras qui peuvent aller chercher des détailsdans tous les coins. On pourrait donc dire qu'à la télévision, c'estl'image parfois qui est off par rapport au champ de la parole.

D'ailleurs comment l'écran de télévision, qui projette l'image

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114 LA TOILE TROUÉE

vers le spectateur au lieu de la recevoir d'un appareil situé der-rière celui-ei, pourrait-elle être ce « lieu de projection » magique,au sens propre et figuré, qu'est l'écran de cinéma ?

Sans doute cette idée de la télévision comme " radio illus-trée >>, à rebours de l'idée commune (le règne de l'image, etc.), ades airs de paradoxe facile. Que l'on réfléchisse tout de même au

rapport quotidien que l'on entretient avec la télévision, quand onquitte la pièce de séjour ou quand on se tourne ver§ son voisin,quand on ouvre le journal de programmes, etc., sans cesser de

suivre à l'oreille le fil d'une émission. La télévision est bien alorsun continuum sonore associé à une image regardée de façon dis-continue.

2

Bien sûr, les réalisateurs, les auteurs de télévision font ce qu'ilspeuvent pour faire << parler >> f image, elle aussi. Elle devientalors souvent un tableau noir, un registre, une carte (celle, parexemple, de la météo), une liste (des cours de la bourse, des ga-

gnants du tiercé), un graphique, qu'une voix amicalement didac-

tique nous désigne : << comme vous le voyez », dit-elle - alors que

si nous le voyons, c'est parce qu'elle nous le montre, et nous ledit.

Autre illusion : celle qui veut que tout événement montré à latélévision pourrait parler de lui-même si on voulait bien lui laisserIa parole, c'est-à-dire le son dont il est accompagné, au lieud'étouffer ce son comme on fait sous le commentaire. Or, la plupartdu temps, ce son de l'événement (le son d'un match sportif, d'unemanifestation) ne parle guère par lui-même ; d'ailleurs, il est par-fois impossible à suivre et à capter.

On sait, d'ailleurs, qu'à la faveur des conditions de réalisationultra-rapides qu'elle implique le plus souvent (en direct ou en

semi-direct) et avec la systématisation de la prise de vue à plu-sieurs caméras, la télévision a bousculé les belles règles de décou-

LE SON À I-A TÉ,LÉ,VISION

page et de construction d'espace que le cinéma a mis beaucoupde temps à élaborer. On ne peut plus parler de « plan >> au senscinématographique pour ces bouts de prise de vue qu'une émis-sion de télévision courante fait se succèder, non plus que de<< raccords >) pour ces changements d'angle désordonnés et capri-cieux qui mènent de l'une { l'autre. Moyennant quoi, c'est le son,de commentaire ou de dialogue, qui assure la continuité.

Par ailleurs, le renoncement au découpage, en tant qu'organisa-tion de l'espace visuel, amène l'image de télévision à perdre sesqualités de profondeur, de perspective et à se réfugier, si l'onpeut dire, dans la surface vitreuse de l'écran (à cela concourt lestyle d'éclairage implacable, clinique, adopté pour tourner lesémissions). Quant au langage vidéo créé par des gens commeAverty et les vidéastes français, américains et japonais, il donne àf image une nature nettement plane, même dans ces effets de« Quantel >> et << A.D.O. » dont usent et abusent les génériquesde télévision, où l'image est transformée en une carte à jouer quel'on plie et retourne. A proprement parler le son ne peut venir« habiter »> cette image électronique, il glisse à la surface.

La formule célèbre selon laquelle « I'image en dit plus que mil-le mots » mérite d'être reconsidérée. On pourrait même dire,avec irrévérence : l'image parle ? Mon æil ! Que peut nous<< dire »> en effet, dans le Journal Télévisé, cette vision de com-battants de rue, de travailleurs dans une usine, de façade d'As-semblée Nationale, d'avion qui atterrit ou qui décolle, mêmeavec le son synchrone, si le commentaire ne vient pas le lui fairedire ? L'image parle si mal, naturellement, qu'il fallait au cinémamuet (un art qui atteignit tout de même au sublime) mobilisertoutes sortes de moyens - une composition élaborée des images,l'adoption, par des acteurs d'une gestuelle outrée et redondante,et bien sûr le texte des inter-titres - pour parvenir à raconter deshistoires souvent sommaires de structure. Ce fut pour lui unechance - que le son lui ait laissé carte blanche pendant trenteans, et ne l'ait rejoint qu'après. Sans cela, il serait resté, fort pro-bablement, un art accroché au son, dépendant de la parole. Maisceci est une nouvelle histoire...

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Parsifal. 1982, de Hans-Jürgen Syberberg-

Teri Garr dans One from the Heart (Coup de cæur),1982, de Francis-Ford Coppola

Dan Akroyd, Ray Charles et John Belushi dans The Blues Brothers,1979, de John Landis

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« Les hoquets et les sanglots de Mizoguchi " (Kyoko Kagawa et Kazuo Hasegawa dans Chikamtttzumonogatari-Les Amants crucifiés, 1954, de Kenji Mizoguchi)...

<< Le parlé recto tono de Bresson » (Christian Patey et Caroline Lang dans L'Argent, 1983, deBresson)...

« Les voix sonnant iréellemenl, << dans la ouate », de Dreyer » (Bendt Roth et Nina Pens Rode dansGertrud., 1964, de CarI T. Dreyer)...

...<. et les duos d'amour à voix sensuelle de Hitchcock sont du parlé qui retrouve, parfois, le côté aé-rien, magique, du chant d'opéra >, (Eva-Marie Saint et Cary Grant dans Norrft by Northwest-La Mortaux trousses, 1959, d'Alfred Hitchcock).

Robert

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Helen Morgan et Joan Peters dans Applause,1930, de Rouben Mamoulian : tentâtive de conslitutiond'une « scène sonore )>.

Hôlderlin proféré en « décor naturel » sicilien par Howard Vernon et William Berger dans Der Toddes Empedokles (La Mort d'Empédocle),1987, de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub.

« Je vais me marier avec Karl-Henrik et nous aurons quelques enfants » : Bibi Andersson monologuedans Persona, 1966, d'Ingmar Bergman.

Sacha Guitry dâns son lilm Le Comédien,1947

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La terre, tierce instânce unificatrice du son et de l'image dans Der Tod des Empedokles (La Mortd'Empédocle),1987, de Danièle Huillet et Jeân-Marie Straub.

Chez Godard, ça fait toujours deux (les mains de Rufus et de Jacques Villeret dans Soigne ta droite, deJean-Luc Godard, 1987).

...Et chez Fellini, deux font autre chose (Non scommetere la testa col diavolo-Il ne faut jamais parier sa

tête aeec le diable, de Federico Fellini, 1968).

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Troisième partie :

TOTAT CNÉMA

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Alfred Abel et Gustav Frôhlich dans Metropolis, 1927 , de Fritz Lang.

BONSOTR t_E MUET, BONJOUR tES CLTPS

I

cinéma muet par-ci, cinérna muet par là... Avec le centenairede la première projection publique (pour mémoire : 23 décembre1895, boulevard des Capucines, paris), vous n,avez pas fini d,enentendre parler. Ni de vous voir proposer, à la téléviiion, des do-cuments sur Edison et les frères Lumière. Ni d'être sollicités parla ressortie en salle, annoncée à son de trompette, de vieux filmsreconstitués. Avec musique.

Jusque-là, en France, hormis quelques passages devenus raresdans les créneaux « cinés-clubs >> des chaînes dé télévision, seulsou presque les parisiens pouvaient se régaler de chefs-d'æuvremuets - et aussi, pourquoi pas, de nanars muets _ à la Ciné-mathèque. Mais sans musique, contrairement à l,usage en vi-gueur quand ces films avaient été faits. c'est dans le silence de lagrande salle du Palais de Chaillot, silence qui n,en était pas unpuisque dérangé par des craquements de sièges, des toux, etc...que beaucoup ont découvert L'Aurore de Murnau oulaleanned'Arc de Dreyer.

Cette fin de siècle rêve d'art total. euand elle ressort des chefs-d'æuvre du muet, elle aime les enrober de musique à grand fracas

- pas un simple pianiste ou organiste de cinéma, non, mais ledispositif des grandes occasions : un orchestre symphonique endirect (qui corîte évidemment très cher), un appareillage élec-

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t28 LA TOILE TROUÉE

troacoustique encombrant, et, s'il vous plaît, une partition origi-nale commandée à un musicien d'aujourd'hui.

Très sélective, bien sûr, cette résurrection qui, dt Metropolisde Lang at Napoléon de Gance en passant par l'Intolérance de

Griffith, ne s'intéresse en général qu'aux grosses machines épi-ques et néglige forcément les æuvres intimistes, parfois plus bel-les et achevées, mais prêtant moins à un déploiement de festivi-tés : Le dernier des hommes, de Murnan, Le Lys brisé, de Grif-fith... Ces merveilles-là risquent de ne plus jamais sortir des ciné-mathèques, si une intelligente politique de ., musicalisation » dis-crète, rapide, peu coriteuse, ne cherchant pas à se faire valoir surle dos des films, ne les ouvre pas à une nouvelle distribution dansles salles et en vidéo-cassettes.

Nous savons que du temps du muet, la musique accompagnantla plupart des projections n'était qu'exceptionnellement unecréation originale, et qu'elle était le plus souvent puisée dans unfonds commun où les « classiques favoris >) rencontraient lesstandards du moment et les airs à la mode - tout à fait commedans la musique de cirque. Des gens astucieux en avaient compilédes recueils, où les séquences musicales à jouer étaient classées

par type de scène (de la poursuite à la scène d'amour) et par typede « mood >>. Des milliers et des milliers de fois, la Chevauchéedes Walkyries ou la Rêverie de Schumann ont ainsi travaillé poursoutenir des images de charge militaire ou d'embrassades sous lalune... Tout cela est bien connu, les travaux sur la musique dumuet ne manquant pas. Le premier livre sur la question remonted'ailleurs à 1927 , puisque c'est celui de Kurt London.

Ces résurrections peuvent être très bien faites, comme cellesoù intervient Carl Davis, auteur intelligent de reconstitutions demusiques d'accompagnement pour le muet, destinées aux filmsde Chaplin et aussi au Napoléon d'.Abel Gance. Contrairement à

Carmine Coppola, qui a également imposé sa musique à ce der-nier film, Carl Davis a su trouver un esprit juste, retenu, précis,qui sait s'intégrer au film et surtout le respecter en tant qu'æuvre,ce qui n'est pas le cas de toutes les tentatives récentes.

Bien souvent, en effet, on voit aujourd'hui des groupes d'im-

BONSOIR LE MUET, BONJOUR LES CLPS L29

provisation << free >> louer des copies de vieilleries signées DzigaVertov, Eisenstein ou Murnau, pour en faire le fil conducteurd'une soirée où soi-disant ils joueront sur le film. En réalité lefilm, oublié voire détruit dans son intégrité d'æuvre, n'y estqu'un prétexte pour faire venir à la musique contemporaine lespectateur-auditeur récalcitrant. 1

Le comble a été atteint avec une mémorable diffusion sur lepetit écran du Faust de Murnau (un auteur qui est le souffre-dou-leur favori de ce genre d'expériences), pour laquelle non seule-ment quelques respectables compositeurs contemporainsavaient, de René Koering à Michael Levinas, daigné sélectionnerdes fragments hâtivement tronçonnés de leur production musica-le pour la répartir abruptement le long du film, mais où, de sur-croît, on pouvait entendre, mixé par-dessus la musique, un com-mentairè parasite lu par des comédiens et nous offrant les génia-les interprétations pseudo-psychanalytiques que l'histoire faus-tienne suggérait à l'esprit de Madame Catherine Rihoit. Bien srir,on pouvait toujours se passer de les entendre, mais alors on re-tombait dans le problème précédent : I'absence de tout son, quitransforme la représentation des films muets en un rite un peu si-nistre...

N'empêche que voilà des centaines de films, parfois géniaux,qui dorment dans les boîtes simplement parce qu'ils sont du ciné-ma muet. Des centaines d'Guvres jadis populaires que l'absencede son a transformées en objets rares pour amateurs et érudits (ene dis même pas pour cinéphiles, car le cinéphile actuel est pres-que entièrement ignorant du cinéma muet). Etrange situation,dont la musique tient la clé.

Car il est évident en effet que si l'on encourage l'idée que la« musicalisation >> d'un muet réclame forcément un grand orches-tre en direct, une commande spéciale de l'Etat à des composi-teurs et une importante publicité autour de l'événement, le èiné-

(1) Je peux plaider coupable, puisque le vidéaste et compositeur Robert Cahen et moi-même avons été les premiers à le faire, en 1975 au musée d'Art Moderne, et notre victimeimpuissante étaitle Nosferata de Murnau, classique muet du film de vampires. Je ne re-grette pas l'attrait de I'expérience, mais nous ne le ferons plus, c'est promis.

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130 LA TOILE TROUÉE

ma muet n'est pas près de revivre, tant l'opération est chère,aléatoire, et ne concerne qu'un genre très précis de films. A ['au-tre extrême règne sur certains vieux burlesques un sans-gêne mu-sical absolu, et nous avons tous dans l'oreille ce genre de ritour-nelle sautillante qui se répète toutes les deux minutes et que l'oncolle en boucle sur des mètres et des mètres de vieux Charlot etde vieux Laurel et Hardy muets. Entre les extrêmes du mépris etdu trop d'honneur, entre les affreuses copies contretypées de

n'ième génération, sonorisées avec moins de respect qu'un super-marché, et de l'autre côté le tralala des versions reconstituéesavec mobilisation de cinquante musiciens, l'amour du cinémamuet n'y gagne pas forcément... On peut lancer f idée d'une fon-dation qui se chargerait d'étudier et de réaliser, plutôt que des

opérations de prestige vouées à des représentations limitées, laremise en circulation, dans des circuits d'art-et-d'essai, d'un cer-tain choix de grands films muets musicalisés à peu de frais, dans

le respect de l'æuvre... L'alternative aux épouvantables sonorisa-tions bâclées que l'on connaît n'est pas dans le déploiement exa-géré des moyens. Il ne faut parfois que quelques jours de travailsupplémentaire pour faire un meilleur choix dans l'immense fondexistant des ,, illustrations musicales » possibles, et réaliser unmontage musical plus soigné. Il y a, bien sûr, la formule des im-provisations pianistiques à la feu Jean Wiener, reprise avec talentpar Alain Mogret, mais qui exige la présence réelle de l'instru-mentiste : sans elle, on peut la trouver un peu monotone pournos oreilles d'aujourd'hui.

Trois ou quatre timbres, un piano, un violon, une clarinette,une batterie, enregistrés évidemment, pourraient suffire. Enre-gistrés, pourquoi ? Parce qu'aujourd'hui, c'est la solution la plusnaturelle, et que faire autrement draine forcément l'attention surl'événement en direct, au détriment de l'æuvre de cinéma. Nousne somme plus en effet au temps du muet, où le pianiste présentdans la salle était un phénomène naturel et quotidien.

Mais tout n'est pas résolu ainsi, car il reste le problème ùt stylemusical adopté : reconstitution discrète à la Carl Davis, ou mise

au goût du jour par la musique pop, comme Giorgo Moroder l'a

BONSOIR LE MUET, BONJOUR LE,S CLPS 131

fait, non sans bonheur, pour le Métropolls de Lang ? Seulement,ce film est l'un des rares monuments muets à se prêter à l'opéra-tion, puisqu'il s'agit d'une æuvre d'anticipation. On imaginemoins bien, en revanche, la musique pop sur Griffith, Eisenteinou Sjôstrôm... Peut-être d'ailleurs a-t-on tort.

On ne peut, de toute façon, éluder le problème de la « musica-lisation » : à moins de doubler les films muets par des voix et dessons réels - opération pratiquée maintes fois à l'époque de latransition du muet au parlant. Mais le principe, comparable à une<< colorisation )> sonore, est évidemment beaucoup plus attenta-toire à la forme originale de l'æuvre. Seule, peut-être, Ia présen-ce de musique, pour faire passer l'absence de paroles et neutrali-ser l'angoisse du silence de la projection - ce qui fut, ne le dissi-mulons pas, sa principale fonction au début - peut permettre àcertains films d'être vus et aimés de nouveau par un nombre mi-nimum de spectateurs.

Il y a encore une autre solution, qui elle ne respecte guère laqualité d'æuvre des films utilisés - s'ssf celle qui consiste à recy-cler, dans des clips, de vieilles images du muèt, tout comme lacompagnie Disney, dans la série Disney Channel, recycle desMickey et des Pluto antédiluviens en les montant façon clip surde la musique disco... Ce recyclage ne me choque pas, onpeutpresque le préférer aux enterrements en grande pompe que sontcertaines projections de prestige, car il signifie, lui au moins, quela vie continue.

Du clip au cinéma muet, il y a peut-être moins qu'un pas, en ef-fet - un simple renversement. A la musique d'accompagnementqui, dans le muet, se calait sur les images préexistantes d'un filmcomposé en tant qu'æuvre, répond, dans le clip, la sarabande ac-compagnatrice et bariolée d'images faites après coup sur une mu-sique déjà éuite, enregistrée et constituée, qu'elles doivent enprincipe servir commercialement. Le cinéma serait comme le ci-néma muet, renversé. Allons plus loin encore : le clip, c'est, biensouvent, le retour même du cinéma muet.

Déjà, de plus en plus de clips (parmi ceux, du moins, dotésd'un budget conséquent) deviennent, sous le prétexte d'illustrer

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une chanson, de véritables récits, avec des scènes, une narration,des personnages qui parlent et dont on n'entend pas la voix : ducinéma muet, littéralement. A ceci près que la musique n'y vientplus tronçonner ses élans et ses interventions selon le bon vouloirdes scènes qui se succèdent sur l'écran ; elle déroule au contraireparallèlement et sans s'interrompre, impavidement, sa propreforme, son propre discours.

La musique est, depuis cent ans, la clé du cinéma. Sans elle,sans son train-train sonore rassurant dans le noir des salles, celui-ci ne serait probablement pas devenu, sous sa forme muette, l'artpopulaire qu'il fut... Contrairement au son réel des bruits et des

paroles, elle délie l'image du temps réel. Ce n'est que dans le ci-néma muet, et aujourd'hui dans le clip, que l'on peut jouer avec

la chronologie, montrer trois aperçus sous trois angles différentsd'un même phénomène simultané... Quand le cinéma parlantveut faire la même chose, il est obligé de couper la parole auxpersonnages (parfois en leur donnant le chant) et de faire interve-nir la musique, laquelle, comme dans I'opéra, stylise le temps.

Que fait-il, alors, sinon du clip... ou du cinéma muet ?

Ce n'est pas un hasard si l'invention visuelle la plus fraîche, laplus légère, la plus proche parfois de cette « trépidance » du ciné-ma muet, c'est aujourd'hui souvent dans les vidéo-clips qu'on laretrouve. La musique y est un tapis volant qui délivre les imagesde la pesanteur du temps réel, et les emporte avec elle. Que I'ontrouve dans les clips, la plupart du temps, une voix chantée n'ychange rien. Grâce au play-back, sur une même voix, différentsvisages successifs, voire aucun visage particulier peuvent se ca-

ler... le chant ne bridant pas l'enchaînement des images commele dialogue parlé le fait.

Bien sûr, ce que le clip fait revivre du cinéma muet, soit par lacréation d'images nouvelles, soit plus rarement par le recyclagedes anciennes, ce ne sont pas les æuvres, ce sont seulement leursimages ou leur style d'images, c'est-à-dire l'apparence. D'un au-

tre côté, il s'en faut que le cinéma muet n'ait été qu'une succes-

sion d'æuvres sublimes, et même d'Guvres tout court. Parfois, lefilm se contentait d'une narration rudimentaire servant de pré-

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texte à des jeux d'images complaisants et dansants, kaléidoscopi-ques. Le cinéma muet, c'était déjà, parfois, le clip, avec sa fraî-cheur, sa magie - et ses limites.

Et la musique, << clé du cinéma » ? Eh bien chacun sait qu,aucinéma, muet ou parlant, elle n'est qu'un support. eu,elle soitbelle ou médiocre n'a aucune importance, c'est juste sa couleur etson esprit qui comptent. Sans elle, pas de cinéma, mais cela neveut pas dire qu'on lui demande d'exister en soi. La musique futla condition du muet, mais comme le livret est la condition del'opéra. Les meilleurs livrets sont souvent faits de vers de mirli-ton. Que chante le Commandeur, dans la scène finale d,un opéraconsidéré par beaucoup comme un des plus grands jamais com-posés ? ,

<< Don GiovanniA cenar tecoM'invitastiE son ÿenuto >)

Ce qui n'est pas précisément du Mallarmé, ni du Dante. Maisn'empêche pas Da Ponte d'avoir étê le librettiste qu,il fallait àMozart, et à l'opéra.

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Orson Welles dans Tfie Lady lrom Shanghai'(La Dame de Shanghai),1948, d'Orson Welles.

SON ET MONTAGE AU ONÉMA

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Si l'étude du son au cinéma reste souvent parcellaire, s'il estrare qu'elle dépasse le stade de la collection d'anecdotes ou biende la théorie non reliée à un choix suffisamment général d'exem-ples, cela tient, entre autres, à la difficulté de discriminer dans unfilm des unités de sons. Ce qui nous amène à une question rare-ment posée jusqu'ici sur le plan théorique, celle du montage dessons au cinéma.

Le son pose donc bien au cinéma un problème particulier, çarautant on imagine mal, quand il s'agit de l'image, qu'on puisse enparler sans s'appuyer sur la notion de plan, autant pour le son ilest possible d'en traiter sans faire référence à un découpage dessons en unités, au fait que pour constituer la piste sonore d'unfilm il a fallu aussi assembler des fragments. Mais la discrétisation

- pour parler savamment - des sons pose force problèmes par-ticuliers, qui n'ont été résolus , et avec quelle difficulté, que dansle cas spécifiquement linguistique des phonèmes du langage, maisqui, pour le cas général de l'objet sonore (Schaeffer), ont été seu-lement déblayés, comme si continuait de courir cette idée que leson est par essence quelque chose qui échappe à toute délimita-tion.

A travers beaucoup de ce qui a été écrit, dit, et théorisé sur lesrapports du son et de l'image, court en effet en filigrane une op-

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position qui en évoque une autre. On parle souvent de l'imagecomme relevant du discours, alors que le son relèverait du non-dit, du non-nommé ; l'image est référée à la lumière et le son à lanuit, l'image abordée dans une perspective de discontinuité -qu'est-ce en effet, au cinéma, que la problématique du montage,sinon la question de la création du continu à travers du discontinu

- tandis que le son est plutôt présenté comme un flot ininter-rompu ; l'image associée à quelque chose de circonscrit, de déli-mité, et le son décrit comme quelque chose de sans limites préci-ses, et pout'résumer cette opposition terme à terme, disons quel'on retrouve là des archétypes, des oppositions fondamentalesqui sont les mêmes que celles qui sont faites entre le masculin etle féminin. Peut-on échapper à ce couple, et voir autrement leson que comme le continent noir du cinéma ?

Mais en même temps que le son est placé, dans le discours quel'on tient sur lui, du côté de l'originel, du continu, du sans-limi-tes, il est évident qu'il est le premier support du langage humain,c'est-à-dire de ce qui nous fait hommes, de ce qui donne la formeà la réalité, de ce qui nous permet d'agir sur les choses et de struc-turer notre vie. Et c'est cela le paradoxe du sonore.

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Matériellement, rien n'est plus commun ni plus facile que lemontage de fragments enregistrés de sons : toutes les pistes sono-res cinématographiques en sont faites. Cela fonde-t-il pour au-tant un système de montage des sons ?

Il est évident que la théorie du montage a jusqu'ici portéd'abord sur les images, sur les plans. É,vident aussi que le cinémaa commencé par être muet, alors que l'enregistrement sonoreexistait déjà. Mais il a fallu attendre encore un certain nombred'années avant que ce son enregistré se prête au montage. En ef-fet, les images animées étaient tout de suite en ruban alors que leson enregistré continuait d'être en spirale, sur cylindre ou sur dis-

SON ET MONTAGE AU CINÉMA

que ; c'est pourquoi il n'était pas montable ou très grossière-ment.

Le son ne s'est d'ailleurs définitivement imposé dans le cinémaque dans le même temps où il devenait montable, c'est-à-direqu'on a pu couper dans les sons. Et on n'a pu couper dans lessons, les assembler, les monter, comme on faisait pour les ima-ges, qu'à partir du moment où on a généralisé, peu après le débutdu parlant, le son optique inscrit sur une pellicule pertorée. LeChanteur de jazz, en 1927, était encore sur disques, et c'est sonsuccès qui entraînal'accélération des recherches sur le film-son,techniquement envisagé dès 1900-1905. Les raisons qui ont retar-dé la mise au point d'un support d'enregistrement sonore se

prêtant au montage ne sont pas seulement techniques, mais aussisocio-économiques, culturelles, idéologiques : le son était d'em-blée associé à quelque chose qu'on ne pouvait pas découper, aucontraire des images. Ainsi la pellicule sonore a-t-elle été, bienavant le magnétophone à fil ou à bande, le premier support pho-nographique se prêtant vraiment au montage, et pendant un cer-tain temps, le cinéma conserva sur le disque ou la radio cette su-périorité de permettre le micro-montage des sons.

Il faut rappeler'un certain nombre de données qui font que leson semble échapper à la plupart des instruments d'analyse, deconceptualisation qui nous sont, par contre, familiers pour l'ima-ge. D'abord, il y a entre le son et l'image une différence fonda-mentale de statut, c'est que l'image est en général associée à lachose même tandis que le son est perçu, nommé comme le son de

quelque chose, comme une émanation et non comme la choseelle-même. D'autre part, dans l'écoute que nous pratiquons tousles jours, notre rapport avec les sons ne consiste pas à les écouterpour eux-mêmes, mais à les interpréter par, un acte automatiquepour aller au-delà d'eux, soit à leur sens - si c'est un langage hu-main,'un code - soit à leur cause. La forme des sons, la matièredes sons, la densité, les volumes des sons en eux-mêmes, sontquelque chose qui existe pour nous, nous le percevons, maisnous ne le nommons jamais et tout de suite l'interprétons. Ce quiest singulier, c'est qu'il ait fallu attendre le vingtième siècle

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pour qu'on.commence à se poser la question de décrire toutes lessortes de sons (et pas seulement les sons musicaux ou linguisti-ques) pour eux-mêmes, en faisant abstraction de leur cause, deleur effet ou de leur sens : qu'est-ce qu'on aperçoit, et surtout,indépendamment de ce que ce à quoi ça nous renvoie, est-ce quec'est gros, petit, rouge, vert, etc ? Citons ici le nom de PierreSchaeffer, qui a fait sur la nomination des sons dans leur matièremême, au-delà de leur hauteur, un travail absolument fondateuret fondamental, récapitulé dans son << Traité des Objets Musi-caux, >> une somme dont nous avons pour notre part, dans un« Guide des Objets Sonores >>, tenté de dresser le bilan.

Ainsi, dans l'écoute quotidienne, quand nous écoutons les sonsnous les découpons mentalement selon un niveau d'écoute parti-culier : soit ce sont des sons du langage qui sont alors découpésen phonèmes, en mots, en phrases selon des critères linguisti-ques, soit, et simultanément, c'est selon l'écoute de la cause(réelle, présumée, imaginaire) que nous isolons ce que nous en-tendons à la fois verticalemenl - puisque nous entendons plu-sieurs choses à la fois - et horizontalement, dans le temps, ennous servant d'un dictionnaire mémoriel des sons figuratifs, assi-milé depuis les débuts de la vie et perpétuellement enrichi, sinonremanié.

Unité de montage pour les images, le plan est une unité visuel-le créée par le cinéma et qui lui reste propre. Le montage dessons, lui, n'a pas inspiré au cinéma d'unité spécifique, si bien quelorsqu'on essaie de décomposer en éléments la bande-son d'unfilm, on ne peut que recourir aux mêmes unités qui nous serventdans l'expérience quotidienne, et qui sont tout à fait relatives àdes intentions d'écoute particulières non cinématographiques.

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La définition de cette unité qu'est le plan visuel est d'ailleursambiguë, puisqu'elle est à la fois spatiale et temporelle : à la foisce qui est dans le cadre de l'image, dans son espace, et ce qui estun bout de temps continu entre deux collures. L'idée de plan aucinéma représente donc une sorte de næud entre l'espace et letemps. Mais son intérêt est surtout de constituer une unité neutre(c'est-à-dire qui ne dépend pas, pour être identifiée, d'un pointde vue particulier d'observateur ou de fabricant, et sur laquelleaussi bien les artisans du film que ses spectateurs peuvent se re-connaître) et universellement reconnue. A partir de là, elle peutêtre contestée comme unité d'analyse, unité de conception, oumême unité perceptive : n'empêche qu'elle permet de poser surle continuum filmique une grille immédiatement reconnaissableet mondialement admise, dont les lignes dessinent des coordon-nées bien pratiques pour dire, pour observer, pour concevoirquelque chose qui peut en même temps la récuser comme instru-ment de description.

Rien de tel pour le son, et ce pour de simples raisons : si, dansun film, on ne voit, sauf de très rares exceptions, qu'une image àla fois, on entend la plupart du temps plusieurs couches sonoressimultanées, relevant de types d'attention différents et ne se dé-coupant pas de la même façon, selon en particulier leur nature deparole, de musique ou de bruit. Une seconde raison pour laquelleil est délicat de définir un plan-son, c'est que, alors que pourl'image il est très difficile de réaliser une collure inüsible (autre-ment dit de monter deux plans tournés avec un certain intervallede temps de telle façon qu'ils se joignent invisiblement), en re-vanche joindre deux sons enregistrés à distance dans le temps defaçon quiils aient l'air de se succéder naturellement, sans que lacollure soit audible, est aussi facile que répandu : on le fait tousles jours à la radio, à l'occasion du montage d'interviews, où laparole est nettoyée de ses ratés et des ses hésitations. Ainsi, leproblème de percevoir le montage dans les sons du film est com-pliqué par rapport à celui des plans, du fait que contrairement

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au cas des images,l'unité de fabrication (le fragment de bandemagnétique) ne constitue pas pour autant une unité perceptiveipso facto.

Il faut également rappeler que dans la pratique habituelle ducinéma on ne monte pas les sons entre eux, on les monte par rap-port aux images. Les rapports de toutes sortes (de couleur, desens, de contraste) que les sons de la piste sonore du film établis-sent entre eux, soit dans la succession soit dans la simultanéité,sont considérablement moins forts, moins prégnants, moins es-sentiels que le rapport que chacun de ces sons entretient vertica-lement avec l'image, ou plutôt avec le contenu de celle-ci.

Par ailleurs, lq montage des plans répond à certain type d'en-chaînemeints fondamentaux dont il n'existe pas l'équivalent pourle son : comme l'enchaînement regard/chose regardée ou l'en-chaînement détail/ensemble ; autrement dit des rapports de sujetpercevant à chose perçue, d'ensemble contenant à objet contenu,ou d'agent à objet, rapports qui peuv.ent devenir porteurs d'idéesabstraites, ce qui a permis les tentatives extrêmes du montage in-tellectuel. De ce même type d'abstraction ne sont pas suscepti-bles en revanche les rapports créés entre deux sons par montageou par superposition.

En effet, ce que nous voyons sur un écran de cinéma n'est pastoujours lune image animée : un plan de cinéma peut contenir unobjet, un état, une idée, un lieu, alors qu'un son est quelque cho-se que l'on suit plus souvent sur le fil du temps, avec l'agilité ex-trême qui est propre à l'oreille et dont l'æil est dépourvu. De sor-te que si l'on monte deux sons successivement, l'oreille entendnon un rapport abstrait d'inclusion, d'objet à sujet, etc... maissurtout deux lignes at tracé complexe dont la seconde soit inter-rompt soit relaie dynamiquement la précédente.

On peut monter, comme l'ont tenté les essais de Kirsanoff, deVertov, de Ruttmann, dix secondes de son de campagne aprèsdix secondes de vacarme urbain : ce n'est pas pour autant quel'on aura créé un rapport entre deux idées (la ville, la campagne),ou entre deux lieux, parce que l'oreille aura été surtout sensible àla variation énergétique produite par le changement dans le régi-

SON ET MONTAGE AU CINÉMA

me du son, par la brisure de la ligne sonore au moment du col-lant. Et les tentatives de .. montage sonore signifiant » chez Go-dard même n'évitent pas une sorte de bavardage énergétique,plastique, graphique, faute de trouver un principe abstraithiérarchisateur équivalent à ceux qui régissent le montage visuel.

Le contraste des sons entre eux n'a pas, au cinéma, un impactconsidérable en lui-même. Alors que pour le montage des imagesil s'est peu à peu dégagé une règle standard de contraste moyenqui, bien que de plus en plus souvent transgressée, garde sa perti-nence (contraste d'angle minimum entre les plans montés -règle des trente degrés ; contraste minimum de grosseur deplan), on ne la retrouve pas dans le montage des sons. Il suffit demasquer les images du film pour que l'oreille découvre dans l'as-semblage des sons une multitude de petits << faux raccords >>, depetites sautes à très faible contraste (d'intensité, de couleur, derégime), qui seraient mal perçues dans un contexte purementacousmatique (radio, musique concrète) mais qui, au cinéma,sont absorbées dans la continuité du film et négligées par le spec-tateur, et ne donnent donc pas matière à oppositions pertinentes.

On peut faire une remarque à ce propos sur la question compa-rée du raccord visuel et sonore : autant pour le montage des sonsau cinéma on utilise une grande variété de modes d'apparitionplus ou moins progressifs, qui vont du << cut » brutal au fondu en-chaîné extrêmement dégradé, autant, comme Noël Burch en afait la remarque, les modes d'enchaînement des images, au ni-veau purement technique, se sont réduits pratiquement, à traversl'histoire du cinéma, à un seul survivant, le montage cut, laissantles ouvertures à l'iris, les volets, etc... tomber en désuétude et neconservant les fondus que pour un usage rare et codé.

La règle traditionnelle du montage son-image en chevauche-ment, où le son déborde souvent, par << retard >> ou par « antici-pation >>, les limites du plan visuel, comme s'il venait cacherune couture qui est la collure visible, ceci afin de créer ce que lesmanuels anglo-saxons de montage appellent la << smoothness >>

(continuité, coulé), conforte cette fonction de colle à image don-née au son, et dans laquelle ses propres discontinuités doivent

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être masquées, occultées comme telles. Il y a eu pourtant quel-ques cinéastes courageux pour tenter un montage sonore fran-chement discontinu, avec des arêtes visibles et audibles : soitchez Straub et Huillet, où ces coupes de sons, étant synchronesavec les coupes visuelles, renforcent surtout la solidarité audio-visuelle en présentant le film comme une suite de blocs synchro-nes prélevés dans un continuum spatio-temporel ; soit chez Go-dard, où les coupes de sons peuvent se prbduire au beau milieud'un plan, sans pour autant entamer la prédominance de ce der-nier comme unité filmique.

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Ceci nous amène à formuler une proposition assez générale,par rapport à la question du son et de l'image au cinéma, sur lanature fondamentalement différente de ce qu'on appelle la ban-de-son et la bande-image. L'idée du plan au cinéma est celle eneffet d'un prélèvement, d'un bloc, comme si on avait pris un cou-teau pour découper un cube dans une continuité de temps et d,es-pace, et le montage cinématographique se base sur l'idée qu,onpeut prélever de tels blocs de temps et d'espace et les assemblerles uns par rapport aux autres (même si en fait ces blocs sont laplupart du temps artificiellement reconstitués, simulés). Mais il ya une différence fondamentale entre le plan-image et ce qui pour-rait être son équivalent pour le son, c'est que le plan-image est uncontenant, contenant de temps et d'espace avec des bords spa-tiaux et temporels définis, tandis que pour le son, c'est le contrai-re : il est d'abord contenu ou << contenable >>, sans bords propres.Dans l'écoute même, dans l'expérience quotidienne et aussi aucinéma, le son est une perception dont les bords sont flous, tantdans la durée que dans l'espace, et quand vous écoutez des sonsacousmatiquement (sans image), vous ne savez pas du tout oùsont les bords des sons. On peut couper un champ visuel et l,on

SON ET MONTAGE AU CINÉMA

sait, par exemple, que la table interrompue par le bord du cadrese prolonge au-delà de ses limites ; le contenu (la table interrom-pue) désignant et posant comme tel le cadre contenant. Ce quin'est pas possible avec le son : un son, ou on l'entend, ou on neI'entend pas. Le micro peut d'ailleurs difficilement cadrer unetranche de son dans le continuum sonore, et si notre oreille peutisoler un objet dans le flux acoustique, elle continuera d'entendreautour de celui-ci la totalité du champ qui se présente à elle sanspouvoir le couper. Si l'on voulait décrire visuellement la percep-tion du son, on pourrait la comparer à ces images qu'on voyaitdans les films muets, et où il y avait des effets d'iris, des imagesrondes, dont les bords s'atténuaient très progressivement.

On pourrait donc dire que le son, au cinéma, est un contenu out

si l'on veut un contenable, c'est-à-dire susceptible de se fairecontenir par l'image, mais aussi de devenir incontenable, deladé-border. Toute la dialectique du son au cinéma est liée à cette no-tion, comme nous avons tenté de le décrire dans ,. La Voix au ci-néma >>.

Imaginons un aquarium qui serait d'un verre tellement parfaitet pur qu'on n'en verrait les bords que s'il était rempli. Le planest cet aquarium contenant de temps et d'espace. En revanche,ce que certains essaient d'instituer comme bande-son n'a pas debords, donc pas de cohérence : le son d'unfilm n'est contenu dansaucune bande-son préexistante, Lorsque l'on entend, dans un mo-ment d'un film, un ou deux sons simultanés, on pourrait en en-tendre aussi bien dix ou quinze, car il n'y a pas de contenant so-nore des sons.

Il pourrait cependant y en avoir un : appelons-le << acousti-que >, ou << scène sonore >>. L'acoustique serait une certaine cou-leur commune aux sons entendus, les unifiant comme résonnantdans un certain espace. Mais le cinéma parlant a tendu, pour di-verses raisons (dont la plus évidente est l'option pour l'intelligibi-lité de la parole), à réduire la perception de cette scène sonore,de cette perspective sonore unifiante, après s'en être préoccupédans ses débuts. C'est bien en effet qu'il s'agissait de ne pas délo-ger la scène visuelle ; et si aujourd'hui un certain cinéma poly-

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phonique y parvient, ce n'est pas en construisant un contre-plan,ou un milieu sonore homogène.

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Un fait caractéristique est que, lorsque les grands Russes et lesthéoriciens des années 30 et 40 ont voulu faire rentrer le son nou-veau venu dans leur théorie du cinéma comme montage, ils ontenvisagé spontanément le montage vertical du son avec l'image(ce que d'autres appelaient le << contrepoint audio-visuel >), ser-pent de mer de la théorie cinématographique), et non le montagehorizontal des sons les uns à la suite des autres. Pour Balazs, parexemple, « lorsque la prise de son est synchrone, le son n'est en

fait qu'un complément naturaliste de I'image (...) En revanche, leson asynchrone, devenu indépendant de l'image, peut donner à lascène filmée une signification parallèle, un sens d'accompagne-ment, en quelques sorte (...) Le libre maniement contrapuntiquedu son et de l'image libérera le cinéma parlant des chaînes de sonnaturalisme d'origine, et ce stade atteint, il retrouvera la finesseperdue du cinéma muet >i. (p. 209). Programme auquel chacun desouscrire aujourd'hui, pour déplorer unanimement que cinquan-te ans après il n'ait jamais été réalisé.

Mais quand un Walter Ruttmann, représentant typique de cetteconception dans les années 20 et30, donne des exemples de ce<< contrepoint » auquel il pense, nous découvrons qu'ils sont tousdevenus banals :

,, Vous entendez une explosion et vous voyez le visage effrayéd'une femme, ou votts voyez un match de boxe et vous entendez lafoule qui hurle, ou votls entendez un air sentimental sur un violon,et vous voyez une main qui en caresse une autre, ou vous entendezle mot, et vous voyez I'expression de I'interlocuteur. » (p. 7I).

Ainsi, ce (< contrepoint audio-visuel », le cinéma le plus cou-rant le mettrait sans arrêt en æuvre, et on ne s'en serait pas aper-çu?

Précisément. Souvent en effet, c'est du son que le spectateur

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reçoit des informations, des impressions, des sensations, des vi-sions même dont il attribue la cause à l,image, ou pour êtreexact, dont il situe le lieu dans I'image.

Et si l'on considère les scènes de films qui sont taxées de re-dondance audio-visuelle, souvent on s'aperçoit qu'il s,agit d,une il-lusion, car il suffit de couper le son pour voir qu'en réalité c'est leson qui prêtait à l'image un sens ou une expression paraissantémaner directement de celle-ci. sans que nous nous en rendionscompte, le son du cinéma parlant imbibe, oserons-nous dire,l'image sans arrêt, il l'imprègne d'affects, de rythmes, de sensa-tions qui représentent pour elle une valeur ajoutée. L,image estessentiellement buveuse, buveuse de mots, de sensations, d,im-pressions apportées par la parole et par les sons.

Le spectateur ne perçoit donc de contrepoint audio-visuel, ausens habituellement reconnu à ce terme, que lorsque la piste so-nore lui fait entendre quelque chose qui est non seulemént com-plémentaire et parallèle à l'image, mais aussi qui lui semble êtrecontradictoire avec elle : on entend des bruits ruraux dans un dé-cor urbain ; un vase se brise, et le son entendu nous frappe com-me tout différent de ce que nous attendions (par èiemple,dgns L'Homme qui ment de Robbe-Grillet << sonorisé » par Mi-chel Fano, ou le choc d'une musique très culturelle avec le décorde misère dans le Padre Padrone des Frères Taviani). Tout leproblème est celui du statut de ce son en contrepoint par rapportà la narration : correspond-t-il à la pensée ou à la perception dé-formée d'un personnage (« son subjectif »), à l,expressiàn d'uneidée par la mise en scène (contraste entre un monde et un autreou suggestion d'une métaphore, comme le son d,un match derugby la bagarre ùt Million, de René clair), cherche-t-il à faireexister un monde différent du nôtre ? S,agit-il plutôt d,undédoublement de la scène filmique, nous transportant par le sonet par l'image dans deux lieux distincts - ou enfin, n,est-cequ'une discordance apparente, jusqu,à ce que l,on découvre quela source de son << anormal >> était un auto-radio ou un tourne-disque ? C'est parce que cette question du statut diégétique dessons contradictoires avec l'image n'a pas donné lieu à des cbnven-

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tions aussi admises que celle de la << musique de fosse » qu'elledemeure entière, et que les tentatives de contrepoint audio-visuelradical sont rares, et restent des exemples souvent rhétoriques etpeu convaincants.

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On voit donc que ce qu'Eisenstein préconisait comme montagevertical des sons s'est banalisé à ce point qu'on ne le perçoit pluscomme montage - c'est-à-dire comme conjonction d'élémentsdistincts - que s'il y a contradiction diégétique réelle ou appa-rente entre image et son. Sur le petit écran, comme on l'a dit, ce

parallélisme libre mais inaperçu entre image et son est encoreplus courant que sur le grand, à la faveur d'un statut plus fugitifdu visuel, d'une réalité moins dure, moins sculptée des images.En même temps la vidéo, par les moyens qu'elle donne pour trai-ter l'image en temps réel, tend à faire ni plus ni moins avec les

images ce qu'au cinéma on fait avec les sons. Ils deviennent cettemême pâte à modeler sans contours, sans résistance, sans limitesprécises (un plan ne veut pas dire grand-chose en vidéo) que re-présente le son au cinéma. Les enchaînements progressifs d'ima-ge à image de la vidéo, ses surimpressions aisées, son caractèrede flux lumineux, donnent une bonne équivalence visuelle de ce

qu'est une piste sonore de film du point de vue structurel, et où lemontage césse d'être un princip" à'o.gurisation simple et franc,en se combinant à des techniques d'enchaînements et de super-positions d'images beaucoup plus mêlées. Même le << cadremou )> de la vidéo simule approximativement le non-cadre duson. Il manque peut-être, cependant, à l'image vidéo le pouvoirimmédiat sur la sensibilité qui est propre au son, et aussi d'êtrecapable de sortir de sa boîte, comme le font les sons, pour inves-tir l'espace réel et imaginaire.

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UNE ONTOLOGIE DU CINÉMA PARTANT

I

Le cinéma se définissait naturellement, dans sa périodemuette, comme l'art des images photographiques qui bougent, etse localisait sans peine : c'était ce qui se projetait sur l,écran. S,ily avait une musique jouée dans la salle, on n'y voyait pas un élé-ment intrinsèque du film, elle restait un support, un accompagne-ment. L'intégration du son dans le film même (et non plus sur sesmarges) est venue bousculer cette définition et cette apparenced'unité. Mais le son, dans le cinéma parlant, reste séparable del'image - ne serait-ce que parce que souvent il est rajouté aprèscoup, et comporte des éléments non réalistes (<< non-diégéti-eues ») de la scène, tels que la musique de fosse ou la voix-off,des éléments qui ne se fondent pas avec le contenu de l'image, etcette séparabilité remet en cause l'idée d'un cinéma plein.

Il y avait déjà dans le muet un élément étranger, sous la formedes cartons, mais que l'on pouvait considérer comme une bé-quille, une scorie, tout de suite décelable comme telle. « Le ci-néma muet, rappelait BelaBalazs, recélait une contradiction entreI'image et la parole écrite. Car on était obligé d'interrompre I'ima-ge, le jeu visuel, pour intercaler des sous-titres. » (Balazs, p.213).Et le parlant, en amenant un flux visuel continu et en rJéchar-geant l'image de certaines contraintes de narration devait per-mettre, en principe, au cinéma d'être plus lui-même. C,est bien

C'est au sommet de l'Empire State Building qu'ils se donnent rendez-vous :

Cary Grant et Deborah Kerr dans An Affair to Rentember (Elle et lui)'1957, de teo McCareY.

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150 LA TOILE TROUÉE

ce qui s'est passé, mais dans le même temps le son a décentrébeaucoup plus radicalement le cinéma. Plus qu'un corps étrangeret le restant, comme l'étaient les sous-titres écrits du muet, il a in-vesti l'image, l'a changée de l'intérieur. Ce changement est passé

par différents stades, parfois brutaux, et d'autres fois au contrairetrès insidieux.

On connaît le tollé déclenché par l'arrivée du son chez certainscinéastes, et aussi chez beaucoup de critiques et de théoriciens del'époque. Notons le paradoxe selon lequel, pour les défenseursde l'art cinématographique, c'était en l'accomplissant comme si-mulacre - c'est-à-dire en le poussant plus loin dans sa vocationprimitive - que l'on compromettait son développement.

Et cependant, le triomphe du parlant n'a pas empêché la défi-nition du cinéma comme art << visuel >> et ses notions de base(le cadre, le plan) de rester intégralement respectées : on a justebricolé théoriquement I'idée d'une .. bande-son >) venant s'ajou-ter à ce qui existait avant. Inutile de dire que dans la brève es-

quisse qui va être faite ici d'une ontologie du cinéma parlant, onverra plus d'un chemin indirect et plus d'un chassé-croisé.

2

Pour désigner un genre d'abord où les bruits et la musiquejouent un rôle essentiel, le terme, conservé par l'usage, de .. ciné-ma parlant >> est notoirement inadéquat. C'est normalement de

cinéma sonore qu'il faudrait parler, et d'ailleurs l'expression a étéemployée au début, mais c'était pour caractériser les films anti-parlants refusant le dialogue synchrone (Les Lumières de la vil-le). Ce courant lui-même confirme pourtant, a contrario, la placecentrale de la voix et du dialogue dans le genre cinématographi-que, ce qu'on peut appeler soîvococentrisme; un vococentrismequi est aussi un fait humain universel et que nous avons entérinéen commençant par parler de la voix au cinéma.

Nous nous référons ici à la tri-partition habituelle du domainesonore en trois éléments (La voix, le bruit, la musique) car cette

UNE ONTOLOGIE DU CINEMA PARLANT 151

tri-partition reste commode pour aborder la question du cinémaparlant, à condition que l'on tienne compte de la possibilité pourun son d'être à cheval sur deux ou trois de ces catégories : unevoix peut être traitée comme bruit d'ambiance,le bruit être com-posé musicalement, et la musique, dans le cas du chant, suppor-ter des mots.

Mais en même temps cette tri-partition met en évidence l'ab-sence d'homogénéité des éléments qui constituent la << bande-son » : il y a du texte, c'est-à-dire du langage ; des voix portant cetexte ; des bruits plus ou moins identifiables et renvoyant à desécoutes plus ou moins codées ; et enfin une musique qui possèdeson propre code, ses propres références esthétiques, et de sur-croît n'appartient pas toujours à la « diégèse ».

Dans le cinéma muet le texte, donné comme il l'était sous laforme écrite des inter-titres, se laissait identifier immédiatementcomme tel, c'est-à-dire comme un élément extérieur à la conti-nuité visuelle. Dans le parlant, ce texte nous parvient sous uneforme incarnée, vocale, plus fondue dans l'univers du film, et ce-pendant sous cette forme, il garde son pouvoir et sa nature detexte, capable de régner sur les images et d'en égir la perception.

La question se pose donc d'une unité des éléments sonores dufilm : ils coexistent, certes, sur la piste sonore, mais cela veut-ildire qu'ils appartiennent à une même entité désignable commebande-son 2 Si l'on peut dire des images du film qu'elles s'inscri-vent dans un même cadre de l'écran que nous proposons d'appe-ler le lieu du pas-tout-voir (potx rappeler qu'il est, comme le di-sait Bazin, un cache autant qu'une fenêtre), on ne peut en direautant des sons du film qui eux, comme on l'a dit, peuvent se su-perposer à l'infini, et faire coexister des espaces indépendantssans être contenus dans un cadre préexistant. Comme c'est bienl'image du film (au singulier) qui unifie les sons du film (au plu-riel) dans la mesure même ou c'est par rapport à elle que ces é1é-ments se hiérarchisent et se placent, on donnera donc une pre-mière formulation du cinéma sonore (et pas encore parlant) com-me étant un lieu où pas-tout-voir des images avec des sons, dans letemps déterminé d'une représentation enregistrée.

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t52 LA TOILE TROUÉ,E

Revenons sur quelques-uns de ces termes, y compris sur ceux

qui semblent les plus neutres :

I) Un lieu d'images, et pas deux ou plus. Quand on est dans le

cas de projections multiples ou d'installations vidéo qui propo-sent des lieux d'images divers, ce n'est plus du cinéma propre-ment dit, mais du multi-media.

2) IJn lieu d'images, et ce terme de lieu, très courant' est ce qui

pose le plus de questions. Qu'est-ce qu'ün lieu, sinon une notionsymbolique ? Il y a un lieu pour I'homme, à partir d'un tout-par-tout qui est celui de la confusion, s'il peut d'abord investir des zo-

nes dè façon privilégiée par rapport à d'autres : zones du corps de

l'autre, du corps propre, zones distinctes sur ce corps, notiond'extérieur du corps discriminé par rapport à son intérieur, etc...

Qu'exprime la Genèse, quand elle rapporte que Dieu a dit :

« Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se rassemblent en un

seul lieu, et que le sec paraisse ,r, sinon la discrimination des lieux,

à partir d'un magma originel que nous ne pouvons définir lui-même que rétroactivement et en termes négatifs ?

3) Un liou d'irnagèi, oui, mais qui à la limite peut ne pas être

habité. Dans les cas d'écran noir (comme le film de MargueriteDuras L'Homrne atlantique), demeure toujours visible, pour lespectateur, le rectangle de la projection dessiné sur l'écran par la

lampe du projecteur à travers le cadre de [a pellicule noire non

impressionnée.Il n'est pas obligatoire non plus que ces images soient animées.

Un autre cas-limite du cinéma est le défilement d'images fixes

successives, comme dans La letée, de Chris Marker' Il faut et ilsuffit que ces images soient inscrites dans le temps d'une projec-

tion, d'un dévidement de pellicule. C'est toute la différence entre

une photographie qu'on tient dans ses mains, et un film qui serait

constitué uniquement d'une' projection de cette photographie

pendant un temps déterminé. Ensuite, autant que l'image proje-tée, nous aurions ce lieu de la projection, cette fenêtre, disent

certains, dans laquelle, même si nous voyons toujours la même

chose, par principe n'importe quoi d'autre peut toujours app?-

raître immédiatement aPrès.

UNE ONTOLOGIE DU CINÉMA PARLANT

4) Avec des sons ; le << avec » est choisi de préférence à des ter-mes comme: par rapport à, en contrepoint avec, etc..., parceque justement il ne préjuge pas du type de rapport établi, et peutimpliquer aussi bien la coexistence inerte, la combinaison ou l'in-ter-réaction active, l'inclusion totale du son dans l'image, etc...

5) Un lieu d'images avec des sons : là encore, une formulechoisie dans son indétermination même, de préférence à << unebande-image et une bande-son >> comme le voudrait le modèle dedescription courant, en << chiens de faïence >>, auquel nous oppo-sons pour notre part qn modèle dissymétrique.

3

Nous n'avons pas dit non plus : « un lieu d'images et un lieu desons >>. Pourquoi ? Parce que, comme le rappelait l'ouvrage pré-cédent, le lieu des sons du film n'est pas le haut-parleur qui lesdiffuse. La preuve en est donnée par le fait que vous pouvez re-garder un film dans un avion, avec le son venant d'écouteurs, oubien dans diverses autres circonstances où le haut-parleur est loind'être placé derrière l'écran - cela ne vous empêche nullementd'attribuer le son entendu au film que vous voyez (après untemps d'adaptation assez rapide), le son venant alors se position-ner mentalement par rapport à l'écran, quel que soit son lieud'origine << réel ».

De même, lorsqu'on dit qu'un son est .. en-champ >), ou<< hors-champ », ce n'est pas en fonction de critères sonores (éloi-gnement du son) mais en fonction de critères visuels (visualisa-tion ou non de la source). Par ailleurs, quand nous regardons uneimage de cinéma où les acteurs se déplacent sur l'écran, il noussemble entendre leurs voix se déplacer avec eux, alors que, dansle cas le plus fréquent, les voix sortent du même haut-parleurfixe. Là encore ce sont des déplacements visibles qui nous font« halluciner >> des déplacements auditifs.

C'est dire que le son par lui-même, au cinéma, y compris le sonenregistré en direct sur le tournage, est faiblement porteur de va-leurs d'espace : à la rigueur on ressent sa proximité ou son éloi-

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t54 LA TOILE TROUÉE

gnement, ainsi qu'une couleur de réverbération qui l'enveloppeplus ou moins. Mais cet espace plus ou moins sensible, cette colo-ration du son par le lieu où il résonne ne lui donnent pas une loca-lisation dans I'espace à trois dimensions construit par le film. Aucinéma, l'essentiel de cette localisation des sons est imaginaire,dicté par ce que l'on voit. Le cinéma Dolby réalise, quant à lui,un mixte singulier (et tout à fait variable, selon l'installation so-

nore de la salle) entre des localisations réelles et des localisationsimaginaires, au lieu de cànstruire we scène sonore définie dans les

trois dimensions.La notion de lieu des sons est d'ailleurs complexe, comme le sa-

vent les constructeurs d'appareils haute-fidélité. Ceux-ci n'igno-rent pas que dans une écoute stéréophonique (en stéréophonieréelle, dite « de phase >>), les deux haut-parleurs ne sont pas les

lieux des sons, mais les diffuseurs d'une « image stéréophoni-que ,, fragile qui existe pour un auditeur situé à certains points de

l'espace devant et entre les haut-parleurs. C'est ce qui rend, au

cinéma, l'effet stéréophonique pur pratiquement inviable : si

bien que l'on << truque >>, e[ se servant du haut-parleur centralpour faire entendre une somme monophonique rassemblant des

sons par ailleurs répartis sur des voies latérales distinctes.Disons'aussi, très rapidement, que la question du lieu ilu son se

pose comme confusion fondamentale, voire fondatrice, entre lelieu du son et le lieu attribué à sa source. Au sens strict, le lieu duson, c'est toute la masse d'air ébranlée avec lui comme une sorted'onde, de vibration répandue dans les trois dimensions.'Maispour l'être humain, il semble qu'il soit important de rabattre leson sur sa cause, et le lieu du son sur le lieu de sa source. Sans ce

rabattement, l'lêtre humain vivrait dans un monde de perceptionsdiffuses, mêlées, comme c'est le cas certainement du nouÿeau-né pour lequel, au départ, le son est encore mélangé à sa réverbé-ration et répandu dans l'espace, sans limites précises, bien qtl'ilpuisse déjà en déterminer le point d'origine.

Toutes ces questions, le parlant les a rencontrées en naissant,mais pouvait déjà les pressentir sous sa forme pré-parlante, dite<< muette >>.

4

Il est hors de doute en effet que le cinéma muet se savait pro-visoire, puisqu'il arrivait après l'enregistrement sonore, et quetout le long de son histoire des tentatives de sonorisation ont étéprésentées à titre d'attraction. C'est donc comme s'il s'était of-iert un répit, avec l'épée de Damoclès du parlant au-dessus de sa

tête, pour mettre au point un art visuel, ce qu'iln'aurait pu faires'il s'était trouvé immédiatement doté du Verbe. En mêmetemps, on ne peut dire que le cinéma cachait l'absence du son ; ilne cessait au contraire de marquer en creux la place de l'absent,et en faisant parler dans le silence les personnages, dont les dialo-gues se lisaient sommairement sur des cartons, se désignait lui-même comme provisoirement sourd. Ce qui explique pourquoifinalement l'adaptation au son synchrone s'est, si l'on met decôté les aspects techniques (renouvellement de l'installation dessalles), économiques et culturels (la résistance au parlant enFrance ou au Japon), faite assez vite et assez bien. Trois ou qua-tre ans ont suffi pour retrouver un art à l'.aise dans ses moyens,comme en témoignent des chefs-d'æuvre tels qtu.e M., Scarface otL'Atalante, qui suivent de peu la cassure du parlant.

Dans le monumental travail sur.. The classical Hollywood Ci-nema >, qu'il a co-signé avec Kristin Thompson et Janet Staiger,David Bordwell a pu ainsi confirmer ce que disait André Ba-zin lly a trente ans, à savoir que Ie style des films des débuts duparlant n'était pas si éloigné de celui des derniers muets, une foisessuyés les plâtres : le modèle cinématographique déjà constitué,fondé sur le montage et le découpage, eut vite fait d'absorber lenouveau venu. Par le système du tournage à plusieurs caméras si-multanées, on pouvait maintenir une succession rapide des plans,comme aujourd'hui avec la télévision. A cette idée, nous ajou-tons juste que dans le sens inverse, le muet a pu implicitement se

préparer au parlant, en se focalisant déjà sur le récit et la parole.Certes, le parlant ne permit plus si facilement, dans un premier

temps, à la caméra de gambader dans l'espace, moins pour desraisons techniques que par souci de réalisme et de cohérence : on

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156 LA TOILE TROUÉE

voulait d'abord traiter l'écran comme une scène, où le sonconserverait l'espace qu'indiquait l'image. Mais cela rencontraitdes obstacles : la règle de l'invisibilité des micros dans le champlimitait les endroits pour les placer ; et d'autre part, le micro de-vait se rapprocher des sources sonores (les bouches, la plupart dutemps) pour procurer une illusion de rapport équilibré et surtoutpour sauvegarder l'intelligibilité.

Très progressivement et insidieusement allait donc se générali.ser la voix en plan rapproché dominant, prise soit en son directsoit en doublage, et les essais de perspective sonore d'Applause,1929, de Mamoulian devaient être abandonnés. Pour diversesraisons : d'abord un espace sonore particulier à chaque change-ment de plan aurait fait du bloc son-image une masse plus diffici-le à bouger, et à remplacer par un autre plan supposant une nou-velle distance aux personnages et à leur voix. Ensuite, les change-ments de plan sonore sont un phénomène perceptivement plusdélicat et plus ambigu à saisir que des changements d'axe ou degrosseur de plan visuel. Le son allait donc plutôt être employé àconstituer un facteur de continuité dans le montage, en donnantaux voix une présence relativement égale et continue. Le princi-pe du chevauchement, évoqué dans le chapitre précédent, vadans ce même sens. D'autre part, il y avait, ce qu'on oublie, uneformule concurrente de celle du théâtre pour fournir au cinémaun modèle de présence sonore des dialogues et des voix : c'étaitcelle de la radio, fondée sur l'intimité des voix ou sur des effets deplans sonores francs et localisés, et qui devait influencer énormé-ment, en sous-main, la conception du parlant - d'autant que ce-lui-ci, dans ses débuts, y était allé puiser ses techniciens, ses brui-teurs, ses appareils... et même ses dialoguistes. Toutes ces rai-sons et d'autres encore (comme la disparité de la piste sonore, ré-cupérant cet élément non-diégétique qu'est la musique de fosse)expliquent pourquoi la constitution d'une scène sonore homogènecontenant tous les sons diégétiques ne se fit pas, et pourquoi onrecourut plutôt à un mélange de sons très différenciés et déta-chés, que leur rapport à I'image se chargerait d'homogénéiser etd'unifier, par le tri même que ce rapport opèrerait entre eux,

UNE ONTOLOGIE DU CINÉMA PARLANT 157

comme dans << Le Son au cinéma >> nous avons eu l'occasion de le dé-crire : les uns étant partie prenante de l'image et de ses coulisses,les autres résonnant depuis une fosse d'orchestre imaginaire, ouparlant d'un lieu abstrait.

On a ici l'exemple même d'une contradiction, dont Noël Burcha montré le ressurgissement périodique dans l'histoire du septiè-me art, entre la vocation originelle du cinéma au simulacre total(qui impliquerait un espace sonore réaliste, homogène et cohé-rent avec l'image) et son orientation vers la linéarité narrative,qui demande aux images et aux sons de ne pas trop peser leurpoids de réalisme pour se laisser conduire dans un montage etdans un mouvement de récit. Ceci explique que le « Dolby sté-réo » multi-pistes, créant la possibilité de situer réellement le son,et donc de fonder une scène sonore cohérente avec la scène visuel-le, n'ait pourtant pas été utilisé dans ce sens : un son réellementsitué dans ses moindres détails comme le laisse attendre l,image apour résultat en effet de << geler » celle-ci, et de faire de sa surfa-ce un cube tri-dimensionnel presque plus convaincant que celuidu cinéma en relief, rendant ainsi plus difficile, soit le passage àune autre image, soit le déplacement même de la caméra. Au dé-but du son stéréo, pourtant, tout comme au début.du parlant, on avoulu fabriquer une scène sonore réaliste - puis la linéarité nar-rative a été la plus forte. Si le son Dolby stéréo crée de vastes pa-noramas sonores, c'est en débordant largement les limites duplan, au lieu de se borner à le remplir de sons ; un plan auqueldans le même temps il laisse sa nature de surface, et donc sa plas-ticité dans le montage.

Maintenant, la question posée au cinéma par les innovationsactuelles en matière de simulacre (nouvelles images, hologram-mes) est celle-ci : va-t-il continuer à les absorber elles aussi comme ila fait déjà de la couleur et de la stéréophonie, en étant en retourtransformé par elles de l'intérieur, ou bien va-t-il pour la premiè-re fois de son histoire dissocier sa propre histoire de l,évolutiondu simulacre audio-visuel, cela au risque de se couper de son gé-nie primitif ?

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5

Le cinéma parlant n'a pas manqué à sa naissance de modèlespar rapport auxquels se définir, que ce soit avec ou contre eux. Etil est hors de doute que c'est dans le dialogue avec des arts plusanciens que lui comme l'opéra,le théâtre ou la radio, qu'il a peuà peu dé,gagé sa propre essence.

Voici cent ou cent-cinquante ans encorg l'opéra, pour com-mencer par lui, représentait ce qu'aujourd'hui représente le ciné-ma : un cocktail de passions, d'intrigues, d'aventures, d'exotismeet d'imagerie, porté par des vedettes. On était loin d'aller à l'opé-ra pour la musique seule, mais aussi pour tout le reste. Au-jourd'hui, Wagner ferait du cinéma, Wagner dont la conceptiondramatique, celle d'un << théâtre invisible >> où l'orchestre restecaché pour que le spectateur soit entièrement capté par l'actionscénique, a sôuvent été évoquée comme une prémonition du sep-tième art.

Paradoxalement, le cinéma muet était naturellement plus prèsde l'opéra que ne le serait le parlant. Dès le début du muet, lescritiques de l'époque - Delluc, par exemple - ont spontanémentétabli des comparaisons entre les deux arts. Peut-être parce quele cinéma muet, comme l'opéra, c'était fondamentalement duthéâtre délivré du naturalisme de la parole, avec quelque chose enplus. Le film muet pouvait, comme l'opéra, être une orchestra-tion de lumières, de paysages, de visages et de rythmes ; commel'opéra il pouvait figer l'action sur une émotion, proposer des<< images mentales >> comparables à celles que fait surgir un com-mentaire orchestral. Les moyens propres du cinéma muet luilper-mettaient d'offrir des drames qui ne se réduisaient ni à la ligne del'intrigue, ni aux dialogues.

Ce qui avait fait échapper le cinéma muet au naturalisme duparlé, c'était au départ une contrainte purement technique : l'ab-sence de son synchrone, qui permettait au texte des inter-titres deprendre le caractère d'un véritable livret. C'était le film tout.en-tier, dans ses rythmes et dans ses visions, qui déroulait le chant,les lumières étant les timbres, les visages les instruments, les

UNE ONTOLOGIE DU CINÉMA PARLANT t59

plans les notes d'une vaste partition dramatique, et quand I'ac-tion s'immobilisait pour dérouler des visions mentales, des visa-ges en surimpression, des évocations d'un passé regretté ou d'unfutur appréhendé, on avait là, tout à fait, l'équivalent d'un aird'opéra, d'autant que de la véritable musique était là pour ac-compagner et porter les images.

Cette même absence de son synchrone avait libéré le film dutemps réel : deux plans muets se succédant ne représentent pasforcément deux actions successives, ils peuvent détailler un phé-nomène simultané. Avec le son réel, cela devint plus difficile. Leparlant est donc venu ramener le cinéma, pour commencer, aunaturalisme, et il lui a fallu du temps pour retrouver de nouveauxmoyens de stylisation de la durée. Et puis, à force, on a appris àdépouiller la parole de son réalisme, à la traiter comme un récita-tif : le recto tono de Bresson, les voix sonnant irréellement,.. dans la ouate », de Dreyer, les sanglots et les hoquets de Mizo-guchi, les dialogues tronçonnés de Godard, les duos d'amour àvoix sensuelle de certains Hitchcock, c'est un parlé qui retrouve,parfois, le côté aérien, magique du chant d'opéra.

Beaucoup de réalisateurs ont la fibre opératique : il y a centans E-T eût été un opéra, Je vous salue Marie aussi. Scorsese,Kubrick, Fellini, David Lynch auraient peut-être fait, non des ro-mans ou des pièces de théâtre, mais des opéras. Seulement voi-là : vivant aujourd'hui ils ont fait, non des opéras filmés, mais desfilms. Que le film soit l'opéra d'aujourd'hui n'imptique pas en ef-fet forcément que l'opéra traditionnel puisse se transposer telquel, avec armes et bagages, sur l'écran. On le voit avec les multi-ples tentatives de film-opéra où les réussites, surtout les réussitesexcitantes (Syberberg), sont rares.

La deuxième relation qu'entretient le cinéma parlant, celleavec le théâtre, est la plus évidente et on en connaît, en France,les péripéties : réaffirmation par certains de l'identité du cinémadans sa différence d'avec le théâtre (un art du visuel, du grosplan et de la vérité des lieux et des corps, contre un art du verbeet de la convention scénique et dramatique) ; récupération pard'autres (Pagnol, Guitry) du cinéma comme moyen de mettre en

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boîte et de diffùser le théâtre à grande échelle ; condamnation de

ceux-ci par les premiers, puis leur réhabilitation par une NouvelleVague qui, à la suite de Bazin, voit dans le parlant un art de la<< parole concrète » et pas seulement"de l'image...

Alors que sur scène il faut porter la voix et détacher les motspour leur faire « passer la rampe >>, au cinéma, le gros plan sono-re aidant, la parole peut être prise dans sa vérité intime, captée etconservée. Comme le disait Dreyer en L941, : ,< La véritable dic'tion sera (...) la parole ordinaire et quotidienne telle qu'elle est

prononcée par les hommes ordinaires. " (« Réflexions sur monmétier » p. 41). Pourtant, un nouveau courant de la théâtralité ci-nématographique (Oliveira, Syberberg) a illustré le principed'une profération conventionnelle, voire solennelle, qui seraitpropre au cinéma. Les jeux de miroir entre l'espace des plancheset celui de l'écran semblent loin d'être épuisés. Il est amusant de

voir Bresson justifier la diction blanche qu'il demande à ses inter-prètes - ou comme il dit, à ses ., modèlss ; - par le refus d'unethéâtralité que lui-même décèle dans le naturalisme cinématogra-phique habituel.

Cette relation du cinéma au théâtre est loin de dater duparlant. Le muet adaptait déjà une foule de pièces de théâtre, entombant dans les mêmes défauts. Cinématographier une pièce dethéâtre pour en tirer un film a souvent consisté, dans le muet et leparlant, à multiplier les lieux et la figuration, ce qu'on appelait<< aérer >>, alors que les plus conscients recherchaient une sorte de

stylisation et de resserrement du décor : voir le Kammerspiel al'lemand, et plus tard les tentatives d'Hitchcock quand il filmeRope ol Dial M for Murder en veillant à conserver l'unité de lieu,conscient qu'il est que le caractère proprement cinématographiques'obtient par autre chose que le tourisme visuel: par le découpage,par le maniement de la proximité des visages et des voix, et par lamanipulation concrète de la lumière, de l'espace et de la durée.

Quant aux rapports entre la radio et le cinéma parlant, ce sontles plus minimisés quand ils ne sont pas oubliés : c'est que l'art dela fiction radiophonique est une sorte de << continent perdu », [o-tamment aux USA et en France ; il n'y a peut-être qu'en Allema-

UNE ONTOLOGIE DU CINÉMA PARLANT 161

gne qu'il subsiste. En 1927 , quand est né le parlant, existaient desréalisateurs radio, des bruiteurs de radio, des acteurs, des écri-vains de radio, et c'est parmi eux que le parlant a puisé une partiede ses troupes, et certaines techniques de narration (voix-off) etde mélange sonore. Le cas le plus évident est celui d'Orson Wel-les, homme de théâtre mais aussi vedette des ondes avant de de-venir cinéaste. Sa conception de la narration appuyée par la voixdérive de la radio, mais aussi sa façon de créer l'espace.

Disons, brièvement, que l'espace d'une dramatique radio clas-sique monophonique se construisait plus par définition sur desoppositions entre proche et lointain que sur des oppositions laté-rales, aujourd'hui possibles avec la stéréophonie. D'autre part, lerapport que la voix entretient avec le micro est différent de celuid'un corps à la caméra. Il y a une tendance du micro à rejoindrela source sonore - la bouche - jusqu'à se confondre avec elle, ten-dance étrangère à la caméra, dont le voyeurisme implique la dis-tance. Parler la bouche contre le micro est normal, avoir le nezcontre la caméra ne l'est pas.

Certains cinémas, et celui de Welles en particulier, ont doncinstauré un espace cinématographique original, et méconnu com-me tel, que l'on pourrait appeler l'espace radioide. Cet espaceadopte une forme conique, son point de fuite étant situé non aufond, mais au contraire à l'avant, au premier plan de l'écran.

Quand on sait que Marguerite Duras a réalisé India Song àpartir de la bande d'une émission radio pour France-Culture etpour l'Atelier de Création Radiophonique d'Alain Trutat, maisqu'elle a évité de divulguer ce fait, on se dit que le cinéma a beau-coup pris à la radio sans le lui rendre. Sauf Syberberg, qui peu-ple la bande sonore de son Hitler de sons d'émissions datant del'époque hitlérienne , et crée, par un mixte original de théâtre, delanterne magique et de radio, son << cinéma total » à lui, ne celantrien de ses racines radiophoniques.

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6

Au chiffre un, le parlant avait substitué le chiffre deux. Maisles deux éléments dont il était constitué n'étaient pas désignés pardes disciplines (l'opéra défini comme mélange de poésie, de mu-sique et de ballet), ou par des éléments complémentaires (lethéâtre comme association d'un texte, d'acteurs, d'un décor,etc...), mais carrément en référence aux machines de captationdu simulacre : le son parce qu'il y avait prise de son, l'image par-ce qu'il y avait prise de vue.

Comme déjà nous l'avons raconté dans les deux ouvrages pré-cédents, le parlant débutant donnait l'impression à beaucoupd'avoir reconstitué le puzzle audio-visuel de travers : ça grinçaitde tous les côtés, ce que non sans raison l'on attribuait à l'état de

la technique, ou à des erreurs de conception. Plus tard, le cinémaclassique parvint à mettre au point un modèle harmonieux et lissede fusion audio-visuelle, dont il serait facile de montrer cepen-dant qu'il repose sur un nombre énorme de conventions et surune rigoureuse limitation dans l'emploi du sonore : ce que sou-vent l'on appelle << pauvreté ,r, mais il faut voir que c'est cettepauvreté même (voix prises dans un espace abstrait, sons de brui-tage limités et contingentés, << vococentrisme »» du mixage) qui a

permis le classicisme hollywoodien si apprécié aujourd'hui. Au-jourd'hui qu'avec le Dolby stéréo le son se déchaîne, on entend.de,nouveau grincer la machine, mais cela ne fait que désigner lafausse harmonie de notre perception humaine en elle-même,quand il n'y a pas de contrat symbolique entre les sens.

On pourrait esquisser une véritable typologie, suggérée dans lepremier chapitre, des cinéastes relativement au duo soniimage,en distinguant entre unitaires, dualistes, et trinitaires.

Pour les unitaires, parmi lesquels Renoir et Rossellini, le ciné-,rr1â êst parlant parce que l'homme est parlant, et il permet ainsi

,plus complètement que le muet de montrer la vie et le destin hu-rnnain. Rien d'étonnant donc si une partie d'entre ces cinéastes(mais pas tous) ne conçoivent d'autre solution que celle du sondirect, pris au moment du tournage et non re-postsynchronisé

UNE ONTOLOGIE DU CINÉMA PARLANT t63

après coup : moment de vérité de la personne, dont la caméra etle micro sont les témoins. Mais aussi, pour certains d'entre eux(Rossellini), peu importe qu'il y ait reconstitution après coup ducomplexe son-image puisque le postulat de l'unité demeure, etsoude verticalement les sons et les images, comme horizontale-ment il soude les plans à travers la durée.

Il y a eu des unitaristes d'intention qui ont été des dualistes defait, comme Eisenstein quand il rêvait de l'apparition, pour rem-placer le parlant qu'il connaissait, (celui, proüsoire, 'de la " co-présence non-organique du son et de I'image, avec prépondérancede la parole ») d'une idéale troisième étape de « fusion du son etde I'image considérés comme les éléments comtnensurables etégaux destinés à construire le film en son entier. » (p. 18). Irres-pectueusement, disons que le grand homme se fourre ici le doigtdans l'æil et les oreilles, car la co-présence organique et fusion-nelle dont il parle n'a pas plus de raisons d'<< exister » au cinémaque dans toute l'expérience humaine où elle n'est plus qu'unmythe. Ce qui n'empêche que dans son programme d'enseigne-ment, on trouve peu de choses sur le son.

Chez un dualiste comme Godard enfin, proche d'Eisensteinpar le rôle central qu'il donne au montage, le son et l'image sontcomme un couple sans tierce instance unificatrice, un couple enperpétuel conflit, et c'est dans ce conflit même, accusé par toutessortes de ruptures, de décrochements, de contradictions et de su-renchères l'un par rapport à l'autre, que le cinéma sonore etparlant trouve son unité.

Dans cette généralisation du montage qui définit son cinéma e.tqui fait de tout - une phrase, un plan, un son - matière à cou-per et à réassembler, il est certain que la dffirence entre la natu-re de ces éléments, en particulier entre le sonore et le visuel, tendà être niée, gommée au profit d'un seul modèle, celui de l'image.Les sons et les phrases sont ainsi traités comme le seraient desplans de cinéma.

Par ailleurs Godard aime, au contraire de la plupart des autrescinéastes, inscrire le timbre de la voix dans un espace concret depièce d'appartement, de salle de classe, de bistrot, où elle réson-

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ne d'autant plus facilement qu'elle est souvent véhémente, pro-clamée, gueulée - et dès lors, quand Godard déplace les sons de

voix sur des plans montrant autre chose, ou bien quand il coupe

ces sons par d'autres au beau milieu d'un plan, c'est dans cet es-

pace audible concret qu'il coupe, c'est cet espace qu'il déplace.

Le son transporte alors, avec lui, la visualisation mentale, concrè-

te d'un lieu.Godard pratique, autant dans les sons que dans les images, un

montage qui se remarque. Mais ainsi, ne rate-t-il pas quelquechoses de la résonance du son, de sa dimension propre, sauf à de

rares moments où, comme dans le très beau début de le vous sa-

lue Marie, il laisse - enfin - un son résonner jusqu'au bout, luilaisse vivre sa vie d'onde...

Les trinitaires dépassent, eux, l'opposition son/image par untroisième terme, mais en donnant à percevoir entre ces deux élé-

ments le gouffre qui les sépare d'abord. Chez Straub et Huillet,par exemple, on entend d'autant mieux le gouffre entre Ie son etl'image que ceux-ci ont été rigoureusement pris ensemble : c'estle paradoxe du néo-lumiérisme audio-visuel dont nous avonsparlé dans << Le son au cinéma >>. Mais l'unité se ressent chez eux

en tant qu'acte symbolique, car il s'agit pour ces auteurs, avec le

son direct, de respecter non seulement le moment du tournagemais aussi son lieu, un lieu précis choisi par eux avec soin, lieu de

la terre des hommes avec son histoire, qu'il soit en Allernagne ouen Égypte, où ils placent leurs comédiens pour dire ou chanter les

mots d'un poète avec une ferveur sacrée qui fait la beauté de leurcinéma. Ici, c'est dans la terre même - troisième terme, instance

unificatrice - que s'enracine l'unité du son et de l'image gardés

dans le rapport qui fut le leur en un lieu et moment'Pour d'autres trinitaires comme Fellini, Sternberg ou Syber-

berg, qui revendiquent l'artifice, les éclairages, le plateau, le ci-néma est reconstitution d'un tout « artificiel >> avec des élémentscomposites , et cela vaut pour le son et I'image qui peuvent êtrepris non seulement à des moments différents, mais aussi (Fellini,Syberberg dans Parsifal) à des êtres humains différents, pourtransporter le son et l'image dans une autre dimension.

7

On pourrait donc à partir de ces considérations esquisser l,idéed'une théorie des arts concrets, où le cinéma muet et le cinémaparlant viendraient se placer aux côtés de la photographie, de lamusique concrète et non loin de la peinture traditionnelle surchevalet.

Les arts concrets sont des arts de simulacre fixé, et s'opposentaux arts de texte, comme la musique de partition ou le théâtretraditionnel. Simulacre se comprend aisément; si l'on précise queles moyens de la mimesis, avec la photographie des images etl'enregistrement des sons, passent non par une figuration du réel,mais par des traces, des impressions conservées mécaniquementde ce réel même. Quand à fixé, c'est un terme choisi de préféren-ce à celui d'enregistré, lequel est connoté par une idée de constatpassif. Or, dans les arts de simulacre fixé, ce réel est la plupart dutemps largemeht fabriqué, produit devant le micro et la caméraen vue de sa fixation. << Enregistrement » laisse croire aussi qu'onn'a affaire qu'à la trace forcément incomplète d'un réel qui étaitbeaucoup plus authentique et plus riche. Terme neutre, « fixé >>

constate simplement qu'on est devant quelque chose qui est ar-rêté et transformé en objet, alors que ce pouvait être au départquelque chose de passager : un moment, un mouvement. La pho-to peut fixer des instantanés, le cinéma fixer des espaces et desinstants, la musique concrète fixer des << substances audibles »,comme le peintre fixe sur la toile la matière de son tableau.

Le mot concret enfin correspond au statut même de l,æuvre :

c'est un objet, où l'æuvre est déjà toute. Il y a sur cet objet desreliefs, des luminosités, des rugosités, des rythmes, des détails in-finitésimaux qui échappent à tout répertoriage exhaustif. Il adonc le statut d'une chose réelle, intranscriptible.

Un art concret a deux pôles : le pôle figuratif du simulacre, de['imitation ou de la reconstitution du réel (mais il peut aussitourrier à l'abstraction totale) ; et le pôle de la matérialité pure,puisqu'une æuvre d'art concret, figurative ou non, comporte un

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grain, un aspect, une surface d'objet, et un nombre de détails in-finis - par opposition à quelque chose qui se joue d'après untexte, d'après un livret, d'après une partition, et dont la concréti-sation variera selon les << versions >>, les interprétations, les misesen scène. Ce sont ces deux pôles qui ont été envisagés dans lapremière pârtie de ce livre, où il a été question de la matière so-nore du cinéma, et de la fausse évidence des procédés de simula-cre.

Mais une Guvre d'art concret, et notamment une æuvre ciné-matographique se réduit rarement, sauf dans des cas « expérimen-taux », d'un côté à du pur simulacre, ou de l'autre à une pure ma-térialité d'images et de sons fixés. Comme elle propose une nar-ration, elle est traversée par une volonté d'organisation, de dis-cours et de mise en ordre qui fait appel, directement ou indirecte-ment, au langage. Car il n'y a d'histoire que dans le langage etlesconventions du montage, du découpage, de la narration cinéma-tographique sont entièrement langagières, alors même qu'il n'yaurait nulle parole écrite ou prononcée de tout le film. Certes, lecinéma propose au spectateur confiant l'apparence d'une faussenaturalité de simulacre - je comprends ce qui se passe parce quej'y assiste -, mais toute conventionnelle, puisqu'une personnetransportée de l'époque de Lumière pour assister à un film mo-derne aurait du mal à suivre une fiction cinématographique réali-sée aujourd'hui, même si l'histoire se déroulait à sa propre épo-que, simplement faute d'avoir assimilé les innombrables codes dereprésentation de ce récit. En même temps,le film le plus organi-sé, le plus maîtrisé en tant que langage conserve une part irréduc-tible de concret et de matérialité (d'impureté) alors même qu'ilest traversé par le langage de pàrt en part.

Le cinéma parlant incarne cette dualité, il porte la parole enlui, mais lafait résonner dans un monde concret, dans une matiè-re d'émotions, de visages, de rythmes, de lumières. En cela, iln'est pas venu détourner le muet de son destin, mais, comme déjàle disait Bazin,l'accomplir, et par la troupe à la fois docile et indisci-plinée des sons qui se répartissent autour de la toile magique deI'écran, il vient achever le cinéma, en le << trouant >>.

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LE TANGAGE ET tE MONDE

« Et pourtant, il y eut autefois une femme debout dansl'encadrement d'une porte avec la mousse de ses chevewroux et la lwnière de son regard clair, et c'était comme uner1ère, il y eut un père pas encore disparu à la guzrre et unfrère qui était pierre, il y avait une maison basie à trois cô-tés et des allées de gravizr blanc et le vent et le bruissementdes feuilles de bananiers et une étendue comme un champdevant, il y avait des aubes claires et des crépuscules inat-tendus et la terre si douce à toucher si éiidentè à regarder etle retlet des rochers dans les rivières et les ponts jetés sur lamer, il y avait des licw ouverts et émilie qui savait qui elleétait, émilie et pour qui. »

(Christiane Sacco, <. Plaidoyer au Roi de Prusse »)

1

Le monde est là, dans Tarkovski, le monde, toujours total,d'un plan à l'autre toujours présent, d'un bout à l'autre du filmfermant son orbe. Sa surface seule est visible - rectangle del'écran occupé à ras-bord pâr la croûte terrestre -, c'est ce qu,onappelle la terre.

En tout point dg monde existe la terre, équivalente, indivise.Chaque région de la terre en appelle à d'autrei, où c'est encore lemonde, ailleurs. Être quelque part, c'est être en un point de ti-raillement de toutes les lignes et directions du monde. Chaquepoint du globe où l'humain §'est fixé, le marquant d'une maison,d'un poteau, d'une barrière, reste habité du monde, total grand<< no man's land >>. Le monde est no man's land. En même temps,

Anatoli Solonitzine daîs Stalker,1979, d'Andrei Tarkovski

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il n'a pas de sortie. Si on essaie d'aller hors-le-monde, sur uneplanète différente ou dans une région isolée et privilégiée, unezone, on I'y retrouve encore, identique, dans son absolue unicité.

Les hommes passent sur la terre, cependant qu'ici et là, dans sa

bergerie ou près d'une maison, attend une femme.La femme, vue de dos, profil perdu sur la barrière, face aux

champs, à quoi pense-t-elle ?

Le monde-cerveau comme elle roule ses pensées, insondable.Le monde n'a pas de loi. Il n'a pas été dit où le monde s'arrête.

Il n'a pas été, dit que le jour et la nuit alternent, qu'ils se succè-dent dans un ordre réglê. Chaque venue de la nuit elle-même est

une humeur, un caprice de la terre, qui est le corps-surface dumonde. Il n'y a pas de forces naturelles, tout vient du monde quipense en profondeur et s'agite en surface. Quand il pleut ce n'estpas la force-pluie qui tombe mais le monde à qui il pleut, quand ilvente nulle force-vent ne souffle, c'est le monde qui est pris devent. Les humeurs et les pensées du monde sont dans le volet quiclaque, la lumière qui varie, les murs qui vibrent, le rideau qui se

plisse, l'eau qui se répand et qui, faisant des ruisseaux, sillônne lasurface de la terre. Comme un langage secret.

Dans Le Miroir,la Mère, son visage : il s'éclaire, s'assombrit,se crispe ou se détend, s'ouvre ou se ferme selon des penséesqu'elle ne dit pas.

Le Monde est la Mère, la surface de la terre est comme son vi-sage, que parcourent des rides, qu'éclairent ou'qu'assombrissentdes humeurs, qui sont des pensées de la Mère, dont elle ne livrerien.

D'où naissent les pensées ? Quel est leur lieu, leur espace ? Oùvont-elles ?

Le vent passe comme un souci inexpliqué, la lumière baisse

comme sur un visage quand il se ferme, sur cette terre sillonnéed'eau qui est comme le corps-surface de la Mère, partout.

La guerre est un passage d'avion, un tremblement qui agite laterre, un caprice qui la secoue. Quelque obscur sacrifice, et au ré-veil la terre est satisfaite, la guerre oubliée. Le monde est encorepaien, magique, pas complètement humanisé.

2

Sur cette surface, il y a des hommes, de savoir et de pensée :

géologues, physiciens, docteurs, guides, astronautes, artistes etfous - d'où viennent-ils ? Déplumés, voûtés, leur pardessus,leur blouse, leur bure, leur kimono qui pend telle une aile inem-ployée, ils déambulent, se rencontrent, causent, comme dans uneantichambre des prétendants. Ce sont les prétendants de la terre,ils ont un air obscur de parenté. Sur eux est parfois un signe, unetache, une pelade, marque qu'ils sont sur le versant déclinant dela vie du corps.

Mais la terre, ils peuvent s'y rouler, y tomber dix fois, s'yployer, de préférence dans les mares d'eau, avec des postures defemmes de Mizoguchi, la terre ne les reçoit pas si facilement, elleles rejette à la surface, et si leur corps - à force de décliner -restait là sans plus bouger, la terre les laisserait là, comme un tas,non assimilé. Arpenteurs du corps de la terre, déambulants, dansl'attente, de la Mère ce sont les amants vieillissants.

3

Et l'enfant voit cela, l'enfant-vampire, sans paroles, mais bu-veur de sensations, qui rampe comme une chenille, se colle àvous, vous saute dessus, vit en parasitisme. L'enfant qui perçoitet qui guette le monde et ses rythmes, avec les mots attrapés enmême temps, et les humeurs de la terre, les imprévisibles varia-tions de la lumière et ses sensations internes, toutes choses qu'illui faut bien, animal symbolique, chercher à recroiser.

,, Pour un sujet, la fonction symbolique consiste à donner sens àla rencontre, dans le même temps et dans le même lieu, de certainesde ses perceptions sensorielles partielles du monde extérieur,liées à une sensation corporelle, agréable ou désagréable (...) Ain-si, l'enfant (...) aux aguets du retour de sa mère, représentante deson être « lui-elle >», p€u.t, s'il souffre de ne pas la voir, chercher de

façon hallucinatoire à trouver le leurre de la présence de celle-cidans des perceptions qui le surprennent.

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Par exemple, l'enfant ressent dans son corps une sensation de

faim, en même temps qu'il voit le rideau de sa chambre agité par levent et qu'il entend dehors une sirène. ,,

(Françoise Dolto, « Séminaire de psychanalyse d'enfants », t.1)Faire coincider des sensations, croiser des événements, et de

l'insécurité même d'un monde à peine nommé, à peine humani-sé, chercher à faire son identité, sa << mêmeté » (Dolto) d'être.Selon certains rythmes, le long du temps, tresser des sensations etdes mots ; croiser le langage et le monde : le cinéma de Tarkovski.

4

Le langage a été parachuté, il ne vient pas de la terre, sur lemonde il est sans prise. L'homme, le Père, il peut parler, secréterdes mots, discourir ; au nom de I'initiale dont il est fier (Andréi,Alexis, Arseni, Alexandre) il peut parler du Verbe qui était aucommencement, tout en replantant un arbre mort - déjà fait -qu'il arrose de sa semence verbale incontinente. Mais la terre neboira pas ses paroles. Le langage est pour elle l'inassimilable.

Il peut, l'homme, se revendiquer responsable des arbres, desmots, du vertical, de la culture et de la musique de Bach, héritierdes héros humains, créateurs spermatiques, et ce à la face dumonde. Mais le monde, le langage ne peut que le parcourir ensurface, le sillonner : pour lui, nulle fécondation.

Alors le héros boude et ne veut plus parler, il fout le feu et re-garde, idiot pyromane. Voilà son acte.

5

Le cinéaste reprend, pour les recroiser, le langage et le monde.Il greffe des mots abstraits sur des rythmes concrets. De beautésqu'il n'a pas créées, celle des humains, celle des arbres, des ta-bleaux de Léonard ou de la musique de Bach, il fait des figures etdes réseaux. Il est un créateur de maquettes temporelles, pour

LE LANGAGE ET LE MONDE

réaliser le leurre compliqué d'une présence et l'interroger, pourrecréer le langage obscur des pensées de la terre.

Tarkovski, son cinéma, c'est le monde, croisé au langage, dansle temps.

6

Le temps est l'espace des variations, des variances qui dessi-nent un code obscur, mais très précis.

Mais il faut un monde-monde, et qui reste cette vie obscure,parlant avec des croisements d'événements, des chutes, des fron-cements, des humeurs inexpliquées, des sautes d'existence, desrythmes dans le retour mystérieusement déréglé desquels le sujethumain puisse quêter son identité même, sa << mêmeté >>, son unité.

Les images du cinéma classique et les sons qui se répartissentdedans et autour sont depuis longtemps, même au temps dumuet, pris dans le langage. Plans faits pour dire : cet homme,cette femme, cette maison. Enchaînements d'images et de sons quise lisent : ensuite, ot : parce que, ov : tout comme, ort : si bienque. Les intertitres du muet, la rhétorique de l'articulation desplans par montage, la linéarisation du récit cinématographique,les lois mêmes de l'éclairage des images et du mélange des sons,ont depuis longtemps infiltré le langage au cæur du cinéma. Lemonde ne reste plus, là-dedans, qu'à l'état de traces.

Mais pas chez Tarkovski : de là ce côté brut, arbitraire,énigmatique, non hiérarchisé de ses plans, comme dans les pre-mières images de cinéma, cela a été souvent dit.

Une certaine période « primitive >> du cinéma, entre t902 et1"9L0, nécessitait, pour produire des récits un peu complexes, l'in-tervention du commentaire parlé d'un bonimenteur, avant quela mise au point des codes de montage ne le rende moins utile :

« L'apparition ensuite de ce que nous avons appelé le ,, narra-teur » fournit au film l'équivalent interne du bonimenteur (...)Toutefois, ce narrateur n'est plus situé hors-champ mais il est aucontraire absorbé par les images mêmes et par la façon dont elles

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sont jointes les unes aux autres (...) Le narrateur estinvisible, nerévélant sa présence que par la manière dont il révèle les images surl'écran. » (Tom Gunning, cité et traduit par André Gaudreault,« Protée »).

Ainsi s'est formé un code soi-disant visuel ne montrant lemonde qu'à travers des relations, des divisions, enchaînements,catégories directement transposées des fonctions du langage.S'ensuit le cinéma tel qu'on le connait, et ses chefs-d'æuvre.

Si les films de Tarkovski, eux, nous évoquent parfois un ciné-ma primitif ayant perdu son bonimenteur, un cinéma lacunaire,c'est parce que ses images, même avec le son, n'ont pas intériori-sé le << narrateur >, de Gunning, alors que le langage est là, dansla bouche des personnages. Ce qu?elles parlent, ses images, estplutôt l'obscur langage du monde.

D'où ce cinéma entremetteur qui, précaire, juxtaposé, tenteinlassablement de recroiser au monde le langage sans prise surelle des hommes, des amants de la terre, dans des réseauxrythmiquement concertés, filets à attraper l'impression, leurresde présence, reflets fuyants d'une défaillante unité. .

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Françoise Dolto, Séminaire de psychanalyse d'enfants I, éd. réalisée par Louis Caldaguès,Ed. du Seuil, 1982.

3. Sources des textes composant ce recueil

Le clap, paru dans le Monde de la Musique, no 108, Février 1988, révisé.Le reidi sonore, paru dans les Cahiers du cinéma, no 390, décembre 1986, révisé.Révo.lution douce, paru comme première partie de Révolution douce et dure stagnation,dans les Cahiers du cinéma. no 3p7, aorit 1987, révisé.Bruits de Chine, paru dans le Monde de la Musique, no L07, janvier 1988, révisé.Symphonies urbaines, paru sous le titre Symphonies sur écran dans le catalogue de Cités-Cinés, Ramsay/La Villette, 1987; révisé.{Jne petite pointe de lumière rouge, partr sous Ie titre Le quatrième qôlé dans les Cahiers ducinéma, no 356, février 1984, révisé et augmenté.La meilleure façon de parler, inêdit.La toile lrouée, par:u dans le spécial Chaplin des Cahiers du cinéma, coordonné par JoëlMagny, 1987, révisé.Eclipses du texte-roi, irlêdit.O.W. speaking, paru sous le titre Orson Welles speaking dans le spécial Orson Welles desCahieri du cinéÀa, coordonné par A. Bergala et J. Narboni, 1982, rééd. 1986, réviqé.Le son à la télévision, écrit à I'occasion du colloque Télévision 84 (Catherine Zbinden),paru dans Le Monde de la Musique, no 73, décembre 1984, révisé.Bonsoir le muet bonjour les clips, le Monde de la Musique no 88' avril 1986, révisé.Son et montage au cinéma, écrit à I'occasion du colloque sur le Montage org-?nisé par larevu'e Ekran (Ljubljana, 1986) et paru en traduction slovène (par Zdenko Vrdlovec) dansle recueil collectif Montaza, Ljubljana, 1987, révisé.IJne ontologie clu cinéma paçlànt, texte inédit pour la plus grande partie, mais reprenantdes extraitirévisés de. deux textes parus Les chiens de faïence, revue Protée, Université duQuébec à Chicoutimi, été 1985, et Les toiles de l'opéra, Le Monde de la Musique, no 100,mai 1987.Le langage et le mond.e, paru dans les Cahiers du cinéma n" 386, aorlt 1986, révisé'

TABLE ANATYT|QUE DES TROTS VOLUMES

Cette table récapitule le contenu des trois volunxes.< La voix au cinéma », << Leson au cinéma », << La toile trouée >>, pris comrne un travail global.

LA VOIX AU CNÉMA

Introd,uction.' Dévoilement de ta voixLa voix dans l'air ; la voix comme « drôle d'objet » ; il n'y a pas de bande-

son ; errance des voix ; vococentrisme ; cinéma sourd ; voix sous-entendue etvoix entendue ; le muet comme muet en sursis ; c'est la voix qui fait problèmedans le parlant des débuts.1. L'acousmêtre

Cache-cache originel ; définition de I'acousmêtre : ni dedans ni dehors ; lesacousmêtres de radio et de théâtre ; pouvoirs et propriétés de I'acousmêtre ;l'acousmêtre à vision partielle et la scène.primitive ; la désacousmatisation.2. Les silences de Mabuse

Système dt Testament du Docteur Mabuse, de Fritz Lang ; l'indésacousmati-sable ; I'acousmachine et le bruit du projecteur ; le passageà I'automatique ; lavoix du mort.3. Sur la voix-je

Critères de la voix-je ; les voix qui montrent les images ; voix intérieure etvoix-je ; implication corporelle ; voix de l'auteur ; l'acousmêtre à vision partiel-le ; les acousmêtres sont presque toujours masculins.4. Le lien vocal

La toile ombilicale ; le téléphone au cinéma ; télé-locuteur et proxi-locuteur ;le personnage de Hofmeister dans Le Testament ; la force agissante du non-dit ;ne pas lâcher le mot ; un être d'écoute.5. Le point de cri

Le point de cri dans Blow-Out, de De Palma ; sa définition au cinéma ; le cridu point de cri est féminin ; le cri de I'homme.6. Le maître des voix

Les voix-silhouettes de Tati : animisme des bruits et bruitisme des voix ; lavoix de l'ancêtre chez Bresson ; parler mat et parler résonnant ; le cinéma fran-çais comme cinéma des voix ; la voix dans le cinéma italien et chez Fellini ; lavoix en cage ; Citizen Kane, de l'écrit à l'oral : << Rosebud » ; l'âge d'or du sonplein.7. Le dernier mot du muet

Le cinéma muet et son grand secret ; le muet de cinéma ; muet ou mutiste ? ;fonctions et attributs du muet de cinéma ; du corps sanj voix à la voix sanscorps, parallèle entre I'acousmêtre et le muet ; l'« effet Debureau » : analysedes Enfants du Paradis.8. L'invitation à Ia perte

La voix de la mère dans L'Intendant Sansho, de Mizoguchi ; voix oui'e et voixreconnue ; le mythe de la sirène au cinéma : Duras.

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180 LA TOILE TROUÉE

9. En souffrance de corps, Le cinéma est dualiste ; il désigne la cicatrice d'une greffe voix-corps ; le totalde la personne est une construction symbolique ; le lieu d'émission àe la voix ;le critère de synchronisme ; vissage et ficelage ; doublage et possession ; voixd'acousmêtre et surimpression ; analyse d'une scène de Psychose ; I'impossiblemise-en-corps (comme une mise en bière) de la voix ; la désacousmatisâtion es-camotée ; désacousmatisation et montage interdit ; le cinéma parlant n'est queficelage ; cinéma parlant et impossible.10. L'aveu

. Comparaison_du doublage (centrifuge) et du play-back (centripète) ; le play-back dans Le Chanteur de jazz et dans le Parsifal de Syberberg ; lianacousmêtieintégral comme impossible ; la passation des voix ; sens rituél du play-back.

TABLE ANALYTIQUE 181

du son Dolby : hyper-réalisme, authentification sensorielle des effets spéciaux ;un son au présent de l'indicatif ; hors-champ poubelle et hors-champ passif ; ré-seryes e-n France sur l'emploi du Dolby ; un véritable réalisme spatialdu.son dé-noncerait la convention cinématographique de l'écran plat et du cadre ; idéolo-gie pro-son direct en France ; elle concerne surtout la voix ; le néo-lumiérismecilématographique (Straub-Huillet) ; il prouve, par son cas.lirhite, que le son etl'image ça ne colle pas ; il n'y a pa§ d'idéologie, mais une poétique de l'emploide la post-synchronisation (Fellini).5. Pour (ne pas) en finir avec la bande-son

Critique de la notion de bande-son : théorie de la redondance audio-visuelle ;critique de la notion d'autonomie des sons ; la fabrication des sons du film : ilsne sont pas choisis et composés les uns par rapport aux autres, mais coexistent ;le montage du son ; le spectateur ne reçoit pas une bande-son, mais des sonsque I'image départage ; dans l'histoire du cinéma le son est venu s'ajouter àI'image en pièces détachées ; le problème posé par l'indépendance du son et del'image est qu'il se prodüt de toute façon des accrochages ; le procès de redon-dance : on n'aperçoit pas la valeur ajoutée donnée par le son cômme venant delui ; le film ce n'est pas.des sons et des images ; critique de la notion de contre-point audio-visuel ; défense de l'« iconicité » du son dans les films narratifs ; lecinéma : un lieu d'images et des sons ; le son au cinéma c'est ce qui cherche sonlieu.

Deuxième partie : LA MUSIQUE AU CINÉMA

6. Musique de cinéma, musique au cinémaDouteuse est la liaison entre musique et cinéma ; de bons films avec de mau-

vaises musiques et vice-versa ; une question lourde de sous-entendus culturels ;ce n'est que-par corporatisme qu'on défend le principe absolu de la musique ori-ginale ;.le champ de la musiqüe à l'écran est lôin d'être limité aux compôsitionsrle musique originale : il y a aussi les chansons, les arrangements, les'citationsclassiques.,.etc... ;la musique de cinéma n'existe pas comme genre musicale-ment défini, ses procédés lui viennent de l,opérâ, du balletfdu music_hall,etc... ; défense de l'idée de « mickeymousing r, ; plus important que la valeuide la musique est le moment où elle commenie et où elle finit ; .aisons de l'in-troduction de la musique dans Ia projection cinématographique : couvrir lebruit du projecteur ? Nèutraliser le silence ? ; règle d'effàceinedt de ra musiquede cinéma ; Ia musique comme seul élément du film capable de revendiquei àtout moment son autonomie ; il n'y a pas de mrrsique de cinéma en soi, màis dela musique au cinéma.7. La belle indifférente

Caractère synergique du pouvoir émotionnel de Ia musique au cinéma ; lestrois modes selon.lesquels la musique se situe par rapport à i'émotion :a) musi-que empathique (qui vibre à I'unisson du sentiment-de Ia scène et l,amf[fie) ;b) musique anempathique (visant à produire par son indifférence afficËée à lasituation un effet dramatique.accru)

.; c).musique de contrepoint didactique (quivise surtout à illustrer une idée) ; rôle impor-tant des boîtès et des macïines àmusique dans les épisodes dramatiques de èertains films ; liaison entre musiqueet compulsion fatale de répétition, mais aussi expression symbolique du caractè-

LE SON AU qNÉMA

Première partie : CE QUI CHERCHE SON LIEU

1. La vache et le meuh(chapitre intégralement consacré à. Tati).

Un petit « satori » chez Tati ; l'animal et son cri ; arbitraire du lien entre ledonné à voir et le donné à entendre ; travail image-son en deux temps : la sono-risation ; séparation et recombinaison des éléments sonores et visuels ; son etplan général ; son centrifuge et son centripète ; gags sur la localisation du son ;méprises d'attribution du son.2. Les trois fronüères

L'intrusion du son réel dans le cinéma ; bouger sans faire de bruit ; les sonssous-entendus ; visualisation de la vibration ; il n'y a pas de lieu autonome dessons au cinéma ; critique de la notion de champ sonore ; idée du hors-champ so-nore ; le tricercle des sons : les trois zones in, hors-champ et off ; acousmatiqueet visualisé ; question du son subjectif ; application du tricercle au film de Bres-son Un condamné à mort s'est échappé; un tramway et un train ; espaces sono-res concentriques ; mât/résonnant ; indistinction des zones frontièrês chez Du-ras ; les trois frontières et leur statut : effet d'une indistinction entre hors-champ et off.3. Le point d'écoute

Point de vue et << point d'écoute >> : raisons et logique de leur dissociationdans de nombreux cas ; exemples de situations de « son subjectif >i ; questiondu montage vertical selon Eisenstein ; notion de valeur ajoutée (par le son àl'image).4. Temps réel, espace vrai, son direct

L'arrivée du son synchrone introduit le temps réel dans le cinéma ; elle linéa-rise Ie film et oblige à stabiliser le défilement des images ; la musique a le pou-voir de rendre au temps du film parlant une ôertaine élasticité ; agilité temporel-le de I'oreille par rapport à l'æil ; irréalité spatiale du son au cinéma ; Dolbystéréo et effet de coulisse (hors-champ réel) ; question des faux-raccords sono-res ; problèmes liés à la localisation réelle des voix-off par le Dolby ; propriétés

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183t82 LA TOILE TROUÉE

rc fatalcment mécanique du déroulement du film ; la musique dans un film estle plus souvent discontinue et dispersée ; ses interventions dans les momentsd'attente, et d'autre part pour cristalliser une situation arrivée à maturité ; ori-ginalité de Godard à cet égard ; cas fréquent où un événement brutal soit arrêtela musique, soit ne l'arrête pas ; rôle de la durée finie et close d'une chansondans certains films ; pourquoi un emploi si répandu du leitmotiv au cinéma ;analyse d'un leitmotiv de la partition de Psychose de Hitchcock ; associationd'un thème et d'une destinée dans les films ; emploi d'un message codé comme« chiffre de destinée » dans certains films et notamment dans Une femme dispa-raît, de Hitchcock.8. Le lieu des lieux

La musique comme appareil temps/espace dans le cinéma ; sa présence per-met de dilater et de contracter la durée mais aussi l'espace ; elle est la plaquetournante spatio-temporelle du film ; distinction entre << musique de fosse »

(extra-diégétique) et .< musique d'écran » (ustifiée dans l'action) ; au début duparlant, on cherche à justifier toute musique dans l'écran ; retour rapide de lamusique de fosse ; cas fréquents de communication et d'ambiguité entre musi-que d'écran et musique de fosse ; cette ambiguïté chez Fellini (« musique d'am-biance ») ; règle d'emboîtement musique d'écran dans musique de fosse ; ana-lyse de l'emploi d'une mosaique de musiques non-originales dans le §ketch cen-tral du Plaisir de Max Ophuls ; importance dans ce film des bruits liés au dépla-cement des personnagest(pas, véhiculeq...) ; les trois thèmes musicaux de l'épi-sode : un thème-chanson, un pot-pourri danse, une << musique des anges » ; artde la préparation de cette dernière musique ; notions de viscosité et de plasticitéd'une musique dans le film.9. Filmer la musique

Le cinéma parlant a débuté comme chantant ; son hésitation à poser le piedsur la terre ferme du parlé ; le parlé enchaînerait le cinéma au réalisme ; le rêveactuel du film-opéra est celui du film total ; affinités entre le film muet et I'opé-ra : le film-opéra serait le muet retrouvé dans le parlant ; différence entre filmerdu chant et filmer une exécution instrumentale ; bougeotte de la caméra dèsqu'elle filme un instrumentiste ; comme si à quelque endroit que regarde la ca-méra, ce n'est jamais 1à que ça se passe ; deux styles de jeu instrumental posantun problème différent : le style extraverti et le style introverti ; autres différen-ces selon le cas où l'instrument est purement acoustique et celui où il est relayéet amplifié ; le problème de filmer l'exécutign instrumentale est celui d'enclorela musique dans l'image ou réciproquement ; il pose la question du lieu du son ;illustration de cette problèmatique dans Prénom Carmen de Godard, et dans lesfilms consacrés à un orchestre (V/ajda, Fellini) ; la chose infilmable par excel-lence ?

Troisième partie : LA MISE EN SCÈNE DU SON

10. Modestes propositions pour une amélioration du sondans le cinéma français

Le paradoxe français par rapport au son : le plus d'auteurs marquants dans cedomaine et le maximum de problèmes divers dans le cinéma courant ; une chaî-ne de réalisation de la partie sonore, entre le tournage et le tirage des copies,

mal coordonnée ; lourdeur dans I'emploi du bruitage ; utilisation de ccrtairrcsressources nouvelles bloquée au nom àe la u logique >> ; une préférence majori-taire pour le son direct qui n'est pas accompagnée d'une exiggnce à ce niveau ;

solutibns ; le repérage sônore des lieux de toulnage,.la simulation sonore da11s

ces lieux ; utilité événtuelle d'un poste de coordination, technique, artistique,ou les deux en même temps ; ce que serait un concepteur-son ; la question duson ne doit pas être réduitè à une question corporatiste ou à une revendicationd'autonomiê ; c'est le tout du film qui chaque fois importe.

TA TOITE TROUÉE

1. Le clapUn syÀbole de I'union son/image ; prestige de la synchronisation à.la fin du

muet ei ari début du parlant ; la iynchronisation comme approximation ; des

concerts en dessin animé ; le clap c-hez Fellini et Godard : conception trinitaireou dualiste du cinéma.

Première Partie : SIMULACRE2. Le rendu sonore

Le son ne reproduit pas seulement, il rend ; le sonore plus plastique que le vi-suel ; rendu et bruitagè ; un art esquissé, l'art du rendu ; Bresson l'un des seulsà le pratiquer ; le sonîans les filmide combat rend la vitesse etf impact, non lebruii ; le bruitage comme détournement de causes ; illusionnabilité de I'oreille ;

importance du èritère de synchronisme pou-r bruitgr 9n sol ; la question du syn-chione et de l'a-synchrone au début du parlant ; oblitération ultérieure de cettequestion ; ce que le son donne à I'image : la valeur ajoutée.3. Révolution douce

Le petit peuple des aigus est entré dans les films ; un nouveau rendu du mon-de ; d'es réïolùtions pràgressives dans le cinéma ; le.rendu passe éventuelle-ment par une manipulation du simulacre ; la chaîne simulacre/rendu/code ; legrain de la reproduction du réel s'est resserré ; l'image flotte--dans un bain deJons ; modifications du découpage de l'intérieur ; le son Dolby délinéarise lefilm ; réactions d'affirmation de f image : I'image qui se fait voir.4. Bruits de Chine(à propos du Dernier Empereur, de Bertolucci)-

Arrivée de bruits tactilès, lésers ; olus grande possibilité de leur donner unematière, une identité ; les bruit-s dan§ le cinéma classique étaient des signes ; lemickeymousing comme prise en charge des bruits par la mu§ique ; qu'est-ce quela matière sonàre ; imprèvisibilité de-l'effet des progrès de la hi-fi sur la percep-tion du son ; le simulàcre sonore inventé comme un télégraphe ;la révélationprogressive du sonore dans la hi-fi ; l'histoire des simulacre§ est non-linéaire.5. §ymphonios urbaines

Lè sôn d'avertisseur comme archérype sonore de la ville ; la ville commecontenant acoustique ; stéréotypes sonores et musicaux attachés à la cité ; lesunivers sonores càmparés de"Playtime (Tati) et de Blade Runner (RidleyScott) ; le bruit comme traduction âe micro-activités ; la ville comme sympho-nie ; le cinéma sonore n'est pas purement sonore et visuel.

TABLE ANALYTIQUE

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I ri4 LA TOILE TROUÉE

6. Une petite pointe de lumière rouge(chapitre entièrement consacré à Fenêtre sur cour de Hitchcock)" Thème du voyeurisme ; faire oublier le quatrième côté de la cour ; scruter(activement) de l'æil et ouïr (réceptivement, passivement) de I'oreille ; le dispo-.sitif de Fenêtre sur coul comme théâtre ; le flux sonore urbain par vagues quiparcourt le film ; une symphonie faussement aléatoire ; une rumeur moduléeselon la dramaturgie ; le champ de l'ouiï autour de l'écoute ; la mer de l'ouieautour du radeau de la vision.

Deuxième partie : PAROLE7. La meilleure façon de parler

Abstraction et internationalisme fréquerrts des personnages et des situationsdans le cinéma muet ; solutions diverses pour la diffusion internationale desfilms après le parlant ; caractère fondamentalement oratoire du cinéma améri-cain ; assimilation de castings internationaux par la post-synchronisation dansles films italiens ; importance de la langue et de f invention verbale dans le ci-néma français ; avatars de l'accent (parisien et méridional) dans le cinéma fran-çals.8. La toile trouée(chapitre entièrement consacré à Chaplin)

Un passage du muet au parlant en trois films ; le son présent en creux dansLes Lumières de la ville ; irruption de la voix (retransmise) dans Les Temps mo-dernes ; présence particulière de la voix retransmise à l'époque ; la prise de pa-role dans Le Dictateur,' ventriloquie des bruits dans les trois films ; la voix et lecorps de Chaplin : dédoublement dtr Dictatear ; s'adresser directement au pu-blic de la salle ; la voix amène dans ses films une humanité complète et désabu-sée ; dénouements comparés des Lumières et dtt Dictateur.9. Eclipses du texte-roi

Les films ne racontent pas naturellement des histoires ; importance de I'inter-titre dans le film muet ; il postule un énonciateur ; il peut être remplacé par desmétaphores visuelles qui demeurent du texte ; les deux extrêmes de la narrationcinématographique : le temps réel et la narration-texte ; importance de cettedernière dans le cinéma hollywoodien des années 30 ; perméabilité du diégéti-que et du non-diégétique ; le parlant semble vider l'image de ce dernier ; le ici-et-maintenant diégétique plus faible dans le muet que dans le parlant ? ; le non-diégétique obéit à des enchaînements de type textuel ; le diégétique commeasymptotique, ne s'incarne jamais totalement ; les trois utilisations de la voixparlée au cinéma : a) « théâtrale » (liée souvent à la convention dt jeu de scèneet postulant souvent la soumission du découpage à Ia parole) -b) comme « tex-te » (à son extrême elle tend à nier la réalité diégétique et à la manipuler à songré ; texte comme voix de l'auteur ; cas-limite du Testament du Docteur Mabusede Lang : n'importe quelle parole a ce pouvoir ; texte et magie : les mots sus-citent les chosés ; Le Testament comme film-texte ; la narration de Guitry dansLe Roman d'un tricheur; cas de la voix de commérage) -c) comme « parole-émanation » (dont le découpage se tient indépendant ; rareté de ces cas où ledécoupage filmique est décentré par rapport aux dialogues) ; statuts différentsde ces trois cas.

TABLE ANALYTIQUE 185

10. O.W. speaking(chapitre entièrement consacré à Orson Welles).

Le Zers des marionnettes : projeter sa voix dans des figurines ; commentWelles l'a fait dans ses films ; ne pas en laisser placer une à l'Autre ; l'exclu quimanipule les marionnettes qu'il anime de son Verbe ; le micro comme prothè-se ; un cinéma construit sur l'immobilité centrale de la voix ; le corps s'immobi-lise et la voix s'échappe ; un cinéma conscient de la fixité et de l'inertie de sessupports.11. Le son à Ia télévision, ou la radio illustrée

La télévision ne pouvait naître que parlante ; elle est une radio illustrée ;exemples quotidiens à la télé d'une indépendance son/image non reconnue com-me telle ; un continuum sonore, une image regardée de façon discontinue ;I'image ne parle pas par elle-même ; nature plane de l'image de télévision ; avecle son d'emblée, le cinéma serait resté trop dépendant de la parole.

Troisième partie : TOTAL CINÉMA1ll. Bonsoir le muet, bonjour les ctips

Vogue des « musicalisations » prestigieuses de films muets reconstitués quitendent à les parasiter ; possibilité de solutions moins lourdes et plus bénéfiquespour les films ; que faire des images du cinéma muet ? Les récupérer dans desclips ? ; le clip comme cinéma muet renversé, mais aussi comme retour dumuet ; la musique comme clé du cinéma ; fraîcheur et invention des clips ; lamusique est le livret du film muet.13. Son et montage au cinéma

Un sujet nouveau ; difficulté de discriminer des unités de son ; représentationfréquente du son comme féminin et de l'image comme masculine ; le son enre-gistré a attendu longtemps pour être montable ; décrire les sons pour eux-mê-mes alors que d'habitude nous les traversons ; il n'y a pas d'unité sonore spécifi-que au cinéma, analogue au plan ; intérêt du plan comme unité neutre ; impos-sibilité pour le son d'une telle unité, à cause entre autres de la possibilité de col-lures inaudibles ; les enchaînements de sons ne créent pas de rapports abstraitsanalogues à ceux que créent les enchaînements de plans : cause/conséquence,perception/chose perçue, agent/chose agie, ensembleldétall etc... ; faibles con-trastes des raccords de son dans le cinéma ; variété des types de raccords sono,res ; règle du chevauchement ; le son comme colle à image ; le plan commecontenant ; le son, perception aux bords flous ; le son comme contenu ou conte-nable ; il n'y a pas de bande-son comme contenant les sons du film ; pourquoi iln'y a pas eu de constitution d'une scêne sonore unifiant les sons du film ; le mon-tage avec les sons conçus par les Russes était « vertical » (son contre image) etnon horizontal (son après son) ; Ie contrepoint audio-visuel n'est pas repéréquand il y a valeur ajoutée à I'image par le son, mais seulement quand il y a con-tradiction apparente ou réelle ; absence de statut diégétique de ces sons contra-dictoires ; la vidéo monte et traite les images comme déjà on traitait les sons.14. Une ontologie du cinéma parlant

L'arrivée du son bouscule la définition unitaire (visuelle) du cinéma, maiscette définition reste en usage ; le son a changé le cinéma de l'intérieur ; appel-lations de cinéma sonore et cinéma parlant,' vococentrisme fondamental du

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r86 LA TOILE TROUÉE

parlant ; tri-partition des éléments sonores du film en parole/bruiUmusique ;hétérogénéité des composantes de la bande-son ; première formulation du ciné-ma sonore : un lieu d'image avec des sons ; justification de cette formule ; lelieu est aussi important que ce qu'il contient ; il n'y a pas de lieu des sons au ci-néma ; confusion lieu du son/lieu de sa source ; le muet se savait provisoire ets'est développé en creusant la place du sonore ; le passage du muet au parlants'est fait plutôt facilement ; le parlant s'adapte au moule de découpage dumuet ; abandon des essais de perspective sonore, et généralisation de lavoix enplan rapproché permanent ; rôle de la radio comme modèle so[ore pour leparlant ; non-constitution d'une scène sonore homogène ; le parlant commencepar faire apparaitre le rapport audio-visuel comme grinçant ; il ne propose unmodèle lisse de fusion audio-visuelle que moyennant une limitation draconien-ne du sonore ; le cinéma parlant et ses modèles : l'opéra (dont le muet était na-turellement proche, en tant que théâtre délivré du naturalisme de la parole),lethéâtre (eux de miroirs entre le théâtre et le cinéma qui est I'art de la paroleconcrète) et la radio (modèle méconnu, inspirant un modèle d'espace radioidedont le point de fuite est la voix en très gros plan) ; typologie des réalisateurspar rapport au jeu son/image : unitaires, dualistes et trinitaires ; théorie des artsde simulacre fixé, dits arts concrets ; leurs deux pôles : pôle figuratif du simula-cre, pôle de la rnatérialité pure ; une æuvre d'art coûcret s'organise par le langa-ge, mais comporte du non-assimilable ; le parlant accomplit le destin du muet.15. Le langage et Ie monde(chapitre entièrement consacré à Tarkovski)

« Tarkovski, son cinéma, c'est le monde croisé au langage, dans le temps ».

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INDEX 189

INDEX DES FILMS Jeanne d'Arc (La Passion de Jeanned'Arc) 1928, Carl Theodor Dreyer : p.127Jetée (La) 1962, Chris Marker : p. 152le vous salue Marie 1984, Jean-Luc Go-dard : p. 159,164Jour de fête 1949, Jacques Tati : p. 98

Limelight (Les"Feux de'la rampe) 1952,Charlie Chaplin : p. 83Love me Tonight (Aimez-moi ce soir)1932, Rouben Mamoulian : p. 46Lumières de la ville (Les) (Citylights)1931, Charlie Chaplin : p. 75-84. 87, 150Lys brisé (Le) (fhe Broken Blossom)1919, David IV. Griffith : p. 128

M. (M. le Maudit) 1931, Fritz Lang : p.94,155Masculin-Féminin 1966, Jean-Luc Go-dard : p. 99Metropolis 1927,Fritz Lang : p. 1l l. 128,131Million (Le) 1931, René Clair : p. 145Miroir (Le) (Zerkalo) 1974, AndreiTarkovski : p. 170Mission 1986, Roland Joffé : p.29Moissons du ciel (Les) (The Days of Hea-ven) 1978, Terence Malick : p. 33Monsieur Arkadin (Confidential Report)1955, Orson Welles : p. 103, 107Mouchard (Le) (The Informer) 1935,John Ford : p. 35Murder 1930, Alfred Hitchcock : p. 90

Napoléon 1927, Abel Gance : p. 90, 128Nuit de la Saint-Sylvestre (La) (Sylvester)1923, Lupu-Pick : p. 88Numéro deux 1975, Jean-Luc Godard : p.15'

One 1969, Jean-Luc Godard: p.

Padre Padrone 1977, Paolo et VittorioTaviani : p.145Parsrful 1981, Hans-Jürgen Syberberg : p.165Passion 1982, Jean-Luc Godard : p. 99Pèlerin (Le) (The Pilgrim) 1923, ehartieChaplin : p. 82Pépé le Moko 1937, Julien Duvivier : p.95Playtime 1967, Jacques Tati : p. 33, 44

Procès (Le) 1962, Orson Welles : p. 51,103, 104, 106, 108

Roman d'un tricheur (Le) 1936, SachaGuitry : p. 97, 103Rome ville ouverte (Roma, città aperta)1945, Roberto Rossellini : p. 70

Scarface (Scarface : Shame of a Nation)1932, Howard Hawks : p. 155Senso 1954, Luchino Visconti : p. 70Silly Symphonies, 1930, Walt Disney : p.13Soif du mal (La) (Touch of Evil) 1958,Orson Welles : p. 107, 108Soigne ta droite L987, Jean-Luc Godard :

p. 15Sous le plas grand chapiteau du monde(The Greatest Show on Earth) 1952, Ce-cil B. de Mille : p. 30Sous les toits de Paris 1930, René Clair :

p.72Splendeur des Amberson (La) (The Ma-gnificent Ambersons) 1942, Orson Wel-les: p. 98, 105

Temps modemes (Les) (Modern Times)1936, Charlie Chaplin : p.75-84, lllTerra trema (La) (La Terre tremble)1948, Luchino Visconti : p. 70Testament du Dr Mabuse (/e) (Das Testa-ment von Dr Mabuse) 1933, FritzLang :,

p.94-97Tête d'un homme (La) 1933, Julien Duvi-vier : p. 28Three Men and a Baby (Trois hommes etun bébé) 1987, Leonard Nimoy: p. 68Three on a Match (Une allumette pourtrois) 1932, Mervyn LeRoy : p. 89, 90Trois hommes et un couffin 1986, ColineSerreau: p. 68Troisième Homme (Le) (The Third Man)1949,Carol Reed: p.43

à New-York (A King in New-1957, Charlie Chaplin : p.77,78,

Week-End 1967, Jean-Luc Godard : p. 99

Yeux sans visage (Les) 1960, GeorgesFranju : p. 21Young Mister Lincoln (Vers sa destinée)1939, John Ford : p. 69

Allo Berlin ? Ici Paris 2 1933, Julien Du-vivier: p. 68Alphaville 1965, Jean-Luc Godard : p. 20American Graffiti 1973, George Lucas :

p. 91Ami américain (L') (Der amerikanischeFreund) 1977,Wim Wenders: p.31Angèle 1934, Marcel Pagnol : p. 72Applause 1929, Rouben Mamoulian : p.156Argent (L') 1929, Marcel L'Herbier : p.87Atalante (L') 1934, Jean Vigo : p.72,155

Birthday Party (The) 1930, Walt Disney :

p. 13Blade Runner 1983, Ridley Scott : p. 29,44-45

Casanova 1976, Federico Fellini : p. 14

Chanteur de jazz (Le) (The Jazzsinger)1927, Alan R. Crossland : p. 68, 137Chevaux de feu (leni zabytyh predkov)1966, Serguei Paradjanov : p. 98Chienne (La) 1931, Jean Renoir : p. 28,43Cité des femmes (La) (La città delle don-ne) 1980, Federico Fellini : p. 51

Citizen Kane 1941, Orson Welles : p. 108Corde (La) (Rope) 1948, Alfred Hicchcock : p. 53,89, 161Crime était presque parfait (Le) (Dial Mfor Murder) 1954, Alfred Hitchcock : p.53, 161Cuirassé Potemkine (Le) (BronenosecPotemkin) 1925, Serguei MikhailovitchEisenstein : p. 96

Dame de Shanghaï (La) (The Lady fromShanghai) 1948, Orson Welles : p. 104,106, 108Dame du lac (La) (The Lady in the Lake)1947, Robert Montgomery : p. 105Dernier des hommes (Le) (Der letzteMann) 1924, Friedrich-Wilhelm Mur-nau : p. 43,88, 128Dernier empereur (Le) (The last Empe-ror)1987,Bernardo Bertolucci : p 33-34,38

2001 I'odyssée de I'espace (2001 A SpaceOdyssey) 1968, Stanley Kubrick : p. 99Dial M for Murder - voir Crime était pres-que parfait (Le)Dictateur (Le) (The Great Dictator) 1940,Charlie Chaplin : p.75-84Double Messieurs 1986, Jean-FrançoisStévenin : p. 19-20

E.T. 1982, Steven Spielberg : p. 159É,té meurtrier (L') 1983, Jean Becker : p.72

Faust 1926, Friedrich-Wilhelm Murnau :

p. 129Femme de I'aviateur (La) 1981, F;icRohmer: p. 51Fenêtre sur cour (Rear Window) 1954,Alfred Hitchcock : p. 43, 49-56Filming Othello 1978, Orson Welles : p.105Fountain of Youth, télé-film 1958, OrsonWelles : p. 103France tour détour deux enfants 1979,Jean-Luc Godard: p. 15

Hamlet 1948, Laurence Olivier : p. 90Haute Pègre (Trouble in Paradisê) 1932,Ernst Lubitsch : p. 89Hitler, un film d'Allemagne (Hitler, einFilm aus Deutschland) 1977, Hans-JürgenSyberberg : p. 162Homme atlantique (L') 1981, MargueriteDuras : p. 152Homme qui ment (L') 1968, Alain Rob-be-Grillet : p. 145

India Song 1975, Marguerite Duras : p.98,162Intervista 1987, Federico Fellini : p. 11,99Intolérance 1916, David W. Griffith : p.67, t28Invasion des profanateurs (L') (Invasionof the Body Snatchers) 1978, PhilipKaufman : p. 25

lean de Florete 1 985, Claude Berri : p.72

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