Chemins de Traverse - Eloge de La Marche

9
David Le Breton est professeur de sociologie à l’université Marc Bloch de Strasbourg. Il est l’auteur notamment de Il mondo a piedi. Elogio della marcia (Universale Economica Feltrinelli), Passione del rischio (Gruppo Abele), L’adieu au corps (Métailié), Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre (PUF), Du silence (Métailié), Des visages. Essai d’anthropologie (Métailié). Chemins de traverse : Eloge de la marche David Le Breton « Je ne me souviens pas d’avoir eu, dans tout le cours de ma vie, d’intervalle plus parfaitement exempt de soucis et de peine que celui des sept ou huit jours que nous mîmes à ce voyage... Ce souvenir m’a laissé le goût le plus vif pour tout ce qui s’y rapporte, surtout pour les montagnes et les voyages pédestres. Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter m’ont forcé de faire le monsieur et de prendre des voitures... et dès lors, au lieu qu’autrefois dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti que le plaisir d’arriver » (Rousseau, 1972, 88). Le refus contemporain du corps Jamais sans doute comme dans nos sociétés contemporaines on a aussi peu utilisé la mobilité, la résistance physique individuelle. L’énergie proprement humaine, née des ressources du corps, même les plus élémentaires (marcher, courir, nager...), est rarement sollicitée au cours de la vie quotidienne, dans le rapport au travail, aux déplacements, etc. On ne se baigne pratiquement plus dans les rivières ou les lacs, comme cela était courant encore dans les années soixante, sauf en de rares endroits autorisés, on n’utilise guère sa bicyclette (ou sous une forme presque militante et non sans danger) et moins encore ses jambes pour se rendre à son travail ou effectuer les tâches du jour. Malgré les encombrements urbains et les innombrables tragédies qu’elle provoque, la voiture est la pierre d’angle de la vie quotidienne, elle en conditionne l’emploi du temps, elle a rendu le corps presque superflu pour des millions de nos contemporains. La condition humaine devient une condition assise ou immobile, relayée pour le reste par nombre de prothèses. Les pieds servent davantage à conduire des voitures ou à soutenir un moment le piéton quand il se fige sur l’escalator ou le trottoir roulant. Le corps de l’homme des années cinquante ou soixante était infiniment plus présent, ses ressources musculaires plus profondément au coeur de la vie personnelle. La marche, la bicyclette, la baignade, les activités physiques liées au travail ou à la vie domestique favorisaient un enracinement corporel de l’existence. Aujourd’hui le corps glisse lentement dans l’anachronisme, mais dans le même mouvement l’homme perd son centre de gravité. La dimension sensible et physique de l’expérience tend à rester en jachères au fur et à mesure que s’étend le milieu technique. Il n’est pas étonnant que le corps soit aujourd’hui perçu comme une anomalie, un brouillon à rectifier et que certains rêvent même de l’éliminer. Le corps de la modernité évoque un vestige voué à une disparition prochaine. Membre surnuméraire de l’homme que les prothèses techniques s’efforcent de relayer. Les activités journalières consomment davantage d’énergie nerveuse que d’énergie corporelle. Le corps est un reste contre quoi se heurte la modernité (Le Breton, 1999). Il se fait d’autant plus pénible à assumer que se restreint la part de ses activités propres sur l’environnement. Cet effacement entame la vision du monde de l’homme, limite son champ d’action sur le réel, diminue le sentiment de consistance du moi, affaiblit sa connaissance des choses. A moins de freiner cette érosion de soi par des activités de compensation. Telle la fréquentation assidue des salles de mise en forme où l’on voit des hommes ou des femmes marcher, courir, ou faire du vélo des heures durant en restant au même endroit avant de reprendre leur voiture pour rentrer se reposer chez eux. Hormis les quelques pas qu’ils font pour se rendre à leur voiture ou en sortir, aller à leur travail et rentrer, une majorité d’individus oublie la dimension corporelle de leur rapport au monde. Nous entrons dans le temps de l’humanité assise. Ce n’est que depuis peu que les routes sont vides de marcheurs et parcourues par les seules voitures. Si la marche s’imposait à nos ancêtres pour se déplacer, même pour de longs voyages, elle est aujourd’hui, en principe, un choix, et même une forme délibérée de résistance à la neutralisation technique du corps qui marque nos sociétés. Si elle reste essentielle comme moyen de se déplacer en ville, en revanche entre deux villes ou deux villages elle est devenue pratiquement impensable. Aucune protection n’isole d’ailleurs de la route le marcheur impénitent qui s’y risquerait. Dans la majeure partie du monde pourtant les piétons disputent encore ce maigre espace aux bus, aux voitures, aux innombrables deux-roues. En Asie, en Amérique latine, en Afrique, même les routes les plus fréquentées confrontent en permanence les véhicules de toute sorte aux piétons, voire même aux troupeaux. et à leurs bergers. Dans nos sociétés l’anachronisme est tel que ceux qui s’aventurent sur 1

description

Sociologie et philosophie de la marche

Transcript of Chemins de Traverse - Eloge de La Marche

  • David Le Breton est professeur de sociologie luniversit Marc Bloch de Strasbourg. Il est lauteur notamment de Il mondo a piedi. Elogio della marcia (Universale Economica Feltrinelli), Passione del rischio (Gruppo Abele), Ladieu au corps (Mtaili), Conduites risque. Des jeux de mort au jeu de vivre (PUF), Du silence (Mtaili), Des visages. Essai danthropologie (Mtaili). Chemins de traverse : Eloge de la marche David Le Breton Je ne me souviens pas davoir eu, dans tout le cours de ma vie, dintervalle plus parfaitement exempt de soucis et de peine que celui des sept ou huit jours que nous mmes ce voyage... Ce souvenir ma laiss le got le plus vif pour tout ce qui sy rapporte, surtout pour les montagnes et les voyages pdestres. Je nai voyag pied que dans mes beaux jours, et toujours avec dlices. Bientt les devoirs, les affaires, un bagage porter mont forc de faire le monsieur et de prendre des voitures... et ds lors, au lieu quautrefois dans mes voyages je ne sentais que le plaisir daller, je nai plus senti que le plaisir darriver (Rousseau, 1972, 88). Le refus contemporain du corps Jamais sans doute comme dans nos socits contemporaines on a aussi peu utilis la mobilit, la rsistance physique individuelle. Lnergie proprement humaine, ne des ressources du corps, mme les plus lmentaires (marcher, courir, nager...), est rarement sollicite au cours de la vie quotidienne, dans le rapport au travail, aux dplacements, etc. On ne se baigne pratiquement plus dans les rivires ou les lacs, comme cela tait courant encore dans les annes soixante, sauf en de rares endroits autoriss, on nutilise gure sa bicyclette (ou sous une forme presque militante et non sans danger) et moins encore ses jambes pour se rendre son travail ou effectuer les tches du jour. Malgr les encombrements urbains et les innombrables tragdies quelle provoque, la voiture est la pierre dangle de la vie quotidienne, elle en conditionne lemploi du temps, elle a rendu le corps presque superflu pour des millions de nos contemporains. La condition humaine devient une condition assise ou immobile, relaye pour le reste par nombre de prothses. Les pieds servent davantage conduire des voitures ou soutenir un moment le piton quand il se fige sur lescalator ou le trottoir roulant. Le corps de lhomme des annes cinquante ou soixante tait infiniment plus prsent, ses ressources musculaires plus profondment au coeur de la vie personnelle. La marche, la bicyclette, la baignade, les activits physiques lies au travail ou la vie domestique favorisaient un enracinement corporel de lexistence. Aujourdhui le corps glisse lentement dans lanachronisme, mais dans le mme mouvement lhomme perd son centre de gravit. La dimension sensible et physique de lexprience tend rester en jachres au fur et mesure que stend le milieu technique. Il nest pas tonnant que le corps soit aujourdhui peru comme une anomalie, un brouillon rectifier et que certains rvent mme de lliminer. Le corps de la modernit voque un vestige vou une disparition prochaine. Membre surnumraire de lhomme que les prothses techniques sefforcent de relayer. Les activits journalires consomment davantage dnergie nerveuse que dnergie corporelle. Le corps est un reste contre quoi se heurte la modernit (Le Breton, 1999). Il se fait dautant plus pnible assumer que se restreint la part de ses activits propres sur lenvironnement. Cet effacement entame la vision du monde de lhomme, limite son champ daction sur le rel, diminue le sentiment de consistance du moi, affaiblit sa connaissance des choses. A moins de freiner cette rosion de soi par des activits de compensation. Telle la frquentation assidue des salles de mise en forme o lon voit des hommes ou des femmes marcher, courir, ou faire du vlo des heures durant en restant au mme endroit avant de reprendre leur voiture pour rentrer se reposer chez eux. Hormis les quelques pas quils font pour se rendre leur voiture ou en sortir, aller leur travail et rentrer, une majorit dindividus oublie la dimension corporelle de leur rapport au monde. Nous entrons dans le temps de lhumanit assise. Ce nest que depuis peu que les routes sont vides de marcheurs et parcourues par les seules voitures. Si la marche simposait nos anctres pour se dplacer, mme pour de longs voyages, elle est aujourdhui, en principe, un choix, et mme une forme dlibre de rsistance la neutralisation technique du corps qui marque nos socits. Si elle reste essentielle comme moyen de se dplacer en ville, en revanche entre deux villes ou deux villages elle est devenue pratiquement impensable. Aucune protection nisole dailleurs de la route le marcheur impnitent qui sy risquerait. Dans la majeure partie du monde pourtant les pitons disputent encore ce maigre espace aux bus, aux voitures, aux innombrables deux-roues. En Asie, en Amrique latine, en Afrique, mme les routes les plus frquentes confrontent en permanence les vhicules de toute sorte aux pitons, voire mme aux troupeaux. et leurs bergers. Dans nos socits lanachronisme est tel que ceux qui saventurent sur

    1

  • les routes sexposent la mfiance des populations et aux contrles policiers sauf sils sont la bonne saison sur les routes balises des chemins de Compostelle. Le monde o marcher se rduit avec laccroissement des zones urbaines. Les tracs des TGV ou les autoroutes coupent les parcours. Les amnagements des anciennes chemins de terre permettent laccs de voitures ou de 4x4 lintrieur des bois ou des forts. Laccroissement du rendement touristique dune rgion implique une mise en place des infrastructures routires qui ne prend gure en compte le marcheur moins quil ne se contente des zones affectes en sa faveur. La souverainet de la voiture est partout et cre un univers hostile aux marcheurs ou aux cyclistes (compte tenu du moins des rgles de civilit en vigueur en France ou dans les pays mditerranens, toujours au dtriment du plus faible). Les espaces indtermins, ouverts la dambulation, la surprise, la dcouverte, diminuent sensiblement. Aux USA, E. Abbey dit son amertume de voir amnager des espaces merveilleux visits autrefois des seuls amoureux de la nature ne craignant pas de marcher quelques kilomtres de leur voiture en qute dun dpaysement radical. En une dizaine dannes le Monument National des Arches est ainsi pass de quelques milliers de visiteurs par an plusieurs centaines de milliers. Lamnagement de routes carrossables, la cration dinfrastructures ont transform des lieux de mditation et de silence en de vastes campings jonchs demballages en plastiques et de dtritus et rsonnant de tlvisions, de radios, de cyclomoteurs, de voitures, etc. Lindustrie touristique restitue des lieux rares et prcieux la consommation mais ce faisant elle dtruit leur aura en les banalisant. Le progrs, enfin, est parvenu aux Arches, au bout dun million dannes dabandon. Lindustrie touristique est l (Abbey, 1995, 73). E. Abbey numre nombre de lieux magiques qui ntaient accessibles quau terme de quelques heures de marche garantissant la solitude, le silence, la beaut, et qui sont dsormais livrs la foule motorise grce des routes permettant dy accder sans entraves mais chassant irrductiblement les marcheurs. La cl des champs Marcher dans le contexte du monde contemporain pourrait voquer une forme de nostalgie ou de rsistance. Pourtant, il ny a pas de racines nos pieds, ceux-ci sont faits pour se mouvoir et non se figer dans une immobilit les rendant inutiles en ce sicle de vitesse et de transports routier ou arien, ou descalators ou de trottoirs roulants qui transforment la majorit de leurs usagers en infirmes dont le corps ne sert plus rien sinon leur gcher la vie. Les marcheurs sont des individus singuliers qui acceptent des heures ou des jours de sortir de leur voiture pour saventurer corporellement dans la nudit du monde. La marche est le triomphe du corps avec des tonalits diffrentes selon le degr de libert quelle propose. De manire autonome ou organise, sa pratique devient aujourdhui lune des activits de loisir les plus saillante du monde contemporain. Si la marche nest plus au coeur des modes de dplacement de la quasi totalit de nos contemporains (dans nos socits occidentales), mme pour les trajets les plus lmentaires, elle triomphe en revanche comme activit de loisir, daffirmation de soi, de qute de tranquillit, de silence, de contact avec la nature. Des agences de voyage la prennent en charge sur des lieux ou des parcours dtermins (randonnes, trekkings, etc.). Des municipalits, des associations en qute de manifestations indites et susceptibles de rallier le plus grand nombre proposent aujourdhui des marches thmatiques ou de clbration. Ainsi rcemment en Touraine, dans le cadre des festivits balzaciennes, une marche sur les hauts lieux de lun des romans de lcrivain et plusieurs autres promenades littraires. Faut-il en conclure que la marche se folklorise son tour limage des usages culturels qui disparaissent et doivent tre conservs dans les muses ou simuls dlibrment pour en maintenir quelques traces ? Les socits de marche connaissent un succs considrable, veillent au balisage des sentiers, proposent des rencontres et des sorties collectives. Les chemins de Compostelle voient une frquentation considrable, bien loigne des rfrences religieuses. Souvent les marcheurs slancent seuls, une carte la main sur les chemins de randonnes. Les uns marchent quelques heures en fin de semaine ou dans leurs moments de loisirs, les autres, ils sont entre un et deux millions en France, effectuent des randonnes de plusieurs jours avec des hbergements dans des gtes dtapes ou un refuge. Le dnigrement massif de la marche dans ses usages quotidiens et sa valorisation comme instrument de loisir est rvlateur du statut du corps dans nos socits contemporaines. La flnerie, que nos socits ne tolrent pas plus que le silence, soppose alors aux puissantes contraintes de rendement, durgence, de disponibilit absolue au travail ou aux autres (que lusage du tlphone portable a rendu caricaturale). La flnerie parait un anachronisme dans le monde o rgne lhomme press. Jouissance du temps, des lieux, elle est un chemin de traverse dans la modernit. Souvenons nous dailleurs du slogan de Taylor rgissant lorganisation rigide et rationalise du travail : Guerre la flnerie . Aujourdhui la disponibilit doit tre absolue, lindividu tenu en laisse par un portable de faon tre joint tout moment mme sur la plage ou dans sa chambre, dans sa voiture ou dans le train. Pour nombre dindividus la flnerie est impensable (Le Breton, 2000). La marche est une drobade, un pied de nez la modernit. Elle introduit la sensation du monde, elle en est une exprience pleine laissant l'homme l'initiative. Elle ne privilgie pas le seul regard la diffrence du train, de la voiture qui instruisent la passivit du corps et l'loignement du monde. On marche pour rien, pour le plaisir

    2

  • de goter le temps qui passe, faire un dtour dexistence pour mieux se retrouver au bout du chemin, dcouvrir des lieux et des visages inconnus, largir sa connaissance par corps dun monde inpuisable de sens et de sensorialits ou simplement parce que la route est l. La marche est une mthode tranquille de renchantement de la dure et de lespace. Elle est un dessaisissement provisoire par latteinte dun gisement intrieur qui tient seulement dans le frisson de linstant. Elle implique un tat desprit, une humilit heureuse devant le monde, une indiffrence la technique et aux moyens modernes de dplacement ou, du moins, un sens de la relativit des choses. Elle anime un souci de llmentaire, une jouissance sans hte du temps. Elle est une exprience de la libert, une source inpuisable dobservations et de rveries, une jouissance heureuse des chemins propices aux rencontres inattendues, aux surprises. Mme sous la forme dune modeste promenade, la marche met provisoirement en cong des soucis qui encombrent lexistence htive et inquite de nos contemporains. Elle ramne aux frmissements des choses et rtablit une chelle de valeurs que les routines collectives tendent laguer. Elle ravive une intriorit mise mal par une socit bruyante et ne jurant que par lextriorit. Lapparence est la seule profondeur valorise de nos socits. Le sentier, ou mme le chemin, est une mmoire incise mme la terre, la trace dans les nervures du sol des innombrables marcheurs ayant hant les lieux au cours du temps, une sorte de solidarit des gnrations noue dans le paysage. Linfinitsimale signature de chaque passant est l, indiscernable. Emprunter ces routes terreuses amne emboter le pas la foule des autres marcheurs au long dune invisible mais relle connivence. Le chemin est une cicatrice de terre au milieu du monde vgtal ou minral en proie lindiffrence du passage des hommes. Le sol battu des innombrables pas imprims pour une infime dure est une marque dhumanit. Les pieds foulant le sol nont pas lagressivit du pneu qui crase tout ce qui croise son chemin sans tat dme et imprime dans la terre la blessure de son passage. Nu devant le monde, contrairement lautomobiliste ou aux usagers des transports en commun, le marcheur se sent responsable de ses actes, il est hauteur dhomme et oublie difficilement son humanit la plus lmentaire. Il est son seul matre dheures, il baigne dans le temps comme dans son lment. S'il choisit ce mode de dplacement au dtriment des autres, il marque sa souverainet face au calendrier, son indpendance devant les rythmes sociaux, son souci de pouvoir poser sa besace pour savourer une bonne sieste ou se repatre de la beaut d'un arbre ou d'un paysage qui le touche soudain, ou encore s'intresser une coutume locale que sa bonne fortune lui permet de surprendre. Pour lui seul compte le chemin, la destination nest souvent quun prtexte. Le plus souvent le marcheur est un homme disponible n'ayant de compte rendre personne, il est par excellence l'homme de l'occasion, l'artiste du temps qui passe, le flneur des circonstances qui fait sa provision de trouvailles au fil du chemin. Une vie passe ne plus observer les heures, cest lternit, dit Stevenson. On ne saurait concevoir, moins davoir essay, la longueur dune journe dt que lon mesure seulement par la faim et que lon termine seulement quand on a sommeil (Stevenson, 1978, 183). Le marcheur est dans un temps ralenti la mesure du corps et du dsir. La seule hte est parfois celle daller plus vite que la tombe du jour. Lhorloge est cosmique, elle est celle de la nature et du corps, moins celle de la culture avec son dcoupage mticuleux de la dure. Le marcheur est celui qui prend son temps, et ne laisse pas le temps le prendre. Livr aux seules ressources de sa rsistance physique et de sa sagacit emprunter le chemin le plus propice sa progression gographique et intrieure, il participe de toute sa chair aux pulsations du monde, il touche les pierres ou la terre de la route, ses mains se portent sur les corces, ou trempent dans les ruisseaux, il se baigne dans les tangs ou les lacs, les odeurs le pntrent : odeurs de terres mouilles, de tilleul, de chvre-feuilles, de rsine, ftidit des marcages, iode du littoral atlantique, nappes dodeurs de fleurs mles saturant lair. Il sent l'paisseur subtile de la fort que recouvre l'obscurit, les effluves de la terre ou des arbres, il voit les toiles, et prouve la texture de la nuit, il dort sur le sol ingal. Il entend les cris des oiseaux, les frmissements des forts, les bruits de lorage ou les appels des gamins dans les villages, les stridulations des cigales ou le craquement des pommes de pins sous le soleil. Il connat la meurtrissure ou la srnit de la route, le bonheur ou l'angoisse de la tombe de la nuit, les blessures dues aux chutes ou aux infections. La pluie mouille ses vtements, trempe ses provisions, embourbe le sentier; le froid ralentit sa progression, le force la confection d'un feu pour se rchauffer, mobilise tous ses vtements pour le couvrir; la chaleur colle sa chemise sur sa peau, la sueur coule sur ses yeux. Il cueille les fraises des bois, les framboises sauvages, les myrtilles, les mres, les noisettes, les noix, les chtaignes, les champignons, etc., selon les saisons. La marche est une exprience sensorielle totale ne ngligeant aucun sens, Jamais la nourriture n'est aussi savoureuse, mme rduite, qu'au moment de la halte qui suit l'effort fourni depuis des heures. La marche transfigure les moments ordinaires de l'existence, elle les invente sous de nouvelles formes. Laurie Lee dcrit avec justesse les mille repas qui attendent les marcheurs puiss, le bonheur du repos, lattente frmissante des premiers plats. Je maffalai table et, la tte au creux des bras, coutai avec volupt les moindres mouvements de la femme. La pole frire chanta sur la cuisinire, il y eut un bruit de coquille doeuf qui se brise, dhuile qui grsille. Des gouttes de sueur tombaient de mes cheveux et me coulaient sur les mains. Javais la tte pleine de chaleurs et voyais encore trembler la poussire blanche de la route,

    3

  • tinceler les champs de bls cuivrs () La premire gorge deau minrale mexplosa littralement dans la bouche avant de sy pulvriser en un givre dtoiles. On me servit une assiette de jambon et quelques verres de jerez. Une douce langueur se rpandit dans mes membres (Lee, 1996, 87 et 104). Bernard Ollivier bloqu par des douaniers imbus de leur pouvoir, trouve une treille lourde de grosses grappes de raisins : Nest ce pas cette sagesse que je viens chercher au bout du monde que je trouve l ? Nest ce pas sous cette treille que je me dpouille du sentiment de lurgence, de loppression du temps, des astreintes qui bousculent la vie du citadin ? Grain aprs grain, tout en surveillant travers les pampres de la vigne le soleil monter au znith, je savoure ce plaisir si simple qui me vient, bien malgr elle, dune douane chicanire (Ollivier, 2001, 266). Jouissance perdue de leau, de la limonade ou de la bire qui dsaltre aprs laccablement du soleil. La frugalit dun repas vaut parfois les festins les meilleurs et laisse un souvenir plus imprissable de satit et de jubilation. Des plats de rien deviennent de savoureuses gourmandises quand ils sont ports par la faim et la dlicieuse fatigue dune bonne journe de marche. Extase dune source deau frache, dune rivire ou dun lac qui surgit inopinment au bord du chemin. Silence La marche est aussi une traverse du silence et une dlectation de la sonorit ambiante car on ne conoit gure la tournure desprit ou la redoutable distraction de qui dambulerait le long des glissires dautoroutes ou mme au bord dune nationale. Le marcheur prend la cl des champs pour se mettre lcoute du monde. Il rgne dans lair une musique subtile pareille au chant des harpes oliennes, crit Thoreau. Jentends des cors mlodieux qui rsonnent sous les votes lointaines des hautes rgions de lair, musique qui, du haut du ciel, vient mourir nos oreilles... Chaque son semble sortir dune mditation profonde, comme si la nature avait acquis un caractre et une intelligence... Mon coeur tressaille au bruit du vent dans les arbres. Moi, dont la vie tait hier si dcousue, je dcouvre soudain mes forces et ma spiritualit travers ces bruits (1981, 67-69). Des sons se coulent au sein du silence sans en dranger l'ordonnance. Parfois mme ils en rvlent la prsence et veillent l'attention la qualit auditive d'abord inaperue d'un lieu. Le silence est une modalit du sens, un sentiment qui saisit l'individu (Le Breton, 1997). Mme si le bruissement du monde ne cesse jamais, connaissant seulement des variations diffrentes au gr des heures, des jours et des saisons, certains lieux n'en donnent pas moins le sentiment d'une approche du silence : une source se frayant un chemin parmi les pierres, le cri d'une chouette au coeur de la nuit, le saut d'une carpe la surface du lac, la cloche d'une glise la tombe du soir, le crissement de la neige sous les pas, le craquement d'une pomme de pin sous le soleil. Certains sons donnent une paisseur au silence. Ces manifestations tnues accentuent le sentiment de paix qui mane du lieu. Ce sont des crations du silence, non par dfaut mais parce que le spectacle du monde n'y est recouvert d'aucun parasite, d'aucun bruit. Le cristal de linstant est sans faute. La qute du silence est alors pour le marcheur la recherche subtile d'un univers sonore paisible appelant le recueillement personnel, la dissolution de soi dans un climat propice. Le marcheur prend les chemins de traverse pour jouir de cette srnit et, sil nest pas seul, profiter dune parole entendue, partage. Moment de suspension du temps o s'ouvre un passage octroyant l'homme la possibilit de retrouver sa place, de gagner la paix. Provision de sens et de force intrieure avant le retour au vacarme du monde et aux soucis du quotidien. Le pointill du silence got diffrents moments par le recours la campagne ou au monastre, au dsert ou la fort, ou simplement au jardin, au parc, apparat comme un ressourcement, un temps de repos avant de retrouver le bruit entendu au sens propre et au sens figur d'une immersion dans la civilisation urbaine. Le silence procure alors un sentiment aigu d'exister. Ouverture au monde La marche est une ouverture au monde qui invite lhumilit et la saisie avide de linstant. Son thique de la flnerie et de la curiosit en fait un outil idal de formation personnelle, dapprentissage par corps de lexistence. Lhomme qui marche demeure toujours hauteur dhomme en sentant chacun de ses pas lasprit du monde et la ncessit de se concilier amicalement les passants croiss sur son chemin. Il se dcentre de soi et restaure son appartenance un ensemble plus vaste qui le rappelle sa fragilit et sa force. Lexprience pdestre est une activit anthropologique par excellence car elle mobilise en permanence le souci pour lhomme de comprendre, de saisir sa place dans le tissu du monde, de sinterroger sur ce qui fonde le lien aux autres. Le marcheur est souvent document sur les lieux quil traverse, il observe la manire dun ethnologue dilettante les diffrences dans lart du jardin, des fentres, larchitecture des maisons, la cuisine, laccueil des habitants, les inflexions de la langue ou la conduite des chiens dune rgion lautre. Il avance parmi la vgtation comme parmi une fort dindices la recherche des signes indiquant la prsence des animaux, des plantes, des arbres. La marche est une bibliothque sans fin qui dcline chaque fois le roman des choses ordinaires places sur le chemin et confronte la mmoire des lieux, aux commmorations collectives dispenses par les plaques, les ruines, ou les monuments. Mthode d'immersion dans le monde, moyen de se pntrer de la nature traverse, de se mettre en contact avec

    4

  • un univers inaccessible aux modalits de connaissance ou de perception de la vie quotidienne. La marche est une traverse des paysages et des mots1. La relation au paysage est toujours une affectivit luvre, une gographie mentale avant dtre physique. Chaque espace est en puissance de rvlations multiples, cest pourquoi aucune exploration npuise jamais un paysage ou une ville. La marche est confrontation llmentaire, elle est tellurique et si elle mobilise un ordre social marqu dans la nature (routes, sentiers, auberges, signes dorientation, etc.), elle est aussi immersion dans lespace, non seulement sociologie, mais aussi gographie, mtorologie, cologie, physiologie, gastronomie, etc. En le soumettant la nudit du monde, elle sollicite en lhomme le sentiment du sacr. Emerveillement de sentir lodeur des pins chauffs par le soleil, de voir un ruisseau couler travers champ, une gravire abandonne avec son eau limpide au milieu de la fort, un renard traverser nonchalamment le sentier, les nuages coupant le fat des collines. La tradition orientale parle du darshana dun homme ou dun lieu pour dsigner un don de prsence, une aura qui transforme ceux qui en sont les tmoins. Le monde se libre du voile de Maa, il dvoile sa profondeur sans fin et livre lhomme lblouissement. La chair du monde sollicite toujours un cho chez le marcheur, elle est toujours en rsonance intime. Lmotion est souveraine pour lhomme de la ville qui ne connat plus la banalit des choses et les retrouve comme un miracle aprs ce long dtour. Le souvenir des marches est une guirlande de moments dexception qui ferait sourire le campagnard. Une rivire leau transparente livre la jubilation dune baignade inattendue aprs des heures de sueur et de soleil. Miracles tranquilles ns de la lenteur et de la disponibilit, appel dune vgtation plus moelleuse que ltoffe, simple jouissance du monde. A travers les rencontres suscites au long de la route, la marche est invitation une philosophie premire. Inlassablement le voyageur est sollicit de rpondre une srie de questions fondamentales, celles qui hantent la condition humaine : do vient-il ? O va-t-il ? Qui est-il ? Eternelles questions des voyageurs que le sdentaire ne se pose gure. Bien sr la dimension mtaphysique du questionnement est rarement aborde au profit de rponses attaches plus trivialement des lieux et une fonction sociale. Si la vie ordinaire est souvent dans lamnsie des questions fondatrices, moins dune confrontation labsence, la maladie, la mort, il nen va pas de mme au cours de la marche o chaque instant confronte des interrogations minimales. Aujourdhui le paysage, le climat, la forme des maisons, laccueil des habitants diffrent dhier, il convient au moins de nommer ces mystres infimes et tranquilles qui occupent un instant lesprit, en rendre compte linterlocuteur du moment, et faire du sens de ces disparits avec un souci finalement plaisant puisquil arrte le regard et incite sarrter sur la turbulence du monde. Par la nature singulire des contacts qui sont les siens, le marcheur est un homme du partage des petits riens de lexistence, de ce qui en fait le sel : les ennuis de sant, la fatigue du corps, ce champ qui ne donne pas assez, lhiver plus long et plus froid qu laccoutume ou la chaleur persistante de lautomne, larrive dtrangers au village, la forme singulire dun arbre, une fume qui slve dune chemine et suscite des rflexions sur la frilosit lgendaire des voisins, une rcolte inattendue, labsence de pommes cette anne, les mirabelles en retard, un gel tardif de mai. Un champ suspect dabriter un trsor, une pierre leve que cent hommes nauraient pu mouvoir dun millimtre. Une parole affective toujours la recherche de nouveaux auditeurs, jamais lasse de dire, grne sa manire la mmoire collective. Les retrouvailles avec le cosmos ne sont jamais loin, les pas mnent infiniment plus loin que le paysage. Une marche au coeur de la nuit, sous la lumire de la lune dans la fort ou la campagne, laisse une trace de mmoire qui ne soublie pas de sitt. Sous les toiles et dans lobscurit lhomme retrouve son tat de crature jete dans un univers infini et frmissant, il sinterroge sur sa prsence et baigne dans une cosmologie, une religiosit personnelle diffuse mais puissante sur le moment. La nuit confronte lhomme aux deux visages du sacr : lmerveillement et leffroi, deux manires diffrentes dtre arrach au monde des perceptions ordinaires et confront un au del de soi. Si la nuit est un univers dmotion propices pour les uns, elle est pour dautres un domaine o rgne dinnombrables menaces, une zone sans repre qui suscite lhorreur ne du vacillement progressif de toute familiarit. La jouissance des premiers moments se mue lentement en une peur qui incite revenir sur ses pas. La nuit urbaine na pas ces miroitements, elle ne porte aucune dimension mtaphysique cause du bruit persistant des voitures qui chassent tout mystre ou de lhorizon toujours born par les btiments, et surtout la lumire tamise dont lobjet est justement de neutraliser la peur, de banaliser les lieux. Allong sur le toit en plein air dune maison du Dolpo, P. Matthiessen regarde la nuit stendre. Une chauve-souris piaille, les toiles sallument... Bientt Mars apparat au nord dans la brche sombre de la montagne par laquelle le Tarap descend du Dolpo, et, bien au chaud dans mon sac de couchage, je flotte sous le dme du ciel. Au dessus de moi, la galaxie de mon enfance poudroie, cache maintenant en Occident par la pollution de lair et les

    1 Longtemps, dans certaines conceptions pdagogiques, les vertus de la marche ont t intgres la formation de lindividu. Ainsi des mouvements de jeunesse de ce sicle (scoutisme, Wandervgel, etc.). Tel est dailleurs le motif du Tour de la France par deux enfants, inusable compagnon de route de millions dcoliers en France avant la Grande Guerre.

    5

  • lumires artificielles; la puissance, le calme apaisant de la nuit nexisteront plus pour les enfants de mes enfants (Matthiessen, 1983, 140). Par la rupture induite avec les modes plus coutumiers de transport, par lcart du chemin quelle impose, la marche est non seulement un processus de connaissance de soi et de lautre, un dpaysement des connaissances, elle lague aussi les soucis, elle motive une effervescence diffuse que la fatigue accentue au fil du chemin. Elle sapparente parfois mme une transe, un oubli de soi dans lacte comme larcher zen dautant plus adroit quil ne vise plus une cible extrieure lui mais sidentifie elle. En dpouillant les sens de leur exercice routinier, la marche rend disponible la mtamorphose de son regard sur le monde. Elle est un moment de prdilection pour exercer la pense. Noublions pas le cheminement tranquille de Socrate et de ses disciples dont nombre de leons impliquent la dambulation et la rencontre fortuite avec des interlocuteurs de passage, avec un raisonnement qui se dveloppe en flnant au rythme des pas. La pdagogie est aussi pdestre, la philosophie est pripatticienne. Un monde la mesure du corps de lhomme est un monde o la jubilation de penser se joue ainsi dans la transparence du temps et des pas. Nombre de philosophes ou dcrivains disent leur dette des marches exceptionnelles ou rgulires o ils ont laiss le champ libre leurs raisonnements. La marche a quelque chose qui anime et avive mes ides, dit Rousseau; je ne puis presque penser quand je reste en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agrables, le grand air, le grand apptit, la bonne sant que je gagne en marchant, la libert du cabaret, lloignement de tout ce qui me fait sentir ma dpendance, de tout ce qui me rappelle ma situation, tout cela dgage mon me, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans limmensit des tres pour les combiner, les choisir, me les approprier mon gr, sans gne et sans crainte (Rousseau, 1972, 248). La spiritualit de la marche Dans le monde occidental contemporain les religions seffacent, se mtissent. Chaque homme bricole ses croyances dans lair du temps et devient sa propre glise o il clbre sa religion personnelle. La frquentation des chemins de Compostelle en est le reflet. Encore dans les annes quatre-vingt il ny avait pas grand monde sur les chemins jacquaires. Je suis alle en 1972 Compostelle, et en 1973, dit Raymonde. Quels souvenirs ! Il ny avait alors personne sur le chemin, les gens qui nous voyaient passer nous prenaient pour des fous et ne se gnaient pas pour nous le faire savoir en portant leur index sur le front (Bourls, 2001, 21). Les chemins de Compostelle sont aujourdhui parcourus par des milliers de plerins (Bourls, 1995), non plus dans laffirmation ostentatoire de la foi, mais dans une qute personnelle de spiritualit ou une volont de prendre du temps soi, de rompre avec les rythmes et les techniques du monde contemporain en rejoignant symboliquement des millions de prdcesseurs. Le projet du Camino est port des annes dans lattente de trouver enfin le temps, la disponibilit, il donne un horizon dexistence. La fte promise est dj la fte ds son premier pas. En prenant la route, le plerin laisse derrire lui sa demeure, mais aussi ses certitudes, ses routines, la trame dordinaire qui lui lie les mains. Il va au devant de soi dans lignorance de lhomme quil est et dont il est justement la recherche. Le plerinage est un arrachement consenti soi en qute dun autre regard sur le monde. Ltre qui reste perptuellement assis, bien tranquille dans sa maison, peut tre le plus grand des errants, mais le flneur, le vrai, nerre pas davantage que la rivire qui, si elle mandre, nen cherche pas moins tout ce temps, et avec opinitret, le plus court chemin qui mne la mer , dit Thoreau (1994, 80). Les rencontres sont innombrables sur le chemin avec les liens qui se crent, les amitis, ou les amours qui naissent, les correspondances qui stablissent, les retrouvailles ultrieures ou plus simplement lchange dun moment nou en une poigne de paroles ou un sourire, un service rendu, un bref partage dexistence mais qui marque de son incandescence. Moments durables ou provisoires de clbration du fait dexister. La marche lague les diffrences sociales ou culturelles, ou celles de gnrations, elle rtablit le lien social au plus lmentaire, lessentiel. Elle dpouille des apparences, des prventions, elle rend disponible, elle met nu, elle restaure la primaut du visage sur les fonctions ou les positions sociales. Sil est effectu dans une volont de qute de soi, le chemin de Compostelle ou dailleurs seffectue en principe la diagonale du tourisme qui incommode les plerins ou les randonneurs confronts souvent, leur arrive Compostelle, une foire qui leur parait bien loigne de leur souci. Do la poursuite vers le Finisterre, le lieu o la terre et la mer se conjuguent soudain, confrontant lhomme limmensit du sens, et donc du choix dexistence, la purification de soi, la renaissance. Saint Jacques nest probablement pas le point de mire des marcheurs, il nest pas toujours le destinataire privilgi de leurs soucis ou de leurs prires. Le plerinage au sens religieux et traditionnel du terme est sans doute assez rare aujourdhui, mme sil existe. Immersion dans une longue retraite spirituelle afin de faire un examen de conscience en transformant le chemin en une longue prire. Dautres sont plutt en attente dune rponse dont ils esprent que la route la leur octroiera. Ceux qui partent aprs un vu ne le font pas ncessairement pour une raison religieuse, mais dans une logique de dette, de contre-don. Lors dun passage difficile, ils se sont adresss Dieu ou une instance au-del des hommes quils ne sauraient nommer, leur

    6

  • difficult a trouv une rsolution. Ils se sentent en dette et ils partent sen acquitter, parfois aprs avoir attendu des annes. Le plus souvent la dmarche relve plutt du sacr, cest--dire de la constitution dune temporalit et dune exprience intime, inoubliable dans son originalit et sa densit. Les chemins de la foi cdent la place des chemins de connaissance ou de fidlit lhistoire, les voies de vrit deviennent les voies du sens, charge pour chaque plerin dy mettre un contenu personnel (Le Breton, 1997, 227 sq.) Mais les chemins de Compostelle sont aussi propices ceux qui sont au tournant de leur existence, en qute dune distance, dune longue mditation sur le sens de leur vie. La marche dnude, dpouille, elle invite penser le monde dans le plein vent des choses et rappelle lhomme lhumilit et la beaut de sa condition. Le plerinage tait autrefois une libration des pchs, une certitude de ne pas mourir en tat de pch mortel. Celui qui mourait au bord du chemin gagnait le paradis. Aujourdhui, la qute est plutt celle dune purification de soi, dun examen de conscience dans une perspective tout fait profane, et le paradis promis est bien terrestre. Il consiste se reprendre, mieux faire chair avec soi. Toute marche de longue dure aboutit la mme transformation intrieure. Elle commence en randonne, mais se mue en plerinage vers une existence plus la hauteur de son exigence personnelle. Le marcheur est aujourdhui le plerin dune spiritualit personnelle. Son cheminement lui procure le recueillement, lhumilit, la patience. Il est une forme dambulatoire de prire offerte sans restriction au genius loci, limmensit du monde autour de soi. Je ne connais rien de plus agrable que la libration intrieure qui se produit aprs quelques kilomtres et dtache de vous les soucis mesquins, les multiples petites obsessions dprimantes, les vanits, qui remet toutes choses leur place , crit Georges Blond (1957, 148). Pour Bernard Ollivier le compagnonnage avec le divin sollicite une srie de convergences, celles l mme qui se conjuguaient Compostelle et quil retrouve dans sa traverse de la Turquie en suivant lancienne route de la soie. Tout dabord un tat parfait de solitude. Cest la condition premire, essentielle, pour senvoler dans les nuages. Trop secrets, trop mfiants, volontiers distants, les dieux nouvrent pas leur porte aux voyageurs organiss. Mais il ne suffit pas dtre seul pour tre admis lOlympe. Il faut aussi choisir le lieu () Il faut pour sapprocher de lhtel choisir limmensit. Amoureux de la montagne, jimagine que la mer peut, pour quelques privilgis, offrir le mme infini. Lorsque seule la ligne dhorizon arrte le regard ou que celui-ci porte vers des cimes qui touchent au ciel, alors le nirvana nest pas loin () La dernire condition, primordiale tout autant, est quentre le corps et lesprit, laccord parfait sinstalle. Dans la marche, lorsque les muscles adapts et comme lubrifis par lexercice quotidien atteignent cette temprature idale qui se manifeste par une lgre transpiration, que les articulations bien huiles se prtent sans effort aux accidents du parcours, alors une alchimie mystrieuse met le corps en lvitation (Ollivier, 200O, 104-105). Le retour est parfois difficile aprs cette mtamorphose. Au dpart, rien de rellement dterminant. Simplement un norme dsir. Cette grande force intrieure qui ma pouss partir na eu que des retombes positives sur ma vie. Ce fut comme une renaissance. Une ouverture magistrale sur les autres et une envie extraordinaire de venir en aide ceux qui en ont besoin, qui sont dans lattente. Lorsquon a march quinze jours sur le chemin de Saint-Jacques, le retour est quelque peu pnible. Jai eu beaucoup de mal atterrir (Dutey, 2002, 51). La marche comme renaissance Marcher implique de rduire l'usage du monde l'essentiel. Le chargement emporter doit tre restreint l'lmentaire d'une poigne de vtements et d'ustensiles, de quoi faire un feu ou ne pas mourir de froid, des instruments pour se reprer, de la nourriture, des livres bien entendu. Le superflu se compte ici en peine, en sueur, en colre. La marche est dpouillement de soi, elle rvle l'homme dans un face--face avec le monde. Elle est une voie de dconditionnement du regard, elle fraie un chemin non seulement dans l'espace, mais en soi, elle mne parcourir les sinuosits du monde et les siennes propres dans un tat de rceptivit, d'alliance. Gographie du dehors qui rejoint celle de l'intriorit en la librant des contraintes sociales ordinaires. La Meseta espagnole fut vraiment un chemin de mditation et de remise en cause. Cest pourquoi, dit Andr, je pense quil y a dans ce plerinage autre chose quun aspect religieux. Quelque chose qui vient de plus loin (Bourls, 2001, 57). Un chemin de randonne, pour peu quil dure quelques jours est un itinraire de rvlation, surtout sagissant dun chemin traditionnel en matire de spiritualit et qui dure des semaines ou des mois. Le souci de solitude et de tranquillit desprit spanouit en une immersion dans lintriorit. Le marcheur a le sentiment de mettre ses pas dans la longue suite de ses prdcesseurs et de sinscrire dans une vieille fidlit. Chaque carrefour a recueilli leurs doutes, chaque talus leur fatigue, et chaque sentier serpentant a guid leur cohorte lasse. Dans ce bois peut-tre se sont-ils arrts pour manger le pain dur, sorti la besace, maigre viatique avant la soupe de lhospital espr ? A cette fontaine peut-tre ont-ils bu, et ce ruisseau peut-tre ont-ils rafrachi leur visage poudreux ? Ils sont prsents sur tous ces lieux que traverse le plerin daujourdhui (Dutey, 2002, 86). Et pourtant le chemin nest qu soi, il mne une unique rvlation. La belle route couleur de lavande plit chaque seconde. Personne jamais ne l'a suivie, elle aussi est ne avec le jour. Et c'est VOUS que ce village l-

    7

  • bas attend pour s'veiller l'existence (Roud, 1984, 86). E. Abbey lui rpond sa manire : Chaque fois que je regarde lintrieur dun de ces petits canyons secrets, je mattends un peu voir non seulement le peuplier de Frmont dress sur sa minuscule source -le dieu feuillu, loeil liquide du dsert- mais aussi une couronne de lumire flamboyante, couleur darc-en-ciel, esprit pur, tre pur, pure intelligence dsincarne, prte prononcer mon nom (Abbey, 1995, 253). Si pour les Tibtains, les obstacles au cours du chemin (froid, neige, grle, pluie, cols redoutables, etc.) sont loeuvre des dmons dsireux dprouver la srnit des plerins, peut-tre faut-il concevoir que les preuves dispenses sur la route du voyageur sont les bornes milliaires de sa progression intrieure vers le coeur battant des choses quil ignore encore. Si lon se donne aux lieux traverss, ils se donnent nous. Sans rceptivit intrieure la rencontre ne se fait pas, lhomme passe son chemin et laisse la chance derrire soi car il na pas su la saisir. La marche mne des moments o le monde s'ouvre sans rticence et se rvle sous un jour merveill, seuil parfois d'une mtamorphose personnelle. En le dcouvrant pas et hauteur d'homme le marcheur se met en situation de se dcouvrir soi dans la brlure des vnements dont il ne saurait prvoir toutes les pripties car, de mme que l'existence, une marche est faite de plus d'improbable que de possible. Dans l'usure de la marche, il y a parfois assez de puissance et de beaut pour que se dissolve la souffrance qui a prsid au dpart, lave au contact des chemins, rode dans la ncessit de la progression, celle-ci se fait moins incisive. Au fil du temps ce n'est plus le noyau d'pouvante de la douleur qui motive l'avance, mais l'appel la mtamorphose de soi, au dpouillement, une remise au monde. Noces heureuses et exigeantes de l'homme et du chemin. "Pendant deux heures encore, crit P. Matthiessen, je peine, je souffle, je grimpe, je glisse, je me hisse, je halte, puis comme une bte, tandis que l-haut les drapeaux de prires claquent dans le couchant qui embrase le roc gel, illumine le ciel dur d'une lumire blanche. Les ombres des drapeaux dansent contre les parois immacules des tranes de neige. Et puis me voil de nouveau au soleil, sur le dernier des grands cols; j'enlve mon bonnet de laine pour que le vent me rafrachisse les ides; je tombe genoux, fou de joie, mort de fatigue, sur une troite arrte entre deux mondes" (p 305). La marche est parfois mmoire retrouve, non seulement cause du loisir qu'elle laisse de mditer sur soi au fil de la flnerie, mais aussi parce qu'elle trace parfois un chemin qui remonte le temps et libre bien des rminiscences. Elle avoisine alors la mort, la nostalgie, la tristesse, elle veille le temps par la grce d'un arbre, d'une maison, d'une rivire ou d'un torrent, parfois d'un visage crois au dtour d'un sentier ou d'une rue. En prenant la route nous croyons nous quitter mais nous empruntons seulement un dtour pour mieux se regarder en face. Dans sa longue marche sur la route de la soie, Bernard Ollivier connat souvent des moments de doutes, de lassitude, mais il sait se reprendre : Allons, il faut que je retrouve le got de ddaigner les petits tracas qui aujourdhui me submergent pour ne plus envisager que les bonheurs futurs que cette marche insense va mapporter. Jai vcu lan pass en Turquie des moments magiques, de ces fragiles instants o rgne entre soi et le monde une telle harmonie que lon se prend regretter de ne pouvoir suspendre le temps. Des moments fugitifs et vifs comme des vols dtourneaux, drobs labsurdit de nos vies dhommes, quil fait bon de se remmorer quand la tristesse revient. Cest la recherche de ces bonheurs l que je pars (2001, 19). La marche est un remde contre lanxit ou le mal de vivre. Mon premier livre (Le Breton, 1982) retraait la longue marche dun homme en pleine dtresse sur les routes du Nordeste brsilien. Entre le rcit et lhistoire personnelle le fil tait parfois mince, il sagissait dun roman, mais lexprience du harassement, de la disparition de soi dans une longue progression pied sur les routes ou travers les rues mtait familire. Premier apprentissage de la rudesse et de la douceur du monde. Il fallait faire la traverse physique de la nuit pour accoucher de soi. La marche lentement fabrique le sens qui permet de retrouver lvidence du monde. On part souvent pour retrouver un centre de gravit aprs avoir t jet lcart de soi. Le chemin parcouru est un labyrinthe qui suscite dcouragement et lassitude mais dont lissue, toute intrieure, est parfois retrouvailles avec le sens et la jubilation davoir renvers lpreuve en sa faveur. Nombre de marches sont des traverses de la souffrance qui rapprochent avec lenteur de la rconciliation avec le monde. La chance du marcheur, dans son dsarroi, est de continuer faire corps son existence, de garder un contact physique avec les choses. En se saoulant de fatigue, en se donnant des objectifs minuscules mais efficaces comme daller l-bas plutt quailleurs, il contrle encore son rapport au monde. Il est dsorient, certes, mais en qute dune solution mme sil lignore encore. La marche se fait alors initiatique, transformant le malheur en chance, lalchimie des routes emplit son ternelle tche de modifier lhomme, de le remettre sur le chemin de son existence. La traverse dune preuve morale trouve dans lpreuve physique quest la marche un antidote puissant qui modifie le centre de gravit de lhomme. En plongeant dans un autre rythme, une relation nouvelle au temps, lespace, aux autres, par ses retrouvailles avec le corps, le sujet restaure sa place dans le monde, il relativise ses valeurs, ses preuves, et reprend confiance en ses ressources propres. La marche le rvle lui-mme, non sur un mode narcissique, mais en le rtablissant dans le got de vivre et le lien social. Sa dure, son pret parfois, le rappel llmentaire quelle induit, le rend en effet susceptible de rompre une histoire personnelle douloureuse, douvrir des chemins de traverse lintrieur de soi loin des sentiers battus o le dsarroi se ruminait lenvi. Dans la trame du chemin, il faut essayer de retrouver le fil de lexistence.

    8

  • Bibliographie: - Edward Abbey, Dsert solitaire, Paris, Payot, 1995. - Pierre Barret, Jean-Nol Gurgand, Priez pour nous Compostelle, Paris, Hachette, 1999. - Georges Blond, Lhomme ce plerin, Fayard, 1957. - Jean-Claude Bourls, Sur les chemins de Compostelle, Payot, 2001. - Jean-Claude Bourls, Passants de Compostelle, Payot, 1995. - Guy Dutey, Pleriner vers Compostelle. Sur un chemin pas comme les autres, Lyon, Chronique Sociale, 2002. - David Le Breton, Eloge de la marche, paris, Mtaili, 2000 ( traduction : Il mondo a piedi. Elogio della marcia (Feltrinelli, 2002). - David Le Breton, LAdieu au corps, Paris, Mtaili, 1999. - David Le Breton, Du silence, Paris, Mtaili, 1997. - David Le Breton, La danse amazonienne, Paris, Syros, 1982. - Laurie Lee, Un beau matin dt, Paris, Payot, 1994. - Peter Mathiessen, Le lopard des neiges, Paris, Gallimard, 1983. - Bernard Ollivier, Longue marche, Paris, Phbus, 2000. - Bernard Ollivier, Vers Samarcande, Paris, Phbus, 2001. - Gustave Roud, Petit trait de marche en plaine, in Essai pour un paradis, Lausanne, LAge dHomme, 1983. - Jean-Jacques Rousseau, Les confessions, Livre de poche, Paris, 1972. - Robert-Louis Stevenson, Voyages avec un ne dans les Cvennes, Paris, 10-18, 1978. - Henry D. Thoreau, Journal (1837-1861), Paris, Les Presses dAujourdhui, 1981. - Henry D. Thoreau, Marcher, in Dsobir, Paris, 10-18,

    9