Chateaubriand Vie de Rance

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Chateaubriand Vie de Rancé

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  • Chateaubriand

    Vie de Ranc

  • VIE DE RANC

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    A la mmoire de labb Sguin,Prtre de Saint-Sulpice,

    n Carpentras, le 8 aot 1748,mort Paris, 95 ans, le 19 avril 1843.

    Son trs humble et trs obissant serviteur,

    CHATEAUBRIAND

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    Avertissement de la premire dition

    Je nai fait que deux ddicaces dans ma vie : lune Napolon,

    lautre labb Sguin. Jadmire autant le prtre obscur qui

    donnait sa bndiction aux victimes qui mouraient lchafaud,

    que lhomme qui gagnait des victoires. Lorsque jallais voir, il y a

    plus de vingt ans, Mlles dAcosta (cousines de Mme de

    Chateaubriand, alors au nombre de quatre, et qui ne sont plus

    que deux), je rencontrais, rue du Petit-Bourbon, un prtre vtu

    dune soutane releve dans ses poches : une calotte noire

    litalienne lui couvrait la tte ; il sappuyait sur une canne, et

    allait, en marmottant son brviaire, confesser, dans le faubourg

    Saint-Honor, Mme de Montboissier, fille de M. de Malesherbes.

    Je le retrouvai plusieurs fois aux environs de Saint-Sulpice ; il

    avait peine se dfendre dune troupe de mendiantes qui

    portaient dans leurs bras des enfants emprunts. Je ne tardai pas

    connatre plus intimement cette proie des pauvres, et je le

    visitais dans sa maison, rue Servandoni, no 16. Jentrais dans une

    petite cour mal pave ; le concierge, allemand, ne se drangeait

    pas pour moi. Lescalier souvrait gauche, au fond de la cour ; les

    marches en taient rompues. Je montais au second tage ; je

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    frappais : une vieille bonne, vtue de noir, venait mouvrir : elle

    mintroduisait dans une antichambre meuble, o il ny avait

    quun chat jaune, qui dormait sur une chaise. De l je pntrais

    dans un cabinet, orn dun grand crucifix de bois noir. Labb

    Sguin, assis devant le feu et spar de moi par un paravent, me

    reconnaissait la voix : ne pouvant se lever, il me donnait sa

    bndiction et me demandait des nouvelles de ma femme. Il me

    racontait que sa mre lui disait souvent, dans le langage figur de

    son pays : Rappelez-vous que la robe des prtres ne doit jamais

    tre brode davarice. La sienne tait brode de pauvret. Il

    avait eu trois frres, prtres comme lui, et tous quatre avaient dit

    la messe ensemble dans lglise paroissiale de Sainte-Maure. Ils

    allrent aussi se prosterner Carpentras sur le tombeau de leur

    mre. Labb Sguin refusa de prter le serment : poursuivi

    pendant la rvolution, il traversa un jour en courant le jardin du

    Luxembourg, et se sauva chez M. de Jussieu, rue Saint-Dominique-

    dEnfer. En quittant le Luxembourg pour la dernire fois, en

    1830, je passai de mme travers le jardin solitaire, avec mon

    ami M. Hyde de Neuville. De tristes chos se rveillent dans les

    curs qui ont retenu le bruit des rvolutions.

    Labb Sguin rassemblait dans les lieux cachs les chrtiens

    perscuts. Labb Antoine, son frre, fut arrt, mis aux Carmes

    et massacr le 2 septembre. Quand cette nouvelle parvint Jean-

    Marie, il entonna le Te Deum. Il allait dguis, de faubourg en

    faubourg, administrer des secours aux fidles. Il tait souvent

    accompagn de femmes pieuses et dvoues : Mme Choque

    passait pour sa fille ; elle faisait le guet, et tait charge davertir

    le confesseur. Comme il tait grand et fort, on lenrla dans la

  • VIE DE RANC

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    garde nationale. Ds le lendemain de cet enrlement, il fut envoy

    avec quatre hommes visiter une maison, rue Cassette. Le ciel lui

    apprit ce quil avait faire : il demande avec fracas que les

    appartements lui soient ouverts. Il aperoit un tableau plac

    contre un mur et qui cachait ce quil ne voulait pas trouver. Il en

    approche, soulve avec sa baonnette un coin de ce tableau et

    saperoit quil bouche une porte. Aussitt, changeant de ton, il

    reproche ses camarades leur inactivit, leur donne lordre daller

    visiter les chambres en face du cabinet que drobait le tableau.

    Pendant que la religion inspirait ainsi lhrosme des femmes et

    des prtres, lhrosme tait sur le champ de bataille avec nos

    armes : jamais les Franais ne furent si courageux et si

    infortuns. Dans la suite labb Sguin, ayant vu quel parti on

    pouvait tirer de la garde nationale, tait toujours prt sy

    prsenter. Le mensonge tait sublime, mais il nen offensait pas

    moins labb Sguin, parce quil tait mensonge. Au milieu de ses

    violents sacrifices, il tombait dans un silence constern qui

    pouvantait ses amis. Il fut dlivr de ses tourments par suite du

    changement des choses humaines. On passa du crime la gloire,

    de la rpublique lempire.

    Cest pour obir aux ordres du directeur de ma vie que jai

    crit lhistoire de labb de Ranc. Labb Sguin me parlait

    souvent de ce travail, et jy avais un rpugnance naturelle.

    Jtudiai nanmoins, je lus, et cest le rsultat de ces lectures qui

    compose aujourdhui la Vie de Ranc.

    Voil tout ce que javais dire. Mon premier ouvrage a t fait

    Londres, en 1797, mon dernier Paris, en 1844. Entre ces deux

    dates, il ny a pas moins de quarante-sept ans, trois fois lespace

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    que Tacite appelle une longue partie de la vie humaine :

    Quindecim annos, grande mortalis aevi spatium. Je ne serai

    lu de personne, except de quelques arrire-petites-nices,

    habitues aux contes de leur vieil oncle. Le temps sest coul ; jai

    vu mourir Louis XVI et Bonaparte ; cest une drision que de

    vivre aprs cela. Que fais-je dans le monde ? Il nest pas bon dy

    demeurer lorsque les cheveux ne descendent plus assez bas pour

    essuyer les larmes qui tombent des yeux. Autrefois je barbouillais

    du papier avec mes filles, Atala, Blanca, Cymodoce ; chimres

    qui ont t chercher ailleurs la jeunesse. On remarque des traits

    indcis dans le tableau du Dluge, dernier travail du Poussin : ces

    dfauts du temps embellissent le chef-duvre du grand peintre,

    mais on ne mexcusera pas : je ne suis pas Poussin, je nhabite

    point au bord du Tibre, et jai un mauvais soleil.

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    Avertissement de cette seconde dition

    Jai suivi dans cette dition tous les changements qui mont

    t indiqus. On ne peut me faire plus de plaisir que de mavertir

    quand je me suis tromp : on a toujours plus de lumire et plus de

    savoir que moi.

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    LIVRE PREMIER

    Don Pierre Le Nain, religieux et prieur de labbaye de La

    Trappe, frre du grand Tillemont et presque aussi savant que lui,

    est reconnu comme le plus complet historien de Ranc. Il

    commence ainsi la vie de labb rformateur.

    Lillustre et pieux abb du monastre de Notre-Dame de La

    Trappe, lun des plus beaux monuments de lordre de Cteaux, le

    parfait miroir de la pnitence, le modle accompli de toutes les

    vertus chrtiennes et religieuses, le digne fils et le fidle imitateur

    du grand saint Bernard, le rvrend pre dom Armand-Jean Le

    Bouthillier de Ranc, de qui, avec le secours du ciel, nous

    entreprenons dcrire lhistoire, naquit Paris, le 9 janvier 1626,

    dune des plus anciennes et illustres familles du royaume. Il ny a

    personne qui ne sache quelle a donn lEglise monseigneur

    Victor Le Bouthillier, vque de Boulogne, depuis archevque de

    Tours, premier aumnier de M. le duc dOrlans ; monseigneur

    Sbastien Le Bouthillier, vque dAire, prlat dune pit

    singulire ; et lEtat Claude Le Bouthillier, sieur de Pons et de

    Foligny, qui fut dabord conseiller au parlement de Paris, ensuite

    secrtaire dEtat, et quelques annes aprs surintendant des

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    finances et grand-trsorier des ordres du roi. Cette famille, qui

    tirait son origine de Bretagne et touchait de parent aux ducs de

    cette province, a t encore plus ennoblie par la saintet de celui

    dont nous crivons la vie.

    Son pre se nommait Denis Le Bouthillier, seigneur de

    Ranc, matre des requtes, prsident en la chambre des comptes

    et secrtaire de la reine Marie de Mdicis. Il pousa Charlotte

    Joly, de laquelle il eut huit enfants : cinq filles, qui se firent

    religieuses presque toutes, et trois garons. Le premier, Denis-

    Franois Le Bouthillier, fut chanoine de Notre-Dame de Paris ; le

    second fut notre digne abb, le troisime est le chevalier de

    Ranc, qui servit Sa Majest en qualit de capitaine du port du

    Marseille et de chef descadre.

    Comme notre abb avait t baptis en la maison de son

    pre sans les crmonies ordinaires de lEglise, elles furent

    supples le 30 mai 1627 en la paroisse de Saint-Cme-et-Saint-

    Damien. Lminentissime cardinal de Richelieu fut son parrain, et

    lui donna le nom dArmand-Jean ; il eut pour marraine Marie de

    Fourcy, femme du marquis dEffiat, surintendant des finances.

    Tel est le dbut du Pre Le Nain. Le dsert se rjouit, le

    rformateur de La Trappe se montre au monde entre Richelieu,

    son protecteur et Bossuet, son ami. Il fallait que le prtre ft

    grand pour ne pas disparatre entre ses acolytes.

    Le frre an de Ranc, Denis-Franois, le chanoine de Notre-

    Dame tait ds le berceau abb commendataire de La Trappe ; la

    mort de Denis rendit Armand le chef de sa famille : il hrita de

    labbaye de son frre par cet abus des bnfices convertis en

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    espce de biens patrimoniaux. Admis dans lordre de Malte,

    quoiquil ft devenu lan, ses parents le laissrent dans la

    carrire de lEglise.

    Le pre de Ranc, frapp des dispositions de son fils, lui

    donna trois prcepteurs : le premier lui montrait le grec, le

    second le latin, le troisime veillait sur ses murs ; traditions

    dducation qui remontaient Montaigne. Les parlementaires

    taient alors trs rudits tmoin Pasquier et le prsident Cousin.

    A peine sorti des langes Armand expliquait les potes de la Grce

    et de Rome. Un bnfice tant venu vaquer, on mit sur la liste

    des recommands le filleul du cardinal de Richelieu ; le clerg

    murmura. Le pre Caussin, jsuite et confesseur du roi, fit

    appeler labb en jaquette. Caussin avait un Homre sur sa table,

    il le prsenta Ranc : le petit savant expliqua un passage livre

    ouvert. Le jsuite pensa que lenfant saidait du latin plac en

    regard du texte, il prit les gants de lcolier, et en couvrit la glose.

    Lcolier continua de traduire le grec. Le pre Caussin scria

    Habes lynceos oculos ! embrassa lenfant, et ne sopposa plus aux

    faveurs de la cour.

    A lge de douze ans (1638), Ranc donna son Anacron.

    Cette prcocit de science est suffisamment dmontre possible

    par ce que lon sait de Saumaise et des enfants clbres. Ranc

    soixante-huit ans, dans une lettre labb Nicaise, savoue

    lauteur du commentaire.

    LAnacron grec parut sous la protection du cardinal de

    Richelieu ; Chardon de La Rochette a fourni la traduction de

    lptre ddicatoire. On la pourrait faire plus prcise, non plus

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    exacte. Il est curieux dentendre celui qui devait ddaigner le

    monde parler celui qui naspirait qu en devenir le matre :

    lambition est de toutes les mes ; elle mne les petites, les

    grandes la mnent.

    Lptre ouvre par ces mots :

    Au grand Armand-Jean, cardinal de Richelieu Armand-

    Jean Le Bouthillier, abb,

    Salut et longue prosprit. Ayant appris de bonne heure

    me pntrer des sentiments de reconnaissance, etc.

    La langue grecque est aussi la langue des saintes Ecritures,

    etc.

    Jai donn ltude de cette langue les mmes soins qu

    celle des Romains, etc.

    Me dvouant tout entier au service de votre Eminence

    Cest une des immortalits contradictoires de Richelieu

    davoir eu pour pangyristes Ranc, scoliaste dAnacron, et

    Corneille, qui devint son tour pnitent : Les Horaces sont

    ddis au perscuteur du Cid.

    Les scolies dans lAnacron de Ranc suivent une une les

    odes : les pices la louange du jeune traducteur, imprimes la

    tte de louvrage, ne donnent gure une ide de lavenir du saint.

    Dans les collges il y avait une sorte denfance mythologique, qui

    passait dune gnration lautre. Quels vux formes-tu,

    chantre de Tos ? dit un des rapsodes de ces pices ; brles-tu

    pour Bathille, pour Bacchus, pour Cythre ? Aimes-tu les danses

    des jeunes vierges ? Voici Armand (de Ranc) qui lemporte sur

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    Bathille et sur les jeunes vierges ; si tu possdes Armand, vis

    heureux.

    Singulire annonciation du saint. Je me souviens quun de

    nos rgents nous expliquait en classe lglogue dAlexis : Alexis

    tait un colier indocile, qui refusait dcouter les paroles de son

    affectueux matre. Candide pudeur chrtienne !

    Ranc subsquemment jeta au feu ce quil lui restait du tirage

    de lAnacron, dont on trouve nanmoins des exemplaires la

    Bibliothque du Roi. Un voyageur anonyme, quon sait tre

    aujourdhui labb Nicaise, dans un voyage fait La Trappe du

    vivant de Ranc, raconte une conversation quil eut avec labb.

    Celui-ci lui dit quil navait gard dans sa bibliothque quun

    exemplaire de lAnacron, quil avait donn cet exemplaire

    M. Pellisson, non pas comme un bon livre, mais comme un livre

    fort propre et fort bien reli, que dans les deux premires annes

    de sa retraite, avant que dtre religieux, il avait voulu lire les

    potes, mais que cela ne faisait que rappeler ses anciennes ides,

    et quil y a dans cette lecture un poison subtil, cach sous des

    fleurs, qui est trs dangereux, et quenfin il avait quitt tout

    cela*.

    Il crivait labb Nicaise, le 6 avril 1692 : Ce que jai fait

    sur Anacron nest rien de considrable : quest-ce que lon peut

    penser lge de douze ans qui mrite quon lapprouve ! jaimais

    les lettres et je my plaisais, voil tout.

    Protg de Richelieu et chri de la reine mre, Ranc entrait

    dans la vie sous les auspices les plus heureux. Marie de Mdicis

    * Correspondances de labb Nicaise, 5 vol. in 4o (Bibl. royale).

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    avait pour lui une tendresse daeule ; elle le tenait sur ses genoux,

    le portait, le baisait ; elle dit un jour au pre de Ranc : Pourquoi

    ne mavez-vous pas encore amen mon fils ? Je ne prtends pas

    tre si longtemps sans le voir ! On aurait pris ces caresses pour

    le comble de la fortune ; mais elles venaient de la veuve de Henri

    IV et de la mre de la femme de Charles Ier. Il ne manquait rien

    lopulence de lcolier : pourvu dun canonicat de Notre-Dame de

    Paris, et abb de La Trappe, il jouissait du prieur de Boulogne,

    prs de Chambord, de labbaye de Notre-Dame du Val, de Saint-

    Symphorien de Beauvais, il tait prieur de Saint-Clmentin en

    Poitou, archidiacre dOutre-Mayenne dans lglise dAngers et

    chanoine de Tours, faveurs obtenues de Richelieu par le crdit

    dAnacron.

    Vers cette poque le jeune Bouthillier aurait eu subir une

    preuve : Richelieu stait brouill avec Marie de Mdicis. La reine

    italienne aurait mieux fait de continuer dlever le Luxembourg et

    laqueduc dArcueil, de perfectionner son propre portrait grav en

    bois par elle-mme. Bouthillier le pre, qui demeurait attach la

    fortune de Marie, voulut contraindre Ranc cesser daller chez

    son parrain ; Ranc resta fidle au cardinal, et le vit secrtement

    jusqu sa mort. Telles sont les traditions conserves dans les

    biographies ; mais la chronologie les renverse : lorsque Marie de

    Mdicis se rfugiait dans les Pays-Bas, Ranc navait que trois

    quatre ans.

    Richelieu mourut le 4 dcembre 1642, dans la dix-huitime

    anne de son ministre : le gnie est une royaut, par lre de

    laquelle il faut compter. Le Pre Joseph, Marion de Lorme, la

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    Grande Pastorale, sont des infirmits ensevelies avant celui

    auquel elles furent attaches.

    Sous la rgence dAnne dAutriche et le ministre de Mazarin,

    Ranc poursuivit son ducation. Dans ses cours de philosophie et

    de thologie, il obtint des succs que la socit dalors voyait avec

    un vif intrt. Il ddia sa thse la mre de Louis XIV. Un jour,

    pouss par un professeur qui appuyait son opinion sur un passage

    concluant dAristote, il rpondit quil navait jamais lu Aristote

    quen grec, et que si lon voulait lui produire le texte, il tcherait

    de lexpliquer. Le professeur ne savait pas le grec : ce que Ranc

    avait souponn. Alors labb cita de mmoire loriginal, et fit voir

    la diffrence qui existait entre le texte et la version latine.

    Ranc eut le bonheur de rencontrer aux tudes un de ces

    hommes auprs desquels il suffit de sasseoir pour devenir illustre,

    Bossuet. Ranc commena par la cour et finit par la retraite,

    Bossuet commena par la retraite et finit par la cour ; lun grand

    par la pnitence, lautre par le gnie. Dans sa licence, Bossuet

    natteignit qu la seconde place ; Ranc obtint la premire. On

    attribua ce succs sa naissance : Ranc nen triompha pas ;

    Bossuet nen fut point humili.

    Ranc prcha avec succs dans diverses glises. Sa parole

    avait du torrent, comme plus tard celle de Bourdaloue ; mais il

    touchait davantage, et parlait moins vite.

    Dans lanne 1648, souvrit la Fronde, tranche dans laquelle

    sauta la France pour escalader la libert. Cette bacchanale entache

    de sang brouille les rles : les femmes devinrent des capitaines ;

    le duc dOrlans crivait des lettres adresses mesdames les

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    comtesses marchales de camp dans larme de ma fille contre le

    Mazarin.

    Broussel, le conseiller, tait le grand homme ; Cond, un petit

    personnage tenu en cage Vincennes par un prtre ; le coadjuteur

    attendait Saint-Denis le sac de Paris. On gorgeait le voisin, et

    lon se consolait par des vers :

    En voyant ces illets quun illustre guerrier

    Mazarin et Turenne taient des amoureux, lun de la reine,

    lautre de Mme de Longueville, tandis que Charles Ier tombait

    sous la hache de Cromwell et que la fille de Henri IV mourait de

    froid au Louvre. Chaque jour voyait natre des gazettes : Le

    Courrier franais et Le Courrier extravagant taient crits en

    vers burlesques ; peine rencontre-t-on parmi des choses insipides

    quelques lignes comme celle-ci :

    Le jeune Tancrde de Rohan fut le premier qui porta des

    nouvelles aux Champs Elyses de la cruelle guerre que le cardinal

    Mazarin avait allume en France. Le nautonier Caron, ayant

    pass ce jeune guerrier dans sa barque, lui montra les champs

    dlicieux o se divertissent les princes et les hros ; il lui donna

    une des plus jeunes et plus fires Destines pour laccompagner

    jusqu la porte de cet admirable pourpris, o il fut reu avec

    regret, cause de sa jeunesse.

    Plus avant, vous rencontrez le duc de Jene avec linfante

    Abstinence, sa femme, se saisissant du fort de Carme par

    lentremise du jour des Cendres.

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    Ctait l la lecture dont se nourrissait le rformateur de La

    Trappe. Il pouvait errer au milieu des socits qui commencrent

    avant la Fronde et qui finirent avec elle : en effet, ce fut l quil

    connut Mme de Montbazon. Ces socits taient de diverses

    sortes ; la premire et la plus illustre de toutes tait celle de lhtel

    de Rambouillet. Arrtons nous pour y jeter un regard. On

    comprendra mieux do Ranc tait parti quand on saura de

    quelle extrmit de la terre il tait revenu.

    Mme de Rambouillet, fille du marquis de Pisani et de Mme

    Savelli, dame romaine, avait, ainsi que plusieurs familles de

    lpoque de nos Mdicis, du sang italien dans les veines. Elle

    enseigna Paris la disposition des grands htels, dont la

    Renaissance avait dj indiqu les principes. Quand la reine mre

    btit le Luxembourg, elle envoya ses architectes tudier lhtel de

    Pisani, devenu lhtel de Rambouillet et situ dans lespace

    quoccupe aujourdhui la rue de Chartres, ayant vue sur le petit

    palais de Philibert Delorme : la seconde galerie du Louvre na t

    btie que de notre temps. Cet htel tait le rendez-vous de tout ce

    quil y avait de plus lgant la cour et de plus connu parmi les

    gens de lettres. L, sous la protection des femmes, commena le

    mlange de la socit et se forma, par la fusion des rangs, cette

    galit intellectuelle, ces murs inimitables de notre ancienne

    patrie. La politesse de lesprit se joignit la politesse des

    manires ; on sut galement bien vivre et bien parler.

    Mais le got et les murs ne se jettent pas dune seule fonte :

    le pass trane ses restes dans le prsent ; il faut avoir la bonne foi

    de reconnatre les dfauts que lon aperoit dans les poques

    sociales. En essayant de curieuses divisions de temps, on sest

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    efforc daccuser Molire dexagrations dans ses critiques :

    pourtant il na dit que ce que racontent les mmoires, de mme

    que les lettres de Guy-Patin montrent que dans la peinture des

    mdecins le grand comique na pas pass la mesure.

    Marini, le Napolitain, reu avec transport lhtel de

    Rambouillet, acheva de gter le got en nous apportant lamour

    des concetti. Marie de Mdicis faisait Marini une pension de

    deux mille cus, Corneille lui-mme fut entran par ce got

    doutre-monts, mais son grand gnie rsista : dpouill de sa

    calotte italienne, il ne lui resta que cette tte chauve qui plane au-

    dessus de tout.

    Il rgnait lhtel de Rambouillet, lpoque de sa plus

    ancienne clbrit, un attrait de mauvaise plaisanterie quon

    retrouvait encore dans ma jeunesse au fond des provinces. Ainsi

    des vtements rtrcis, afin de persuader celui qui les reprenait

    quil avait enfl pendant la nuit ; ainsi Godeau accoutr en nain

    de Julie et rompant une lance de paille contre dAndilly, qui lui

    donna un soufflet ; voil o en tait lhtel de Rambouillet.

    Lorsque Corneille y lut Polyeucte, on lui dclara que Polyeucte

    ntait pas fait pour la scne. Voiture fut charg daller signifier

    Pierre de remettre son chef-duvre dans sa poche. Cest

    pourtant cette puissante race normande qui a donn Shakespeare

    lAngleterre et Corneille la France.

    On naimait pas lhtel de Rambouillet les bonnets de

    coton : Montausier neut la permission den user quen considration

    de ses vertus. Les femmes portaient le jour une canne, comme les

    chtelaines du XIVe sicle ; les mouchoirs de poche taient garnis

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    de dentelle, et lon appelait lionnes les jeunes femmes blondes.

    Rien de nouveau sous le soleil.

    Dans une fte que donnait Mme de Rambouillet, elle conduisit

    une nombreuse compagnie vers des rochers plants de grands

    arbres. Mlle de Rambouillet et les demoiselles de sa maison,

    vtues en nymphes, faisaient le plus agrable spectacle. Julie

    dAngennes apparut avec larc et le visage de Diane ; elle tait si

    charmante quelle vainquit au chant un rossignol et que la tour de

    Montlhry haussait le cou dans les nues pour apercevoir ses

    beaux yeux*.

    Il y avait un cabinet appel la chambre bleue, cause de son

    ameublement de velours bleu rehauss dor et dargent. On y

    respirait des parfums, on y composait des stances Zyrphe,

    reine dArgennes la cour dArthnice, anagramme du nom de

    Catherine, faite par Racan pour Catherine de Rambouillet, dont il

    tait amoureux. Celle-ci crit lvque de Vence : Je vous

    souhaite tout moment dans la loge de Zyrphe ; elle est

    soutenue par des colonnes de marbre transparent, et a t btie

    au-dessus de la moyenne rgion de lair par la reine Zyrphe. Le

    ciel y est toujours serein ; les nuages ny offusquent ni la vue ni

    lentendement, et de l tout mon aise jai considr le

    trbuchement de lange terrestre. LAstre de dUrf, publi

    entre 1610 et 1620, florissait lhtel de Rambouillet. Cest par

    lAstre que sintraduisirent les longs verbiages damour, peut-

    tre ncessaires pour corriger les amours du XVIe sicle. DUrf,

    pris de Diane de Chteaumorand, femme de son frre, dont le

    mariage fut cass, pousa Diane.

    * Recueil de chansons manuscrites. (Bibl. royale).

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    Tout ce systme damour, quintessenci par Mlle de Scudri,

    et gographie sur la carte du royaume de Tendre, se vint perdre

    dans la Fronde, gourme du sicle de Louis XIV, encore au pturage.

    Voiture fut presque le premier bourgeois qui sintroduisit dans la

    haute socit ; on a des lettres de lui Julie dAngennes.

    Naturellement fat, il voulut baiser le bras de Julie, de laquelle il

    fut vivement repouss ; le grand Cond le trouvait insupportable :

    il na pas, quoi quon en dise, dcrit Grenade et lAlhambra. Puis

    venaient Vaugelas, Mnage, Gombault, Malherbe, Racan, Balzac,

    Chapelain, Cottin, Benserade, Saint-Evremond, Corneille, La

    Fontaine, Flchier, Bossuet. Les cardinaux de La Valette et de

    Richelieu passrent lhtel de Rambouillet, qui toutefois rsista

    la puissance du matre de Louis XIII. En femmes, on vit

    successivement venir la marquise de Sabl, Charlotte de

    Montmorency et Mlle de Scudri, moins jeune et moins simple

    que Mme de Scudri ; enfin, au bout du rle parat Mme de

    Svign.

    Mlle de Scudri tait la grande romancire du temps, et

    jouissait dune rputation fabuleuse. Elle avait gt et soutenu

    la fois le grand style, accoutumant les esprits passer de Cllie

    Andromaque. Nous navons rien regretter de cette poque.

    Mme Sand lemporte sur les femmes qui commencrent la gloire

    de la France : lart vivra sous la plume de lauteur de Llia.

    Linsulte la rectitude de la vie ne saurait aller plus loin, il est

    vrai, mais Mme Sand fait descendre sur labme son talent,

    comme jai vu la rose tomber sur la mer Morte. Laissons-la faire

    provision de gloire pour le temps o il y aura disette de plaisirs.

    Les femmes sont sduites et enleves par leurs jeunes annes ;

  • VIE DE RANC

    23

    plus tard elles ajoutent leur lyre la corde grave et plaintive sur

    laquelle sexpriment la religion et le malheur. La vieillesse est une

    voyageuse de nuit : la terre lui est cache ; elle ne dcouvre plus

    que le ciel.

    Montausier, que la diffrence de religion avait dabord

    empch dpouser Julie dAngennes, rompit par son mariage la

    premire socit de lhtel de Rambouillet. La Guirlande de Julie,

    un peu fane, est arrive jusqu nous ; la Violette y fait entendre

    encore sa langue parfume.

    Lorsquon a raconter une srie dvnements, et quon pousse

    son rcit jusqu la mort des personnages, on parvient cette

    gravit des enseignements, qui rsulte des variations de la vie. La

    marquise de Rambouillet mourut lge de quatre-vingt-deux

    ans, en 1665. Il y avait dj longtemps quelle nexistait plus,

    moins de compter des jours qui ennuient. Elle avait fait son

    pitaphe :

    Et si tu veux, passant, compter tous ses malheurs,

    Tu nauras qu compter les moments de sa vie.

    Tel est le secret de ces moments qui passent pour heureux.

    Mme de Montausier expira le 13 avril 1671, lge de soixante-

    quatre ans. Nomme gouvernante des enfants de France lors de la

    grossesse de Marie-Thrse dAutriche, ensuite dame dhonneur

    de la reine lorsque la duchesse de Navailles donna sa dmission,

    elle fut effraye de lapparition de M. de Montespan, ce mari de

    lAlcmne de Molire, quelle crut voir dans un passage obscur et

    qui la menaait. Julie dAngennes se reprochait la flatterie de son

  • CHATEAUBRIAND

    24

    silence. Responsable des devoirs que lui imposait le nom de son

    mari, elle semblait avoir ou lapostrophe de lorateur aux cendres

    de Montausier : Ce tombeau souvrirait, ses cendres se

    ranimeraient pour me dire : Pourquoi viens-tu mentir pour moi,

    qui ne mentis jamais pour personne ? Mme de Montausier se

    retira, languit et disparut : on entendit peine se refermer sa

    tombe.

    Hlas ! une des plus belles renommes commences lhtel

    de Rambouillet sensevelit Grignan, la source de son immortalit.

    Mme de Svign ne stait pas fait illusion sur sa jeunesse, comme

    Mme de Montausier. Elle crivait sa fille : Je vois le temps

    accourir et mapporter en passant laffreuse vieillesse. Elle

    crivait encore ses enfants : Vous voil donc nos pauvres

    Rochers. Et ctait l quavait habit longtemps Mme de Svign

    elle-mme. La lettre date de Grignan, du 29 mars 1696, quatre

    ans avant la mort de Ranc, regarde le jeune Blanchefort,

    arrach comme une fleur que le vent emporte . Cette lettre est

    une des dernires de lEpistolaire ; plainte du vent qui passe sur

    un tombeau. Je mrite, dit-elle, dtre mise dans la hotte o

    vous mettez ceux qui vous aiment, mais je crains que vous nayez

    point de hottes pour ces derniers. Ces hottes ne psent gure ;

    elles ne portent que des songes. On se plat mlancoliquement

    voir dans quel cercle roulaient les ides dernires de Mme de

    Svign : on ne dit pas quelle fut sa parole fatidique. On aimerait

    avoir un recueil des derniers mots prononcs par les personnes

    clbres ; ils feraient le vocabulaire de cette rgion nigmatique

    des sphinx par qui en Egypte lon communique du monde au

    dsert.

  • VIE DE RANC

    25

    A Rome quavait habite Mme des Ursins, allie de Mme de

    Rambouillet, Mme des Ursins ne se pouvait rsoudre retourner

    proscrite et vieille : Occupe du monde, dit Saint-Simon, de ce

    quelle avait t et de ce quelle ntait plus, elle eut le plaisir de

    voir Mme de Maintenon, oublie, sanantir dans Saint-Cyr.

    Et pourtant M. le duc de Noailles vient de faire de Saint-Cyr

    une restauration admirable. En nous parlant du plaisir que devait

    trouver Mme des Ursins prolonger ses jours parmi des ruines,

    Saint-Simon regardait apparemment comme plaisir la plus dure

    des afflictions, le survivre. Heureux lhomme expir en ouvrant

    les yeux ! il meurt aux bras de ces femmes du berceau, qui ne sont

    dans le monde quun sourire.

    Des dbris de cette socit se forma une multitude dautres

    socits qui conservrent les dfauts de lhtel de Rambouillet

    sans en avoir les qualits. Ranc rencontra ces socits ; il ny put

    gter son esprit, mais il y gta ses murs ; il eut plusieurs duels,

    lexemple du cardinal de Retz, sil faut en croire quelques crits

    dont on doit nanmoins se dfier.

    Lhtel dAlbret et lhtel de Richelieu furent les deux grandes

    drivations de cette premire source do sortirent lhtel de

    Longueville et lhtel de Mme de La Fayette, en attendant les

    jardins de La Rochefoucauld que jai vus encore entiers dans la

    petite rue des Marais. On tenait ruelle ; Paris tait distribu en

    quartiers qui portaient des noms merveilleux ; on les peut voir

    dans le Dictionnaire des Prcieuses. Le faubourg Saint-Germain

    sappelait la Petite Athnes ; la place Royale, la Place Dorique ; le

    Marais, le quartier des Scholies ; lle Notre-Dame, la place de

  • CHATEAUBRIAND

    26

    Dlos. Tous les personnages du commencement du XVIe sicle

    avaient chang dappellation ; tmoin le discours de Boileau sur

    les hros de roman : Mme dAragonnais tait la princesse

    Philoxne ; Mme dAligre, Thelamyre ; Sarrasin, Polyandre ;

    Conrard, Theodamas ; Saint-Aignan, Artaban ; Godeau, le mage

    de Sidon.

    Loin de l se trouvait une autre socit, qui prenait le nom du

    Marais et dont les personnages se mlaient parfois ceux de

    lhtel de Rambouillet. L rgnait le grand Cond et passait

    Molire ; on y rencontrait La Rochefoucauld, Longueville, dEstres,

    La Chtre. Cond avait quitt les petits matres, ses premiers

    compagnons, et napprenait plus monter cheval avec Arnauld

    dAndilly. Molire puisa dans une conversation avec Ninon, qui se

    trouvait l, la peinture de lhypocrite, dont il fit ensuite le Tartufe.

    Ninon, puisque lhistoire, qui malheureusement ne sait point

    rougir, force prononcer son nom, paratrait cependant navoir

    pas t connue de Ranc. Elle tait impie de l la faveur dont elle

    a joui dans le XVIIIe sicle ; philosophe et courtisane, ctait la

    perfection. On a fait trop de bruit de la fidlit que Mlle de

    Lenclos mit rendre un dpt : cela prouve quelle ne volait pas.

    Son incrdulit passait sous la protection de son esprit : il fallait

    quelle en et beaucoup pour que Mmes de La Suze, de Castelnau,

    de La Fert, de Sully, de Fiesque, de La Fayette, ne fissent aucune

    difficult de la voir, Mme de Maintenon, ntant encore que

    Mme Scarron, tait lie avec elle ; elle voulut lappeler Saint-

    Cyr. La comtesse Sandwich la recherchait ; la reine Christine,

    sefforant de lemmener Rome, lappelait lillustre Ninon ;

    Port-Royal prtendit la convertir. Elle avait exclu Chapelle de sa

  • VIE DE RANC

    27

    socit pour son ivrognerie, Chapelle jura que pendant un mois il

    ne se coucherait pas sans tre ivre et sans avoir fait une chanson

    contre Ninon.

    Les uvres de Saint-Evremond renferment huit lettres de

    Mlle de Lenclos, crites pour lexil qui, nayant pu obtenir un

    tombeau dans sa patrie, a un mausole Westminster, Saint-

    Evremond apercevait Paris lenvers, du fond de Londres ; il est

    vrai quil avait auprs de lui le chevalier de Grammont, et, comme

    Franois, lEcossais Hamilton, sans compter les Italiennes Mazarini.

    Les lettres de Ninon sont fines de style et de got :

    Je crois comme vous, dit-elle Saint-Evremond, que les

    rides sont les marques de la sagesse. Je suis ravie que vos vertus

    extrieures ne vous attristent point.

    Mme de Svign aurait-elle parl plus agrablement de ses

    vertus extrieures ?

    Le sicle de Louis XIV achve de dfiler derrire ce transparent

    tendu par la main dune nouvelle habitante de Ca.

    On na jamais bien su la cause de la disgrce du correspondant

    de Ninon et de limplacabilit de Louis XIV. La lettre politique

    cite par Saint-Simon, malgr la susceptibilit du roi (fort

    naturelle aprs les troubles de sa minorit), ne saurait tre la

    vraie cause de sa disgrce ; il faut quil y ait eu quelque blessure

    secrte : Saint-Evremond avait t li avec Fouquet, et Fouquet

    touchait aux lettres de Mme de La Vallire.

    Les lettres de Saint-Evremond en rponse Mlle de Lenclos

    sont agrables sans tre naturelles, On reconnaissait parmi les

    trangers ces clats dtachs de la plante de la France, et qui

  • CHATEAUBRIAND

    28

    formaient de petites sphres indpendantes de la rgion dans

    laquelle elles tournaient. Il est peu prs certain que Saint-

    Evremond est lauteur de la conversation du pre Canaye avec le

    marchal dHocquincourt.

    LAnacron du Temple, ainsi appelait-on Chaulieu, parlant de

    la vieille Mlle de Lenclos, assurait que lamour stait retir jusque

    dans ses rides ; toute cette jeune socit avait plus de quatre-

    vingts ans. Voltaire, au sortir du collge, fut prsent Ninon.

    Elle lui laissa deux mille francs pour acqurir des livres, et

    apparemment le cercueil que lEgypte faisait tourner autour de la

    table du festin. Ninon, dvore du temps, navait plus que

    quelques os entrelacs, comme on en voit dans les cryptes de

    Rome. Les temps de Louis XIV ne rendent pas innocent ce qui

    sera ternellement coupable, mais ils agrandissent tout ; placez-la

    hors de ces temps, que serait-ce aujourdhui que Ninon ?

    Au moment que parat Ninon se lve un nouvel astre,

    Mme Scarron. Elle demeurait avec son mari vers la rue du

    Mouton. Scarron, tant au Mans, stait enduit de miel, et roul

    dans un tas de plumes ; il avait jout dans les rues en faon de

    coq. Tout cul-de-jatte quil tait, il pousa Mlle dAubign, belle et

    pauvre, ne dans les prisons de la conciergerie de Niort, leve au

    Chteau-Trompette, o Agrippa dAubign avait t transfr.

    Elle revenait dAmrique ; son pre Agrippa y avait pass.

    Lamiral Coligny avait voulu, dans les Florides, fonder une

    colonie.

    Selon Segrais, Mlle dAubign fut recherche dans son enfance

    par un serpent : Alexandre est au fond de toute lhistoire. Retire

  • VIE DE RANC

    29

    chez Mme de Villette, calviniste, et chez Mme de Neuillant, avare,

    Mme de Maintenon commandait dans la basse-cour. Ce fut par ce

    gouvernement que commena son rgne. Lauteur du Roman

    comique produisit sa femme laide du chevalier de Mr, qui

    appelait la femme de son joyeux ami sa jeune Indienne.

    Mme Scarron leva dabord les btards de Louis et de Mme de

    Montespan, dans une maison isole, au milieu de la plaine de

    Vaugirard. Ce qui lui fournit loccasion de voir Louis, dont elle

    parvint devenir la femme. Scarron fut charg de la sorte dune

    grande destine : les ngres nourrissent pour leur matre

    dlgantes cratures du dsert.

    Au centre de la socit commenaient les ftes des Tuileries,

    bals, comdies, promenades en calche. Les diffrents jardins de

    Fontainebleau paraissaient des jardins enchants, et, comme on

    disait, les dserts des Champs-Elyses. Louis XIV suivait alors

    Madame, Henriette dAngleterre, qui pousa Monsieur.

    Mlle de Montpensier raconte que lon fut une fois trois jours

    accommoder sa parure ; sa robe tait chamarre de diamants

    avec des houppes incarnates, blanches et noires : la reine

    dAngleterre avait prt une partie de ses diamants. Mademoiselle,

    qui se vantait de sa belle taille, de sa blancheur et de lclat de ses

    cheveux blonds, tait laide ; elle avait les dents noires, ce dont elle

    senorgueillissait comme dune preuve de sa descendance. Sous le

    cardinal de Richelieu, Mademoiselle avait dj paru dans le ballet

    du Triomphe de la beaut : elle reprsentait la Perfection ; Mlle

    de Bourbon, lAdmiration ; Mlle de Vendme, la Victoire.

    Les contrastes assaisonnaient ces joies. Mademoiselle pendant

    la Fronde, aprs avoir saisi Orlans pour Monsieur ; traversait le

  • CHATEAUBRIAND

    30

    Petit-Pont Paris ; son carrosse saccroche la charrette que lon

    menait toutes les nuits pleine de morts ; elle ne fit que changer de

    portire, de crainte que quelques pieds ou mains ne lui

    donnassent par le nez. Durant cette rvolution, on vivait dans la

    rue comme en 1792. Mademoiselle fit une visite Port-Royal ; elle

    projetait davoir dans son dsert un couvent de carmlites :

    confusion scandaleuse de sujets et dides que lon retrouve

    chaque pas dans ces temps o rien ntait encore class.

    Le cardinal de Retz tait partout : il frquentait lhtel de

    Chevreuse. Enfin, au Marais et dans lle Saint-Louis, demeuraient

    Lamoignon et dAguesseau, graves magistrats ; on en galisait le

    poids dans leur jeunesse avec un pain, lorsquune grosse cavale

    les portait lun vis--vis de lautre dans deux paniers. Jadis Henri

    III aimait surprendre ces compagnies retires, et sasseyait au

    milieu delles sur un bahut.

    Socits depuis longtemps vanouies, combien dautres vous

    ont succd ! les danses stablissent sur la poussire des morts,

    et les tombeaux poussent sous les pas de la joie. Nous rions et

    nous chantons sur les lieux arross du sang de nos amis. O sont

    aujourdhui les maux dhier ? O seront demain les flicits

    daujourdhui ? Quelle importance pourrions-nous attacher aux

    choses de ce monde ? Lamiti ? Elle disparat quand celui qui est

    aim tombe dans le malheur, ou quand celui qui aime devient

    puissant. Lamour ? Il est tromp, fugitif ou coupable. La

    renomme ? Vous la partagez avec la mdiocrit ou le crime. La

    fortune ? Pourrait-on compter comme un bien cette frivolit ?

    Restent ces jours, dits heureux, qui coulent ignors dans

    lobscurit des soins domestiques, et qui ne laissent lhomme ni

    lenvie de perdre ni de recommencer la vie.

  • VIE DE RANC

    31

    Ranc avait lentre des salons que je viens de peindre par ses

    amis de la Fronde, personnages dont nous le verrons porter les

    lettres de recommandation Rome. Le cardinal de Retz le logea

    chez lui prs du Vatican. Champvallon, archevque de Paris, tait

    son familier. Champvallon avait lhabilet et laudace des Sancy ;

    il agrait Louis XIV : on croit que le prince le choisit pour la

    clbration de son mariage avec Mme de Maintenon. Celle-ci

    expia son ambition en osant crire quelle sennuyait dun roi qui

    ntait plus amusable. Champvallon contraria Bossuet dans

    lassemble du clerg en 1682. Il mourut Conflans, quil avait

    achet et qui est rest larchevch de Paris.

    Ranc tait encore le compagnon de Chteauneuf et de

    Montrsor, petit-fils de Brantme. Il chassait avec le duc de

    Beaufort. Enfin, il tenait tous ces tres futiles par les familiers

    de lhtel de Montbazon, o sa liaison avec la duchesse de

    Montbazon lavait introduit.

    Au sortir de la Fronde, labb Le Bouthillier rsidait tantt

    Paris, tantt Veretz, terre de son patrimoine et lune des plus

    agrables des environs de Tours. Il embellissait chaque anne sa

    chtellenie ; il y perdait ses jours la manire de saint Jrme et

    de saint Augustin, comme quand dans les oisivets de ma

    jeunesse je les conduisis sur les flots du golfe de Naples. Ranc

    inventait des plaisirs : ses ftes taient brillantes, ses festins

    somptueux ; il rvait de dlices, et il ne pouvait arriver ce quil

    cherchait. Un jour, avec trois gentilshommes de son ge, il rsolut

    dentreprendre un voyage limitation des chevaliers de la Table

    ronde ; ils firent une bourse en commun, et se prparrent

    courir les aventures : le projet sen alla en fume. Il ny avait pas

    loin de ces rves de la jeunesse aux ralits de La Trappe.

  • CHATEAUBRIAND

    32

    Ainsi que Catherine de Mdicis, dont on voit encore la tour

    des sortilges accole la rotonde du march au bl, Ranc donna

    dans lastrologie. Le fonds de religion quil avait reu de son

    ducation chrtienne combattait ses superstitions ; les avertissements

    quil croyait recevoir des astres tournaient au profit de sa

    conversion future. De mme que les anciens observateurs des

    rvolutions sidrales, il connaissait les montagnes de la lune

    avant que les montagnes de la terre lui fussent connues. Un jour,

    derrire Notre-Dame, la pointe de lle, il abattait des oiseaux :

    dautres chasseurs tirrent sur lui du bord oppos de la rivire ; il

    fut frapp ; il ne dut la vie qu la chane dacier de sa gibecire :

    Que serais-je devenu, dit-il, si Dieu mavait appel dans ce

    moment ? Rveil surprenant de la conscience* !

    Une autre fois, Veretz, il entend des chasseurs dans les

    avenues de son chteau : il court, tombe au milieu dune troupe

    dofficiers, la tte desquels tait un gentilhomme renomm par

    ses duels. Ranc slance sur le dlinquant et le dsarme. Il faut,

    disait aprs le braconnier noble, que le ciel ait protg Ranc, car

    je ne puis comprendre ce qui ma empch de le tuer. On trouve

    une autre version de cette aventure : Ranc cheval fut couch en

    joue par des chasseurs ; il ntait accompagn que dun jockey,

    quon appelait alors un petit laquais : il se jette dans la bande, la

    fait reculer, et la force lui demander des excuses.

    Avant quil et pris sa route en bas, son ambition le poussait

    monter. Tonsur le 21 dcembre 1635, bachelier en thologie en

    1647, licenci en 1649, il reut en 1653 le bonnet de docteur de la

    * Jugement critique de dom Gervaise.

  • VIE DE RANC

    33

    facult de Navarre ; ds 1650 larchevque de Tours, dans lglise

    de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, lui avait confr la fois les

    quatre mineurs, le sous-diaconat et le diaconat ; quelques mois

    aprs, le 22 janvier 1651, il fut ordonn prtre.

    Limposition des mains tant faite, il ne restait plus qu

    passer une crmonie redoutable. Jai entendu, au pied des

    Alpes vnitiennes, carillonner la nuit en lhonneur dun pauvre

    lvite qui devait dire sa premire messe le lendemain. Pour

    Ranc, les ornements et les vtements, prpars la lumire du

    jour, taient magnifiques ; mais soit quil ft saisi des terreurs du

    ciel, soit quil regardt comme des licences sacrilges celles quil

    avait obtenues, soit quil ressentit cette pouvante qui saisissait

    un trop jeune coupable quand la Rome paenne lui dlivrait des

    dispenses dge pour mourir, Ranc salla cacher aux Chartreux.

    Dieu seul le vit lautel. Le futur habitant du dsert consacra sur

    la montagne, lorient de Jrusalem, les prmices de sa solitude.

    Ce que le monde appelle les belles passions, dit un des

    historiens de Ranc, occupait son cur : les plaisirs le cherchaient,

    et il ne les fuyait pas. Jamais homme neut les mains plus nettes,

    naima mieux donner et moins prendre.

    Labb Marsollier, dont je rapporte les paroles, tait charg

    dcrire la vie du rformateur par les ordres du roi et de la reine

    dAngleterre. Les injonctions de ces majests tombes impriment

    lexpression du serviteur de Dieu ce quelque chose de temprant

    et de grave quinspire linfortune.

    Mazarin naimait pas les hommes qui sortaient de la Fronde ;

    il aimait encore moins les protgs de son devancier, et sopposait

  • CHATEAUBRIAND

    34

    lavancement de Ranc. Ranc lui-mme ne se prtait pas cet

    avancement quand il ny trouvait pas sa convenance. Peu de

    temps aprs avoir reu la prtrise, il refusa lvch de Lon ; il

    nen trouvait pas le revenu assez considrable, et la Bretagne tait

    trop loin de la cour. Dom Gervaise raconte que la chasse tait un

    de ses amusements favoris : On la vu plus dune fois, dit-il,

    aprs avoir chass trois ou quatre heures le matin, venir le mme

    jour en poste de douze ou quinze lieues, soutenir une thse en

    Sorbonne ou prcher Paris avec autant de tranquillit desprit

    que sil ft sorti de son cabinet. Champvallon layant rencontr

    dans les rues, lui dit : O vas-tu labb ? que fais-tu aujourdhui ?

    Ce matin, rpondit-il, prcher comme un ange, et ce soir

    chasser comme un diable *

    Labb de Marolles, dans ses Mmoires, cite Ranc : Cet abb,

    dit-il, de qui lhumeur est si douce et lesprit si clair, sil avait

    plu au roi de le nommer coadjuteur de M. larchevque de Tours,

    son oncle, son oncle en et t ravi, autant pour les avantages de

    son diocse que pour lhonneur de sa famille. Larchevque

    crut dabord, continue Marolles, que ce ntait de ma part que

    pures civilits ; mais comme il connut que jy prenais quelque

    sorte dintrt pour les grandes esprances que je concevais de la

    capacit de labb de Ranc, il me remercia. La mre de labb

    de Marolles, dont il est ici question, allait la messe dans un

    chariot men par quatre chevaux blancs pris sur les Turcs, en

    Hongrie. Elle portait son fils une fontaine qui coulait au travers

    dune saulaie.

    * Jugement critique, mais quitable, des Vies de feu M. labb de Ranc (Gervaise).

  • VIE DE RANC

    35

    Linclination militaire de Ranc le poussait dans les lieux

    descrime. Quand il parvenait faire sauter le fleuret dun prvt

    darmes, rien ngalait sa joie.

    Lhabit de fantaisie de celui qui devait revtir la bure tait un

    justaucorps violet, dune toffe prcieuse ; il portait une chevelure

    longue et frise, deux meraudes ses manchettes, un diamant de

    prix son doigt. A la campagne ou la chasse, on ne voyait sur lui

    aucune marque des autels : Il avait, continue Gervaise, lpe au

    ct, deux pistolets laron de sa selle, un habit couleur de

    biche, une cravate de taffetas noir o pendait une broderie dor,

    Si, dans les compagnies plus srieuses qui le venaient voir, il

    prenait un justaucorps de velours noir avec des boutons dor, il

    croyait beaucoup faire et se mettre rgulirement. Pour la messe,

    il la disait peu.

    Il reste quelques pages de Ranc, intitules : Mmoire des

    dangers que jai courus durant ma vie, et dont je nai t

    prserv que par la bont de Dieu. A lge de quatre ans, dit

    lauteur du Mmento, je fus attaqu dune hydropisie de laquelle

    je ne guris que contre le sentiment de tout le monde. A lge de

    quatorze ans, jeus la petite vrole. Une fois, en essayant un

    cheval dans une cour, layant pouss plusieurs fois et arrt

    devant la porte dune curie, le cheval memporta ; et comme

    lcurie tait retranche, il passa deux portes : ce fut une espce

    de miracle que cela se pt faire sans me tuer.

    Suit cinq six autres accidents de chevaux ; ils font honneur

    au courage et la prsence desprit de Ranc. Jai vu des

    brouillons de la jeunesse de Bonaparte ; il jalonnait le chemin de

    la gloire comme Ranc le chemin du ciel.

  • CHATEAUBRIAND

    36

    Ces dangers auxquels le hasard exposait Ranc frapprent un

    esprit srieux chez qui les rflexions graves commenaient

    natre. En sattachant une femme qui avait dj franchi la

    premire jeunesse, Ranc aurait du sapercevoir que la voyageuse

    avait achev avant lui une partie de la route.

    Le duc de Montbazon prsidait un jour un assaut scolastique

    dans lequel labb de Ranc tait rudement men. Fatigu des

    criailleries, le vieux duc se lve, savance au milieu de la salle en

    faisant jouer sa canne comme pour sparer des chiens, et dit en

    latin Ranc : Contra verbosos verbis ne dimices ultra. Montbazon,

    mort en 1644, lge de quatre-vingt-six ans, tait n en 1558,

    sous Henri II. Il avait vu passer la Ligue et la Fronde. Etait-il dans

    la voiture de Henri IV lorsque celui-ci fut assassin ? Le duc de

    Montbazon, corrompu par ces temps dpravs qui stendirent de

    Franois Ier Louis XIV, faisait confidence sa femme de ses

    infidlits octognaires. Devenu honteusement amoureux dune

    joueuse de luth, il se prit de querelle avec la musicienne et la

    voulut jeter par la fentre. La force manqua sa vengeance ; il

    retomba sur son lit prs du volage fardeau que ne put soulever ni

    son bras ni sa conscience.

    Ctait cette cole de remords et de honte quil endoctrinait

    sa femme, ge de seize ans, fille ane de Claude de Bretagne,

    comte de Vertus, et de Catherine Fouquet de La Varennes. Le

    comte de Vertus avait fait tuer chez lui Saint-Germain-La-Troche,

    quil croyait corrupteur de sa femme. La duchesse de Montbazon

    tait en religion lorsquelle pousa son mari. Tandis quavec

    Bassompierre, sorti de la Bastille, le duc de Montbazon sentretenait

    du pass, la duchesse de Montbazon soccupait du prsent. Elle

  • VIE DE RANC

    37

    disait qu trente ans on ntait bonne rien, et quelle voulait

    quon la jett dans la rivire quand elle aurait atteint cet ge.

    Hercule de Rohan, gouverneur de Paris, tait veuf lorsquil

    pousa la fille du comte de Vertus. Il avait plusieurs enfants dun

    autre lit, entre autres la duchesse de Chevreuse : de sorte que

    Mme la duchesse de Montbazon tait belle-mre de la duchesse

    de Chevreuse, quoique infiniment plus jeune que sa belle-fille.

    Tallemant des Raux assure que Mme de Montbazon tait

    une des plus belles personnes quon pt voir. Le duc de Montbazon

    et Le Bouthillier le pre taient lis. Nous venons de voir comment le

    vieux duc vint au secours du fils dans un assaut scolastique.

    Ranc, caress dans la maison du duc, fut lev sous les yeux de la

    jeune duchesse ; il rsulta de ce rapprochement une liaison. Le

    duc mourut en 1644 ; sa femme avait alors trente-deux ans, et ne

    paraissait pas en avoir plus de vingt. Les relations de Mme de

    Montbazon et de Ranc continurent ; elles ne furent troubles

    quen 1657, par un accident. La duchesse se pensa noyer en

    traversant un pont qui se rompit sous elle. Le bruit de sa mort se

    rpandit ; on lui fit cette pitaphe :

    Ci-gt Olympe, ce quon dit :

    Sil nest pas vrai, comme on souhaite,

    Son pitaphe est toujours faite :

    On ne sait qui meurt ni qui vit.

    Marie de Montbazon devint clbre. Le duc de Beaufort tait

    son serviteur. On ne pouvait souvrir lui daucun secret

    important, cause de la duchesse, qui navait point de discrtion.

  • CHATEAUBRIAND

    38

    Elle eut une excuse faire Mme de Longueville au sujet de deux

    billets de Mme de Fouquerolles adresss au comte de Maulevrier,

    et qui taient tombs de la poche de celui-ci. Mme de Montbazon

    les trouva, prtendit quils taient de Mme de Longueville et quils

    regardaient Coligny. Mme de Montbazon les commenta avec

    toutes sortes de railleries. Cela fut rapport Mme de Longueville,

    qui devint furieuse. La cour se divisa Les importants prirent le

    parti de Mme de Montbazon, et la reine se rangea du parti de

    Mme de Longueville, sur du duc dEnghien, dernirement

    vainqueur Rocroi. Les importants taient un parti compos de

    quatre ou cinq mlancoliques, qui avaient lair de penser creux

    (Retz). Ctait Mme de Cornuel qui les avait ainsi nomms, parce

    quils terminaient leurs discours par ces mots : Je men vais

    pour une affaire dimportance. Le duc de Beaufort, le hros des

    halles, leur donnait une certaine renomme vaille que vaille. Il

    avait tu le duc de Nemours, pleur des hommes en public et des

    femmes en secret, dit Benserade.

    Le cardinal Mazarin convertit des tracasseries de femmes en

    une affaire dEtat. Mme de Longueville exigeait une rparation, et

    Cond appuyait sa sur ; Mme de Montbazon refusait toute

    satisfaction, et le duc de Beaufort la soutenait.

    Durant que jtais Vincennes, dit Mlle de Scudri, vint

    Mme de Montbazon avec M. de Beaufort ; il lui faisait voir toutes

    les incommodits de ce logement, triomphant lchement du

    malheur dun prince quil noserait regarder quen tremblant sil

    tait en libert.

    Mlle de Scudri se souvient trop quelle a fait un beau

    quatrain sur la prison du grand Cond. Le duc de Beaufort osait

  • VIE DE RANC

    39

    regarder tout le monde en face ; il avait mme insult Cond, et

    lavantage de la branche btarde tait rest aux illgitimes sur la

    branche cadette des lgitimes.

    Aprs maintes alles et venues pour concilier Mme de

    Longueville et Mme de Montbazon, on convint, daprs lavis

    dAnne dAutriche et de Mazarin, des excuses que Mme de

    Montbazon aurait faire Mme de Longueville. Ces excuses

    furent crites dans un billet attach lventail de Mme de

    Montbazon. Mme de Montbazon, fort pare, entra dans la

    chambre de l princesse ; elle lut le petit papier attach son

    ventail :

    Madame, je viens vous protester que je suis trs innocente

    de la mchancet dont on ma voulu accuser ; il ny a aucune

    personne dhonneur qui puisse dire une calomnie pareille. Si

    javais fait une faute de cette nature, jaurais subi les peines que la

    reine maurait imposes ; je ne me serais jamais montre dans le

    monde et vous en aurais demand pardon. Je vous supplie de

    croire que je ne manquerai jamais au respect que je vous dois et

    lopinion que jai de la vertu et du mrite de Mme de Longueville.

    La princesse rpondit : Madame, je crois trs volontiers

    lassurance que vous me donnez de navoir nulle part la

    mchancet que lon a publie ; je dfre trop au commandement

    que la reine men a fait.

    Mme de Monbazon pronona le billet, dit Mme de Motteville,

    de la manire du monde la plus fire et la plus haute, faisant une

    mine qui semblait dire : Je me moque de ce que je dis.

    Les deux dames se retrouvrent dans le jardin de Renard, au

    bout du jardin des Tuileries ; Mme de Longueville dclara quelle

  • CHATEAUBRIAND

    40

    naccepterait point la collation si sa rivale demeurait ; Mme de

    Montbazon refusa de sen aller. Le lendemain Mme de Montbazon

    reut un ordre du roi de se retirer dans une de ses maisons de

    campagne. Il y eut un duel entre M. de Guise et M. de Coligny,

    suite du dml.

    La hardiesse de Mme de Montbazon galait la facilit de sa

    vie. Le cardinal de Retz, qui lchait indiffremment des

    apophthegmes de morale et des maximes de mauvais lieux,

    crivait ses Mmoires lorsquon croyait quil pleurait ses pchs.

    Il disait de Mme de Montbazon quil navait jamais vu personne

    qui et montr dans le vice si peu de respect pour la vertu .

    Quoique grande, les contemporains trouvaient quelle ressemblait

    une statue antique, peut-tre celle de Phryn ; mais la Phryn

    franaise net pas propos, ainsi que la Phryn de Thespies, de

    faire rebtir Thbes ses frais, pourvu quil lui ft permis de

    mettre son souvenir en opposition au souvenir dAlexandre.

    Mme de Montbazon prfrait largent tout.

    DHocquincourt, ayant fait rvolter Pronne, crivait

    Mme de Montbazon : Pronne est la belle des belles. Stant

    cach dans la chambre de la duchesse, il ne fut pas aussi

    malheureux que Chastelard, fils naturel de Bayard, sans peur,

    non sans reproche : Chastelard fut dcapit pour stre cach en

    Ecosse sous le lit de Marie Stuart. Il avait fait une romance sur sa

    reine aime :

    Lieux solitaires

    Et monts secrets

    Qui seuls sont secrtaires

    De mes piteux regrets.

  • VIE DE RANC

    41

    Il y aurait de linjustice ne pas mettre en regard de ce

    tableau un pendant trac dune main plus amie : cest un religieux

    qui tient le pinceau :

    Ds que la jeune duchesse de Montbazon parut la cour,

    elle effaa par sa beaut toutes celles qui sen piquaient. Tant que

    son mari vcut, sa sagesse et sa vertu ne furent jamais suspectes ;

    se voyant affranchie du joug du mariage, elle se donna un peu

    plus de libert. Labb de Ranc, alors g de dix-neuf vingt ans,

    tait dj de lhtel de Montbazon. Il eut le don de plaire la

    duchesse, et elle en sut faire une grande diffrence avec tous ceux

    qui frquentaient sa maison.

    M. de Ranc le pre tant mort, son fils labb, devenu le

    chef de sa maison lge de vingt-six ans le prit dun grand vol ; il

    parut dans le monde avec plus dclat quil navait jamais fait : un

    plus gros train, un plus bel quipage, huit chevaux de carrosse des

    plus beaux et des mieux entretenus, une livre des plus lestes ; sa

    table proportion. Ses assiduits auprs de Mme de Montbazon

    augmentrent ; il passait souvent les nuits au jeu ou avec elle ;

    elle sen servait pour ses affaires : une jeune veuve a besoin de ce

    secours. Cette familiarit fit bien des jaloux ; on en pensa et lon

    en dit tout ce quon voulut, peut-tre trop.

    Il est vrai que, de tous ceux qui firent leur cour Mme de

    Montbazon, labb de Ranc fut celui qui eut le plus de part son

    amiti. Aussi ctait un ami vritable et effectif. Il sut en plusieurs

    occasions lui rendre des services trs considrables ; la

    reconnaissance exigeait de cette dame toutes ces distinctions. Au

    reste, ils gardaient toujours de grands dehors ; ils vitaient mme

    de monter ensemble dans le mme carrosse, et pendant plus de

  • CHATEAUBRIAND

    42

    dix ans qua dur leur commerce, on ne les y a jamais vus quune

    fois, encore taient-ils si bien accompagns quon ne pouvait sen

    formaliser. Ainsi il y a quelque apparence que lesprit avait plus

    de part cette amiti que la chair.

    La reine Christine de Sude avait envoy en France, en

    qualit dambassadeur, le comte de Tot. Il stait adress

    M. Mnage pour voir ce quil y avait de plus considrable la

    cour, et lui demanda enfin si par son moyen il ne pourrait pas

    voir Mme de Montbazon, dont il avait entendu dire tant de bien.

    M. Mnage, qui, en qualit de bel esprit avait accs auprs de

    cette dame, fut la trouver, et lui dit que lambassadeur de Sude,

    ayant vu tout ce quil y avait de plus beau Paris, croyait navoir

    rien vu sil navait lhonneur de voir la plus belle personne du

    monde, quil lui demandait la permission de lamener chez elle :

    Quil vienne aprs-demain, rpondit la duchesse, et quil se

    tienne ferme : je serai sous les armes.

    Tel est le rcit de dom Gervaise. Mme de Montbazon ne vint

    point au rendez-vous. Dj atteinte de la maladie qui lemporta,

    elle ne parut sous les armes que devant la mort.

    Malgr la dissimulation du peintre, on aperoit le dfaut

    principal de Mme de Montbazon et le parti quelle savait tirer de

    son ami vritable et effectif.

    Heureusement des femmes moins titres rachetaient par leur

    dsintressement la rapacit des privilgies.

    Rene de Rieux, autrement la belle Chateauneuf, aime de

    Henri III, fut marie deux fois : elle pousa dabord Antinotti,

    quelle poignarda pour cause dinfidlit ; ensuite Altovitti de

  • VIE DE RANC

    43

    Castellane, qui fut tu par le grand prieur de France ; Altovitti eut

    le temps, avant dexpirer, denfoncer un stylet dans le ventre du

    grand prieur. Ces assassinats de laristocratie ne furent point

    punis ; ils taient alors du droit commun : on ne les chtiait que

    dans les vilains.

    La belle Chteauneuf accoucha en Provence dune fille, qui fut

    tenue sur les fonts de baptme par la ville de Marseille. Puis

    Rene de Rieux disparat. Sa fille, Marcelle de Castellane, fut

    laisse sur la grve de Notre-Dame-de-la-Garde comme une

    alouette de mer. Ce fut l que le duc de Guise, fils du Balafr, la

    rencontra. Il ntait pas beau, ainsi que son grand-pre tu

    Orlans, ou son pre assassin Blois, mais il tait hardi ; il

    stait empar de Marseille pour Henri IV, et il portait le nom de

    Guise.

    Marcelle de Castellane lui plut ; elle-mme se laissa prendre

    damour : sa pleur, tendue comme une premire couche sous la

    blancheur de son teint, lui donnait un caractre de passion. A

    travers ce double lis transpiraient peine les roses de la jeune

    fille. Elle avait de longs yeux bleus, hritage de sa mre.

    Desportes, le Tibulle du temps, avait clbr les cheveux de Rene

    dans Les Amours de Diane. Desportes chantait pour Henri III,

    qui navait pas le talent de Charles IX.

    Beaux nuds crps et blonds nonchalamment pars,

    Mon cur plus que mon bras est par vous enchan.

    Marcelle dansait avec grce et chantait ravir, mais, leve

    avec les flots, elle tait indpendante. Elle saperut que le duc de

  • CHATEAUBRIAND

    44

    Guise commenait se lasser delle ; au lieu de se plaindre, elle se

    retira. Leffort tait grand ; elle tomba malade, et comme elle tait

    pauvre, elle fut oblige de vendre ses bijoux. Elle renvoya avec

    ddain largent que lui faisait offrir le prince de Lorraine : Je

    nai que quelques jours vivre, dit-elle : le peu que jai me suffit.

    Je ne reois rien de personne, encore moins de M. de Guise que

    dun autre. Les jeunes filles de la Bretagne se laissent noyer sur

    les grves aprs stre attaches aux algues dun rocher.

    Les calculs de Marcelle taient justes ; on ne lui trouva rien ;

    elle avait compt exactement ses heures sur ses oboles ; elles

    spuisrent ensemble. La ville, sa marraine, la fit enterrer.

    Trente ans aprs, en fouillant le pav dune chapelle, on

    saperut que Marcelle navait point t atteinte du cercueil : la

    noblesse de ses sentiments semblait avoir empch la corruption

    dapprocher delle.

    Lorsque le duc de Guise partit pour la cour, Marcelle, qui

    possdait deux lyres, composa lair et les rimes de quelques

    couplets ; ils furent entendus au bord de cette mer de la Grce

    do nous viennent tant de parfums.

    Il sen va, ce cruel vainqueur,

    Il sen va plein de gloire ;

    Il sen va, mprisant mon cur,

    Sa plus noble victoire.

    Et malgr toute sa rigueur

    Jen garde la mmoire.

    Je mimagine quil prendra

    Une nouvelle amante.

  • VIE DE RANC

    45

    Paroles de posie et de langueur, voix dun rve oubli,

    chagrin dun songe.

    On pouvait facilement simaginer que Mme de Montbazon

    prendrait le nouvel amant dont le trsor tenterait ses belles et

    infidles mains. Mme de Montbazon fut lobjet de la passion de

    Ranc jusquau jour o il vit flotter un cilice parmi les nuages de

    la jeunesse. Tandis que je mentretiens de ces choses

    criminelles, dit un anachorte, les abeilles volent le long des

    ruisseaux pour ramasser le miel si doux ma langue qui

    prononce tant de paroles injustes.

    Daprs lide quon sest forme gnralement de Ranc, on

    ne verra pas sans tonnement ce tableau de sa premire vie ; on

    ne peut douter de ces faits, puisquils sont raconts par Le Nain

    lui-mme, prieur de La Trappe, ami de Ranc ; il a resserr ces

    faits en peu de mots :

    Une jeunesse passe dans les amusements de la cour, dans

    les vaines recherches des sciences, mme damnables, aprs stre

    engag dans ltat ecclsiastique sans autre vocation que son

    ambition, qui le portait avec une espce de fureur et daveuglement

    aux premires dignits de lEglise, cet homme, tout plong dans

    lamour du monde, est ordonn prtre, et celui qui avait oubli le

    chemin du ciel est reu docteur de Sorbonne. Voil quelle fut la

    vie de M. Le Bouthillier jusqu lge de trente ans, toujours dans

    les festins, toujours dans les compagnies, dans le jeu, les

    divertissements de la promenade ou de la chasse.

    Cest ce quen a dit, deux cents ans aprs, le cardinal de

    Bausset.

  • CHATEAUBRIAND

    46

    Larchevque de Tours, lambitieux principal de sa famille,

    nayant pu obtenir son neveu Ranc pour coadjuteur, le fit

    nommer, en qualit darchidiacre de Tours, dput lassemble

    du clerg en 1645 ; en mme temps larchevque donna sa

    dmission de premier aumnier du duc dOrlans, aprs avoir

    obtenu de Gaston que labb Le Bouthillier serait pourvu de cette

    charge. Lassemble du clerg dura deux ans. Ranc ne sy montra

    que la premire anne ; il y resserra les liens qui lunissaient au

    cardinal de Retz, capable lui seul dempoisonner les plus

    heureuses natures ; il parla en faveur de son ami. Mazarin disait :

    Si lon voulait croire labb de Ranc, il faudrait aller avec la

    croix et la bannire au-devant du cardinal de Retz. Ranc

    augmenta sa rputation dans cette assemble en venant au

    secours de Franois de Harlay, archevque de Rouen, depuis

    archevque de Paris. Le clerg chargea labb Le Bouthillier de

    surveiller, avec les vques de Vence et de Montpellier, une

    dition grecque dEusbe, ou, selon dautres, de Sozomne et de

    Socrate. Il fut compliment sur sa nomination de premier

    aumnier du duc dOrlans ; il signa le formulaire, car il ne

    cessait de suivre les doctrines de Bossuet en diffrant de sa

    conduite. Comme parlementaire, il tait fidle la cour. Des

    disputes slevrent. Ranc sopposa diverses propositions ; il

    montrait une grande entente des affaires. Il dplut. On lavertit de

    se retirer, ses jours ne paraissant pas en sret ses amis. Lavis

    tait faux, Mazarin ne faisait assassiner personne. Labb Le

    Bouthillier, aprs tre all remercier Gaston Blois, se retira

    Veretz ; peu aprs arriva laccident qui changea sa vie.

  • VIE DE RANC

    47

    Il y a un silence qui plat dans toutes ces affaires aujourdhui

    si compltement ignores : elles vous reportent dans le pass.

    Quand vous remueriez ces souvenirs qui sen vont en poussire,

    quen retireriez-vous, sinon une nouvelle preuve du nant de

    lhomme ? Ce sont des jeux finis que des fantmes retracent dans

    les cimetires avant la premire heure du jour.

  • VIE DE RANC

    49

    LIVRE DEUXIME

    Il existe un trait de 230 pages in-12, imprim Cologne,

    chez Pierre Marteau, 1685 ; il porte deux titres : Les vritables

    Motifs de la Conversion de labb de La Trappe, avec quelques

    rflexions sur sa vie et sur ses crits, ou les Entretiens de

    Timocrate et de Philandre sur un livre qui a pour titre : Les

    Saints Devoirs de la Vie monastique. Je parlerai dans un autre

    endroit de cette seconde partie. Ce que jen vais citer actuellement

    nest introduit que par incidence. On lit :

    Je vous ai dj dit que labb de La Trappe tait un homme

    galant et qui avait eu plusieurs commerces tendres. Le dernier qui

    ait clat fut avec une duchesse fameuse par sa beaut, et qui,

    aprs avoir heureusement vit la mort au passage dune rivire,

    la rencontra peu de mois aprs. Labb, qui allait de temps en

    temps la campagne, y tait lorsque cette mort imprvue arriva.

    Ses domestiques, qui nignoraient pas sa passion, prirent soin de

    lui cacher ce triste vnement, quil apprit son retour. En

    montant tout droit lappartement de la duchesse, o il lui tait

    permis dentrer toute heure, au lieu des douceurs dont il croyait

    aller jouir, il y vit pour premier objet un cercueil quil jugea tre

  • CHATEAUBRIAND

    50

    celui de sa matresse en remarquant sa tte toute sanglante, qui

    tait par hasard tombe de dessous le drap dont on lavait

    couverte avec beaucoup de ngligence, et quon avait dtache du

    reste du corps afin de gagner la longueur du col, et viter ainsi de

    faire un nouveau cercueil qui ft plus long que celui dont on se

    servait*.

    Il ny a rien de vrai, dit Saint-Simon, rappelant cette

    version, dans ce quon rapporte de Mme de Montbazon, mais

    seulement les choses qui ont donn cours une fiction. Je lai

    demand franchement M. de La Trappe, non pas grossirement

    lamour, et beaucoup moins le bonheur, mais le fait, et voici ce

    que jai appris.

    Et qua-t-il appris ? Lautorit serait dcisive si la rponse

    tait premptoire. Au lieu de sexpliquer, Saint-Simon soccupe

    du rcit des liaisons de Ranc avec les personnages de la Fronde.

    Il affirme du reste, comme dom Gervaise, que Marie de Bretagne

    fut emporte par la rougeole, que Ranc tait auprs delle, quil

    ne la quitta point, et lui vit recevoir les sacrements. Labb Le

    Bouthillier, ajoute-t-il, sen alla aprs sa maison de Veretz, ce

    qui fut le commencement de sa sparation du monde. Cette fin

    de narration prouve quel point Saint-Simon se trompait. Les

    contemporains admirateurs de Ranc semblent stre donn le

    mot pour se taire sur sa jeunesse : ils ne saperoivent pas quils

    diminuent la gloire de leur hros en rendant ses sacrifices moins

    mritoires. Dautant plus quils en disent assez pour tre

    entendus sur ce quils omettent ; tantt annonant quun religieux

    * Entretiens de Timocrate et de Philandre.

  • VIE DE RANC

    51

    stait enseveli La Trappe, pour avoir fait ce qui avait troubl

    Ranc, tantt que Ranc lui-mme ne cessait de pleurer ses

    fragilits. Labb de Ranc, livr toutes les sductions du

    monde, dit le cardinal de Bausset, se prcipita dans un genre de

    vie peu conforme la saintet de son tat, et qui dgradait en

    quelque sorte le triomphe quil avait obtenu sur son illustre

    mule Labb de Ranc expiait sous la haire et le cilice les

    erreurs de sa jeunesse. Maupeou, lun des trois historiens

    contemporains de labb de La Trappe, avait lu le rcit de

    Larroque ; il combat ce rcit sans le dtruire. La seule chose

    nouvelle quils nous apprennent est lexhortation faite par Ranc

    la mourante : Mme de Montbazon envoya un gentilhomme

    complimenter M. de Brienne, avec lequel elle tait brouille.

    Maupeou avait fait un ouvrage exprs contre Larroque. Ranc,

    inform de lintention du cur de Nonancourt, se hta de lui

    crire : Votre ouvrage, monsieur, relvera la critique, donnera

    sujet des rpliques, mattirera un nombre infini dennemis sur

    les bras : Dieu sait combien jai destime et de considration pour

    vous ; cependant je suis press de vous conjurer de supprimer la

    chose, sil est possible. Jai t si persuad que rien ntait

    meilleur que de garder le silence en cette occasion, que je nai

    point voulu que lon imprimt ce que javais eu envie de mettre

    dans la prface de la seconde dition des Eclaircissements,

    quoiquil ny et rien de plus modr. Je nai rien ajouter ce

    billet, mon cher monsieur, sinon que je ne puis vous avoir une

    obligation plus sensible que celle dentrer dans ma pense*. (17

    mars 1686.) * Maupeou, t. I, p. 581.

  • CHATEAUBRIAND

    52

    La vivacit avec laquelle Ranc crit Maupeou dcle des

    souvenirs alarms. Le P. Bouhours, que labb de La Chambre

    appelait lempeseur des muses, rfute aussi les Vritables Motifs

    de la Conversion de lAbb de La Trappe dans son quatrime

    dialogue, pages 528 et 529 : cest toujours de lhumeur sans

    preuves. Mme de Svign disait en parlant du rvrend critique :

    Lesprit lui sort de tous les cts.

    Marsollier, deuxime crivain de la vie de Ranc, garde le

    silence ; mais Le Nain, le troisime, le plus complet, le plus sr

    crivain de cette vie, a entendu parler de Larroque. Dom Le Nain

    mourut lge de soixante-treize ans, sous-prieur de La Trappe.

    Ami et confident de Ranc, au livre III, chap. IX, de la Vie du

    Rformateur de la Trappe, il crit :

    Outre tous ces libelles, il en parut un autre, compos par un

    huguenot, sous ce titre : Les Motifs de la Conversion de lAbb de

    la Trappe. Mais lauteur des Homlies familires sur les

    Commandements de Dieu, tome III, page 378, le rfute

    admirablement par ces paroles : Je sais quun ministre hrtique

    a fait ce quil a pu pour dcrier un saint abb ; mais je sais bien

    aussi que toute la France et les pays circonvoisins ont regard ce

    misrable livre comme un libelle diffamatoire et son auteur

    comme un imposteur, qui fonde toutes ses calomnies sur des

    jugements les plus tmraires qui se puissent imaginer : comme

    si pour dtruire les vertus les plus clatantes et les plus solides il

    ny avait qu dire tmrairement quelles nont point dautres

    sources que lorgueil de celui qui les pratique. Le Nain se

    dbarrasse ainsi de la rponse. Les amplifications de lauteur des

    Homlies familires sont naturelles, mais elles ne dtruisent

    aucune assertion.

  • VIE DE RANC

    53

    Sur le fait isol lch par une plume protestante, il est tomb

    une avalanche de maldictions. Colre part, on peut nier les

    erreurs avances sur la jeunesse de Ranc, mais on ne peut nier

    des relations quatteste toute lhistoire. On a craint sans doute en

    montrant Ranc pcheur dbranler lautorit des exemples de sa

    vertu. Cependant saint Jrme et saint Augustin nont-ils pas

    puis leurs dernires forces dans leurs premires faiblesses ? Un

    aveu franc aurait dlivr Ranc pour toujours des calomnies. On

    ne laccusait pas directement de la faute, il est vrai, car il et fallu

    accuser toute la terre ; mais on sen prenait la vie entire dun

    homme pour se soulager de ce quil taisait. Il faut le dire

    nanmoins, le silence de Ranc est effrayant, et il jette un doute

    dans les esprits. Un silence si long, si profond, si entier, est

    devant vous comme une barrire insurmontable. Quoi ! un

    homme na pu se dmentir un seul instant ! Quoi ! le silence

    pourrait passer pour une vrit ! Cet empire dun esprit sur lui-

    mme fait peur : Ranc ne dira rien, il emportera toute sa vie

    dans son tombeau.

    Ainsi, ni ceux qui rejettent lanecdote de Larroque, ni ceux

    qui laccueillent, napportent aucune preuve de leur ngation ou

    de leur affirmation. Les incrdules nont pour eux que

    linvraisemblance du cercueil trop court : il tait si facile en effet

    de lallonger pour donner lespace ncessaire cette belle tte qui

    stait si souvent incline sur le sein de la vie ! Mais supposez avec

    Saint-Simon, comme il linsinue, que la dcollation ne fut que

    luvre dune tude anatomique, tout sexpliquera.

    Tous les potes ont adopt la version de Larroque, tous les

    religieux lont repousse ; ils ont eu raison, puisquelle blessait la

  • CHATEAUBRIAND

    54

    susceptibilit de leurs vertus, puisquils ne pouvaient pas dtruire

    le rcit de Larroque par un dmenti appuy dun document

    irrcusable. Mais au lecteur indiffrent il est permis, dfaut de

    preuves positives, dexaminer des preuves ngatives. Jai dj fait

    remarquer que Marsollier se tait sur Mme de Montbazon, silence

    favorable lopinion de Larroque. Ce mme chanoine, Marsollier,

    ajoute cette rflexion son silence : La mort et la disgrce de

    plusieurs personnes avec lesquelles Ranc avait de forts attachements

    le touchrent. Un vide affreux, dit-il, occupait mon cur toujours

    inquiet et toujours agit, jamais content. Je fus touch de la mort

    de quelques personnes et de linsensibilit o je les vis dans ce

    moment terrible qui devait dcider de leur ternit. Je me rsolus

    de me retirer dans un lieu o je pusse tre inconnu au reste des

    hommes.

    Dans les corridors de La Trappe, entre diverses inscriptions,

    on lisait celle-ci, emprunte de saint Augustin : Retinebam nug

    nugarum et vanitates vanitatum antiqae amic me. Dans une

    de ses penses, Ranc remarque que ceux qui meurent, bien ou

    mal, meurent souvent plus pour ceux quils laissent dans le

    monde que pour eux-mmes.

    Bossuet, transmettant Ranc les Oraisons funbres de la

    reine dAngleterre et de Mme Henriette, lui mande : Jai laiss

    lordre de vous faire passer deux Oraisons funbres, qui parce

    quelles font voir le nant du monde peuvent avoir place parmi les

    livres dun solitaire, et quen tous cas il peut regarder comme

    deux ttes de mort assez touchantes. Bossuet connaissait-il ce

    que lon racontait de Mme de Montbazon ? faisait-il allusion la

    tte de cette femme, en envoyant deux autres ttes sentretenir

    avec elle ?

  • VIE DE RANC

    55

    La sorte de plaisanterie formidable quil se permet ne semble-

    t-elle pas avoir des rapports avec la lgret de la premire vie de

    Ranc et la svrit de sa seconde vie ?

    On prtend quon montrait La Trappe la tte de Mme de

    Montbazon dans la chambre des successeurs de Ranc, ce que les

    solitaires de La Trappe ressuscite rejettent : les souvenirs

    conservs autrefois ne voyaient peut-tre pas le front de la

    victime aussi dpouill que la mort lavait fait. On trouve ce

    passage dans le rcit des courses du chevalier de Bertin : Nous

    voici maintenant Anet. La petite statue de Diane de Poitiers en

    pied nest point sans doute aussi intressante que la tte mme de

    Mme de Montbazon apporte La Trappe par labb de Ranc et

    conserve dans la chambre de ses successeurs.

    Enfin, les indications des potes ne sont pas ngliger. La

    muse na pas manqu aux traditions de La Trappe : Mme de

    Tencin, ne en 1681 (et qui par consquent avait vcu dix-neuf

    ans contemporaine de Ranc), crivit les Mmoires du comte de

    Comminges, travers lesquels passent des souvenirs : Mme de

    Montbazon est change en cette Adlade, solitaire mystrieux

    qui se fait reconnatre lardeur avec laquelle il creuse son

    tombeau. Qui avait donn naissance ce genre dides ? Ce sont

    l dautres ressorts que les inventions forcenes et les ides

    difformes qui font maintenant des contorsions dans les tnbres.

    Le nom de Comminges est emprunt de celui de lvque avec

    lequel Ranc se promenait sur les Pyrnes. Il arrive souvent

    quon rappelle les personnages trangers pour cacher des

    rapports directs ; un nom qui tourmente la mmoire sy glisse

    sous mille dguisements. On a une aventure conte par Maupeou,

  • CHATEAUBRIAND

    56

    de deux frres pris de la mme femme, et qui aprs stre battus

    vcurent plusieurs annes La Trappe sans se reconnatre ; on a

    une romance de Florian sur Lainval et Arsne ; on a une hrode

    de Colardeau qui trace la mort de Mme la duchesse de

    Montbazon :

    Je fuis vers ma demeure, perdu, tourment :

    La tte et le cercueil taient mon ct.

    Ranc avait fait peindre La Trappe saint Jean Climaque

    poussant des gmissements, et sainte Marie gyptienne assiste

    par saint Sozyme. Il composa pour ces deux tableaux des

    inscriptions. Dans lpigramme de douze vers latins adresse la

    pnitente, on lisait :

    Ecce, columba gemens, sponsi jam sanguine lota.

    Il faut ajouter ces semi-indications le dsespoir de Ranc, et

    ce sera au lecteur se former une opinion. Les annales humaines

    se composent de beaucoup de fables mles quelques vrits :

    quiconque est vou lavenir a au fond de sa vie un roman, pour

    donner naissance la lgende, mirage de lhistoire.

    Ds le jour de la mort de Mme de Montbazon, Ranc prit