CHATEAUBRIAND ET HORTENSE ALLART - Revue Des Deux Mondes

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CHATEAUBRIAND ET HORTENSE ALLART L'ENCHANTEUR DÉLAISSÉ Récits biographiques Déçu, plus que déçu, offensé, que Charles X lui eût refusé la Présidence du Conseil et offert des dédommagements méprisables, Chateaubriand avait accepté l'ambassade. de Rome comme un exil, une retraite d'où, éloigné, solitaire, il apparaîtrait dans toute sa' hauteur de génie politique et de sauveur incompris. Il y finirait sa vie, méconnu et d'autant plus grand. En dehors des fêtes et des réceptions, la vie au palais Simonetti manquait de distractions et d'imprévu. Des promenades, des parties de chasse ou d'échecs, la lettre quotidienne à Mme Réca- mier : « Ne craignez rien je suis cuirassé », la correspondance avec Léontine de Villeneuve, des envois de bouquets à la comtesse Del Drago et les lettres d'amour qu'une marquise lui adressait d'un château du Vivarais, laissaient insatisfait l'insatiable sexagénaire. Il aurait désiré que vînt Juliette, mais Juliette ne venait pas. Et voilà qu'une femme de lettres française qui dit s'appeler Hortense Allart et être descendue chez sa sœur, via délie quatre Fontane, lui écrit en se recommandant de Mme Hamelin, l'ancienne muscadine, sa protectrice contre Napoléon, avec laquelle, ministre des Affaires étrangères, il a renoué. Il répond instantanément. Sait-on jamais ? Elle est peut-être jeune et jolie, cette femme de lettres... Le lendemain, la voici 1 Jeune et jolie, elle l'est ! Et non seulement jolie, non seulement jeune, mais charmante, mais intelligente, niais pleine d'esprit. L'aubaine est à n'y pas croire. Dix ans lui sont enlevés des épaules. Il déploie des grâces. Son aristocratique et di- plomatique courtoisie laisse déjà percer de la galanterie. Que fait-elle à Rome ? A-t-elle l'intention d'y rester longtemps ? Que

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CHATEAUBRIAND ET HORTENSE ALLART

L'ENCHANTEUR DÉLAISSÉ Récits biographiques

Déçu, plus que déçu, offensé, que Charles X lui eût refusé la Présidence du Conseil et offert des dédommagements méprisables, Chateaubriand avait accepté l'ambassade. de Rome comme un exil, une retraite d'où, éloigné, solitaire, il apparaîtrait dans toute sa' hauteur de génie politique et de sauveur incompris. Il y finirait sa vie, méconnu et d'autant plus grand.

En dehors des fêtes et des réceptions, la vie au palais Simonetti manquait de distractions et d'imprévu. Des promenades, des parties de chasse ou d'échecs, la lettre quotidienne à Mme Réca-mier : « Ne craignez rien je suis cuirassé », la correspondance avec Léontine de Villeneuve, des envois de bouquets à la comtesse Del Drago et les lettres d'amour qu'une marquise lui adressait d'un château du Vivarais, laissaient insatisfait l'insatiable sexagénaire. Il aurait désiré que vînt Juliette, mais Juliette ne venait pas.

Et voilà qu'une femme de lettres française qui dit s'appeler Hortense Allart et être descendue chez sa sœur, via délie quatre Fontane, lui écrit en se recommandant de Mme Hamelin, l'ancienne muscadine, sa protectrice contre Napoléon, avec laquelle, ministre des Affaires étrangères, il a renoué. Il répond instantanément. Sait-on jamais ? Elle est peut-être jeune et jolie, cette femme de lettres... Le lendemain, la voici 1 Jeune et jolie, elle l'est ! Et non seulement jolie, non seulement jeune, mais charmante, mais intelligente, niais pleine d'esprit. L'aubaine est à n'y pas croire. Dix ans lui sont enlevés des épaules. Il déploie des grâces. Son aristocratique et di­plomatique courtoisie laisse déjà percer de la galanterie. Que fait-elle à Rome ? A-t-elle l'intention d'y rester longtemps ? Que

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n'a-t-elle eu l'idée de venir plus tôt se présenter à l'ambassade I Aura-t-il le plaisir de la revoir ? Le soir, chez sa sœur, elle est gaie. Un accueil si empressé, une figure si belle, de si élégantes et enga­geantes manières, l'ont mise en train.

C'est le Samedi Saint 1829. Le lendemain, jour de Pâques, elle va au début de l'après-midi se promener du côté de Sainte-Marie- , Majeure. Rentrée chez elle, elle a la surprise d'apprendre que M. de Chateaubriand est venu pour lui rendre sa visite. Extraor­dinaire empressement et combien flatteur ! Elle prend la plume, elle l'assure du vif regret qu'elle a de ne pas s'être trouvée là pour le recevoir, et elle attend.

Elle n'attend pas longtemps. Badine à la main, fleur à la bou­tonnière, il revient une fois, deux fois, plusieurs fois. Elle ne voit ni le front dégarni, ni les marques de petite vérole, ni les épaules étroites et carrées qui, de face, le font paraître bossu. « Son âge s'oubliait. Il avait un sourire charmant, des dents éblouissantes, il était enjoué et semblait heureux ». Dans le même moment, il écrit à Mme Récamier qu'il trouve Hortense Allart « fort extra­ordinaire, assez jolie, spirituelle, mais d'un esprit peu naturel », exactement le contraire de ce que pensera d'elle George Sand.

Sur le point de monter en voiture pour quitter Rome, Capponi, le chef du parti libéral modéré, qui a été son amant, a fait parvenir à Hortense un petit camée monté en bague et représentant un lévrier, avec un billet où il dit fuir comme ce chien. Elle lui renvoie la bague. A ce moment survient le séduisant ambassadeur. « Vous voyez une femme bien mécontente, lui dit-elle, ces Italiens ne savent pas aimer ». Et lui : « Est-ce vous, Madame, qui pouvez dire qu'on nè saurait pas aimer ? — Oui, c'est moi, Monsieur », et elle continue sur ce ton. C'est l'inviter à faire valoir ses capacités d'amant. Il les offre. Il tâchera d'être digne d'elle et des goûts élevés qu'il devine en elle.

Il lui fait maintenant une cour en règle, quotidienne. Un jour qu'elle est sortie et qu'il l'attend, elle revient flanqué d'un jeune prince. A cette vue, il prend sa canne, son chapeau, et la porte. Le lendemain, il la menace de ne plus revenir si elle continue à se faire entourer de toute cette jeunesse. Il lit le manuscrit de son roman Jérôme, qu'il trouve admirable. Elle a du génie !

De son côté à elle, pourquoi cet entraînement si rapide vers un homme si différent par l'âge, la religion, la politique ? Ce ne peut être qu'une aventure et elle aime toujours Sampayo, son pre-

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mier amant, elle aime et admire le génial Libri. Mais avec Chateau­briand s'offre quelque chose d'aimable et d'éclatant. Il lui joue la comédie, et elle s'en rend compte. Une comédie sincère, d'ailleurs ; il est évident qu'elle lui plaît. Il dit que, grâce à elle, l'Italie a pris pour lui un nouvel attrait, et il s'apitoie sur la solitude et l'air d'abandon, si général à Rome, de sa petite maison voisine des bains de Dioclétien. Il met à ses pieds la France et son gouvernement qu'il ne tardera pas à reprendre et, comme elle lui dit que quelque chose les sépare, il lui demande quoi. Elle lui avoue que c'est cette maudite guerre d'Espagne. D'abord surpris, il s'explique : il a voulu venger Louis XVI et faire donner par le roi une constitution à l'Espagne ; il n'en a pas eu le temps.

Elle l'écoute, songeuse. Elle qui a tant rêvé d'un homme d'ac­tion, voilà que celui qu'elle rencontre enfin fait une politique opposée à la sienne ! Mais quoi 1 II a un esprit si vaste et si tolérant, une âme si accessible, un caractère si agréable et si doux 1 Religion mise à part, il serait facile de s'entendre ! Elle comprend si bien son idéal de la liberté unie à la grandeur ! Dans ce moment même où le cabinet Polignac se prépare et où l'on lui conseille de revenir, il hésite, il est plein de fièvre et d'agitation. Voyant comme elle aime la politique, il lui promet que le prochain ministère sera à sa dévo­tion. Elle rit. Elle dit savoir qu'il courtise une grande dame romaine. Il s'en défend : la grande dame a les yeux ronds...

Le pape est mort le 10 février. Il appartient à Chateaubriand d'en faire élire un qui soit favorable à la France. Castiglioni, qui figure sur la liste de l'ambassadeur de France, est élu et prend le nom de Pie VIII. Portalis, qui, rue des Capucines, fait l'intérim de La Ferronnays, déteste et redoute Chateaubriand. Il lui reproche le choix, par le nouveau pontife, d'Albani comme secrétaire d'Etat. L'ambassadeur lui répond de sa bonne encre et demande un congé pour aller à Paris remettre sa démission au roi. Le jour venu il exige d'Hortense'une promesse, un engagement, une preuve et il ne peut y en avoir d'autre qu'elle-même. Elle la donne... La sépa­ration leur est désormais impossible : ils décident de se rejoindre à Paris.

Ainsi débuta leur aventure. En ce temps de romantisme, elle ne fut pas romantique du tout. Il est trop évident qu'ils ne s'aimèrent jamais, qu'ils se plurent seulement, lui cherchant le plaisir, elle, séduite parce que flattée.

Le comte d'Haussonville, alors attaché à l'ambassade de Rome,

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regrettait de ne pas avoir connu « cette jolie habitante de la rue délia Quattro Fontane à laquelle les diplomates de l'ambassade de France, tous jeunes gens de très bonne volonté, auraient été si heureux de faire les honneurs de Rome s'ils l'avaient seulement rencontrée. « Elle venait justement de quitter la Ville éternelle après avoir passé sous le nez à tous tandis que notre am­bassadeur avait seul le privilège de la dénicher à notre barbe... »

Mais voici un témoignage plus intéressant, sinon aussi digne de foi, celui du commandeur Visconti, cité par Louise Colet dans l'Italie et les Italiens :

Vous autres femmes vous n'admettez pas cette dualité dans l'amour ou plutôt vous ne souffrez pas qu'on en parle. Madame Hortense Allart était de cette opinion et nous l'avons vue longtemps réduire ce pauvre Chateaubriand à l'état de patito. Il avait beau mettre à ses pieds son grand nom d'écrivain, ses honneurs et son luxe d'ambassadeur de France, il ne triomphait pas de la jeune femme. Son équipage stationnait deux ou trois fois par jour devant le modeste logement qu'elle occupait à Rome, mais jamais la belle orgueilleuse ne consentit à y monter. Quand nous tentions de la rendre plus compatissante pour la fièvre amoureuse de René, elle nous disait bravement : « J'aime ailleurs I » Elle allaitait un bel enfant qu'elle aimait encore plus que l'amour. Le soir, quand nous faisions cercle autour d'elle et que son nourrisson était dans ses bras, elle nous montrait, sans y songer, sa beauté complète. Les peintres s'écriaient : « Il faudrait être un Raphaël pour la peindre ainsi ! » René la regardait véritablement ému, et nous tous, jeunes Romains plus ou moins poètes, nous la comparions dans nos sonnets à la Clorinde du Tasse. Je n'ai pas connu d'âme plus vaillante et plus noble dans les sentiments, tout sacrifice la tentait ; dans les siècles guerriers, elle eût été une héroïne ; aux premiers âges chrétiens, elle eût été une martyre. Elle paraissait dédaigneuse et comme ignorante de tout ce qui n'était pas l'enthousiasme et l'amour. Sans fortune, elle acceptait les privations en stoïcienne, les traitant d'indifférentes au bonheur ; elle plaisait beaucoup à Rome par sa simplicité touchante et sa droi­ture audacieuse. Nous l'aimions pour cette couronne idéale d'imagination et de bonté ; je m'étonne qu'elle n'ait pas été en France entourée de plus d'éclats.

A Florence, Hortense retrouva son appartement de la via délia Scala. Libri, Capponi, Pieri, Bargagli lui firent fête. Capponi lui répéta aigrement un propos de Vitrolles : qu'elle allait à Paris pour M. de Chateaubriand. Libri était content qu'elle eût préféré celui-ci à Capponi.

Elle prit un logement rue d'Enfer, dans le solitaire quartier de l'Observatoire, tout près de l'infirmerie Marie-Thérèse où René s'était réinstallé avec sa femme, et alors commencèrent pour eux des jours délicieux.

Il venait la voir après le dîner et restait deux ou trois heures étendu près d'elle. Il disait n'avoir jamais été aimé d'une femme à la fois si tendre et si froide. Souvent mélancolique, il se reprochait de s'être laissé séduire à ce point. Quant à elle, c'était la première

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fois qu'elle trouvait chez un homme tant de grâce, de bienveillance et de bonté. Quelle différence avec le dur et amer Sampayo 1

i Ils corrigeaient ensemble les épreuves de Jérôme dont il avait fait accepter le manuscrit par son éditeur Ladvocat et auquel il prédisait un grand succès. Tout en lui faisant des compliments et en louant son don d'observation, il lui donnait de petites recettes de style. « Affaire de goût, cela se sent ou non ». Il aurait voulu écrire sur eux un roman.

Au sortir d'un dîner chez Pozzo di Borgo, il vint un soir tout chargé de ses ordres, ce qui amusa beaucoup Hortense. On l'imagine battant des mains et riant aux éclats.

Par curiosité autant que par affection, ses anciens amis étaient accourus, Jouy, Laure, qui trouva son fils très beau, la comtesse Bertrand, d'autres.

. Chateaubriand allait partir pour les eaux des Pyrénées. Ils convinrent de se retrouver à Etampes. Elle l'y précéda. Parti de Paris à midi, il y. était le soir. C'était le 18 juillet 1829. Ils avaient l'impression d'être au fond d'un désert. On leur servit à dîner.

Il était heureux, riait, me disait mille choses aimables et tendres, car sa manière d'être heureux, c'était d'aimer, de louer, de répéter sur tous les tons combien il était enchanté et reconnaissant. Jamais plus élégante, plus gracieuse nature ne peut se rencontrer. Moi j'étais très éprise, et, comme lui, j'éprouvais de la reconnaissance, car, s'il savait gré à ma jeunesse de l'aimer, moi je lui savais gré de vouloir bien m'accorder tant d'instants. Nous disions toutes les choses riantes qu'on dit en pareil cas. Je n'étais plus intimidée par lui, j'étais très animée. Nous étions vrais chacun et charmés l'un de l'autre... Nous ne nous hâtions pas, nous aurions voulu retenir les heures.

Cependant, impatient d'atteindre la nuit, il la plaisantait sur sa froideur. Après être allé dire qu'on pouvait desservir, il rentra dans la chambre d'Hortense tenant par la main un petit enfant de vingt ou trente mois tout barbouillé, tout mal mis. « Vous ne lui donnez rien, vous le laissez partir sans lui rien dire, pauvre petit 1 Donnez-lui donc au moins des fruits ». Elle remplit de cerises et de fraises le tablier du marmot.

Elle quitta la rue d'Enfer, vraiment trop solitaire en l'absence de Chateaubriand, pour la rue Godot de Mauroy où fréquentaient tous ses amis, Passy, Mignet, Béranger, le général Fabvier et Farcy, qui devint amoureux d'elle avant de se faire tuer sur les barricades.

Son roman Jérôme venait de paraître quand, Polignac ayant pris le pouvoir, Chateaubriand, qui lui avait toujours été opposé, revint des Pyrénées pour donner sa démission. Il rendit visite à Hortense en sortant du ministère qui était de l'autre côté du boulevard.

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Rue de l'Université, où elle se transporta de la rue Godot, Chateaubriand venait la voir régulièrement. C'était l'automne, saison de la tendresse et de la mélancolie. La pensée, le génie, le visage, l'amour de son vieil amant l'occupaient tout entière. Une grande confiance, une parfaite sécurité régnaient entre eux.

Dans la journée elle montait en fiacre avec son fils et sa domes­tique et aux environs de Paris, lisant ou rêvant, faisait d'intermi­nables promenades. Quelquefois, Chateaubriand l'accompagnait. Il était aussi gai qu'elle. Le Champ de Mars, inculte et sablon­neux, leur rappelait la campagne romaine. Ils prirent l'habitude de boire du lait acheté à une vieille vachère. Revenus à pied par les Champs-Elysées, ils y arrêtaient une voiture quand ils ne conti­nuaient pas à marcher le long de la Seine. Il leur arrivait de se reposer sur quelque pierre ou sur un banc. René disait ne plus attendre de la vie que le plaisir d'être assis ainsi au soleil.

Il parlait souvent de sa mort. Quand elle lui promettait de lui rester fidèle, il soupirait : pouvait-elle savoir ce que la vie lui réservait ?

Sur le pont d'Austerlitz, alors débaptisé et nommé pont du Jardin du Roi, où ils eurent dès lors leurs rendez-vous, ils allaient en souriant au-devant l'un de l'autre après avoir payé un sou à l'invalide du péage, et faisaient quelques pas sur le pont. Puis ils entraient dans le jardin. L'heure venue du déjeuner, ils montaient dans un petit salon, au premier étage de YArc-en-Ciel, un restau­rant de la barrière qui, à peine transformé, a^survécu devant la gare d'Austerlitz.

Depuis la construction du mur d'octroi, la barrière 'de la Gare, ainsi nommée à cause d'une gare fluviale qui ne fut jamais terminée, était en bas du boulevard de l'Hôpital, presque à l'entrée du Jardin des Plantes. En 1818, le hameau d'Austerlitz avait été réuni à Paris et la barrière reculée. L'Arc-en-Ciel était un établissement de quelques importance qui comportait de grands et de petits salons. Pour imaginer la solitude de ce lointain quartier, on conseille de relire dans Les Misérables les chapitres intitulés Les Zigzags de la tragédie et II est heureux que le pont d'Austerlitz porte voiture.

A table, ils ne parlaient pas littérature et politique, ils échan­geaient des souvenirs sur Rome, l'Italie et les Italiens, race selon eux supérieure. Elle lui disait ses lectures, ses idées. Il avait sur tous les sujets, notamment sur les religions, une philosophie profonde, une information étendue. Mais sans cesse lui revenait la pensée de

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son âge, de sa mort, de l'erreur qu'il commettait en s'abandonnant à tant de bonheur. Il commandait du Champagne et elle lui chantait les chansons de Béranger jadis apprises à l'abbaye du Val, chez son amie la comtesse Regnault de Saint-Jean d'Angély.

Il l'écoutait, ravi de cette belle poésie, attendri, touché, exalté. Lui aussi avait fait des chansons. Ah, qu'il eût aimé être poète I Et il lui demandait de chanter encore :

... Plaisir de mon jeune âge, Que d'un coup d'aile a fustigé le temps I

Et pourquoi, un jour, certains vers de sa jeunesse, composés à Londres, en 1797 à l'imitation d'Alcée, les meilleurs qu'il eût fait peut-être, ne lui seraient-ils pas remontés aux lèvres ? Ils conve­naient fort bien à leur situation présente.

Tout à la fois honteux et fier de ton caprice; Sans croire en toi, je m'en laisse enivrer.

J'adore tes attraits, mais je me rends justice : Je sens l'amour et ne puis l'inspirer.

Par quel enchantement ai-je pu te séduire ? N'àurois-tu point dans mon dernier soleil

Cherché l'astre de feu qui sur moi sembloit luire Quand de Sapho je sentois le réveil ?

Je n'ai point le talent qu'on encense au Parnasse. Eussè-je Un temple au sommet d'Hélicon,'

Lè talent ne rend point ce que le temps efface ; La gloire, hélas ! ne rajeunit qu'un nom.

Le Guerrier de Samos, le Berger d'Aphélie, Mes fils ingrats, m'ont-ils ravi ta foi ?

. Ton admiration me blesse et m'humilie : Le croirais-tu ? Je suis jaloux de moi.

Que m'importe de vivre au-delà de ma vie ? Qu'importe un nom par la mort publié ?

Pour moi-même un moment aime-moi, ma Lydie, Et que je sois à jamais oublié I

L'attendrissement, le Champagne et la solitude agissant de complicité, « il faisait ce qu'il voulait », a-t-elle dit. Elle était amou­reuse « doucement, heureusement, sans crainte, sans trouble, et c'était lui qui modérait mon cœur ». Enfin, il donnait le signal du départ et, après des tendresses sans fin, ils se séparaient place Mau-bert.

A ce moment il achevait de mettre au point ses admirables Etudes historiques qui devaient paraître en avril 1831. Un jour il lui dicta le passage : « La Croix sépare deux mondes ». A quoi il ajouta : « Je mourrai sur ton sein, tu me trahiras et je te pardon­nerai ». Chez elle, elle lui lisait des pages de lui. Emu par sa propre

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prose, il pleurait et, dans cet état, perdait un peu la tête. Il lui disait n'avoir jamais eu autant de plaisir. Est-ce à cette époque qu'il lui écrivait : « Ma chère Hortense, vous me faites rire avec vos jalousies. Madame Récamier n'est pour moi ni un amour, ni une amitié, ce n'est qu'une habitude ».

Le 25 octobre 1829, Barante mandait à Rémusat : « Chateau­briand est naturellement fort découragé... Il s'est avisé d'être l'amant de Mme Allart... Vous savez qui c'est ?... qui cherche à se faire ici une certaine existence et un salon de gens d'esprit. Elle vient de Rome où elle a fait un roman intitulé Jérôme sur son aventure avec M. Sampayo ».

Thiers désira connaître Chateaubriand et passa chez Hortense après l'entrevue ; il craignait d'avoir blessé l'illustre vicomte par ses idées sur la Terreur. Qu'elle eût donc l'obligeance d'arranger cela ! En réalité, les idées de Thiers n'avaient ni surpris, ni choqué Chateaubriand, il les connaissait, il les réfutait dans la préface de ses Etudes, où quelques pages sont en effet consacres à la conception fataliste de l'histoire. « Placer la fatalité dans l'histoire, c'est se débarrasser de la' peine de penser ».

Chateaubriand admirait Béranger depuis longtemps, mais il n'est pas exagéré d'écrire qu'il dut à la bonne entremise d'Hortense de devenir son ami. Elle avait transmis au chansonnier des propos élogiéux qu'il tenait sur lui. Dans la préface de ses Etudes, n'était-il pas allé jusqu'à le comparer à Tacite, à Catulle, à Horace et à Juvénal ? « Quelle gloire pour la chanson ! » se récria le chantre de Lisette en apprenant que l'auteur d'Attila savait par cœur quelques uns de ses vers.

Hortense lui annonça la visite de Chateaubriand qui, en effet, vint le voir pour lui offrir un fauteuil à l'Académie. Béranger lui chanta deux fois Le Juif errant et l'histoire ne dit pas s'il chanta aussi la chanson qu'il avait composé en 1813 pour sa réception au Caveau moderne, L'Académie et le Caveau:

Je me voyais pendant un mois, Courant pour disputer des voix A des gens qu'appuierait le zèle D'un grand seigneur ou d'une belle : Mais, faisant moitié du chemin, Vous m'accueillez le verre en main. D'ici l'intrigue est à jamais bannie * Non, non, ce n'est point comme à l'Académie.

Ce n'est point comme à l'Académie.

Le fait est qu'il refusa le fauteuil et tout de suite après se rendit

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chez Hortense, agité, content, un peu moqueur. Il était ce jour-là mal mis jusqu'à l'affectation. Chateaubriand dit à Hortense qu'il lui avait trouvé l'air « fin et rustique ».

Le nom de la jeune femme n'avait pas été prononcé entre les deux hommes. « J'en avais bonne envie pourtant, écrivit le chan­sonnier à Bon amie. L'occasion s'en offrait d'elle-même lorsqu'il a cru devoir me remercier d'avoir dit à mon portier de laisser monter. J'aurais dû au moins lui répondre que, si vous n'aviez pas prédit sa visite, je n'aurais osé croire qu'il me fit cet honneur. Je tenais d'autant plus à lui parler de vous que, seul, je pouvais lui dire peut-être tout ce qu'on doit penser de bien de vous ». Qu'elle fût pourtant son interprète auprès de Chateaubriand 1 II craignait de nè pas lui avoir fait bien comprendre ses sentiments.

Andrieux avait été le premier à lui demander de poser sa candidature. Mais il avait l'idée que- l'Académie avait été plus nuisible qu'utile à la poésie. Quant à lui, son choix était fait, son parti était pris. Qu'on laissât son petit ruisseau serpenter à l'ombre, dans sa verte prairie, au milieu des fleurs, et, voisin de la mer, s'y précipiter sans s'être perdu dans des fleuves qu'il ne grossirait pas 1

Hortense était sur le point d'arrêter un appartement du côté de la Bièvre, dans le voisinage de Chateaubriand, quand elle reçut d'une amie de Londres, Mme M..., une invitation à faire un séjour chez elle. Excellente occasion d'observer sur place cette vie politique anglaise qui l'attirait depuis longtemps.

René eut l'idée fatale de l'y encourager. « Il eût dû savoir comme il était dangereux d'envoyer la jeunesse errer à l'aventure, surtout v dans les langueurs du printemps. » Peut-être l'aimait-U moins ; peut-être ne tenait-il pas à ce que leur liaison se prolongeât davan­tage. Elle confia son fils à quelqu'un et, après deux visites de Sampayo, partit, d'abord chagrine, puis vite distraite.

« Je partis sans avoir jamais connu ce qu'on appelle vraiment Vamour ; jamais je n'avais eu la moindre idée de la volupté ; j'étais entraînée comme malgré moi vers une contrée que j'avais parfois rêvée en Italie et où la curiosité et la politique m'attiraient ».

Les enchantements, demeurés jusque-là de cœur et de tête, allaient gagner enfin des régions moins abstraites.

Quand elle repassa la Manche, elle était amoureuse d'un jeune

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• et brillant dandy, Henry Bulwer Lytton, frère de l'auteur des Derniers jours de Pompéï, avec qui, à travers cent orages, ruptures, reprises et mille extravagances, ses relations d'abord passionnées, puis tournées à la simple affection, devaient durer plus de trente ans.

Elle revit Chateaubriand dans l'intention de lui dire un adieu irrévocable. Trop sûr de son pouvoir, il s'étonna : « Irrévocable, pourquoi ? Oubliez ce voyage, laissez cet Anglais ! Que s'est-il passé ? Je l'ignore, je ne le demande pas. Restez 1 » Devant son refus, il en vint à s'humilier, lui si fier ! Comment eut-elle le courage de lui confirmer sa décision de rompre ? Du moins ce ne fut pas sans l'assurer qu'elle ne l'avait pas trompé, ni lui répéter qu'il était le seul qu'elle eût aimé depuis Sampayo, et il la crut. « Si vous me quittez, lui dit-il, ce sera trois amants à votre âge, trois amants si jeune ! Et un Anglais !... Quoi ! Vous me quittez pour un Anglais, l'ennemi de notre pays, cette race hostile qui ne nous entend pas ! C'est très mal, un Anglais ! Vous vous donnez un grand tort ! » La voyant irréductible, il se leva : « Qu'a donc dit, qu'a donc fait cet Anglais pour vous dominer à ce point ? En quoi êtes-vous si liée à lui ? » Et il sortit en claquant la porte.

Sa jalousie n'était pas toujours aussi vive. Plus souvent elle prenait même une forme assez voisine d'une sorte de douloureuse délectation. « Chateaubriand, a dit Hortense, trouvait tant de plaisir à déplorer les infidélités, à se perdre dans de tendres reproches,

> que vraiment il fallait presque s'applaudir de lui avoir ouvert une source si féconde de douceurs vives et de riants regrets. Quand j'entends parler de ces jaloux furieux qui tuent les infidèles, je pense à lui. Que de délices de retour, de pardon, d'amour, des jaloux perdent ainsi ! ». Jolie remarque, mais qui serait plus per­tinents si tous les jaloux avaient l'âge de René en 1830.

Ils se donnèrent rendez-vous à la campagne, mais il se plai­gnait de palpitations et de ne plus pouvoir marcher. Qu'avait-elle à lui reprocher ? De ne pas s'être assez occupé de Jérôme ? De ne pas lui avoir fait une place suffisante dans sa vie ? Qu'elle prît patience ! En Angleterre elle perdrait un talent que lui seul était capable de développer. Si c'était le mariage qu'elle voulait, il s'en­gageait à l'épouser dès qu'il serait libre. L'Italie qu'elle aimait tant était justement le pays où il désirait vivre et mourir. Elle lui ré­pondit avec douceur, mais sans rien céder. Alors il parla de suicide. La nuit précédente il avait chargé un pistolet. Et, revenant à l'Anglais qu'elle avait la sottise de lui préférer, il lui représentait ;

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qu'avec cet homme obscur sa vie serait sans éclat. Il cherchait un point sensible où la toucher, mais combien ses accents étaient faibles à côté de ceux de Bulwer !

Elle lui répondit tendrement, sans essayer' de l'abuser. A cette sincérité terrible il eût préféré des mensonges. Enfin : « Hortense, lui écrivit-il, vous m'avez trahi ! Je n'avais rien fait pour vous perdre 1 » Il lui réclama ses lettres qu'elle lui rendit après les avoir copiées et il lui renvoya les siennes, non sans garder les plus tendres.

Leurs relations reprirent quand, réinstallée à Paris, d'abord rue Bleue, puis rue de Mondovi, elle fit paraître une nouvelle inti­tulée L'Indienne : « J'attends votre Indienne, lui avait-il écrit, mais je regrette toujours de ne point avoir vu votre travail avant qu'il soit publié : j'ai foi dans mon expérience, les vieux soldats et les vieux laboureurs sont bons à consulter. »

Elle accepta de dîner avec lui, mais qu'il engageât son honneur et sa chevalerie à ne rien demander de plus ! Il protesta : « Vous parlez de chevalerie : la chevalerie est toute de vérité. Puis-je promettre ce que peut-être je ne pourrais tenir ? La partie est-elle égale ? Ne vous proposez-vous pas un triomphe qui sent trop l'or­gueil de la femme ? Vous vous retirerez pour retrouver le bonheur auquel vous m'avez déjà sacrifié, et moi je remporterai mon ancien mal, ranimé par votre présence, et que le temps avait, sinon guéri, du moins calmé. Je vous fais juge ». Et comme elle l'assurait qu'elle n'aurait que de douces paroles pour lui : « Vous le voulez ? Vous me ferez bien du mal, des paroles tendres peuvent être un outrage et ne consoler de rien. Enfin, vous le voulez, demain, lundi, à cinq heures et demie, j'irai vous trouver au pont d'Austerlitz, jardin du roi».

Ils y arrivèrent ensemble. Il semblait heureux et n'avait pas changé. Après un tour dans le jardin, ils allèrent dîner à VAre-en-Ciel comme autrefois. Il fit un peu le fou dans la voiture, mais on peut douter que cette ardeur ait duré. Le lendemain il lui écrivit qu'elle avait rendu leur charme aux anciens lieux de leurs pro­menades : « Que je suis bête et insensé ! J'ai honte de ma faiblesse, mais j'y succombe de trop bonne grâce... Je pars, sinon heureux, du moins portant plus légèrement la vie ». Et autres gentillesses.

De Suisse, apprenant le retour de Bulwer à Paris, il lui adressa ces mots qui avaient le ton d'un congé : « Vous êtes jeune, soyez heureuse et n'embarquez pas votre vie sur un vieux vaisseau naufragé. J'ai peu de temps à vivre et je veux mourir seul ».

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Comme elle lui avait écrit que l'automne la rendait triste : '

Eh bien, les vents et les brouillards vous rendent triste, tant mieux ! Allez, si cela ne vous déplaît pas trop, revoir nos solitudes. Dites-moi si la vieille femme et la vaohe existent encore ; si cette rive inondée de la Seine n'a point changé ; et, de l'autre côté, si le vallon qui vous ramenait à la petite cellule a gardé mon souvenir... Vous reverrai-je jamais dans ces lieux ? Vous reverrai-je même jamais ? Que yous importe ? Bien d'autres existences passeront aux pieds de votre jeunesse. Accoutumez-vous à voir disparaître tout ce que vous aurez aimé et cessé d'aimer. Profitez de vos jeunes jours mêlés aux vieilles heures de l'automne pour écrire quelque chose digne de vous... Faites mes adieux à la France et mettez-moi au rang des morts.

Et la mélopée continuait : « Puissance et amour, tout m'est indifférent, tout m'importune, etc. »

Cependant le complot de la rue des Prouvaires, le refus par le préfet de police des 12.000 francs de la duchesse de Berry qu'elle avait chargé .Chateaubriand de distribuer aux cholériques, enfin la folle équipée de la princesse et l'arrestation du plus populaire de ses représentants mettait beaucoup d'agitation dans la vie de ce dernier sans lui faire oublier Hortense et perdre le fil de son mari­vaudage : « Votre sublime infidélité n'aurait-elle pu me donner un signe de vie pendant cette bagarre ? Je me suis proposé comme médiateur ou champion, on n'a pas voulu de moi. Vous, voulez-vous de moi demain à deux heures ? A vos superbes pieds, je m'incline. » Et un peu plus tard :

« Je rêve toujours l'Italie et les Alpes, mais que vous importe ? Ce n'est pas moi que vous cherchez. Si jamais je vous rencontrais dans quelque solitude, vous ne me reconnaîtriez plus ; pour demeu­rer dans vos souvenirs, je fuis vos regards. » Cette coquetterie eut son effet. Après l'avoir tant tourmentée, l'absence de Bulwer lui donnait une agréable impression de liberté. Elle revit l'Enchanteur à Paris. Il n'avait pas changé.

Ils s'étaient de nouveau perdus de vue lorsqu'en juin 1836 elle se décida à lui récrire. « Vraiment, lui répondit-il le 9 juin, mais savez-vous que j'ai cent ans ? Pourtant, écoutez, car je suis bien faible. Je puis avoir quelque chose à vous dire à la fin de ce mois. Serez-vous ici ? Si vous y êtes, écrivez-moi alors et nous pourrons nous revoir. » Et le 19 : « Où cherchez-vous un peuple ? Vous ne méprisez pas assez les hommes de cette époque ; il n'y a rien à faire danB les siècles qui se décomposent. Je travaille beaucoup, mais pour après moi. Je laisserai mon histoire et l'histoire de ce que j'ai vu. »

Dès lors le grand homme de son cœur fut Sainte-Beuve qu'elle confondait d'ailleurs dans son admiration avec René. Joseph

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Delorme, Amaury, étaient bien les fils de ce dernier. C'était cette espèce d'homme-là qu'elle aimait, c'était d'eux qu'elle se réclamait, toute fille du xvm e siècle qu'elle fût par bien des côtés de sa philo­sophie et de ses mœurs influencées du Directoire.

On sait ce qu'a été sa longue amitié avec Sainte-Beuve. Au Bens strict du mot, leur amour dura l'espace d'une soirée, après quoi il se déroba. Qu'avait-il attendu d'elle ? Des révélations sur l'in­timité de Chateaubriand ? Il en eut et il en usa dans son livre sur Chateaubriand et son groupe littéraire, mettant à contribution les lettres dont elle lui communiqua les copies, ôn le lui a reproché, comme on a reproché plus tard à Hortense d'avoir, dans les En­chantements de Prudence, montré l'Enchanteur dans des situations indignes de son génie. Mais il se trouvera toujours des partisans de la « Vérité avant tout ».

Les relations d'Hortense et de Chateaubriand ne furent jamais complètement rompues. Quand, après s'être enfuie de Montauban pour échapper à l'esclavage où l'avait réduite son mari, Napoléon» Louis-Frédéric-Corneille de Méritens, elle se trouva dans une situa­tion matérielle embarrassée, il lui envoya 500 francs, mais, elle ne voulut rien accepter de lui, elle le savait trop généreux.

Dès que Chateaubriand commença de s'affaiblir gravement, le projet, que Sainte-Beuve caressait depuis longtemps, de lui consacrer une étude véridique, prit forme. C'est sans doute alors qu'il obtint d'Hortense communication des lettres.

Mme de Chateaubriand s'en alla la première. Hortense voulut savoir par Sainte-Beuve comment René avait réagi à l'événement. Enfin, il était libre, et, tel qu'elle le connaissait, il pouvait encore oublier son âge comme on l'oublie à vingt ans, au moins pour les idées et les enchantements. Sainte-Beuve la faisait rire quand U voulait attaquer René, lui et les autres jeunes qui commençaient des romans en disant : J'avais fait une bonne première communion ! Ce n'était pas ainsi que commençaient Zadig et L'Ingénu! On pouvait aimer un homme sans prendre ses opinions, mais on n'avait pas le droit de le blâmer quand on était de son école.

Elle avait adressé de Paris ses condoléances au veuf. Le len­demain, son hôtelier l'avertit que quelqu'un l'attendait en bas, dans une voiture. Elle mit un chapeau et descendit. C'était Chateau­briand enveloppé d'un élégant manteau. Il lui proposa une prome­nade. Elle s'assit près de lui. Aimable et tendre, tourné tout entier vers elle, il la contemplait. Il lui dit qu'il s'ennuyait, ce qui n'était

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pas très nouveau. Ils parlèrent de Rome, peut-être aussi de leurs anciennes promenades au Jardin des Plantes et au Champ de Mars 1 et du petit cabinet de L'Arc-en-Ciel.

Elle le revit chez lui, où elle n'était jamais entrée, et ils firent d'autres promenades dans le quartier du Jardin des Plantes plein de leurs souvenirs. En voiture, car il ne pouvait plus marcher, elle le fit rire en lui expliquant d'après Pierre Leroux que le droit à la propriété était sacré, mais que la propriété ne l'était pas.

Ils lurent ensemble les passages de ses Mémoires relatifs à la Révolution de Juillet. Il lui demanda de venir loger à Paris dans un endroit où il irait la voir. « Il n'était plus animé comme autrefois, mais affaibli, doux, avec un fond d'émotion profonde et triste, et toujours si distingué, si fin, si supérieur à tout. » Son ennui, son indifférence avaient de la grandeur. Il faisait à Hortense l'effet des aigles qu'elle voyait le matin au Jardin des Plantes, les yeux fixés sur le soleil et agitant leurs grandes ailes que la cage ne pouvait contenir. En les quittant, elle le trouvait assis devant sa fenêtre, regardant le soleil, ne pouvant marcher, ne se plaignant qu'à i peine et s'intéressant encore à tout, aux écrivains, aux ministres. II jugeait bien Sainte-Beuve ; il lui reprochait un peu trop d'images.

Il mourut le 4 juillet 1848. Sainte-Beuve et elle allaient pouvoir écrire de lui ce que les convenances, le respect, l'admiration, leur avaient fait différer. Elle communiqua au critique, si elle ne l'avait déjà fait, tout ce qui dans ses Enchantements se rapportait au grand disparu. Il y prit un vif intérêt.

Je vous assure que vous avez entre les mains et dans Je souvenir un Cha­teaubriand plus vrai et plus aimable que celui qu'on nous donne tous les jours, et qu'il a tout fait lui-même pour nous laisser en dernier lieu... Ce silence qu'on fait partout, cette omission absolue de vous m'indigne ; lui-même a eu tort... C'est à mes yeux un de ses crimes de ne vous avoir nulle part nommée... »

Sans soupçonner Hortense d'avoir obéi à un mouvement de rancune ou de vanité en communiquant à Sainte-Beuve des pages de ses Enchantements, on est en droit de supposer qu'après le silence gardé sur elle dans les Mémoires oV Outre-Tombe, elle n'était pas mécontente d'avoir par Sainte-Beuve sa petite revanche, en atten­dant celle que lui apporterait la publication de ses Enchantements.

Sainte-Beuve continue :

Vous êtes bonne enfant, et vous ne lui en voulez pas. Rendez à'sa mémoire le service de publier un jour et sans l'altérer, sans le masquer de faux noms (ce qui déroute et désintéresse le lecteur), le chapitre que vous me faites lire en ce moment ; au milieu de vos admirations et de vos tendresses fidèles, vous

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lui infligerez cependant, sans le vouloir, une mauvaise note, la seule que vous ne puissiez pas lui épargner, d'avoir consenti à paraître ingrat pour un pareil lien, si léger, si vrai pourtant, si conforme à sa nature, et de n'avoir nulle part consacré, ne fût-ce que par un. mot, le sincère souvenir. Vous avez un Cha­teaubriand à vous et que bien peu connaissent. Je ne l'ai pas vu tel, mais je le comprends tel en vous lisant.

Chateaubriand ne garde pas dans ses Mémoires un silence complet sur Hortense : « Madame Tastu, écrit-il, marche au mi­lieu du choeur moderne des femmes-poètes, en prose ou en vers : les Allart, les Waldor, les Valmore, les Ségalas, les Révoil, les Mercosur, etc, etc. » L'hommage littéraire était suffisant ; était-il obligatoire qu'y fût joint-un hommage personnel ? Après tout, elle lui avait préféré Bulwer...

Toujours indulgente, elle prit sa défense, le 17 juillet 1848. La page est importante : •>

Il ne faut pas juger des affections d'un homme par une liaison formée à soixante ans avec une jeune femme. Nos relations ont duré vingt ans aveo des intervalles, mais sans une reprise et aussi tendres le dernier jour où je l'ai vu, près de trois mois avant sa mort, que jamais. Il fallait respecter une. situation toute faite, mais la jeunesse n'a jamais pu s'en arranger. De là, les inconvénients, les départs et les retours ; je ne défends pas la chose, je dis seulement qu'elle était dans la nature d'un homme que l'amour a charmé presque autant que la gloire, qui a aimé toute sa vie, qui avait une organisation belle et délicieuse et qui était le plus tendre du monde. Si je l'avais connu plus tôt, si nos âges s'étaient rapprochés, je lui aurais demandé des sacrifices, il aurait fallu quitter Mme de Chateaubriand ; je le lui ai dit, il en était content, il disait qu'il ne savait ce qu'il aurait fait. Il aurait fait ce qui lui aurait paru honorable. Si j'ai cru un homme capable d'une affection ferme et haute, c'est lui. Il cédait aux opportunités ; sa vie était engagée selon le monde, il se laissait opprimer dans les choses ordinaires. Mais il n'aurait rien fait jamais par aucune influence contre l'honneur et la délicatesse. Je pense qu'il eût pu quitter sa femme, mais nous n'avons traité cela qu'en l'air. On dit qu'elle avait été galante dans sa jeunesse. Si encore il avait été mieux portant il y a un an, j'aurais été avec lui en Italie ; mais le trouvant fatigué, enlacé dans mille chaînes, j'ai estimé plus sage défaire ce que j'avais toujours fait, de suivre avec lui le courant. Il m'a dit souvent que l'homme devient meilleur en vieil­lissant. Il était bon et bienveillant. Le caractère de son génie était surtout l'élévation dans la vie habituelle. J'ai toujours cru qu'une femme de son âge qui l'eût aimé passionnément dans la jeunesse, en eût obtenu une passion égale, mais il aurait fallu qu'elle le comprît, ne l'opprimât jamais, le quittât parfois, peut-être le rendît un peu jaloux, mais sans jamais manquer à ces délicatesses où l'amour des hommes s'offense et se déchire (comme celui des femmes). La seule femme qu'il eût vraiment aimée, c'est la duchesse de Mouchy. C'était une enchanteresse qui lui a cédé tard. Il m'en parlait avec ravissement, mais il en a aimé bien d'autres encore. Je ne doute pas qu'il eût été très attaché à Mme Récamier et très séduit. Ils avaient mille points de contact et il ne m'a jamais dit la vérité à ce sujet. Il trompait dans ces choses-là, mais c'était un homme sincère et impétueux. Il était très fier, surtout avec moi qui étais plus jeune que lui. Il ne croyait pas qu'on pût tant l'aimer quand il était si doux, si bon, si soumis, si tendre. Ne croyez pas qu'on le regrette vulgaire­ment comme un autre homme, en versant beaucoup de larmes. La gloire, qui était sa compagne et la seule rivale de l'amour, fait sentir autrement. D'abord, il désirait mourir. Dans sa fierté, il était blessé d'être vieux, assis, brisé. Laissons-lê donc retrouver peut-être une forme jeune ou s'enchanter peut-être

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dans l'éternelle lumière. Je racontais l'autre jour à Béranger qu'il me disait, dans cette révolution, avec une profonde et douloureuse impatience : « Mon Dieu, mon Dieu 1 quand donc cela flnira-t-il ? » Cette révolution l'a tué. C'était trop fort. On ne le ménageait pas assez. Jusqu'au dernier jour, le monde a disposé de sa vie et les soins qui lui eussent été si doux et si utiles ont été sacrifiés à des gens qu'il abhorrait, dès qu'il devait ainsi les subir. Mais cette grande faiblesse unie à tant de forceet de fierté le rendait plus aimable et plus tou­chant. Prenez donc garde à ce que vous allez dire. Souvenez-vous que Bacon a dit qu'il faut se garder d'ôter les défauts des pierres précieuses dans la crainte de nuire à la valeur de l'ensemble, et, s'il y a un objet qui mérite du respect, c'est cet objet si tendre, si fin, si fier, si intelligent, si bon, dont le génie seul, je crois, sur la terre, a si bien atteint les beautés de la nature, les grandeurs de l'Italie et du désert et le caractère mélancolique et sublime de l'infini. Je vous ai écrit pour réparer ce que j'avais dit dans un billet, ne voulant pas d'abord parler autant.

Un peu plus tard en mai 1850, elle reviendra sur les Mémoires d'Outre-Tombe, assurant Sainte-Beuve qu'elle n'a jamais désiré y être : elle a été trop peu de chose dans la vie de René, leurs relations ont été trop contrariées, leurs milieux trop différents, elle n'a été ni de son bord, ni de sa suite. Enfin, en 1860, de Bourg-la-Reine, elle adressera à Sainte-Beuve ces lignes inédites.

Votre billet est bien d'un homme de lettres. Vous êtes très sévère pour René (comme toujours). Et puis vous oubliez ce qui s'est passé en Angleterre ; quel homme pardonne qu'on le quitte ? Votre billet me rappelle (ce que vous avez oublié) qu'il me demandait si je voulais être la dame de ses Mémoires (pure phrase). Plus tard, il me dit que je n'y serai point, que le voyage d'Angle­terre avait tout gâté.

Le 19 mars 1850 elle écrivait d'Herblay à Bulwer : « Dans ses Mémoires René s'est moqué un peu de tout, c'est un bonnet jeté par-dessus les moulins. Il me disait : on n'aura rien vu de pareil, ce sera bien singulier.il disait vrai. L'esprit, l'esprit français surtout, éclate dans ses Mémoires, mais la forme en est si vaniteuse qu'ils ne plaisent pas beaucoup ».

Enfin, ceci, que quelques jours plus tard elle écrivait encore à Sainte-Beuve :

René avait, je crois, les yeux noirs, mais je n'ai pas vu cet œil furieux, je n'ai pas gardé ce regard dans ma mémoire. Il le croyait très beau, il l'avait été sans doute, mais l'éclair n'y était pas. D'ailleurs, il ne regardait pas en face, je le lui reprochais parce qu'en fait d'amour il vivait dans les trahisons. Il faut voir l'homme de près et dans les crises pour se rappeler son œil. Jeune encore, vous ne m'avez guère encore montré le vôtre ; il est bleu ? L'Empereur, le grand, avait l'œil bleu qui devenait noir quand il était en colère. Mme Regnault m'a conté cela et elle le savait bien.

Quant aux yeux de Mme Récamier :

Ce que vous dites de Mme Récamier m'a fait^rire et convient mieux à un poète qu'à un philosophe'. Mourir quand on perd la beauté ? Mais fl donc !

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Et le mépris des formes ? Et le mépris des yeux ?t Platon ne dit-il pas que c'est quand on commence à perdre les yeux du corps qu'on trouve ceux de l'esprit ? N'avez-vous pas dit vous-même qu'il y a un perfectionnement, un enseigne­ment dans la vie ? M. Ballanche se soucie fort que cette dame ait su vivre et d'autres de ses amis. Oubliez-vous Mlle Rachel et tant d'illustres soirées et tant d'autres l'hiver prochain ? Gomme vous enterrez les gens utiles !

Une femme devrait mourir avant de perdre sa beauté — ou quelque autre réflexion de ce genre —, avait sans doute écrit Sainte-Beuve. Hortense qui, à quarante-six ans, n'avait pas du tout envie de mourir bien qu'elle eût cessé de plaire, s'était sentie touchée.

Si malgré ses nombreux ouvrages qui ne sont certes pas tous sans mérite, historique et philosophique, Hortense Allart tient peu de place dans l'histoire générale de la littérature française, elle en a une dans celle du romantisme, et non pas seulement à l'ombre de Chateaubriand et de Sainte-Beuve avec qui elle a échangé une cor­respondance fort intéressante à plus d'un égard, mais parce qu'elle a été une femme charmante, bienveillante, intelligente, instruite, franche, courageuse, ayant eu à lutter toute sa vie pour la gagner, et désintéressée en dépit de sa légèreté de conduite. Dans l'histoire de l'émancipation féminine, elle mérite de compter parmi celles qui ont, si l'on peut dire, le plus chèrement payé de leur personne.

Ses deux amies George Sand et Marie d'Agoult, supérieures à elles par le talent, mais par le talent seulement, ne lui ont pas ménagé les témoignages de leur estime et de leur sympathie. On ne lit plus Hortense Allart de Méritens. En ce qui concerne du moins Les Enchantements de Prudence où elle a raconté sa vie et qui ne seraient pas indignes d'une réédition critique, on a tort.

ANDRÉ BILLY.