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CHARLES PERRAULT (12.1.1628 16.05.1703) PEAU DANE

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  • CHARLES PERRAULT (12.1.1628 16.05.1703)

    PEAU DANE

  • BIOGRAPHIE

    N Paris, le 12 janvier 1628.

    Frre de Claude Perrault, larchitecte du Louvre, favori et protg de Colbert, il fut secrtaire perptuel de lAcadmie des Inscriptions, aprs avoir fait partie avec Chapelain, Cassagne, labb Bourzeys et Charpentier du Comit des Devises et Mdailles, berceau de cette acadmie, dont il fut exclu la mort de Colbert par Louvoir qui le remplaa par Flibien. Elle comprenait alors trois autres membres Charpentier, labb Tallemant et Quinault.

    A lAcadmie Franaise, il retira sa candidature au sige de Gilles Boileau, en 1669. Il y fut nomm en 1671, en remplacement de Montigny, et reu le 23 novembre par Chapelain ; le discours de rception quil pronona plut beaucoup lAcadmie qui dcida de rendre publiques les sances de rception. Il fut lAcadmie le porte-parole de Colbert ; il fit dcider de llection des acadmiciens au scrutin, ltablissement des jetons de prsence et prit part la fondation de lAcadmie des Beaux-Arts. Il crivit lEptre ddicatoire de la premire dition du Dictionnaire, harangua la veuve du chancelier avant de quitter lhtel Sguier, en 1672, et Louis XIV au retour de la guerre de Hollande en 1672 et aprs la prise de Cambrai, en 1678. Il fut un des commissaires pour juger le cas de Furetire, reut Caumartin et L. De Sacy. Lun des chefs modernes, il crivit le pome, Le Sicle de Louis le Grand et un Parallle entre les anciens et les modernes : la rception de la Chapelle, qui appartenait au groupe des anciens et qui avait battu un autre chef des modernes, Fontenelle, Charles Perrault donna lecture de son Eptre au Gnie, dans laquelle il exaltait Corneille et louait son neveu. Il fut le dernier lu sous le protectorat de Sguier.

    Il a laiss des pomes, des posies et des Mmoires. Mais son titre de gloire aux yeux de la postrit est le livre clbre des Contes de Fes. Le bibliophile Jacob entre autres en a publi une dition avec Notice.

    Mort le 16 mai 1703.

    Source : Acadmie Franaise

    Charles Perrault a t lu lAcadmie franaise en 1671 et occupait le fauteuil n23.

  • Il tait une fois un roi si grand, si aim de ses peuples, si respect de tous ses voisins et de ses allis, quon pouvait dire quil tait le plus heureux de tous les monarques. Son bonheur tait encore confirm par le choix quil avait fait dune princesse aussi belle que vertueuse ; et les heureux poux vivaient dans une union parfaite. De leur mariage tait ne une fille, doue de tant de grce et de charmes, quils ne regrettaient pas de navoir pas une plus grande ligne.

    La magnificence, le got et labondance rgnaient dans son palais ; les ministres taient sages et habiles ; les courtisans, vertueux et attachs ; les domestiques, fidles et laborieux ; les curies, vastes et remplies des plus beaux chevaux du monde, couverts de riches caparaons. Mais ce qui tonnait les trangers qui venaient admirer ces belles curies, cest quau lieu le plus apparent un matre ne talait de longues et grandes oreilles.

    Ce ntait pas par fantaisie, mais avec raison, que le roi lui avait donn une place particulire et distingue. Les vertus de ce rare animal mritaient cette distinction, puisque la nature lavait form si extraordinaire que sa litire, au lieu dtre malpropre, tait couverte,

  • tous les matins, avec profusion, de beaux cus au soleil et de louis dor de toute espce, quon allait recueillir son rveil.

    Or, comme les vicissitudes de la vie stendent aussi bien sur les rois que sur les sujets, et que toujours les biens sont mls de quelques maux, le Ciel permit que la reine ft tout coup attaque dune pre maladie, pour laquelle, malgr la science et lhabilet des mdecins, on ne put trouver aucun secours. La dsolation fut gnrale. Le roi, sensible et amoureux, malgr le proverbe fameux qui dit que lhymen est le tombeau de lamour, saffligeait sans modration, faisait des vux ardents tous les temples de son royaume, offrait sa vie pour celle dune pouse si chre : mais les dieux et les fes taient invoqus en vain. La reine, sentant sa dernire heure approcher, dit son poux qui fondait en larmes :

    - Trouvez bon, avant que je meure, que jexige une chose de vous : cest que sil vous prenait envie de vous remarier

    A ces mots, le roi fit des cris pitoyables, prit les mains de sa femme, les baigna de pleurs, et, lassurant quil tait superflu de lui parler dun second mariage :

    - Non, non, dit-il enfin, ma chre reine, parlez-moi plutt de vous suivre.

    - LEtat, reprit la reine avec une fermet qui augmentait les regrets de ce prince, lEtat doit exiger des successeurs et, comme je ne vous ai donn quune fille, vous presser davoir des fils qui vous ressemblent ; mais je vous demande instamment, par tout lamour que vous avez eu pour moi, de ne cder lempressement de vos peuples que lorsque vous aurez trouv une princesse plus belle et mieux fait que moi ; jen veux votre serment et alors je mourrai contente.

    On prsume que la reine, qui ne manquait pas damour-propre, avait exig ce serment, ne croyant pas quil ft au monde personne qui pt lgaler, pensant bien que ctait sassurer que le roi ne se remarierait jamais. Enfin elle mourut. Jamais mari ne fit tant de vacarme : pleurer, sangloter jour et nui, menus droits du veuvage, furent son unique occupation.

    Les grandes douleurs ne durent pas. Dailleurs, les grands de lEtat sassemblrent, et vinrent en corps prier le roi de se remarier. Cette premire proposition lui parut dure et lui fit rpandre de nouvelles larmes. Il allgua le serment quil avait fait la reine, dfiant tous ses conseillers de pouvoir trouver une princesse plus belle et mieux fait que feu sa femme, pensant que cela tait impossible. Mais le conseil traita de babiole une telle promesse et dit quil import peu de la beaut, pourvu quun reine ft vertueuse et point strile ; que lEtat demandait des princes pour son repos et sa tranquillit ; qu la vrit, linfant avait toutes les qualits requises pour faire une grande reine, mais quil fallait lui choisir un poux ; et qualors ou cet tranger lemmnerait chez lui, ou que, sil rgnait avec elle, ses enfants ne seraient plus rputs du mme sang ; et que, ny ayant point de prince de son nom, les peuples voisins pourraient lui susciter des guerres qui entraneraient la ruine du royaume. Le roi, frapp de ces considrations, promit quil songerait les contenter.

    Effectivement, il chercha, parmi les princesses marier, qui serait celle qui pourrait lui convenir. Chaque jour on lui apportait des portraits charmants, mais aucun navait les grces de la feue reine ; ainsi il ne se dterminait point. Malheureusement il savisa de trouver que linfante, sa fille, tait non seulement belle et bien faite ravir, mais quelle surpassait encore de beaucoup la reine sa mre en esprit et en agrments. Sa jeunesse, lagrable fracheur de ce beau teint enflammrent le roi dun feu si violent quil ne put le cacher linfante, et il lui dit quil avait rsolu de lpouser, puisquelle seule pouvait le dgager de son serment.

    La jeune princesse, remplie de vertu et de pudeur, pensa svanouir cette horrible proposition. Elle se jeta aux pieds du roi son pre et le conjura, avec toute la force quelle put trouver dans son esprit, de ne la pas contraindre commettre un tel crime.

    Le roi, qui stait mis en tte ce bizarre projet, avait consult un vieux druide pour mettre la conscience de la princesse en repos. Ce druide, moins religieux quambitieux,

  • sacrifia, lhonneur dtre confident dun grand roi, lintrt de linnocence et de la vertu, et sinsinua avec tant dastuce dans lesprit du roi, lui adoucit tellement le crime quil allait commettre quil lui persuada mme que ctait une uvre pie que dpouser sa fille. Ce prince, flatt par les discours de ce sclrat, lembrassa et revint davec lui plus entt que jamais dans son projet : il fit donc ordonner linfante de se prparer lui obir.

    La jeune princesse, outre dune vive douleur, nimagina rien autre chose que daller trouver la fe des lilas, sa marraine. Pour cet effet, elle parti la mme nuit dans un joli cabriolet attel dun gros mouton qui savait tous les chemins. Elle y arriva heureusement. La fe, qui aimait linfante, lui dit quelle savait tout ce quelle venait lui dire, mais quelle net aucun souci, rien ne pouvant lui nuire si elle excutait fidlement ce quelle allait lui prescrire.

    - Car, ma chre enfant, lui dit-elle, ce serait une grande faute que dpouser votre pre ; mais, sans le contredire, vous pouvez lviter ; dites-lui que, pour remplir une fantaisie que vous avez, il faut quil vous donne une robe de la couleur du temps ; jamais, avec tout son amour et son pouvoir, il ne pourra y parvenir.

    La princesse remercia bien sa marraine ; et ds le lendemain matin, elle dit au roi ce que la fe lui avait conseill et protesta quon ne tirerait delle aucun aveu quelle net une robe de couleur du temps. Le roi, ravi de lesprance quelle lui donnait, assembla les plus fameux ouvriers et leur commanda cette robe, sous la condition que, sils ne pouvaient russir, il les ferait tous pendre. LEmpyre nest pas dun plus beau bleu lorsquil est ceint de nuages dor, que cette belle robe lorsquelle fut tale. Linfante en fut toute contraste et ne savait comment se tirer dembarras. Le roi pressait la conclusion. Il fallut recourir encore la marraine, qui, tonne de ce que son secret navait pas russi, lui dit dessayer den demander une de la couleur de la lune. Le roi, qui ne pouvait lui rien refuser, envoya chercher les plus habiles ouvriers, et leur commanda si expressment une robe couleur de lune quentre ordonner et apporter il ny eut pas vingt-quatre heures

    Linfante, plus charme de cette superbe robe que des soins du roi son pre, saffligea immodrment lorsquelle fut avec ses femmes et sa nourrice. La fe des lilas, qui savait tout, vint au secours de lafflige princesse, et lui dit :

    - Ou je me trompe fort, ou je crois que si vous demandez une robe couleur du soleil, ou nous viendrons bout de dgoter le roi votre pre, car jamais on ne pourra parvenir faire une pareille robe, ou nous gagnerons au moins du temps.

    Linfante en en convint, demanda la robe, et lamoureux roi donna, sans regret, tous les diamants et les rubis de sa couronne pour aider ce superbe ouvrage, avec lordre de ne rien pargner pour rendre cette robe gale au soleil. Aussi, ds quelle parut, tous ceux qui la virent furent obligs de fermer les yeux, tant ils furent blouis. Cest de ce temps que datent les lunettes vertes et les verres noirs. Que devint linfante cette vue ? Jamais on navait rien vu de si beau et de si artistement ouvr. Elle tait confondue ; et sous prtexte davoir mal aux yeux, elle se retira dans sa chambre o la fe lattendait, plus honteuse quon ne peut dire. Ce fut bien pis : car, en voyant la robe du soleil, elle devint rouge de colre.

    - Oh ! pour le coup, ma fille, di-elle linfante, nous allons mettre lindigne amour de votre pre une terrible preuve. Je le crois bien entt de ce mariage quil croit si prochain, mais je pense quil sera un peu tourdi de la demande que je vous conseille de lui faire : cest la peau de cet ne quil aime si passionnment et qui fournit toutes ses dpenses avec tant de profusion ; allez, et ne manquez pas de lui dire que vous dsirez cette peau.

    Linfante, ravie de trouver encore un moyen dluder un mariage quelle dtestait, et qui pensait en mme temps que son pre ne pourrait jamais se rsoudre sacrifier son ne, vint le trouver et lui exposa son dsir pour la peau de ce bel animal. Quoique le roi ft tonn de cette fantaisie, il ne balana pas la satisfaire. Le pauvre ne fut sacrifi et la peau galamment apporte linfante, qui, ne voyant plus aucun moyen dluder son malheur, sallait dsesprer lorsque sa marraine accourut.

  • - Que faites-vous, ma fille ? dit-elle, voyant la princesse dchirant ses cheveux et meurtrissant ses belles joues ; voici le moment le plus heureux de votre vie. Enveloppez-vous de cette peau, sortez de ce palais, et allez tant que la terre pourra vous porter. Lorsquon sacrifie tout la vertu, les dieux savent en rcompenser. Allez, jaurai soin que votre toilette vous suive partout ; en quelque lieu que vous vous arrtiez, votre cassette, o seront vos habits et vos bijoux, suivra vos pas sous terre ; et voici ma baguette que je vous donne : en frappant la terre, quand vous aurez besoin de cette cassette, elle paratra vos yeux ; mais htez-vous de partir, et ne tardez pas.

    Linfante embrassa mille fois sa marraine, la pria de ne pas labandonner, saffubla de cette vilaine peau, aprs stre barbouille de suie de chemine, et sortit de ce riche palais sans tre reconnue de personne.

    Labsence de linfante causa une grande rumeur. Le roi, au dsespoir, qui avait fait prparer une fte magnifique, tait inconsolable. Il fit partir plus de cent gendarmes et plus de mille mousquetaires pour aller la qute de sa fille ; mais la fe, qui la protgeait, la rendait invisible aux plus habiles recherches : ainsi il fallut sen consoler.

    Pendant ce temps, linfante cheminait. Elle alla bien loi, bien loi, encore plus loi, et cherchait partout une place ; mais quoique par charit on lui donnt manger, on la trouvait si crasseuse que personne nen voulait. Cependant, elle entra dans une belle ville, la porte de laquelle tait une mtairie, dont la fermire avait besoin dun souillon pour laver les torchons, nettoyer les dindons et lauge des cochons. Cette femme, voyant cette voyageuse si malpropre, lui proposa dentrer chez elle ; ce que linfante accepta de grand cur, tant elle tait lasse davoir tant march. On la mit dans un coin recul de la cuisine, o elle fut, les premiers jours, en butte aux plaisanteries grossires de la valetaille, tant sa peau dne la rendait sale et dgotante. Enfin, on sy accoutuma ; dailleurs elle tait si soigneuse de remplir ses devoirs que la fermire la prit sous sa protection. Elle conduisait les moutons, les faisait parquer au temps o il le fallait ; elle menait les dindons patre avec une telle intelligence quil semblait quelle net jamais fait autre chose : aussi tout fructifiait sous ses belles mains.

    Un jour quassise prs dune claire fontaine, o elle dplorait souvent sa triste condition, elle savisa de sy mirer, leffroyable peau dne qui faisait sa coiffure et son habillement lpouvanta. Honteuse de cet ajustement, elle se dcrassa le visage et les mains, qui devinrent plus blanches que livoire, et son beau teint reprit sa fracheur naturelle. La joie de se trouver si belle lui donna envie de se baigner, ce quelle excuta ; mais il lui fallut remettre son indigne peau pour retourner la mtairie. Heureusement, le lendemain tait un jour de fte ; ainsi elle eut le loisir de tirer sa cassette, darranger sa toilette, de poudrer ses beaux cheveux et de mettre sa belle robe couleur du temps. Sa chambre tait si petite que la queue de cette belle robe ne pouvait pas stendre. La belle princesse se mira et sadmira elle-mme avec raison, si bien quelle rsolut, pour se dsennuyer, de mettre tour ses belles robes, les ftes et les dimanches ; ce quelle excuta ponctuellement. Elle mlait des fleurs et des diamants dans ses beaux cheveux avec un art admirable ; et souvent elle soupirait de navoir pour tmoins de sa beaut que ses moutons et ses dindons qui laimaient autant avec son horrible peau dne, sont on lui avait donn le nom dans cette ferme.

    Un jour de fte, que Peau dne avait mis la robe couleur du soleil, le fils du roi, qui cette ferme appartenait, vint y descendre pour se reposer, en revenant de la chasse. Le prince tait jeune, beau et admirablement bien fait, lamour de son pre et de la reine sa mre, ador des peuples. On offrit ce jeune prince une collation champtre quil accepta ; puis il se mit parcourir les basses-cours et tous les recoins. En courant ainsi de lieu en lieu, il entra dans une sombre alle au bout de laquelle il vit une porte ferme. La curiosit lui fit mettre lil la serrure ; mais que devint-il en apercevant la princesse si belle et si richement vtue qu son air noble et modeste il la prit pour une divinit. Limptuosit du

  • sentiment quil prouva dans ce moment laurait port enfoncer la porte, sans le respect que lui inspira cette ravissante personne.

    Il sortit avec peine de cette alle sombre et obscure, mais ce fut pour sinformer qui tait la personne qui demeurait dans cette petite chambre. On lui rpondit que ctait une souillon, quon nommait Peau dne cause de la peau dont elle shabillait, et quelle tait si sale et si crasseuse que personne ne la regardait ni lui parlait et quon ne lavait prise que par piti, pour garder les moutons et les dindons.

    Le prince, peu satisfait de cet claircissement, vit bien que ces gens grossiers nen savaient pas davantage et quil tait inutile de les questionner. Il revint au palais de son pre, plus amoureux quon ne peut dire, ayant continuellement devant les yeux la belle image de cette divinit quil avait vue par le trou de la serrure. Il se repentit de navoir pas heurt la porte et se promit bien de ny pas manquer une autre fois. Mais lagitation de son sang, cause par lardeur de son amour, lui donna, dans la mme nuit, une fivre si terrible, que bientt il fut rduit lextrmit. La reine, sa mre, qui navait que lui denfant, se dsesprait de ce que tous les remdes taient inutiles. Elle promettait en vain les plus grandes rcompenses aux mdecins ; ils y employrent tout leur art, mais rien ne gurissait le prince.

    Enfin ils devinrent quun mortel chagrin causait tout ce ravage ; il en avertirent la reine, qui, toute pleine de tendresse pour son fils, vint le conjurer de dire la cause de son mal ; et que, quand il sagirait de lui cder la couronne, le roi son pre descendrait de son trne sans regret pour ly faire monter ; que sil dsirait quelque princesse, quand mme on serait en guerre avec le roi son pre, et quon et de justes sujets pour sen plaindre, on sacrifierait tout pour obtenir ce quil dsirait ; mais quelle le conjurait de ne pas se laisser mourir, puisque de sa vie dpendait la leur.

    La reine nacheva pas ce touchant discours sans mouiller le visage du prince dun torrent de larmes.

    - Madame, lui dit enfin le prince avec une voix trs faible, je ne suis pas assez dnatur pour dsirer la couronne de mon pre ; plaise au Ciel quil vive de longues annes, et quil veuille bien que je sois longtemps le plus fidle et le plus respectueux de ses sujets ! Quant aux princesses que vous moffrez, je nai point encore pens me marier et vous pensez bien que, soumis comme je le suis vos volonts, je vous obirai toujours, quoi quil men cote.

    - Ah, mon fils, reprit la reine, rien ne me cotera pour te sauver la vie ; mais, mon cher fils, sauve la mienne et celle du roi ton pre en me dclarant ce que tu dsires et sois bien assur quil te sera accord.

    - Eh bien ! madame, dit-il, puisquil faut vous dclarer ma pense, je vais vous obir ; je me ferais un crime de mettre en danger deux tres qui me sont si chers. Oui, ma mre, je dsire que Peau dne me fasse un gteau, et que, ds quil sera fait, on me lapporte.

    La reine, tonne de ce nom bizarre, demanda qui tait cette Peau dne.

    - Cest, madame, reprit un de ses officiers qui par hasard avait vu cette fille, cest la plus vilaine bte aprs le loup ; un peau noire, une crasseuse, qui loge dans votre mtairie et qui garde vos dindons.

    - Quimporte, dit la reine, mon fils, au retour de la chasse, a peut-tre mang de sa ptisserie ; cest une fantaisie de malade ; en un mot, je veux que Peau dne (puisque Peau dne, il y a) lui fasse promptement un gteau.

    On courut la mtairie et lon fit venir Peau dne, pour lui ordonner de faire de son mieux un gteau pour le prince.

    Quelques auteurs ont assur que Peau dne, au moment que ce prince avait mis lil la serrure, les siens lavaient aperu ; et puis que, regardant par sa petite fentre, elle avait vu ce prince si jeune, si beau et si bien fait, que lide lui en tait reste, et que souvent ce

  • souvenir lui avait cot quelques soupirs. Quoi quil en soit, Peau dne layant vu, ou en ayant beaucoup entendu parler avec loge, ravie de pouvoir trouver un moyen dtre connue, senferma dans sa chambre, jeta sa vilaine peau, se dcrassa le visage et les mains, se coiffa de ses blonds cheveux, mit un beau corset dargent brillant, un jupon pareil, et se mit faire le gteau tant dsir : elle prit de la plus pure farine, des ufs et du beurre bien frais. En travaillant, soit de dessein ou autrement, une bague quelle avait au doigt tomba dans la pte, sy mla, et ds que le gteau fut cuit, saffublant de son horrible peau, elle donna le gteau lofficier, qui elle demanda des nouvelles du prince ; mais cet homme, ne daignant pas lui rpondre, courut chez le prince lui apporter ce gteau.

    Le prince le prit avidement des mains de cet homme, et le mangea avec une telle vivacit, que les mdecins, qui taient prsents, ne manqurent pas de dire que cette fureur ntait pas un bon signe : effectivement, le prince pensa strangler par la bague quil trouva dans un des morceaux du gteau ; mais il la tira adroitement de sa bouche, et son ardeur dvorer ce gteau se ralentit, en examinant cette fine meraude, monte sur un jonc dor, dont le cercle tait si troit, quil jugea ne pouvoir servir quau plus joli doigt du monde.

    Il baisa mille fois cette bague, la mit sous son chevet et len tirait tout moment, quand il croyait ntre vu de personne. Le tourment quil se donna pour imaginer comment il pourrait voir celle qui cette bague pouvait aller et nosant croire, sil demandait Peau dne, qui avait fait ce gteau quil avait demand, quon lui accordt de la faire venir, nosant non plus dire ce quil avait vu par le trou de cette serrure, de crainte quon se moqut de lui et quon le prt pour un visionnaire, toutes ces ide le tourmentant la fois, la fivre le reprit fortement ; et les mdecins, ne sachant plus que faire, dclarrent la reine que le prince tait malade damour.

    La reine accourt chez son fils, avec le roi, qui se dsolait :

    - Mon fils, mon cher fils, scria le monarque afflig, nomme-nous celle que tu veux ; nous jurons que nous te la donnerons, ft-elle la plus vile des esclaves.

    La reine, en lembrassant, lui confirma le serment du roi. Le prince, attendri par les larmes et les caresses des auteurs de ses jours :

    - Mon pre et ma mre, leur dit-il, je nai point dessein de faire une alliance qui vous dplaise et pour preuve de cette vrit, dit-il en tirant lmeraude de dessous son chevet, cest que jpouserai la personne qui cette bague ira, telle quelle soit ; et il ny a pas apparence que celle qui aura ce joli doigt soit une rustaude ou une paysanne.

    Le roi et la reine prirent la bague, lexaminrent curieusement, et jugrent, ainsi que le prince, que cette bague ne pouvait aller qu quelque fille de bonne maison. Alors, le roi, ayant embrass son fils en le conjurant de gurir, sortit, fit donner les tambours, les fifres et les trompettes par toute la ville, et crier par ses hrauts que lon navait qu venir au palais essayer une bague et que celle qui elle irait juste pouserait lhritier du trne.

    Les princesses dabord arrivrent, puis les duchesses, les marquises et les baronnes, mais elles eurent beau toutes samenuiser les doigts, aucune ne put mettre la bague. Il en fallut venir aux grisettes, qui toutes jolies quelles taient, avaient toutes les doigts trop gros. Le prince, qui se portait mieux, faisait lui-mme lessai. Enfin, on en vint aux filles de chambre ; elles ne russirent pas mieux. Il ny avait plus personne qui net essay cette bague avec succs, lorsque le prince demanda les cuisinires, les marmitonnes, les gardeuses de moutons : on amena tout cela ; mais leurs gros doigts rouges et courts ne purent seulement aller par-del longle.

    - A-t-on fait venir cette Peau dne, qui ma fait un gteau ces jours derniers ? dit le prince.

    Chacun se prit rire, et lui dit que non, tant elle tait sale et crasseuse.

    - Quon laille chercher tout lheure, dit le roi ; il ne sera pas dit que jaie except quelquun.

  • On courut, en riant et se moquant, chercher la dindonnire.

    Linfante, qui avait entendu les tambours et les cris des hrauts darmes, stait doute que sa bague faisait ce tintamarre : elle aimait le prince ; et, comme le vritable amour est craintif et na point de vanit, elle tait dans la crainte continuelle que quelque dame net le doigt aussi menu que le sien. Elle eut donc une grande joie quand on vint la chercher et quon heurta sa porte. Depuis quelle avait su quon cherchait un doigt propre mettre sa bague, je ne sais quel espoir lavait porte se coiffer plus soigneusement, et mettre son beau corps dargent, sems dmeraudes. Sitt quelle entendit quon heurtait la porte et quon lappelait pour aller chez le prince, elle remit promptement sa peau dne, ouvrit la porte ; et ces gens, en se moquant delle, lui dirent que le roi la demandait pour lui faire pouser son fils ; puis, avec de longs clats de rire, ils la menrent chez le prince, qui lui-mme tonn de laccoutrement de cette fille, nosa croire que ce ft celle quil avait vue si pompeuse et si belle.

    Triste et confus de stre si lourdement tromp :

    - Est-ce vous, lui dit-il, qui logez au fond de cette alle obscure, dans la troisime basse-cour de la mtairie ?

    - Oui, seigneur, rpondit-elle.

    - Montrez-moi votre main, dit-il en tremblant et poussant un profond soupir.

    Dame ! qui fut bien surpris ? Ce furent le roi et la reine, ainsi que tous les chambellans et les grands de la cour, lorsque de dessous cette peau noire et crasseuse sortit une petite main dlicate, blanche et couleur de rose o la bague sajusta sans peine au plus joli petit doigt du monde ; et par un petit mouvement de linfante se donna, la peau tomba, et elle parut dune beaut si ravissante, que le prince, tout faible quil tait, se mit genoux, et la serra avec ardeur qui la fit rougir ; mais, on ne sen aperut presque pas, parce que le roi et la reine vinrent lembrasser de toute leur force, et lui demander si elle voulait bien pouser leur fils. La princesse, confuse de tant de caresses et de lamour que lui marquait ce beau jeune prince, allait cependant les en remercier, lorsque le plafond du salon souvrit, et que la fe des lilas, descendant dans un char fait de branches et de fleurs de son nom, conta, avec une grce infinie, lhistoire de linfante.

    Le roi et la reine, charms de voir que Peau dne tait une grande princesse, redoublrent leurs caresses ; mais le prince fut encore plus sensible la vertu de la princesse, et son amour saccrut par cette connaissance.

    Limpatience du prince, pour pouser la princesse, fut telle, qu peine donna-t-il le temps de faire les prparatifs convenables pour cet auguste hymne. Le roi et la reine, qui taient affols de leur belle-fille, lui faisaient mille caresses et la tenaient incessamment dans leurs bras ; elle avait dclar quelle ne pouvait pouser le prince sans le consentement du roi son pre : aussi fut-il le premier auquel on envoya une invitation, sans lui dire quelle tait lpouse ; la fe des lilas, qui prsidait tout, comme de raison, lavait exig cause des consquences. Il vint des rois de tous les pays ; les uns en chaise porteurs, dautres en cabriolet ; les plus loigns mont sur des lphants, sur des tigres, sur des aigles ; mais le plus magnifique et le plus puissant fut le pre de linfante, qui heureusement avait oubli son amour drgl et avait pous une reine veuve, fort belle, dont il navait point eu denfant. Linfante courut au-devant de lui ; il la reconnut aussitt et lembrassa avec une grande tendresse, avant quelle et le temps de se jeter ses genoux. Le roi et la reine lui prsentrent leur fils, quil combla damiti. Les noces se firent avec toute la pompe imaginable. Les jeunes poux, peu sensibles ces magnificences, ne virent et ne regardrent queux.

    Le roi, pre du prince, fit couronner son fils ce mme jour, et, lui baisant la main, le plaa sur son trne. Malgr la rsistance de ce fils si bien n, il lui fallut obir. Les ftes de cet illustre mariage durrent prs de trois mois ; mais lamour des deux poux durerait encore, tant ils saimaient, sils ntaient pas morts cent ans aprs.

  • Moralit

    Le conte de Peau dne est difficile croire :

    Mais tant que dans le monde on aura des enfants,

    Des mres et des mres-grands,

    On en gardera la mmoire.