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CHARLES PERCIER (1764-1838) ET PIERRE FONTAINE (1762-1853) ,  ARC HIT ECT ES D E L A V ICTO IRE Jean-Philippe Garric Pendant les vingt ans de leur carrière commune – du milieu des années 1790, où ils  participèrent aux concours patriotiques du gouvernement révolutionnaire, jusqu’à la chute de Napoléon –, la célébration des ar mées et la commémoration de leurs victoires occupent une place centrale dans l’œuvre de Percier et Fontaine. Au-delà du nance- ment des projets, étroitement dépendant des tributs concédés par les pays vaincus, la mise en scène des triomphes et les programmes traités, comme les références convo- quées, ne permettent-ils pas de les envisager, d’abord, comme des artistes au service d’une représentation de la Guerre ? Dans cette perspective éminemme nt néoclassique  – par l’imitation du monde antique qui la détermine –, doit-on reconnaître le dernier ava tar d’une architecture classique à la gloire du souverain, ou la première manifesta- tion contemporaine de la propagande d’un régime politique par les arts ? Suiva nt une tradition rapportée par Maurice Fouché 1 , Charles Percier, qui n’avait alors que 10 ans, attira l’attention de son tout premier professeur de dessin par le brio et l’exactitude avec lesquels il représentait les brandebourgs et les galons, qui faisaient l’ornement chamarré des tenues militaires. L’épisode est trop incertain pour que l’on  puisse y reconnaître a vec certitude un penchant, aussi précoce que prémonitoire , pour le prestige de l’uniforme. Par la suite, en dépit de l’écho proche et omniprésent des conits armés dans la société, pendant les années qui furent celles de sa jeunesse comme de sa maturité, il conrma un tempérament plus artistique que martial. Son goût modéré pour l’action ne laisse supposer aucune inclination particulière à participer en personne à l’effort de guerre, à l’inverse de son ancien condisciple à l’École gratuite de dessin Louis- Pierre Baltard, qui choisit de rejoindre les armées révolutionnaires, ou même de Pierre Fonta ine, qui, sans aboutir son projet, eut en la matière quelques velléités. Baltard, avec lequel il avait d’abord envisagé de faire équipe pour assurer la créa- tion des décors de l’Opéra, après l’exécution du Roi et le retrait consécutif de son archi- tecte des menus plaisirs Pierre-Adrien Pâris, décida, en effet, avant la n de 1792, de 1 Maurice Fouché, Percier et Fontaine, Paris, Laurens, 1904, p. 11.

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CHARLES PERCIER (1764-1838)

ET PIERRE FONTAINE (1762-1853),

 ARCHITECTES DE LA VICTOIRE

Jean-Philippe Garric

Pendant les vingt ans de leur carrière commune – du milieu des années 1790, où ils participèrent aux concours patriotiques du gouvernement révolutionnaire, jusqu’à lachute de Napoléon –, la célébration des armées et la commémoration de leurs victoiresoccupent une place centrale dans l’œuvre de Percier et Fontaine. Au-delà du finance-ment des projets, étroitement dépendant des tributs concédés par les pays vaincus, lamise en scène des triomphes et les programmes traités, comme les références convo-quées, ne permettent-ils pas de les envisager, d’abord, comme des artistes au serviced’une représentation de la Guerre ? Dans cette perspective éminemment néoclassique

 – par l’imitation du monde antique qui la détermine –, doit-on reconnaître le dernieravatar d’une architecture classique à la gloire du souverain, ou la première manifesta-

tion contemporaine de la propagande d’un régime politique par les arts ?

Suivant une tradition rapportée par Maurice Fouché1, Charles Percier, qui n’avaitalors que 10 ans, attira l’attention de son tout premier professeur de dessin par le brioet l’exactitude avec lesquels il représentait les brandebourgs et les galons, qui faisaientl’ornement chamarré des tenues militaires. L’épisode est trop incertain pour que l’on

 puisse y reconnaître avec certitude un penchant, aussi précoce que prémonitoire, pourle prestige de l’uniforme.

Par la suite, en dépit de l’écho proche et omniprésent des conflits armés dans lasociété, pendant les années qui furent celles de sa jeunesse comme de sa maturité, il

confirma un tempérament plus artistique que martial. Son goût modéré pour l’actionne laisse supposer aucune inclination particulière à participer en personne à l’effortde guerre, à l’inverse de son ancien condisciple à l’École gratuite de dessin Louis-Pierre Baltard, qui choisit de rejoindre les armées révolutionnaires, ou même de PierreFontaine, qui, sans aboutir son projet, eut en la matière quelques velléités.

Baltard, avec lequel il avait d’abord envisagé de faire équipe pour assurer la créa-tion des décors de l’Opéra, après l’exécution du Roi et le retrait consécutif de son archi-tecte des menus plaisirs Pierre-Adrien Pâris, décida, en effet, avant la fin de 1792, de

1 Maurice Fouché, Percier et Fontaine, Paris, Laurens, 1904, p. 11.

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mettre ses talents au service du Génie militaire. Ce choix, qui trouva d’ailleurs un échodans sa production imprimée après les Trois Glorieuses, sous la forme d’un essai surla fortification et les tours à batterie tournante2, détermina presque par défaut les vraisdébuts de la collaboration professionnelle entre Charles Percier et Pierre Fontaine, le

 premier écrivant alors au second, qui se trouvait à Londres, en lui proposant une asso-ciation pour les nouveaux travaux dont on venait de le charger.

Fontaine, pour sa part, comme il l’a lui-même raconté, avait participé à troisreprises, en 1792, au tirage au sort des conscrits, mais il avait été épargné par troisfois. Pourtant, dans les semaines précédant l’attaque des Tuileries, le 10 août, sentant

monter les menaces et assistant avec affliction « aux succès toujours croissants desfactieux »3, l’architecte, qui bien que de convictions libérales restait attaché au Roi,impatient de son impuissance et de l’inaction à laquelle il se trouvait contraint, décidade s’équiper et même de s’entraîner. « J’achetai un fusil, raconte-t-il, je me fis faire unhabit d’uniforme avec l’équipement complet et je pris quelques leçons de manœuvre

 pour, en cas d’attaque, être utile au parti que j’avais résolu d’embrasser 4 ». En dépit dece costume, dont on ignore avec quoi il était uniforme, et de ces premiers rudimentsd’initiation à la discipline militaire, il ne parvint pas, toutefois, à franchir le pas et

 prendre part aux évènements, qu’il traversa plutôt dans une certaine confusion dessentiments5.

Mais après le massacre des gardes suisses et la mise aux arrêts de la familleroyale, les troubles dont il fut le témoin le déterminèrent à passer à l’action. Dans sonautobiographie, Mia Vita, il rapporte en particulier sa vive émotion au spectacle de lafoule exultant après le lynchage de la princesse de Lamballe, de sa tête coupée brandieau bout d’une pique sur la place des Victoires, de son corps « nu, déformé, couvert de

 poussière et de boue mêlée de sang que ces monstres traînaient dans les rues »6.L’évènement le décida d’un coup à rallier les armées qui combattaient aux fron-

tières pour y trouver la mort « ou l’expiation ». Cependant, tandis qu’il avait déjà bouclé ses bagages, qui renfermaient son paquetage de combattant, les observationsinsistantes de ses amis parvinrent à le convaincre de préférer l’émigration et Fontaine,

qui, contrairement à son ami, était porté vers l’action et vers l’engagement, n’eut donc

2 Louis-Pierre Baltard, Essai sur la fortication et les tours à batterie tournante, considérées isolément,

ou réunies aux ouvrages dans les places de guerre, aux forts bastionnées, et dans les ports de mer,

 précédé de quelques Considérations sur l’état de l’Architecture à l’époque de la renaissance des

 arts, et sur l’à-propos de fortier les villes de Paris et de Lyon. Par Baltard, architecte, ex-adjoint de

1ère classe au génie militaire, Paris, l’auteur, 1831.

3 Pierre Fontaine, Mia Vita [version dactylographiée par Albert Laprade], p. 34.

4 Ibid.

5 Voir Jean-Philippe Garric, Percier et Fontaine. Les architectes de Napoléon, Paris, Belin, 2012,pp. 64 et suiv.

6 Pierre Fontaine, op. cit., p. 37.

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 pas l’occasion de prendre directement part au conflit qui commençait à bouleverserl’Europe. Il partit pour l’Angleterre.

 À défaut d’une implication physique dans les entreprises militaires, ce n’est donc

que deux ans plus tard, en 1794, que les deux architectes, désormais accommodésau nouveau régime, eurent l’opportunité de contribuer pour la première fois, et enarchitectes, aux combats de la République, en participant aux concours ouverts parle gouvernement. On sait que ces compétitions7 avaient été organisées pour permettreaux artistes de contribuer à l’effort de toute la nation. Ils y trouvaient l’occasion d’une

reconnaissance de l’opinion, dont l’absence de commandes officielles les privait, lemécénat public étant alors sacrifié à l’effort de guerre. Selon les termes de l’annoncesignée en 1796 par le ministre de l’Intérieur, il était demandé aux participants : « Qu’ilsattestent nos premiers efforts et nos premiers succès ; qu’ils disent nos malheurs, nosrevers et notre persévérance, nos combats et nos victoires, qui ôtent aux Peuples del’Antiquité ce qu’ils avaient de merveilleux ; qu’enfin après cette lutte opiniâtre, maisinégale, de l’injustice et des préjugés contre la raison, ils représentent la Liberté levantsa tête auguste, et fièrement placée sur les ruines de toutes les tyrannies ».

7 Voir à ce propos Werner Szambien, Les Projets de l’an II. Concours d’architecture de la période

 révolutionnaire, Paris, Ensba, 1986.

Fig. 1 Charles Percier et Pierre Fontaine, Théâtre pour célébrer par des chants civiques les triomphes de

 la République, 1794 (Paris, Musée Carnavalet).

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Fontaine, en rédigeant  Mia Vita  sous la Monarchie de Juillet à destination de ses petits-enfants, choisit de passer sous silence ces contributions remarquées, qu’il regardaitsans doute a posteriori comme le témoignage encombrant d’une adhésion, ou du moinsd’une collaboration, avec un régime dont il n’était plus de bon ton de se prévaloir. Pourtant,les deux projets qui nous sont parvenus témoignent d’un engagement et d’une réussite quin’était pas celle de deux outsiders. Si le second dessin, qu’il faut sans doute dater de 1796,est un monument aux défenseurs de la patrie, le premier, dont Werner Szambien a déjàsouligné l’importance dans son ouvrage sur les concours de l’an II, est un théâtre destinéà célébrer par des chants civiques les triomphes de la République (fig. 1). Conçu pour se

dresser à l’emplacement de l’actuel quai d’Orsay, cette vaste composition aurait permisd’organiser des démonstrations terrestres mais aussi aquatiques, comme le précise sanotice : « c’est là que le peuple assemblé sur de vastes amphithéâtres [aurait pu] voir défilersous ses yeux les bataillons vainqueurs après la guerre, et les détachements de barqueset de petits vaisseaux qui représenteraient les flottes victorieuses ». Dans le temple de laconcorde et dans celui de la bonne Foy, les héros devaient recevoir « des mains du présidentdes représentants du peuple » une coupe pour boire à la République. Comme le précisenttoujours les deux architectes : « après toutes les marches et les cérémonies pompeusesdont on pourrait embellir les triomphes, les vainqueurs monteraient au temple de la libertétriomphante et suspendraient à la voute les drapeaux et les dépouilles enlevés aux ennemis

vaincus ». Nous allons voir que cette idée fit bientôt son chemin.La composition de cette proposition brillante comprend un demi-cirque à l’an-

tique qui domine le fleuve, précédant un vaste édifice dans lequel une galerie en Uréunit le théâtre et trois temples (fig. 2). Sa façade principale est ainsi formée d’unfront continu surmonté dans sa moitié centrale par un mur de scène et précédé par les

 portiques des trois temples, alternant avec les frondaisons des plantations disposéesdans les intervalles. L’architecture est d’un goût antique très sobre, mais sans outrance.La présence de la végétation vient en adoucir le caractère monumental. Comme cefut le cas plus tard des projets pour le palais du Roi de Rome et suivant le modèledes villas de Rome, qu’ils avaient attentivement étudiées quelques années plus tôt,

les aménagements extérieurs – en l’occurrence le jeu des terrasses des gradins et des jardins – ont ici une grande importance, l’édifice proprement dit ne représentant qu’une partie des aménagements proposés. L’ordre utilisé est un dorique sans base, mais ses proportions sont beaucoup plus élancées et classiques que celles de l’ordre primitifde Paestum qu’employaient alors certains de leurs contemporains. Il est rigoureuxmais non dépouillé, antique mais pas archaïsant. L’arrangement de la salle principale,conçue comme un vaste théâtre romain couvert par un plafond tendu comme un velum,est également économe de moyens, l’essentiel du décor consistant en un petit templeabritant un autel, placé au centre de la scène, et deux grands bas-reliefs couvrant lesécoinçons entre l’arc de scène et le rampant du couvrement (fig. 3).

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Fig. 2 Charles Percier et Pierre Fontaine, Théâtre…, détail de la partie centrale du plan.

Fig. 3 Charles Percier et Pierre Fontaine, Théâtre…, coupes longitudinale et transversale sur la salle prin-cipale.

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Ce projet, comme tous ceux qui furent alors distingués par des prix, fut cepen-dant sans lendemain et ce n’est que cinq ans plus tard et au service de Bonaparte quePercier et Fontaine purent enfin commencer à concrétiser leurs idées dans le domainedes célébrations publiques. La première rencontre entre le général et ses architectesse déroula fin 1799, au palais du Luxembourg. Joséphine avait voulu rencontrer ceshommes à la mode pour leur confier les travaux de la Malmaison. Mais le PremierConsul détourna immédiatement la discussion sur une autre question, qui concernait lamise en scène de ses propres succès. L’échange qui eut lieu à cette occasion est symbo-liquement fondateur d’une relation dans laquelle les deux amis assumèrent par la suite

à son service, au-delà du dessin des constructions proprement dites, un rôle majeurdans la conception et dans la mise en forme des fêtes et des grandes cérémonies, dontle sacre impérial et le mariage avec Marie-Louise sont les deux principales.

Ainsi, comme le raconte Fontaine, tandis que la conversation s’était déjà engagéeavec Joséphine, « un homme de petite taille, simplement vêtu en redingote » pénétradans la pièce. « Je vis, écrit-il, par l’empressement que chacun mit à aller au-devant delui, que cet homme était le Premier Consul, le général Bonaparte. Il vint aussitôt droità David ; l’ayant salué par son nom, il lui demanda ce qu’étaient devenus les chefs-d’œuvre d’art envoyés d’Italie en France après le traité de Tolentino ». Le peintre,qui parut étonné de la question, répondit qu’ils devaient être au Louvre mais qu’ils

n’étaient pas encore exposés au public. Bonaparte demanda qu’on aille faire ouvrir lescaisses, afin de pouvoir aller lui-même effectuer une visite in situ. Puis il exposa sonidée de présenter ces prises de guerre dans la nef des Invalides : « Pourquoi, reprit-ilun peu vivement, ne mettrait-on pas toutes ces belles choses-là dans l’église et sousle magnifique dôme des Invalides ? Ce serait un hommage que l’on rendrait à l’arméequi en a fait la conquête ». David parut plus embarrassé par cette seconde questionque par la première. Toujours selon Fontaine, le peintre approuva vaguement, tout ens’interrogeant sur la surface disponible dans l’église, puis en profita pour présenter lesdeux architectes, sensés connaître « les mesures et les dimensions de l’édifice »8. Legénéral reformula donc instamment sa question, cette fois à leur adresse et Fontaine

raconte une première réaction défavorable : « Elle m’avait choqué, et j’avais pris un peu d’humeur contre une interrogation aussi brusque ; j’oubliai entièrement le héros, je ne vis plus que le petit homme à la redingote grise9 ».

Cette scène, dépeinte avec complaisance, était son pont d’Arcole à lui. « Je trouvecette idée fausse, aurait-il répondu d’un ton vif, que peuvent avoir de commun leschefs-d’œuvre de l’art venus d’Italie avec l’armée qui en avait fait la conquête ? Queleffet produiraient l’Apollon, la Vénus et le Laocoon sous les voûtes et le dôme des

8 Pierre Fontaine, op. cit., p. 58.

9 Ibid., p. 59.

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Invalides ; si l’on veut élever à l’armée des trophées de reconnaissance dans son palaisde retraite, ce sont les drapeaux pris par elle à l’ennemi, qui sont aujourd’hui dans lesgreniers des Tuileries, qu’il faut suspendre aux voûtes de l’église des Invalides10 ».

Silence général. Bonaparte s’éloigna sans mot dire, ordonnant simplementque l’on reste à l’attendre et il sortit, permettant ainsi que reprenne la discussion surMalmaison. Trois heures plus tard, cependant, « dans la salle où se trouvaient tous lesgénéraux récemment arrivés d’Égypte », le Premier Consul réapparut et l’on se mit enroute. Dans la voiture qui devait les conduire du Luxembourg au Louvre, Murat s’étaitassis à gauche de Bonaparte. David, Percier et Fontaine se trouvaient en face d’eux. La

visite au musée fut confuse et absolument pas conclusive. Bonaparte planta là tout sonmonde et s’en alla sans mot dire.

Quelques jours plus tard, cependant, David se rendait chez les deux archi-tectes pour les féliciter et leur annoncer « qu’un arrêté des consuls ordonnait que lesdrapeaux pris à l’ennemi seraient placés dans l’église des Invalides, qu’une fête natio-nale à laquelle assisteraient les trois consuls et les ministres aurait lieu le jour où lesdispositions nécessaires seraient terminées et qu’en conséquence, une commissiondont il était membre avait été nommée pour surveiller l’exécution du travail » (fig. 4).Cette commission présidée par le général Berthier se composait de David, de Peyre,le maître de Percier et Fontaine11, des architectes Moitte et Legrand, de l’archéologue

Millin, de Percier et de Fontaine, qui étaient spécialement chargés « de la translationdes drapeaux, de leur arrangement, des dispositions de la fête et, par suite, des embel-lissements de l’esplanade en avant jusqu’à la rivière de manière à ce que ce grandespace dont les plantations seraient augmentées, pût devenir l’Élysée des braves »12.

Cette idée des drapeaux suspendus, que Fontaine présente comme une boutade :« Je vis bientôt, par le silence profond qui succéda à ma boutade, qu’elle avait faiteffet »13, n’était pourtant pas totalement improvisée, comme nous l’avons vu,

 puisqu’elle faisait déjà partie de leur proposition pour les concours de l’an II. Bien quel’architecte ait choisi de vouer à l’oubli les projets réalisés à l’instigation du Comitéde salut public, cette célébration martiale, entretenue jusqu’à nos jours dans la nef des

Invalides et qui fut décidée sous le Consulat, plonge donc ses racines dans les années brillantes et exaltées des premières guerres de la Révolution.

Ces débuts au service de Napoléon soulignent à quel point le rôle des deux archi-tectes fut non seulement de bâtir, de rénover et de meubler ses différents palais, mais

10 Ibid.

11  Voir Jean-Philippe Garric, « Antoine-François Peyre (1739-1823) à l’origine de l’École des Beaux- Arts : théorie non écrite ou refus de la théorie ? », dans Basile Baudez et Dominique Massounie (dir.),Chalgrin (1739-1811). Architectes et architectures de l’Ancien Régime à l’Empire (à paraître).

12 Pierre Fontaine, op. cit., p. 60.

13 Pierre Fontaine, Mia Vita [extrait], dans Fontaine, Journal , op. cit., p. 1 334.

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216  ARCHITECTURES POUR LA GUERRE ET POUR LA PAIX 

Fig. 4 Vue intérieure de la nef de l’église des Invalides avec l’exposition des drapeaux, étendards etbannières pris à l’ennemi (photographie de l’auteur).

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aussi de mettre en scène les moments les plus importants du règne, ce qui impliquait àla fois des compétences différentes et un autre type de relations avec leur commandi-taire. Le régime instauré à partir du 18 brumaire était dans une large mesure un régimemilitaire ; au moins autant que le modèle antique romain que partageaient alors lesarchitectes et leurs commanditaires.

Les références martiales dans les aménagements réalisés à Malmaison, notam-ment dans le décor de la chambre de Joséphine imitant celui d’une tente, en sont une

 bonne illustration. Mais le deuxième projet vraiment important au service de la gloirede l’armée et du soldat qui dirigeait la France n’intervint qu’en 1804, avec les cérémo-

nies du sacre. Pour cet évènement, Percier et Fontaine avaient reçu la commande d’uncarrosse et d’un trône, mais, comme en d’autres occasions, leur rôle allait bien au-delàde la réponse formelle à un programme bien établi. Plus encore que lors de l’épi-sode des drapeaux placés aux Invalides, c’est à eux qu’il revenait d’imaginer de toute

 pièce quelle pouvait être la meilleure manière de représenter le nouveau pouvoir de Napoléon. « Rien de précis, note ainsi Fontaine, ne nous avait été ordonné à cet égard.L’Empereur incertain sur ce qui devait être fait n’avait pas communiqué sa pensée 14 ».

Il leur fallait d’abord préparer la cathédrale Notre-Dame pour la cérémonie. Napoléon demandait une tente pour descendre à couvert à l’arrière de l’église, devantl’entrée du palais archiépiscopal. Ce qui permit à Fontaine de recycler celle qu’il avait

déjà fait préparer trois ans auparavant pour une visite à Malmaison du roi d’Étruriemais qui n’avait jamais été ni montée ni payée au menuisier qui l’avait réalisée. Ilsaisit surtout l’opportunité qui lui était offerte par l’ambiance de mobilisation généraleentourant la préparation de l’événement pour réaliser sans attirer l’attention un petitaménagement urbain, auquel il regretterait toutefois a posteriori de n’avoir donné toutel’extension qui, selon lui, était souhaitable : « Nous avons profité du crédit et des droitsque nous donne cette grande entreprise pour faire démolir quelques maisons restéesderrière l’église Notre-Dame et former par ce moyen une petite place au débouchédu pont, l’ancienne place Fénelon désormais disparue. La facilité avec laquelle lesadministrations nous secondent et se prêtent à faire ce que nous demandons nous fait

regretter que le peu de temps qui nous reste jusqu’à l’époque fixée pour la cérémoniene nous ait pas permis de préparer l’entière démolition des maisons à droite du parvisde Notre-Dame en arrivant à l’église. Ces maisons appartiennent aux hospices que l’onaurait indemnisés, elles sont dans le plus mauvais état, leur destruction aurait été un

 bien pour tout le monde, et dans la circonstance présente je suis persuadé que personnen’aurait mis opposition à cette affaire15 ». On ignore si les quelques maisons qui furentainsi passées par pertes et profits étaient ou non des maisons habitées.

14 Pierre Fontaine, Journal , op. cit., p. 87.

15 Ibid., p. 89.

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À l’opposé, du côté de l’entrée, un portail provisoire avait été dressé devantla façade de la cathédrale. Raoul-Rochette en conserva longtemps après le souvenirémerveillé d’une architecture éphémère parfaitement adaptée au style de l’édifice :« On se rappelle encore, écrivait-il en 1838, l’effet que produisit la belle décorationdu portail de Notre-Dame à l’occasion du sacre de Napoléon ; le caractère en était sigrandiose, le style si bien en rapport avec celui de l’édifice, et c’était, de la part d’unhomme aussi nourri que M. Percier des modèles de l’Antiquité, un si rare effort desavoir, d’imagination et de talent, de s’être ainsi constitué architecte du XIIe siècle pourune décoration d’un jour 16 ».

Le volet militaire des cérémonies devait avoir lieu le lendemain. Le 3 décembre1804, la fête de la « distribution des aigles » était programmée au Champ de Mars(fig. 5). Cette cérémonie inspirée de l’Antiquité romaine était conçue pour permettreaux chefs des armées de venir recevoir les nouveaux insignes et de prêter en retourserment de fidélité à l’Empereur. C’était une refondation du lien entre le chef de guerre,devenu empereur, et ses soldats, qui fut d’ailleurs imitée par Napoléon III.

Les aigles, dont la distribution était l’objet de la cérémonie, étaient aussi présentsdans la décoration. Les travées de la tente étaient marquées par des poteaux en boisimitant les aquilifer  des légions romaines, enseignes que Percier connaissait parfai-tement pour en avoir relevé plusieurs dans les bas-reliefs de la colonne Trajane. Les

aigles ainsi placés en amortissement découpaient leurs profils sur le ciel : une idéereprise par le jeune Schinkel, comme l’a montré Andreas Beyer 17, pour la façade del’Altes Museum de Berlin réalisé à partir de 1823 (fig. 6).

La tribune ne fut pas prête à temps et c’est – par chance – la fatigue de l’Im- pératrice qui, entrainant un report de deux jours de la cérémonie prévue, permit auxtravaux d’être terminés le moment venu. Malheureusement, et contrairement à ceque laisse supposer le tableau commémoratif de David (fig. 7), qui est le pendant decelui du Sacre, le temps n’était vraiment pas de la partie. Dans la toile conservée aumusée de Versailles, un ciel incertain, voire menaçant, mais traversé par une éclaircie

 prometteuse laisse percer un faisceau lumineux frappant la figure principale : celle

de Napoléon couronné de lauriers et revêtu d’un manteau pourpre doublé d’hermine.Le somptueux pavillon rouge et or élevé par les architectes pour couvrir la

tribune monumentale que l’on avait dressée devant la façade de l’école militaire ne futmalheureusement d’aucun secours à l’assistance élégante et choisie qui dut endurer lacérémonie comme un véritable calvaire. « Une pluie de neige fondue, note Fontaine,

16  Désiré Raoul-Rochette, « Percier. Sa vie et ses ouvrages », dans Revue des deux Mondes, t. 24,4e série, Paris, 15 octobre 1840, pp. 246-268 (citation p. 261).

17  Andreas Beyer, « Karl Friedrich Schinkel à Paris », dans Jean-Louis Cohen et Harmut Frank,Interférences/Interferenzen: Architecture Allemagne-France 1800-2000, Strasbourg, Musées deStrasbourg, 2013.

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Fig. 5 Charles Percier et Pierre Fontaine, Vue perspective de la tribune construite au Champs de Marspour la distribution des aigles du 3 décembre 1804 (Paris, collection particulière).

Fig. 6 Charles Percier et Pierre Fontaine, Élévation de la tribune construite au Champs de Mars pour ladistribution des aigles du 3 décembre 1804 (Paris, collection particulière).

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a commencé hier vers dix heures du soir, a duré la nuit et le jour du 14 sans aucunediscontinuité. Les toiles peintes, couvertes de neige fondue ont fait eau de toutes parts.Les sièges de l’Empereur et de l’Impératrice n’ont pu être garantis de la pluie que pardes précautions infinies. Les assistants transis de froid, mouillés de l’eau qui pénétrait àtravers les toiles ont quitté leurs rangs, et sont allés chercher en désordre des places oùils espéraient trouver des abris. L’armée couverte de boue et trempée de la pluie la plusfroide a défilé sans éclat, et les chefs en recevant sous les yeux du souverain les aiglesque leur ont distribués les maréchaux de l’Empire n’ont pas laissé apercevoir leurenthousiasme que le mauvais temps avait glacé18 ». Heureusement, David sut donner

à cette scène une autre dignité. Il put même en effacer Joséphine dont la présence, en1810, n’était plus opportune.

Aux grandes victoires les grands triomphes, c’est la défaite de l’Autriche àIéna, en octobre 1806, qui entraîna la commande la plus importante, celle de l’arc duCarrousel (fig. 8). L’édifice en l’occurrence était triplement redevable aux succès desarmées dont il réalisait une brillante synthèse. D’une part parce qu’il avait pour butd’en commémorer les victoires, d’autre part parce qu’il devait supporter un quadrigeattelé aux chevaux de Saint-Marc de Venise, prise de guerre des campagnes d’Italie,

18 Pierre Fontaine, Journal , op. cit ., pp. 92-93.

Fig. 7 Jacques Louis David, Serment de l’armée fait à l’Empereur après la distribution des aigles,

5 décembre 1804, 1810 (Versailles, Château de Versailles)..

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Fig. 8 Charles Percier et Pierre Fontaine, Vue de la face latérale de l’arc du Carrousel (photographie del’auteur).

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enfin, parce que son financement provenait du tribut imposé aux pays vaincus à Iéna,comme d’ailleurs celui de la colonne Vendôme, que l’on édifiait simultanément avec le

 bronze des canons pris à l’ennemi.Cette œuvre valut à ses auteurs le prix décennal d’architecture de 1810, un an

avant leur élection à l’Institut. Ce qui signifie qu’elle fut considérée par le jury commela réalisation la plus remarquable des dix premières années du XIX

e  siècle. Cettereconnaissance officielle, que la destination thuriféraire du monument et le comporte-ment courtisan de l’Institut n’explique qu’en partie, mérite pourtant quelques nuances.Même dans une époque où l’imitation était une figure de la création, c’était une réalisa-

tion peu inventive dans ses grandes lignes, puisqu’elle reproduisait à quelques nuances près l’arc de Septime Sévère à Rome, dont Percier admirait la perfection et qu’il avaitentreprit de relever lors de son séjour romain avant qu’on ne lui impose la colonneTrajane. En revanche, son élégance de détail et sa qualité d’exécution étaient irrépro-chables, associant étroitement à l’architecture toutes les formes de la sculpture, de lasimple incision sur l’épiderme de la pierre aux véritables statues en ronde-bosse enamortissement des colonnes, en passant par différents types de bas-reliefs et d’or-nements. Son architecture d’une correction et d’un équilibre parfaits paraît s’effacer

 pour favoriser le déploiement de la richesse sculpturale, ce qui n’est pas sans rappelerla colonne Trajane ni sans évoquer les architectures « parlantes ». Oubliés l’emphase

et les débordements allégoriques de la Révolution, la fonction de représentation du pouvoir et d’édification du peuple demeuraient le rôle principal de ce piédestal d’ex-ception supportant une prise de guerre de Napoléon elle-même sans pareil, qui inscri-vait ainsi glorieusement l’Empire dans une flatteuse hérédité des spoliations.

En revanche, l’aspect le plus nouveau de l’arc triomphal ne fut guère exalté parses contemporains. Sans doute parce qu’elle venait trop tôt, sa polychromie auda-cieuse, fondée sur l’association de plusieurs matériaux, pierre, bronze, marbre etdorure, ne fut accueillie ni comme un progrès dans la compréhension de l’Antiquité,ni comme l’amorce d’un mouvement déterminant pour l’architecture contemporaine.L’utilisation, pour la frise et pour les colonnes, de blocs en marbre rose de Caunes-

Minervois initialement destinés au Grand Trianon, comme l’emploi de bronze pour les bases et les chapiteaux, rompait avec la monochromie habituelle de la pierre de tailled’Île-de-France et avec la blancheur convenue de l’architecture monumentale. Un telchoix, qui précédait de plusieurs décennies le véritable avènement de la couleur dansquelques grands édifices parisiens, n’était pas seulement la démonstration d’une solideculture archéologique, c’était aussi une façon brillante de mieux intégrer à l’ensembleles ors du quadrige.

Assez vite cependant les victoires de l’Empire se firent moins nombreuses et leurscommémorations moins brillantes. L’organisation de moments festifs demeurait néan-moins dans les attributions des deux architectes. Percier et Fontaine ont ainsi rapporté

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assez longuement, dans leur ouvrage sur les résidences de souverains, la soirée orga-nisée au château de Saint-Cloud le 15 août 1811, à l’occasion de la Saint-Napoléon,

 puis le 25 du même mois au Trianon, en l’honneur de Marie-Louise. La description deces évènements éclaire une autre dimension de leur savoir-faire, voire de leur person-nalité, donnant à leur œuvre une dimension plus frivole et divertissante que celle dontils firent la démonstration à l’occasion du sacre et du mariage, mais qui renvoie toutautant à la célébration du héros qu’ils servaient et aux fastes de l’Ancien Régime.

En dépit des apparences, il s’agissait moins d’ailleurs de divertir que de commé-morer. La représentation du pouvoir demeurait le thème central, tandis que, réparties

dans autant de petits théâtres arrangés dans les bosquets, des « scènes analogues auxévènements dont la France avait droit de s’enorgueillir »19 étaient représentées.

Des « milliers de lampions de verre de toutes couleurs » cachés dans les bosquetsou bien répartis sous les arbres et dans les parterres procuraient une « clarté magique »,un « éclat extraordinaire » qui se reflétait dans « le brillant des eaux, dans les jetset dans les cascades ». La musique et les chants, les architectures d’un jour et lesfeux d’artifice étaient également de la partie, comme les bateleurs, faiseurs de tours,danseurs, devins et diseurs de bonne aventure chargés de prédire « tout ce que chacunsouhaitait » et de « rendre les oracles les plus flatteurs »20. Des mécanismes permet-taient des « transformations singulières »21 et soudaines du décor, « qui à des édifices,

à des colonnades, à des forteresses et à des cascades de feu, faisaient tout à coupsuccéder un temple immense au centre duquel brillaient, en trait de flammes, les nomset les chiffres des deux époux avec celui de leur fils nouvellement né »22.

L’industrie n’était pas oubliée, puisque des kiosques qui permettaient la présen-tation d’objets rares et curieux lui donnaient la dimension d’une exposition de l’Indus-trie. Mais c’est l’armée, bien entendu, qui occupait la plus grande place. Ses marchesmilitaires et autres « fanfares de la victoire »23 enrichissaient la soirée d’une dimensionmusicale, et c’était d’ailleurs « l’artillerie de la garde impériale qui avait obtenu la

 permission de composer et d’exécuter le feu d’artifice »24.La fête du 15 août, qui fut l’une des dernières, fut ainsi un immense succès et

les architectes pouvaient se vanter d’avoir reçu les félicitations des courtisans et del’Empereur lui-même. Mais la conclusion de ce dernier, opposant l’éphémère d’un telévènement aux formes d’expression plus pérennes qu’il appelait de ses vœux, fut aussiemprunte de regrets. Celui-ci aurait en effet déclaré : « Eh bien, de tant de choses si

19 Percier et Fontaine, Résidences de souverains, Paris, les auteurs, 1833, p. 104.

20 Ibid ., p. 103

21 Ibid., pp. 102-103.

22 Ibid., pp. 104-105.

23 Ibid., p. 103.

24 Ibid., p. 104.

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 belles et si chères que nous reste-t-il ? Et qui de vous, messieurs, pourra bien dans sixmois se rappeler ce qu’elles étaient quand vous les avez admirées ? Un temps viendra,

 je l’espère, où nous saurons mieux arranger les choses pour conserver nos souvenirs etne plus laisser aller ainsi nos plaisirs en fumée ; il faut que les édifices, les construc-tions, les établissements d’utilité publique soient désormais les annales de l’Empire,et que l’époque d’un événement heureux, de la célébration d’une fête mémorable, soitmarquée par l’érection du monument qui devra en conserver la date et la mémoire25 ».

 Napoléon pensait sans doute à la construction du palais du Roi de Rome, quidevait célébrer à la face de l’Europe une victoire encore supérieure. Ce rêve qu’il

 partageait alors avec ses architectes allait cependant bientôt s’évanouir, comme cesderniers s’en souviendraient plus tard : « Au milieu d’un tourbillon de travaux et de

 projets aussi immenses, instruments aveugles du génie qui électrisait tout, nous étionsentraînés par le prestige de sa puissance, nous obéissions à ses moindres influences,notre dévouement, notre confiance étaient tels qu’aux entreprises les plus hardies, auxconceptions les plus vastes, sa volonté nous paraissait être le seul obstacle possible. Eneffet ce ne fut qu’après la chute de cet homme extraordinaire, après l’entière destruc-tion de son pouvoir que nous avons pu être détrompés, et reconnaître que le plus flat-teur de nos projets n’était qu’un songe. Ce songe, il est vrai, a duré quatre ans, mais lesillusions qui en faisaient le charme étaient déjà beaucoup diminuées dès les premiers

commencements ; car la terrible campagne de Moscou, en 1812, avait été tellementfatale à la France qu’il fallut suspendre toutes les dépenses dont le but n’était pas ladéfense de l’État26. »

Après la seconde abdication, Percier et Fontaine mirent leurs affaires en ordre.Fontaine tria ses papiers et jeta au feu « ce qui pouvait donner sujet à présentation »27,

 puis ils vendirent les bijoux qu’ils avaient été conduits à accepter des souverainssouhaitant honorer les intimes de Napoléon : « Un peu de besoins, beaucoup de dégoût,quelques craintes sur l’avenir et plus encore le désenchantement, suite ordinaire des

 jouissances, m’ont déterminé ainsi que mon ami Percier à convertir en écus les présentsque nous tenions de la munificence de quelques souverains. Nous venons de vendre et

 j’ai pour ma part tiré 4 

900 francs de tous ces inutiles bijoux, dont notre vanité n’avait jamais fait parade, et dont la valeur avait beaucoup diminué à nos yeux dès que nousavons reconnu qu’ils étaient moins la récompense du talent que l’expression d’une

 politesse d’usage28. »

25 Ibid., pp. 105-106.

26 Ibid., p. 11.

27 Pierre Fontaine, Mia Vita, 20 mai 1816.

28 Pierre Fontaine, Journal , op. cit., p. 520.

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Cette opposition entre « politesse d’usage » et « récompense du talent » permetde voir davantage, dans le geste de Percier et Fontaine, qu’une volonté de se dédouanerd’un engagement devenu gênant au service d’un régime vaincu. Refuser une gratifi-cation motivée par leur appartenance à la maison de l’Empereur plutôt que par leurvaleur propre, c’était revendiquer une autonomie de l’artiste vis-à-vis de son comman-ditaire, un quant à soi qui suppose, en retour, une adhésion volontaire au pouvoir qu’ilchoisit de servir par son art.

Pour des architectes formés sous l’Ancien Régime, les changements politiquesqui se succédèrent en France après 1789 furent l’occasion d’expérimenter la préca-

rité du pouvoir suprême, mais aussi d’acquérir une autonomie politique inédite. Aureproche fait à Fontaine d’avoir servi sans scrupule tous les régimes successifs de 1799à 1848, on pourrait répondre par cette boutade que ce n’est pas de son fait si les régimeschangèrent alors si souvent. L’attitude inverse de Percier, refusant, après 1815, deservir les Bourbons, peut être appréhendée, à l’égal du renoncement de Pierre-AdrienPâris en 1792, comme une fidélité à l’Empereur, mais n’est-ce pas plutôt désormaisune posture romantique et une position critique anticipant l’autonomie revendiquée del’artiste contemporain vis-à-vis du pouvoir et, par voie de conséquence, l’émergencede la figure de l’artiste engagé ? Dans la nouvelle perspective qu’ouvre à l’époquecontemporaine l’invention de la liberté, suivant l’expression de Jean Starobinski, la

représentation de la Guerre et la mise en scène de la Victoire perdaient le caractèred’évidence qu’elles pouvaient avoir à la période moderne, pour un architecte officiel,

 pour devenir un choix politique personnel assorti d’une responsabilité individuelle auregard de l’Histoire.