Charles Morris Le Rôle Du Behaviorisme en Sémiotique

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 Claudine Normand Charles Morris : le rôle du behaviorisme en sémiotique In: Langages, 26e année, n°107, 1992. Sémiologie et histoire des théories du langage. pp. 112-127. Citer ce document / Cite this document : Normand Claudine. Charles Morris : le rôle du behaviorisme en sémiotique. In: Langages, 26e année, n°107, 1992. Sémiologie et histoire des théories du langage. pp. 112-127. doi : 10.3406/lgge.1992.1646 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1992_num_26_107_1646

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un article important sur la fonction du behaviorisme chez l'un des pionniers de la sémiotique.

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  • Claudine Normand

    Charles Morris : le rle du behaviorisme en smiotiqueIn: Langages, 26e anne, n107, 1992. Smiologie et histoire des thories du langage. pp. 112-127.

    Citer ce document / Cite this document :

    Normand Claudine. Charles Morris : le rle du behaviorisme en smiotique. In: Langages, 26e anne, n107, 1992. Smiologieet histoire des thories du langage. pp. 112-127.

    doi : 10.3406/lgge.1992.1646

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1992_num_26_107_1646

  • Claudine NORMAND Paris X (Nanterre) URA CNRS 381

    CHARLES MORRIS : LE RLE DU BEHAVIORISME EN SMIOTIQUE

    Men are the dominant sign-using animals.

    L'histoire de la linguistique attache le nom de Charles Morris l'mergence d'une smiotique moderne et plus prcisment, au sein de celle-ci, la mise en vidence de la dimension pragmatique ; mais on ne souligne gnralement pas que cette laboration prend place dans un cadre entirement philosophique. La thorie qui traite du langage partir du jeu des signes, et que Locke appela smiotique, s'insre dans une longue tradition philosophique. Les smioticiens modernes se rclament peu de ce pass ou ne le font gure remonter au-del de Peirce, suivant en cela Benveniste qui commence ainsi un texte clbre :

    Depuis que ces deux gnies antithtiques, Peirce et Saussure, ont, en complte ignorance l'un de l'autre et environ en mme temps, conu la possibilit d'une science des signes et travaill l'instaurer, un grand problme a surgi qui n'a pas encore reu sa forme prcise... Quelle est la place de la langue parmi les systmes de signes ? (1974, 44).

    Benveniste, dans le mme texte, fait allusion C. Morris pour qui la linguistique fait partie de la smiotique mais, ajoute-t-il, il ne dfinit pas la situation de la langue sous ce rapport (57, en note). Enfin dans un autre passage Benveniste semble associer Morris sa propre laboration de renonciation en rappelant, au dbut du dveloppement sur La nature des pronoms :

    L'nonc contenant je appartient ce niveau ou type de langage que Charles Morris appelle pragmatique qui inclut avec les signes ceux qui en font usage (1966, 252).

    La familiarit des linguistes avec le philosophe amricain s'arrte souvent l ; quant aux smioticiens, ils le cantonnent dans le rle de simple vulgarisateur, voire falsificateur, de Peirce l.

    1. T. A. Sebeok (1964), dans ses remarques terminologiques prliminaires, prsente Peirce comme le vrai fondateur de la smiotique moderne mais souligne que C. Morris lui donn sa place parmi les sciences et comme organon de toutes les sciences. J. Kristeva (1971) ne le cite pas et quand elle assure que la dmarche dont nous nous rclamons aujourd'hui n'a rien voir avec la retombe positiviste du projet formalisateur hrit d'Aristote et de Leibniz, c'est Carnap qu'elle renvoie. Dans la Bibliographie smiotique 1964, 1965 , tablie par T. Todorov (ibid.), . Morris (1964) est cit dans la rubrique Philosophie du langage ; O. Ducrot et T. Todorov (1972) le mentionnent rapidement ainsi que J. Rey-Debove (1978) ; A. Rey (1976), seul, lui accorde une place vritable et rsume ses thses. On notera l'inverse les analyses de A. Esbach (1977) en Allemagne et de F. Rossi-Landi (1972, 1975) en Italie.

    Sur les critiques par les spcialistes de Peirce, cf. Rochberg-Halton E. et McMurtrey K. (1981) cit par Deely J. (1982) ; ce dernier reconnat le rle jou dans la diffusion de la smiotique par ce qu'il appelle les crits smiotiques bien connus (everywhere-known) de Charles Morris (...) auteur d'ouvrages classiques de 1938

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  • Je me propose seulement ici de prciser quelques points de cette histoire rcente des relations entre philosophie et linguistique : que reprsentait en son temps le programme smiotique expos par Morris ? Quelles questions philosophiques, logiques, morales, la smiotique est-elle charge, selon lui, de rsoudre ? A quels mouvements contemporains ou plus anciens de la philosophie la rattachait-il ? Quelle est la porte et la signification des remaniements qui apparaissent entre les versions de 1938 et 1946 de sa thorie des signes ?

    La premire version de la thorie des signes de Morris parat en 1938 dans L'Encyclopdie Internationale de la Science Unifie 2 sous le titre Fondations de la thorie des signes . Les deux premiers fascicules de cette collection commencent, cette date, concrtiser une entreprise ne ds le dbut des annes 30 au cur du Cercle de Vienne et plus prcisment formule et lance par Otto Neurath au premier Congrs International pour l'unit de la Science Paris (1935). La porte assigne par Morris la smiotique doit tre value d'abord dans ce cadre thorique : rflexions philosophiques sur la science moderne, son esprit, ses rsultats mais aussi, mme si les effets en sont au premier abord moins apparents, dans son contexte historique : l'installation du fascisme, les menaces de guerre et le rle de la propagande politique.

    Mme si l'entreprise encyclopdique est loin d'avoir pris l'ampleur projete par son fondateur Neurath (mort ds 1945), elle n'en a pas moins t un mouvement important dans l'histoire de ce qui a t appel Empirisme ou Positivisme logique et elle prsente par rapport son lieu de naissance viennois des caractristiques intressantes 3 ; je signalerai ici celles qui me paraissent avoir eu un rle dans la conception de la smiotique.

    C'est d'abord la dimension internationale : s'appuyant sur une publication et des congrs internationaux, le mouvement pour l'unit de la science (selon l'expression de Neurath) se donne pour objectif de faire la jonction entre la philosophie continentale et la philosophie anglo-saxonne, et d'oprer une vaste synthse. Il s'agit de faire le point sur les rsultats scientifiques modernes, de montrer leur unit fondamentale et de travailler consolider et largir cette unit, en particulier en perfectionnant l'outil mtalinguistique ; on approfondira, dans l'esprit du positivisme viennois et du scientisme franais mais aussi de l'empirisme anglais et du pragmatisme amricain, les relations de la philosophie et des sciences ; on dfinira ainsi le rle d'une philosophie adquate au mouvement et l'esprit scientifique, donc vocation universelle. Tel est, dans ses traits essentiels, l'objectif donn l'entreprise.

    Nouvelle philosophie de la science ? Science des sciences ? La question n'est pas tranche ; aucune rponse ne pouvait, sans doute, rencontrer l'accord des fondateurs

    1964 . C. Dledalle (1983) rsume rapidement ses thses avec une critique allusive son interprtation de Peirce. R. Well (1971) est le seul ( ma connaissance) se fliciter de la modification apporte par C. Morris la thorie peircienne du signe lorsque il traite comme troisime terme de la smiosis, non un tat ou une pense dans l'interprte, mais l'interprte lui-mme par o, dit-il, la thorie devient utilisable .

    2. L'expression utilise par le Cercle de Vienne tait Einheitswissenscha.fi, qu'A. Solez (1985) traduit par Science unitaire. J'ai choisi de traduire l'quivalent anglais adopt par Neurath et Carnap Unified Science.

    3. Sur les hsitations terminologiques et les diffrences de position l'intrieur du groupe, cf. la lettre d'O. Neurath (1944) reproduite in C. Morris (1966) (prsentation et trad, par Cl. Normand, par.). On peut s'tonner de ce que le projet et les ralisations de V Encyclopdie restent trs peu connus comparativement aux travaux prcdents des Viennois ; A. Solez (1985) ne mentionne pas cette continuation du Cercle de Vienne dans son introduction qui ne va pas au-del du dbut des annes 30 (sauf dans la bibliographie l'occasion des titres publie par les diffrents auteurs concerns). Morris lui-mme, quand il prsente en 1970 une rdition des deux textes de 1938 et de 1946 n'en fait mme pas tat dans le back-ground qu'il voque (7). Il semble que ce projet trs ambitieux tait avant tout celui de Neurath ; aprs la mort de celui-ci en 1945, Morris et Carnap ont simplement poursuivi, avec Ph. Franck, le travail d'dition en cours, jusqu' ce qu'en 1966 Morris se dmette de toute fonction, aprs la parution des derniers volumes prvus. Dans l'historique qu'il prsente alors il ne fait aucune remarque sur l'intrt intellectuel de l'entreprise.

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  • qui, plutt que d'tablir une plate-forme commune mme minimale, ont prfr s'en tenir la dfinition d'une attitude , d'un esprit propre Y Encyclopdie. Cet esprit est caractris par le choix philosophique empiriste, appel par Morris ds 1937 empirisme scientifique , et son corollaire, la lutte contre la mtaphysique ; par le programme d'unification des sciences appuy sur l'affirmation d'une mthode unique, et par le dsir de mettre en uvre les moyens thoriques et ditoriaux de ralisation de ce programme.

    Parmi ces moyens thoriques, la proccupation de Carnap, Neurath et Morris se porte sur le langage : il faut trouver, pour tous les domaines de la pense, un langage qui reprenne et largisse le rle unificateur de la logique symbolique, ce que Neurath appelle selon les moments universal slang ou universal jargon . La rfrence Leibniz, puis Frege et Russel, est explicite, mais il est ncessaire aussi d'intervenir dans les sciences sociales ; sur ce point le sociologue Neurath, dont on connat l'engagement politique, rencontre certains thmes constitutifs du pragmatisme philosophique, reprsent dans le mouvement par Morris. Loin de se dsintresser des jugements de valeur dont, selon les critres physicalistes, le contenu cognitif est nul (c'est la position toujours raffirme de Carnap), il faut reconsidrer les questions d'valuation, domaine des sciences sociales, et les fonder scientifiquement.

    Sur cette ncessit Neurath et Morris s'accordent, malgr les diffrences qu'ils pouvaient avoir dans leurs positions politiques respectives ; tous deux, fidles la tradition positiviste des Lumires, renforce par les apports du pragmatisme amricain, affirment leur foi en l'ducation morale et civique par la science 4.

    Le rle du Pragmatisme

    L'exigence d'un langage commun toutes les sciences est donc concrtise par Morris dans sa Thorie gnrale des signes, opration mene en deux temps : en 1937-38 dans le cadre de Y Encyclopdie, en 1946 dans le cadre plus spcifiquement amricain du Pragmatisme et du Behaviorisme 5. On sait que c'est lui qui a clairement dgag la dimension pragmatique du langage et pos la ncessit de la comprendre dans la thorie gnrale de signes au mme titre que la syntaxe et la smantique. Cet apport, il le relie explicitement au pragmatisme philosophique 6 mais ses rfrences sont G. H. Mead et J. Dewey, ses ans immdiats, beaucoup plus que Peirce et James qu'il respecte mais considre comme des mtaphysiciens. Le pragmatisme tel qu'il l'voque ds 1932 est pour lui la philosophie vivante de la science moderne ; elle apporte l'empirisme anglais et au logicisme viennois les correctifs qui doivent permettre au philosophe d'intervenir dans le monde actuel : la rfrence la biologie darwinienne, l'exigence de penser le langage li l'action, enfin les idaux universels de la dmocratie amricaine.

    4. Sur ce point il faut souligner l'importance de Dewey, rfrence constante de Morris quand il dveloppe la question des valeurs (cf. dans la biographie de Dewey par R. Westbrook, 1991, le thme rcurrent de la dmocratie). Sur les positions politiques de Neurath, cf. A. Solez (1985, 27, 37), qui rappelle ses relations dans les annes 20 avec O. Bauer sur le programme de Sozialisierung ainsi que son exprience dans l'phmre rpublique socialiste de Munich et sa foi dans les effets politiques de la conception scientifique du monde . Sur l'originalit de Neurath qui, au sein du groupe de Vienne, avanait des ides marxistes et refusait la neutralit de la science, cf. aussi Carnap (1963, 22, 23).

    5. De fait un troisime texte Signification et Valeur (1964) (Signification and Significance), reprend en les rsumant beaucoup les travaux prcdents pour synthtiser thorie des signes et thorie des valeurs ; C. Morris signale des changements relativement importants dans sa pense qui ne seront pas ici pris en compte.

    6. C. Morris (1938, 1943) dit clairement qu'il a forg pragmatique sur pragmatisme. Cf. une traduction de ce passage in Normand- Valette (1985). Les textes de 19386 et de 1946 sont cits ici avec la pagination de l'dition de 1971.

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  • On doit tenir compte de ces rfrences philosophiques et de l'arrire-plan de proccupation morale et politique (cf. 19346), quand on analyse la smiotique de Morris, et tout particulirement ce qu'il dit du niveau pragmatique du langage. Sans prendre position dans la querelle des peirciens qui lui reprochent de confondre interprtant et interprte, je ferai seulement remarquer que pour lui, coup sr, ce sont les interprtes, les usagers des signes, qui constituent le point le plus intressant quand il s'agit non plus seulement de fonder une thorie des signes dans le cadre d'une philosophie de la connaissance mais de penser le rle et les pouvoirs nouveaux des sciences sociales dans leur utilisation des signes 7.

    De 1938 1946, on verra que la question des signes (les connatre, les manipuler, contrler leur usage) prend aux yeux de Morris un caractre d'urgence politique et morale ; la smiotique qui tait d'abord, avant tout, instrument d'analyse parat de plus en plus charge d'intervenir directement dans la vie sociale.

    La version viennoise de la smiotique (1937-38)

    Le terme smiotique est employ pour la premire fois par Morris dans sa communication au congrs de 1935, publie dans le recueil de 1937 sous le titre Smiotique et empirisme scientifique . Il y prcise ses rapports au positivisme logique et au pragmatisme, et se propose de fonder cette nouvelle synthse philosophique sur une science charge de faire converger les multiples rflexions contemporaines concernant les signes, de Peirce Tarski et Mead, mais aussi bien Mauthner, Sapir, Freud, Durkheim, Malinowski, Wittgenstein... :

    La multiplicit mme est source de confusion. Le propos de cette section est de suggrer un cadre gnral donnant les termes dans lesquels les diffrentes tudes de dtail et dmarches d'approche prendront place comme des aspects de la science smiotique gnrale (64).

    La complexit des niveaux peut tre ramene un schma de trois types de relations : aux objets, aux personnes et aux autres signes. Le premier type de relations concerne surtout les sciences naturelles et la philosophie empiriste traditionnelle, tandis que le pragmatisme, la psychopathologie, la biologie, les sciences sociales s'intressent au deuxime et les linguistes, mathmaticiens et logiciens au troisime. Dans chaque cas, on croit avoir affaire au sens des signes, d'o un emploi trs approximatif des termes significatif et non significatif (meaningful / meaningless), que l'on corrigera par la proposition suivante :

    On propose de dfinir chacun de ces trois ensembles de relations comme une dimension du sens : la relation du signe aux objets sera appele Me ( lire la dimension existentielle du sens ou, pour faire court, sens existentiel ) ; les aspects psychologiques, biologiques et sociologiques du procs de signification seront dsigns par Mp ( la dimension pragmatique du sens ou sens pragmatique ) ; les relations syntaxiques aux autres symboles l'intrieur de la langue seront symboliss par Mf ( la dimension formelle du sens ou sens formel ). Le sens d'un signe est ainsi la somme de ses dimensions de sens : M = Me + Mp + Mf. Il faut souligner que ces trois dimensions du sens sont dans une interrelation telle que la situation signifiante (meaning-situation) forme un tout organique .

    7. Cf. Cl. Normand (1991), traduction d'un texte de 1948 (repris in M. 1971) dans lequel C. Morris se dfend des accusations portes contre lui sur ce point par Dewey et depuis par tous les peirciens.

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  • Une note suggre la variante biotique pour pragmatique , mais pragmatique parat finalement prfrable parce que, tout en incluant biotique , le terme marque les aspects fonctionnels du procs (65).

    On remarque donc que d'emble la dimension pragmatique, fonde sur le biologique, conformment la tradition du pragmatisme, se propose de rendre compte, dans un ensemble plus gnral que le langage au sens strict, des caractristiques psychologiques des comportements :

    Nous devons alors penser le sens dans les termes du schma global et complexe que constituent certains items lis l'exprience (eux-mmes souvent lments d'une structure linguistique) et servant orienter les personnes par rapport certains objets dont les items en question sont devenus les substituts formels (66).

    La smiotique serait donc l'tude des relations de chacune des dimensions du sens et de leurs interrelations et Morris dtaille ainsi ces trois dimensions :

    D'un point de vue empirique et existentiel, son objet serait le processus de signification ; d'un point de vue formel ce serait un systme de symboles comportant une structure syntaxique se prtant une prsentation axiomatique ; d'un point de vue pragmatique, ce serait un corps de propositions intersubjectives susceptibles de nombreuses applications. Tout en tant elle-mme une science elle serait le novum organon des sciences spciales et de la philosophie de l'empirisme scientifique (67).

    La smiotique ainsi programme doit permettre de surmonter les impasses philosophiques rencontres par l'empirisme traditionnel dans sa thorie de l'esprit (mind) (13). L'esprit dans le sens de pense de , conscience de , rfrence intentionnelle est ds lors assimil au procs symbolique, soit :

    la capacit de certains organismes de rpondre des vnements tels que des signes (...) L'esprit se rvle alors tre un processus naturel parmi les autres, fonctionnant l'intrieur d'un processus d'ajustement de l'individu et de la socit au monde environnant. La dcouverte et l'laboration de l'aspect social, objectif, pragmatique de l'esprit doit tre considre comme un correctif important apport l'empirisme traditionnel (68) 8. Un autre dfaut enfin se trouvera surmont, savoir la ngligence traditionnelle

    de l'empirisme l'gard des sciences formelles ; la smiotique doit permettre une articulation avec celles-ci dans la mesure o elle en fait un cas particulier de l'tude gnrale des significations et assure ainsi leur fondement (grounding) (70).

    Si j'ai cit longuement ce premier programme, c'est que s'y trouvent rassembls les diffrente aspects qui seront dvelopps tour de rle dans les textes suivants, en mme temps que s'y rvle, de faon particulirement claire, l'insertion de la smiotique dans un projet globalement philosophique : fonder une thorie de la connaissance empiriste adquate la modernit scientifique.

    Le lien au positivisme viennois

    II est devenu effectif depuis 1936, date o Carnap retrouve Morris Chicago et travaille avec lui l'entreprise encyclopdique. Le premier volume des Fondations parat en 1938 avec deux textes de Morris, L'empirisme scientifique et Fondations de la thorie des signes .

    8. L'empirisme traditionnel est, selon Morris, incapable d' unir pistmologiquement une thorie empirique du sens et une cosmologie naturaliste (1937, 1967).

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  • Le premier reprend l'essentiel du texte de 1937, en insistant sur l'union de la logique formelle et de l'empirisme (qui) est lie au dveloppement de la logique symbolique ou mathmatique (66). Grce cet instrument on rejoint la tradition rationaliste du grand Leibniz sans pour autant s'encombrer d' aucune excroissance spculative .

    L'empirisme scientifique qui combine donc l'empirisme radical, le rationalisme mthodologique et le pragmatisme critique 9 est prsent comme la position philosophique de Encyclopdie, la gnralisation la plus large possible de la mthode scientifique , soit la mtascience , la science de la science (69).

    Syntaxe, smantique, pragmatique

    Morris reprend alors les trois dimensions de la signification pour les lier aux trois constituants de cette mtascience : l'analyse logique ou investigation syntaxique , l'investigation smantique et l'investigation pragmatique du langage de la science. Cette dernire s'attache aux relations entre les signes et les chercheurs scientifiques mais aussi tout ce qui fait de la science une activit : institution sociale en relation avec les autres institutions, activit scientifique en relation avec les autres activits (70).

    La smiotique en tant que science des signes occupe une place importante dans cette science de la science, mais sans lui tre ici assimile car il faut faire une part l'histoire elle-mme de la science en tant qu'institution. Ce souci de l'histoire, rfr A. Comte, semble se situer dans le cadre d'une pragmatique largie 10. Cependant dans la plupart des textes suivants, l'assimilation, plus ou moins explicite, de la smiotique une mtascience semble bien donner la nouvelle thorie des signes le rle souvent dvolu dans la tradition la philosophie, celui de reine des sciences .

    La conclusion de ce premier texte de 1938 insiste sur les trois jambes de la thorie, l'observation et la pratique , et fait apparatre discrtement une ide supplmentaire : pratique est prendre la fois dans le sens d'exprimentation et de pratique sociale. La science est dite servir quoiqu'indirectement les besoins de la communaut n ; c'est admettre que le savant doit assumer les responsabilits que cela implique (sans autre prcision). Certes il ne faut pas confondre jugements dfait et jugements de valeur (le dbat tait vif sur ce point entre Carnap et Morris) mais cette distinction, dit Morris, sert trop souvent d'arrire-plan une dmarcation rigide des sciences naturelles et des sciences sociales (socio-humanistic sciences). L'idal mme d'unit de la science qui inspire l'Encyclopdie amne penser qu'il n'y a pas l un intervalle impossible franchir (unbridgeable gap). Ainsi se trouve prsente dans ce texte, suggestion rapide mais explicite, l'ide que les sciences humaines seront un lieu d'application sociale, d'intervention responsable, ici limite, dans le sillage de Dewey, aux effets sociaux de l'ducation scientifique :

    Car cette habitude de l'esprit est ce qui garantit le mieux une considration objective des facteurs multiples entrant en jeu dans les problmes complexes de l'homme contemporain (74).

    9. Le terme empirisme radical est de James (cf. C. M. 1970, 7). 10. L'institution scientifique tant une institution sociale, certains de ses traits, comme A. Comte

    ralis, s'clairent particulirement dans une perspective historique, si bien que l'histoire de la science a une importance durable dans l'tude gnrale de la science (1938a, 70).

    11. Ministering i.e. le terme employ pour les reprsentants religieux et/ou officiels, chargs d'une gestion morale et sociale.

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  • Fondations de la thorie des signes

    Ce deuxime titre de 1938 annonce un dveloppement plus technique en mme temps que des prcisions sur les rapports de la nouvelle science la philosophie charge de la fonder. Dans la perspective du prsent travail, on retiendra surtout l'aspect philosophique de ce programme tout en soulignant quelques prcisions techniques apportes aux premires formulations.

    Ainsi le rappel des termes de la smiosis (consacrs depuis Peirce) : signe (sign- vehicle), designatum, interprtant et interprte, ainsi que la distinction fondamentale entre designatum (terme smiotique pour la sorte d'objet auquel le signe s'applique ) et denotatum (terme non smiotique pour l'objet de rfrence en tant qu'il existe effectivement) ; les niveaux de la smiosis sous une symbolisation lgrement rectifie : Dsyn, Dsem, Dp (D = dimension), quoi se rattachent respectivement les termes : impliquer, dsigner, exprimer et la dfinition complte du langage comme la somme des trois caractriserions : L = Lsyn + Lsem + Lp (20, 27). L'entreprise de clarification visant produire une nouvelle logique est longuement poursuivie par l'expos des trois sortes de rgles correspondantes. Les rgles syntaxiques concernent l'analyse logico- grammaticale en ngligeant toute autre proprit ; elles constituent le domaine le plus dvelopp de la smiotique (cf. la syntaxe logique de Carnap).

    L'analyse des traits syntaxiques est d'ailleurs susceptible de donner des indices pour chercher leurs analogues en smantique et pragmatique (30). L'examen des rgles smantiques (gouvernant les relations des signes leurs designate) se conclut sur la complexit des stratifications que Morris rapproche de celle de la gologie (41) en mme temps qu'il rappelle la ncessit de ne pas confondre langage et mtalangage :

    II est vrai que syntaxe et smantique, sparment ou ensemble, sont susceptibles d'un degr relativement lev d'autonomie. Mais les rgles syntaxiques et smantiques ne sont que les formulations verbales, l'intrieur de la smiotique, de ce que sont, dans chaque cas concret de smiosis, les habitudes des utilisateurs effectifs dans leur usage des signes. "Rgles de l'usage des signes" est au mme titre que "signe", un terme smiotique dont on n'a pas tablir les proprits syntaxiques ou smantiques (42).

    La dimension pragmatique, qui ne sert pas seulement de supplment la smantique mais peut intervenir ds ce niveau de l'analyse, met clairement l'accent sur la nouveaut de la smiotique :

    les rgles pragmatiques, tablissent les conditions ncessaires pour que le support d'un signe soit un signe pour des interprtes 12. Toute rgle quand elle est effectivement applique, opre comme un type de comportement, et en ce sens, il y a un composant pragmatique dans toutes les rgles. Mais dans certains langages il y a des supports de signes gouverns par des rgles qui viennent s'ajouter aux rgles syntaxiques et smantiques et ce sont les rgles pragmatiques (...) (certaines expressions) ne se produisent que sous des conditions dfinies chez les usagers du langage ; on peut dire qu'elles expriment ces conditions mais elles ne les dnotent pas... (48) 13.

    12. ... state the conditions in the interpreters under which the sign-vehicle is a sign . Sauf dans les cas o la distinction, comme ici, est explicite, j'ai traduit sign-vehicle par signe ; la dfinition donne par C. Morris de sign-vehicle est : un vnement ou un objet particulier, tel qu'un son ou une marque, qui fonctionne comme un signe (1946, 367).

    13. Les exemples donns sont des interjections, ordres, adverbes modalisateurs et diverses expressions rhtoriques et potiques .

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  • C'est donc rtablissement de ces conditions que formulent les rgles pragmatiques pour aboutir la complte dfinition d'un langage :

    Un langage au plein sens smio tique du terme est un ensemble intersubjectif de signes (sign vehicles) dont l'usage est dtermin par des rgles syntaxiques, smantiques et pragmatiques (48).

    Mls ces dveloppements qui n'avaient t qu'amorcs dans les textes prcdents, on retrouve les thmes philosophiques dj largement prsents : la smiotique est le Novum organon, elle doit fonder les sciences sociales parce qu'elle leur fournit un mtalangage commun et que le concept de signe, qui peut se rvler aussi fondamental pour les sciences de l'homme que le concept d'atome, l'a t pour les sciences physiques et celui de cellule pour les sciences biologiques , les runit l'intrieur d'une science unifie (54).

    Par ses ambitions et ses promesses la smiotique, dans la tradition positiviste, se veut nouvelle philosophie, la seule compatible avec la science.

    Comme l'a dit Goethe, "on ne peut pas rellement se quereller avec une forme de reprsentation" condition, videmment, qu'elle ne se dguise pas en ce qu'elle n'est pas. En permettant ce type de comprhension, la smiotique promet de remplir l'une des tches que la tradition appelait philosophiques. Le pch frquent de la philosophie a t de mlanger dans son propre langage les diffrentes fonctions des signes. Mais selon une vieille tradition, la philosophie devrait aider clairer les formes caractristiques de l'activit humaine et travailler la connaissance la plus gnrale et la plus systmatique possible. La forme moderne de cette tradition c'est l'identification de la philosophie avec la thorie des signes et l'unification de la science, soit avec les aspects les plus gnraux et les plus systmatiques de la smiotique pure et descriptive (69).

    La nouveaut de ce texte est surtout dans le lien explicite tabli entre la smiotique et le behaviorisme. Rappelant les formes anciennes de la proccupation pragmatique, Morris assigne le changement qui a donn naissance sa propre thorie aux rsultats de la biologie darwinienne en psychologie. Redfinissant les diffrents termes smiotiques par des proprits biologiques, il rsume en quelques paragraphes ce qu'il retient de Mead qui, dit-il, dveloppe lui-mme les vues fondamentales de Peirce. Cette sorte de traduction amricaine du mtalangage n chez les logiciens viennois sera longuement et systmatiquement dveloppe dans le texte de 1946 ; mais, d'ores et dj, la rfrence est clairement annonce : dans un dveloppement rapide et compact est pose l'quivalence, selon un point de vue pragmatique , entre structure linguistique et systme de comportement (45).

    Ce texte qui se donne comme fondateur prsente ainsi un compromis entre le logicisme viennois et le pragmatisme amricain, d'un ct l'idal d'axiomatisation, encore loin d'tre ralis :

    En principe la smiotique devrait pouvoir tre prsente comme un systme dductif, avec des termes indfinis et des expressions (sentences) primitives permettant de dduire les autres expressions et thormes (23).

    De l'autre, conjointement, le projet d'une science empirique (la description de toutes les sortes de signes et de leurs relations). Le premier projet est celui de la smiotique pure , le second celui de la smiotique descriptive ; les deux se rejoignent dans une postulation philosophique de compltude qui doit permettre de rgler les faux problmes de l'ontologie et d'englobcr-unifier toutes les sciences :

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  • La smiotique fournit une base pour comprendre les principales formes de l'activit humaine et leur interrelation puisque toutes ces activits et relations se refltent dans les signes, mdiation de ces activits (69).

    L'arrire-plan du behaviorisme social

    Morris insiste toujours sur la rfrence scientifique du pragmatisme, la biologie post-darwinienne ; dans cette filiation, l'volutionnisme fonde la fois les mcanismes de la connaissance et ceux de la vie sociale.

    G. H. Mead est ici l'autorit de rfrence, invoque par Morris ds 1925 dans sa thse (Symbolisme et ralit), dont les principaux thmes se prsentent dans la continuit de l'enseignement de Mead : dfinir, par un approfondissement de la thorie du symbole, un nouvel empirisme qui vite les impasses prcdentes concernant l'esprit et mettre en place une philosophie oriente par la science biologique. Reprenant en 1932 la question de la connaissance, Morris rappelle que pour Dewey et Mead :

    la pense est insparablement lie aux demandes exiges par l'intrt du comportement et elle est l'instrument de la satisfaction de ces demandes (295).

    Cette liaison, chez l'un comme chez l'autre, n'est pas pose spculativement mais se fonde sur une description psychologique des comportements de l'organisme ragissant son milieu, donc, pour l'organisme humain, rgissant aux autres organismes constituant la socit. Se dmarquant de la thorie trop simple de Watson, les deux auteurs dveloppent un behaviorisme social (21) qui fait de l'esprit le fonctionnement symbolique de l'exprience et en voit l'mergence, concomitante de celle du langage, dans l'interaction sociale :

    Pour Dewey le cur du langage n'est pas l'expression d'une pense antcdente, ni ne se rduit au simple mouvement des cordes vocales, mais c'est "l'tablissement d'une coopration dans une activit o il y a des partenaires et o l'activit de chacun se trouve modifie et rgle par le fait de ces partenaires" (...) L'esprit est une proprit (character) qui merge au niveau du comportement social et coopratif (321).

    Quant Mead, il insiste surtout sur ce qui concerne l'mergence corrlative de l'esprit, ainsi li au langage, et de la personne (self) (323) :

    En employant des symboles signifiants, l'usager anticipe une situation sociale, c'est--dire qu'il anticipe les effets sur les autres des symboles qu'il utilise et se contrle lui-mme la lumire de ces effets. Cette situation peut tre plus tard intriorise (internalized) si bien que l'un devient l'autre pour lui-mme. Penser devient, dans une opposition la parole explicite, la conversation de la personne (the self) avec "l'autre gnralis" (the generalized other) (...) la thorie fonctionnelle de l'esprit, telle que l'ont dveloppe Dewey et Mead, implique la thse que les symboles sont de nature sociale et que le langage est la matrice de l'esprit et de la signification (324).

    Mais, tout en cartant les notions philosophiques classiquement attaches l'esprit, puisqu'ils le font merger de la vie organique, ils laissent une place la doctrine de l'intentionnalisme condition de l'interprter littralement dans les termes de l'intention, mdiatise par des symboles, d'un sujet actif (active self) (329).

    Un texte de 1934 rsume bien cette laboration philosophique du darwinisme : A la fin du sicle dernier, aucun exemple de savoir ne paraissait plus assur que la doctrine de l'volution biologique. Elle avait de faon dcisive attir l'attention sur

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  • le facteur de dveloppement et de changement dans le monde, de mme que la physique et les mathmatiques avaient prcdemment mis en avant l'lment de permanence structurale. Cela impliquait que non seulement l'organisme humain mais tout autant la vie entire de l'esprit devaient tre interprts l'intrieur du dveloppement de l'volution, partageant sa proprit de changement et mergeant dans l'interactivit de l'organisme et de l'environnement. L'esprit devait apparatre et tre situ dans le cadre des conduites. Les socits elles-mmes devaient tre envisages comme des entits biologiques complexes, ajustes aux catgories de l'volution. Telle a t la tche philosophique aux catgories de l'volution. Telle a t la tche philosophique du pragmatisme : rinterprter les concepts d'esprit et d'intelligence dans les termes biologiques, psychologiques et sociologiques, que les courants de pense post-darwiniens ont mis en avant et reconsidrer les problmes et la tche de la philosophie partir de ce nouveau point de vue (IX. X, 19346).

    Sans dvelopper ici les consquences morales et sociales d'une philosophie qui, intriquant volution, pense et action, dfinit la personne (self) comme un organisme spiritualise (minded organism) (1932, 329), on peut, partir de l, situer plus prcisment l'objectif de la reformulation systmatique de la smiotique en termes behavioristes dans le texte le plus complet sur la question, Signes, Langage et Comportement (1946).

    La porte d'une smiotique behavioriete

    Partir de rsultats scientifiques assurs pour fonder la fois la mtascience logique et une thorie de l'action, tel est le double objectif du texte de 1946. La refonte terminologique de toutes les propositions smiotiques prcdentes doit permettre une rponse scientifique aux questions traditionnellement philosophiques de l'origine du langage et des relations langage-pense-monde, qui font tout le mystre de la signification. Dsormais les thses sur le langage, censes rsumer le rsultat d'exprimentations, restent soumises au contrle des faits ; le traitement empirique dbarrasse ces problmes philosophiques de leur caractre spculatif et ne produit que des rponses provisoires, ouvertes de nouvelles expriences ; la thorie des signes, programme la fois scientifique et philosophique, a transform une philosophie en science. Les propositions de 1946 se donnent comme le point de dpart rigoureux de tous les travaux venir dans ce domaine :

    Ce b'vre veut mettre en place le fondement d'une science des signes tendue et appele se dvelopper. Il tente de dvelopper un langage pour parler des signes, que ce soient ceux des animaux ou des hommes (...). Ce livre est crit partir du point de vue pour la premire fois exprim par Charles Peirce, selon lequel pour dterminer le sens d'un signe quelconque nous avons... simplement dterminer quelles habitudes (habits) il produit . Les signes sont donc dcrits et diffrencis en termes des dispositions agir (to behavior) qu'ils suscitent dans leurs interprtes. L'approche est, au sens large du terme, comportementaliste, et doit beaucoup aux thories du comportement dveloppes par George H. Mead, John Dewey, Edward Tolman et Clarck L. Hull. Mais les logiciens aussi ont, leur manire propre, grandement contribu la comprhension des signes et notre prsentation s'appuie galement sur leurs rsultats, spcialement sur les analyses de Rudolph Carnap (1946, prface).

    La reformulation en termes biologiques ne rendra certes pas compte de tous les usages du terme signe mais elle offre un point de dpart sr en donnant les conditions sous

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  • lesquelles nous admettrons dsormais, l'intrieur de la smiotique, que quelque chose est un signe (81). Avec un tel point de dpart

    une thorie comportementaliste des signes construira, pas pas, un ensemble de termes pour parler des signes (...) et s'efforcera d'expliquer et de prdire les phnomnes lis aux signes sur la base des principes gnraux qui sous-tendent tout comportement et donc le comportement signifiant (sign-behavior) (82).

    Ce point de dpart parat indispensable pour fonder les rsultats des prcdentes recherches sur les signes et c'est la seule base solide pour les dveloppements futurs concernant des domaines aussi varis que la littrature, la religion ou la logique, dont on ne peut attendre qu'ils soient directement traduisibles en termes comportementaux. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'exclure d'autres approches smiotiques mais de les fonder sur une vritable science des signes (82). Il est clair que pour Morris, seule la science du comportement peut donner cette assurance.

    La reformulation behavioriete

    Dans cette perspective, Morris s'emploie redfinir tous les termes smiotiques et multiplier les distinctions notionnelles. Le comportement signifiant (sign-behavior), par exemple, est prcis par les concepts (longuement dfinis) de stimulus prparatoire, disposition rpondre, squence-rponse et classe de comportement (family behavior) qui en explicitent le processus. Il s'ensuit un dveloppement terminologique prolifrant et complexe, soucieux de prendre en compte toute la diversit des cas. Ces termes de base, dont meaning est cart parce que trop vague, sont chargs de rendre compte du processus de comportement signifiant qui dfinit le champ de la smiotique et doit intgrer tous les processus signifiants des plus simples aux plus compliqus. Dans la diversit des signes il faut en particulier faire une distinction importante entre le signal et le symbole et dgager l'autonomie du symbole signe produit par son interprte, qui se substitue un autre signe synonyme (100) alors que le signal est li l'environnement .

    Dans la diversit des signes, il s'agit en effet de spcifier les conditions permettant de parler de langage. A la dfinition minimale de dpart : production par un organisme de stimuli pour un autre organisme (114), Morris ajoute cinq critres qui font intervenir en particulier l'change de signification et l'organisation en systme. A l'intrieur de la smiotique, science gnrale des signes mais aussi, dsormais, secteur de la science du comportement, la linguistique gnrale sera l'tude de tous les systmes de signes constituant des langages (visuels, auditifs, tactiles...) et le terme linguistique dsignera l'tude des seuls langages parls et crits (115, 116).

    Le nouveau rle de la smiotique

    On peut s'interroger sur cet acharnement situer au sein d'une science empirique, la psychologie, ce qui tait jusque l prsent comme une science formelle, une nouvelle logique. On peut supposer que c'est une faon de rsoudre une proposition laisse floue en 1938 concernant le double caractre de la smiotique : Morris affirmait en effet qu'elle tait la fois science formelle, smiotique pure et science empirique, smiotique descriptive . Le texte de 1946 argumente cette position en situant les signes dans les observables de la psychologie behavioriste. L'entreprise a alors un double objectif : non seulement, comme on l'a dit, elle apporte une caution empirique-scientifique au

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  • domaine formel de la logique de la science, mais elle contribue la constitution d'une psychologie sociale behavioriste, issue des travaux de Mead, rsolument oppose celle de Watson, dans la mesure o elle donne aux symboles une importance dcisive.

    La smiotique descriptive lgitime ainsi la smiotique formelle et l'intgre dans le programme gnral d'une philosophie positiviste : remplacer les spculations mtaphysiques par des propositions contenu empirique ; ne s'autoriser de formules gnralisantes que si on peut en reconstituer l'laboration partir de propositions lmentaires, empiriquement fondes parce que vrifiables (cf. Carnap 1928).

    La reformulation de la smiotique en 1946 se donne donc comme un apport dcisif au behaviorisme social et plus largement au pragmatisme. La smiotique, partie intgrante de la psychologie, apporte son tour cette psychologie les lments qui doivent lui permettre, long terme, de rendre compte des phnomnes les plus complexes de la vie sociale. Elle reprend par l le projet permanent du pragmatisme : ouvrir la thorie de la connaissance une thorie de l'action, dans tous les domaines de la vie morale et sociale.

    La smiotique : un secteur d'une thorie de Faction

    Le programme de la smiotique est donc, de part en part, philosophique, qu'il s'agisse de constituer une nouvelle logique de la science, d'tre partie prenante dans une conception scientifique de la connaissance ou de reformuler les grands problmes de la morale et de la vie sociale. Ces trois aspects sont toujours lis chez Morris, accentus diffremment selon les moments.

    La traduction des signes en termes de comportement et, en particulier, la prsentation de Y interprtant en termes de disposition rpondre, permettent un classement des signes selon la diversit des usages, cette diversit tant elle-mme renvoye aux diffrences dans les tendances rpondre. La notion d'intention, par exemple, se trouve ainsi fonde :

    Sous l'effet d'un signe, l'organisme est prpar ragir certaines caractristiques dans son environnement, rpondre de prfrence quelques-unes en vertu d'un certain besoin, et choisir certaines squences de rponses dans l'intention de satisfaire ce besoin (142).

    L'accent mis sur le producteur des signes, Y interprte, permet de reprendre la question des modes de signifier en termes d'objectifs (purpose) ; ainsi le mode de signifier propre au signe dit valuatif (appraisor) en fait

    un signe qui signifie pour son interprte un statut prfrentiel pour une chose ou une autre, c'est--dire qui dispose son interprte donner la prfrence ou ragir dfavorablement l'gard de cette chose ou de cette autre (157).

    Un critre majeur devient celui de l'adquation des signes, juge en termes de besoins. La prise en compte la fois des usages consacrs par le temps et des objectifs des interprtes aboutit une typologie des discours, chacun tant dfini par les types de signes qu'il utilise et les objectifs qu'il vise. Le classement de 1946 puise en principe tous les comportements de l'individu dans la vie sociale.

    Le positivisme social de Mead

    Ce qui est ici expos dans les termes de la smiotique est sous-tendu par les thses philosophiques de Mead sur la vie morale et sociale. Pour celui-ci, c'est le mme

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  • processus social continu d'organismes biologiques en interaction qui permet par une intriorisation progressive l'mergence de l'esprit (mind), de l'individualit de la personne (self) et de la responsabilit morale. Cette transformation de l'individu biologique en minded organism ou self se fait travers le langage. Mead associe, on l'a vu, l'mergence de l'esprit celle du langage, donnant donc comme condition cette dernire une interaction sociale, mme minimale ; il tablit une continuit des gestes inconscients les plus simples au langage conscient le plus labor, ceci par l'opration dcisive de la prise de rle (the taking role of the other). Selon les termes de Morris, dans la prface o il prsente ces thses,

    l'individu biologique doit tre capable de susciter en soi-mme la rponse que son propre geste suscite dans l'autre et d'utiliser alors la rponse de l'autre pour contrler sa propre conduite ultrieure (1934a, XV-XXI).

    Cette opration, qui fait passer de la communication inconsciente au vritable langage symbolique, assure et vrifie la communaut de sens entre les participants ; c'est aussi celle qui permet l'apparition de la personne propre (self), capable, en adoptant le rle des autres, de faire retour sur elle-mme dans cette perspective . La capacit de devenir un objet pour soi-mme est ce qui permet de vivre dans un monde commun de connaissances et de croyances. L'individu transcende son exprience personnelle dans la communication ; il dcouvre que son exprience et celle des autres renvoient la mme universalit . Ainsi la science, la morale, l'esthtique, sont des activits fondes au mme titre mais dont l'universalit, selon les domaines, est affecte de degrs.

    Pour Morris, il s'agit l d'un positivisme social l'gard duquel il n'a que des critiques de dtail, mme s'il y prsume une confiance excessive dans le futur dveloppement de la socit. Il y voit la combinaison des principes de l'individualisme et du socialisme, l'attitude du pionnier et le sens de la fraternit humaine, toutes choses qui caractrisent selon lui l'esprit de la dmocratie. Cependant une inquitude apparat quand il conclut ainsi la prface de l'uvre posthume de Mead :

    Si cet idal dmocratique va vers sa ralisation, George H. Mead aura t avec John Dewey l'un de ses porte-parole majeurs en philosophie, un Whitman du royaume de la pense ; si, de droite et de gauche, des forces rendent cette ralisation impossible, il aura aid crire son pitaphe (ibid. XXXV).

    C'est qu'en 1934, date de cette prface, la dmocratie semble dans une crise grave (cf. 19346) et plus que jamais s'impose un retour rflexif sur la question des valeurs ; c'est aussi, dans le contexte de l'aprs-guerre, le rle du texte de 1946. La smiotique, thorie de tous les signes, se voit charge d'un rle directement politique, mme si ce mot ne fait pas partie du vocabulaire de Morris qui oppose seulement socit dmocratique et rgime totalitaire . Connatre les signes, leur pouvoir, les manipulations de masse qu'ils permettent, implique, avec l'importance grandissante de ce qu'on n'appelle pas encore les mass-media, une possibilit d'intervention accrue dans la vie sociale. Il y a l des potentialits dangereuses que la foi dans la libert et l'ducation ne suffit peut-tre pas conjurer.

    Le caractre inquitant de ce nouveau pouvoir de contrle et de la ncessit d'en user, ne serait-ce que pour lutter contre ceux qui en abusent, apparat clairement dans Signes, Langage et Comportement. Dans la prface, l'accent est mis d'abord sur l'aspect positif de ce pouvoir, en particulier sur le fait que c'est par l que peut tre orient, par la voie de l'ducation, de la psychiatrie et de la politique, le changement social . Moyens de rajustement social , de participation effective , les signes concernent les problmes de base (...) de la vie individuelle et sociale (79). C'est prcisment dans la mesure o l'tude de 1946 tend la porte de la smiotique au domaine des

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  • diverses valeurs mises en uvre dans la vie sociale que la nouvelle science parat pouvoir rpondre ce besoin. La connaissance des signes est un besoin de la dmocratie, affirme la conclusion, parce qu'elle mne la fois une meilleure utilisation individuelle et l'autonomie face aux utilisations sociales abusives : l'individu doit apprendre se mfier de l'exploitation que d'autres font de lui, par les signes, dans la publicit, la propagande, les diffrents moyens de communication (321). Il reste que le pouvoir smiotique peut tre inquitant, en particulier quand la question se pose (est suggre plutt) de savoir qui doit le contrler en dernier ressort :

    Le contrle social des individus travers leurs processus signifiants (sign-processes) est invitable et la possibilit d'exercer un tel contrle ne fera qu'augmenter au fur et mesure que se dveloppera la connaissance des signes et des techniques de communication. La question inquitante et de taille (portentous) est : comment un tel contrle doit-il tre exerc ? (323).

    Le dernier mot reste cependant l'optimisme scientiste ; en attendant que le programme, qui vient d'tre longuement trac, aboutisse une vritable science :

    On doit encourager les essais d'application de la smiotique dans son tat actuel aux problmes personnels et sociaux (...). (Cette application) permettra son dveloppement en tant que science en mme temps qu'elle agira comme un facteur puissant (powerful agency) de sant personnelle et individuelle. Car la science, d'un mme mouvement, guide et est guide par la pratique (329) 14.

    On conclura sur la cohrence de ces travaux qui, de 1925 1970, n'ont vis qu' dvelopper un pragmatisme modernis par les apports de l'empirisme logique et de la science du comportement . Morris a invent la dimension pragmatique du langage et, par l, inflchi durablement la smiotique moderne dans le cadre de cette version amricaine du positivisme qui reprsentait pour lui la seule doctrine susceptible de sauver la dmocratie (cf. 19346).

    Cependant, il semble qu'on ne lui reconnaisse gure de rle propre dans l'histoire de la pense moderne. Par la place que prend sa thorie des signes dans le programme encyclopdique, il est pourtant un maillon dans l'histoire rcente de cette pense transatlantique , qui, malgr les oppositions souvent soulignes entre les philosophies continentale et anglo-saxonne , fait partie de l'arrire plan idologique commun aux sciences sociales contemporaines. Devant l'importance prise aujourd'hui, en linguistique comme dans les autres sciences sociales et la philosophie, par l'association de la dimension pragmatique au langage et la communication, il peut tre intressant de rappeler les racines logicistes et behavioristes de cet ensemble notionnel, ne serait-ce que pour mieux voir si et comment la thorie contemporaine s'en dmarque. En toute rigueur l'oubli ne peut tenir lieu d'analyse critique, or la prsence de Morris dans les ouvrages de smiotique se rduit le plus souvent quelques rfrences bibliographiques quand il n'est pas simplement ignor, comme il l'est aussi par les courants contemporains de philosophie morale et de thorie de l'action 15 ; ces disciplines, pourtant, font

    14. Le terme agency implique en fait une organisation voire un organisme officiel (cf. CIA). La premire traduction de ce passage, (Normand- Valette, 1985), est ici remanie.

    15. Si quelques smioticiens font allusion son apport, les philosophes, l'exception de Dledalie (1983) et de J. Poulain (1991), semblent l'ignorer alors mme, comme R. Rorty, qu'ils se rclament du pragmatisme. Il n'est ainsi mentionn ni dans le numro de Critique consacr par V. Descombee La traverse de l'Atlantique (mai 1985), ni par M. Neuberg (1991) sur la thorie de l'action, ni par J. Rajchman et C. West (1991) sur la pense amricaine. La hte se dbarrasser du positivisme et du behaviorisme amne faire l'conomie d'une analyse historique critique qui pourrait clairer certains enjeux l'uvre dans les sciences sociales contemporaines. On a remarqu la mme absence dans Kristeva (1971) qui, proccupe de se

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  • largement usage des notions smiotiques et pragmatiques qu'il a reformules et leur objet rencontre forcment ce qu'il considrait comme urgent : une nouvelle attention aux actions des hommes, leurs signes et leurs valeurs (1964, 1987).

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    dmarquer du positivisme, retrouve pourtant le thme positiviste de la smiotique thorie de la science , conjur, il est vrai par un appel la critique.

    (Cette prsentation ne prtend videmment pas l'exhaustivit).

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    InformationsAutres contributions de Claudine NormandCet article cite :Normand Claudine. Charles Morris : le positivisme smiotique. In: Linx, %n23, 1990. Traductions de textes peu ou mal connus. pp. 103-118.

    Pagination112113114115116117118119120121122123124125126127

    PlanLe rle du Pragmatisme La version viennoise de la smiotique (1937-38) Le lien au positivisme viennois Syntaxe, smantique, pragmatique Fondations de la thorie des signes L'arrire-plan du behaviorisme social La porte d'une smiotique behavioriste La reformulation behavioriete Le nouveau rle de la smiotique La smiotique : un secteur d'une thorie de l'action Le positivisme social de Mead Bibliographie