Chapitre III - L’exclusion...

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©Patricia Welnowski-Michelet – Thèse en sciences de l’éducation – 2004 – Approche clinique de la crise identitaire du demandeur d’emploi de longue durée et de sa dynamique identitaire de ré-intégration socioprofessionnelle – vers une pédagogie de la restructuration identitaire – La Sorbonne – Paris V 1 Chapitre III - L’exclusion socioprofessionnelle… Dans la littérature scientifique, le concept d’exclusion est abordé à travers des approches historiques, philosophique, sociologique, psychologique sociale, juridique et économique, de psychologie clinique, de psychanalyse. La dégradation du marché de l’emploi, l’éclatement des liens sociaux, le risque généralisé de marginalisation pour des populations entières, suscitent en effet, dans toutes les disciplines des sciences sociales des travaux d’une grande richesse. L’exclusion peut toucher, de façon temporaire ou durable, plusieurs types de populations : les jeunes sans diplôme à la sortie du système scolaire, les handicapés, les immigrés, les personnes âgées, les personnes ayant connu une rupture familiale et enfin les chômeurs de longue durée qui font l’objet de notre étude. Comment la communauté scientifique aborde-t-elle ce concept ? Que met-elle sous ce vocable ? Dans ce chapitre, pour traduire l’état des lieux de la recherche sur ce thème général, nous avons choisi de présenter plusieurs thèmes correspondants aux thèses défendues par des auteurs référents ; l’exclusion en tant que processus psychosocial, l’exclusion face au droit, l’exclusion et la jeunesse, l’exclusion et la vieillesse, l’exclusion et l’identité, l’exclusion et le chômage. À l’issue de la présentation thématique, nous définissons les concepts et théories de l’exclusion que nous retiendrons pour notre étude, notamment le groupe d’appartenance et les organisateurs psychiques inconscients. Préalable Les sans-emplois témoignent d’un mouvement d’extermination de l’identité et de la singularité, d’une violence inhumaine, que le monde politico-économique s’efforce de normaliser. Faisant parti du paysage, la sur-présence de l’exclu le rendrait-il banal ? Cette « quantité » et cette « banalité » n’en font-elles pas une catégorie constitutive de notre société ? existants, ils sont exclus de quoi, … et inclus dans quoi ? quelles fonctions ont-ils qui expliqueraient leur existence ? comment voient-ils, vivent-ils leurs réalités ? intégrés, inclus, insérés, inclus-exclus, êtres précarisés, éjectés potentiels, … ? L’exclu nous interroge sur nos valeurs de solidarité et dénonce une crise de la cohésion sociale, des fonctionnements économique et politique, de notre humanité. Les travaux des chercheurs en sciences humaines et sociales ont contribué au débat social et l’ont même parfois anticipé : étude des mécanismes de l’exclusion par des approches disciplinaires variées et les méthodes les plus diverses ; pouvoirs publics et associations sociales se sont approprié la notion. Elle est passée dans le vocabulaire commun pour devenir un véritable paradigme sociétal, non-maîtrisable quant à son contenu réel, au sens scientifique du terme.

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©Patricia Welnowski-Michelet – Thèse en sciences de l’éducation – 2004 – Approche clinique de la crise identitaire du demandeur d’emploi de longue durée et de sa dynamique identitaire de ré-intégration socioprofessionnelle – vers une pédagogie de la restructuration identitaire – La Sorbonne – Paris V 1

Chapitre III - L’exclusion socioprofessionnelle…

Dans la littérature scientifique, le concept d’exclusion est abordé à travers des approches historiques, philosophique, sociologique, psychologique sociale, juridique et économique, de psychologie clinique, de psychanalyse. La dégradation du marché de l’emploi, l’éclatement des liens sociaux, le risque généralisé de marginalisation pour des populations entières, suscitent en effet, dans toutes les disciplines des sciences sociales des travaux d’une grande richesse.

L’exclusion peut toucher, de façon temporaire ou durable, plusieurs types de populations : les jeunes sans diplôme à la sortie du système scolaire, les handicapés, les immigrés, les personnes âgées, les personnes ayant connu une rupture familiale et enfin les chômeurs de longue durée qui font l’objet de notre étude. Comment la communauté scientifique aborde-t-elle ce concept ? Que met-elle sous ce vocable ?

Dans ce chapitre, pour traduire l’état des lieux de la recherche sur ce thème général, nous avons choisi de présenter plusieurs thèmes correspondants aux thèses défendues par des auteurs référents ; l’exclusion en tant que processus psychosocial, l’exclusion face au droit, l’exclusion et la jeunesse, l’exclusion et la vieillesse, l’exclusion et l’identité, l’exclusion et le chômage. À l’issue de la présentation thématique, nous définissons les concepts et théories de l’exclusion que nous retiendrons pour notre étude, notamment le groupe d’appartenance et les organisateurs psychiques inconscients.

Préalable

Les sans-emplois témoignent d’un mouvement d’extermination de l’identité et de la singularité, d’une violence inhumaine, que le monde politico-économique s’efforce de normaliser. Faisant parti du paysage, la sur-présence de l’exclu le rendrait-il banal ? Cette « quantité » et cette « banalité » n’en font-elles pas une catégorie constitutive de notre société ? existants, ils sont exclus de quoi, … et inclus dans quoi ? quelles fonctions ont-ils qui expliqueraient leur existence ? comment voient-ils, vivent-ils leurs réalités ? intégrés, inclus, insérés, inclus-exclus, êtres précarisés, éjectés potentiels, … ?

L’exclu nous interroge sur nos valeurs de solidarité et dénonce une crise de la cohésion sociale, des fonctionnements économique et politique, de notre humanité.

Les travaux des chercheurs en sciences humaines et sociales ont contribué au débat social et l’ont même parfois anticipé : étude des mécanismes de l’exclusion par des approches disciplinaires variées et les méthodes les plus diverses ; pouvoirs publics et associations sociales se sont approprié la notion. Elle est passée dans le vocabulaire commun pour devenir un véritable paradigme sociétal, non-maîtrisable quant à son contenu réel, au sens scientifique du terme.

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De plus en plus floue et équivoque comme catégorie de pensée scientifique, banalisée, chacun y recourt pour définir diverses situations ou populations dont il est difficile de saisir ce qu’elles ont en commun.

«Mendiant», «vagabond», «chômeur», «clochard», «S.D.F.»1 – autant de vocables qui définissent des états à ceux qui, précisément, semblent se dérober à la collectivité.

Dans les années 1970, le terme «exclus» regroupe les «handicapés» variés : «inadaptés sociaux», «alcooliques», «drogués», «malades psychosomatiques», «délinquants», «marginaux». On voit alors se poser le problème du «lien social», de la «cohésion» impliquant «anomie», «fracture», «relâchement».

Les «déshérités», aujourd’hui, dépassent les groupes de «cas sociaux». Cette pauvreté représente la partie visible de l’iceberg, qui dévoile une précarité massive des bénéficiaires de «revenus minimaux» qui ne trouvent pas place sur le «marché de l’emploi» : allocataires Assédic, du revenu minimum d’insertion (R.M.I), de l’allocation d’insertion (A.I), de l’allocation de solidarité spécifique (A.S.S.), de l’allocation de veuvage, de l’allocation de parent isolé (A.P.I.) ou sans allocation pour ceux qui sont arrivés en fin de droits. Sans parler d’une catégorie grandissante de déshérités, qui ne participe pas de notre objet d’étude : les « sous-revenus minimaux » … qui ont un emploi.

Les sigles sont eux-mêmes évolutifs, le législateur modifiant les dispositifs en fonction des politiques et des modes de répartition des moyens qui en résultent. Ainsi le RMI laisse-t-il la place au RMA (Revenu Minimum d’Activité), etc.

La privation d’emploi engendre un processus d’exclusion d’abord professionnelle, puis sociale. Que représente alors cette déliaison externe et interne et en quoi la liaison sociale est-elle importante dans l’équilibre du sujet ?

Pour Chantal Guérin2{ XE « Guérin C. » } dans son article « L’exclusion et son contraire »,

« Cette liaison (sociale) est toujours sur le point de se rompre et n’est jamais définitivement acquise ».

L’exclu indiquerait l’échec du groupe, la défaillance des mécanismes de protection de la société et de l’institution.

L’exclusion serait,

« L’autre face de la modernisation », « un fait absolu, vu, pensé comme processus objectif, dans lequel aucune volonté humaine ne serait en jeu »3.

En cela, elle serait un processus parfaitement impersonnel. On ne pourrait identifier qui (ou quoi) exclut qui et de quoi … comme si aucune volonté humaine n’était en jeu.

1 S.D.F. : Sans Domicile Fixe.

2 GUERIN, C. (1997). L'exclusion et son contraire, In Aux Frontières du social, l'exclu, coll. Nouvelles Etudes

Anthropologique, L'Harmattan. Conférences de Sociologie à Paris IX. 3 GUERIN. ibidem

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L’exclusion prend alors une sorte de statut d’intempérie, de catastrophe naturelle, face auquel n’est possible que la mobilisation humanitaire pour pallier ses conséquences. Cette acception fataliste du mot a une autre conséquence : parler d’exclusion, sans la caractériser, laisse penser à une malédiction mettant ses victimes « hors société » ; cet ailleurs peut-il exister et de quoi serait-il constitué ? Ne sommes-nous pas en plein paradoxe ?

Pour Chantal Guérin{ XE « Guérin C. » }, parler d’exclusion suppose l’existence d’un centre et d’une périphérie ou de marges. Pour elle, cette vision pose beaucoup de problèmes car comment définir ce centre ? il se confondrait avec une norme qui continuerait de s’imposer et qui ne serait autre que l’obligation faite aux adultes de vivre de façon autonome de leur travail. Comment se peut-il que tant de personnes adhèrent à une norme devenue si difficile à satisfaire ? Ce centre, vécu subjectivement, est ce mode de vie qui paraît « normal » à ceux qui pourtant ne peuvent le suivre. Le centre existe s’il est perçu par ceux qui ne peuvent y accéder. Mais, il est difficile à objectiver. Chantal Guérin{ XE « Guérin C. » } soutient l’hypothèse paradoxale qu’il n’y a pas de centre à partir duquel pourrait être définie l’exclusion ou plutôt que, si centre il y a, alors l’exclusion en fait partie. L’exclusion appartient au centre en ce sens qu’entre elle et le point actuel de la modernité, le lien est indissoluble. L’exclusion est alors comprise comme la partie visible d’un phénomène qui caractérise centralement les sociétés occidentales modernes, ce que Castel{ XE « Castel R. » } nomme l’effritement de la société salariale. Elle en arrive à penser qu’

« Il n’est pas exagéré de décrire l’exclusion comme l’autre face de la flexibilité du travail. »

S’agit-il de la flexibilité du travail (c’est l’expression consacrée) ou, plutôt, celle de l’emploi ? Cette conception « ondulatoire » de la société (un centre et des cercles concentriques générés par ce centre et indissociable de lui) nous semble contestable. On pourrait imaginer une conception « systémique » (un système constitué de sous-systèmes articulés entre eux en un ensemble cohérent) où le système global exclut ce qui ne lui correspond pas, ce qui perturbe sa logique et sa finalité. Si les « rejets » deviennent trop importants, ils caractérisent alors un système en crise ; … ce que nous constatons effectivement.

Cependant, on peut penser que le système sociétal, excluant l’Humain de manière structurelle, serait en crise : flexibilité, précarité de l’emploi, effectivement référents d’efficacité financière, seraient en contradiction avec l’efficience du travail humain et avec la nature de l’Homme ; celui-ci se révélerait non-réductible à une simple marchandise, disponible et jetable en fonction de décisions de gestion financière. Son efficience, en effet, se rapporte plus à ses qualités de mobilité intellectuelle, d’apprentissage, d’adaptation créative, d’échange et de collaboration ; toutes caractéristiques qui font appel à la motivation, c’est-à-dire au sens et à la reconnaissance et qui impliquent que le système reconnaisse à l’individu l’assurance d’exister et lui offre un idéal.

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La liaison nous semble en ce sens pertinente. Dans notre approche, nous dirons que l’identité est au centre de notre problématique de l’exclusion : celle-ci est la conséquence de la déstructuration identitaire. Elle est aussi le moyen par lequel se fait cette déstructuration. On pourrait dire que l’exclusion est le moyen central de cette déstructuration identitaire. Pour vaincre l’exclusion, il s’agit bien de reconstruire une identité, notamment par le moyen essentiel de la réintégration dans le monde du travail.

Ainsi, si les deux objets sont intimement liés, le phénomène identitaire reste bien « le centre » (au sens de « clé ») de la problématique à résoudre chez l’individu : l’insertion (volontariste) dans un emploi ne suffit pas à résoudre le phénomène d’exclusion, il y faut une combinatoire interne-externe de l’individu et de son environnement socio-économique, permettant un processus de reconstruction identitaire complet.

La confusion emploie-travail semble produire un déplacement de problématique. Il nous semble que l’exclusion est de même nature que la flexibilité, plutôt que son autre face : l’un et l’autre procèdent d’une non-reconnaissance de la nature et des besoins profonds (matériels et psychiques) de l’individu, de sa marchandisation à outrance, le réduisant à un simple paramètre d’ajustement de gestion d’entreprise.

Pour intéressante que soit la thèse de C. Guérin{ XE « Guérin C. » }, nous ne pouvons donc y souscrire complètement. Nous pensons que la notion d’exclusion renvoie plutôt à son contraire – l’inclusion -, l’exclu étant parfaitement identifiable et qualifiable ainsi que le phénomène d’exclusion lui-même. Nous partons du principe que l’homme est cet « animal social » qui existe dans et par le regard de l’autre, par la relation qui fait qu’il est reconnu par ses groupes d’appartenance et se reconnaît de ce fait comme unique. Sont inclus les individus qui participent, même peu, même mal, de cette définition. Sont exclus les individus qui ne sont plus dans cette relation qui fonde l’Humanité et qui, isolés des autres, le sont également d’eux-mêmes parce que ne se reconnaissant plus. La Société, elle-même, ne peut se résumer à des cercles concentriques, mais à une multitude de cercles reliés par des liens complexes, chaque individu appartenant à plusieurs d’entre eux. L’appartenance à la Société est caractérisée, non par une présence physique, mais par une participation, une action, une interaction plus ou moins riche et élaborée, de la part de l’individu.

L’exclusion, véritable processus, fabrique des exclus dont on peut parler, mais qu’on ne rencontre jamais dans une forme singulière. L’homme qui tend la main à la sortie de l’église n’est pas un exclu mais un mendiant, ceux qui traînent à Beaubourg ne sont pas des exclus, mais des punks ou des skins, le jeune qui disparaît brusquement d’un stage où il semblait si bien, n’est pas un exclu mais un toxico qui a replongé … L’exclu au singulier est toujours désigné par autre chose. On ne voit pas l’exclusion mais la drogue, la délinquance, la maladie mentale, l’associalité du vagabond … Les difficultés de ceux que l’on regroupe dans cette catégorie d’exclus apparaissent tout autant comme des causes possibles de l’absence de travail pour eux, que comme des conséquences. Les gens qui ont des problèmes sont inemployables et les personnes sont telles, que lorsqu’elles restent longtemps inemployées, elles deviennent inemployables.

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La situation de chômage lorsqu’elle se prolonge met au premier plan les difficultés de la personne. Quelle que soit sa qualification, un chômeur sans emploi depuis plus de deux ans est considéré comme une personne en difficulté et relève d’un traitement social et psychologique.

Pour Robert Castel{ XE « Castel R. » }, spécialiste des questions de l’exclusion, ce terme n’a que trois usages légitimes. Il signifie soit le retranchement complet de la communauté par l’expulsion, le bannissement et, au final, l’extermination, soit le retranchement dans des espaces clos, coupés de la communauté, c’est le cas du ghetto-, soit encore l’imposition d’un statut spécial qui permet de coexister avec les autres, mais dans une place à part.

L’exclusion, véritable catachrèse4, métaphorise l’ensemble des problèmes sociaux liés aujourd’hui à la pauvreté. « Concept horizon » écrit Serge Paugam{ XE « Paugam S. » } et « concept-écran » pour Chantal Guérin{ XE « Guérin C. » }.

L’exclusion : un processus psycho-social

« Une question sous-tend toutes les recherches : qu’est-ce qui fait que, dans les sociétés qui se réclament de valeurs démocratiques et égalitaires, les gens sont amenés à accepter l’injustice, à adopter ou tolérer, vis-à-vis de ceux qui ne sont pas des leurs ou comme eux, des pratiques de discrimination qui les excluent ? »5

Ce n’est pas seulement une question de nature sociétale, mais une chose beaucoup plus profonde : il s’agit d’un réflexe de défense à l’égard de l’inconnu et, en conséquence, considéré comme menaçant. Ce réflexe est alimenté par l’ignorance, qui interdit et par la peur, qui bloque, les facultés réflexives des individus.

Dans un contexte où dominent des valeurs, des croyances, qui favorisent le mépris des victimes parce qu’elles sont victimes, maltraitées, exploitées, il paraît difficile d’adopter une position contraire vis-à-vis du groupe auquel on appartient.

Nous pensons qu’il y a une différence qualitative, voire de nature, entre le phénomène d’appartenance et d’exclusion à de tel ou tel groupe et le phénomène d’exclusion de tous les groupes formant la communauté humaine, tel qu’il est question avec le chômage de longue durée. Dans le premier cas, l’individu et-ou le groupe procède à un choix d’appartenance ou non ; dans le second, il s’agit non d’une volonté d’acteurs mais d’une incapacité réciproque de communication, de l’individu avec la société. Il y a déliaison par absence des éléments constituant l’humanité. Il n’y a pas méconnaissance ou rejet d’un individu par un groupe d’appartenance, mais ignorance, transparence de cet individu par la Société tout entière : il n’existe pas.

4 Catachrèse : grec Katakhrêsis, abus. Métaphore qui consiste à employer un mot au-delà de son sens strict.

5 JODELET, D. Le processus psycho-sociaux de l’exclusion. Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Laboratoire de

psychologie sociale (EHESS).) – pp. 66-67

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« Ce besoin d’appartenance sociale, c’est-à-dire l’engagement et l’implication émotionnelle vis-à-vis du groupe auquel on appartient conduisent à y investir sa propre identité. L’image que l’on a de soi se trouve ainsi liée à celle que l’on a de son groupe et conduit à en défendre les valeurs. La protection du « nous » inciterait donc à différencier puis exclure ceux qui n’en sont pas ». 6

Les modèles psycho-dynamiques font intervenir deux médiateurs importants de l’exclusion, les « préjugés » et les « stéréotypes » ; souvent confondus, ces derniers désignent des

« Processus mentaux par lesquels s’opèrent la description et le jugement de personnes ou de groupes qui sont caractérisés par l’appartenance à une catégorie sociale ou par le fait de présenter un ou des attributs propres à cette catégorie ». 7

Citons l’analyse de Bar-Tal{ XE « Bar-Tal » } (1989)8 comme illustration : on constate, en effet, que les stéréotypes de « délégitimation » visent à

« Exclure moralement un groupe du champ des normes et des valeurs acceptables, par une déshumanisation qui autorise l’expression du mépris et de la peur et justifie les violences et dommages qu’on lui inflige. »9

L’exclusion, aujourd’hui objet de politiques et de débats sociaux, est un phénomène sociétal, économique et institutionnel dont l’analyse relève des sciences sociales. La part de la psychologie, ici, sociale, ne se limite pas aux « processus psychologiques, cognitifs et symboliques » qui, soit accompagnent la mise en exclusion, soit en renforcent le maintien. Elle apporte, du fait de sa « position interstitielle » dans l’espace des sciences de l’homme et de la société, une contribution importante pour la compréhension des mécanismes de l’exclusion.

Le besoin d’appartenance social paraît être déterminant dans le processus de l’exclusion. S’il est difficile d’adopter une position contraire au groupe auquel on appartient, a fortiori, quelle position peut-on avoir face au groupe dont on est rejeté ? Ce besoin d’appartenance conduit l’exclu à cacher le plus longtemps possible son état d’exclusion, utilisant pour cela beaucoup d’énergie.

Nous conservons les notions de préjugés et de stéréotypes, en tant que processus mentaux par lesquels s’opèrent le jugement des personnes ou des groupes qui interviennent dans le processus d’exclusion.

6 JODELET. Ibidem p. 73

7 JODELET. Ibidem p. 71

8 Bar-Tal D., Grauman C. F., Kruglanski A. W. et Stroebe W. (1989), Sterotyping and Prejudice, Springer-Verlag,

New-York. Etude sur les conflits qui ont opposé Américains et Soviétiques, Irakiens et Iraniens, Israéliens et Palestiniens. 9 JODELET. Ibidem p. 75

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L’exclusion et le Droit

«On a toujours pensé à faire la charité aux pauvres et jamais à faire valoir les droits de l’homme pauvre sur la société, et ceux de la société sur lui ».

Ces propos révolutionnaires du Duc de La Rochefoucauld-Liencourt{ XE « La Rochefoucauld-Liencourt » }10 étaient difficiles à concilier avec l’inspiration profondément libérale de la Révolution française. Inévitablement, il s’agissait de revoir la distinction essentielle entre « le pauvre par nature » c’est-à-dire incapable de travailler, et celui qui est en mesure de travailler.

C’est à partir de la Révolution de 1789, que va s’élaborer un projet ambitieux qui prendra un siècle à trouver une traduction juridique.

« La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ».

Ce programme décrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1793 devait être abandonné dès 1795.

Le traitement juridique de la pauvreté va donc délaisser, pendant un siècle, l’idée de droit, donc d’obligation, et se limiter à actualiser les notions de l’Ancien Régime, les adaptant au nouveau cours libéral. Il s’appuie sur la protection familiale (l’obligation alimentaire définie en 1803 par le Code Civil)11, sur la libre intervention des collectivités locales (bureau de bienfaisance - 1796), sur la liberté de chacun d’exercer la charité (ou l’assistance) à l’égard des pauvres.

Le renversement dessinant les contours de l’assistance publique, ne se fait que près d’un siècle après les travaux de La Rochefoucauld-Liencourt{ XE « La Rochefoucauld-Liencourt » }.

En 1889, le Congrès International de l’assistance publique définit que l’assistance publique est une obligation pour les collectivités ; qu’elle est destinée aux indigents incapables de travailler ; qu’elle est subsidiaire par rapport à l’intervention de la famille ; qu’elle est exercée au plus près des individus concernés, par les collectivités locales, avec l’aide de l’Etat.

La principale novation porte sur le caractère obligatoire de l’assistance pour les pouvoirs publics. Les catégories concernées sont successivement les enfants12, les vieillards, les infirmes et les incurables13, puis les femmes en couches et les familles nombreuses14 repérées sur le marché du travail, indépendamment de leur situation administrative.

10

Sur le comité sur la mendicité 11

« Les enfants doivent des aliments à leurs père et mère et autres ascendants qui sont dans le besoin (article 205) » 12

Loi du 24 juillet 1889 et des 27 et 30 juin 1904. 13

Loi du 14 juillet 1905.

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Prend ainsi naissance un droit nouveau, devenu aujourd’hui celui de l’aide sociale (décret du 29 novembre 1953).

Le droit à l’aide sociale correspond au « droit à la vie ». Le législateur s’est toutefois bien gardé, à l’époque, d’affirmer un droit de tous à l’assistance (Alfandéri{ XE « Alfandéri » }, 1989). C’est la Constitution de 1946 qui proclame solennellement ce droit :

« Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler, a le droit de recevoir de la collectivité des moyens convenables d’existence ».

Et ce n’est qu’en 1988 avec l’institution du RMI, concomitant d’un développement sans précédent de la pauvreté depuis plus d’un siècle, que ce droit sera affirmé par la loi elle-même :

« Toute personne qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation de l’économie et de l’emploi, se trouve dans l’incapacité de travailler, a le droit d’obtenir de la collectivité nationale des moyens convenables d’existence » (article 1er)

Un deuxième mode de traitement de la pauvreté va progressivement émerger avec la mise en place du système des assurances sociales et son projet de généralisation, en 1945, au travers de la Sécurité sociale et des mutuelles.

Il faut noter que la généralisation puis l’amélioration de ces minima sociaux ont largement contribué à faire reculer des pans entiers de la pauvreté liée à l’état (âge ou handicap). Toutefois, un risque n’avait pas été intégré dans la Sécurité sociale en 1945 et pour lequel la définition d’un minimum social s’est révélée particulièrement difficile : le chômage. En effet, le risque de non-travail ne peut, en lui-même, être rattaché à une caractéristique identifiable du chômeur, et résiste aux catégories traditionnelles d’« handicapologie ». Bien longtemps après la plupart des pays européens (Lenoir{ XE « Lenoir D. » }, 1992), avec le RMI (1988) un minimum social sera destiné à ceux qui, quelle qu’en soit la raison, ne peuvent tirer du travail des ressources suffisantes, selon des normes de consommation minimales.

Mais, en associant à la notion de revenu minimum celle d’insertion, le législateur français avait l’ambition de donner naissance non seulement au droit à un revenu minimum, mais aussi, et concomitamment, à une obligation d’insertion.

Daniel Lenoir{ XE « Lenoir D. » } 15 s’interroge sur la définition du droit à l’insertion.

« Une telle question relève certes de la philosophie du droit, et donc des valeurs qui fondent les règles du « vivre ensemble » et qui définissent l’idéal qu’une société se fixe à elle-même (en l’espèce, que chacun puisse trouver sa place en son sein). »

14

Loi du 17 juin 1913. 15

LENOIR, D. (1996). L’exclusion face au droit. in (ss la dir.) PAUGAM, S. L’exclusion : l’état des savoirs. Paris : Ed. La découverte / Textes à l’appui. p. 83.

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Elle rejoint la question du droit au travail, exprimé ou revendiqué à plusieurs reprises dans notre histoire (1793 et 1848) et proclamé depuis 1946 comme un objectif d’ordre constitutionnel :

« Chacun a le droit de travailler et le droit d’obtenir un emploi ».

Les modalités de traduction juridique de l’objectif d’un droit au travail restent toutefois problématiques dans une économie libérale : celle-ci repose sur une obligation de profit et ses décideurs sont parfaitement autonomes et décentralisés.

« Ce droit n’est pas actuellement assuré par la société française » (tribunal de grandes instances de Lorient, 24 septembre 1987).

La réalisation de cet objectif du droit au travail a reposé, pendant la période de croissance dite des « trente glorieuses », sur la capacité de l’Etat à assurer une régulation économique d’ensemble permettant le plein emploi, et sur la recherche d’une adéquation entre la demande et l’offre de travail. Cela a conduit à la mise en place d’un important service public de l’emploi, chargé à la fois de l’adaptation des qualifications et du placement des demandeurs d’emploi.

Le développement massif du chômage a mis en évidence que l’accès au marché du travail, dans une situation où celui-ci est déficitaire, impossible pour tous, était plus difficile pour certains que pour d’autres (cela dit le déficit est global).

Les dispositifs de la politique de l’emploi ont, en conséquence, institué des discriminations positives pour rétablir une égalité dans l’accès au travail (travailleurs handicapés), en instituant d’une part des obligations d’emploi et en compensant d’autre part, par une diminution du coût de travail prise en charge par la collectivité, le surcoût du handicap pour les employeurs. Si la première technique n’a guère trouvé d’autres applications, la seconde a servi de fondement à un grand nombre de mesures visant à privilégier l’insertion de demandeurs d’emploi défavorisés, notamment les jeunes peu qualifiés et les chômeurs de longue durée, par des mesures de compensation économiques.

Dans une économie où le chômage pèse sur les emplois disponibles, le droit au travail reste nécessairement, pour une partie des demandeurs d’emploi, un objectif inaccessible, impossible.

Ces difficultés révèlent toute l’ambiguïté qui subsiste, en France, quant au droit à un revenu minimum, pensé comme une étape vers un revenu tiré de l’activité, alors que, à l’évidence, aujourd’hui, l’objectif est incompatible avec les principes économiques en vigueur. Le dilemme de la société est soit d’abandonner l’objectif de l’accès de tous à un travail (tel qu’il a été affirmé en 1946), au profit d’un accès de tous à un revenu minimum [C’est le projet des défenseurs du revenu minimum d’existence] soit de repenser l’ensemble des déterminants économiques et de gestion, de telle sorte que l’accès par chacun à un travail redevienne un objectif suffisamment réaliste, pour qu’on puisse penser qu’il vaut la peine d’être poursuivi. C’est à cette condition que le droit à l’insertion prendrait véritablement son sens.

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©Patricia Welnowski-Michelet – Thèse en sciences de l’éducation – 2004 – Approche clinique de la crise identitaire du demandeur d’emploi de longue durée et de sa dynamique identitaire de ré-intégration socioprofessionnelle – vers une pédagogie de la restructuration identitaire – La Sorbonne – Paris V 10

L’exclusion et la jeunesse

Nous restons très prudents dans notre présentation du sujet. En effet, la jeunesse est une catégorie ponctuelle, un passage temporaire de la vie. De plus, elle est composée de toutes les catégories sociales, ce qui en fait un ensemble très disparate dont’on ne peut traiter globalement : il n’y a pas « la » mais « des » jeunesses.

Cependant nous pouvons constater qu’elle est globalement plus touchée que la moyenne par le chômage et ce, d’autant plus que le niveau de diplôme et de formation est faible : il lui faut accéder à un emploi dans un marché saturé. De plus, depuis 30 ans, les enfants connaissent des niveaux et carrières professionnelles inférieures à celles de leurs parents.

Les caractéristiques intrinsèques de la jeunesse font que les jeunes ne possèdent pas la plupart des attributs - notamment l’emploi, les revenus, la résidence autonome – de l’autonomie du sujet dans la société. Pour Olivier Galland{ XE « Galland O. » }

« L’analyse de l’exclusion juvénile ne peut donc se faire que dans une perspective longitudinale. Cette dépendance, à l’origine « normale », se prolonge du fait du chômage massif au point de devenir la manifestation d’un processus pathologique »16.

« Le chômage a totalement transformé l’image que la jeunesse se fait de la société. La représentation en termes de crise de socialisation dont résulte soit la déviance, soit la contestation, s’estompe au profit du thème des victimes de la crise et de la société ». (Dubet, Jazouli et Lapeyronnie{ XE « Dubet, Jazouli et Lapeyronnie » }, 1985)17.

Les difficultés que rencontrent les jeunes pour entrer dans la vie professionnelle et pour s’y stabiliser ont des conséquences importantes sur le modèle d’entrée dans la vie adulte. Cela mériterait une étude en soi, mais qui n’est pas ici notre propos

Nous pouvons néanmoins souligner que ces difficultés se cumulent et s’aggravent pour les catégories les plus défavorisées et pour les jeunes femmes en particulier, qui connaissent les taux de chômage les plus élevés.

Ces jeunes vivent, dès leur naissance, une représentation de la société et du travail très particulière : ils ne peuvent se construire un mode représentationnel structurant à partir de leurs parents… massivement au chômage ou dans des emplois très dévalorisants et synonymes de misère ; ils n’ont aucun espoir de scolarité ni d’accès à des emplois qui leur permettraient de sortir d’une condition ghettoïsée. Ils sont face à deux possibilités majeures : la résignation à des emplois précaires et mal rémunérés ou la marginalité mafieuse de trafics divers et variés.

16

GALLAND, O. (1996). Les jeunes et l’exclusion in (ss la dir.) PAUGAM, S. L’exclusion : l’état des savoirs. Paris : Ed. La découverte / Textes à l’appui. p. 183. O. Galland est chercheur au CNRS à l’Observatoire Sociologique du Changement (FNSP/CNRS). 17

GALLAND, O. (1985). ibidem p. 185 extrait de : DUBET, F. JAZOULI, A. LAPEYRONNIE, D. L’état des Jeunes. Editions Ouvrières, Paris.

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La construction de leur identité est compromise dès le départ par ces « modèles » et par le non-accès à l’emploi stable, structurant de l’identité socioprofessionnelle. Sans premiers emplois suffisants, ils ne sont pas repérables par les dispositifs du chômage et n’en ont d’ailleurs pas le titre.

Le cas des jeunes filles est encore plus dramatique. Les difficultés socio-économiques justifient tous les discours idéologiques et religieux concourants à leur exclusion professionnelle, à toutes les dépendances, à toutes les soumissions. Leur participation à la vie sociale est contestée dès l’école, a fortiori aux plans social et professionnel. On imagine les effets sur la construction identitaire.

L’exclusion et la vieillesse

Quant aux personnes âgées, Anne-Marie Guillemard{ XE « Guillemard A.M. » }18 considère qu’elles sont, dans les sociétés contemporaines, confrontées à des processus d’exclusion. Le paradoxe de l’Europe comme de l’Amérique du Nord est d’avoir marqué une victoire indéniable avec l’allongement de la vie humaine, ainsi que d’être parvenu à assurer un niveau élevé de ressources de transfert pour les retraités, tout en ayant simultanément dévalorisé et exclu socialement de grands pans de la population vieillissante. Ces pays n’ont pas su préserver un rôle actif et utile pour la part grandissante de la population vieillissante, … et définie comme telle de plus en plus tôt, se privant ainsi des compétences liées au savoir accumulé tout en développant chez ces individus des frustrations intenses.

C’est au phénomène massif de l’exclusion du marché du travail touchant les salariés vieillissants que nous nous intéressons ici. Ils sont sur-représentés parmi les chômeurs et leur taux d’activité a subi un recul très marqué depuis le début des années quatre-vingt, au point qu’après l’âge de 55 ans leur participation au marché du travail est devenue minoritaire dans nombre de pays européens.

Longtemps « vieillesse » et « pauvreté » ont été associées. Les « vieux » ont été, jusqu’au milieu des années soixante-dix, les « pauvres » des sociétés industrielles développées. En France, ils ont été les principaux bénéficiaires des mesures prises au titre du Conseil National de la Résistance (CNR), après guerre, désignées à l’époque « économiquement faibles ».

À partir du milieu des années soixante-dix, une chute brutale de l’activité après 55 ans est observable. La plupart des pays industrialisés enregistrent une réduction notable de l’activité pour les 55-64 ans, à l’exception de la Suède et du Japon. Cela indique clairement une transformation rapide du calendrier de la sortie définitive du marché du travail. Cette évolution traduit le poids pris par la gestion sociale du chômage au sein des politiques

18

GUILLEMARD, A.-M. (1996). Vieillissement et exclusion in (ss la dir.) PAUGAM, S. L’exclusion : l’état des savoirs, Paris : Ed. La découverte / Textes à l’appui.. pp. 193-206. Anne-Marie Guillemard est à l’Université Paris-I-Panthéon Sorbonne et au Centre d’étude des mouvements sociaux (EHESS/CNRS).

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sociales en décomposition sous l’effet des contraintes économiques. Les intérêts des entreprises s’imposent aux objectifs sociaux. La multiplication des dispositifs de sortie précoce d’activité pour les travailleurs vieillissants illustre cette politique nouvelle. Le droit au travail se voit remplacé par le droit au repos, plus souvent imposé que choisi. Cette politique de « désemploi » hypothèque largement les efforts de prévention de la « dé-intégration » sociale de la population âgée, par une action sur son mode de vie.

« Comment lutter en aval, au moment de la retraite, contre une relégation déjà acceptée en amont par un partage des actifs en deux camps, sur le critère de l’âge ?19 »

La définition sociale de la catégorie de la vieillesse et de ses frontières est reformulée. La vieillesse commence de plus en plus tôt, avec la dévalorisation de plus en plus précoce, sur le marché du travail, de la force de travail âgée. On la définie comme le temps de la négation du droit au travail et du rejet dans le monde des improductifs. La vieillesse se trouve, par le moyen des nouveaux dispositifs de sortie précoce, déclarée d’ « inutilité publique » et condamnée à vivre de revenus de substitution. Elle rejoint les catégories de ceux qui, parce qu’ils sont à charge, sont aussi, inévitablement, en marge. La prise de conscience abstraite (dans les discours) de ces phénomènes semble s’opérer depuis peu ; cependant, si l’on constate l’allongement des temps de cotisations pour bénéficier d’une retraite pleine et entière, ce n’est pas pour autant que cela se traduit par une baisse du nombre et du taux de chômeurs de longue durée parmi les plus de 50 ans !

L’existence même de dispositifs spécifiques d’indemnisation des travailleurs âgés a conduit à faire de ces derniers une cible privilégiée des entreprises pour toute contraction d’effectifs salariés. Une logique de substitution de main-d’œuvre entre groupes d’âge a été enclenchée. Elle se révèle difficilement réversible. Un mécanisme de discrimination par l’âge dans l’emploi a été mis en route. Il affecte les représentations des employeurs comme celle des salariés. Une foule de « demi-vieux, nouveau groupe à risque d’exclusion du marché du travail, s’est dessinée, qui concerne les plus de 45 ans. La tranche d’âge immédiatement inférieure à celle concernée par les préretraités a été bientôt considérée comme en fin de carrière et sans avenir. Elle a donc été, de ce fait, écartée des promotions et de l’investissement en formation, considérée par les entreprises comme économiquement non-rentable, compte tenu du nombre d’années restant à travailler (Salzberg et Guillemard{ XE « Salzberg et Guillemard » }, 1994). Ce fait ne peut qu’aggraver les risques de perte d’emploi pour cette tranche d’âge, … et la démotivation de ces salariés. Ces derniers intériorisent la vision de « salariés sans avenir » portée sur eux. La progression du chômage de longue durée des 50 ans et plus, illustre ce phénomène de survulnérabilité induite.

La synthèse des connaissances autour de la question du vieillissement et de l’exclusion a mis en évidence la permanence de processus majeurs d’exclusion frappant la population vieillissante. En dépit d’une amélioration du niveau de vie relatif des retraités, des poches

19

GUILLEMARD A.-M. ibidem p. 202.

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d’exclusion sociales demeurent pour les plus âgés qui sont restés largement à l’écart des améliorations du niveau de vie.

Les salariés âgés tendent de plus en plus à occuper en fin de carrière des positions comparables à celles des jeunes entrant sur le marché du travail : statuts intermédiaires, précarité, RMI, menaces de marginalisation puis d’exclusion sociale.

Aujourd’hui, on constate que les entreprises continuent d’éliminer les salariés âgés alors que les pouvoirs publics, de plus en plus soucieux de l’équilibre des retraites, refusent d’en payer le coût. Les organisations syndicales se battent pour maintenir les acquis sociaux de la retraite, qui s’annonce plus tardive et moins généreuse. Une foule d’inactifs définitifs âgés n’aura plus à sa disposition que l’assistance-chômage, le RMI, et les « petits boulots », après avoir épuisé ses droits à l’assurance-chômage.

Ainsi, la « vieillesse » a vu ses frontières profondément élargies, en même temps qu’elle était simultanément de plus en plus conduite à n’être qu’une catégorie dépendante, socialement et économiquement, à n’être qu’un coût et une charge pour la collectivité. Situation paradoxale : des gains ont été faits sur l’espérance de vie, mais en retirant du sens et de l’autonomie à ce nouveau temps de vie.

Cependant, nous observons deux motivations opposées qui ont pour résultat de prolonger l’activité de cette « nouvelle » catégorie :

Un investissement croissant des jeunes retraités du marché de l’emploi, dans des activités économiques et sociales très variées, à forte valeur ajoutée. Leur présence sur les bancs de la Faculté n’est plus rarissime. Ayant quelques revenus assurés, les ex-salariés encore très valides se préparent et organisent de plus en plus une activité « travail » où ils cherchent à allier plaisir et utilité sociale.

Les dernières mesures concernant le droit à la retraite (nombre d’annuités croissantes pour l’accès et limitation des montants de pension) obligent un nombre de plus en plus important de personnes à prolonger leur activité dévalorisée de salariée, alors même qu’elles aspiraient à de nouvelles activités, à réaliser de nouveaux projets, plus mobilisateurs.

L’exclusion et l’identité

Jean-Manuel de Queiroz{ XE « Queiroz J.M. de » }20 de l’Université Rennes-II. s’interroge sur le lien qui existe entre l’exclusion et l’identité. La forme d’exclusion la plus prégnante des sociétés actuelles lui semble bien être liée aux difficultés d’accès au marché du travail. Ce n’est pas la seule, mais elle l’emporte par ses conséquences et son ampleur sur les autres ; à commencer par l’épreuve identitaire qu’elle impose à ceux qui en sont les

20

QUEIROZ, (de) J.-M. (1996). Exclusion, identité et désaffection. PAUGAM, S. (ss la dir.) L’Exclusion : l’état des savoirs. Paris : La Découverte. Textes à l’appui. P. 295-310

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victimes. La question identitaire dans le traitement théorique de l’exclusion s’inspire du courant interactionniste.

Alors que le « Moi » s’est défini jusque-là à travers des approches philosophique et psychologique, pour la première fois, il est saisi comme une question typiquement sociologique.

« L’identité n’est pas substantielle, mais par essence relationnelle : ce que « je suis » résulte toujours et par définition de ce qu’autrui m’accorde que je suis en même temps qu’il m’enjoint de l’être. »21

Au cours du processus de socialisation primaire, chaque individu se dote d’un Soi, identité sociale qui résulte d’une « adaptation-transaction » de l’individu avec les attentes de son entourage. L’enfant apprend à déchiffrer et à interpréter des rôles qui sont autant de « règles du jeu » qui lui permettront de devenir « quelqu’un ». La socialisation se définit comme ce répertoire de rôles se manifestant sous forme d’attentes spécifiques. Mais, l’individu ne reçoit pas son identité passivement : il se l’approprie, l’interprète, la « négocie ».

Cette construction du « Soi » dans le regard des autres est d’abord décisive au cours de la prime socialisation. L’identité sociale est intrinsèquement liée à une succession de déplacements dans l’espace des positions sociales. Les interactionnistes qui, les premiers, se sont intéressés aux évolutions identitaires au cours de la vie et non pas seulement aux conditions primaires de sa formation (Strauss{ XE « Strauss » }, 1959), évoquent le concept de « carrière » pour rendre compte de ce « jeu » entre ce qui est fait d’un individu et ce qu’il fait de ce qu’on fait de lui.

« Ainsi, la succession des places occupées au cours d’une vie n’est pas seulement une série de déplacements objectifs de positions dans l’espace social, mais, simultanément un replacement de l’image de soi, exigeant un travail biographique de mise en cohérence des différents aspects du Moi. » 22

Toute carrière est « dramatique ». parce que, dans tous les cas, elle se confond avec la production toujours risquée d’un « nouveau Moi » ; Elle peut, au sens interactionniste, se transformer en « déchéance », en carrière « négative » : carrière ou itinéraire moral du pauvre, de l’interné, de l’élève, du délinquant, etc.

« Cette division, constitutive de l’identité sociale elle-même, devient, dans certaines circonstances, très problématique et exige une véritable refonte identitaire. »23

Ces questions sont liées à la socialisation secondaire, c’est-à-dire aux remaniements auxquels tout individu est confronté en entrant dans des mondes sociaux qui ne sont plus exactement semblables au monde natif auquel sa prime socialisation l’avait familiarisé.

21

QUEIROZ (de) J.-M. Ibidem p. 296. 22

QUEIROZ (de) J.-M. Ibidem pp. 296-297 23

QUEIROZ (de) J.-M. Ibidem p. 297

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En 1936, au moment où se formalise la perspective interactionniste, Stonequist{ XE « Stonequist » }, reprenant un concept de Park, construisit une théorie de l’« homme marginal », hybride culturel, caractérisé par un divided self, une scission identitaire qui l’oblige à vivre à la fois dans deux mondes et dans deux cultures.

Ce concept de « divided self » se retrouve sous différents noms dans toutes les situations où il y a une dissonance importante et irréductible entre la manière dont « voyant le monde, je me vois, et celle dont les autres voyant le monde autrement, m’y réservent un Moi auquel je ne peux m’identifier »24.

Par opposition aux théories antérieures (Durkheim{ XE « Durkheim E. » }, les fonctionnalistes) ou présentes (l’habitus bourdieusien), l’individu des interactionnistes est toujours saisi dans le façonnement identitaire comme une « puissance active d’interprétation, d’adaptation et de changement ».

Les travaux des sociologues, consacrés aux problèmes de l’exclusion, s’attaquent non seulement aux causes et aux mécanismes objectifs du phénomène, mais à sa dimension subjective.

Les rapports sociaux se réalisant dans des relations entre personnes, on peut directement saisir dans leurs interactions les modalités de cette construction particulière, qui est celle de l’identité sociale.

L’exclusion et le chômage

Chantal Guérin{ XE « Guérin C. » } définit la norme de l’autonomie par le travail comme une norme morale et non plus une norme statistique. Norme morale, elle ne peut faire l’unanimité toujours et partout. La différence, poursuit-elle, est toujours faite entre chômage et exclusion. « Le chômage est considéré comme un facteur possible d’exclusion, mais il ne se confond jamais avec elle ». Effectivement, le chômage frictionnel, c’est à dire un court passage décidé par le salarié entre deux emplois, n’est aucunement une exclusion. C’était la forme essentielle du chômage jusqu’en 1965, quand il y avait moins de 40 000 chômeurs en France. Depuis les années 1975, la rareté de l’emploi a fait du chômage frictionnel une exception insignifiante. S’agissant d’un chômage subi et plus particulièrement dans le cas du chômage de longue durée, notre expérience autant que notre recherche nous permettent d’affirmer qu’il y a toujours exclusion, même si celle-ci est plus ou moins rapide à se manifester.

Simon Wuhl{ XE « Wuhl S. » }25 socio-économiste, présente deux théories explicatives des causes de l’exclusion professionnelle 26 :

24

QUEIROZ (de) J.-M. Ibidem p. 298. 25

Simon Wuhl, socio-économiste, participe à des missions sur les problèmes d’insertion professionnelle, de formation et d’emploi. 26

WULH, S. (1996). Politique de l’emploi et politiques d’insertion : perspectives in L’exclusion , l’état des savoirs (ss la dir) de PAUGAM, S. Edition La Découverte. Textes à l’appui.

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La première d’inspiration néoclassique interprète les faits économiques comme une agrégation de comportements d’agents individuels. Est ainsi postulé le primat de l’individuel sur le collectif. Selon cette théorie, si les comportements de tous les agents (entreprises et demandeurs d’emplois) sont rationnels, l’équilibre du marché du travail se réalise sans chômage. Tout déséquilibre est lié à des rigidités dans le jeu de ses acteurs.

L’autre démarche de référence est à l’opposé. Elle refuse de réduire le marché à une rationalité abstraite, mais enracine au contraire les agents dans un milieu socialement structuré. C’est le collectif qui prime sur l’individuel. Dans la théorie marxiste qui exprime cette vision de la façon la plus radicale, le marché du travail n’est pas le lieu de l’équilibre du contrat marchand, mais celui d’un rapport de force entre deux classes sociales aux intérêts opposés qui s’affrontent : le rapport des forces collectives permet de trouver le point d’équilibre dans la répartition de la Plus Value, entre masse salariale et profits. Sur le long terme, les détenteurs du capital imposent leurs règles à ceux qui ne disposent que de leur force de travail. Nous avons donc affaire à un jeu à somme nulle : ce que les uns gagnent, les autres le perdent.

Didier Demazière{ XE « Demazière D. » }27 considère que les expériences du chômage sont liées à la compréhension des processus de transformation des identités sociales.

Se référant à l’enquête réalisée en 1931 à Marienthal,28 il souligne les multiples conséquences négatives du chômage, comme la dégradation du niveau et des conditions de vie, la désorganisation des relations familiales, le rétrécissement des activités sociales, militantes, de loisirs, la déstabilisation de la perception du temps (qui perd son rôle de structuration des activités quotidiennes). Plus que :

« La misère économique qu’il engendre, le chômage signale la fin de la vie sociale et la destruction des identités individuelles et collectives »29

Rappelons que cette recherche fut réalisée par une équipe qui s’est fondue pendant une très longue période dans la population stable d’une ville ouvrière isolée, créée autour de l’unique entreprise qui fermait ses portes : Nous sommes à l’opposé de l’enquête statistique photographique instantanée pratiquée aujourd’hui.

Cette recherche sociologique pionnière, analyse le chômage comme une dégradation du statut social, support des identités, comme une impuissance sociale (dévalorisation de la position du chômeur, sentiment d’humiliation, isolement, etc.).

L’identité du chômeur y est marquée par la honte, la gêne, le sentiment d’être mal considéré, d’occuper une position de quémandeur ; on y observe le délitement des relations sociales et familiales, le repli sur soi individuel, l’agressivité, l’alcoolisme, la dépression ; et encore la fragilité des personnes les plus investies professionnellement, la plus grande résistance des militants syndicaux et politiques, etc.

27

DEMAZIERE, D. (1996).Chômage et dynamiques identitaires in L’exclusion , l’état des savoirs (ss la dir) de PAUGAM, S. Edition La Découverte. Textes à l’appui. p. 335 28

Petit village autrichien, frappé par la fermeture de l’usine locale. 29

DEMAZIERE D. ibidem p. 336

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Une autre voie de recherche (psycho-sociale) rend compte des incidences du chômage sur les relations personnelles, l’image et l’estime de soi, la définition de la place sociale. Ces chômeurs de longue durée connaissent une « véritable conversion identitaire », impliquant une nouvelle interprétation du monde social et de leur propre place dans ce monde.

Les enquêtes sociologiques récentes, centrées sur l’expérience du chômeur, aboutissent à des résultats discordants.

Certains parlent d’homogénéisation des comportements individuels du fait du chômage de longue durée, d’autres évoquent une pluralité des manières de vivre le chômage. Ces résultats se comprennent : selon les questions posées et le type de questionnement (ouvert ou fermé), selon l’ancienneté dans le chômage et les catégories socioprofessionnelles interrogées, les résultats apparaîtront incohérents entre eux. D’autre part, une enquête d’opinion fait apparaître un état-statistique instantané, transversal ; elle ne peut rendre compte d’une dynamique de destruction identitaire, du vécu des personnes, ce que nous cherchons ici, par approche clinique.

Dans la dépression, la syntonie — aptitude à vibrer avec le milieu ambiant — est rompue. La personne déprimée se trouve en dysharmonie avec le contexte. Les paroles réconfortantes la laissent indifférente.

L’exclusion et la dépression

Jean Maisondieu{ XE « Maisondieu J. » }30, auteur de « La fabrique des exclus », distingue l’état dépressif maladif et la désespérance liée à la précarité. Compte tenu du syndrome que nous observons dans notre population étudiée, proche du syndrome de la dépression, nous nous sommes intéressée à la position défendue par ce psychiatre.

Selon J. Maisondieu{ XE « Maisondieu J. » }, même si les déprimés et les exclus peuvent présenter les mêmes symptômes, considérer en plus une personne exclue comme « malade » consisterait à lui attribuer une aliénation supplémentaire. La dépression, qui est une maladie que l’on traite avec médicaments et éventuellement une psychothérapie, n’est pas spontanément réversible ; alors que, selon lui, la désespérance liée à la précarité l’est : en effet, il avance que si l’on donne un emploi à un chômeur, ses symptômes finissent par disparaître après un certain laps de temps, correspondant à la réadaptation nécessaire à chacun.

Notre objectif, ici, n’est pas de définir une psychopathologie du chômeur de longue durée. Cependant, la présence des différents signes observés chez chacune des personnes étudiées a, néanmoins, révélé un tableau s’apparentant à la dépression ; quel que soit le nom attribué, nous constatons, dans l’échantillon de population étudiée que le retour à l’emploi ne génère ni immédiatement, ni automatiquement la disparition du syndrome observé.

30

MAISONDIEU, J. (2002). In Lien Social - Numéro 615. 28 mars 2002

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Ainsi, plus d’un an après avoir retrouvé un emploi, plusieurs témoins affirment avoir toujours besoin d’antidépresseurs et d’anxiolytiques ; nous avons pu observer que leur état dépressif n’avait pas seulement affecté leur identité professionnelle mais l’ensemble de leur psychisme, leurs référents et leurs valeurs. Ils en conserve un traumatisme, même après une ré-insertion réussie. Tout indique que le chômage de longue durée, est bien pathogène, qu’il aliène l’individu, socialement mais dans sa santé psychique et physique ; il l’affecte dans son identité globale, en le propulsant dans une crise existentielle. Ce qui fait bien l’objet de notre recherche.

J. Maisondieu{ XE « Maisondieu J. » } développe : L’exclu dérange et l’interdit du meurtre qui fonde la société n’autorisant pas de tuer, on parviendrait à sa mort symbolique en le rendant fou : Le fou est exclu de l’humanité, c’est un tout Autre. En lui donnant un statut de malade, nous le réintroduirions dans l’humanité. Au nom du fait qu’il est notre semblable, notre frère – au sens laïc du terme –, nous allons nous occuper de lui dans l’idéal démocratique « liberté, fraternité, égalité ». En le mettant à l’asile, les aliénistes lui ont donné droit d’asile à l’intérieur de la société. À partir de là, malheureusement, l’asile est redevenu un lieu d’exclusion, c’était inéluctable.

Avec l’apparition de l’exclusion contemporaine, ce n’est pas la différence ou la maladie qui crée l’exclusion, mais c’est « l’exclusion qui nous crée différents, parce qu’assignés à notre différence ». Enfin Maisondieu{ XE « Maisondieu J. » }, en concluant que l’exclusion n’est pas pathogène en soi. Ce qui rend fou, c’est d’entendre à la fois :

« Vous n’êtes pas exclu, vous êtes un citoyen comme les autres, vous avez tous les droits que vous voulez, mais il n’y a pas de place pour vous ».

Nous ferons remarquer que les demandeurs d’emploi de longue durée n’ont pas de lieu refuge. Ne pas posséder de place, n’est-ce pas la définition intrinsèque de l’exclusion ? Ils ne sont pas placés en asile et donc, pas réintroduits de ce fait ; ils sont bien « inexistants » au sens humaniste et psychique du terme ; ils sont transparents.

Nous ne pensons pas non plus que l’exclu socioprofessionnel demeure un citoyen comme les autres, particulièrement lorsqu’il arrive en « fin de droits » … .L’expression traduit bien, qu’en effet, il n’a plus de droit… Pour acheter à crédit, il faut présenter des bulletins de salaire … Pour voter, il faut justifier d’une adresse… Remarquons également que, certes à des degrés divers, mais tous les chômeurs (de longue durée) sont frappés, indépendamment de leurs caractéristiques personnelles et sociales. Pour nous, il ne fait aucun doute que l’exclusion (professionnelle) soit pathogène. Nous espérons que notre travail en fera la démonstration.

Une des fonctions d’une société est d’intégrer les gens à la vie collective qu’ils forment et qu’ils animent et un des besoins les plus profonds de l’individu est d’être intégré, reconnu par cette société. Le niveau de développement du dysfonctionnement traduit, à lui seul, un état de crise sociétale et de crise existentielle, identitaire, des personnes concernées.

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©Patricia Welnowski-Michelet – Thèse en sciences de l’éducation – 2004 – Approche clinique de la crise identitaire du demandeur d’emploi de longue durée et de sa dynamique identitaire de ré-intégration socioprofessionnelle – vers une pédagogie de la restructuration identitaire – La Sorbonne – Paris V 19

Réflexions théoriques et conceptuelles liées à l’exclusion

Véritable malaise dans la culture, l’exclusion nous confronte à une complexité psychopathologique et suscite un certain nombre de questions dans le champ clinique.

Elle signe une ultime rupture dans l’existence du sujet, affecte son rapport à la temporalité, met en péril sa subjectivité. Elle interroge également la question du lieu (l’exclu est défini comme le « hors lieu » ou «l’inassimilable »). De quel lieu s’agit-il ? Et quel est cet être inapte à l’assimilation ?

Au croisement de différents axes, qu’est-ce que l’exclusion d’un point de vue strictement psychopathologique et psychanalytique ?

« Une souffrance qu’on ne peut plus cacher »

Cette phrase d’exclu, qui revient comme un leitmotiv, est plus chargée de sens qu’on ne le pense.

L’exclusion est aussi celle du sujet … de son histoire, comme « temps de catastrophe privé d’altérité », tout en insistant sur la souffrance de la dynamique identitaire et l’expérience désorganisatrice d’un ou de plusieurs traumas, beaucoup d’écrits cliniques et psychanalytiques ont cependant du mal à s’affranchir d’un sentiment chrétien d’amour du prochain (pensons à la critique de Freud{ XE « Freud S. » }). L’errance sociale pourrait correspondre à ce qui erre dans la psyché du fait d'un échec de symbolisation.

Il ne s’agit pas d’objectiver le sujet ou de réduire celui qui est dans l’exclusion à un sujet symptômal, mais plutôt de faire entendre ce que sa voix contient d’intraitable. Comment cet intraitable interroge-t-il la clinique psychanalytique ? Ces questions et bien d’autres nous aideront à conceptualiser les contours d’une notion de plus en plus répandue et qu’il nous faut définir précisément.

« Ne plus faire partie de », « ne plus appartenir à un groupe », cette dynamique du « rejet » et du « dehors » nous incite à faire le point sur ce que représente à la fois le groupe d’appartenance (primaire et secondaire institué) et sur les principes organisateurs qui régulent l’appareil psychique inconscient du groupe.

Qu’est-ce qui est en jeu lorsqu’il y a obligation de quitter le groupe auquel on appartient ? La perte de lien social ainsi que la perte de travail mettent en avant la notion de relation d’objet, de perte d’objet, de liaison-déliaison.

Le groupe d’appartenance

Le groupe d’appartenance « primaire » se compose essentiellement du groupe familial. Il fonctionne comme une première matrice d’identité culturelle. Le couple « mère-enfant », dans un premier temps, maintient un fonctionnement fusionnel. Le « Moi » s’élabore au travers d’une relation non-objectale avec l’être tout entier de la mère. Celle-ci va être

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porteuse des « incorporatis culturels ». Dans un premier temps, ceux-ci seront transmis par le groupe d’appartenance primaire. Une des fonctions de ce groupe sera d’apporter un sens à l’univers des signes auxquels les enfants se confrontent. Ainsi, peut-on dire que la formation identitaire est d’emblée collective et individuelle.

Pour que l’identification, définie comme processus d’acquisition d’une identité singulière, puisse advenir, il est nécessaire, qu’à côté des « incorporatis culturels », existent des pluralités de modèles auxquels l’individu a la latitude de se référer et qu’il peut mettre en concurrence. C’est pour cette raison que chaque enfant est unique ; il a toujours le choix de se référer plus à la mère ou plus au père, plus à certains signifiants ; il peut aussi prendre pour modèles les conduites d’autres membres adultes de la famille... Il existe toujours une activité libre de l’enfant dans la mesure où le processus d’étayage n’est jamais figé ni terminé. Le psychisme humain comme le signale R. Kaës{ XE « Kaës R. » } se structure progressivement par un jeu de « désétayage-réétayage ». Le psychisme a besoin d’appuis solides, mais il se clôturerait s’il ne vivait pas également des moments de perte et de reprise transformatrice.

Il ne faudrait pas minimiser l’obligation de chaque être de vivre douloureusement l’interdit oedipien pour accéder à la place du sujet humain et social. Si l’humain en restait au stage narcissique, il serait pris dans des fantasmes de toute-puissance.

Ainsi, à l’intérieur du groupe primaire, l’enfant verra se construire son appartenance à une famille. À partir de la relation dialectique qui s’établira entre l’enfant et la famille, s’inscrira en lui sa propre identité, qui lui permettra d’être reconnu et se reconnaîtra comme appartenant à un héritage familial.

Le groupe primaire fournira les présupposés de la reconnaissance de la filiation, tandis que le groupe « secondaire » contribuera à la reconnaissance de l’identité de citoyen et de l’appartenance de l’individu à l’héritage culturel.

Des organisateurs psychiques inconscients groupaux

La démarche psychanalytique appliquée aux phénomènes de groupe et l’étude, notamment, des processus psychiques inconscients s’est beaucoup développée ; parmi les contributions les plus fécondes, aussi bien aux plans théorique que pratique, se trouve la description, par D. Anzieu{ XE « Anzieu D. » } (1984), des organisateurs psychiques inconscients du groupe. Citons les quatre organisateurs psychiques.

L’imago constituerait l’un des organisateurs psychiques inconscients du groupe. En le différenciant du fantasme, D. Anzieu{ XE « Anzieu D. » } décrit l’imago comme

« Une représentation de personne, représentation contribuant à constituer les instances psychiques régulatrices du Moi, que sont le Surmoi, l’Idéal du Moi, le Moi Idéal ».

En même temps, l’imago se construirait au cours du développement de l’espèce et, préexistant chez l’enfant, dès la naissance, aurait un caractère universel.

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Pour Freud{ XE « Freud S. » }, l’imago du chef assure le lien groupal. Bion{ XE « Bion W.R. » } en développe (1965) trois présupposés de base dont nous rappellerons notamment les deux premiers car ils nous semblent être des éléments sur lesquels nous pourrons nous appuyer : celui de la dépendance qui statue que le groupe désire dépendre d’un chef, dont il reçoit aide, protection et soin – Chef comparable au père bon de la première face de l’imago paternel. Cette dépendance correspondrait, selon Anzieu{ XE « Anzieu D. » } (1984) à la forme primitive de la libido, « c’est-à-dire au lien du nourrisson à l’égard du bon sein dont il reçoit tout ce qu’il a de bon en lui ». Le présupposé d’attaque-fuite correspondant à l’autre face de l’imago paternelle, celle du père égoïste, sévère et cruel, que l’enfant a envie d’agresser et, en même temps, de fuir. Pour Anzieu{ XE « Anzieu D. » }, l’attaque-fuite correspond « à la forme primaire de la pulsion de mort, c’est-à-dire à l’envie du mauvais sein, frustrant et destructeur »

Les fantasmes originaires, qui se rapportent aux origines de l’individu, de la différence des sexes et de la sexualité, constituent un autre régulateur du groupe. Pour D. Anzieu{ XE « Anzieu D. » }, ces fantasmes prennent au cours des formations la forme des fantasmes de « casse ». Les questions réprimées renvoient la crainte de ne pouvoir suivre une formation sans qu’il y ait de la « casse ». Les fantasmes de « casse » condensent les angoisses de castration orale (angoisse de séparation) et de castration proprement dite ou phallique. Les fantasmes de « casse » remplissent certainement une fonction unifiante et intègrent tous les niveaux d’angoisse : on y trouve, intriquées,

« L’angoisse paranoïde de dévoration et de persécution destructrice, l’angoisse schizoïde de morcellement du corps et du Moi, l’angoisse dépressive de séparation de la mère et l’angoisse de castration phallique ».

Le complexe d’Œdipe, un autre organisateur inconscient des groupes serait le complexe d’Œdipe. D. Anzieu{ XE « Anzieu D. » }, qui fait référence, avec R. Kaës{ XE « Kaës R. » }, au fait d’apparaître comme un méta-organisateur groupal et en fonderait la structure topique : le complexe d’Œdipe opérerait la différenciation, jamais achevée et souvent remise en question, du groupe-famille et du groupe-association.

L’imago du corps propre, le quatrième organisateur du groupe serait – tel que supposé par Kaës{ XE « Kaës R. » } (1976) et Gori (1978), l’imago du corps propre. Anzieu{ XE « Anzieu D. » } considère que les métaphores du groupe comme « corps » et des individus qui en font partie comme « membres » visent à réaliser le désir du Soi du groupe de trouver sa résidence dans un organisme vivant. L’appareil psychique individuel ou groupal nécessite une enveloppe « qui le contienne, qui le délimite, qui le protège et qui permette des échanges

avec l’extérieur ». C’est ce que Anzieu{ XE « Anzieu D. » } (1974) a appelé un « Moi-peau ». Cet organisateur instaure la différence entre le dehors et le dedans du groupe.

Le Moi-peau

Didier Anzieu{ XE « Anzieu D. » } a avancé l’hypothèse que le Moi se différencie du Ça à partir des sensations cutanées.

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La peau, seconde fonction, c’est la surface qui établit une limite entre le dehors et le dedans, la barrière qui protège des agressions de l’extérieur, celui qui est en train de devenir un être. La peau, enfin, dont H. Wallon{ XE « Wallon H. » } faisait à juste titre une pièce maîtresse de sa théorie de la socialisation, est, en même temps que la bouche et au moins autant qu’elle, le premier lieu d’échange avec autrui.

Ceci peut conduire à l’idée que la première différenciation du Moi au sein de l’appareil psychique s’étaye sur les sensations de la peau et consiste en une figuration symbolique de celles-ci.

L’individu en exclusion « est mal dans sa peau » ; cette séparation interne-externe ne se fait plus correctement, parce que la liaison interne-externe n’est plus. Les échanges se font en . interne-interne, la peau devient une prison qui interdit la relation au groupe. Le père lui-même n’a plus de réalité à laquelle se confronter. La régulation du Moi (Surmoi, Idéal du Moi) n’a plus de réalité non plus, l’individu se voyant privé de ses référents, de ses valeurs. Sans relation avec l’extérieur, la différentiation sexuelle n’a plus de réalité : le sentiment de castration, de ne plus exister envahit tout l’être. Dans toutes ces dimensions, l’individu se trouve sans référents, sans système régulateur, sans moyen d’exprimer son énergie autrement qu’en interne, contre lui-même.

En résumé

Nos différents thèmes n’ont certes pas eu l’ambition de donner une définition précise et objective de la notion d’exclusion, mais avaient le souci de la clarifier sans la dépouiller de sa charge affective.

Que retenir ?

La notion d’exclusion s’applique à des situations et à des populations diverses, à des raisons multiples. Elle entretient avec la société des liens plus ou moins structurés, plus ou moins identifiés et donne lieu à des dispositions multiples.

L’exclusion socioprofessionnelle est celle qui nous intéresse ici. Elle est apparue avec la crise économique et de l’emploi des années soixante-dix, pour devenir un fait de société avec le développement de cette crise, dans les années quatre-vingt. Elle a généré des discours divers, englobant de nombreux aspects de la société : précarité professionnelle, crise des instances de socialisation et de l’État-providence, crise sociétale, faillite des idéologies, inadéquation économique, inadaptation des individus au progrès, …

La notion d’exclusion a, d’abord, dans les années quarante à soixante, pris le sens d’ « inadaptation », avec un fort contenu psychologisant, où sont associés pêle-mêle, les chômeurs sans qualification, les bandes de jeunes délinquants, les habitants des grands ensembles. Puis, émerge la notion de marginalité sociale des années 70/80 ; le terme d’« exclu » apparaît dans un rapport de René Lenoir, en 1974. Dans les années 80 se développe le thème de la « nouvelle pauvreté » associé à celui de l’exclusion ; y est abandonnée la responsabilité du pauvre (imprévoyance, paresse). La conflictualité sociale (autour du partage équitable des richesses) est mise en sommeil au nom de l’exigence d’un

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effort de solidarité nationale face aux situations insupportables qui s’installent dans la longue durée (création du sigle DELD : Demandeur dEmploi de Longue durée)...

La notion d’exclusion elle-même est associée à un état, une condition marquée par l’absence : de travail, de ressources, de liens sociaux. Robert Castel et Serge Paugam, deux auteurs marquants sur le sujet, préfèrent au modèle de société duale, un modèle plus dynamique, composé de trois zones : l’intégration, la vulnérabilité (précarité ou fragilité chez Paugam{ XE « Paugam S. » }), et la « désaffiliation » (chez Castel{ XE « Castel R. » }), ou « disqualification sociale » (chez Paugam).

En tout état de cause, l’« exclu » serait donc situé en marge de la société ; inactif et-ou transparent, sans autre rôle social que de révéler une pathologie sociale … qui crée un mal-être général ; le demandeur d’emploi de longue durée, exclu particulier, objet de cette pathologie, est lui-même en marge de lui-même, victime de ce syndrome, indépendamment de ses origines personnelles et socioprofessionnelles. Cette exclusion engendre différents « traitements » surtout curatifs, d’efficacité très limitée, tant socialement qu’individuellement. L’approche préventive et de traitement global est très peu entendue, l’approche psychologique privilégie la culpabilisation …des victimes de cet état dépressif et d’isolement social et d’eux-mêmes.

Sans doute par déficit de compréhension des phénomènes qui se jouent ? Peut-être aussi, cela évite-t-il certaines remises en question touchant aux fondements même des choix d’organisation socio-économique et/ou nécessitant la mise en place de dispositifs lourds et onéreux ?

Cette situation est catastrophique pour les personnes directement touchées. Elle l’est aussi, indirectement, pour la Société des Hommes tout entière. En acceptant que dix pour cent de la population vive dans la précarité, en rupture de lien social et en marginalité, notre société se disqualifie, donne un cadre de référence négatif à la structuration identitaire de tous ses citoyens, génère des comportements culturels d’autisme, de repli sur soi et d’individualisme forcenés.

Le sociologue Pierre Bourdieu{ XE « Bourdieu P. » }, dans son livre « La Misère du Monde « met en évidence la « dislocation sociale » et souligne la souffrance sociale des exclus. Un certain nombre de rapports et d’études tels que « Psychiatrie et grande exclusion » de M. Minard{ XE « Minard M. » } et E. Piel{ XE « Piel E. » }, ou le rapport de P. Joly{ XE « Joly P. » }, au Conseil Economique et Social, montrent qu’à côté de la population connue et suivie des malades mentaux coexistent des personnes souffrant de troubles psychiques ou même psychiatriques, en raison de la précarité de leurs conditions de vie. Ces études montrent, à l’évidence, que ces troubles résultent d’un vécu douloureux lié à l’exclusion professionnelle et sociale.

La personne perd son emploi, sa famille, ses repères…. Elle n’a plus de lien social. Peu à peu, elle perd son identité...