Chapitre 6 – Les transformations des structures sociales ...

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Chapitre 6 – Les transformations des structures sociales – 2018-2019 1 Chapitre 6 – Les transformations des structures sociales Orientation générale La croissance et le développement sont à l’origine des changements économiques, sociaux, démographiques comme ils sont modifiés par ceux-là. (…) L’étude de la dimension historique des changements économiques, sociaux et démographiques éclairera les analyses plus théoriques. Objectifs On présentera les transformations des structures économiques, sociales et démographiques et on montrera que leurs relations avec la croissance sont complexes. Commentaires Les transformations économiques s’accompagnent de transformations de la structure sociale. La prise en compte du temps long est nécessaire pour appréhender les évolutions des groupes sociaux 1 – Comment représenter la structure sociale et saisir ses évolutions ? 1.1 – Qu’est-ce que la structure sociale ? Document 1 – Définir la structure sociale Toutes les sociétés admettent des hiérarchies sociales. Une hiérarchie sociale correspond au classement ordonné de catégories sociales (regroupements d’individus ayant des caractéristiques communes) selon des critères économiques, politiques ou sociaux. La notion de structure sociale renvoie explicitement à cette idée de hiérarchie sociale. Dans Les 100 Mots de sociologie (2010), Philippe Coulangeon écrit que la structure sociale « désigne le découpage des sociétés humaines en catégories hiérarchisées, présentant en leur sein une certaine homogénéité, et qui résultent de l’ensemble des différences sociales associées aux inégalités de richesse, de pouvoir, de prestige ou de connaissance ». Dans les sociétés traditionnelles, les hiérarchies sont officielles puisque chaque catégorie sociale dispose de droits et de devoirs spécifiques. C’est le cas des sociétés d’ordres ou des sociétés de castes dans lesquelles les statuts sociaux sont hérités, et où l’immobilité sociale est la règle. Les sociétés modernes affirment l’égalité des droits pour tous les individus, ce qui fait disparaître les hiérarchies de droit qui sont cependant remplacées par des hiérarchies de fait. Ce n’est plus un statut juridique garanti par la religion ou par l’État qui délimite l’appartenance à une catégorie sociale mais désormais la vie économique et sociale menée par les individus. À la société d’ordres succède une société de classes sociales. Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017 1.2 – Comment les sociologues pensent-ils la structure sociale ? 1.2.1 – L’approche réaliste de Karl Marx Document 2 – Karl Marx adopte une lecture réaliste de la structure sociale Dans Le Manifeste du parti communiste (1848), Karl Marx et Friedrich Engels écrivent que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes ». Par cette formule, les auteurs font du conflit entre les classes sociales la clef explicative de l’histoire humaine. Pour Marx, l’appartenance à une classe sociale est déterminée par la position occupée dans les rapports sociaux de production. Dans le mode de production capitaliste, cette position se définit par la possession ou non des moyens de production. La bourgeoisie qui possède le capital exploite le prolétariat qui ne possède que sa force de travail et qui est contraint de la vendre pour survivre. Bourgeoisie et prolétariat sont donc deux classes sociales qui ont des intérêts antagoniques et qui sont liées par des rapports d’exploitation. Les frontières entre ces deux classes sociales sont plutôt imperméables, ce qui conduit à mettre l’accent sur des modes de vie différents marqués par la reproduction sociale et la domination d’un groupe sur les autres. Dans Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte (1852), Karl Marx forge, à partir de l’étude des paysans parcellaires, la distinction entre la classe en soi et la classe pour soi. Une classe en soi existe à partir du moment où un ensemble de personnes occupe la même position dans les rapports de production alors qu’une classe pour soi exige une conscience de classe, c’est-à-dire la capacité d’une classe à identifier les intérêts communs de ses membres et à s’organiser pour les défendre collectivement contre d’autres classes. La lutte est le médium par lequel les classes dominées prennent progressivement conscience de leur exploitation. Pour revenir aux paysans parcellaires, ils constituent bien une classe en soi mais leur isolement à la fois social et spatial empêche

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Chapitre 6 – Les transformations des structures sociales

Orientation générale La croissance et le développement sont à l’origine des changements économiques, sociaux, démographiques comme ils sont modifiés par ceux-là. (…) L’étude de la dimension historique des changements économiques, sociaux et démographiques éclairera les analyses plus théoriques. Objectifs On présentera les transformations des structures économiques, sociales et démographiques et on montrera que leurs relations avec la croissance sont complexes. Commentaires Les transformations économiques s’accompagnent de transformations de la structure sociale. La prise en compte du temps long est nécessaire pour appréhender les évolutions des groupes sociaux

1 – Comment représenter la structure sociale et saisir ses évolutions ?

1.1 – Qu’est-ce que la structure sociale ?

Document 1 – Définir la structure sociale Toutes les sociétés admettent des hiérarchies sociales. Une hiérarchie sociale correspond au classement ordonné de catégories sociales (regroupements d’individus ayant des caractéristiques communes) selon des critères économiques, politiques ou sociaux. La notion de structure sociale renvoie explicitement à cette idée de hiérarchie sociale. Dans Les 100 Mots de sociologie (2010), Philippe Coulangeon écrit que la structure sociale « désigne le découpage des sociétés humaines en catégories hiérarchisées, présentant en leur sein une certaine homogénéité, et qui résultent de l’ensemble des différences sociales associées aux inégalités de richesse, de pouvoir, de prestige ou de connaissance ». Dans les sociétés traditionnelles, les hiérarchies sont officielles puisque chaque catégorie sociale dispose de droits et de devoirs spécifiques. C’est le cas des sociétés d’ordres ou des sociétés de castes dans lesquelles les statuts sociaux sont hérités, et où l’immobilité sociale est la règle. Les sociétés modernes affirment l’égalité des droits pour tous les individus, ce qui fait disparaître les hiérarchies de droit qui sont cependant remplacées par des hiérarchies de fait. Ce n’est plus un statut juridique garanti par la religion ou par l’État qui délimite l’appartenance à une catégorie sociale mais désormais la vie économique et sociale menée par les individus. À la société d’ordres succède une société de classes sociales.

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1.2 – Comment les sociologues pensent-ils la structure sociale ?

1.2.1 – L’approche réaliste de Karl Marx

Document 2 – Karl Marx adopte une lecture réaliste de la structure sociale Dans Le Manifeste du parti communiste (1848), Karl Marx et Friedrich Engels écrivent que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes ». Par cette formule, les auteurs font du conflit entre les classes sociales la clef explicative de l’histoire humaine. Pour Marx, l’appartenance à une classe sociale est déterminée par la position occupée dans les rapports sociaux de production. Dans le mode de production capitaliste, cette position se définit par la possession ou non des moyens de production. La bourgeoisie qui possède le capital exploite le prolétariat qui ne possède que sa force de travail et qui est contraint de la vendre pour survivre. Bourgeoisie et prolétariat sont donc deux classes sociales qui ont des intérêts antagoniques et qui sont liées par des rapports d’exploitation. Les frontières entre ces deux classes sociales sont plutôt imperméables, ce qui conduit à mettre l’accent sur des modes de vie différents marqués par la reproduction sociale et la domination d’un groupe sur les autres. Dans Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte (1852), Karl Marx forge, à partir de l’étude des paysans parcellaires, la distinction entre la classe en soi et la classe pour soi. Une classe en soi existe à partir du moment où un ensemble de personnes occupe la même position dans les rapports de production alors qu’une classe pour soi exige une conscience de classe, c’est-à-dire la capacité d’une classe à identifier les intérêts communs de ses membres et à s’organiser pour les défendre collectivement contre d’autres classes. La lutte est le médium par lequel les classes dominées prennent progressivement conscience de leur exploitation. Pour revenir aux paysans parcellaires, ils constituent bien une classe en soi mais leur isolement à la fois social et spatial empêche

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l’émergence d’une conscience de classe et donc la constitution d’une classe pour soi. Ils sont alors dans l’incapacité de se réunir afin de constituer un acteur collectif capable de défendre ses intérêts. L’approche marxiste de la stratification sociale peut être qualifiée de réaliste parce qu’elle cherche à rendre compte de groupes sociaux qui existent réellement au sens où leurs relations structurent la société. La classe sociale est envisagée comme une communauté vécue, consciente d’elle-même et capable d’agir collectivement pour défendre ses intérêts ; c’est une réalité et pas un outil intellectuel forgé par le sociologue pour comprendre le social.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017 1.2.2 – L’approche nominaliste de Max Weber

Document 3 – Max Weber adopte une lecture nominaliste et multidimensionnelle de la structure sociale Dans Économie et société (1920), Max Weber reprend l’idée de hiérarchie sociale fondée sur l’ordre économique à travers la catégorie de classe sociale qui regroupe des individus partageant les mêmes chances d’accéder aux biens et services vendus sur un marché. Son approche est à distinguer de celle de Karl Marx parce que les membres d’une classe sociale n’ont pas forcément le sentiment d’appartenir à une communauté. La classe sociale est une collection d’individus construite par le chercheur mais pas nécessairement un groupe social. L’approche nominaliste de Max Weber n’exclut toutefois pas que les membres d’une classe sociale se mobilisent de façon consciente pour défendre des intérêts communs, mais la lutte des classes n’a rien d’automatique et ne constitue pas de ce fait le phénomène central des sociétés modernes. L’approche wébérienne de la structure sociale ne se limite pas à l’étude de la hiérarchie issue de l’ordre économique. Son approche est pluridimensionnelle parce qu’il y adjoint deux autres dimensions de la structure sociale. Dans le domaine social, les groupes de statut rassemblent des individus bénéficiant du même niveau de prestige. Le niveau de considération sociale dont jouit un groupe de statut dépend par exemple du mode de vie, du type d’instruction, du prestige de la naissance ou de la profession. Même s’il existe des liens entre les hiérarchies économiques et statutaires, le prestige ne se laisse pas automatiquement déduire de l’argent et inversement. Il suffit de penser aux nouveaux riches qui ont rarement un prestige social à la hauteur de leurs revenus, ou encore au noble proche de la faillite qui conserve le prestige de l’aristocratie par son logement ou son nom. Selon Weber, les membres d’un groupe de statut peuvent assez spontanément prendre conscience des intérêts qui les lient, ils constituent donc plus spontanément que les classes sociales des groupes sociaux. Dans le domaine politique, l’adhésion à un parti peut permettre à l’individu d’obtenir certaines gratifications matérielles ou symboliques et, dans certains cas, la possibilité de faire carrière et d’avoir accès aux ressources publiques. L’approche wébérienne de la structure sociale s’appuie sur des échelles d’inégalités, échelles sur lesquelles les individus peuvent éventuellement évoluer. La société est conçue comme un ensemble de strates sociales qui ne sont pas nécessairement fermées les unes aux autres. La position sur l’échelle sociale permet un accès plus ou moins important à des ressources socialement valorisées mais rares.

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1.2.3 – L’approche constructiviste de Pierre Bourdieu

Document 4 – Pierre Bourdieu adopte une lecture constructiviste et multidimensionnelle de la structure sociale À l’instar de Max Weber, Pierre Bourdieu propose également une approche multidimensionnelle de la structure sociale dans laquelle les groupes sociaux entretiennent de rapports de domination. Quatre formes de capitaux déterminent la position sociale. Le capital économique correspond aux revenus et au patrimoine. Le capital culturel peut prendre une forme institutionnalisée (un diplôme dont la valeur est garantie par l’État), une forme objectivée (une bibliothèque par exemple) ou bien encore une forme incorporée (l’aisance à l’oral par exemple). Le capital social correspond à l’ensemble des relations sociales qui sont mobilisables par un individu afin d’accroître le rendement des autres capitaux. Enfin le capital symbolique correspond à la considération, au prestige que confèrent à un agent la reconnaissance et la possession des trois autres formes de capital. Toutes les formes de capital peuvent ainsi fonctionner comme capital symbolique. De ce fait, plus le volume de capital détenu sera important, plus la domination sera forte. Pierre Bourdieu propose alors une approche de la structure sociale fondée sur la distribution inégale des capitaux entre les groupes sociaux. Le volume et la structure du capital permettent de hiérarchiser les groupes sociaux. Les distances spatiales entre les groupes, constatées dans le document 1, représentant l’espace social, constituent de véritables distances sociales qui s’incarnent dans des styles de vie distinguant symboliquement les groupes les uns par rapport aux autres. Dans un article de 1984 intitulé « Espace social et genèse des classes », Pierre Bourdieu appelle à rompre avec « l’illusion intellectualiste qui porte à considérer la classe théorique, construite par le savant, comme une classe réelle, un groupe effectivement mobilisé ». Les classes construites par le sociologue sont seulement des classes probables. Les classes sociales ne doivent donc pas être pensées comme un donné mais comme quelque chose qui se construit à travers un travail politique de mobilisation et de représentation consistant à imposer une vision du monde social qui rend effective l’existence de la classe. Des luttes symboliques de classement se substituent à la lutte des classes et l’opposition entre approche nominaliste et approche réaliste n’a plus lieu d’être.

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1.3 – Les outils à disposition du sociologue pour saisir la structure sociale

1.3.1 – L’analyse par les revenus et les niveaux de vie

Document 5 – Intérêts et limites de l’approche par les niveaux de vie L’observateur peut recourir à une approche en termes de déciles pour classer la population en fonction d’une dimension objective : son niveau de revenu. On considère souvent par exemple que la classe populaire serait constituée des 30 % les plus pauvres, la classe supérieure des 20 % les plus riches, et la classe moyenne serait située entre ces deux groupes. Il est également possible de recourir à des écarts à la moyenne ou à la médiane pour classer la population. Dans cette perspective, la classe moyenne serait constituée par toutes les personnes gagnant entre 70 et 150 % du revenu médian. Une telle approche peut être affinée en s’intéressant non plus aux revenus primaires mais au revenu disponible brut des ménages qu’on rapporte au nombre d’unités de consommation du ménage. On obtient ainsi le niveau de vie du ménage qui tient compte des opérations de redistribution et de la taille des ménages. Cette approche n’est toutefois pas sans limites. D’une part, le choix des bornes de niveaux de vie pose problème parce qu’il a une incidence énorme sur les contours des catégories sociales. Par exemple, selon les instituts de recherche, les classes moyennes peuvent rassembler de 40 à 70 % de la population. D’autre part, les classes de revenus ainsi constituées ignorent les autres éléments constitutifs des groupes sociaux comme l’univers professionnel, le capital culturel, les styles de vie ou encore les réseaux sociaux. Serge Bosc fait ainsi remarquer, dans « Les classes moyennes : une notion protéiforme et ambivalente » (2014), que les niveaux de vie « d’un certain nombre d’intermittents du spectacle et d’intellos précaires sont tels qu’ils peuvent se retrouver classés parmi les catégories modestes ou populaires alors que leurs profils sociaux les placent sans conteste parmi les classes moyennes. Inversement, des ouvriers hautement qualifiés se trouvent ainsi rangés parmi les classes moyennes quand leurs relations sociales, leur culture, leur sentiment d’appartenance, éventuellement leurs affiliations syndicales les logent dans la classe ouvrière ou les classes populaires ».

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1.3.2 – L’analyse par le sentiment d’appartenance

Document 6 – Intérêts et limites de l’approche par le sentiment d’appartenance Cette approche consiste à interroger les individus pour qu’ils indiquent à quelle catégorie ou classe ils se sentent appartenir. Cette approche présente l’avantage de saisir la dimension subjective des classes sociales. Des enquêtes par sondages sont régulièrement effectuées auprès d’un échantillon représentatif de la population en leur soumettant une liste de propositions. Ces enquêtes sur le sentiment d’appartenance présentent plusieurs limites. D’une part, un fort pourcentage de non-réponses est constaté, ce qui signifie que de nombreux individus refusent de s’affilier à un groupe social. D’autre part, la manière de formuler les propositions influe sur les résultats obtenus. Par exemple la décomposition de l’intitulé « classes moyennes » en « classes moyennes supérieures » et « classes moyennes inférieures » accroît de manière sensible l’identification aux classes moyennes. On retrouve ici les biais classiques d’interprétation et d’imposition associées aux enquêtes statistiques.

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1.3.3 – L’analyse par les PCS

Document 7 – Intérêts et limites de l’approche par les PCS L’approche des groupes sociaux par les statuts socioprofessionnels est très souvent mobilisée pour analyser la structure sociale. En France, les sociologues disposent de la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS). Cette dernière classe les actifs à partir de leur profession dans son acception à la fois technique et sociale. Les critères simultanément retenus pour élaborer la classification sont le statut de l’actif (salarié ou indépendant, secteur public ou secteur privé pour les salariés), le type de métier, le couple formation/qualification et la position hiérarchique dans les organisations productives. La manière dont sont construites ces catégories selon la profession et le statut amène inévitablement à rapprocher cette démarche de l’approche nominaliste. Mais les PCS sont davantage que des catégories nominales. La prise en compte de plusieurs critères permet de constituer des groupes d’actifs ayant un profil professionnel et social similaire. Cette homogénéité sociale est expressément rapportée à la notion de groupe social par les concepteurs des PCS qui écrivent dans Le Code des CSP en 1969 que « les personnes appartenant à une même catégorie sont

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présumées susceptibles d’entretenir des relations personnelles entre elles, avoir souvent des comportements et des opinions analogues, se considérer elles-mêmes comme appartenant à une même catégorie et être considérées par les autres comme appartenant à une même catégorie ». Cet outil présente cependant le défaut de ne pas prendre en compte des critères non professionnels de différenciation sociale comme le genre, l’origine ethnique, l’âge, la génération qui sont pourtant des fondements importants de la hiérarchie sociale.

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2 – La dynamique des classes populaires depuis le 19ème siècle

2.1 – 1800-1970 : la classe ouvrière, un poids prépondérant dans les classes populaires

2.1.1 – Une classe ouvrière difficilement identifiable en France durant les trois premiers quarts du 19ème siècle

Document 8 – L’émergence de la figure du prolétaire La première révolution industrielle donne naissance à une nouvelle figure, celle du prolétaire. Étant donné la faiblesse de son salaire, le prolétaire est dans l’incapacité d’acquérir les moyens de production que le développement des sciences et des techniques rend de plus en plus onéreux. Cela marque une véritable rupture avec l’Ancien Régime où l’ouvrier était en général propriétaire de ses outils. Il est alors obligé de vendre sa force de travail à ceux qui possèdent les moyens de production, c’est-à-dire la bourgeoisie. Il est dominé par la classe bourgeoise qui l’exploite et qui ne lui accorde qu’un salaire de subsistance.

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Document 9 – Le monde ouvrier, un monde très hétérogène durant les trois premiers quarts du 19ème siècle Dans Les Ouvriers dans la société française (1986), Gérard Noiriel montre que le monde ouvrier est complexe et hétérogène au 19ème siècle. Une partie des travailleurs manuels travaille alors dans l’industrie urbaine artisanale. Ces ouvriers sont qualifiés et possèdent pour certains d’entre eux les moyens de production. Globalement, ils échappent à la misère sociale que connaît le reste du monde ouvrier. Une autre partie du monde ouvrier est constituée d’ouvriers paysans. Ces travailleurs ruraux travaillent pour le compte de marchands manufacturiers qui leur confient des matières premières afin qu’ils les transforment en produits manufacturés en échange d’une rémunération. C’est durant les périodes de moindre activité agricole qu’ils effectuent, à leur domicile, ce travail de transformation avec leurs propres outils qui demeurent toutefois rudimentaires. Les conditions de vie des travailleurs de l’industrie rurale dispersée restent difficiles mais l’exercice combiné d’activités agricoles et industrielles leur permet d’éviter de tomber dans la misère sociale que connaissent des travailleurs exerçant dans les fabriques industrielles. Ce dernier groupe constitue la dernière fraction du monde ouvrier du 19ème siècle. Ce sont des ouvriers non qualifiés qui travaillent dans les grandes firmes industrielles mécanisées. Les enquêtes sociales du 19ème siècle, comme le Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie écrit par Louis-René Villermé en 1840, insistent sur les conditions effroyables de travail et d’existence de ce prolétariat exerçant dans les manufactures. Il ne faut cependant pas exagérer le poids de cette fraction des classes populaires que Jules Michelet estime représenter seulement un quinzième des effectifs ouvriers dans Le Peuple en 1826.

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Document 10 – Le cas français En comparaison avec la Grande-Bretagne ou l’Allemagne, l’industrialisation françaises a été tardive et la première phase de l’histoire du monde ouvrier en France est marquée par la diversité des situations sociales et professionnelles et une faible autonomie politique : le poids de la petite exploitation et de la pluriactivité liée au caractère rural de l’industrie, tout comme l’importance de l’artisanat et des « gens de métiers » fortement mobiles, freinent la prolétarisation, c’est-à-dire la constitution d’une main d’œuvre industrielle peu qualifiée.

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2.1.2 – 1880-1930 : la formation du groupe ouvrier comme classe

Document 11 – La genèse de la classe ouvrière Dans le dernier quart du 19ème siècle, les grandes usines industrielles se multiplient avec le développement de la sidérurgie, de la métallurgie, de l’automobile ou de la chimie. Ces grands établissements s’implantent à proximité des grandes villes, ce qui entraîne la concentration spatiale des salariés d’usine et le début des banlieues ouvrières. La condition ouvrière tend de ce fait à s’homogénéiser. Dans La Formation de la classe ouvrière anglaise (1963), Edward P. Thompson souligne, dans une perspective résolument constructiviste, que l’usine ne suffit pas à produire la classe ouvrière, mais que la mise en place d’organisations sociales, politiques et culturelles s’est avérée décisive pour permettre l’éclosion d’une conscience ouvrière et, à travers elle, l’unification d’un monde ouvrier qui jusqu’alors demeurait relativement hétérogène. Le même type de lecture constructiviste peut être appliqué pour saisir la genèse de la classe ouvrière française. Les évolutions institutionnelles comme la légalisation de la grève en 1864, la reconnaissance des syndicats en 1884, la création des bourses du travail facilitent le développement d’un large mouvement ouvrier. Pour défendre leurs intérêts, les travailleurs ont développé une action syndicale (création de la CGT en 1895) mais aussi une action politique (création de la SFIO en 1905 qui donnera plus tard naissance au parti socialiste et au parti communiste français) tout en s’appuyant sur des médias : L’Humanité est créée en 1904 par Jean Jaurès et Le Cri du peuple en 1871 par Jules Vallès. Les luttes permettent l’obtention d’avancées sociales mais contribuent surtout à forger une identité et un projet communs à un ensemble de groupes disparates (ouvriers et ouvrières, qualifiés et non qualifiés, d’origine rurale, urbaine ou étrangère, etc.). Jusqu’à l’entre-deux-guerres, la classe ouvrière reste cependant en retrait du monde politique.

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Document 12 – Le statut professionnel d’ouvrier C’est seulement à partir de la Grande dépression des années 1880-1890 que la grande industrie se développe en lien avec une accélération de l’exode rural et de l’immigration, et que l’« ouvriérisation » industrielle de la société française s’affirme : les ouvriers non agricoles représentent 30% de la population active en 1931, contre moins de 20% en 1881. Les politiques paternalistes puis la crise des années 1930 achèvent de fixer et concentrer la main d’œuvre à proximité des grandes usines qui ont supplanté les petites entreprises artisanales. L’État par le biais de lois sociales (celle sur les accidents du travail est votée en 1898) contribue à faire exister la catégorie d’« ouvriers » en l’inscrivant dans le droit.

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Document 13 – Classes populaires et classe ouvrière Dans « Peut-on parler des classes populaires ? » (2011), Olivier Schwartz insiste sur deux points pour définir les classes populaires. D’une part, les classes populaires regroupent l’ensemble des groupes sociaux occupant une position dominée dans les rapports économiques et sociaux qui les expose à une certaine vulnérabilité économique et sociale, à l’assignation de statuts inférieurs ainsi qu’à une fermeture des possibles. D’autre part, les classes populaires se caractérisent par des pratiques et des comportements culturels spécifiques qui tendent à les séparer de la classe dominante et de ses normes. Le singulier de la classe ouvrière présuppose une unité du groupe rendue possible par une forte conscience de classe. Au contraire, le pluriel des classes populaires indique l’existence d’une pluralité et d’une diversité de groupes sociaux qui, par leur condition dominée et leur séparation culturelle avec les classes dominantes, se rapprochent les uns des autres mais dont les différences les rendent irréductibles à l’unicité. La notion de classes populaires est donc particulièrement adaptée pour analyser la formation de la classe ouvrière mais aussi pour étudier les classes dominées dans la société française contemporaine.

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2.1.3 – 1930-1970 : l’apogée de la classe ouvrière

Document 14 – La classe ouvrière à son acmé (poids numérique et mobilisation) Sur cette période, on observe une prépondérance numérique des ouvriers. Jusqu’aux années 1970, l’expansion industrielle ne cesse de faire progresser le poids des ouvriers dans la population active. On dénombre ainsi plus

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de 8 millions d’ouvriers en 1975, qui représentent alors 36 % des actifs. Par ailleurs, cette période marque également l’entrée de la question ouvrière sur la scène politique. En mai 1936, le Front populaire gagne les élections législatives. Rapidement, après les élections, un mouvement de grève générale se met en oeuvre. Ce mouvement débouche sur les accords Matignon qui reconnaissent le droit syndical au sein de l’entreprise et établissent un cadre pour les conventions collectives. La classe ouvrière obtient également une réduction du temps de travail avec le passage à la semaine de 40 heures et l’octroi de 15 jours de congés payés. L’État met de plus en plus au centre de ses préoccupations le bien-être des citoyens en général et donc de la classe ouvrière. Après-guerre, l’État social est complété avec la fourniture de nombreux services publics, la généralisation de la Sécurité sociale en 1945, l’approfondissement de la démocratie sociale avec la loi-cadre sur les conventions collectives en 1950 ou bien encore la création du Smig la même année. En luttant contre la grande pauvreté, les risques sociaux et les inégalités, l’État social permet à la classe ouvrière de sortir de la précarité. Enfin, c’est une période durant laquelle le sentiment d’appartenance à la classe ouvrière se développe fortement. La multiplication des luttes sociales et politiques sur la période (grève générale de 1936, participation à la résistance durant la Seconde Guerre mondiale, les grandes grèves de 1947-1948 mais aussi celles de 1953-1955 ou encore 1968) contribue à renforcer la cohésion du groupe ouvrier, malgré ses différences internes, et à valoriser l’identité ouvrière. Le PCF et la CGT, représentants du monde ouvrier dans l’arène publique, font exister socialement et symboliquement la classe ouvrière en animant les conflits du travail mais aussi en organisant, dans les banlieues rouges, la vie locale et municipale autour de la défense et de la valorisation des modes de vie ouvriers.

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Document 15 – Le poids des organisations politiques et syndicales En 1954, le taux d’industrialisation atteint son maximum et la population active compte 34% d’ouvriers. Cette part atteint 38% a son apogée en 1975. Le travail symbolique accompli par les organisations politiques et syndicales (PCF et CGT notamment) pour faire exister politiquement « la classe ouvrière » contribue à imposer la représentation d’un groupe unifié et porteur de transformations sociales et à consolider le sentiment d’appartenance de classe parmi les ouvriers.

Sibiot, Cartier, Coutant, Masclet, Rénahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin 2015

Document 17 – L’importance du mouvement ouvrier Jusque dans l’entre-deux-guerres, la classe ouvrière reste en retrait du champ politique. Les fondateurs du modèle républicain, tout en octroyant des réformes importantes (reconnaissance des syndicats, législation du travail) se méfient du mouvement ouvrier qui, de son côté, se veut indépendant à l’égard du jeu politique. Les lendemains de la Première Guerre mondiale le laissent affaibli (échec grèves de 1920-21 par exemple). Il en est tout autrement des décennies suivantes qu’on peut considérer comme la période d’apogée de la classe ouvrière. Cette expression (…) a sa pertinence pour désigner la convergence de trois phénomènes : une période de prépondérance numérique, un moment de l’histoire française marquée par la place centrale de la question ouvrière sur la scène sociale et politique, une époque de valorisation « conflictuelle » de l’ouvrier et de sa « classe ». Le Front Populaire marque l’irruption de la classe ouvrière sur la scène politique. Episode bref mais décisif. La grève générale de juin 1936 est un mouvement massif qui touche largement cette fois les OS de la grande industrie et entraîne une syndicalisation de masse. Elle débouche sur les accords de Matignon qui reconnaissent le droit syndical dans l’entreprise et établissent un cadre pour les conventions collectives. Mais surtout l’instauration des congés payés revêt une importance symbolique : les classes laborieuses accèdent à un privilège réservé jusqu’alors aux classes « oisives ». Après la seconde guerre mondiale, le groupe bénéficie des progrès de la condition salariale. Des années 1930 aux années 1950, la classe ouvrière se structure autour d’un « groupe central » dont les figures de proue – les métallos, les mineurs, les cheminots – sont à la fois le fer de lance des luttes sociales et politiques (Résistance, grandes grèves de 1947/48, de 1953/54) et les emblèmes valorisés du groupe. Cette représentation concourt à lui donner une cohésion quitte à gommer les différences internes toujours présentes. A travers ces luttes, la CGT et le PCF apparaissent comme ses représentants privilégiés.

Serge Bosc, Stratification et classes sociales, Armand Colin, 2008

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Document 18 – Quand la classe ouvrière représentait politiquement les classes populaires La formation d’une classe ouvrière en France est tardive et se réalise surtout à partir de l’entre-deux-guerres par la contestation de la situation dominée des ouvriers et par la conversion de pratiques de sociabilité en pratiques militante. Une fraction d’ouvriers qualifiés devient alors le fer de lance des classes populaires, laissant dans l’ombre d’autres composantes des mondes ouvriers, ainsi que les employés et les petits indépendants. Ce processus atteint son apogée lors des années 1950-1970 : la classe ouvrière existe alors sur la scène politique à la fois par les mobilisations sociales et via les élections. De la fin du 19ième siècle à l’entre-deux-guerres s’opère un « retournement du stigmate » pesant sur les ouvriers en politique, tant au niveau national – à travers l’apparition de nouvelles figures de dirigeants politiques – que localement, au travers de la vie municipale. Ce retournement joue un rôle essentiel dans la politisation des classes ouvrières jusqu’aux années 1970. A la fin du 19ième siècle, les ouvriers sont illégitimes en politique : les élus (parlementaires ou municipaux) sont, avant tout, des notables et des membres des professions libérales. Parmi les députés élus en 1889, on compte 57% de professions libérales, industriels ou propriétaires rentiers et 1,7% d’ouvriers. (…) La scission de la SFIO (organisation socialiste) en 1921, qui donne naissance au Parti communiste français marque une volonté de (…) valoriser les qualités ouvrières (l’ouvriérisme). (…) en 1937, 50% des membres du comité central sont ouvriers, et seulement 10% sont cadres ou professions intellectuelles. (L’ouvriérisme) opère un véritable « retournement de stigmate » transformant en qualités ce qui constituait jusque-là un handicap politique. (…) A l’issu du mouvement social de mai-juin 1936, le PCF va connaître une envolée fulgurante et s’affirmer comme le « grand partie de la classe ouvrière ». Le nombre de militant triple et devance celui de la SFIO. (…) Cette entrée en scène du Parti communiste en tant que force militante et électorale - tout comme celle de la SFIO avant lui – repose sur des situations de combinaison entre la structuration d’une identité collective et de réseaux de sociabilité. Dans le cas de la SFIO, c’est tout un « milieu partisan » et un ensemble de « réseaux » (culturels, associatifs, syndicaux) qui ont contribué à la constitution de bastions socialistes. Dans le cas du PCF se sont combinés un incessant travail de terrain inscrit dans la vie quotidienne, des formes d’encadrement de la vie locale ainsi que des liens étroits avec le monde syndical. C’est tout d’abord dans les régions de grande industrie que le PCF connaît d’importants succès. (…) C’est ici l’usine qui est au cœur du travail des militants communistes et les liens PCF et CGT sont serrés. Les liens d’interconnaissance entre militants sont très forts : ouvriers dans les mêmes usines, ancrés dans les mêmes espaces résidentiels, ils sont souvent issus de la même parenté. La seconde guerre mondiale et la Résistance renforcent considérablement l’organisation communiste. (…) L’action à l’usine se prolonge dans l’espace local, via les fédérations sportives ; elle débouche sur la conquête de nombreuses municipalités tout au long des années 1950-1970. Le communisme municipal (les banlieues rouges) intervient dans plusieurs dimensions de la vie quotidienne et il contribue à asseoir la légitimité du PCF, non seulement auprès des électeurs ouvriers, mais aussi auprès des employés et des petits indépendants. (…) En dépit de la norme ouvriériste, le PCF a aussi touché des groupes populaires qui en étaient apparemment éloignés, comme les petits exploitants agricoles. (…) Souvent décrite comme « âge d’or du communisme ouvrier », la période d’après-guerre est marquée par l’importance numérique du PCF : l’effectif revendiqué atteint 800 000 personnes en 1946, chute à 300 000 en 1960 puis remonte à 500 000 en 1978. Le PCF est ainsi le premier parti en termes de militants. (…) Près de la moitié des ouvriers qui votent accordent leurs suffrages au PCF. Au niveau régional, les « bastions » communistes se renforcent. Au niveau local, de nouvelles municipalités s’ajoutent à celles gérées depuis l’entre-deux-guerres, contribuant à l’arrivée croissante d’ouvriers dans la vie politique locale et renforçant le développement d’une contre-culture en matière de sport, de loisirs, de lectures ou de vacances. Cet âge d’or est étroitement lié au travail des militants cégétistes. La CGT est la principale organisation syndicale après-guerre avec plus de 5 millions de membres entre 1945 et 1948 puis environ 2 millions en 1957. (…) Si les organisation communistes et socialistes sont prédominantes, d’autres se réclament également des intérêts de la classe ouvrière : c’est notamment le cas des courants catholiques (Jeunesse ouvrière chrétienne, Action catholique ouvrière, CFTC) et des mouvements d’extrême gauche (trotskistes, maoistes …). (…) Le vote ouvrier, et plus largement le vote des classes populaires est-il pour autant homogène ? Les analyses électorales des années 1960-1970 répondent par l’affirmative. (…) La distribution des votes est très différenciée socialement durant les années 1960-1970. La relation entre le vote et la position professionnelle est structurée par la distinction entre salariés et non-salariés (les premiers votant plus à gauche à et par la hiérarchie au sein de ces deux univers (ceux occupant des positions dominantes votant plus à droite). (…) Si le travail des partis politique (PCF, PS) semble couronné de succès sur le plan électoral, cela ne doit pas faire oublier le fait que les années 1950 et 1960 sont caractérisées par une conflictualité sociale élevée. Les

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mobilisations ouvrières et plus généralement salariées sont en butte à une forte répression dans ce contexte de guerre froide. De grandes grèves jalonnent ces décennies souvent motivées par des revendications salariales (1947, 49, 50, 53, 55 …) (…). Les arrestations, emprisonnements, coups, et même morts du fait de tirs policiers, sont récurrents.

Sibiot, Cartier, Coutant, Masclet, Rénahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin 2015

Document 19 – La socialisation politique en milieu ouvrier : une enquête de 1978 « De toutes les façons, on est d’un milieu ouvrier, on n’est pas d’un milieu bourgeois, alors on se bat pour les ouvriers, pas pour les bourgeois ». En fonction, d’un enchaînement là encore très spécifique, cette opposition structure de façon homologue à la fois le champ social et la sphère politique. Comme le dit une vendeuse salariée de 18 ans, quand on vit comme on vit et comment on a vu vivre ses parents, on sait de quel « bord » on est. Conclusion : si on veut une vie meilleure pour soi et pour les autres, le choix politique est simple. Si on est ouvrier, on se situe à gauche. Même quand on dit ne pas « faire de politique » au sens militant ou partisan du terme, l’opposition entre la droite et la gauche s’impose, et le rapport entre appartenance de classe et choix politique frappe ces enquêtés comme une évidence. (…) Plusieurs enquêtés relatent la façon dont cette expérience de la vie les a amenés à une « prise de conscience » inséparablement sociale et politique, favorisée par les deux moments essentiels du passage à l’âge adulte : l’entrée dans la vie professionnelle et le mariage. Car dès lors, on est amené, parce qu’on affronte « la vraie vie » à se poser « les vraies » questions. Formation du sentiment de classe et formation des opinions en matière politique marchent du même pas. On est inséré dans de nouveaux milieux de socialisation, l’entreprise, avec ce que cela signifie d’expérience des rapports sociaux et d’exposition aux influences, notamment syndicales ; et/ou le quartier, où l’on rencontre les organisations politiques, là où elles existent, par la médiation des relations de voisinage. « Enfin, évidemment, j’ai côtoyé des gens, il se trouve que, dans mes relations il y avait des communistes, il y avait des socialistes ». En ces temps, où, très souvent, on passait encore directement de l’univers familial à celui du travail, on découvre la réalité des relations entre patrons et ouvriers : pas le même camp, pas la même classe. (…) : « J’avais un patron qui lisait Le Figaro en ce temps-là. J’avais été lui demander une augmentation, il m’a dit : « si ça te plait pas, tu peux t’en aller ». C’est là que j’ai eu l’occasion de rentrer aux chemins de fer, je suis parti … Voyez, le patron, tout de suite, c’était le patron, pourtant c’était un petit patron, alors je me demande ce que ça doit être les gros patrons ».

Guy Michelat et Michel Simon, Les ouvriers et la politique. Permanence, ruptures, réalignements, Presses de Sciences Po, 2004

Document 20 – Conscience de classe et socialisation familiale L’influence familiale doit peu à une inculcation volontaire : « on en discutait pas tellement, j’ai pris ses opinions … comme ça, mais sans … non, on n’a jamais eu de discussions vraiment politiques » ; « En plus, il y a la famille dans laquelle je vais rentrer, c’est la même chose, ce sont des ouvriers, donc obligatoirement, j’ai cette influence qui petit à petit est en moi ». Ainsi le choix politique s’enracine dans l’enfance (et notamment le rapport au père). On le vérifie avec ses propres enfants, d’autant plus naturellement portés aux mêmes idées qu’ils appartiennent à la même classe. Constance dans ses propres convictions, continuité de la lignée, fidélité à la classe se renforcent (et se signifient) mutuellement. (…) Ce qui compte pour un fils d’ouvrier qui avait 8 ans en 1936, ce sont les pratiques vécues au sein d’un milieu de socialisation bien plus large que le noyau familial (le quartier, les copains). Des épisodes le marquent, comme les grèves, évoqués non sans nostalgie (car maintenant, c’est-à-dire en 1978, ce n’est plus pareil), avec leurs deux caractéristiques : « la masse » et « l’entente ». Et c’est par le père qu’on les a connus. Mémoire du groupe et mémoire individuelle sont indissociables.

Guy Michelat et Michel Simon, Les ouvriers et la politique. Permanence, ruptures, réalignements, Presses de Sciences Po, 2004

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Document 21 – Population active rurales et populations agricoles depuis le début du 19ème siècle

Claude Thélot et Olivier Marchand, Deux siècles de travail en France, Etudes Insee, 1991

Document 22 – Population active non agricole

Claude Thélot et Olivier Marchand, Deux siècles de travail en France, Etudes Insee, 1991

Document 23 – Évolution des secteurs de la population active en %

Claude Thélot et Olivier Marchand, Deux siècles de travail en France, Etudes Insee, 1991

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Document 24 – Évolution de la population active par grande PCS

Claude Thélot et Olivier Marchand, Deux siècles de travail en France, Etudes Insee, 1991

22 – 1970-aujourd’hui : l’effacement progressif de la classe ouvrière

221 – Les indicateurs d’une classe moins mobilisée

Document 25 – Le déclin de la syndicalisation et des grèves Alors que la syndicalisation et le recours à la grève ont constitué jusqu’aux années 1970, un fort outil de mobilisation et d’identification collective de la classe ouvrière, leur recul dans la période contemporaine est souvent interprété comme un signe d’éclatement des collectifs de travail et d’individualisation du rapport au travail dans le salariat subalterne. (…) Après de spics très élevés au lendemain de la seconde guerre mondiale, le nombre de journée de grèves atteignait 6 millions en 1963. En 1968, il a été évalué à plus de 150 millions. Dans les années 1970, il est resté élevé, mais ce nombre a chuté sous la barre des 2 millions puis du million, pour finalement se stabiliser dans une fourchette comprise entre 250 000 et 500 000 depuis le milieu des années 1990. (…) Ce déclin des grèves est concomitant de celui de la syndicalisation. De 30% de syndiqués parmi les salariés au lendemain de la seconde guerre mondiale (…), ce taux atteint 8% au début des années 1990 et est resté stable depuis. Il dissimule de forts écarts : 15% dans le public, 5% dans le privé. La stabilité de l’emploi est déterminante : 9,4% des salariés en CDI ou fonctionnaires sont syndiqués, contre 2,4% des salariés en CDD ou intérimaires. Par ailleurs, la syndicalisation des cadres et professions intellectuelles supérieures est plus élevée que celle des ouvriers et des employés.

Sibiot, Cartier, Coutant, Masclet, Rénahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin 2015

Document 26 – Le recul de l’action collective

D. Andolfatto, D. Labbé, Sociologie des syndicats, La Découverte, 2008

Document 27 – Les conflits du travail sont toujours présents...

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(en pourcentage des établissement)

1992-1993 1998-1999 2004-2005

Problème d’absentéisme signalé par la direction

45 44 52

Nombreuses sanctions 24 18 27 Conflit collectif avec arrêt de travail au cours des trois dernières années

20 21 25

Amossé et Coutrot, Les relations sociales en entreprises, La Découverte, 2008

Document 28 - ... mais ils sont moins visibles

Document 29 – L’abstentionnisme électoral Interrogé peu de temps après le 21 avril 2002, premier tour des élections présidentielles emblématiques du déclin électoral des partis de gauche, le sociologue Michel Verret évoque la « classe fantôme » pour rendre compte de l’effondrement de la représentation politique du groupe ouvrier en Europe. Une période d’exception semble alors s’être refermée, la centralité ouvrière laissant place à une profonde dévalorisation des classes populaires, devenues un « monde défait ». (…) Un premier indicateur fort de cette démobilisation est le taux d’abstention électorale, qui a pu conduire à dire que le « premier parti ouvrier » est désormais l’abstention. Si cet indicateur ne permet pas de conclure à un désintérêt pour la politique, il traduit indéniablement une distance à l’égard des institutions politiques et un affaiblissement des normes de participation électorale, qui renvoie à des facteurs sociaux et économiques, mais aussi politiques.

Sibiot, Cartier, Coutant, Masclet, Rénahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin 2015

Document 30 – Une corrélation positive de l’abstentionnisme électoral avec les caractéristiques de la PCS ouvrier Avant d’aborder le cas des électeurs des classes populaires, il est important de rappeler que depuis les années 1980, la hausse des taux d’abstention touche l’ensemble du corps électoral. Les enquêtes sur les formes électorales montrent qu’elle est liée à des formes classiques d’intégration sociale, et rappellent les effets du « cens caché ». Le sexe a peu d’effet, mais l’âge est déterminant (la participation s’élève avec l’âge) ; la situation familiale influe également sur les comportements (la participation s’élève pour les familles en couple avec enfants) ; la possession de ressources économiques et culturelles favorise le civisme (la part des abstentionnistes systématique varie inversement au niveau de diplôme) ; la stabilité de l’emploi influe sur la participation ; les propriétaires de leur logement et les habitants des zones rurales sont enfin moins souvent abstentionnistes systématiques que les locataires et les habitants des zones urbaines. (…) La précarité de l’emploi et le chômage, les inégalités de diplôme, de revenu et de patrimoine ou encore la part des familles

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monoparentales, expliquent ainsi le fait que les pratiques d’abstention (…) soient plus fréquentes parmi les ouvriers et les employés que dans d’autres groupes sociaux, et aussi qu’elles se soient accentuées depuis les années 1980.

Sibiot, Cartier, Coutant, Masclet, Rénahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin 2015

Document 31 – la fin du vote de classe Les votes des électeurs de milieu populaire, et en particulier des ouvriers, se sont profondément transformés. Les enquêtes mettent en évidence la fin du « vote de classe », caractérisé par une correspondance entre position sociale et positionnement électoral (et un vote très majoritairement à gauche parmi les ouvriers) mais elles montrent aussi la persistance des « variables lourdes » comme facteur explicatif. Les enquêtes réalisées et analysées par G. Michelat et M. Simon des années 1960 aux années 2000 permettent de dégager des tendances de long terme concernant le vote des ouvriers et des employés (la majeure partie des employés étant filles ou fils d’ouvriers). Le premier résultat porte sur la hausse de l’abstention, à laquelle ils ont toujours accordé une grande attention : leurs données sur les votes sont calculés sur l’ensemble des inscrits. (…) Désormais, l’abstention est d’autant plus marquée que les électeurs ont des attributs ouvriers, alors que ce n’était pas le cas dans les années 1970. Ce fait électoral révèle la permanence des clivages de classes en terme de pratiques électorales : il s’avère depuis les années 1990 plus marquant que l’orientation des votes entre droite et gauche, et on peut se demander si cet « exit « électoral » ne constitue pas le « nouveau vote de classe ». Le deuxième résultat concerne la transformation des votes à gauche : durant les années 1980, parmi les électeurs ouvriers et/ou enfants d’ouvriers, les votes à gauche sont toujours majoritaires mais le PCF décline au profit du PS. La phase suivante celle des années 1990 est caractérisée par une baisse des votes à gauche dans leur ensemble. (…) S’il n’y a plus selon Michelat et Simon de vote de classe, ce n’est pas que les ouvriers ont cessé de voter à gauche, mais c’est que ce vote est de moins en moins spécifique à ce groupe social. Les analyses de Michelat et Simon éclairent également les différences entre vote à droite et vote à l’extrême droite en milieu ouvrier. Concernant la droite parlementaire, un résultat se maintient des années 1960 à 2000 : « plus on est ouvrier, moins on vote pour elle ». (…) Le changement majeur est constitué par la hausse du vote à l’extrême droite parmi les électeurs « ouvriers » à compter de la fin des années 1980. (…) Au premier tour de l’élection présidentielle de 2002, le vote des électeurs « très ouvriers » (ouvrier enfant d’ouvrier) se réparti de la manière suivante : gauche 44% ; abstention 24 ; droite 16% ; extrême droite 13%.

Sibiot, Cartier, Coutant, Masclet, Rénahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin 2015

Document 32 – Vote ouvrier et vote de classe depuis la fin des années 1990 Dans les années 1960, le vote de classe (…) correspond (…) à un certain nombre de réalités. D’une part, le vote varie significativement en fonction de la classe sociale d’appartenance. D’autre part, plus on appartient à la classe ouvrière, plus on vote à gauche, en particulier communiste. Cet « alignement de classe » culmine en 1978. Par rapport à cette situation une première rupture intervient dans la période 1978-1988. Le vote communiste marque un recul sévère, et ce d’autant plus que s’élève le degré d’appartenance à la classe ouvrière. Ces défections profitent essentiellement au PS (…). De la sorte, jusqu’à cette date, le vote de classe en faveur de la gauche ne connaît pas de recul vraiment significatif. (…) Une seconde rupture se produit à l’occasion de l’élection de 1993. C’est cette fois, le PS, et avec lui la gauche dans son ensemble, qui se voient abandonnés par une importante fraction de ceux qui constituaient jusqu’alors leurs plus fermes soutiens. (…) Dans le même temps, si la réticence ouvrière à l’encontre de la droite parlementaire ne faiblit pas, le vote Front national s’affirme. (…) Il est d’autant plus fréquent que le degré d’appartenance à la classe ouvrière est plus élevé. Au sens objectif du terme, il a désormais toutes les caractéristiques d’un vote de classe. Enfin, toujours à partir de 1993, la non-participation électorale devient massive. Elle concerne tous les groupes sociaux. Elle est, elle aussi, d’autant plus répandue qu’on appartient davantage au groupe ouvrier. (…) Au total, il y a bien à la fois permanences et ruptures. Les relations entre appartenance de classe et vote sont loin d’avoir disparues. Mais elles ont changé de sens. Plus on est ouvrier, plus on continue de voter à gauche. Mais cet « effet de classe » s’est considérablement affaibli. Il se manifeste au contraire fortement à propos du vote Front national, et à un degré moindre, du non-vote. Le « vote de classe » identifié à une propension sélective du groupe ouvrier à voter pour la gauche, a fortiori pour la gauche communiste, a bien évidemment connu une régression considérable.

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Guy Michelat et Michel Simon, Les ouvriers et la politique. Permanence, ruptures, réalignements, Presses de Sciences Po, 2004

Document 33 – Le vote FN des ouvriers Le vote d’extrême droite est d’autant plus fréquent qu’on appartient davantage à la classe ouvrière. Il en va de même de « l’antilibéralisme protestataire ». On pouvait donc penser que ceci explique cela, le vote frontiste prenant la relève du vote communiste comme produit et expression d’un « anticapitalisme » ouvrier archaïsant. Tel n’est pas du tout le cas. En milieux populaires et ouvriers, le vote d’extrême droite est au mieux équiprobable, que l’on soit favorable ou non à l’idéologie libérale. (…) L’influence persistante des attitudes socio-économiques sur les choix électoraux ne diminue en rien celle, devenue considérable, des attitudes en matière éthique et culturelle (…). Premier constat : quelle que soit la classe sociale d’appartenance, le racisme anti-immigrés, l’autoritarisme sécuritaire et répressif, le sentiment d’insécurité, la « peur de l’autre » font fortement obstacle au vote pour la gauche. Dans la mesure où ces attitudes sont d’autant plus fréquentes qu’augmente le degré d’appartenance à la classe ouvrière, leur diffusion au cours des deux dernières décennies, et la place prise dans le débat public par les enjeux correspondants contribuent puissamment à expliquer (…) le vote en faveur de la droite (…) aurait du profiter à une droite parlementaire qui, si elle répudie traditionnellement les excès continue de faire de l’ordre et de l’autorité ses valeurs de référence. Ce n’est pas ce qui s’est produit. (…) Plus on est passionnément hostile aux immigrés et porté aux attitudes autoritaires et répressives, plus on tend à voter pour l’extrême droite frontiste plutôt que pour la droite « d’établissement » (…). Cette référence est d’autant plus marquée qu’on appartient au groupe ouvrier. Les « manque à gagner » de la droite parlementaire s’expliquent dans une large mesure par cette concurrence de l’extrême droite. (…) Cette hostilité aux immigrés est certes associée à un ensemble d’attitudes, de représentations et d’affects qui toutes, pris isolément, détournent du vote de gauche, favorisent un vote pour la droite parlementaire et rendent probable le vote de l’extrême droite : conviction qu’il est des races supérieures aux autres, sentiment d’être délogé de chez soi par « l’invasion » immigrée, attachement à « nos » valeurs traditionnelles, autoritarisme et dispositions répressives. Mais seule l’association de ces attitudes ethnocentriques et autoritaires avec l’hostilité aux immigrés, exprimée sur le mode le plus extrême, débouche sur un vote frontiste fréquent. Sous cette condition, la crainte du chômage, celle d’être agressé, l’inquiétude pour les acquis sociaux, le sentiment de « mal vie » majorent les chances de voter pour l’extrême droite. C’est donc seulement quand s’établit dans les esprits une relation causale entre, d’une part, ces facteurs de frustration et d’anxiété, et d’autre part, la présence des immigrés qu’il y a vote significatif ou fréquent pour l’extrême droite. Sinon il n’y a pratiquement pas de vote frontiste. Plus on est ouvrier, plus est fréquente l’adhésion à ce syndrome autoritaire et xénophobe. Plus on est ouvrier, plus également sont répandues les craintes et les frustrations sociales et sociétales qui, lorsqu’on est très ethnocentrique, augmentent encore la propension à voter pour l’extrême droite. La relation entre le degré d’appartenance ouvrière et la fréquence du vote frontiste trouve là une grande partie, sinon l’essentiel, de son explication. (…) quelle que soit l’autoposition des individus sur l’axe gauche-droite, le vote frontiste est d’autant plus fréquent qu’on appartient davantage à la classe ouvrière. On retrouve là des caractéristiques qui en font un phénomène original, en rupture avec tout ce qu’on connaît de l’histoire politique française, au moins depuis la fin du 19ème siècle.

Guy Michelat et Michel Simon, Les ouvriers et la politique. Permanence, ruptures, réalignements, Presses de Sciences Po, 2004

2.2.2 – Expliquer l’effacement de la classe ouvrière

Document 34 – Baisse du poids démographique et recomposition du monde ouvrier À partir des années 1970, sous l’effet de l’automatisation et de la concurrence internationale, on assiste à un recul des effectifs ouvriers et à une baisse de leur poids relatif dans la structure sociale. Sous la pression de la concurrence internationale et du progrès technique, de nombreux bastions industriels disparaissent et entraînent dans leur chute les figures centrales du mouvement ouvrier que constituent les métallurgistes, les sidérurgistes ou les mineurs. En parallèle, le monde ouvrier se recompose. L’automatisation pousse les entreprises à recruter des ouvriers d’un nouveau type, les techniciens, qui sont bien plus diplômés que les ouvriers traditionnels. Le recours à la sous-traitance différencie fortement les positions statutaires des ouvriers (stables/ précaires). Dans L’Égalité des possibles (2002), Éric Maurin montre que les métiers ouvriers non industriels (transport, logistique, artisanat) sont en plein essor alors que les métiers ouvriers industriels déclinent. Ces nouveaux métiers ouvriers s’exercent dans de petites et moyennes entreprises dans lesquelles

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l’organisation est plus informelle. Le rapport à autrui n’est plus un rapport médiatisé par prisme de catégorie (ouvriers, maîtrise, etc.) mais devient un rapport de personne à personne.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 35 – Mutation des conflits sociaux et évolution de l’appréhension des inégalités À la place du mouvement ouvrier se développent de nouveaux mouvements sociaux liés à des problématiques de diversité, d’égalité hommes-femmes, d’enjeux écologiques, d’identités régionales, etc. L’essor de ces nouveaux mouvements sociaux signale un changement dans l’appréhension des inégalités dans la société : avec l’embourgeoisement de la classe ouvrière durant les Trente Glorieuses, les préoccupations sont moins centrées sur la réalisation de l’égalité des situations. François Dubet, dans Les Places et les Chances (2010), montre que les politiques d’égalité des chances se substituent à partir des années 1980 aux politiques d’égalité des places. La lutte contre les discriminations devient une priorité, celle contre les inégalités l’est moins. C’est le moment d’une remise en question de l’État providence apparu après guerre. Cette distinction entre discriminations et inégalités est importante car elle conduit à moins s’occuper des classes populaires et à plus s’occuper d’autres groupes sociaux que la société estime défavorisés : les femmes, les minorités, etc.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 36 – La classe ouvrière sort de la précarité Les Trente-glorieuses se caractérisent par une croissance économique exceptionnelle et par une transformation d’ampleur du rapport salarial. Parallèlement, des changements importants affectent le monde ouvrier et plus généralement les classes populaires salariées. Elles sont marquées d’abord par les consolidations statutaires du salariat. La généralisation de la sécurité sociale (1945), la mise en place d’instances de représentation (comité d’entreprises, délégués du personnel), la loi-cadre sur les conventions collectives (1950), la stabilisation des statuts facilitée par le plein emploi, concourent à rendre moins précaire la condition salariale. La généralisation de la mensualisation des salaires ouvriers, dans les années 1960 met fin à un clivage symbolique entre les cols bleus et les cols blancs (les premiers étaient traditionnellement payés à la semaine). Surtout le pouvoir d’achat enregistre une évolution sans commune mesure avec les périodes précédentes. (…) Avec la socialisation des risques, elle permet aux classes laborieuses d’échapper à la précarité générale et de participer, à partir des années 1960, à la consommation dite de masse : accès aux biens d’équipement ménager, à l’automobile et au logement. Parallèlement d’autres évolutions importantes sont à noter : la hausse des départs en vacances et une première poussée des études secondaires parmi les enfants des classes populaires (la scolarité obligatoire passe de 14 à 16 ans). Incontestablement, on décèle des tendances à la déprolétarisation d’une partie notable du monde ouvrier : la pauvreté recule, la condition ouvrière n’est plus synonyme de précarité générale, de nombreux ménages ouvriers accèdent à un standing matériel proche de celui des employés et des salariés « moyens ». Certains observateurs parlent alors d’embourgeoisement de la classe ouvrière (le sociologue anglais Goldthorpe utilise l’expression « ouvrier d’abondance »).

Serge Bosc, Stratification et classes sociales, Armand Colin, 2013

Document 37 – La classe ouvrière sort de la précarité (2) Avec la généralisation de la protection sociale et sanitaire, l’extension du travail féminin qui procure un deuxième salaire, les ouvriers ont pu entrer dans un rapport gestionnaire à leur propre existence. D’autres facteurs les ont obligés à développer cette capacité de gestion ; par exemple, la mensualisation les a contraints d’apprendre à gérer leurs revenus sur un mois. De la même manière, quand la consommation s’est développée, elle a contraint les ouvriers d’apprendre à gérer des investissements dans des biens durables, d’abor la voiture, puis le logement. On a assisté à une déprolétarisation, au moins dans la consommation (près de la moitié des familles ouvrières sont propriétaires de leur logement). Enfin, ça a été l’explosion scolaire, la généralisation de l’entrée des fils d’ouvriers dans le secondaire, d’où l’accès à la mobilité sociale. Un enfant d’ouvrier sur deux a accédé au salariat non ouvrier. De plus en plus d’ouvriers suivent de très près la scolarité de leurs enfants. C’est une véritable révolution. Tout cela a désagrégé la tradition culturelle ouvrière et s’est manifesté dès 68 dans l’aspiration de la jeune génération à l’émancipation individuelle, y compris par rapport aux formes traditionnelles d’organisation ouvrière. Depuis lors, la crise a tout à la fois stimulé le développement de cette aspiration et creusé les écarts au sein de la classe. Jean-Pierre Terrail, La forteresse vide cité par Serge Bosc, Stratification et classes sociales, Armand Colin, 2013

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Document 38 – Le mouvement ouvrier a perdu sa centralité dans la société Le conflit central lié aux rapports de classe perd sa centralité. Les mouvements des « sans » apparaissent excentrés par rapport aux conflits du travail, même dans le cas des chômeurs : ceux-ci sont davantage perçus comme des exclus que comme des ouvriers ou des employés sans travail. La différenciation des statuts par rapport à l’emploi, l’accroissement des populations « d’exclus », la montée des registres identitaires (identités « ethniques, de sexe, d’âge, …) déconnectés des appartenances de classe, contribuent à brouiller les clivages sociaux classiques. La montée des clivages identitaires indexés sur l’origine concourt particulièrement au brouillage des appartenances de classe. Dans certains espaces, les individus ont tendance à se définir davantage selon leur communauté « ethnique » que par leur statut social et professionnel. (…) Ces tendances participent sur ce que les sociologues nomment une « ethnicisation des rapports sociaux ». (…) Dans les milieux populaires, le ressentiment d’un certain nombre de Français « de souche » vis-à-vis des « étrangers » et les processus de démarcation opérés par des immigrés ou des individus issus de l’immigration se nourrissent mutuellement. Ces évolutions amènent François Dubet à parler de découplage entre les différentes dimensions de la réalité sociale de classe. La condition statutaire, les orientations culturelles, la communauté d’appartenance, le rapport à l’action collective et le positionnement politique ne coïncident plus ou coïncident moins que naguère.

Serge Bosc, Stratification et classes sociales, Armand Colin, 2013

Document 39 – Les conséquences du recul du militantisme Le travail de mobilisation politique opéré par les municipalités et militants socialistes et communistes (…) ayant cessé, la hausse de l’abstention est spectaculaire. (…) Le cas de Saint-Denis, commune populaire marquée par la présence forte du PCF dès l’entre-deux-guerre en est emblématique. Le taux de non-participation (abstention et non-inscription) était de 60% à la fin des années 1870, et de 35% à la fin des années 1960, il remonte à 60% au cours des années 1990. Cela témoigne d’un processus de « désaffiliation politique » des milieux populaires à l’égard des municipalités communistes de l’ancienne banlieue rouge. (…) A la cité des Cosmonautes, qui regroupe 1400 habitants, une cellule communiste (section locale de militants) a compté 15 à 30 militants bien connus dans le quartier. Outre l’organisation des réunions de quartiers, ces militants allaient vendre toutes les semaines le journal L’Humanité dimanche dans les cages d’escalier, faisant du porte-à-porte et discutant à cette occasion avec les habitants. Ils étaient également actifs dans les associations des locataires de HLM. Ces formes de militantisme, très classiques dans la « banlieue rouge » fondées sur la proximité et les relations de voisinages, contribuaient de façon continue, et pas seulement lors des campagnes électorales, à un travail de politisation et de rappel de la norme de participation électorale. Cette cellule s’est progressivement réduite jusqu’à disparaître.

Sibiot, Cartier, Coutant, Masclet, Rénahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin 2015

Document 40 – L’importance du « monde privé des ouvriers » (Olivier Schwartz) Les habitants des îlots – grand ensemble choisi par l’auteur comme terrain d’investigation – ont grandi dans le milieu de la mine, même si aujourd’hui celle-ci est « quasiment morte ». En fait, ils ont connu dans leur vie personnelle plusieurs étapes qui constituent comme autant de strates de leur univers social. Il y a eu d’abord la grande époque de la mine, qui a pris fin dans les années 1960 et qui a marqué l’enfance de la plupart d’entre eux : une réelle « communauté de classe » existait alors, envers d’un « enfermement social » qui faisait de la mine un monde à part. Il y eut ensuite, dans la première moitié des années 1970, l’ouverture à la société de consommation, ce qu’Olivier Schwartz appelle l’ère de la « prolétarisation possible » ou, pour les plus euphoriques, de « l’embourgeoisement ouvrier » ; avec le passage de la mine à l’usine se produit un profond remodelage de l’existence ouvrière qui renforce l’importance du pôle familial et privé. Il y eu enfin, dans les années 1980, le basculement dans un chômage de masse, qui entraîne la précarisation et, selon de multiples modalités, subies ou assumées, un reflux vers le foyer. Chacune de ces trois strates de l’histoire socio-économique est présente, sous une forme ou une autre, dans la condition actuelle de la population des îlots, mais l’un des effets les plus nets de ces changements est « une privatisation des modes de vie ouvriers ». C’est cette évolution qu’Olivier Schwartz se propose de décrire. « On peut la caractériser non pas comme un déclin pur et simple des espaces sociaux au profit des espaces privés, mais par le fait que les seconds opposent aujourd’hui aux premiers une concurrence beaucoup plus forte ». L’importance croissante du « monde privé des ouvriers » se traduit chez les uns par une tentative d’appropriation d’espaces extérieurs au monde du travail (le

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café, le jardin) et chez les autres, au contraire, par un repli sur la maison, considérée comme un refuge protecteur en cas de chômage.

Olivier Schwartz cité par Serge Bosc, Stratification et classes sociales, Armand Colin, 2013

Document 41 – Recul du sentiment d’appartenance et affaiblissement de la mobilisation collective La disparition des fers de lance de la classe ouvrière et la fragmentation du monde ouvrier rendent difficile la perpétuation d’une forte identité de classe. Alors que 39 % des Français déclaraient appartenir à la classe ouvrière en 1966, ils ne sont plus que 24 % à le déclarer en 2002. Cette baisse du sentiment d’appartenance à la classe ouvrière s’accompagne d’une forte baisse du taux de syndicalisation qui passe de près de 25 % dans les années 1960-1970 à 11 % en 2016. Le potentiel d’action collective est durablement affaibli. Moins visibles, les conflits sociaux ne disparaissent pas mais ils sont de moins en moins revendicatifs et de grande ampleur pour devenir de plus en plus défensifs et circonstanciés.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 42 – Le recul du sentiment d’appartenir à la classe ouvrière Sentiment d’appartenance 1966 2002 Les classes moyennes 21 42 La classe ouvrière, les ouvriers 39 24 Les cadres 2 7 Les travailleurs, les salariés 5 4 La paysannerie, les paysans, les agriculteurs

5 1

La bourgeoisie, les classes dirigeantes

7 4

Les pauvres 4 2 Autres réponses 12 11 Sans réponse 5 7 100% 100%

2.2.3 – Les classes populaires n’ont toutefois pas disparu : la recomposition des classes populaires

a) Les classes populaires : un groupe encore numériquement dominant

Document 43 – Le poids majoritaire des ouvriers et des employés dans la population française Ouvriers et employés demeurent majoritaires : ils représentent, à l’orée des années 2010, près de 15 millions de personnes, au sein d’une population active qui en compte 28 millions. Soulignons un point important : de nombreuses publications de la statistique publique se centrent sur les personnes occupant un emploi, mais cette approche restrictive laisse de côté la population active à la recherche d’un emploi. Il est important de prendre en compte également les chômeurs, particulièrement nombreux parmi les ouvriers et employés. Le poids des ouvriers et employés est encore plus net si l’on prend en compte les retraités ou « anciens actifs » dont on peut penser que leur appartenance socio-professionnelle a des effets prolongés sur leur position sociale au-delà de leur période d’activité. (…) Outre les retraités, il faut enfin mentionner les 4 millions d’ « autres inactifs » qui ne sont ni étudiants, ni retraités. Ce sont majoritairement des femmes aux situations très diverses qui, en moyenne, sont très peu qualifiées. 60% de ces « inactifs » sont d’anciens ouvriers ou employés. Cet ensemble, formé par les ouvriers et les employés, présente une spécificité par rapport au reste de la population active où la mixité progresse. Ces catégories sont clivées du point de vue du genre. Les ouvriers sont un groupe essentiellement masculin, tandis que les employés comptent une majorité écrasante de femmes. Cette opposition qui renvoie à la ségrégation du marché du travail entre hommes et femmes, a été renforcée par des choix de construction de la nomenclature lors de la refonte de 1982 ou la catégorie de « personnels de services » a été ventilée : les professions féminines (femmes de ménage, agents de service par exemple) ont été regroupées au sein des employés, et les plus masculines (bouchers, charcutier salariés) au sein des ouvriers.

Sibiot, Cartier, Coutant, Masclet, Rénahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin 2015

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b) Les classes populaires : un groupe peu homogène

Document 44 – L’hétérogénéité du groupe ouvrier Depuis les années 1970, la « société salariale » qui avait permis à nombre d’ouvriers et d’employés de se protéger des diverses formes de précarité affectant les prolétaires des débuts du capitalisme s’effrite. (…) Ce processus affecte de façon massive les salariés subalternes : alors que certains continuent de bénéficier des droits et protections attachées aux CDI à temps plein ou au statut de fonctionnaire, d’autres, de plus en plus nombreux, en sont privés. (…) du point de vue d’une sociologie de l’emploi et du marché du travail, l’opposition « stable/précaire » est réductrice car elle suppose que les « stables » échapperaient à tout processus de précarisation. Toutefois l’ethnographie des relations de travail révèle que le clivage « stables/précaires » ou « embauchés/extérieurs » n’en joue pas moins un rôle structurant dans les relations internes au salariat subalternes. (…) Le clivage est souvent alimenté par une division du travail qui tend à affecter aux salariés « précaires » les tâches les plus pénibles, les plus dangereuses et/ou les moins valorisées. (…) La création du bac professionnel au milieu des années 1980 (…) a contribué à recomposer la structure du groupe ouvrier. Le niveau de diplôme requis pour les emplois les plus qualifiés dans l’industrie s’est élevé. Ainsi les postes d’ouvriers qualifiés reviennent-ils de plus en plus aux détenteurs d’un bac professionnel au détriment de ceux qui n’ont qu’un CAP ou un BEP. (…) Ces jeunes ouvriers qualifiés – « nous les pros » se désignent-ils – revendiquent ainsi ouvertement leur diplôme de bac pro pour se distinguer des ouvriers non qualifiés et renvoyer ceux-ci à leur statut inférieur. (…) ils tendent aussi à opposer, à l’intérieur même du groupe des ouvriers qualifiés, les « vrais pros » (titulaires d’un bac pro) aux « petits pros », des ouvriers qualifiés qui le sont devenus par promotion interne après avoir débuté comme non qualifiés, et qui occupent souvent des postes de moniteurs. (…) Si les couleurs des vêtements ont été uniformisées, leurs formes continuent de matérialiser la distinction : les ouvriers pros portent un ensemble veste-pantalon et les opérateurs des combinaisons. (…) Le développement de l’intérim comme de la sous-traitance dans l’industrie ont ajouté au clivage de la qualification, un clivage lié au statut d’emploi, les ouvriers non qualifiés étant bien plus exposés au chômage, à l’intérim et la sous-traitance que les ouvriers qualifiés. En 2010, le taux de chômage des ouvriers non qualifiés atteignait jusqu’à 19,5% contre 9,9% pour les ouvriers qualifiés.

Sibiot, Cartier, Coutant, Masclet, Rénahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin 2015

Document 45 – L’archipel des employés (Alain Chenu, 1990) Plus encore que dans d’autres groupes, les situations et les devenirs socioprofessionnels des employés ne peuvent être saisis globalement. Les évolutions qui se dessinent dans les bureaux, le commerce ou les services aux particuliers n’ont que peu de rapport entre elles. Dans les années 1960, les observateurs du monde social soulignaient la prolétarisation des employés de bureau, (…) ils perdaient progressivement ses privilèges : le développement de la scolarité dévalorisait leurs compétences et la parcellisation croissante des tâches, la croissance des effectifs et la féminisation contribuaient à déclasser leurs statuts. Les évolutions enregistrées depuis les années 1970 ont modifié la donne. Le développement de l’informatisation et de la polyactivité a dans l’ensemble valorisé le travail de bureau. Si l’on parle aujourd’hui d’OS du tertiaire, c’est pour désigner d’autres catégories d’employés. Dans les branches du commerce, les situations de travail restent très diverses. Peu de choses en commun rassemblent les vendeurs des petites unités commerciales et les employés de grandes surfaces. Ces derniers – caissières et manutentionnaires – forment une main d’œuvre peu qualifiée et flexible soumise à des cadences élevées ou à des tâches physiquement pénibles. (…) Au sein d’une même profession, le statut et les conditions de travail peuvent varier du tout au tout. Un bon exemple est fourni par les serveurs et commis de la restauration : style et savoir-faire relationnel dans les restaurants de haute gamme, travail taylorisé et précarité de l’emploi dans les fast-foods.

Serge Bosc, Stratification et classes sociales, Armand Colin, 2013

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Document 46 – Caractéristiques sociodémographiques et conditions de travail chez les employés

Employés de la fonction publique Employés des entreprises

Personnels des services directs aux particuliers

Ensemble des

employés

Employés civils

Agents de service

Employés administratifs

Employés de commerce

Actifs ayant un emploi

(en milliers) 1 219 739 1 955 786 1 209 6 361

Taux de croissance annuelle

1982-1996 en %

1,00 1,55 0,17 1,68 3,17 1,24

Proportion d’employés :

- ayant 10 ans

d’ancienneté dans leur emploi ;

61,6 48,2 45,9 26,0 23,9 42,7

- travaillant à temps partiel 25,0 35,2 21,9 36,2 47,6 29,5

- Exerçant des emplois à

temps partiels 6,0 13,0 10,5 13,0 11,0 9,8

Indice de salaire 100 80 94 70 50 86

Taux de chômage 9,9 16,7 19,8 18,2 14,8

Serge Bosc, Stratification et classes sociales, Armand Colin, 2013

c) Des pratiques culturelles qui distinguent les classes populaires des autres catégories sociales

Document 47 – Un éloignement par rapport au capital culturel Les employés et les ouvriers se caractérisent par un certain éloignement par rapport au capital culturel. Dans Les Métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui (2011), Philippe Coulangeon met en évidence les disparités de pratiques culturelles entre les catégories populaires et les cadres. Son enquête révèle que 65 % des ouvriers et 50 % des employés déclarent en 2008 ne jamais fréquenter les musées, les monuments historiques, le théâtre, les concerts classiques et les spectacles chorégraphiques. Ce n’est le cas que de 14 % des cadres supérieurs, ce qui marque une véritable séparation culturelle entre les employés et les ouvriers d’une part et les classes dominantes d’autre part.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 48 – Les conséquences sur la santé des pratiques de consommation En 2000, les fumeurs quotidiens représentent en moyenne 33% des hommes de plus de 15 ans (contre 45% en 1980). 45% des ouvriers sont fumeurs, ainsi que 37% des employés mais 31% des cadres. Cette différenciation vaut également pour la consommation d’alcool. (…) En ce qui concerne l’obésité, qui favorise les maladies et décès précoces, les écarts entre PCS se creusent depuis les années 1980. Ainsi en 2003, on rencontre 13% de personnes obèses parmi les ouvriers, 11% parmi les employés, 8% parmi les professions intermédiaires et 6% parmi les cadres.

Sibiot, Cartier, Coutant, Masclet, Rénahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin 2015

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Document 49 – Les écarts d’espérance de vie

Document 50 – les inégalités scolaires : situation en 2005 des jeunes entrés en 6ème en 1995

Sibiot, Cartier, Coutant, Masclet, Rénahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin 2015

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Document 51 – Accès au bac selon le milieu social

Document 52 – Etudes populaires/études bourgeoises (académie de Lille)

Sibiot, Cartier, Coutant, Masclet, Rénahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin 2015

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Document 53 – Un éloignement des pratiques culturelles légitimes

Philippe Coulangeon, Les métamorphoses de la Distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui,

collection Mondes vécus, Grasset, 2011

d) Les classes populaires : une position dominée dans les rapports économique et sociaux

Document 54 – Les ouvriers et les employées : des classes populaires sur le papier L’effacement de la classe ouvrière sur la scène politique et sociale ainsi que les discours sur le thème de la moyennisation, ne doivent pas conduire à diagnostiquer une disparition des classes populaires dans la société française contemporaine. La chute du poids relatif des ouvriers depuis les années 1970 est compensée par l’augmentation du poids relatif des employés si bien que, depuis les années 1960, les parts cumulées des employés et des ouvriers représentent toujours plus de la moitié de la population active française. Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Nicolas Renahy soulignent, dans Sociologie des classes populaires contemporaines (2015), que par-delà des différences nombreuses et signifiantes, les ouvriers et les employés partagent des conditions d’existence qui les rapprochent et qui en font une classe sur le papier. Ces deux groupes se caractérisent d’abord par la petitesse de leur statut professionnel et social parce qu’ils occupent des emplois subalternes qui les placent dans une position dominée dans la hiérarchie du travail et des emplois. Les ouvriers et les employés sont ainsi les plus exposés au chômage et à la précarité. En 2010, les ouvriers et les employés connaissent respectivement des taux de chômage de 9,5 % et 13 % contre 4 % pour les cadres. À la même date, 15,4 % des employés et 17,9 % des ouvriers ont des contrats précaires alors que ce n’est le cas que de 6,6 % des cadres. Employés et ouvriers évoluent également dans un monde du travail qui se caractérisent par le cumul de pénibilités physiques et de pénibilités mentales. Leur travail est moins prescrit qu’auparavant mais demeure toujours sous contrôle et les possibilités de promotion interne deviennent rares. Employés et ouvriers se caractérisent aussi par de faibles ressources économiques. En 2010, le niveau de vie moyen des ouvriers et des employés est par exemple deux fois plus faible que celui des cadres. La crise économique de 2008 a particulièrement affecté le revenu de ces deux catégories relativement au reste de la population. Ces inégalités de revenus sont cependant bien moins marquées que les inégalités de patrimoine. En 2010, les 10 % des ménages les mieux dotés concentrent 48 % du patrimoine, les 50 % les moins dotés, parmi lesquels on retrouve massivement les employés, et les ouvriers, seulement 7 %. Les ouvriers et employés ont une très faible capacité à accumuler du patrimoine, alors que ce processus est au coeur du creusement des inégalités depuis la fin du 20ème siècle comme l’a démontré Thomas Piketty dans Le Capital au 21ème siècle (2013).

Manuel ESH ECE1, Studyrama

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Document 55 – La mobilité sociale : table de destinée en France en 2016 (destinée sociale en %)

GSP du fils

GSP du père

Agri. ACCE Cadre et PIS Prof. Interméd Employé Ouvrier Ensemble

Agriculteur 26,3 0,7 0,3 0,6 0,4 0,7 2,7

ACCE* 8,4 21,2 8,1 7,4 6,7 7,9 9,6

Cadre et PIS 10,5 23,1 47,9 28,5 18,1 11,2 21,4

PI** 15,3 22,6 25,5 31,8 26,6 21,6 23,8

Employé 6,2 9,4 8,6 11,6 18,1 12,4 11,4

Ouvrier 33,3 23,1 9,5 20,1 30,1 46,3 31,1

Ensemble 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0

Document 56 – Le choix du conjoint

Sibiot, Cartier, Coutant, Masclet, Rénahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin 2015

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Document 57 – Des inégalités cumulatives Les différents types d’inégalités qui affectent les classes populaires se traduisent par une forte reproduction sociale dans la société française. Cette situation d’héritage peut être illustrée à travers le fonctionnement de l’institution scolaire. Par-delà leurs différences d’analyse, les travaux de Pierre Bourdieu (Les Héritiers, 1964) et Raymond Boudon (L’Inégalité des chances, 1973) montrent que la compétition scolaire produit des inégalités dans l’accès au diplôme, fondées sur des inégalités d’origine sociale. Éric Maurin, dans L’Égalité des possibles (2002), montre l’importance du capital économique dans la réussite scolaire. Les différences de revenus engendrent des différences d’accès au logement de qualité, ce qui se répercute sur les conditions de travail et la réussite scolaire des enfants, et donc sur leur devenir socioprofessionnel. Une telle analyse souligne le caractère cumulatif des inégalités et explique en quoi les inégalités économiques et sociales se transmettent entre générations.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 58 – Le maintien de l’existence objective des classes populaires Si les classes sociales sont mortes, où est passé le corps ? En réalité, lorsqu’on observe de près la nature, les contours et l’intensité des inégalités structurées dans la société contemporaine, la théorie de la « fin des classes » a été confrontée au cours des vingt dernières années à de nombreux paradoxes. Elle ne permet pas de rendre compte de certaines évolutions : le maintien voire l’augmentation de nombreuses inégalités, tel le fait que 80% des places dans les grandes écoles françaises soient dévolues aux 20% de milieux sociaux les plus favorisés [...]. On affirme souvent que la classe ouvrière disparaît parce que les ouvriers ne sont plus que 30% de la population active, contre 40% dans les années 1970. En réalité, à mesure de la baisse de la part des ouvriers, l’expansion des employés fait que la classe populaire qui résulte de leur union représente 60% de la population française, part invariable depuis 1960. Il est vrai qu’en termes de conscience sociale, l’identité collective des employés est moins claire que celle des ouvriers. Mais, objectivement, ils partagent leur condition, et vivent souvent sous le même toit.

Louis Chauvel, « Les classes sociales sont-elles de retour ?, Sciences Humaines HS

Document 59 – La spirale des classes sociales (Louis Chauvel)

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Dans « Le retour des classes sociales » (2001), Louis Chauvel conteste la thèse de la fin des classes sociales en adoptant une lecture historique de l’évolution des dimensions objective et subjective des classes sociales. Du 19ème siècle aux années 1950, la classe ouvrière se structure en classe pour soi à travers les luttes. Durant les Trente Glorieuses, le développement de l’État social réduit les inégalités et la pauvreté. À partir des années 1970, le sentiment d’appartenance à la classe ouvrière décline. Aujourd’hui, l’identité de classe reste faible malgré des inégalités toujours présentes et même croissantes. Chauvel explique d’ailleurs que ce qui pousse au retour des inégalités, c’est le recul de la conflictualité autour du travail. Le recul du mouvement ouvrier s’est donc accompagné d’un recul des luttes pour la réduction des inégalités. Il est donc logique que celles-ci réapparaissent.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

3 – La dynamique des classes moyennes depuis le 19ème siècle

3.1 – Le 19ème siècle acte la naissance des classes moyennes

3.1.1 – La société démocratique : berceau des classes moyennes

Document 60 – La démocratie : l’état social dans lequel apparaissent les classes moyennes Dans De la démocratie en Amérique (1835 et 1840), Alexis de Tocqueville considère que les sociétés modernes se caractérisent par une marche inéluctable vers la démocratie. Plus qu’une forme d’organisation politique, il considère avant tout la démocratie comme un état d’esprit social qui prend la forme d’un processus d’égalisation des conditions. L’égalité des conditions recouvre trois dimensions distinctes. L’égalité des droits signifie que tous les citoyens sont soumis aux mêmes règles juridiques. L’égalité des chances désigne le fait que toutes les positions sociales sont ouvertes à tous les citoyens en fonction de leur mérite et indépendamment de leur origine sociale. Enfin l’égalité de considération suppose que chaque citoyen se représente comme l’égal d’un autre même si leur position économique et sociale est différente. La progression de l’égalité dans ces trois dimensions permet l’uniformisation des modes et des niveaux de vie, ce qui rend possible l’émergence d’une vaste classe moyenne. Pour Alexis de Tocqueville, dans les sociétés démocratiques, « les pauvres, au lieu d’y former l’immense majorité de la nation comme cela arrive dans les sociétés aristocratiques, sont en petit nombre et la loi ne les a pas attachés les uns aux autres par les liens d’une misère irrémédiable et héréditaire. Les riches de leur côté sont clairsemés et impuissants […]. De même qu’il n’y a plus de race de pauvres, il n’y a plus de race de riches […]. Entre ces deux extrémités de sociétés démocratiques se trouve une multitude innombrable d’hommes presque pareils » (De la démocratie en Amérique, 1840).

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

3.1.2 – L’évolution de la composition des classes moyennes du 19ème siècle jusqu’à la seconde guerre mondiale

Document 61 – De la classe moyenne aux classes moyennes Durant la première partie du 19ème siècle, l’expression « classe moyenne » est synonyme de bourgeoisie. Elle regroupe tous les individus qui, disposant de la propriété, veulent exercer leurs talents et s’enrichir par leurs activités. Cette classe moyenne se caractérise également par la volonté d’accéder au pouvoir politique pour faire émerger un nouvel ordre politique et social. Christophe Charle montre, dans Histoire sociale de la France au 19ème siècle (1991), que l’expression prend un sens tout autre en se déclinant au pluriel dans le dernier tiers du siècle. Elle sert désormais à englober tous ceux qui cherchent à échapper au peuple, constitué des ouvriers et des paysans, sans pour autant être certains d’accéder à un statut bourgeois incontestable. Du côté des indépendants, on retrouve les professions libérales comme les médecins ou les professions juridiques, auxquels s’adjoignent les petits commerçants ainsi que les artisans qui trouvent de plus larges débouchés dans des espaces urbains en plein développement. Selon Éric Maurin, « ils incarnent un certain idéal français, épris d’autonomie farouchement individualiste, rétif à l’intervention régulatrice de l’État, mais néanmoins demandeur de protection publique contre l’hégémonie du grand capital et la toute-puissance des “gros”. Ils figurent une philosophie sociale selon laquelle le progrès ne s’obtient pas par la lutte collective contre les classes dominantes, mais au contraire par le travail, le mérite et la promotion individuelle » (Les Nouvelles Classes moyennes, 2012). Dans différents discours, Léon Gambetta exhorte ces couches sociales nouvelles à s’affirmer dans la nouvelle société républicaine pour en faire son assise politique. À la fin du 19ème siècle, on assiste à un essor sensible des travailleurs non manuels. Les effectifs des fonctionnaires augmentent significativement du fait de l’élargissement des fonctions de l’État. Les effectifs des

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employés augmentent également parce que les entreprises se bureaucratisent mais aussi parce que les grands magasins et le monde des banques et de l’assurance se développent. Ces deux nouvelles catégories salariées s’adjoignent timidement aux petits indépendants et aux professions libérales qui demeurent cependant le coeur des classes moyennes du milieu du 19ème siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

32 – De l’émergence d’une civilisation des classes moyennes à sa crise

3.2.1 – La difficile définition des contours des classes moyennes Document 62 – Les différentes manières de circonscrire les contours des classes moyennes La classe moyenne peut se définir comme la classe située dans une position intermédiaire entre la classe populaire et la classe dominante. L’observatoire des inégalités fonde ce caractère intermédiaire sur le niveau de vie. Dans cette optique, les classes moyennes représentent les individus situés entre les 30 % les plus pauvres et les 20 % les plus riches. Les auteurs qui cherchent à fonder ce caractère intermédiaire sur les PCS débouchent sur des visions différentes des classes moyennes. Dans Les Classes moyennes à la dérive (2006), Louis Chauvel propose une définition extensive des classes moyennes, dans laquelle il intègre pêle-mêle les hauts fonctionnaires, les employés ou ouvriers qualifiés, les chefs d’entreprise, les artisans modestes, etc. Cette présentation montre bien la diversité des classes moyennes : finalement entre les très riches et les pauvres, entre les très diplômés et ceux qui ne le sont pas du tout, il existe une diversité des situations possibles, des classes moyennes intermédiaires et des classes moyennes supérieures. On peut néanmoins douter de l’homogénéité des comportements, des attitudes et des actions menées par les membres de ces groupes. On peut alors distinguer plus finement anciennes et nouvelles classes moyennes : indépendants et professions libérales contre salariés. Le qualificatif « nouvelles » indique que la structure des classes moyennes a évolué dans l’histoire, tout particulièrement après la Seconde Guerre mondiale. Dans Les Nouvelles Classes moyennes (2012), Éric Maurin dresse une définition plus restreinte des classes moyennes fondée sur les PCS intermédiaires, à savoir les professions intermédiaires salariées et les artisans commerçants. Il obtient donc un groupe plus homogène et le pluriel sert uniquement à distinguer les anciennes classes moyennes (artisans et commerçants qui constituent une figure mineure et menacée des classes moyennes) et les nouvelles classes moyennes (les professions intermédiaires salariées en plein essor). Si l’on se penche maintenant sur le sentiment d’appartenance aux classes moyennes, la réponse peut paraître surprenante car l’adhésion à ce groupe social est beaucoup plus large que le nombre d’individus qui devraient objectivement en faire partie. Si l’approche par les niveaux de vie postule que les classes moyennes sont constituées par 50 % de la population, c’est plus des deux tiers de la population qui déclarent appartenir aux classes moyennes, dont 50 % des ouvriers. Les travaux de l’historien Serge Berstein (« Les classes moyennes devant l’histoire », 1993) permettent de comprendre ce paradoxe. Pour ce dernier, les classes moyennes se définissent plus par un sentiment commun que par des critères objectifs, leur identité se trouvant simplement dans « une philosophie sociale où le progrès résulterait non d’une dialectique de lutte des classes, mais de possibilités de promotion ». Ce qui unit les classes moyennes, c’est leur volonté de s’élever socialement.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 63 – Anciennes/nouvelles classes moyennes ; classes moyennes supérieures/inférieures L’intérêt des deux oppositions « supérieures/inférieure » et « anciennes/nouvelles » est de mieux situer les diversités toujours à l’œuvre aujourd’hui. (…) Le premier axe, vertical, pose le moins de difficultés conceptuelles, il permet de repérer sinon l’indétermination, en tout cas l’écart considérable qui sépare, au sein même des classes moyennes, les employés, voire les ouvriers aux qualifications professionnelles reconnues, des professions libérales, de la haute fonction publique, des journalistes … ensemble dont une part seulement accède à l’élite du pouvoir, au sommet de l’influence ou à la haute bourgeoisie. Cette très grande diversité et la variance importante de ce groupe permettent de comprendre pourquoi, il existe une telle incertitude sur la figure typique des classes moyennes, les uns mettant l’accent sur le médecin ou l’universitaire « de base », les autres sur l’institutrice ou l’infirmier. Dans le premier cas, le choix correspond à l’acception britannique, c’est-à-dire à nos classes moyennes supérieures qui se situent de ce fait très au-dessus de la moyenne arithmétique.

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Dans le second cas, le choix correspond à la vision propre à l’Europe continentale, celle des classes moyennes intermédiaires, voire de la « classe médiane » que les anglo-saxons tendent à appeler la « lower middle class ». Le second axe, celui oppose « anciennes » et « nouvelles » classes moyennes, présente plus de subtilités et d’intérêt pour la sociologie de la stratification sociale. Il s’agit avant tout de distinguer entre les classes moyennes indépendantes fondées sur un capital économique, et les classes moyennes salariées dont les ressources reposent sur une expertise scientifique ou technique, une maîtrise managériale ou organisationnelle reconnue, et ce avant tout dans les grandes institutions publiques ou dans la grande entreprise privée. A l’évidence, cet axe est celui qui oppose aujourd’hui, au sein des classes moyennes, celles pour qui le capital économique est dominant et celles pour qui la ressource centrale relève avant tout du capital culturel – ou plus exactement scolaire. (…) Cet axe correspond aussi à l’opposition entre les positions sociales dont l’accès est conditionné par une accumulation capitalistique et celles dont le recrutement est fondé avant tout sur la compétition scolaire. Ces nouvelles classes sont avant tout nées du développement des grands appareils bureaucratiques, étatiques, techniques ou industriels, qui exigent des capacités d’encadrement et d’expertise, mais aussi des services d’éducation et de formation. Plus largement, elles sont nées de l’ensemble des organisations typiques des sociétés modernes requérant un personnel qualifié, capable de créer, gérer et répartir les services exigés par un système social complexe. (…) Le premier axe permet de repérer, au sein des classes moyennes, l’opposition entre « les classes moyennes supérieures » et les « classes moyennes intermédiaires », sans que l’on puisse très aisément décider où se situera la frontière inférieure, ni si elle doit inclure ou non les employés. Le deuxième axe, qui oppose ce que l’on appelle communément « anciennes » et « nouvelles » classes moyennes », renvoie tout aussi bien à l’opposition bourdieusienne entre capital économique et capital culturel, mais aussi à l’opposition entre la petite entreprise d’un côté et l’Etat de l’autre.

Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, Collection La République des Idées, Seuil, 2006

Document 64 – La définition des classes moyennes : un enjeu idéologique La définition des classes moyennes n’est pas seulement un enjeu scientifique mais aussi un enjeu idéologique. Les classes moyennes sont au coeur des stratégies électorales des partis politiques qui cherchent à conquérir le pouvoir. Au 19ème siècle, Léon Gambetta fait des classes moyennes l’élément central de la 3ème République. En 1984, Valéry Giscard d’Estaing publie un ouvrage qui s’intitule Deux Français sur trois. Éric Maurin écrit ainsi dans Les Nouvelles Classes moyennes (2012) que « chaque mouvement politique tend à prêter aux classes moyennes les contours et la philosophie sociale que sa politique du moment est précisément la moins susceptible de menacer. Autrement dit, prenant le problème à l’envers, chacun tend à définir les classes moyennes en fonction de son agenda politique et idéologique – et pas en fonction de la distribution objective des ressources et des statuts dans la société […]. Le flou des discours politiques entretient le flou dans les esprits et contribue à ce que la proportion de personnes se sentant appartenir aux classes moyennes est à peu près aussi importante chez les cadres que chez les ouvriers ».

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

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3.2.2 – Une civilisation de classes moyennes émerge durant les Trente Glorieuses

Document 65 – Déclin du monde des indépendants et disparition des rentiers Durant la première partie du 19ème siècle, la vision courante de la structure sociale repose sur trois grands groupes majeurs : la paysannerie, la classe ouvrière et la bourgeoisie. Entre ces trois grands groupes majeurs, les classes moyennes étaient marginales. La structure sociale évolue radicalement après-guerre. Le poids des indépendants dans la société décline fortement. L’agriculture française entame tardivement sa modernisation mais celle-ci se réalise très rapidement après-guerre, entraînant une diminution importante des effectifs indépendants agricoles. On assiste à un déclin des artisans et des commerçants. Enfin, les crises économiques et les deux conflits mondiaux du 20ème siècle ont fait disparaître les rentiers.

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Document 66 – L’émergence d’une société salariale et up-grading de la structure sociale Alors que le monde indépendant décline, une société salariale s’érige et fait émerger de nouvelles classes moyennes salariées. Le progrès technique, la bureaucratisation des grandes organisations productives et l’extension des services publics ont multiplié les formes d’emplois salariés non ouvriers requérant du capital culturel. C’est notamment durant cette période que se consolide la figure du cadre. Dans Les Cadres. La formation d’un groupe social (1982), Luc Boltanski montre dans une perspective constructiviste que c’est un ensemble de mobilisations pas forcément concertées (fondation en 1944 de la Confédération générale des cadres ; multiplication des écoles de commerce et d’ingénieurs ; titre de presse comme L’Express promouvant le style de vie des États-Unis) qui a symboliquement bâti ce groupe social valorisé, en dépit de différences internes significatives. La réalité de ce groupe social est institutionnellement actée dans la classification socioprofessionnelle proposée par l’Insee en 1954. Par-delà les évolutions de la structure productive et le développement de l’État providence, le phénomène d’up-grading de la structure sociale est aussi alimenté par l’élévation du niveau d’éducation des salariés.

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Document 67 – D’une représentation pyramidale à une représentation cosmographique de la structure sociale Parallèlement, la forte croissance économique, le plein-emploi et le développement de l’État providence ont réduit les inégalités économiques et sociales en améliorant considérablement la condition socio-économique des ouvriers et des employés. La hiérarchie sociale se resserre énormément et on passe d’une représentation pyramidale de la société à une représentation cosmographique, chère à Henri Mendras (La Seconde Révolution française (1964-1985), 1988), dans laquelle les frontières entre les classes se brouillent et disparaissent. La moyennisation décrite par Mendras, c’est la disparition des classes sociales et donc des classes moyennes puisque plus personne n’est pris en sandwich entre la bourgeoisie et le peuple. La constellation populaire représente 50 % de la population, l’élite 3 %, les pauvres 7 %, les indépendants traditionnels 15 % et la constellation centrale 25 %. C’est dans cette dernière qu’on retrouve les nouvelles classes moyennes salariées (cadres liés aux chefs d’entreprise, professions intermédiaires, enseignants, animateurs sociaux, etc.) qui jouent un rôle majeur en diffusant dans le reste de la société leurs normes et leurs valeurs. Cette constellation centrale développe notamment la foi des Français dans la modernisation, la science et le progrès économique. Elle contribue également à développer un individualisme heureux qui n’exclut pas la compassion pour les exclus, à travers de puissants mécanismes de solidarité. Enfin, elle convertit la société au libéralisme culturel à travers ses combats pour les droits des femmes, contre la peine de mort ou bien encore contre les discriminations. Dans Les Aventuriers du quotidien. Essai sur les nouvelles classes moyennes (1984),

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Catherine Bidou a mis en évidence le rôle joué par les nouvelles classes moyennes dans le changement social qui caractérise la période. Elle montre notamment leur très fort investissement dans le tissu associatif ainsi que leur prise de responsabilité dans la société civile, que ce soit dans les domaines éducatif, culturel ou politique. Le contexte des Trente Glorieuses, caractérisé par une importante mobilité structurelle et une forte réduction des inégalités socio-économiques, permet à la majorité de la population de s’identifier aux classes moyennes parce que chacun pense qu’une trajectoire de mobilité ascendante vers ce groupe social favorisé est possible.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 68 – Les sept piliers d’une civilisation de classes moyennes selon Louis Chauvel (2016) Dans La Spirale du déclassement (2016), Louis Chauvel dresse une liste de sept piliers sur lesquels se fonde une civilisation de classe moyenne : 1) une société salariale qui garantit statut et protection aux travailleurs ; 2) une société dans laquelle le salaire moyen est suffisant pour vivre confortablement, notamment par l’acquisition d’un logement décent ; 3) une protection sociale généralisée ouverte par le salaire, conçu non seulement comme un revenu mais comme un support de droits sociaux ; 4) une expansion scolaire alimentant des courants de mobilité sociale ascendante ; 5) une croyance empiriquement fondée dans le progrès scientifique, social et humain ; 6) une prise de contrôle de la sphère politique par les catégories intermédiaires de la société, aux travers de syndicats, d’associations et de mouvements sociaux développés par et pour les intérêts du plus grand nombre ; 7) la promotion d’objectifs politiques mesurés, équilibrés au regard des contraintes réelles.

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Document 69 – Nouvelles classes moyennes et changement social Le monde des classes moyennes offre depuis la fin de la seconde guerre mondiale un exemple de structure sociale objectivement friable, mais capable de susciter une prise de conscience et un sentiment d’adhésion puissant, même au sein de populations qui ne devraient en aucune façon s’y assimiler raisonnablement. La capacité de l’appellation « classe moyenne » à fédérer sous son nom des groupes sociaux qui ne s’en approchent en rien relève des plus belles errances sociologiques (en décembre 2005, 75% des français avaient le sentiment d’appartenir aux classes moyennes). Comment une telle capacité de séduction a-t-elle été possible ? Les ingrédients de cette réussite idéologique sont multiples. Avant tout, peut-être, ce sacre des classes moyennes a été porté, par les succès incontestables du modèle économique et social de la grande industrie rationalisée du milieu du 20ème siècle, et d’un système complexe qui relie plusieurs facteurs : redistribution du pouvoir des actionnaires propriétaires vers les organisateurs-technocrates, remise en cause des grands patrimoines privés, régime macroéconomique inflationniste précipitant l’euthanasie des rentiers, d’où découle une remise en cause systématique des pouvoirs de la bourgeoisie possédante. A quoi s’ajoutent, à l’opposé, le régime de plein emploi des années 1960, l’enrichissement rapide et plus que proportionnel des travailleurs modestes, une société salariale marquée par l’institutionnalisation des qualifications reconnues, des catégorisations sociales statutaires qui transforment la diversité des sorts individuels en destins collectifs, l’accumulation de droits sociaux plus complets et susceptibles de pallier une partie des risques collectifs (retraite, santé, …) et la montée en puissance des services publics subventionnés ou gratuits assurant la disponibilité démocratisée de ressources jusqu’alors accessibles à la seule bourgeoisie (éducation, logement, …). De là ont découlé tout à la fois certaines formes « d’embourgeoisement de la classe ouvrière », mais aussi des employés, et simultanément une paradoxale « désindividualisation » des relations sociales. Évidemment, il ne faut pas confondre ici l’orientation générale et le point d’aboutissement : la réduction des inégalités était bel et bien à l’œuvre et de réelles améliorations se faisaient sentir, tout particulièrement au sein des classes populaires dont le sort demeurait néanmoins difficile par comparaison à celui des classes mieux dotées. Resserrée, la hiérarchie sociale n’a jamais été définitivement arasée pour autant. Seule zone d’expansion envisageable entre un plafond qui s’abaisse et un plancher marqué par une forte élévation, les strates intermédiaires ont pu passer pour l’asymptote ultime vers laquelle tendraient le plus probablement les trajets de mobilité sociale, à la fois pour les enfants déchus des classes supérieures tenus d’acquérir un diplôme et un métier, et pour ceux des classes populaires où, mécaniquement, les enfants connaîtraient un sort plus favorable que celui de leurs parents. Cette identification positive à un groupe social en expansion, valorisé, optimiste, favorisé par la croissance économique, était parfois vécue sur le mode de la délégation, projetée sur la trajectoire sociale de ses propres enfants, ou simplement appréhendée comme virtuellement probable. Mais elle relevait d’un rêve collectif partiellement réalisé.

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Cette adhésion subjective était complétée par une forte dimension culturelle. Les classes moyennes se firent porteuses d’une nouvelle morale d’émancipation dont 1968 reste la référence symbolique. Cette morale se fondait partiellement sur la démocratisation des valeurs et de comportements typiques des hautes bourgeoisies et des milieux artistiques qui, dans l’Europe centrale de la Belle-Époque inventèrent notre modernité culturelle. (…) C’est ainsi que, paradoxalement, l’expression de « classe moyenne » a émergé comme étiquette collective désignant un groupe d’individus exigeant avant tout une reconnaissance personnelle comme individus. (…) Ainsi, les classes moyennes forment une structure singulière : plus encore que la paysannerie parcellaire du temps de Marx – une classe « sac à patates » -, la classe moyenne forme un ensemble hétéroclite dont l’unité s’est fondée, un temps, sur l’espoir d’un changement social et culturel radical, virtuellement partagé par l’ensemble de la population. Sans véritable existence substantielle, elle a toutefois réalisé son utopie – du moins en apparence et pendant un certain temps – dans la sphère symbolique.

Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, 2006

Document 70 – Trente Glorieuses, changement social et progrès social Jean Fourastié dans Le grand Espoir du 20ième siècle (1949) avait tracé les critères d’une expansion économique porteuse de progrès sociaux : l’expansion salariale, en particulier aux échelons intermédiaires, la stabilisation des statuts d’emploi, la maîtrise des grands risques sociaux de la vie et de la mort, et la sécurité sociale pour soi et ses proches, l’expansion des diplômes sans inflation des titres, la mobilité structurelle ascendante qu’elle permet, la hausse du niveau de consommation et de la capacité à épargner, la certitude d’offrir des études et un emploi meilleurs à la génération suivante, ont été des éléments distinctifs de l’ascension de cette civilisation de classes moyennes.

Louis Chauvel, « Les classes moyennes dans la crise » in Cahiers Français n°378, janvier-février 2014

Document 71 – La trajectoire ascendante des membres des nouvelles classes moyennes Alfred Sauvy (…) rappelait qu’il ne suffit pas de faire des enfants, encore faut-il leur faire une place : à l’école, dans les logements, mais aussi, plus tard dans le monde du travail. Pour des générations qui ont connu la grande crise des années 1930, plus de trente ans de régression économique, une ou deux guerres mondiales, l’effondrement des régimes libéraux de la Belle-Epoque, l’avènement des fascismes européens, la menace permanente du communisme (…), ce devoir d’avenir n’était pas qu’un vœu pieux ou un vain mot : ils l’ont fait. L’exception historique de la génération des premiers-nés du baby-boom a été de connaître un quasi-doublement de l’accès au baccalauréat sans subir pour autant une dévaluation économique et sociale des titres scolaires : une licence obtenue en 1970 valait autant en termes de prestige de l’emploi ou de rétribution que le même titre universitaire obtenu dix ans plus tôt, alors qu’il était deux fois plus rare. Ce fut la première génération à connaître ce sort, et aussi la dernière. (…) La période 1945-1975 est marquée par l’enrichissement et la montée en puissance d’une société salariale où, pour les nouvelles classes moyennes du public, des grandes entreprises privées, voire plus loin encore, se diffusait progressivement à toutes les catégories de la population une norme d’emploi à statut stable, de titulaire à vie, sur le modèle d’une carrière toujours ascendante, avec la certitude d’une retraite au bout dont le niveau approcherait celui du dernier salaire. Ce qui est essentiel dans la génération 68, ce n’est pas le mois des barricades, mais le fait que la société française ouvrit l’armoire à confiture aux jeunes bacheliers ou licenciés qui allaient connaître en masse des carrières qui auraient été inimaginables à ceux nés dix ans plus tôt, dans l’enseignement, la recherche publique ou privée, les services sociaux ou de santé, le journalisme, l’édition et bien d’autres secteurs (….). On saisit mieux alors les développements de Catherine Bidou (Les aventuriers du quotidien : essai sur les nouvelles classes moyennes, 1984) sur l’anthropologie sociale de ces nouvelles classes moyennes des années 1970 : le faible degré de frustration, qu’elle observait, résultait avant tout du fait que, pour la première (et la dernière) fois dans l’histoire, les aspirations des nouvelles classes moyennes allaient être dépassées par les possibilités sociales de réalisation qui s’ouvraient à elles.

Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, 2006

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3.2.3 – Le virage des années 1980 : les classes moyennes à la dérive

Document 72 – Un déclassement systémique des classes moyennes Dans La Spirale du déclassement (2016), Louis Chauvel considère que les nouvelles générations de classes moyennes sont affectées par une dynamique systémique de déclassement qui prend de multiples formes : intergénérationnel, intragénérationnel, résidentiel, solaire, symbolique, etc. Ce déclassement systémique est source d’intenses frustrations chez les classes moyennes, frustrations qui sont propres à engendrer des comportements anomiques. Il produit également une peur du déclassement qui dissout peu à peu l’identité du groupe, fondée, rappelons-le, sur des perspectives de progrès individuel. Pour Louis Chauvel, ces grandes évolutions actent la fin de la moyennisation et le retour vers une société polarisée.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 73 – Le « shrinking middle class »

Document 74 – La paupérisation relative des classes moyennes salariées Les difficultés des nouvelles générations ne datent pas d’hier. (…) Devant le chômage de masse et la concurrence, les nouvelles générations ont dû réduire leurs prétentions salariales : en moyenne en 1975, les salariés masculins de cinquante ans gagnaient 15% de plus que les salariés de trente ans ; l’écart a culminé à 40% en 2002. (…) Le contraste est particulièrement brutal au sein des classes moyennes : alors qu’un jeune technicien ou administratif pouvait disposer dès le début de sa carrière d’un revenu supérieur à celui de ses parents en fin de carrière, et connaître ainsi un vrai sentiment de progression, l’entrée en activité est maintenant vécue par beaucoup comme une paupérisation. (…) Les jeunes font face à des conditions de logement problématiques. Depuis 1984, ils doivent travailler deux fois plus longtemps pour acheter ou louer la même surface dans le même quartier. (…)

Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, 2006

Document 75 – Le basculement dans la société de post-abondance Jusqu’en 1975, la croissance annuelle du salaire réel se situait autour de 3,5% en moyenne, ce qui assurait un doublement du pouvoir d’achat en une vingtaine d’années. C’était l’assurance d’une promotion sociale au long de la carrière dans toutes les catégories de la société, et en particulier pour les classes populaires, la quasi-certitude que leurs enfants connaîtraient une situation mécaniquement meilleure que la leur. Depuis le milieu des années 1970, le rythme de croissance des salaires est en moyenne de 0,5% par an, ce qui correspond à (…) un éloignement de l’horizon d’enrichissement : le doublement du salaire, qui naguère pouvait s’obtenir en 20 ans, s’étalerait dès lors en 140 années. Evidemment, un tel processus ne correspond plus au vécu humain et devient de fait très théorique. (…) Cette société de post-abondance n’est pas marquée par de franches régressions du pouvoir d’achat sur l’ensemble de la population : les propriétaires ont bénéficié des redistributions spontanées suscitées par ce « tournant ». Il reste que les gens de condition intermédiaire, ne disposant pas d’un gros patrimoine, font face à des difficultés inattendues et à des frustrations objectivement explicables. (…) De fait, il faut bien se rendre à l’évidence : il y a bien eu croissance, pas pour ceux qui travaillent. Sur une période longue, on observe même un décalage entre salaires nets et croissance totale, qui résulte d’une

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part d’une grande déformation du partage de la valeur entre capital et travail au détriment des salariés (…) Dès lors, la dynamique est fort différente pour les acteurs sociaux. (…) Pour ne pas voir ses revenus reculer, il faut obtenir une promotion, avoir de la chance, ou bénéficier des plus-values d’une épargne. Dès lors, l’essentiel de la population, celle qui n’a d’autres ressources que son travail, vit une société de quasi-stagnation.

Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, 2006

Document 76 – La baisse du rendement des diplômes La fragilisation statutaire se double d’un déclassement professionnel : on observe un décalage croissant entre les diplômes acquis et les emplois auxquels ils devraient théoriquement donner accès ; il s’appréhende également en termes de cohortes : de nombreux jeunes actifs occupent des emplois classés comme « inférieurs » à ceux décrochés par leurs homologues de même niveau de diplôme plusieurs années auparavant. Ce processus résulterait d’un écart entre l’inflation des titres scolaires et le rythme de progression des emplois qualifiés correspondant, processus avivé par le contexte de fort chômage. Louis Chauvel aborde ce thème selon une double grille de lecture : on a affaire à un « déclassement générationnel » qui concerne l’ensemble des nouvelles générations, celles nées après 1960 et arrivées sur le marché du travail dans les années 1980. (…) Le déclassement affecterait spécialement les jeunes issus des couches intermédiaires. La faible progression des emplois qualifiés dans les administrations et les services publics, dans le système éducatif et le monde de la recherche, aurait tari les opportunités d’insertion des jeunes dans ces sphères d’activité, et le secteur privé n’aurait pas pris le relais. Dans un texte de 2005, Chauvel précise que dans un contexte de contrainte économique renforcée, cette situation défavorise plus particulièrement les catégories moyennes dont les ressources sont avant tout d’ordre culturel (les enseignants par exemple) au profit de fractions également bien dotées culturellement mais mieux pourvues en moyens économiques, autrement dit les classes moyennes supérieures, lesquelles seraient en mesure de procéder à des investissements scolaires plus rentables. Aussi, en termes de mobilité intergénérationnelle, les enfants de plus en plus nombreux de la nouvelle classe moyenne salariée des années 1970 ont de moins en moins de place dans leur classe d’origine.

Serge Bosc, Sociologie des classes moyennes, La Découverte, 2008

Document 77 – Ralentissement de la mobilité structurelle et hausse de la fluidité sociale Aujourd’hui, même avec deux ou trois années d’étude supplémentaires, la jeune génération, en particulier celle des enfants des soixante-huitards, peut s’attendre en moyenne à un sort moins favorable que celui de ses propres parents. (…) La plus grande fréquence des cas de déclassement social d’enfants des classes moyennes est inscrite dans la dynamique générationnelle de la structure sociale. Deux éléments y contribuent. D’une part, comme les catégories moyennes ont cessé de connaître une croissance explosive, de plus en plus de candidats se présentent pour de moins en moins de places : la mobilité structurelle diminue. Ensuite, on note sur le long terme une plus grande fluidité sociale, autrement dit une plus forte mobilité de brassage ou d’échange entre les catégories les plus hautes et plus basses sur la hiérarchie sociale : ainsi, pour accueillir relativement plus d’enfants de catégories modestes dans les classes moyennes dans un contexte où il existe plus de candidats que de places, il faut bien que des enfants des classes moyennes fassent la politesse de céder leur place ; une société marquée par une plus forte mobilité sociale n’est donc pas forcément plus agréable à vivre pour tous. (…) Les jeunes ne sont pas seulement bardés de diplômes dévalués, mais aussi, de plus en plus souvent, les rejetons ratés de petits génies. (…) Dans ces conditions, hériter d’un fort capital culturel et d’une position sociale enviable est une condition de plus en plus nécessaire, mais elle est aussi de moins en moins suffisante. Pour beaucoup, la survie dépend aussi du capital social des parents. (…) L’accumulation patrimoniale des parents peut constituer un filet de sécurité non négligeable : pour beaucoup, sans la solidarité intergénérationnelle qui peut en résulter, la situation pourrait être simplement intenable.

Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, 2006

Document 78 – Le creusement du décalage entre statut et métier Dans un sens plus large, le terme de « déclassement » peut être également synonyme de dévalorisation sociale. Les conditions d’exercice de certaines professions – mêmes celles réputées les plus stables en terme de statut d’emploi - peuvent être rendues plus difficiles pour les intéressés tout en perdant une partie de leur prestige social. (…) D’où le hiatus entre le statut (compétence certifiée, légitimité de la fonction) et le métier (expérience semée d’obstacles, …). En reprenant ce couple « statut/métier », on peut parler plus généralement de « professions sous tension ». (…) Ainsi en est-il des infirmières et d’une part notable des salariés intermédiaires

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(dont les cadres « subalternes ») soumis aux pressions des directions, à l’intensification du travail, à la multiplication des objectifs à atteindre.

Serge Bosc, Sociologie des classes moyennes, La Découverte, 2008

Document 79 – Résumé : une déstabilisation de la civilisation de classes moyennes Dans La Spirale du déclassement (2016), Louis Chauvel réitère le constat de crise des classes moyennes qu’il avait déjà dressé dans Les Classes moyennes à la dérive (2006). Selon lui, les générations qui sont entrées sur le marché du travail dans les années 1980 ne bénéficient ni des mêmes conditions socio-économiques, ni des mêmes perspectives de progrès individuel que les générations précédentes. Évoluant dans une société de post-abondance, ces générations ne bénéficient pas, ou très peu, d’évolution salariale, ce qui grippe la dynamique de rattrapage des groupes les plus favorisés. En 1975, le rythme de progression du pouvoir d’achat du salaire ouvrier permettait un rattrapage du pouvoir d’achat des cadres en 35 ans. En 2013, il faut désormais 135 ans. Cette très faible croissance des salaires débouche également sur une détérioration du revenu relatif des catégories moyennes qui sont rattrapées par les ouvriers à travers les revalorisations régulières du Smic et distancées par les cadres d’entreprises qui bénéficient de salaires dynamiques. Les classes moyennes des pays développés ont même tendance à comparer leur niveau de vie qui stagne avec les revenus en forte croissance des classes moyennes des pays en développement. Là encore leur niveau de vie relatif est considérablement orienté à la baisse. Cette détérioration des conditions économiques d’existence des classes moyennes entrées sur le marché du travail à partir des années 1980 est encore plus terrible si on analyse les inégalités de patrimoine. L’explosion des prix de l’immobilier a été une aubaine formidable pour les générations les plus âgées puisqu’elle a dopé la valeur de leur patrimoine. Pour les jeunes générations, elle se traduit par contre par des difficultés croissantes pour devenir propriétaires (surtout si elles ne peuvent pas bénéficier de solidarités familiales) et une réduction de la part du budget disponible pour réaliser des dépenses hors logement. Dans le cadre de leurs activités professionnelles, cette nouvelle génération de classes moyennes est de plus en plus exposée au chômage et à la précarité. Hier résiduel, le chômage des cadres connaît aujourd’hui des pourcentages significatifs et les formes particulières d’emploi sont deux fois plus fréquentes aujourd’hui qu’il y a 20 ans chez les professions intermédiaires. Par ailleurs, un certain nombre de professions caractéristiques des classes moyennes sont devenues des « professions sous tension » que Serge Bosc définit de la manière suivante : des « situations professionnelles écartelées entre leur label professionnel valorisé, les compétences requises et, d’autre part, les conditions d’exercice du métier ». (Sociologie des classes moyennes, 2008) Ainsi en est-il par exemple des enseignants confrontés à la massification scolaire qui voient leurs conditions d’exercice se durcir et leur prestige social s’amenuiser. Cette nouvelle génération est en moyenne plus diplômée que la précédente. Pourtant, elle occupe souvent une position sociale inférieure ou tout juste égale à celle de ses parents (paradoxe d’Anderson). Il y a que la quantité de diplômes délivrés a connu une croissance plus rapide que celle des postes requérant ces qualifications. Une telle coévolution génère une inflation des diplômes qui voient leur rentabilité diminuer parce que le même diplôme ne permet plus aujourd’hui d’accéder au métier valorisé qu’il rendait accessible hier. Enfin, la baisse de la mobilité structurelle par rapport à la situation des Trente Glorieuses conjuguée à une amélioration de la fluidité sociale a multiplié les situations de déclassement intergénérationnel qui affectent prioritairement les classes moyennes dont le capital culturel ne suffit plus pour conquérir une position valorisée.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

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Chapitre 6 – Les transformations des structures sociales – 2018-2019 34

3.3 – Les classes moyennes ne sont pas en crise mais elles ont peur de perdre leur statut

3.3.1 – Définir autrement les classes moyennes

Document 80 – Les travaux d’Eric Maurin Dans Les Nouvelles Classes moyennes (2012), Éric Maurin dresse une définition plus restreinte des classes moyennes fondée sur les PCS intermédiaires, à savoir les professions intermédiaires salariées et les artisans commerçants. Il obtient donc un groupe plus homogène et le pluriel sert uniquement à distinguer les anciennes classes moyennes (artisans et commerçants qui constituent une figure mineure et menacée des classes moyennes) et les nouvelles classes moyennes (les professions intermédiaires salariées en plein essor).

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017 Document 81 – Les professions intermédiaires sont le groupe socioprofessionnel représentant les nouvelles classes moyennes Eric Maurin et Dominique Goux retiennent trois classes : les classes supérieures composées des cadres, des professions intellectuelles supérieures et des chefs d’entreprise qui représentent 20 % de la population active ; les classes moyennes composées du petit patronat traditionnel (artisans et commerçants) et des professions intermédiaires (techniciens, professeurs des écoles, cadres B de la fonction publique, représentants de commerce, etc.) qui représentent 30 % de la population et, enfin, les classes populaires composées des ouvriers et des employés, qui représentent 50 % de la population. Ces classes moyennes, ainsi définies, se démarquent des classes populaires parce qu’elles possèdent un capital, économique ou culturel, auquel s’accrocher. Elles ne bénéficient pas pour autant de la sécurité des classes supérieures parce qu’elles sont davantage menacées par le chômage, la pauvreté ou la déqualification.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

3.3.2 – Une critique de la thèse de la dérive des classes moyennes

Document 82 – Le phénomène d’« up-grading » se poursuit (1)

Eric Maurin et Dominique Goux, Les nouvelles classes moyennes, collection La république des Idées, Seuil,

2012

Document 83 – Le phénomène d’« up-grading » se poursuit (2) Chaque groupe social peut se caractériser par le type particulier de statuts et de protections dont ses membres bénéficient. (…) Il est également crucial de comprendre s’ils se perçoivent comme collectivement en déclin par rapport aux autres groupes sociaux. Les membres d’une classe sont d’autant moins susceptibles d’adhérer à la société en train de s’édifier, au monde en train de se construire, qu’ils se sentent déconsidérés, oubliés par la puissance publique, en voie de marginalisation. De ce point de vue, les classes moyennes contemporaines se trouvent à un tournant de leur histoire. Depuis les années 1980, le ralentissement économique et la

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Chapitre 6 – Les transformations des structures sociales – 2018-2019 35

désindustrialisation contribuent profondément à redéfinir leur place dans la société, même si le chômage et la précarité les atteignent beaucoup moins directement que les salariés modestes. Les classes moyennes ne constituent plus cette élite qu’elles représentaient encore après-guerre pour les enfants des classes modestes. Mais elles sont restées l’un des socles de la société, une de ses figures les plus centrales et les plus dynamiques. (…) A partir des années 1980, la croissance change radicalement de régime (…) contribuant à la fragmentation et à la précarisation du salariat. Ces évolutions frappent de plein fouet la classe ouvrière. (…) Représentant aujourd’hui moins du quart de la population active, les ouvriers et les agriculteurs constituent pour le pays un socle beaucoup plus mince et fragile qu’il y a trente ans, contribuant indirectement à donner aux classes moyennes une position centrale. (…) Les couches intermédiaires salariées et non salariées représentent aujourd’hui 30% de la population active (contre le quart au début des années 1980 et 20% en 1960). Le cœur des classes moyennes a donc continué à croître, en même temps que se fragilisait le socle du salariat modeste au-dessus duquel il est situé en termes de statut, de salaire ou de considération sociale. (…) Cette « moyennisation » a une traduction frappante : entre le milieu des années 1960 et le début des années 2000, la proportion d’individus se sentant appartenir à la classe moyenne a été multiplié par deux (passant de 20% à 40%). (…) Aujourd’hui, la centralité du salariat intermédiaire est d’autant plus nette que le déclin de la classe ouvrière à un bout de l’échelle sociale s’accompagne d’une multiplication des emplois de cadres à l’autre extrémité. (…) Dans les années 1950-1960, les « nouvelles classes moyennes » n’avaient au-dessus d’elles qu’une mince élite de « cadres supérieurs » représentant seulement 5% de la population employée. Aujourd’hui le groupe social des cadres pèse trois fois plus. Face aux nouvelles technologies et aux nouveaux besoins de la population, les entreprises changent en profondeur, entraînant une mutation de la structure sociale, avec une répartition de plus en plus équilibrée des emplois entre le haut, le milieu et le bas des hiérarchies salariales. (…) Les dernières décennies n’ont pas été celles d’une régression des catégories intermédiaires dans la société, mais celles d’un rééquilibrage général de l’ensemble de la structure sociale autour de ce groupe de plus en plus vaste et central.

Eric Maurin et Dominique Goux, Les nouvelles classes moyennes, collection La république des Idées, Seuil, 2012

Document 84 – Les classes moyennes salariés bénéficient d’une forte stabilité professionnelle Les classes moyennes salariées sont d’ailleurs souvent définies en creux, rassemblement (…) de tous ceux dont les revenus, le patrimoine ou le niveau de formation sont à la fois significativement au-dessus du salariat d’exécution et significativement au-dessous du salariat d’encadrement. Mais cet ensemble de positions intermédiaires se laisse caractériser de façon plus positive. De tous les segments du salariat, il représente celui dont les relations avec les employeurs sont en moyenne les plus durables, les plus difficiles à rompre, tant pour le salarié que pour l’employeur. Cette qualité particulière des relations d’emploi se manifeste de plusieurs façons, à commencer par des pertes d’emploi pour le chômage à peu près aussi rares que pour les cadres, en dépit d’un niveau de formation nettement inférieur. Parce qu’ils sont moins chers que les cadres, les salariés intermédiaires sont parfois épargnés par les restructurations, quand les premiers sont sacrifiés. La fonction de stabilité sociale qu’on attribue aux classes moyennes a une réalité au niveau professionnel. Le groupe des professions intermédiaires est également, de tous les segments du salariat, celui qui bénéfice le plus de périodes de formation financées par l’employeur. (…) Cet effort de formation s’accompagne souvent de promotions à l’intérieur de l’organisation et renforce les liens qui attachent ces salariés à leurs employeurs. De tous les salariés, les membres des professions intermédiaires sont ceux qui, à un âge donné, déclarent le plus souvent désirer rester définitivement dans leur entreprise actuelle. (…) De ce point de vue, les professions intermédiaires sont différentes des ouvriers et employés, mais aussi des cadres. Souvent en poste depuis longtemps, les techniciens, agents de maîtrise et autres salariés intermédiaires d’entreprise sont dépositaires de savoirs et de compétences spécifiques à leur entreprise, reposant sur une connaissance intime du fonctionnement interne de l’organisation où ils travaillent, connaissance acquise tout au long des nombreuses années d’ancienneté. Ces connaissances spécifiques représentent une force ou une faiblesse. Une force, parce qu’elles sont difficiles à trouver sur le marché du travail et protègent contre les pertes d’emploi les salariés qui les possèdent. Une faiblesse, parce qu’elles empêchent les salariés de quitter volontairement leur employeur et de postuler sur des emplois équivalents dans d’autres entreprises.

Eric Maurin et Dominique Goux, Les nouvelles classes moyennes, collection La république des Idées, Seuil, 2012

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Les classes moyennes salariées par rapport aux ouvriers/cadres selon différents critères Professions intermédiaires

Durée dans le poste

Effort de formation

Interchangeabilité des salariés

Volonté de faire carrière dans l’entreprise

+ ou - ? + + - +

Document 85 – Une position de plus en plus stable et centrale des classes moyennes dans la structure sociale Contrairement à Louis Chauvel, Eric Maurin et Dominique Goux considèrent que le mécanisme d’« up-grading », constaté durant les Trente Glorieuses, se poursuit en soulignant que les classes moyennes représentent, en 2009, 30 % des actifs contre 20 % en 1960. Le poids des classes supérieures augmente lui aussi, passant de 5 % des actifs en 1960 à 15 % en 2009. Les classes moyennes constituent donc un groupe de plus en plus vaste et occupent une place de plus en plus centrale dans la hiérarchie sociale. Les auteurs font aussi remarquer que les classes moyennes constituent la catégorie sociale qui connaît la plus grande stabilité professionnelle. De toutes les catégories, ce sont ceux qui déclarent le plus vouloir faire carrière dans leur entreprise. Parce qu’ils s’inscrivent durablement dans leur poste, ils sont les dépositaires de savoirs et de compétences tacites et spécifiques à leurs entreprises. Cet actif spécifique les protège fortement des licenciements économiques : leur taux de chômage est équivalent à celui des cadres alors que leur niveau de formation est inférieur. Il leur permet également de bénéficier plus fréquemment de formations professionnelles financées par les employeurs ainsi que de promotions professionnelles.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 86 – L’évolution de la position professionnelle des enfants des classes moyennes Les principaux bénéficiaires de la démocratisation de l’enseignement secondaire et de la diminution des sorties sans qualification sont bel et bien les enfants d’ouvriers et d’employés, mais aussi ceux des classes moyennes. (…) De ce point de vue, il est tout à fait abusif de parler du déclassement des enfants des classes populaires et moyennes. (…) En outre, au fil des décennies, les enfants des différents milieux sociaux ont de plus en plus réussi à accéder aux emplois très qualifiés ; mais l’amélioration a été encore plus rapide pour les enfants des classes populaires et moyennes que pour les enfants des classes supérieures.

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Eric Maurin et Dominique Goux, Les nouvelles classes moyennes, collection La république des Idées, Seuil, 2012

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Document 87 – Une contestation du déclassement intergénérationnel des classes moyennes Maurin et Goux font remarquer que les membres des classes moyennes déclassés par rapport à leurs parents représentent une minorité dans le groupe et, surtout, sont bien moins nombreux que les membres en situation d’ascension sociale par rapport à leurs parents.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 88 – Une contestation du déclassement intragénérationnel Ils rejettent ensuite l’idée de déclassement intragénérationnel en rappelant que les professions intermédiaires sont très peu exposées au risque de perte d’emploi, et en montrant que « les classes moyennes restent un support de promotion professionnelle pour les ouvriers et les employés qualifiés, bien davantage qu’un réceptacle où échouent les cadres en rupture de ban ».

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 89 – La remise en cause des diagnostics de déclassement professionnel et intergénérationnel Depuis trente ans, les ruptures de carrière sont devenues incontestablement plus fréquentes qu’elles ne l’étaient dans les décennies d’après-guerre. (…) Pour s’en tenir aux classes moyennes, les dernières enquêtes de l’Insee sur la mobilité montrent que les flux de perte de statut socioprofessionnel en cours de carrière restent relativement faibles, même dans les périodes de ralentissement économique comme au début des années 2000. Ainsi, parmi les salariés des professions intermédiaires en 2003, seuls 4% étaient des cadres ou chefs d’entreprise en 1998 et peuvent donc être considérés comme « déclassés ». A l’opposé, 17% étaient des ouvriers ou employés en 1998, soit des flux de promotions professionnelles quatre fois plus importants que les flux de pertes de statut en cours de carrière. Les classes moyennes restent un support de promotion professionnelle pour les ouvriers et les employés qualifiés, bien davantage qu’un réceptacle où échouent des cadres en rupture de ban. Une expérience moins extrême d’échec social concerne les personnes qui se perçoivent en déclin par rapport à leurs propres parents : un salarié intermédiaire issu d’une famille de cadres par exemple. Il est vrai que cette proportion de « déclassés par rapport aux parents » peut augmenter pour des raisons purement démographiques, n’ayant rien avoir avec un quelconque ratage ou blocage de la société. Par exemple, il est bien évident que, sur le long terme, le dynamisme des effectifs de cadres et de professions intellectuelles supérieures par rapport aux autres groupes sociaux joue mécaniquement dans le sens d’un accroissement de la proportion d’enfants de cadre et de PIS que doivent recruter les autres groupes sociaux pour se renouveler au fil des générations. Pour éclairer ces questions, nous avons retracé l’évolution, depuis les années 1980, de la proportion de « déclassés par rapport aux parents » au sein de chaque classe d’âge et de chaque grand groupe social (nous considérons qu’un membre du salariat intermédiaire est « déclassé » dès lors que son père exerçait comme cadre, profession intellectuelle supérieure ou chef d’entreprise). Détruisant une idée reçue, ce calcul révèle d’abord que les personnes déclassées par rapport à leurs parents ne représentent qu’une minorité au sein des classes moyennes, elles sont beaucoup moins nombreuses que les personnes en situation d’ascension sociale. Par exemple, en 2009, parmi les 30-39 ans, on compte à peine 13,5% de déclassés au sein du salariat intermédiaire, contre 46% de personnes en ascension sociale par rapport à leurs parents. Les classes moyennes sont un lieu de l’espace social où transitent des lignées en voie d’élévation bien davantage que des familles en déclin. (…) En même temps que leurs effectifs continuent de s’accroître et que leur place devient plus centrale dans les administrations et les entreprises, les classes moyennes tendent à se reproduire davantage au fil des générations, ce qui constitue un autre facteur d’affermissement de leur identité.

Eric Maurin et Dominique Goux, Les nouvelles classes moyennes, collection La république des Idées, Seuil, 2012

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Document 90 – Devenir cadre en fonction de l’origine sociale

Camille Peugny, Le destin au berceau, 2013

Document 91 -Une critique du déclassement intergénérationnel La question du déclassement social des enfants des classes moyennes peut se poser indépendamment de leur réussite scolaire. Les familles des classes moyennes ont réussi à maintenir le rang scolaire de leurs enfants au fil des réformes successives, mais cela ne signifie pas que, par la suite, leurs enfants aient réussi à garder leur position sociale. Certains avancent même l’hypothèse que les efforts scolaires des enfants des classes moyennes ont été payés en monnaie de singe et n’ont pas empêché leur déclin social. Pour la première fois dans l’histoire, dit-on, les parents des classes moyennes ne seraient pas assurés de voir leurs enfants s’élever au-dessus d’eux. (…) En synthétisant les enquêtes sur l’emploi de l’Insee conduites entre 1982 et 2009, on est en mesure de construire, pour chaque milieu social d’origine et chaque cohorte née entre 1952 et 1970, de vastes échantillons représentatifs des personnes âgées de 30 à 39 ans avec une indication précise sur leur situation sociale. (…) A notre connaissance, l’analyse qui suit est la première à comparer rigoureusement l’exposition au déclassement social des générations de la démocratisation scolaire avec celle des générations antérieures. Elle est la première à mettre à jour le recul du déclassement intergénérationnel qui a accompagné l’ouverture de l’enseignement supérieur aux classes moyennes et populaires en France. S’agissant des enfants des classes moyennes nées en 1952, nous observons qu’à 30-39 ans, environ 42% d’entre eux sont ouvriers ou employés et peuvent donc être considérés comme déclassés. Pour les enfants de cadre nés à la même date, nous observons au même âge une proportion de 58% de salariés modestes ou de salariés intermédiaires, soit une proportion de déclassés plus forte encore. Nous touchons là deux propriétés fondamentales du déclassement intergénérationnel, qui sont souvent oubliées dans les analyses : d’une part, le déclassement intergénérationnel n’a pas surgi récemment dans l’histoire mais représente depuis longtemps un risque réel au sein des classes moyennes et supérieures ; d’autre part, plus les parents sont haut placés dans la hiérarchie sociale, plus la probabilité est élevée que leurs enfants fassent moins bien qu’eux. Cela peut sembler un truisme, mais le déclassement est une menace d’autant plus réelle qu’on part d’une situation élevée. S’agissant de l’évolution de ce phénomène, contrairement à une idée reçue, il n’a pas augmenté au fil des générations.

Eric Maurin et Dominique Goux, Les nouvelles classes moyennes, collection La république des Idées, Seuil, 2012

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Document 92 – La promotion intergénérationnelle Les personnes issues des classes moyennes sont dites en ascension sociale si elles sont « cadre ou chef d’entreprise (de plus de 10 salariés) ». Les personnes issues des classes populaires sont dites en ascension sociale si elles sont cadre, artisan, commerçant, chef d’entreprise ou profession intermédiaire. Lecture : parmi les personnes issues des classes moyennes, la proportion s’élevant au-dessus de leur milieu d’origine est de 15% au sein de la cohorte née en 1952 et de 21% pour la cohorte née en 1970.

Eric Maurin et Dominique Goux, Les nouvelles classes moyennes, collection La république des Idées,

Seuil, 2012

Document 93 – Évolution du rapport non-diplômés/diplômés

Eric Maurin et Dominique Goux, Les nouvelles classes moyennes, collection La république des Idées, Seuil, 2012

Document 94 – Les diplômes sont rentables : la critique du déclassement scolaire L’accroissement vertigineux du nombre de diplômes en circulation sur le marché du travail ne s’est pas accompagné de leur dévalorisation, mais bien plutôt d’un renforcement des avantages statutaires auxquels ils donnent accès. On touche ici à l’une des évolutions les plus paradoxales : les statuts scolaires deviennent de

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plus en plus inégaux au fur et à mesure que l’enseignement se démocratise. La question doit donc être déplacée : la source du malaise ne réside pas dans la perte de statut subie par les diplômés, mais au contraire dans la valeur exorbitante que les diplômes ont fini par acquérir et dans l’énormité de ce qu’un échec scolaire fait perdre. Ici encore, l’expérience universelle n’est pas le déclassement mais la peur du déclassement. (…) Au cours de ces trois dernières décennies, les entreprises se transforment profondément et le nombre d’emplois offerts aux diplômés augmente au même rythme que leur nombre à la sortie des universités. A l’inverse, à mesure que les usines s’informatisent et se délocalisent, la situation des non-diplômés se dégrade alors même qu’ils sont de moins en moins nombreux. Les emplois susceptibles de leur être proposés disparaissent encore plus vite que leurs effectifs ne déclinent dans la population. (…) L’impératif de ne pas échouer à l’école n’a pas diminué ; au contraire, il est devenu écrasant. Ce qui mine aujourd’hui les familles, ce n’est pas le fait que les efforts à l’école seraient plus récompensés, ce n’est pas la dévalorisation de la réussite scolaire et la désillusion, c’est au contraire l’enjeu démesuré que revêt la compétition scolaire : chaque année, il devient de plus en plus important de réussir, et ce poids pèse plus que jamais sur les épaules des enfants. (…) Si l’avantage conféré par le diplôme d’entrée de jeu perdure tout au long de la carrière, c’est que les jeunes diplômés n’ont pas seulement un accès beaucoup plus rapide à l’emploi ; ils conquièrent également beaucoup plus vite un emploi à statut, avec les effets de protection que cela implique. (…) Les jeunes diplômés connaissent davantage de promotions professionnelles et de transitions vers un CDI que les non-diplômés tout au long des années qui suivent leur entrée sur le marché du travail. (…) Si on entend par déclassement le fait, pour les jeunes diplômés, de tomber au même niveau d’exposition à la précarité que les non-diplômés, alors les dernières décennies l’ont plutôt réduit qu’elles ne l’ont aggravé. La paradoxe est que, de ce fait, le prix d’un échec scolaire a considérablement augmenté : du diplôme dépend non pas seulement l’insertion professionnelle au début de la vie active, mais toute la trajectoire sociale.

Eric Maurin et Dominique Goux, Les nouvelles classes moyennes, collection La république des Idées, Seuil, 2012

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Document 96 – Les inégalités de rendement des diplômes

Camille Peugny, Le destin au berceau, 2013

Document 97 – Origine sociale et parcours scolaire

Camille Peugny, Le destin au berceau, 2013 3.3.3 – La peur du déclassement plutôt que le déclassement

Document 98 – Distinguer le déclassement et la peur du déclassement « Le déclassement et la peur du déclassement : les deux phénomènes ne sont ni de même nature, ni de même ampleur, et il est essentiel de ne pas les confondre si l’on veut comprendre les problèmes dont souffre aujourd’hui la société française. Un exemple suffira à montrer tout ce qui les distingue. En 2007, l’Insee recensait 14 600 sans-abri ; si l’on retient le chiffre de 100 000 personnes, avancé par les associations d’aide aux SDF, on peut calculer que 0,16 % de la population vit dans la rue. Or, d’après un sondage, réalisé en 2006, 48 % des Français pensent qu’ils pourraient un jour devenir SDF ; deux ans plus tard, avec la récession, cette peur s’est encore accrue, 60 % des personnes s’estimant désormais menacées ».

Éric Maurin, La Peur du déclassement, La République des Idées, Seuil, 2009

Document 99 – Les classes moyennes ne sont pas déclassées, elles ont simplement peur du déclassement Les conclusions de Louis Chauvel sont contestées par Éric Maurin et Dominique Goux dans Les Nouvelles Classes moyennes (2012). Ils considèrent que les classes moyennes sont encore un groupe social qui possède de nombreux avantages les distinguant des autres groupes sociaux. Au lieu de parler de déclassement, il serait selon eux plus juste de parler de peur du déclassement.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 100 – Les conséquences terribles d’une perte de statut social alimentent la peur du déclassement Le déclassement et la peur du déclassement : les deux phénomènes ne sont ni de même nature, ni de même ampleur, et il est essentiel de ne pas les confondre si l’on veut comprendre les problèmes dont souffre aujourd’hui la société française. Un exemple suffira à montrer tout ce qui les distingue. En 2007, l’Insee recensait 14 600 sans-abri ; si l’on retient le chiffre de 100 000 personnes, avancé par les associations d’aide aux SDF, on peut calculer que 0,16% de la population vit dans la rue. Or, d’après un sondage réalisé en 2006, 48% des français pensent qu’ils pourraient un jour devenir SDF ; deux ans plus tard avec la récession, cette peur

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s’est encore accrue, 60% des personnes s’estimant désormais menacées. Si le déclassement est un fait que l’on peut mesurer statistiquement et qui touche d’abord les populations fragiles, la peur du déclassement est d’un autre ordre : elle est un phénomène global et diffus qui, en gouvernant l’imaginaire des individus et des groupes, commande de très nombreux comportements et mouvements sociaux. Elle n’a rien d’une idéologie abstraite ; au contraire, elle repose sur un ensemble de faits bien réels, mais elle en extrapole le sens et en redouble l’ampleur. Elle est une variable clé pour rendre compte du fonctionnement de la politique, de l’économie et de la société françaises. (…) Il faut prendre la mesure du drame personnel et familial que constitue le déclassement dans la France d’aujourd’hui, tout particulièrement quand il frappe des salariés au beau milieu de leur carrière. Dans un rapport remis de juillet 2009, (…) les chercheurs du Centre d’analyse stratégique ont bien mis en lumière la complexité du phénomène. Etre licencié, en France, c’est d’abord subir une période de chômage parmi les plus longues des pays développés ; c’est ensuite être condamné à ne retrouver que des formes précaires et dégradées d’emploi, sans rapport avec le statut initialement perdu ; et il va sans dire qu’une telle relégation est lourde de conséquences financières et psychologiques. Ainsi entendu, le déclassement frappe en priorité les ouvriers et les employés, notamment des PME ; mais il touche de plus en plus de cadres du privé, dont les statuts, naguère si solides, se sont fragilisés à mesure que leurs emplois se banalisaient. Les fonctionnaires restent à l’abri de ces formes radicales de déclassement, mais ils ne sont pas protégés contre les remises en causes rampantes de leurs avantages statutaires (en termes de retraite par exemple), ni contre la progressive détérioration de leurs conditions de travail (…). Qu’elles travaillent dans le public ou le privé, qu’elles soient salariées ou indépendantes, les familles sont menacées par une autre forme de déclassement : celle qui survient lorsque les enfants ne parviennent pas à se faire une place sur le marché du travail et dans la société. Ce risque n’est nulle part aussi élevé qu’en France et nulle part aussi inégalitaire entre ceux qui ont un diplôme et ceux qui n’en ont pas. (…) Echouer à l’école n’a jamais été aussi disqualifiant. Il y a donc une réalité du déclassement, et celle-ci est terrible (…). Et pourtant, l’immense majorité des français reste à l’abri d’un déclassement effectif. Si le déclassement est au cœur des préoccupations d’un si grand nombre de personnes, ce n’est pas parce qu’elles ou leurs proches l’ont subi : c’est parce que son coût potentiel n’a jamais été aussi important. Ce que l’on pourrait perdre est tellement fondamental, constitue à tel point le socle de tout notre être social, que ce seul risque suffit à nourrir une anxiété d’ordre existentiel. Les pays où les pertes d’emploi suscitent la plus grande peur sont paradoxalement ceux où les emplois sont les mieux protégés et les statuts les plus difficiles à perdre : la probabilité de retrouver un emploi protégé y est mécaniquement plus faible, ce qui se perd est beaucoup plus précieux qu’ailleurs. Plus les murailles qui protègent les statuts sont hautes, plus la chute risque d’être mortelle – peu importe qu’elle soit improbable. (…) L’expérience universellement partagée n’est pas celle du déclassement (qui ne survient qu’au prix d’une destruction de la société comme dans l’Allemagne des années 1920), mais celle de la peur du déclassement.

Eric Maurin, La peur du déclassement, 2009

Document 101 – Les effets anxiogènes de la démocratisation scolaire Certains s’alarment de la baisse de la valeur des diplômes : en vérité, ils n’ont jamais été aussi décisifs. Dans ce contexte, aucun milieu social n’échappe à la pression scolaire. (…) Avec l’allongement de la durée des études, les enjeux et les luttes de classements se sont multipliés et sophistiqués. (…) Les familles des classes moyennes sont sans doute celles pour qui ces évolutions ont l’impact psychologique le plus grand. Contrairement aux familles des classes supérieures, elles n’ont ou social à transmettre directement aucun patrimoine financier à leurs enfants. S’il survient, l’échec scolaire est pour elle sans appel : il n’y a pas de stratégie de substitution. (…) Du fait même de leur position intermédiaire dans les hiérarchies sociales, les classes moyennes ont aussi ceci de spécifique qu’elles peuvent nourrir tout à la fois l’ambition d’une véritable élévation sociale pour leurs enfants et la crainte d’une relégation en bas de l’échelle. Elles font face à une incertitude devant l’avenir plus radical encore que les autres milieux sociaux. (…) Avec la démocratisation de l’enseignement, l’échec scolaire est devenu pour les classes moyennes beaucoup moins fréquent qu’autrefois, mais non pas moins redouté, tant il est aujourd’hui synonyme de chômage et de précarité. (…) De tous les groupes sociaux, les classes moyennes sont celles qui, finalement, se déclarent les plus inquiètes pour l’avenir de leurs enfants. (…) Le système scolaire a connu de considérables évolutions au cours des dernières décennies : les bénéficiaires les plus directs ont été, au moins dans un premier temps, les enfants des classes modestes (enfants d’agriculteurs notamment), tandis que les enfants des classes supérieures gardaient un accès privilégié aux sanctuaires d’élite (CPGE). Entre les deux, les classes moyennes étaient sans cesse obligées de déployer de nouveaux efforts pour se démarquer des

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nouveaux venus, sans l’assurance de pouvoir maintenir la qualité des enseignements reçus par leurs enfants, ni le classement final de ces derniers dans les hiérarchies scolaires. Aux effets anxiogènes de la démocratisation scolaire s’ajoutent les tensions engendrées par la démographie sociale, notamment par la croissance du groupe des cadres au détriment de la classe ouvrière : les enfants des classes moyennes (salariés et indépendants) sont concurrencés par un nombre croissant d’enfants de cadres et de professions intellectuelles supérieures, si bien qu’il est mécaniquement plus difficile pour eux d’obtenir un bon classement scolaire. Pour maintenir son rang face à une concurrence plus rude, il ne suffit pas d’augmenter ses performances scolaires moyennes ; il faut les accroître plus vite encore que celles des groupes sociaux dont la taille augmente. Dans quelle mesure les classes moyennes y sont-elles parvenues ? Leur surcroît d’investissement dans l’enseignement secondaire et supérieur a-t-il été payant ? Souvent émise et discutée, l’hypothèse d’un déclassement scolaire des enfants des classes moyennes n’a, à notre connaissance, jamais été testée en tant que telle. (…) Si changement il y a eu, ce n’est pas dans la situation objective des enfants des classes moyennes à la sortie de l’école ; c’est dans le rapport toujours plus anxieux de l’école et aux autres. Au-delà, l’inquiétude des classes moyennes vis-à-vis de l’école se nourrit du sentiment que l’accès aux positions scolaires les plus enviées leur reste finalement toujours fermé, quels que soient les efforts consentis et le temps passé à l’école par leurs enfants. Un nombre croissant d’enfants des classes moyennes entrent et réussissent dans l’enseignement supérieur, mais une proportion toujours aussi grande de ces nouveaux venus fait l’expérience de l’échec à l’entrée dans les filières d’élite.

Eric Maurin et Dominique Goux, Les nouvelles classes moyennes, collection La république des Idées, Seuil, 2012

Document 102 – La peur du déclassement et les stratégies qui en découlent La peur du déclassement touche d’abord les classes sociales les plus favorisées. La peur de l’échec, du déclin, de la déchéance n’est nulle part aussi palpable que dans les stratégies déployées aujourd’hui par les catégories moyennes et supérieures pour protéger leurs enfants et maintenir leur « rang ». Les familles les plus riches et les plus diplômées n’ont jamais été aussi actives sur les marchés scolaires et résidentiels ; elles n’ont jamais fui avec autant de diligence la proximité des classes populaires ; elles n’ont jamais accordé autant d’importance à l’environnement social et scolaire dans lequel grandit et se forme leur progéniture. (…) L’inquiétude des familles les plus aisées explique également la pression qu’elles exercent pour que soient maintenues les classes de niveau dans les collèges et les lycées. Sous prétexte de réserver les options de langues les plus exigeantes aux meilleurs élèves, ces classes permettent de séparer le bon grain de l’ivraie : c’est la manière dont l’institution peut aider les familles les plus favorisées à éviter les plus défavorisées. Quand les principaux de collèges n’obtempèrent pas à cette demande explicite ou tacite, ils voient à la première déconvenue, leurs meilleurs élèves fuir vers le privé. Échouer à l’école n’a jamais été aussi pénalisant qu’aujourd’hui et les parents les plus aisés et les plus informés ont parfaitement intégré le rôle crucial du contexte social pour conjurer ce risque. La peur est à l’origine de la ségrégation urbaine ; elle entraîne aussi une ségrégation scolaire entre les différents collèges et lycées d’une région, et au sein de chaque établissement, entre les diverses filières et les différentes classes offertes aux enfants. C’est cette peur qui, depuis trente ans, met sourdement en échec les politiques de mixité sociale et de démocratisation de l’école.

Eric Maurin et Dominique Goux, Les nouvelles classes moyennes, collection La république des Idées, Seuil, 2012

Document 103 – Pour résumer Au final, Dominique Goux et Éric Maurin considèrent que le déclassement ne correspond pas à la réalité. La fragilisation sociale existe, la précarité progresse mais le déclassement est un phénomène minoritaire qui touche essentiellement les plus fragiles. Par contre la peur du déclassement est vive parce que, d’une part, perdre son emploi en France, même si c’est très rare pour les classes moyennes, est synonyme d’exclusion et de disqualification sociale, notamment parce que le marché du travail français est profondément segmenté, et d’autre part, l’échec scolaire, même s’il est de plus en plus rare pour les enfants de classes moyennes, se paie de plus en plus cher en termes d’intégration socioprofessionnelle. Cette peur du déclassement pousse les familles des classes supérieures et des classes moyennes à mettre en oeuvre diverses stratégies pour maximiser les chances de réussite de leurs enfants. De telles stratégies sont à l’origine de profonds séparatismes sociaux aussi bien à l’école (Agnès Van Zanten, Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales, 2009) que dans les espaces résidentiels (Éric Maurin, Le Ghetto français, 2004). La peur du déclassement se traduit également dans le domaine social et politique par une défense acharnée du statut, une attirance pour les

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Chapitre 6 – Les transformations des structures sociales – 2018-2019 44

syndicats les plus protecteurs et une prégnance des idéologies antilibérales qui tendent à renforcer le dualisme du marché du travail, et avec lui la peur du déclassement (Éric Maurin, La Peur du déclassement, 2009).

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Tableau récapitulatif : le débat Chauvel / Maurin Louis Chauvel Eric Maurin

Evolutions économiques et sociales Une précarité de l’emploi plus forte : hausse du chômage, hausse des emplois atypiques Une stagnation du niveau de vie des classes moyennes, relativement aux smicards et aux plus riches (cadres supérieurs) Un Hiatus statut/emplois : dévalorisation de certains métiers (enseignants/infirmiers …) appartenant aux classes moyennes Conclusion : les conditions économiques et professionnelles des classes moyennes se détériorent à partir des années 1980, en particulier pour ceux qui rentrent sur le marché du travail à partir de cette période (donc qui sont nés dans les années 1960)

Evolutions économiques et sociales La précarité concerne tous les groupes sociaux ; Les classes moyennes tirent plus que les autres leur épingle du jeu : leur taux de chômage est équivalent à celui des cadres alors que leur niveau de diplôme est inférieur ; Le mécanisme d’up-grading se poursuit ; Les classes moyennes ont une position particulière dans le domaine professionnel en termes de stabilité des relations professionnelles. Conclusion : les classes moyennes salariées ont une position centrale dans la hiérarchie sociale et une position stable dans l’univers socio-professionnel (qui les distingue des autres)

Mobilité sociale : Les conditions de mobilité sociale sont moins bonnes à la fois parce que la mobilité ascendante recule et la mobilité descendante augmente ; On observe au sein des classes moyennes davantage de déclassement intergénérationnel (entre parents et enfants) et davantage de déclassement professionnel au cours de la vie ;

Mobilité sociale : L’up-grading produit mécaniquement plus de démotion sociale et moins d’ascension sociale (effet structurel) ; Mais la mobilité sociale intergénérationnelle ascendante des classes moyennes est croissante, et elle domine toujours la mobilité descendante (c’est-à-dire le déclassement) ;

Diplôme : Le rendement des diplômes baisse car inflation scolaire ; Il existe un déclassement scolaire qui renvoie au paradoxe d’Anderson ; ce paradoxe frappe particulièrement les classes moyennes qui ne possèdent pas de capital économique, ce qui explique le déclassement intergénérationnel

Diplôme : Le rendement des diplômes augmente car on observe que l’absence de diplôme se paie de plus en plus lourdement ; Les classes moyennes ont profité de la démocratisation du système scolaire pour améliorer la position socioprofessionnelle de leurs enfants ;

Conclusion : La situation des classes moyennes à partir des années 1980 se détériore: cela concerne ceux qui en sont membres (les adultes), mais aussi les enfants (de la génération du baby boom) qui rentrent sur le marché du travail à partir de cette époque ; L’appartenance aux classes moyennes n’est plus synonyme de progrès social et individuel pour les nouvelles générations (nées à partir fin des années 1960) ; conclusion : ce qui faisait l’unité des classes moyennes disparaît peu à peu. Il y a donc diagnostic d’un déclassement et d’une peur du déclassement. On retourne vers une société polarisée autour de deux extrémités formées par la classe supérieure et la classe populaire

Conclusion : Le déclassement des classes moyennes correspond pas à la réalité ; La fragilisation sociale existe, la précarité progresse, mais le déclassement est un phénomène minoritaire qui touche avant tout les plus fragiles, les plus pauvres ; La notion de déclassement est associée à celle d’exclusion ; Par contre, la peur du déclassement est vive, car être déclassé en France est synonyme d’exclusion et de disqualification sociale ; Conséquence : la course aux ressources rares s’accentue : notamment dans le domaine de l’école/accès aux diplômes. Cela affecte aussi les stratégies résidentielles.

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4 – La dynamique des autres groupes sociaux : le monde agricole et les classes supérieures

4.1 – La dynamique du monde agricole

4.1.1 – 1800-1945 : la France paysanne

Document 104 – La France paysanne : un cas singulier Par rapport à l’Allemagne ou au Royaume-Uni, la France se caractérise par une baisse beaucoup moins rapide de la population rurale et du nombre d’actifs agricoles. En 1911, l’agriculture offre encore 42 % des emplois contre 7 % au Royaume-Uni. Cette réduction des effectifs agricoles sera relativement contenue durant toute la première moitié du 20ème siècle puisque les agriculteurs exploitants et les ouvriers agricoles représentent encore près de 27 % de la population active en 1954. Cette lenteur de l’exode rural impose de recourir à une main-d’œuvre étrangère pour occuper les postes dans l’industrie. Si les paysans français rechignent à quitter les campagnes, c’est qu’ils sont bien souvent de petits propriétaires terriens, terres qu’ils ont souvent pu acquérir lors de la vente des biens nationaux. En 1882, les propriétaires exploitants représentent 51 % de la population agricole mais la taille des exploitations est réduite, de l’ordre de 4,37 hectares par exploitation. Attachés à leurs terres et soucieux de leur indépendance, bon nombre d’exploitants optent pour un repli autarcique relatif en pratiquant la polyculture familiale afin de ne pas subir les affres du marché. Cette condition paysanne, faite d’autonomie, d’autoconsommation, d’autoproduction, d’un relatif isolement social et d’une culture singulière, n’évolue que très peu jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

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3.1.2 – 1945-2017 : la fin des paysans (Henri Mendras, 1967)

Document 105 – Evolution de la part de la main d’œuvre agricole dans l’emploi entre 1820 et 2010 (en %) 1820 1870 1913 1950 2010 2014

64 49 41 28 3 2,8 Sources : A. Maddison et INSEE

Document 106 – La fin des paysans Après-guerre, l’agriculture française se modernise tambour battant. Les gains de productivité réalisés font très rapidement chuter les effectifs agricoles : les agriculteurs exploitants représentent 15 % de la population active en 1962, 7,6 % en 1975, 2,7 % en 1998 et 1,7 % en 2008. Quand Henri Mendras signale La Fin des paysans (1967), il ne pense pas essentiellement à la chute des effectifs agricoles. Il faut plutôt comprendre la fin des paysans comme le produit de la disparition de la civilisation paysanne traditionnelle. L’introduction du progrès technique passe par des investissements qui demandent bien souvent de recourir à des emprunts. L’endettement oblige les agriculteurs à vendre sur le marché une grosse partie de leur production pour assurer les remboursements du crédit contracté. La logique paysanne cède le pas à la rationalité économique dans la gestion de l’exploitation. Le paysan est devenu un agriculteur exploitant et ses pratiques et comportements sont de moins en moins spécifiques et de plus en plus associés à ceux d’autres groupes sociaux, qu’il s’agisse de scolarisation, de loisirs (télévision et radio), de choix du conjoint ou d’aménagement de l’habitat.

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4.2 – La dynamique des classes supérieures

4.2.1 – Circonscrire les contours des classes supérieures

Document 107 – Les classes supérieures ne se limitent pas aux élites Un lieu commun régulièrement énoncé réduit le haut de la hiérarchie sociale aux élites. Ce vocable rassemble les responsables politiques au pouvoir, les hauts fonctionnaires, les dirigeants économiques, voire les autorités intellectuelles. Cette représentation a ceci de vrai que les élites ne peuvent se concevoir indépendamment du pouvoir. Elle est contestable en ce qu’elle réduit les classes supérieures aux catégories dirigeantes : au-delà, on trouverait déjà les classes moyennes (« supérieures »). Naguère, pour désigner la classe supérieure, on parlait de la bourgeoisie (à laquelle on adjoignait l’aristocratie encore fort bien portante au début du 20ème siècle). Elle était définie comme un monde social non assujetti au travail (surtout manuel), bien pourvu en patrimoine, jouissant d’un train de vie confortable, ayant accès aux biens et services les plus valorisés et disposant de relations sociales étendues. Cette caractérisation dessine les contours d’un ensemble plus vaste

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que les seules élites. Si l’on entend transposer cette approche à la réalité contemporaine, une différence essentielle s’impose : la très grande majorité de ses membres s’est professionnalisée. On peut néanmoins retenir les autres éléments pour circonscrire, ne fût-ce qu’approximativement, les classes supérieures. Dans cette perspective, il est possible de repérer trois pôles entre lesquels elles s’étendent : le pôle du pouvoir qui renvoie à la notion de classe ou de catégorie(s) dirigeante(s), le pôle de la fortune que connote l’expression traditionnelle de « bourgeoisie possédante », enfin, en retrait sur l’axe vertical, un pôle de l’entre-deux caractérisé́ par les interférences réciproques du patrimoine et du statut professionnel. Pour la bourgeoisie possédante, l’occupation professionnelle est somme toute secondaire par rapport à la fortune héritée et consolidée. La priorité est accordée à la gestion et à la transmission patrimoniale. Si un certain nombre de ses membres accède à des positions dirigeantes, beaucoup se contentent d’être des actionnaires ou des propriétaires vigilants. Les agents des catégories dirigeantes peuvent être issus de grandes familles fortunées mais se recrutent également dans des milieux qui – relativement – le sont moins (professions libérales, cadres supérieurs, professions intellectuelles). Ces catégories sont à la fois diversifiées (administration d’État, grands groupes publics et privés, élites culturelles) et caractérisées par leur proximité (même moule scolaire, celui des grandes écoles, flux internes, réseaux et lieux de rencontre). Le titre, la carrière font le statut et procurent les avantages afférents (prestige, réseaux...). Au troisième pôle, l’établissement de positions salariales solides peut commander l’accès au patrimoine » (cas des « cadres à haut potentiel », récompensés par l’attribution de stock-options pour leurs services). En sens contraire, le patrimoine permet l’exercice de professions indépendantes mais facilite également l’accès à des postes élevés dans le salariat via le capital social ou symbolique.

Serge Bosc, « La société et ses stratifications » in Cahiers français n°314, Mai-Juin 2003

Document 108 – Les classes supérieures aujourd’hui Classes supérieures et classes dirigeantes sont aujourd’hui les termes les plus couramment employé pour désigner le sommet de la structure sociale. Le second est plus restrictif puisqu’il vise les personnels exerçant le pouvoir aux échelons les plus élevés dans les différentes instances de la société (entreprises, administration publiques, système éducatif, système de santé, etc.). Aucun groupe socioprofessionnel ne peut être rangé globalement dans l’ensemble « classes supérieures ». Inversement, des actifs que la position socioprofessionnelle classe comme « profession intermédiaire » par exemple, peuvent appartenir à la bourgeoisie par la fortune et les liens de parenté. Une part notable des chefs d’entreprises peut être assimilée aux classes supérieures. Ceux qui dirigent des entreprises de 10 à 49 salariés relève plutôt de la petite bourgeoisie. La frontière, au demeurant mouvante et indécise, entre classes supérieures et classes moyennes traverse le groupe « cadres et professions intellectuelles supérieures ». Peuvent être rangés dans les classes supérieures sans qu’il y ait une règle absolue :

• les cadres et les ingénieurs de haut rang, les directeurs de grands établissements ou les responsables de services dans les entreprises importantes ;

• les personnels de direction de la fonction publique et d’instances relevant de l’Etat (magistrature, armée, santé, grands corps, etc.) ;

• les professeurs détenteurs formels ou informels du pouvoir académique ainsi que les membres influents du monde de la recherche ;

• les équipes dirigeantes des appareils médiatiques, les détenteurs du pouvoir éditorial ; • au sein de la catégorie « professions libérales », ceux (médecins, avocats, architectes, juristes), ayant

une position forte sur le marché, une clientèle socialement élevée et/ou occupant des positions de pouvoir dans les associations professionnelles.

Le critère professionnel, même assorti de considérations sur le pouvoir exercé, ne saurait suffire. L’inégale répartition du patrimoine, non prise en compte dans la classification en catégorie socioprofessionnelles, délimite elle aussi les contours des classes supérieures. En dehors du patronat traditionnel, on sait qu’une fraction des catégories « professions libérales » et « cadres » détient une part importante du capital financier et du capital immobilier. En prenant en compte les catégories socioprofessionnelles correspondant approximativement aux étages moyens et supérieurs de la bourgeoisie ou encore aux classes supérieures et à l’upper middle class

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(classes moyennes supérieures), on observe à la fois le gonflement de leurs effectifs et la modification sensible de leur composition.

Evolution de la structure des CSP englobant les classes supérieures Code CSP 1962 1990 1990 1999 2008

Catégories non salariées 23,8 % 18,4 % 17,5 % 15,4 % 12,8 % dont : 23 Chefs d’entreprises 10,4 % 6,6 % 6,2 % 5,1 % 3,8 % dont : 31 Professions libérales 13,4 % 11,8 % 11,3 % 10,5 % 9,1 % Catégories salariées (CPIS sans les professions libérales)

76,2 % 81,7 % 82,9 % 84,6 % 87,2 %

dont : 37, 38 Cadres d’entreprise 44,2 % 45,4 % 45,1 % 45,7 % 53,5 % Serge Bosc, Stratification et classes sociales, collection Circa, Nathan, 2001

Synthèse – les trois pôles des catégories supérieures aujourd’hui

Catégories dirigeantes

Bourgeoisie possédante

Salariés ou indépendants

dotés d’un fort patrimoine

Pôle

Pôle du

pouvoir

Pôle de

la fortune

Pôle de l’entre-deux

Recrutement

Etre passé par des grandes écoles (HEC, X,

ENA…)

Héritiers a) Héritage qui permet bonne insertion pro ou

b) réussite pro qui permet constitution de

patrimoine

Exemples

Personnels de direction de la fonction publique, les cadres dirigeants…

Actionnaires vigilants, aristocratie

b) traders, professions libérales ; a) descendants

de familles fortunées à qui on confie la gestion

d’une entreprise

422 – Le 20ème siècle acte le passage d’une société de rentiers à une société de cadres

Document 109 – Les classes supérieures au 19ème siècle Au 19ème siècle, les classes supérieures ne se résumaient déjà pas aux élites (responsables politiques au pouvoir, hauts fonctionnaires, dirigeants économiques, autorités intellectuelles). Elles étaient composées de la bourgeoisie et de l’aristocratie. Cette classe supérieure se définissait comme « un monde social non assujetti au travail (surtout manuel), bien pourvu en patrimoine, jouissant d’un train de vie confortable, ayant accès aux biens et services les plus valorisés et disposant de relations sociales étendues » (Serge Bosc, Stratification et classes sociales, 2013).

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 110 – Le passage d’une « société de rentiers » à une « société de cadres » Si l’on examine l’évolution des inégalités de revenu et de patrimoine sur l’ensemble du 20ème siècle, la transformation la plus importante concerne la fin des rentiers. A la veille de la première Guerre mondiale, le sommet de la hiérarchie des revenus était dominé par des revenus de patrimoine extrêmement concentrés, et leur poids dans l’économie nationale était considérable. Ce groupe social a beaucoup perdu de sa superbe au cours du 20ème siècle. En France, la part des 1 % des revenus les plus élevés (le « centile supérieur » de la distribution) est ainsi passé de plus 20 % du revenu total des ménages en 1900-1910 à environ 8-9 % en 2010. Surtout, le nombre de personnes disposant de revenus de patrimoine suffisamment importants pour pouvoir se permettre d’en vivre a fortement diminué. Concrètement, cela signifie que si aujourd’hui vous rencontrez par hasard quelqu’un qui dispose de 10 000 euros de revenu mensuel (ce qui correspond au seuil d’entrée dans le centile supérieur de la hiérarchie des revenus), il y a toutes les chances qu’il s’agissent d’un cadre supérieur

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Chapitre 6 – Les transformations des structures sociales – 2018-2019 48

tirant l’essentiel de ses ressources de son salaire, avec éventuellement un petit supplément de revenu provenant de la location d’un appartement ou d’un placement financier. Il est fort peu probable que vous rencontriez quelqu’un percevant l’essentiel de ses 10 000 € mensuels sous forme de loyers ou de dividendes, tout simplement parce qu’il existe très peu de personnes dans cette situation. Si vous aviez pu mener cette expérience il y a un siècle, le résultat aurait été exactement inverse : avec un revenu équivalent (relativement au revenu moyen de l’époque), vous auriez sans doute eu affaire à un détenteur de patrimoine vivant de ses rentes. Pour simplifier, nous pouvons dire que nous sommes passés d’une « société de rentiers » à une « société de cadres »

D’après Thomas Piketty, « Les inégalités économiques sur longue période » in P. Combemale & alii, Les grandes questions économiques et sociales, La Découverte, 2009

Document 111 – L’effondrement des rentiers en France, 1910-2010

Document 112 – La fin des rentiers s’explique par l’amoindrissement de la concentration des patrimoines au cours du 20ème siècle Cette transformation (ndlr : l’effondrement des rentiers) n’est pas due à la disparition des revenus du patrimoine. En réalité au niveau macroéconomique, les revenus du capital représentent la même part du revenu national aujourd’hui qu’il y a un siècle. Cette stabilité macroéconomique de la part du capital dans le revenu total s’observe dans tous les pays sur longue période, et elle était déjà considérée par John Maynard Keynes (1883-1946) comme la régularité la mieux établie de toute la science économique. La fin des rentiers s’explique par le fait que les patrimoines sont devenus moins concentrés que par le passé. Le 1 % des successions les plus importantes représentaient au début du 20ème siècle plus de 50 % du patrimoine total, contre moins de 20 % aujourd’hui. Le niveau proprement astronomique atteint par les grosses successions à la veille de la Première Guerre mondiale permet d’ailleurs de prendre la mesure du monde extrêmement inégalitaire dans lequel vivaient les théoriciens socialistes de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle. (…) On pourrait certes faire remarquer que les rentiers, même au temps de leur grandeur, n’ont jamais représenté plus que quelques pour-cent de la population, et que leur quasi disparition n’a donc qu’une importance relative. Mais ce serait là commettre une erreur de perspective. Le centile supérieur de la distribution des revenus regroupe tout de même plus de 300 000 foyers (sur un total de plus de 30 millions), ce qui représente un groupe suffisamment visible dans le paysage social, sans compter que leur poids économique est très supérieur à 1 %. Pour prendre un point de comparaison, on peut rappeler que l’aristocratie ne représentait qu’entre 1 et 2 % de la population française. Il n’empêche que le passage d’une société aristocratique à une société bourgeoise a totalement restructuré le corps social et les perceptions des inégalités. Le passage d’une société de rentiers à une société de cadres au cours du 20ème siècle représente un bouleversement d’une importance comparable. Le fait que les personnes vivant de revenus de patrimoines accumulés dans le passé n’aient plus aujourd’hui qu’une importance symbolique et ne constituent plus un groupe social en tant que tel explique dans une large mesure pourquoi le capitalisme ne connaît plus les contestations radicales exprimées il y a un siècle. La fin des rentiers a fortement contribué à légitimer les inégalités et à les rendre moins inacceptables : les inégalités passent aujourd’hui principalement à l’intérieur du travail et peuvent être plus aisément justifiées par des considérations méritocratiques que par le passé.

Source : Thomas Piketty, Le capital au 21ème siècle, Seuil, 2013

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Chapitre 6 – Les transformations des structures sociales – 2018-2019 49

Thomas Piketty, « Les inégalités économiques sur longue période » in P. Combemale & alii, Les grandes questions économiques et sociales, La Découverte, 2009

Document 113 – Les facteurs explicatifs de la fin des rentiers Comment rendre compte de la fin des rentiers ? Une théorie optimiste consisterait à voir dans cette transformation la conséquence d’une évolution économique naturelle : les évolutions technologiques et organisationnelles des entreprises auraient progressivement conduit au remplacement des actionnaires bedonnants par des cadres compétents. C’est la marche en avant vers la rationalité technicienne qui aurait inexorablement conduit à une société plus juste et moins soucieuse des positions héritées du passé. Malheureusement, rien dans les faits observés ne permet de confirmer cette vision optimiste. En réalité, s’explique pour l’essentiel par les chocs profonds subis par les détenteurs des patrimoines au cours des années 1914-1945 : destruction physiques de capital lors des deux guerres mondiales, faillites d’entreprises durant la crise économique des années 1930, élagage des patrimoines par l’inflation. Et, si les rentiers ne se sont jamais remis de ces chocs, en dépit du fait que les patrimoines et leurs revenus se sont parfaitement reconstitués au niveau macroéconomique, l’explication la plus vraisemblable est sans doute l’arrivée sur la scène de la fiscalité progressive. Il n’existait pas d’impôt sur le revenu avant 1914, et le taux de l’impôt sur les successions n’était que de 1 % tout au long du 19ème siècle. Il s’agissait donc de conditions idéales pour accumuler des fortunes considérables. Après la Première Guerre mondiale, les taux de l’impôt sur les revenus et de l’impôt sur les successions atteignent des niveaux extrêmement élevés pour les contribuables les plus fortunés, et il devient très difficile de reconstituer et de transmettre des patrimoines aussi importants que par le passé, si bien que la concentration des fortunes ne peut retrouver son niveau d’avant 1914.

Thomas Piketty, « Les inégalités économiques sur longue période » in P. Combemale & alii, Les grandes questions économiques et sociales, La Découverte, 2009

Document 114 – L’évolution du taux marginal supérieur d’imposition sur le revenu (1900-2013)

Source : Thomas Piketty, Le capital au 21ème siècle, 2013

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Chapitre 6 – Les transformations des structures sociales – 2018-2019 50

Document 115 – L’évolution du taux marginal supérieur d’imposition sur les successions (1900-2013)

Source : Thomas Piketty, Le capital au 21ème siècle, 2013

4.2.3 – Depuis les années 1980, les inégalités de revenus en haut de la distribution repartent à la hausse et engendre le risque d’un retour à la société patrimoniale du 19ème siècle

Document 116 – Les classes supérieures depuis 1980 Dans Le Capital au 21ème siècle (2013), Thomas Piketty montre que les inégalités de revenus repartent à la hausse à partir des années 1980. Le phénomène est identifiable en France mais est surtout exacerbé aux États-Unis. Alors que le décile supérieur américain percevait 35 % du revenu national en 1980, il en perçoit 48 % en 2010. En s’intéressant à la part du centile supérieur dans les revenus, on peut remarquer que l’accroissement des inégalités s’explique principalement par la hausse des revenus des catégories particulièrement privilégiées : en 1980, le centile supérieur américain percevait 10 % du revenu national ; en 2010, il en perçoit 20 %. Cet accroissement des inégalités aux États-Unis s’explique pour deux tiers par la montée des très hauts salaires des « super-cadres » et pour un tiers par l’accroissement des revenus du capital. Sans une forte pression fiscale sur les plus privilégiés, le 21ème siècle sera sûrement celui de la reconstitution de la société patrimoniale du 19ème siècle. Cette évolution est d’autant plus probable que la bourgeoisie constitue aujourd’hui, selon Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans Sociologie de la bourgeoisie (2007), la seule classe sociale au sens fort du terme, c’est-à-dire une classe en soi qui prélève la plus-value et en vit concrètement, mais aussi et surtout une classe pour soi, c’est-à-dire une classe qui se construit dans la pratique en se mobilisant collectivement pour défendre ses intérêts.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 117 – La part du décile supérieur en Europe et aux États-Unis (1900-2010)

Thomas Piketty, Le capital au 21ème siècle, 2013

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Document 118 – Les transformations du centile supérieur aux États-Unis

Thomas Piketty, Le capital au 21ème siècle, 2013

Document 119 – Comment expliquer la très forte hausse des revenus salariaux de la partie supérieure de la distribution ? Une série de recherches impulsées par Atkinson, Piketty et Saez (2011) montrent, à partir des fichiers fiscaux, qu’aux États-Unis des mouvements importants s’observent au sein du dernier décile. Ainsi, la part de la masse salariale (y compris les stock-options) des 10 % des plus hauts-salaires a très nettement augmenté dans les quatre dernières décennies, au détriment des 90 % d’autres salariés. Si, on se restreint aux 1 % les mieux payés, le poids de leur rémunération dans l’ensemble de la masse salariale est passé de 5,1 points en 1970 à 9,3 en 1995 puis 11,4 points en 2005 pour se stabiliser lors de la crise née en 2008. Cette hausse a été quasi ininterrompue et le 1 % le mieux payé aurait capté à lui seul depuis le premier choc pétrolier, en augmentation de revenu, plus de la moitié de la hausse du PIB des États-Unis… Il y a donc dans ce pays une très forte déformation du partage au sein de la masse salariale. Une littérature croissante s’est attelée à rationaliser ces faits. Plusieurs voies sont explorées. Une des plus importantes porte sur les rémunérations des dirigeants d’entreprise. Si on se fonde toujours sur les données américaines, le poids des salaires des officers – c’est-à-dire les membres de la direction générale des entreprises) dans la masse salariale suit grosso modo celui des plus hautes rémunérations sur le 20ème siècle. Par exemple, de 1980 à 1995, leur part dans les salaires est passée de 6 % en 1970 à 8,8 % en 1995 (…). Comme les rémunérations du top management des entreprises sont souvent de facto indexées partiellement sur celles des P-DG, les travaux empiriques se sont concentrés sur les seuls P-DG, dont les rémunérations sont en outre plus facilement accessibles aux chercheurs. Les cent P-DG les mieux rémunérés ont bénéficié, entre 1970 et 2006, d’une multiplication par plus de 30 de leur rémunération réelle. L’approche théorique standard pour appréhender la rémunération des dirigeants est celle du modèle principal-agent. Des actionnaires (le principal) délèguent la gestion d’une entreprise dont ils sont propriétaires à un dirigeant (l’agent). L’ensemble des décisions de cet agent ainsi que l’information dont il dispose pour prendre ces décisions ne sont pas parfaitement observables par le principal. Ce dernier recherche donc le système d’incitations le mieux à même d’aligner les intérêts de l’agent sur les siens (en l’espèce, la maximisation des dividendes ou de la valeur des actions), par exemple en indexant partiellement sa rémunération sur la valeur boursière de l’entreprise (attribution de stock-options). Mais ce cadre se révèle insuffisant : Hall et Murphy (2002) ont ainsi montré que, par rapport à un contrat de rémunération optimal standard, les contrats de rémunération des P-DG américains se caractérisaient par des rémunérations fixes trop élevées et une sensibilité à la baisse de la partie variable de la rémunération trop faible (…). Plusieurs arguments nouveaux ont donc été avancés pour comprendre le niveau actuel des rémunérations fixes des dirigeants. (…) L’approche qui semble la plus pertinente est liée à la taille croissante des entreprises (Gabaix et Landier, 2008). En effet, si on considère qu’un bon dirigeant permet à l’entreprise de gagner un pourcentage,

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même faible, de profit supplémentaire, le gain pour les propriétaires (actionnaires) d’attirer les meilleurs dirigeants ou cadres dirigeants croît avec la taille de l’entreprise ; de fait un faible pourcentage appliqué à une capitalisation boursière de 100 ou 150 milliards de dollars représentent des centaines de millions de dollars pour les actionnaires. Dans ce cadre, la concurrence entre les entreprises pour attirer les meilleurs dessine une distribution des rémunérations qui suit celle de la taille des entreprises et qui dépend de la rémunération du dirigeant médian, la référence étant non la rémunération absolue mais celle relative. Un choc exogène sur ce dernier paramètre entraîne une hausse irréversible des rémunérations de l’ensemble des dirigeants sur le même marché puisque les entreprises surenchérissent pour conserver ou attirer les « meilleurs ». La mécanique peut être elle-même endogène à la composition des conseils d’administration. S’ils sont composés de pairs, les membres ont intérêt à augmenter la rémunération de leurs collègues, ce qui va rétroagir sur leur propre rémunération. Fish et White (2005) confirment empiriquement sur cinq cent entreprises cotées américaines que la participation réciproque de P-DG aux conseils d’administration réduit leur probabilité de perte du poste et augmente leur rémunération ; des résultats similaires sont obtenus pour les entreprises françaises (Kramarz et Thesmar, 2007). Les rémunérations des dirigeants peuvent ainsi rapidement à la fois dériver vers le haut de la distribution et faire dériver ce haut de distribution. Au total, Tervio (2008) a estimé que les seuls P-DG des milles premières capitalisations américaines accaparent, en rémunération annuelle, un cinquième de valeur supplémentaire de capitalisation boursière qu’ils engendrent. Cette étude ainsi que celle de Llense (2009) sur la France rejettent en outre l’hypothèse de rareté des compétences managériales dans l’explosion des rémunérations des dirigeants. Ces évolutions soulèvent une interrogation sur la pertinence de maintenir la frontière de partage entre capital et travail, pour introduire une troisième catégorie : les dirigeants dont les rémunérations sont souvent « mixtes » - salaire pur, dotation en capital – et pour lesquels les mécanismes théoriques soulignent leur pouvoir de captation tant sur les rentes de capital que sur celles du travail. (…) Dans les deux autres pays – Espagne et Japon – pour lesquels on dispose de données détaillées sur les poids agrégés des hautes rémunérations, on observe une déformation plus ténue que celle observée outre-Atlantique, mais toujours concentrée sur les rémunérations extrêmes. La France semble s’éloigner de ces pays et se rapprocher des évolutions américaines. Camille Landais (2008) montre, à partir des salaires déclarés à l’administration fiscale française, qui excluent les gains de réalisation des stock-options, qu’après une longue période de stabilité les inégalités tout en haut de la hiérarchie salariale ont explosé : de 1998 à 2006, alors que le salaire réel moyen des 90 % les moins bien payés n’a progressé que de 0,9 %, la rémunération moyenne des 10 % des plus hauts revenus salariés a gagné 8,2 %, et en leur sein, les 1 % les plus élevés, 18,3 %, et même 68,9 % pour les 0,01 % des plus hauts revenus salariés.

Philippe Askenazy, Gilbert Cette, Arnaud Sylvain, Le partage de la valeur ajoutée, collection Repères, La Découverte, 2012

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Tableau de synthèse : les explications théoriques de la très forte hausse des hautes rémunérations salariales

Approche principal-agent Approche par la croissance de la taille des entreprises

(Gabaix et Landier, 2008)

Approche par la composition des conseils

d’administration (Kramarz et Thesmar, 2007)

Mécanisme

Asymétries d’information entre le principal (les

actionnaires) et l’agent (le dirigeant) générateur d’aléa

moral => pour éviter cela, attribution de stock-options afin d’aligner les intérêts des

dirigeants sur celui des actionnaires (maximisation de la valeur des actions et

des dividendes).

Les firmes devenant aujourd’hui des entreprises de

très grande taille, le faible surcroît de performance

(quelque %) d’un dirigeant par rapport à un autre fait gagner à

l’entreprise des sommes supplémentaires

considérables. Aussi les firmes proposent des salaires

extrêmement élevés pour attirer (ou éviter de perdre) les

dirigeants aux performances relatives les plus importantes.

Les participations croisées des PDG aux conseils

d’administrations des firmes contribuent à augmenter la

rémunération des dirigeants. Le PDG d’une firme X

membre du CA d’une firme Y va voter l’augmentation de salaire du PDG de la firme Y

car ce dernier est aussi membre du CA de la firme X et saura sûrement rendre la pareille lorsqu’il s’agira de

voter une hausse du salaire du dirigeant de X.

Document 120 – Le poids des hautes rémunérations salariales dans la finance Une autre dimension pertinente, liée à l’extension des inégalités au sein du salariat, est celle du poids du secteur financier dans l’ensemble des salaires. (…) On observe dans tous les pays de l’OCDE, une hausse sur trois décennies de la part des salariés du secteur financier dans la masse salariale au détriment des salariés de l’économie de marché « réelle ». Ce phénomène est très marqué dans les pays anglo-saxons singulièrement et aux Etats-Unis où le poids des rémunérations de la finance est passé de 6 % à plus de 11 % de la masse salariale, alors que leur poids dans les heures travaillées n’a que faiblement progressé. En Europe, dont la France, la part de la masse salariale de la finance a bien moins augmenté ; elle tranche cependant avec une diminution du poids des heures travaillées, qui s’explique en partie par la suppression d’emplois dans la banque de détail, par exemple de caissiers. Dans une étude récente réalisée sur la France à partir des réponses à une enquête annuelle auprès de diplômés de grandes écoles, Célérier (2010) montre que les ingénieurs travaillant dans le secteur financier bénéficient par rapport aux ingénieurs des autres activités d’une surrémunération importante et qui a fortement augmenté depuis le début des années 1980. De moins de 10 % durant la décennie 1980, cette surrémunération moyenne aurait dépassé 15 % dans la décennie 1990 pour atteindre 25 % au milieu des années 2000. Elle aurait reflué à environ 20 % en 2008, ce qui demeure très au-delà du niveau des années 1980. Olivier Godechot (2012) conforte ce résultat en exploitant les DADS (formalité administrative qui oblige les entreprises à communiquer les rémunérations accordées à leurs salariés). Si le poids des salaires (donc hors stock-options ou retraites chapeau) des 0,1 % les mieux payés est passé de 1,2 % à 2 % de la masse salariale entre 1996 et 2007, la moitié de cette hausse est le seul fait des hauts salaires de la finance. L’évolution est encore plus spectaculaire outre-Atlantique. Philippon et Reshef (2009) décortiquent la hausse de l’ordre de 70 % des salaires relatifs dans la finance et dans les assurances aux Etats-Unis en à peine un quart de siècle. Ils constatent que les TIC ont joué un rôle mineur dans cette hausse. En revanche, le niveau de qualification dans ces secteurs a fortement augmenté, mais il demeure une rente de 30 à 50 % par rapport au reste de l’économie dans la période récente. Les salariés de la finance auraient récupéré, potentiellement du fait d’un capital humain spécifique, une part significative des gains issus de la dérégulation de la finance au niveau mondial et du développement des activités de trading et de gestion du risque. Des études de cas par des sociologues de la finance suggèrent ainsi que le contrôle de certaines activités financières très spécifiques par un petit groupe de salariés d’une entreprise financière expose cette dernière à des risques de pertes énormes en cas de départ de ces salariés (avec leurs carnets de clientèle), qui l’incitent à accepter des demandes parfois considérables d’augmentation salariale (Godechot – 2008 – parle de hold-up). Enfin, la crise financière de 2008

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ne semble pas avoir entamé durablement le poids des rémunérations de la finance qui est revenu à son niveau d’avant la crise dès 2010 en France et aux Etats-Unis.

Philippe Askenazy, Gilbert Cette, Arnaud Sylvain, Le partage de la valeur ajoutée, collection Repères, La Découverte, 2012

Document 121 – Le rapport salarial dans la finance et le risque de hold-up (Olivier Godechot) Les rémunérations de l’industrie financière sont parfois très élevées et la compréhension de leur mode de formation est une clé pour la compréhension du rapport salarial. Le fait que certains salariés acquièrent un pouvoir de hold-up constitue une (…) piste d’explication (…). Un cas de hold-up exemplaire aide à comprendre le mécanisme. Deux chefs de salle d’une grande banque ont obtenu dix et sept millions d’euros de bonus au titre de l’année 2000 en agitant la menace crédible de faire partir l’ensemble des équipes qu’ils dirigeaient dans une banque rivale. Ce cas permet de styliser le mécanisme de hold-up : la maîtrise d’actifs transférables donne les moyens de menacer l’entreprise de dommages si elle n’accepte pas une renégociation favorable au salarié. (...) L’appropriation par certains salariés d’actifs clés leur permet parfois de mener des négociations que tant les acteurs eux-mêmes que les économistes (…) désignent comme un hold-up. D’après Williamson (1994), l’investissement dans un actif spécifique – actif qui dépend d’une relation de collaboration avec d’autres acteurs et qui perd une partie de sa valeur en cas de rupture de collaboration – met son détenteurs dans une position de faiblesse relationnelle et de dépendance à l’égard des personnes avec lesquelles il mène des échanges. La valeur de son actif n’est conservée que dans la mesure où la relation d’échange dans laquelle l’actif prend de la valeur se perpétue. Le détenteur est donc dépendant de la partie adverse et du risque d’opportunisme post-contractuel. Il peut faire l’objet d’un hold-up, c’est-à-dire que la partie adverse peut menacer de faire cesser la relation et de le laisser avec son actif dévalorisé sur les bras. Elle peut à son profit imposer au détenteurs une renégociation défavorable des termes de l’échange. Dans le cas de l’industrie financière, le pouvoir de certains salariés, comme les chefs de salle, sur les rémunérations a pour origine un double différentiel de spécificité et de redéployabilité. D’une part, les actifs qu’ils maîtrisent sont très peu dépendants de ceux de leurs collaborateurs alors que ceux de leurs collaborateurs le sont beaucoup plus, ce qui permet aux premiers de menacer à leur profit les seconds d’une rupture de relation. D’autre part, leurs actifs sont dans une large partie transférables, avec une faible déperdition de valeur, ce qui rend la menace de rupture d’autant plus fréquente, crédible et efficace. (…) A la veille d’une opération sur titre majeure pour l’avenir de la banque A, le chef de salle dérivés actions démissiona avec son second, en laissant à la banque A 48 heures pour les réembaucher aux conditions que leur proposait un concurrent. (...) La démission à deux rendait ainsi beaucoup plus crédible la menace d’un départ collectif de l’ensemble des acteurs de la salle de marché dérivés actions. En effet, la plupart de leurs collaborateurs essentiels (...) n’auraient pas tardé à les rejoindre. En réunissant chez un concurrent toutes leurs équipes, les deux chefs de salle organisaient en fait un véritable transfert d’activité. Dans la banque rivale, le chef actions et son adjoint aurait rapidement disposé d’une capacité productive à peine entamée. Au contraire, chez la Banque A, la plus grande part des investissements sur plusieurs années – développement d’un savoir-faire technique et pratique, acquisition de parts de marché, fidélisation d’une clientèle, etc. – risquait d’être sinon réduite à néant par ce transfert, du moins très sérieusement entamée. Par le truchement de leur capital social (ici la capaicté d’entraînement de leurs équipes), les deux chefs de salle disposaient d’actifs de l’entreprise, qui pour eux sont éminemment transférables, alors que, pour l’entreprise (...), ils sont éminemment spécifiques. (...) L’idée générale du hold-up dans le cas d’actifs redéployable est la suivante : si l’investissement que l’entreprise fait dans l’activit financière est tout ou partie redployable par un salarié chez un concurrent de l’entreprise, le salarié qui menace de partir chez le concurrent pourra renégocier son salaire, imposer une autre répartition de la valeur et obtenir les profits de l’investissement collectif. Notons ici que l’entreprise doit être vue comme un collectif représentant l’ensemble des parties prenantes, actionnaires mais aussi (et surtout) l’ensemble des salariés : dans le cas analysé (...), les subordonnés ont, sans le savoir, été à court terme les victimes directes de la répartition plus inégalitaire imposée par les deux chefs (dans leur rénogciation salariale, ils avaient demandé à être bénéficiaires d’une plus grande partie du % des profits alloués à la salle dérivés actions sous la forme de bonus).

Olivier Godechot, “Hold-up en finance” in Revue française de sociologie, 47/2, 2006

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Document 122 – Un retour des rentiers est-il possible au 21ème siècle La fin des rentiers est donc due à des circonstances historiques particulières et à des institutions spécifiques. Si ces circonstances changes et que l’on revient à une fiscalité du 19ème siècle, alors il est fort probable que l’on revienne à des inégalités du 19ème siècle. (…) En ce début de 21ème siècle, plusieurs facteurs contribuent à remettre en cause le compromis fiscal du siècle précédent. La faillite du communisme a jeté le discrédit sur l’intervention de l’Etat en général, y compris sur les formes d’interventions publiques qui ont relativement bien fonctionné. Ce retournement idéologique est particulièrement marqué aux Etats-Unis. Après avoir fortement abaissé l’impôt sur le revenu pour les contribuables aisés, le président Bush a décidé en 2002 de supprimer purement et simplement l’impôt sur les successions, impôt qui avait vu le jour en 1916 outre-Atlantique et qui avait longtemps été plus progressif que son équivalent français. La mondialisation et la concurrence fiscale croissante que se livrent les Etats pour attirer les investissements accentuent cette évolution et contribuent à la propager en Europe, dès lors que la politique fiscale continue d’être déterminée à l’échelon national. Si un tel mouvement devait se confirmer, il serait étonnant que l’on ne voie pas réapparaître à terme une classe de rentiers. D’autres facteurs plus directement économiques incitent à prendre au sérieux ce risque de retour au passé. La stabilité apparente du partage capital/travail au niveau des comptes des entreprises (…) ne doit en effet pas faire oublier qu’il faut attendre les années 2000 pour que la part des revenus des patrimoines dans les revenus des ménages retrouve son niveau de 1914. Cela s’explique d’une part par le fait qu’une part significative du capital productif était possédé par l’Etat pendant les Trente Glorieuses et jusqu’aux années 1980, et d’autre part par la forte baisse des bénéfices non distribués qui, jusqu’aux années 1970, jouaient un rôle significatif dans le financement des investissements. Dans les années 2000, après prise en compte de l’amortissement du capital, on constate que la totalité des bénéfices des entreprises est distribuée aux propriétaires du capital sous forme d’intérêts et de dividendes. (…) Par ailleurs, une part importante du revenu du patrimoine des ménages – environ la moitié – provient non pas des entreprises mais du capital immobilier. Or on observe là encore une « courbe en U » au cours du 20ème siècle : il faut attendre les années 2000 pour retrouver des niveaux de prix immobiliers et de loyers comparables à ceux de 1914. Avec la crise financière de 2007-2009, les bulles boursières des années 2000 ont certes commencé à se dégonfler. Mais il est probable que nous ne reviendrons pas de sitôt aux faibles niveaux de capitalisation boursière et immobilière des Trente Glorieuses, période exceptionnelle correspondant à un capitalisme de reconstruction. Tout laisse au contraire à penser que les patrimoines privés et leurs revenus se situeront durablement au 21ème siècle à des niveaux comparables à ceux observés au 19ème siècle et au début du 20ème siècle. Cela n’implique pas que la répartition de ces patrimoines retrouvera les niveaux extrêmes de concentration en cours il y a un siècle : tout dépend notamment des choix politiques et fiscaux qui seront faits. Mais cela implique à tout le moins que les patrimoines et leurs revenus jouent au 21ème siècle un rôle essentiel dans la structuration du paysage social et des inégalités.

Thomas Piketty, « Les inégalités économiques sur longue période » in P. Combemale & alii, Les grandes questions économiques et sociales, La Découverte, 2009

Tableau de synthèse : les rentiers de la fin du 19ème siècle à aujourd’hui Fin 19ème-1914 1914-1945 1945-1980’s 1980’s-aujourd’hui

Sort des rentiers sur la période

Âge d’or des rentiers

Disparition des rentiers

Non reconstitution de la figure du

rentier

Possible retour des rentiers

Explications

Faible imposition des successions et

absence d’imposition des

revenus qui favorise la

concentration du patrimoine

Chocs de l’entre deux guerres : destruction de

capital physique, faillites

d’entreprises dans les années 30,

inflation dans les années 20

Rôle de l’imposition progressive sur le

revenu et impôt sur les successions

Privatisation, concurrence fiscale qui fait baisser les taux d’imposition, diffusion des idées

libérales

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4.2.4 – Une étude sociologique de la bourgeoisie

Document 123 – De la difficulté d’étudier sociologiquement la bourgeoisie Les années 1990 voient s’affirmer la prédominance d’une idéologie libérale qui rejette la notion de classe sociale. Le marché, deus ex machina mystérieux, est censé réguler l’économie et se substituer à la lutte des classes. (…) Peut-on encore parler de bourgeoisie face au flot grandissant de petits actionnaires (…) ? (…) Alors disparues les vieilles familles ? D’un autre âge les dynasties bourgeoises, au même titre que les lignées nobles ? Bien au contraire nous entendons montrer que, s’il existe encore une classe, c’est bien la bourgeoisie, ces familles possédantes qui parviennent à se maintenir au sommet de la société où elles se trouvent parfois depuis plusieurs générations. La société française du début du 21ème siècle est une société profondément inégalitaire. Les sociologues ont leur part de responsabilité dans la méconnaissance derrière laquelle s’abritent les processus de la reproduction. Les travaux sur la haute société sont rares (du fait de) la rareté des financements susceptibles de permettre de tels travaux, mais aussi la difficulté inhérente au fait de mener des investigations auprès d’agents qui occupent des positions dominantes, qui disposent de pouvoirs étendus et remettent ainsi le chercheur à sa place, dominée. (…) La recherche trouve aussi un obstacle de taille dans la collecte des informations. La haute société cultive la discrétion : sur son mode de vie mais surtout sur les richesses accumulées. (…) L’administration protège les fortunes : il est impossible de connaître précisément la composition des patrimoines familiaux. Les documents fiscaux sont aussi bien gardés que ceux relevant du secret défense. En raison même de ces obstacles, travailler sur les privilégiés est nécessaire. On ne saurait comprendre la société sans en connaître les sommets. L’information est certes lacunaire, l’enquête se heurte à des difficultés, dont l’une des plus perverses est certainement la maîtrise de la présentation de soi : par l’art de la conversation et le maintien du corps, le grand bourgeois contrôle l’image qu’il donne de lui-même, technologie sociale qui constitue une partie importante de son éducation et qui assure ainsi l’apparente métamorphose de qualités sociales en qualités naturelles. Il s’agit donc de lever un coin du voile qui recouvre pudiquement les mystères de la bourgeoisie et de montrer ce qui constitue en classe sociale un groupe apparemment composite. Des industriels, des hommes d’affaires, des banquiers, de vielle souche ou de récente extraction, y voisinent avec des exploitants agricoles, des hauts fonctionnaires, des membres de l’Institut, des généraux. Un groupe qui se définit par la possession des moyens de production, qui peut aller de pair avec l’exercice du pouvoir économique, en tant que P-DG par exemple, mais qui peut très bien se contenter d’une attitude rentière, assortie ou non d’une activité professionnelle.

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, collection Repères, La Découverte, 2007

Document 124 – La bourgeoisie : une fortune multidimensionnelle collectivement construite Les bourgeois sont riches mais d’une richesse multiforme, un alliage fait d’argent, de beaucoup d’argent, mais aussi de culture de relations sociales et de prestige. Comme les difficultés sociales se cumulent, les privilèges s’accumulent. (…) Les enquêtes et les sondages d’opinion révèlent une conception spontanée de la richesse ondée uniquement sur l’argent (…). Ces représentations ordinaires ignorent les dimensions essentielles de la fortune qui, pourtant, lui donne un sens social et définissent l’appartenance à la bourgeoisie. Il s’agit du capital culturel et du capital social, de ces formes moins visibles que l’argent, mais qui contribuent à déterminer la position dans la société. Le capital culturel peut se matérialiser dans certains aspects du patrimoine : les vieilles demeures de la bourgeoisie sont des écrins qui abritent des objets et des œuvres d’art dont la valeur considérable est aussi culturelle. Quant au capital social, beaucoup moins aisément perceptible encore, il se donne pourtant à voir dans quelques occasions particulières où la haute société célèbre dans des manifestations soigneusement mises en scène : les enterrements solennels, les grands prix hippiques, comme le prix de Diane, en sont des exemples. Ainsi la richesse permet d’accumuler d’autres biens que les biens matériels. Comme les ruisseaux finissent par devenir des fleuves, ces différentes figures de l’aisance, coulant toutes selon la même pente, accumulent sur quelques têtes fortune, pouvoir et prestige. La cumulativité des capitaux, dans leur diversité, ne semble pas être prise en compte. Or les inégalités forment système. C’est-à-dire qu’elles s’engendrent les unes les autres ; elles constituent un processus cumulatif au terme duquel les privilèges s’accumulent à l’un des pôles de l’échelle sociale tandis qu’à l’autre pôle se multiplie les handicaps (Bihr et Pfefferkorn).

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Le sens commun ignore non seulement le caractère multidimensionnel de la richesse, mais aussi son aspect familial et collectif. Les représentations les plus courantes voient dans la fortune le fait d’un homme, du créateur de la dynastie, du grand patron, de l’homme d’affaires avisé et entreprenant. La presse met l’accent sur les personnalités alors même que la richesse est le fruit d’un processus collectif. Pour durer et être transmise la fortune doit s’appuyer sur la famille et sur le groupe, mais pour se constituer elle doit aussi mettre en oeuvre les solidarités et les efficacités de réseaux que mobilisent les semblables. Se représenter les affaires comme un monde sans pitié, un « Far West » sans foi ni loi, peut correspondre à la présentation médiatique de telle ou telle OPA « inamicale », comme il est dit parfois par euphémisme. (…) Mais cette perception fait oublier ce qui est plus fondamental, plus essentiel au groupe, c’est-à-dire la conscience de la communauté des intérêts vitaux. La vigueur des organisations patronales en est l’une des manifestations.

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Collection Repères, La Découverte, 2007

Document 125 – Le capital économique de la bourgeoisie La bourgeoisie c’est d’abord la richesse matérielle : accéder aux sommets de la société ne saurait se faire dans la gêne et dans la médiocrité des revenus. En 2006, le plancher de l’impôt de solidarité sur la fortune était de 750 000 €. Compte tenu de l’enrichissement des plus riches, avec une Bourse qui, au-delà des fluctuations du marché, a augmenté sur le long terme, le nombre des assujettis est passé de 180 000 en 1997 à 350 000 en 2005 (…). L’assiette de l’ISF ne comprenant pas le patrimoine professionnel, on peut pressentir que les fortunes professionnelles sont bien au-delà de cette référence fiscale. Outre l’outil de travail, l’ISF ignore les œuvres et objets d’art et ne prend en compte la résidence principale que pour 80 % de sa valeur (…) : en 1999, les 100 foyers au sommet de la pyramide de l’ISF possèdent un patrimoine moyen de 132 millions d’euros. La concentration de la fortune est l’une de ses caractéristiques les plus fortes. En 1999, les 10 % les plus riches des ménages assujettis à l’ISF (…) détiennent à eux seuls 35 % du patrimoine net soumis à cette imposition. (…) Ces énormes inégalités de patrimoine n’ont aucune commune mesure avec les inégalités de revenu. On sait que la distribution de patrimoine est nettement plus inégalitaire (…) que celle des revenus, compte-tenu du processus d’accumulation. Alors que les écarts de niveaux de vie entre les 10 % les plus pauvres et les 10 % les plus aisés sont dans un rapport de 1 à 4 environ (rapport interdécile D9/D1), les écarts de patrimoine brut entre les 10 % les plus riches et les 10 % les moins pourvus sont de l’ordre de 1 à 80. Ainsi, principal actionnaire du groupe LVMH, Bernard Arnault détient 17,2 milliards d’euros d’actifs. Brillants seconds Gérard Mulliez et sa famille possèdent 14 milliards d’euros dans le groupe Auchan. Au 500ème rang les frères Costes, qui sont propriétaires d’une quarantaine de restaurants et de grands cafés dans Paris, se contentent de 50 millions d’euros, soit 344 fois moins que Bernard Arnault.

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Collection Repères, La Découverte, 2007

Document 126 – Le capital social de la bourgeoisie Condition nécessaire, la richesse matérielle n’est pas une condition suffisante pour être coopté dans la haute société. Le capital économique doit être légitimé par d’autres formes de capitaux, le capital culturel et le capital social. Ce dernier « est l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la détention d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles » (Bourdieu, 1980). Ces relations mobilisables, fortes des capitaux de l’ensemble des membres du réseau, permettent de décupler les pouvoirs de chacun. La grande bourgeoisie cultive cette forme de capital par un travail spécifique de sociabilité. Alors que le sens commun tend à attribuer au grand bourgeois des attitudes individualistes, les grandes familles fortunées, d’autant plus qu’elles se situent depuis plus longtemps au sommet de la société, fonctionne sur un mode collectif. Le groupe développe une sociabilité intense qui dépasse le seul cercle familial. Les dîners, les cocktails, les soirées de gala, les vernissages, les premières théâtrales et autres mondanités ne sont pas des loisirs anodins. Il s’agit d’une forme de travail social dans lequel les femmes jouent un rôle central. Elles ont en charge les réceptions, les cérémonies, les loisirs des enfants (…).

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Des institutions jouent un grand rôle dans l’accumulation et la gestion de cette forme de capital. Les clubs de golf et les équipages de chasse à courre sont des lieux de rencontre, où l’on se fait connaître et reconnaître. L’institution la plus emblématique de ce jeu social est le cercle, qui a été introduit en France à partir du 19ème siècle, anglomanie aidant. On citera, parmi les plus sélectifs, l’Automobile Club de France, le Cercle du Bois de Boulogne, le Jockey Club (…). Les cercles sont d’autant plus un lieu de concentration de capital social que leurs membres sont généralement affiliés à d’autres associations similaires. Comme les réseaux familiaux, les réseaux construits à partir des clubs forment un entremêlement inextricable de relations et d’alliances à partir d’appartenances croisées, sources de démultiplication de la puissance que représente la possibilité de mobiliser ces amitiés et complicités. De plus le réseau est international, car chaque grand cercle est lié par des conventions avec des clubs étrangers.

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Collection Repères, La Découverte, 2007

Document 127 – Le capital culturel de la bourgeoisie Au capital économique et au capital social s’ajoute le capital culturel. Le rapport à la culture légitime, celle des lycées et des universités, celle des musées et des salles de concert, est spécifique. Sans sous-estimer le poids et l’influence des études suivies, souvent longues et de haut niveau, la diversité des champs culturels concernés et la familiarité qui marque le rapport avec cette culture font la différence avec les purs produits du système scolaire. Les grands bourgeois ne sont pas de grands intellectuels ou de grands savants, sauf quelques exceptions notables. (…) Ils sont surtout les principaux clients des créateurs et du marché de l’art. Le monde de la richesse est celui des collectionneurs de tableaux, d’objets d’art et de meubles anciens. L’histoire de l’art et de la littérature, les techniques des artisanats du meuble et de la porcelaine s’apprennent dans les salons familiaux, en compagnie des parents ou des grands parents, dans une relation à la fois éducative et affective qui associe de manière indélébile la culture, les souvenirs d’enfance et la mémoire vivante des générations antérieures. Dans ses mémoires, la comtesse Jean de Pange raconte comment sa grand-mère, dans les années 1900, l’initia à la mythologie grecque et romaine. Les fauteuils et les canapés des salons de la maison de famille étaient recouverts de tapisseries qui évoquaient des scènes de vie des dieux et des déesses. « Ma grand-mère inventait un jeu de poursuite entre les meubles d’un fauteuil à l’autre en chantonnant : ‘’Promenons nous dans le bois /Pendant que le loup n’y est pas !’’ Mais chemin faisant, elle me donnait des explications sur les personnages et les animaux des mythes anciens. Elle savait parfaitement ces histoires des dieux des Grecs et des Romains. Le patrimoine familial offre ainsi le soubassement d’un apprentissage dont l’efficacité tient à son contexte, l’intimité chaleureuse de la relation enchantée entre une petite fille et sa grand-mère. La construction de cette familiarité avec la culture est facilitée par la fortune matérielle. Une jeune femme se rappelle que son père lui avait ouvert un compte illimité chez un libraire du voisinage, avenue Marceau, dans le 8ème arrondissement de Paris. Ce libraire était féru de littérature étrangère alors que le milieu familial cultivait plutôt les lettres françaises classiques. Cette libéralité ouvrit donc, précocement, de nouveaux horizons de lecture (…). (…) L’école est aussi un domaine où excellent certaines de ses familles. Un peu par nécessité aujourd’hui : la concurrence dans le monde des affaires s’est avivée, la mondialisation des échanges et des enjeux en accroît la complexité. L’importance croissante des marchés financiers et des risques qui lui sont inhérents demande des compétences nouvelles. Aussi les écoles de la haute bourgeoisie, privées ou publiques, élèvent-elles leur niveau d’exigence et entrent-elles dans la compétition pour les concours d’entrée aux grandes écoles. A défaut de réussite, les établissements d’enseignement privé, dans le domaine de la gestion et du management, souvent aux Etats-Unis, offrent des solutions de repli satisfaisantes pour de futurs héritiers.

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Collection Repères, La Découverte, 2007

Document 128 – Le capital symbolique : expression des autres formes de richesse Le capital économique, le capital social et le capital culturel forment système. La possibilité d’être présent sur le marché de l’art comme acheteur dépend d’abord des ressources économiques. Mais les œuvres achetées représentent un patrimoine très important dans les plus vieilles familles : exposées dans les pièces de réception, ces œuvres participent à la notoriété d’un collectionneur et au travail de gestion du capital social. Les familles les plus riches économiquement ayant aussi les plus grandes chances de l’être sous les autres formes, une véritable alchimie s’opère, qui transfigure la réalité sociale de la richesse. Celle-ci n’est plus perçue comme

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n’étant qu’économique, elle connote un ensemble de propriétés où l’aisance matérielle s’accompagne de l’élégance des manières et des présentations de soi, alliée avec des relations brillantes dont le prestige rejaillit en miroir sur chacun des membres. Le nom des vieilles familles synthétise cette forme de capital qui résume tous les autres, le capital symbolique : le patronyme connote, au moins parmi les initiés, toutes les richesses, matérielles et immatérielles. Il renvoie aux possessions et aux relations, aux patrimoines et aux savoirs. La fortune, la culture, les relations ont une dimension symbolique. Posséder des sociétés, des terres, des domaines et des demeures, cela en impose. Sortir d’une grande école, ou avoir terminé ses études par un MBA aux Etats-Unis, connaître nombre de personnages importants et être soi-même des grandes réceptions et des mondanités les plus en vue, tout cela participe à la valorisation symbolique de la personne. Mais le plus important est dans la combinaison des éléments, car, à travers elle, s’opère le travail de magie sociale qui transforme les privilèges en qualités innées, inhérentes à l’individu. C’est d’ailleurs parce que le patronyme familial condense le crédit accumulé autour d’une famille qu’il va de l’intérêt vital du clan de défendre envers et contre tout le capital irremplaçable qu’il représente. Aussi tout sera fait pour récupérer le maladroit, l’irresponsable, le dévoyé qui, par sa vie en marge, ses errements, risque de ruiner la valeur symbolique d’un nom. Cela explique, pour une part, qu’il y ait bien peu de ratés dans les processus de la reproduction sociale. Ainsi le capital symbolique intervint-il de façon décisive dans la définition sociologique de la richesse. Celle-ci ne se mesure pas seulement aux biens possédés. Ni aux savoirs accumulés ou au système de relations entretenues. Mais aussi au rapport de force symbolique qui légitime et justifie d’être ce que l’on est. L’assurance et l’estime de soi que donnent ces richesses n’ont pas de prix. Aux riches, « le monde social donne ce qu’il y a de plus rare, de la reconnaissance, de la considération, c’est-à-dire, tout simplement de la raison d’être ». Car, « de toutes les distributions, l’une des plus inégales et, sans doute, en tout cas, la plus cruelle est la répartition du capital symbolique, c’est-à-dire de l’importance sociale et des raisons de vivre (Bourdieu, 1997). (…) Le cercle est une forme symbolique de la classe. Il ne suffit pas de faire fortune pour en être. Il faut que le groupe constitué en assemblée plénière, désigne le candidat comme appartenant à la communauté. Collectivement, la grande bourgeoisie gère ses franges, et n’hésite pas à désigner qui en est et qui doit encore patienter. (…) Le groupe est formé d’individus qui ont conscience de leur proximité sociale et de la similarité de leurs intérêts. Avec la bourgeoisie, on a donc une classe qui travaille sciemment et de manière permanente à sa construction dans un processus qui est tout à la fois positif et négatif, processus d’agrégation des semblable et de ségrégation des dissemblables

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Collection Repères, La Découverte, 2007

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Synthèse – Les différentes formes de capital de la bourgeoisie Capital économique Capital culturel Capital social Capital symbolique

Définition

Ce sont l’ensemble des ressources

économiques d’un individu aussi bien les flux (revenus)

que les stocks (patrimoine)

Ensemble des ressources culturelles

dont dispose un individu ; il peut

prendre 3 formes : • le capital culturel

objectivé • Le capital culturel

institutionnalisé • Le capital culturel

incorporé

Ensemble des ressources qui sont liées à la

détention d’un réseau durable de relations plus

ou moins institutionnalisées. Ces relations mobilisables, fortes des capitaux de

l’ensemble des membres du réseau, permettent

de décupler les pouvoirs de chacun.

Le prestige qu’inspire un

individu ou une famille (l’importance

sociale, la respectabilité). Il

s’acquiert lentement au fil des ans (et des générations) et de l’accumulation des autres formes de

capitaux

Exemples

Ecarts de patrimoine bien

plus conséquents qu’écarts de

revenu. Hausse des

assujettis à l’ISF entre 1997 et 2005

(x2) Bernard Arnauld

(LVMH) 1ère fortune de France détient l’équivalent de 17 milliard d’euros en

actifs divers

Forte familiarité avec la culture légitime

(fréquentation des musées, des salles de

concert, apprentissage des codes culturels –

histoire de l’art, mythologie, littérature, etc.) à travers les objets

à forte composante culturelle de la maison

bourgeoise Fort investissement

scolaire. Habitus grand

bourgeois

Intense sociabilité du groupe qui dépasse le cercle familial (rallye, vernissage, cocktails, mondanité, bal des

débutantes, les cercles (souvent une dimension internationale), club de

golf, chasse à courre. Rôle important des

femmes dans la constitution et

l’entretien de ce capital

Nom de grande famille (Rockfeller,

Bolloré). Visible dans les stratégies

d’intégration et de ségrégation dans le cadre des cercles.

Document 129 – La bourgeoisie, la seule classe aujourd’hui mobilisée La bourgeoisie se construit continûment. Les bourgeois travaillent sans cesse à conforter la classe bourgeoise. (…) Par un travail toujours recommencé, la classe entretient les limites qui marquent ses frontières, instruit les jeunes générations, se préserve des promiscuités gênantes ou menaçantes. Fondée sur la richesse matérielle, la bourgeoisie atteint le statut de classe pleine et entière, selon les critères marxistes par, par cet effort constant pour se réaliser en tant que groupe social. La bourgeoisie existe ainsi en soi, par sa place dans les rapports de production, mais aussi pour soi, par la mobilisation qu’elle manifeste dans son existence quotidienne en vue de préserver et de transmettre cette position dominante. En soi, la bourgeoise est la classe sociale qui prélève la plus-value et en vit concrètement. Pour soi, la bourgeoisie se construit comme classe dans la pratique, en défendant collectivement ses intérêts. (…) L’existence d’importants patrimoines, tant professionnels que familiaux, tend à constituer l’habitus grand bourgeois comme ayant, en priorité, à assurer la responsabilité de la gestion et de la transmission de ces fortunes. Le groupe est ainsi mobilisé dans la recherche constante des meilleures conditions pour satisfaire les exigences de cette gestion et de cette transmission. Cette mobilisation se traduit par une formalisation, une codification et une explicitation des enjeux et des moyens de les atteindre que l’on ne retrouve que bien rarement ailleurs dans l’espace social. Il en est ainsi pour la quête de l’entre-soi qui atteint un niveau de lucidité dont le cynisme étonne. Que ce soit dans les beaux quartiers, dans les écoles, dans les cercles ou dans les conseils d’administration, la conscience des limites du groupe s’affiche sans retenue. La même transparence des motivations et des manières de faire se retrouve dans le soin apporté à la formation des héritiers, préparés à être en mesure à assumer les tâches qui les attendent. (…) Si les classes sociales fondamentales du marxisme, la bourgeoisie et le prolétariat ont pu exister réellement du fait même de la vitalité de la doctrine marxiste suffisamment forte dans les représentations pour

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que les intéressés adoptent l’idée d’une classe bourgeoise et d’une classe ouvrière antagoniques, il en va aujourd’hui autrement. Par un effet de théorie en retour, le recul théorique et pratique du marxisme (…) conduit à un recul de la classe ouvrière comme classe pour soi, organisée et mobilisée devant l’adversaire, la bourgeoisie. Ce recul explique peut-être en partie qu’en retour la bourgeoisie se sente autorisée à s’affirmer plus ouvertement comme classe. Non pas dans ce vocabulaire marxiste, mais dans la réalité de son discours et de ses pratiques. Le culte de l’entre soi suffit à mettre en évidence que cette classe se conduit comme si elle entendait affirmer son existence aux yeux de tous. (…) La bourgeoisie est bien toujours là, fidèle à la position, dominante. Classe en soi et classe pour soi, elle est la seule aujourd’hui à prendre ce caractère qui fait la classe réelle, à savoir d’être mobilisée.

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Collection Repères, La Découverte, 2007

Document 129 – Les rallyes : un exemple de mobilisation de la classe bourgeoise pour assurer sa reproduction Les rallyes sont des groupes informels dont les membres sont soigneusement sélectionnés par les mères de famille. Ces jeunes apprennent à vivre ensemble, à se connaître et se reconnaître, et finalement à organiser leur vie affective, et sexuelle, en conformité avec les obligations matrimoniales d’une reproduction sociale efficace. Ces rallyes commencent dès l’âge de dix à treize ans, par des sorties culturelles, pour se terminer par de grandes soirées dansantes. (…) Il s’agit de parfaire une éducation parfaite, de donner la dernière touche à une oeuvre d’art fragile et précieuse, un héritier ou une héritière digne du destin exceptionnel qui se propose. Du fait qu’il s’agit d’un regroupement de jeunes filles et de jeunes gens du même âge, les inculcations explicites y trouvent plus facilement leur place. Avec les apprentissages du bridge, de la danse, ce sont les techniques de la mondanité qui sont enseignées et formalisées. Ce sont toutes les finesses et les subtilités de la vie de salon qui sont progressivement inculquées à des enfants, pour qui ces savoirs ne sont évidemment pas innés. Il s’agit de maîtriser des techniques difficiles des présentations, l’art de la conversation, les usages vestimentaires. Il faut toujours savoir être dans le ton qui convient, ne pas dénoter, afficher ainsi discrètement sa parfaite adéquation au monde dans lequel on vit. (…) Les sorties culturelles sont un exemple achevé de l’imbrication des différentes formes de capitaux. Le groupe d’enfants pourra par exemple être emmené par quelques mères à l’ambassade de Grande-Bretagne. Accueillis par l’ambassadeur en personne, qui a des liens amicaux ou familiaux avec quelques-uns des parents du rallye, les enfants seront guidés par lui pour visiter le bâtiment, monument historique classé. A d’autres occasions, le conservateur ou le prêtre, eux aussi proches de certaines familles du rallye, feront visiter le musée ou l’église. Les enfants apprennent ainsi que la culture est un élément inséparable de leur vie, qu’elle imprègne leurs relations amicales, que leurs familles sont chez elles partout, accueillies avec la plus grande déférence (…).

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Collection Repères, La Découverte, 2007

Document 130 – L’entre-soi résidentiel : une stratégie pour assurer la reproduction sociale des bourgeois Les barrières de l’entre-soi peuvent être symboliques ou matérielles. Aller dans les beaux quartiers suppose que l’on ait quelque chose à y faire, ce qui n’est pas si évident pour un citoyen ordinaire. Les commerces ne correspondent pas aux besoins, et en tout cas pas à la solvabilité : on n’entre pas chez un grand couturier, même par curiosité, bien que l’entrée de la boutique soit libre, comme pour tout commerce. La violence symbolique suffit à dresser une frontière infranchissable : tout, dans un quartier select, remet l’intrus à sa place, dominée. Les habitants, par leur allure, leur hexis corporelle, sont une remise en cause du corps de l’étranger à ce monde, plus ou moins maîtrisé dans sa démarche, et parfois suffisamment malmené par l’existence pour qu’un sentiment de honte, infondé mais violent, envahisse celui qui ne peut que prendre acte qu’il n’est pas à sa place. Il est d’autre cas de figure où la grande bourgeoisie choisit de se murer soit à l’intérieur des beaux quartiers, dans des villas et hameaux totalement privés. (…) La villa Montmorency, dans le 16ème arrondissement, (…) est inaccessible au promeneur : gardée avec efficacité, il est hors de question d’en franchir les grilles sans y avoir été autorisé par l’un des habitants, ce que le personnel à l’entrée contrôle soigneusement. C’est un espace totalement privé. Cette privatisation a un coût, puisqu’elle suppose d’assurer les salaires de trois gardiens et d’un veilleur de nuit et de prendre en charge les frais inhérents à l’entretien des rues et des jardins. Même l’enlèvement des ordures ménagères est à la charge des propriétaires qui, ne voulant pas être gênés par le bruit des bennes, ont acquis de petits véhicules électriques qui permettent au personnel d’entretien de regrouper

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silencieusement les poubelles devant les entrées de la villa. La contribution annuelle au fonctionnement de ces services collectifs est variable en fonction de la dimension des propriétés. Les résidents de la villa Montmorency sont organisés depuis 1853 en une association syndicale, structure définie par la loi pour organiser copropriétaires d’ensembles de ce genre. (…) Par la taille des constructions et celle des jardins, par la variété architecturale et la fantaisie du bâti, la villa Montmorency fait songer au Deauville d’autrefois, à Dinard ou à Arcachon, à ces stations balnéaires du tournant du siècle, à la fois opulentes et inattendues. Les qualités architecturales et urbaines, l’ampleur des espaces disponibles, le soin accordé aux constructions, s’accompagnent d’avantages sociologiques. La villa abrite une vie mondaine et assure un entre-soi presque comparable à celui que l’on peut trouver dans un cercle. Si les règles de la coopération ne jouent pas de manière systématique, le règlement interne est suffisamment dissuasif pour éviter de réels problèmes de voisinage. Les propriétaires et le personnel se montrent d’une très grande discrétion sur les noms des habitants. Par la presse, on sait que Vincent Bolloré et Corinne Bouygues demeurent dans la villa. Le Bottin mondain permet de vérifier la présence de familles de la noblesse ou de l’ancienne bourgeoisie.

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Collection Repères, La Découverte, 2007

Schéma de synthèse : la bourgeoisie une classe mobilisée pour défendre ses intérêts et assurer sa reproduction

Classe en soi : situations de vie communes caractérisées par une richesse importante et multiforme (forts capitaux économique, social, culturel et symbolique)

Classe pour soi : culture commune (normes, valeurs, opinions, représentations) qui forge une identité de classe qui fait que les individus se reconnaissent entre eux, ont conscience de leurs intérêts communs et se

mobilisent pour les défendre.

Stratégies résidentielles • Ségrégation des autres classes

sociales dans les quartiers bourgeois par l’intermédiaire de deux forces : celle de la bourse et celle de la violence symbolique

• Privatisation des lieux d’habitation (gardien, vigile, veilleurs, barrières, murs)

Stratégies de socialisation et stratégies matrimoniales

Organisation de rallyes par les mères de familles. Ces rallyes ont pour objectif : • de contrôler et de sélectionner les

relations sociales des enfants ;

• et donc d’orienter leur futur matrimonial (endogamie)

• d’assurer une socialisation sans failles, sans dissonances à la culture de la classe bourgeoise ;

• de développer un sentiment

d’appartenance, une identité de classe.

Stratégies de sociabilité • Existence des cercles qui

revêtent souvent une dimension internationale ;

• Organisation de dîners, de réceptions pour entretenir et augmenter le capital social ;

• Participation à des mondanités pour entretenir et augmenter le capital social.

• Multiterritorialité : possession de plusieurs lieux de résidence (sur le territoire national mais aussi à l’étranger ;

• Inscription des enfants dans des écoles internationales

Reproduction sociale