Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et ... (3). Tib 2011.pdf · lui a succédé, a...

13
1 Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et réalités La cognition peut être définie comme une fonction génératrice de connaissance. Mais, la cognition, peut aussi être définie comme l'ensemble des processus et entités qui se "rapportent" à la connaissance (Le Ny, 2002, pp. 70-72). Ceux-ci peuvent alors être explorés à des niveaux d'analyse différents (neurophysiologie, anthropologie, psychologie, sociologie, etc.) et être décrits par des formalismes variés. Dans le domaine de la psychologie scientifique, la cognition est devenue un concept central lors de la crise du behaviorisme, dans les années 1950-1960 (Gardner, 1985 ; Miller, 2003). Les psychologues cognitivistes ont été conduits à postuler, entre les stimuli et les comportements, de nombreux processus hypothétiques (mémoire, décision, etc.) ou des entités non directement observables (attitude, expectation, etc.). Cette évolution était, d'un certain point de vue, plutôt paradoxale. En effet, le behaviorisme s'était opposé aux autres formes antérieures de psychologie préscientifique car elles créaient des entités explicatives non observables (désir, sentiments, etc.). Pour le behaviorisme, ces entités n'étaient que des concepts flous, d'origine introspective, empêchant l’essor d’une psychologie objective. Mais cette méthodologie, pure et dure, avait donc aussi ses limites et la psychologie cognitive qui lui a succédé, a été contrainte de créer des constructions hypothétiques dont la complexité n'avait rien à envier à celles de la psychologie introspective. On comprend dès lors que la psychologie cognitive, puis les sciences cognitives, aient tenté de définir des indicateurs objectifs des entités cognitives invoquées. D’où l'importance de la méthode chronométrique dans l'approche cognitive : il s'agissait de révéler les entités cognitives par l’étude de la dynamique temporelle des comportements observables (Luce, 1986). Mais, évidemment, la preuve ultime de la réalité de ces entités cognitives ne pouvait être que le constat de leur présence dans le cerveau. L'observation des lésions cérébrales a d'abord été la source principale de ces "preuves par le cerveau" et une logique de dissociation expérimentale a tenté d'objectiver ces entités cognitives dans le cerveau (Dunn & Kirsner, 2003). Les techniques modernes de neuro- imagerie ont encore amplifié cette stratégie de recherche visant à détecter l'inobservable cognitif dans le cerveau (pour une revue: Raichle, 2001). Mais de nombreux problèmes, méthodologiques et théoriques, subsistent. Nous voudrions les évoquer dans ce chapitre, en commençant par la chronique épistémique d'une histoire édifiante qui illustre les risques encourus à vouloir localiser, à tout prix, les fonctions cognitives dans le cerveau.

Transcript of Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et ... (3). Tib 2011.pdf · lui a succédé, a...

Page 1: Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et ... (3). Tib 2011.pdf · lui a succédé, a été contrainte de créer des constructions hypothétiques dont la complexité n'avait

  1  

Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et réalités

La cognition peut être définie comme une fonction génératrice de connaissance. Mais, la

cognition, peut aussi être définie comme l'ensemble des processus et entités qui se

"rapportent" à la connaissance (Le Ny, 2002, pp. 70-72). Ceux-ci peuvent alors être explorés à

des niveaux d'analyse différents (neurophysiologie, anthropologie, psychologie, sociologie,

etc.) et être décrits par des formalismes variés.

Dans le domaine de la psychologie scientifique, la cognition est devenue un concept

central lors de la crise du behaviorisme, dans les années 1950-1960 (Gardner, 1985 ; Miller,

2003). Les psychologues cognitivistes ont été conduits à postuler, entre les stimuli et les

comportements, de nombreux processus hypothétiques (mémoire, décision, etc.) ou des

entités non directement observables (attitude, expectation, etc.). Cette évolution était, d'un

certain point de vue, plutôt paradoxale. En effet, le behaviorisme s'était opposé aux autres

formes antérieures de psychologie préscientifique car elles créaient des entités explicatives

non observables (désir, sentiments, etc.). Pour le behaviorisme, ces entités n'étaient que des

concepts flous, d'origine introspective, empêchant l’essor d’une psychologie objective. Mais

cette méthodologie, pure et dure, avait donc aussi ses limites et la psychologie cognitive qui

lui a succédé, a été contrainte de créer des constructions hypothétiques dont la complexité

n'avait rien à envier à celles de la psychologie introspective.

On comprend dès lors que la psychologie cognitive, puis les sciences cognitives, aient

tenté de définir des indicateurs objectifs des entités cognitives invoquées. D’où l'importance

de la méthode chronométrique dans l'approche cognitive : il s'agissait de révéler les entités

cognitives par l’étude de la dynamique temporelle des comportements observables (Luce,

1986). Mais, évidemment, la preuve ultime de la réalité de ces entités cognitives ne pouvait

être que le constat de leur présence dans le cerveau.

L'observation des lésions cérébrales a d'abord été la source principale de ces "preuves

par le cerveau" et une logique de dissociation expérimentale a tenté d'objectiver ces entités

cognitives dans le cerveau (Dunn & Kirsner, 2003). Les techniques modernes de neuro-

imagerie ont encore amplifié cette stratégie de recherche visant à détecter l'inobservable

cognitif dans le cerveau (pour une revue: Raichle, 2001). Mais de nombreux problèmes,

méthodologiques et théoriques, subsistent. Nous voudrions les évoquer dans ce chapitre, en

commençant par la chronique épistémique d'une histoire édifiante qui illustre les risques

encourus à vouloir localiser, à tout prix, les fonctions cognitives dans le cerveau.

Page 2: Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et ... (3). Tib 2011.pdf · lui a succédé, a été contrainte de créer des constructions hypothétiques dont la complexité n'avait

  2  

1. Une histoire édifiante : la grande illusion de la phrénologie

La phrénologie a été promue par Franz-Joseph Gall (1758-1828) et Johann Spurzheim (1776-

1832) au XIXe siècle (Figure 1)1. Selon cette conception, les dispositions intellectuelles et

morales pouvaient être localisées précisément dans le cerveau. Le développement inégal

================================================================

Figure 1. A gauche : daguerréotype de Franz Joseph Gall, "inventeur" de la phrénologie. A

droite : une "tête phrénologique" [Ottin (1834)]

=================================================================

de ces dispositions dans le cerveau des individus était repéré par la palpation des déformations

à la surface de la boite crânienne. La "tête" phrénologique faisait ainsi apparaître 30 aptitudes

dont 22 fondamentales (Figure 1). Par exemple, l'aire VII, au niveau temporal, est l'aire de

"l'instinct de faire de des provisions et le sentiment de propriété" et l'aire XXI, au niveau

frontal, est l'aire de la "sagacité comparative". La notoriété et la reconnaissance académique

de la phrénologie ont été immenses en Europe comme aux Etats-Unis. Elle a été ensuite

falsifiée puis, peu à peu, oubliée. Mais elle a exercé une influence sensible sur le

développement ultérieur des sciences cognitives et a imposé l’hypothèse de modularité et de                                                                                                                

1  Pour une étude de la phrénologie: Gall & Spurzheim (1809), Ottin (1834), Lanteri-laura (1970) et G. Paicheler (1992).    

Page 3: Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et ... (3). Tib 2011.pdf · lui a succédé, a été contrainte de créer des constructions hypothétiques dont la complexité n'avait

  3  

localisation cérébrale des fonctions cognitives. La technologie mise en œuvre aujourd'hui est,

bien sûr, sans commune mesure avec celle de Franz Joseph Gall, mais le risque d'erreur, et

même d'aveuglement, en est-il totalement écarté ?

2. La neuro-imagerie cognitive et l'illusion techno-phrénologique

On peut en douter quand on observe dans la littérature scientifique actuelle une véritable

fringale de localisations (Tiberghien & al., 2007). La neuro-imagerie cognitive permet de

localiser pratiquement tout ce que l'on souhaite dans le cerveau : l'organe de la numération

dans le cortex pariétal inférieur, les plans d'action dans le cortex orbito-frontal, les visages

dans le gyrus temporal droit (FFA ou "Face Fusiform Area"), l'expertise aux Echecs, dans le

néo-cortex, le lobe temporal médian et l'hippocampe et même les oiseaux et les voitures dans

le FFA et le lobe occipital, etc. On a même trouvé le "centre (affectif) de l'humour" dans la

partie ventrale du cortex préfrontal médian (Goel & Dolan , 2001) … et quasiment au même

endroit que l'aire phrénologique XXIII dédiée à "l'esprit de saillies et de réparties"

("mirthfulness") (Figure 2) ! On voit le risque de régression à l'infini de cette stratégie de

recherche : si la catégorie "voitures" est localisée dans le cerveau, pourquoi leurs marques

commerciales ne le seraient-elles pas également 2 ?

Si la localisation d'une fonction cognitive est (presque) toujours possible, son

interprétation computationnelle est souvent incertaine et sa description fonctionnelle souvent

problématique. De plus, une fonction cognitive est rarement la seule à activer une structure

cérébrale définie, Par exemple, Azari et al. (2001), en soustrayant la carte d'activation

cérébrale obtenue en Tomographie par Emission de Positons (TEP) dans une situation de

récitation d'un texte non religieux de celle obtenue dans une situation de récitation d'un texte

biblique, trouvent deux aires d'activation qu'ils attribuent à l'expérience du sentiment

religieux: l'aire préfrontale dorso-latérale et l'aire frontale dorso-médiane. Mais ces régions

sont aussi activées dans d'autres situations sans composante religieuse apparente : mémoire

épisodique autobiographique, anxiété, décision sémantique, etc. Ce manque de spécificité

                                                                                                               

2  De nombreuses recherches ont pour objectif de localiser dans le cerveau la préférence pour telle ou telle marque commerciale : la zone de préférence du Coca-Cola, par exemple (McClure, 2004). Il y a une prolifération de nouvelles neuro-disciplines: neuro-économie (Gironde, 2008) neuromarketing (Roullet & Droulers, 2010), neuro-éthique (Gazzaniga, 2005), neurothéologie (Newberg & al., 2001), etc. Les conclusions des recherches dans ces domaines sont souvent, idéologiquement biaisées et l’on a parfois la désagréable impression qu'elles visent en fait à "naturaliser" un système (économique, culturel et éthique) dominant.

Page 4: Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et ... (3). Tib 2011.pdf · lui a succédé, a été contrainte de créer des constructions hypothétiques dont la complexité n'avait

  4  

caractérise aussi, autre exemple, l'aire de Broca, dans le gyrus frontal inférieur gauche. En

effet elle n’est activée dans des situations de langage, comme on le pense communément, que

dans 55% des situations étudiées.

==================================================================

Figure 2. En haut : localisation phrénologique de "l'esprit de saillies et de réparties" (aire

XXIII: "mirthfulness"). En bas : localisation tomographique de la composante affective de

l'humour (MVPFC: cortex pré-frontal ventro-médian) (Adapté de Goel & Dolan, 2001, p.

238).

==================================================================

Lire l'esprit dans le cerveau ("reading mind"), avec la TEP ou l'IRMf (Imagerie par

Résonance Magnétique fonctionnelle), pose donc un sérieux problème d'interprétation, en

particulier quand plusieurs observations expérimentales (ou cliniques) sont corrélées,

partiellement ou totalement, à l'activation des mêmes régions cérébrales. En effet, un tel

manque de sélectivité pourrait signaler que des processus cognitifs identiques interviennent

dans des situations différentes. Mais cela pourrait tout aussi bien signifier que des processus

Page 5: Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et ... (3). Tib 2011.pdf · lui a succédé, a été contrainte de créer des constructions hypothétiques dont la complexité n'avait

  5  

cognitifs différents et indépendants interviennent dans ces situations mais activent les mêmes

régions cérébrales (Poldrack, 2006). Une inférence inverse3, au sens strict du terme, implique

donc une relation de détermination unique entre la situation, l'entité cognitive postulée et

l'activation cérébrale observée. Elle n'est valide que si elle est exclusive. On peut certes,

affaiblir cette contrainte en démontrant que la probabilité d'activation d'une région cérébrale

spécifique par une situation, ou une entité cognitive, est significativement plus élevée que la

probabilité d'activation de cette région par l'ensemble des autres situations, ou des autres

entités cognitives (inférence bayesienne). Mais, de toute façon, dans ce cas, la nature

probabiliste de la démonstration, plaide davantage en faveur d'un système fonctionnel

cérébral distribué que d'un système déterministe précisément localisé (Nyberg & McIntosh,

2001).

3. Une illustration sans illusions: la neuro-imagerie de la reconnaissance épisodique

L'application des méthodes de neuro-imagerie à l'étude de la reconnaissance illustre

parfaitement la conclusion précédente. Deux familles de théories cognitives tentent

actuellement d'expliquer le processus de reconnaissance épisodique en mémoire. Pour la

première famille de théories, la reconnaissance est fondée sur une simple estimation de la

"familiarité" et l'application d'un mécanisme de décision à seuil fixe ou à seuil variable. Pour

la seconde famille de théories, la plus populaire, la reconnaissance épisodique peut résulter

d'un double processus basé soit sur la familiarité soit sur un processus de recherche en

mémoire d'informations contextuelles associées à l'information à reconnaître ("récollection").

Il s'agit ici d'une description computationnelle des processus cognitifs nécessaires à la

réalisation des tâches de reconnaissance. Mais il n'y a d'accord ni sur la nature ni sur le

mécanisme exact des processus invoqués ni sur leur architecture. Par exemple, la familiarité

comme la récollection pourrait être décrite comme une variable à seuil, une variable à états ou

une variable continue ; l'organisation temporelle de la familiarité et de la récollection pourrait

être décrite selon un mode séquentiel, parallèle ou en cascade, avec ou sans rétroaction, etc.

En d'autres termes, une même théorie computationnelle de la reconnaissance à deux processus

pourrait fonctionner selon des algorithmes très différents.                                                                                                                3 L'inférence inverse consiste à inverser la relation causale mise en évidence de façon expérimentale : le comportement observé en réponse à une situation contrôlée expérimentalement (et l'entité cognitive invoquée) se traduisent par une activation cérébrale définie. La conclusion à laquelle on souhaite parvenir est, à l'inverse : l'activation cérébrale observée est la cause de la relation définie observée entre la situation et le comportement (et de l'entité cognitive associée).

Page 6: Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et ... (3). Tib 2011.pdf · lui a succédé, a été contrainte de créer des constructions hypothétiques dont la complexité n'avait

  6  

La stratégie de recherche, dans ce domaine, a donc consisté à élaborer des méthodes

d'étude de la reconnaissance permettant de dissocier expérimentalement la familiarité de la

récollection (l’analyse chronométrique, par exemple) et des méthodes d'estimation plus ou

moins directes des processus cognitifs invoqués visant à les dissocier sur le plan

comportemental (le paradigme d'exclusion-inclusion, par exemple). La difficulté est ici liée à

la grande diversité des situations étudiées et des matériels à reconnaître (mots, phrases,

images, visages, textes, scènes, etc.) qui n'impliquent pas nécessairement les mêmes

processus de récupération en mémoire ni les mêmes processus de décision. La preuve décisive

serait de démontrer que des régions cérébrales distinctes sont activées dans les situations de

reconnaissance impliquant la familiarité ou la récollection. L'examen des recherches

conduites sur cette question depuis deux décennies fait apparaître trois tendances

remarquables:

1) Dans un premier temps, les localisations cérébrales basées sur la TEP et l'IRMf se

sont révélées relativement grossières et quelque peu fluctuantes : la familiarité a d'abord été

associée à une activation des régions pariéto-temporales et la récollection à une activation des

régions frontales. Mais on a aussi obtenu des données montrant un pattern d'activation inverse

et, en apparence, contradictoire. La prise en compte de la dimension temporelle des

activations cérébrales, avec la méthode d'enregistrement des potentiels évoqués cérébraux

(ERP ou "Event-Related Potential"), permet de mieux comprendre l'origine de ces

contradictions apparentes : entre 150ms et 400 ms, après la présentation de l'information à

reconnaître, on observe à la fois une activation bio-électrique des régions pariéto-temporales

(N170 et P350) et une activation des régions frontales (N400) corrélées à l'émergence de la

familiarité et à la focalisation de l'attention ; entre 500ms et 1000 ms on observe des

potentiels bio-électriques tardifs à la fois au niveau pariéto-temporal et au niveau frontal

corrélés à la récollection. En d'autres termes, les mêmes régions cérébrales peuvent intervenir,

à des moments différents du traitement, à la fois dans la familiarité et la récollection (pour une

revue : Curran, 2000 ; Yonelinas, 2002).

2) La seconde tendance caractéristique de ce champ de recherche montre que le

nombre de régions caractéristiques de la familiarité et de la récollection ne cesse d'augmenter.

Les hypothèses initiales les plus simples n'invoquaient que deux régions critiques, associant la

familiarité aux régions frontales et la récollection aux régions médio-temporales. Mais, les

recherches plus récentes montrent que de nombreuses autres régions sont activées par la

familiarité et (/ou) la récollection. Par exemple, dans une situation de reconnaissance de mots,

Page 7: Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et ... (3). Tib 2011.pdf · lui a succédé, a été contrainte de créer des constructions hypothétiques dont la complexité n'avait

  7  

Yonelinas & al. (2005) ont montré que cinq régions cérébrales présentaient une activation

cérébrale significative pour la récollection (le gyrus frontal antérieur médian, le gyrus

cingulaire, le gyrus temporal supérieur et, enfin, la formation hippocampique), et cinq pour la

familiarité (quatre activations positives : le gyrus pariétal latéral, le gyrus préfrontal antérieur,

le gyrus frontal médian, le gyrus pariétal médian, auxquelles s'ajoute une désactivation de la

formation hippocampique).

3) La troisième tendance caractéristique de ces recherches est l'importance

fonctionnelle croissante accordée au système hippocampique. Les données empiriques

confirment, en général, l'hypothèse d'une activation de cette région dans la récollection. Mais

on observe aussi, parfois, une activation de cette région cérébrale corrélée avec la familiarité.

Les données les plus précises indiquent même que si l'activité de l'hippocampe est un

indicateur de la récollection, celle du cortex parahippocampique est associée à la familiarité.

D'ailleurs, les lésions cérébrales de l'hippocampe qui s'étendent à une large partie du lobe

temporal provoquent une amnésie perturbant fortement la récollection, et plus faiblement, la

familiarité. En revanche, si la lésion est limitée à l'hippocampe on n'observe seulement une

forte perturbation de la recollection.

On le voit, le croisement des données comportementales et des neuro-images aboutit à

une description de plus en plus complexe et à une interprétation théorique qui s'éloigne de

plus en plus des hypothèses initiales de localisation absolue. De multiples régions cérébrales

interviennent dans la détermination de la familiarité et de la récollection avec, d'ailleurs, un

recouvrement spatial et temporel qui ne peut être négligé. Trois raisons essentielles peuvent

expliquer cet état de fait.

La première raison est liée à la définition et à l'opérationnalisation de la familiarité et

de la récollection. Ces concepts ne sont pas aussi clairs qu'il y paraît: la familiarité qui dépend

de la fréquence des répétitions est-elle identique à la familiarité qui dépend de la récence de

l'encodage ou de la familiarité qui dépend de la richesse du réseau associatif ? De même, la

récollection associative, caractéristique de la mémoire verbale, peut-elle être confondue avec

la récollection discriminative, caractéristique de la mémoire visuelle des images et des scènes

(Guillaume & Tiberghien, 2005) ?

La deuxième raison est beaucoup plus spécifique. L'interprétation des images

cérébrales associées à la récollection et à la familiarité présuppose un accord minimal sur la

Page 8: Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et ... (3). Tib 2011.pdf · lui a succédé, a été contrainte de créer des constructions hypothétiques dont la complexité n'avait

  8  

validité de la théorie dualiste sous-jacente. Or, c'est loin d'être le cas et de nombreux résultats

comportementaux ne valident pas la théorie de la reconnaissance à deux processus. D'ailleurs,

==================================================================

 

Figure 3. A gauche : inscription cérébrale dans le système hippocampique de l'hypothèse

computationnelle d'un traitement cognitif différentiel de l'information cible (visage) et de

l'information contextuelle. (Adapté de Diana & al., 2007, p. 383). A droite : un système

algorithmique (réseau connexionniste multicouches) permettant de simuler cette hypothèse

computationnelle dans une situation de reconnaissance de visages en contexte (Adapté de

Schreiber & al., 1991).  

==================================================================

la familiarité et la récollection pourraient être également conçues, non comme deux processus

distincts, mais comme deux dimensions d'un même processus de décision: la reconnaissance

résulterait alors de la composition additive d'une décision sur la dimension de familiarité

globale de la trace mnésique et d'une décision sur la dimension de familiarité spécifique ou

contextuelle de cette même trace (Rotello & al., 2004).

Page 9: Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et ... (3). Tib 2011.pdf · lui a succédé, a été contrainte de créer des constructions hypothétiques dont la complexité n'avait

  9  

La dernière raison est sans doute la plus importante. Une théorie, dominante à un

moment donné, peut s'avérer n'être qu'une version approchée d'une autre théorie plus générale

qui finit par l'englober. C'est peut-être ce qui est en train d'arriver à la théorie à deux

processus de la reconnaissance. Les données les plus récentes ont en effet montré que la

familiarité et la récollection activent des régions différentes, mais voisines, du système

hippocampique : la familiarité activerait principalement, et fortement le gyrus

parahippocampique antérieur (cortex périrhinal) tandis que la récollection serait associée à

une forte activation de l'hippocampe et du cortex parahippocampique postérieur (cortex

entorhinal). Mais une autre lecture de ces données de neuro-imagerie cognitive a été proposée

par Diana & al. (2007) : le cortex périrhinal pourrait être activé par l'accès à l'information

mnésique cible ; l'activation du cortex entorhinal serait un indicateur cérébral de l'accès au

contexte de cette cible et, enfin, l'hippocampe serait un système de liage entre la cible et son

contexte (Figure 3). Une telle interprétation remet fortement en question l'hypothèse d'une

dualité de processus en reconnaissance. Elle se fonde plutôt sur l'hypothèse d'un statut

différentiel de l'information selon que celle-ci est le focus du traitement mnésique ou son

arrière-plan contextuel. En d'autres termes : « [There is not] a simple mapping between

Medio-Temporal Lobe subregions and recollection and familiarity. Instead […] there is an

integrated system in which the involvement of each subregion depends on the type of

information processing that is engaged " (Diana & al., 2007, p. 385). Cette interprétation

cognitive (computationnelle) et son inscription cérébrale peuvent d'ailleurs être simulées de

façon algorithmique par un réseau connexionniste multicouches à rétro-propagation du

gradient d'erreur (Figure 3). Un tel réseau permet à la fois de simuler les effets de spécificité

et de variabilité contextuelle en reconnaissance des visages (Schreiber & al., 1991) et le

fonctionnement su système hippocampique (Norman & al., 2008).

Conclusion

Les  méthodes  de  neuro-­‐imagerie  offrent  donc  aux  sciences  cognitives  l'indicateur  

cérébral  qui  leur  manquait.  C'est  un  progrès  considérable  à  condition  qu'il  ne  

s'accompagne  pas  d'un  affaiblissement  des  règles  méthodologiques  de  la  recherche  

expérimentale.  Or  c'est  loin  d'être  le  cas  et  la  majorité  des  bases  d'images  cérébrales  ne  

catégorisent  souvent  les  processus  cognitifs  que  de  façon  globale  et  peu  opérationnelle  

(mémoire,  langage,  conscience,  etc.).  Les  inférences  inverses  et  la  méthode  soustractive  

sont,  dans  ces  conditions,  particulièrement  risquées.  En  effet  le  risque  est  grand  alors  de  

localiser,  de  façon  parfois  compulsive,  des  entités  cognitives  (souvent  mal  définies),  qui  

Page 10: Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et ... (3). Tib 2011.pdf · lui a succédé, a été contrainte de créer des constructions hypothétiques dont la complexité n'avait

  10  

mettent  sans  doute  en  œuvre  une  interaction  complexe  entre  de  nombreux  systèmes  

cérébraux.  Plus  un  processus  cognitif  est  complexe,  et  plus  il  fait  intervenir,  dans  

l'espace  et  le  temps  cérébral,  un  nombre  important  de  sous-­‐systèmes  selon  une  

dynamique  de  toute  évidence  non  linéaire.  

   L'avenir,  dans  ce  domaine,  se  caractérisera  sans  doute  par  la  substitution  

progressive  de  modèles  d'intégration  fonctionnelle  aux  modèles  classiques  de  

localisation  des  processus  cognitifs  dans  le  cerveau.  De  toute  façon,  la  neuro-­‐imagerie  

cognitive  ne  sera  féconde  que  si  elle  est  précisément  associée  à  l'approche  

computationnelle  des  processus  cognitifs  et  à  leur  formalisation  algorithmique.  

Assembler  ces  trois  approches  est  précisément  le  programme  des  sciences  cognitives  et  

celui-­‐ci  ne  pourra  être  réalisé,  bien  évidemment,  par  les  seules  neurosciences  car,  

comme  le  remarque  Michael  Gazzaniga  (2010,  p.  291)  :  «  Understanding  how  each  and  

every  neuron  functions  still  tells  us  absolutely  nothing  about  how  the  brain  

manufactures  a  mental  state  ».  

Bibliographie  

Azari, N. P., Nickel, J., Wunderlich, G., Nieddeggen, M., Hefter, H., Tellmann, L., et al.

(2001). Neural correlates of religious experience. European Journal of Neuroscience, 13(8),

1649-1652.

Curran, T. (2000). Brain potentials of recollection and familiarity. Memory & Cognition,

28(6), 923-938.

Diana, R. A., Yonelinas, A. P., & Ranganath, C. (2007). Imaging recollection and familiarity

in the medial temporal lobe: a three-component model. Trends in Cognitive Sciences, 11(9),

379-386.

Dunn, J. C., & Kirsner, K. (2003). What can we infer from double dissociations ? Cortex, 39,

1-7.

Gall, F. J., & Spurzheim, J. C. (1809). Recherches sur le système nerveux en général, et sur

celui du cerveau en particulier (Vol. 1). Paris: Schoell et Nicolle.

Gardner, H. (1985). The mind's New Science. A history of the cognitive revolution. New York:

Basic Books.

Page 11: Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et ... (3). Tib 2011.pdf · lui a succédé, a été contrainte de créer des constructions hypothétiques dont la complexité n'avait

  11  

Gazzaniga, M. S. (2005). The ethical brain. Lausanne: The Dana Press.

Gazzaniga, M. S. (2010). Neuroscience and the correct level of explanation for understanding

mind. Trends in Cognitive Sciences, 14(7), 291-292.

Gironde, S. (2008). La neuroéconomie. Comment le cerveau gère mes intérêts. Paris: Plon.

Goel, V., & Dolan, R. J. (2001). The functional anatomy of humor: segregating cognitive and

affective components. Nature Neuroscience, 4(3), 237-238.

Guillaume, F., & Tiberghien, G. (2005). Electrophysiological study of contextual variations in

a short-term face recognitition memory. Cognitive Brain Research, 22, 471-487.

Lanteri-Laura, G. (1970). Histoire de la phrénologie. L'Homme et son cerveau selon F.J.

Gall. Paris: Presses Universitaires de France.

Le Ny, J-F. (2002). Cognition. In Tiberghien, G., Abdi, H., Desclés, J.-P., Georgieff, N.,

Jeannerod, M., Le Ny, J.-F., Livet, P., Pynte, J., & Sabah, G. (Eds.). Dictionnaire des sciences

cognitives (pp. 70-72). Paris: Armand Colin.

Luce, R. D. (1986). Response times: Their role in inferring elementary mental organization.

New York: Oxford University Press.

McClure, S. M., Li, J., Tomlin, D., Cypert, K. S., Montague, L. M., & Montague, P. R.

(2004). Neural correlates of behavioral preference for culturally familiar drinks. Neuron, 44,

379-387.

Miller, G. A. (2003). The cognitive revolution: a historical perspective. Trends in Cognitive

Sciences, 7(3), 141-144.

Newberg, A., D'Aquilli, E., & Rause, V. (2001). Why God won't go away. Brain science and

the biology of belief. New York: Ballantine Books.

Norman, K. A., Detre, G., & Polyn, S. M. (2008). Computational models of episodic memory.

In R. Sun (Ed.), The Cambridge handbook of computational psychology (pp. 189-225).

Cambridge: Cambridge University Press.

Nyberg, L., & McIntosh, A. R. (2001). Functional neuroimagery: Network analyses. In R.

Cabeza & A. Kingstone (Eds.), Handbook of functional neuroimaging of cognition (pp. 49-

72). Cambridge, MA: The MIT Press.

Page 12: Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et ... (3). Tib 2011.pdf · lui a succédé, a été contrainte de créer des constructions hypothétiques dont la complexité n'avait

  12  

Ottin, N. J. (1834). Précis analytique et raisonné du système du Dr Gall, sur les facultés de

l'Homme et les fonctions du cerveau, vulgairement cranioscopie ou phrénologie, rédigé sur

les indications fournies par le Docteur Gall lui-même à l'auteur. Paris: Librairie Scientifique

de Crochard.

Paicheler, G. (1992). L'Invention de la psychologie moderne. Paris: Editions L'Harmattan.

Poldrack, R. A. (2006). Can cognitive processes be inferred from neuroimaging data ? Trends

in Cognitive Sciences, 10(2), 59-63.

Raichle, M. E. (2001). Functional neuroimaging: A historical and physiological perspective.

In R. Cabeza & A. Kingstone (Eds.), Handbook of functional neuroimaging of cognition (pp.

3-26). Cambridge, MA: The MIT Press.

Rotello, C. M., Macmillan, N. A., & Reeder, J. A. (2004). Sum-difference theory of

remembering and knowing: a two-dimensional signal-detection model. Psychological Review,

111(3), 588-616.

Roullet, B., & Droulers, O. (2010). Neuromarketing. Le marketing revisité par les

neurosciences du consommateur. Paris: Dunod.

Schreiber, A.-C., Rousset, S., & Tiberghien, G. (1991). Facenet: A connectionist model of

face identification in context. European Journal of Cognitive Psychology, 3(1), 177-198.

Tiberghien, G., Guillaume, F., & Baudouin, J.-Y. (2007). La neuro-imagerie cognitive :

nouvel indicateur, nouvelle science ... ou nouvelle phrénologie ? In J. Vauclair & S. Nicolas

(Eds.), Localisation cérébrale des fonctions Mentales : de la cranioscopie de Gall à l'IRMf

(pp. 57-79). Marseille: Solal.

Uttal, W. R. (2001). The new phrenology: The limits of localizing cognitive processes in the

brain. Cambridge, MA: The MIT Press.

Yonelinas, A. P. (2002). The nature of recollection and familiarity: A review of 30 years of

research. Journal of Memory and Language, 46, 441-517.

Yonelinas, A. P., Otten, L. J., Shaw, K. N., & Rugg, M. D. (2005). Separating the brain

regions involved in recollection and familiarity in recognition memory. The Journal of

Neuroscience, 25(11), 3002-3008.

Page 13: Chapitre 3 La neuro-imagerie cognitive : mythes et ... (3). Tib 2011.pdf · lui a succédé, a été contrainte de créer des constructions hypothétiques dont la complexité n'avait

  13  

==================================================================

Guy TIBERGHIEN

Professeur Honoraire à l'Institut Universitaire de France

Courriel : [email protected]