CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

43
165 CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV UNE SOCIÉTÉ FONDÉE SUR L’INÉGALITÉ E n France, la première puissance européenne de l’époque, se trouvent, au-dessus des paysans et des compagnons- artisans, les bourgeois et les privilégiés. Ils ne forment pas de classes, au sens contemporain du terme, mais ce qu’on appelle des « états » fondés sur la fortune ou la naissance. Voici comment le juriste Loyseau dans son Traité des ordres et simples dignités, paru en 1613, justifie l’inégalité sociale. Nous ne pourrions vivre ensemblement en égalité de condition ; ainsi il faut par nécessité que les uns commandent et les autres obéissent. Ceux qui commandent ont plusieurs ordres, rangs ou degrés : les souverains Seigneurs commandent à tous ceux de leur État, adressant leur commandement aux grands, les grands aux médiocres, les médiocres aux petits, et les petits au peuple. Et le peuple qui obéit à tous ceux-là est encore séparé en plusieurs ordres et rangs. Les uns sont dédiés particulièrement au service de Dieu ; les autres à conserver l’État par les armes, les autres à le nourrir et maintenir par les exercices de la paix. Ce sont les trois Ordres ou États généraux [...]. Mais chacun de ces ordres est encore divisé en ordres subalternes, à l’exemple de la hiérarchie céleste. La noblesse occupe le premier rang dans la société. Les charges de la Cour, de l’armée et du clergé lui sont pratiquement toutes réservées. La noblesse comprend elle-même une hiérarchie : d’une part, la noblesse d’épée, de l’autre, la noblesse de robe. Louis XIV saura exploiter les tensions qu’engendrent ces deux genres de noblesse pour mieux les dominer ; mais elles finiront par faire éclater les structures de l’Ancien Régime, au moment de la Révolution. EF

Transcript of CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Page 1: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

165

CHAPITRE 10

LE RÈGNE DE LOUIS XIV

UNE SOCIÉTÉ FONDÉE SUR L’INÉGALITÉ

E n France, la première puissance européenne de l’époque,se trouvent, au-dessus des paysans et des compagnons-artisans, les bourgeois et les privilégiés.

Ils ne forment pas de classes, au sens contemporain du terme, maisce qu’on appelle des « états » fondés sur la fortune ou la naissance.

Voici comment le juriste Loyseau dans son Traité des ordres et simplesdignités, paru en 1613, justifie l’inégalité sociale.

Nous ne pourrions vivre ensemblement en égalité de condition ; ainsiil faut par nécessité que les uns commandent et les autres obéissent.Ceux qui commandent ont plusieurs ordres, rangs ou degrés : lessouverains Seigneurs commandent à tous ceux de leur État, adressantleur commandement aux grands, les grands aux médiocres, lesmédiocres aux petits, et les petits au peuple. Et le peuple qui obéit àtous ceux-là est encore séparé en plusieurs ordres et rangs.

Les uns sont dédiés particulièrement au service de Dieu ; les autres àconserver l’État par les armes, les autres à le nourrir et maintenir parles exercices de la paix. Ce sont les trois Ordres ou États généraux [...].Mais chacun de ces ordres est encore divisé en ordres subalternes, àl’exemple de la hiérarchie céleste.

La noblesse occupe le premier rang dans la société. Les charges dela Cour, de l’armée et du clergé lui sont pratiquement toutes réservées.

La noblesse comprend elle-même une hiérarchie : d’une part, lanoblesse d’épée, de l’autre, la noblesse de robe.

Louis XIV saura exploiter les tensions qu’engendrent ces deuxgenres de noblesse pour mieux les dominer ; mais elles finiront par faireéclater les structures de l’Ancien Régime, au moment de la Révolution.

EF

Page 2: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

166

Molière, 1622-1673

La Fontaine, 1621-1695

NOBLESSE D’ÉPÉE ET NOBLESSE DE ROBE

Au sommet, les Grands qui sont entourés d’une clientèle degentilhommes prêts à les soutenir en toutes circonstances. Ces grandsaspirent, comme leurs semblables en Angleterre, à des responsabilitéspolitiques mais ils seront écartés du pouvoir après la Fronde. Davantagequ’une insurrection sans lendemain, celle-ci apparaît comme uneépreuve décisive avant l’établissement de la monarchie absolue.

À la base de la noblesse, voici les hobereaux de province plus ou moinsruinés par la hausse des prix, et qui ne peuvent plus vivre « noblement »que par la guerre ou le brigandage ; d’où leur participation active auxguerres de religion et à la Fronde. Le travail et le commerce leur sontinterdits sous peine de déroger.

Face à cette noblesse d’épée, riche ou pauvre, monte une classe nouvelleque la noblesse traditionnelle méprise. C’est la noblesse de robe qui serecrute parmi les bourgeois enrichis. Les bourgeois du XVIIe siècle,peu tentés par les affaires, ni même par le commerce, achètent desterres et des « offices », c’est-à-dire des fonctions héréditaires. Ilsoccupent ainsi les principales charges dans les Parlements, c’est-à-dire,en France, les tribunaux. Le roi choisit parmi eux ses ministres et sesgrands serviteurs, les intendants. D’autres, enrichis dans la finance,obtiennent du roi des lettres de noblesse.

On retrouve chez les grands auteurs du siècle et dansleurs œuvres immortelles, les mœurs de l’époquepeintes avec perspicacité.Chacune des pièces de Molière sont autant d ’étudesde caractères qui demeurent aujourd ’hui encored ’une stricte actualité.

Aussi bien chez LaFontaine dont les Fablesd ’un art achevé sont enmême temps une analysesociale intempestive.

Pensons, en particulier, à la fable du loup et de l’agneau,au loup tout puissant qui emporte au fond des forêts l’agneaupour le manger, malgré tous les raisonnements de l’agneau quitente, en discutant, de s’opposer, mais en vain, à la loi du plusfort.

Page 3: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

167

Adressons-nous ici à des textes moins connus, peut-être, mais quidécrivent bien les comportements caractéristiques des nobles et desbourgeois dans cette guerre sourde qu’ils se livrent pour la prééminence.

Voici deux passages des Caractères parus en 1688, qui consignentdes observations implacables sur la noblesse, les bourgeois, le rôlemoteur de l’argent, entre autres.

Ces textes sont de La Bruyère (1645-1696), avocat au Parlement etchargé d’enseigner l’histoire au petit-fils du Grand Condé. C’est direde combien près l’écrivain peut acérer sa critique.

Si certains morts revenaientau monde, et s’ils voyaientleurs grands noms portés, etleurs terres les mieux titrées,avec leurs châteaux et leursmaisons antiques, possédéspar des gens dont les pèresétaient peut-être leurs mé-tayers, quelles opinions pour-raient-ils avoir de notresiècle ?

Sylvain, de ses deniers, aacquis de la naissance et unautre nom ; il est seigneur dela paroisse où ses aïeulspayaient la taille ; il n’auraitpu entrer chez Cléobule, etil est son gendre.

Il s’est trouvé des filles qui avaient de la vertu, de la santé, de laferveur et une bonne vocation ; mais qui n’étaient pas assezriches pour faire dans une riche abbaye vœu de pauvreté.

Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises dugain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloireet de la vertu ; capables d’une seule volupté, qui est celled’acquérir ou de ne point perdre.

De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, nichrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent [...].

Ce garçon si frais, si fleuri, et d’une si belle santé est seigneurd’une abbaye et de dix autres bénéfices : tous ensemble luirapportent six vingt mille livres de revenu dont il n’est payéqu’en médailles d’or. Il y a ailleurs six vingt familles indigentes

La Bruyère, 1645-1696

Page 4: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

168

qui ne se chauffent point pendant l’hiver, qui n’ont point d’habits pourse couvrir, et qui souvent manquent de pain ; leur pauvreté est extrêmeet honteuse. Quel partage ! Et cela ne prouve-t-il pas clairement unavenir ?

Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui : « c’est unbourgeois, un homme de rien, un malotru » ; s’il réussit, ils lui demandentsa fille.

Pendant que les grands négligent de rien connaître, je ne dis passeulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à leurspropres affaires, qu’ils ignorent l’économie et la science d’un père defamille, et qu’ils se louent eux-mêmes de cette ignorance ; qu’ils selaissent appauvrir et maîtriser par des intendants [...] des citoyenss’instruisent du dedans et du dehors d’un royaume, étudient legouvernement, deviennent fins et politiques, savent le fort et le faiblede tout un état, songent à se mieux placer, se placent, s’élèvent,deviennent puissants, soulagent le prince d’une partie des soins publics.Les grands qui les dédaignaient les révèrent : heureux s’ils deviennentleurs gendres.

Les fastes de la cour ne doivent pas faire oublier qu’en ce mêmetemps le peuple des villes et des campagnes, écrasé par les chargesfiscales, souffre de disette.

Les tableaux des frères Le Nain constituent les meilleurs témoignagessur la vie des campagnes françaises au milieu du 17e siècle.

Famille de paysans dans un intérieurLouis - ou Antoine ?- Le Nain (vers 16100/1610-1648)

Page 5: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

169

Révoltes antifiscales, révoltes de la misère, elles cesseront après1675 dès que Louis XIV aura les moyens d’imposer une centralisationabsolue.

Les paysans constituent la grande masse du peuple mais ils neforment pas une classe homogène. La plupart des bonnes terresappartiennent aux privilégiés qui les donnent en location à des fermiers-laboureurs, c’est-à-dire à des paysans assez riches pour posséder unecharrue et un attelage. Il n’y a pas de réserves, et en cas de mauvaiserécolte, les pauvres gens meurent par centaines de milliers commependant la grande disette de 1693-1694. Les vignerons, en revanche,groupés dans des bourgs plus importants, sont en général plus à l’aiseet plus libres d’allures.

Chaque village vit sous la direction de son curé qui participe detrès près à la vie des paysans. Il tient l’état civil, organise unenseignement élémentaire, distribue des secours en cas de disette, sedévoue au besoin en temps d’épidémie, et perçoit le plus souvent unedîme sur les récoltes.

LE ROI-SOLEIL

L a théorie du pouvoir absolu n’est pas nouvelle ni particulière àLouis XIV, mais jamais elle n’a été mise en pratique avec autantd’éclat. Le sacre du roi à Reims lui confère un véritable

Le règne de LouisXIV voit triompherl’idée de monarchieabsolue de droitdivin.

Page 6: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

170

caractère religieux, sa personne est sacrée, lui désobéir est pécher ; leroi ne doit de comptes qu’à Dieu, non aux hommes. Cela ne signifiepas pour autant qu’il peut gouverner tyranniquement : représentantde Dieu sur terre, il doit distribuer une justice parfaite, défendre lareligion, et ne pas enfreindre les « lois fondamentales du royaume »,c’est-à-dire les privilèges dont certaines provinces, certaines villes,certaines assemblées jouissent depuis des temps immémoriaux.

Puisqu’elle émane de Dieu l’autorité du roi ne se partage point. Iln’a pas de premier ministre. Le roi cependant se garde de changer le

haut personnel du gouvernement, ministres et intendants, que lui avaitlaissé le défunt cardinal Mazarin. Au contraire, il l’utilise en lesubordonnant étroitement, et peu à peu, emploie les compétences decertains grands bourgeois dont il fait la fortune, fortune qui est touteentière entre ses mains. De cette façon, il tient délibérément la classebourgeoise dans une plus grande sujétion, comme il l’explique dans sesMémoires. Quant à la noblesse il l’écarte du pouvoir, et l’oblige à n’avoirplus comme activité que d’être l’illustration vivante de la grandeur duroyaume et son plus sûr rempart militaire.

Buste de Louis XIV par Antoine Coysevox (1640-1720)

Page 7: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

171

Aidé par Colbert il procède au redressement des finances, favorisela production en poussant aux défrichements, aux cultures industrielleset en aménageant le cheptel. Enfin il encourage vivement le commerceet l’industrie.

Cela étant, le type de gouvernement que Louis XIV met au pointporte en germe les résistances qu’on va lui opposer ; elles culminerontavec la révolution de 1789.

Louis XIV participe dès le début et jusqu’à la fin de son règne à tousles conseils, écoutant les avis de chacun et décidant souverainementde la « ligne politique » que chaque ministre doit suivre. Pendantcinquante-quatre ans, de 1661 à 1715, il a gouverné personnellement laFrance avec une application et un courage qui ont étonné sescontemporains, s’imposant, écrit-il, de « travailler régulièrement deuxfois par jour, et deux ou trois heures chaque fois, avec diversespersonnes ».

Louis XIV n’a jamais peut-être prononcé le mot célèbre, l’Étatc’est moi, mais ce passage de ses Mémoires pour l’instruction duDauphin que le roi pris soin de dicter lui-même, et où il expose saconception de la monarchie absolue, va peut-être encore plus loin :

Toute puissance, toute autorité résident dans les mains du roi et il nepeut y en avoir d’autre dans le royaume que celle qu’il y établit. Tout cequi se trouve dans l’étendue de nos États, de quelque nature que cesoit, nous appartient [...] les rois sont seigneurs absolus et ontnaturellement la disposition pleine et entière de tous les biens qui sontpossédés aussi bien par les gens d’Église que par les séculiers [...]

Celui qui a donné des rois aux hommes a voulu qu’on les respectâtcomme ses lieutenants, se réservant à lui seul le droit d’examiner leurconduite. Sa volonté est que quiconque est né sujet obéisse sansdiscernement ; et cette loi si expresse et si universelle n’est pas faite enfaveur des princes seuls, mais est salutaire aux peuples mêmes auxquelselle est imposée.

LA COUR ET VERSAILLES

L a Cour et Versailles jouent un rôle important dans cettepolitique d’absolutisme royal.

Pour Louis XIV, la Cour n’est pas seulement une réunion brillantemais le rassemblement de toute une noblesse domestiquée. À la Courles nobles sont connus ; c’est en y paraissant qu’ils peuvent prétendre

Page 8: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

172

Louis XIV roi de France et de Navarre représenté par H. Rigaud en costume royal (1701)

toucher des pensions. « Un noble est perdu, écrit le duc de Saint-Simon,le célèbre mémorialiste (1675-1755), si le roi peut dire de lui : « c’estquelqu’un que je ne vois jamais ».

La Cour qui ne vit que par le roi s’installe définitivement àVersailles en 1682. Avec ses lignes horizontales, son décor symétrique,

sa profusion de statues, le Palais donne une impression de colossal etde majestueux. Toute la disposition intérieure est conçue en fonctionde la personne du Roi, le Roi-Soleil, et sa chambre constitue le centregéométrique d’un grandiose cérémonial.

Page 9: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

173

Versailles, œuvre de l’architecte François Mansart (1598-1666),marque le triomphe de l’art classique et la glorification du grand roi.Le château devient le cadre du culte rendu au monarque dont la vie etles rapports avec les courtisans sont réglés par l’étiquette. Elle esthiérarchisée, chacun essayant d’obtenir un service dans la Maison, civileou militaire, du roi.

Voici, vu par Louis XIV lui-même, le rôle du roi à la Cour :Tous les yeux sont attachés sur lui seul ; c’est à lui seul que s’adressenttous les vœux ; lui seul reçoit tous les respects, lui seul est l’objet de

Le roi et les chevaliers de Saint Louis en sa chambre (F. Marot, 1710)

toutes les espérances ; on ne poursuit, on n’attend, on ne fait rien quepar lui seul. On regarde ses bonnes grâces comme la seule source detous les biens ; on ne croit s’élever qu’à mesure qu’on s’approche de sapersonne ou de son estime ; tout le reste est stérile.

AINSI ALLAIT LA « MÉCANIQUE » DE LA COUR

« Avec un almanach et une montre, on pouvait à trois cents lieux delui, dire avec justesse ce qu’il faisait », écrit Saint-Simon en parlant deLouis XIV.Comme chaque matin, peu après le réveil sonné à 8h 30 par lestrompettes de la garde, le Petit Lever commence. Louis XIV devantles dignitaires de sa « Maison » qui jouissent des Grandes Entrées estlavé, peigné, rasé. Les officiers de la Chambre et de la Garde-robeentrent à leur tour pour le Grand Lever durant lequel le Roi est habillé,récite la prière et déjeune d’un bouillon. Les personnages les plusimportants du royaume sont admis.

Page 10: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

174

Louis XIV à la chasse

À 10 heures, sortant de l’appartement du Roi, un cortège se formedans la Galerie des Glaces. Le Roi, suivi des courtisans, traverse leGrand Appartement. Le public peut alors voir le monarque et mêmelui remettre un placet. À la Chapelle, le Roi se place à la tribune. Lespersonnes accompagnant le roi regardent non l’autel mais le roi. Lamesse dure une demie-heure environ. La Musique de la Chapelle,renommée dans toute l’Europe, y chante toujours de nouvellescompositions de Lulli, de Lalande ou d’autres.

À 11 heures, de retour dans son appartement, le roi réunit son Conseild’En-Haut, nous dirions aujourd’hui Conseil des ministres, où entouréde Colbert, de Louvois, du maréchal Vauban, il prouve sa grande passiondu bien public. « Le souverain parle peu, écoute beaucoup, concluttoujours ».

Dans sa chambre, à 13 heures, le Roi mange seul assis à une table dresséeface aux fenêtres. En principe ce repas est privé mais Louis XIV y admettous les hommes de la Cour, et l’assistance, une centaine de personnes,y est comparable à celle du Lever.

Dans l’après-midi, des fêtes somptueuses se déroulent dans le cadredes jardins tracés par Le Nôtre ; on y joue des pièces de Molière, on ydanse des ballets sur la musique de Lulli. La dépense est énorme etchacun rivalise pour se faire remarquer du prince.

André Le Nôtre (1613-1700)

Le matin, le Roi a donné ses ordres, annonçant son intention, et, à 14heures, s’il s’agit de la promenade, elle se fera dans les jardins, soit àpied, soit en calèche avec les dames. Si son choix s’est porté sur lachasse, elle le mènera dans le parc lorsque le Roi chasse au tir, dans lesforêts alentour lorsqu’il chasse à courre.

Page 11: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

175

Lorsqu’il n’y a pas de grandes réjouissances, Louis XIV laisse souventle soin de présider les soirées d’appartement à son fils. Quant à lui, dès18 heures, il s’occupe à signer les nombreuses lettres préparées par sonsecrétaire, et ensuite à instruire tel ou tel dossier d’importance avecl’un des quatre secrétaires d’État.

Une foule emplit l’antichambre de l’Appartement du roi pour le Souperau grand couvert qui se tient à 22 heures et auquel chacun peut assister.Le Roi admet à sa table les princes et princesses de la Famille royale.Le repas terminé, le Roi regagne sa chambre pour le « bonsoir auxdames » puis, dans son Cabinet, il offre un temps de conversation à sesfamiliers.

À 23h 30, le Coucher réitère, en sens inverse, le rite du Lever, mais ilest mené plus rapidement.

Le bosquet des Rocailles ou salle de bal

Page 12: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

176

Une lettre de Madame de Sévigné (1626-1696) servira deconclusion. La Marquise décrit une soirée à cette Cour, riche encontrastes et en couleurs, à cette Cour, centre de la vie et emblèmetout à la fois du siècle de Louis XIV :

À Paris, mercredi 29 juillet 1676

... Je fus samedi à Versailles avec les Villars ; voici comment cela va :

À trois heures, le Roi, la Reine, Monsieur, Madame, Mademoiselle, toutce qu’il y a de princes et de princesses, Madame de Montespan, toutesa suite, tous les courtisans, toutes les dames, enfin ce qu’on appelle lacour de France, se trouve dans ce bel appartement du Roi que vousconnaissez. Tout est meublé diviniment, tout est magnifique. On nesait ce que c’est d’y avoir chaud ; on passe d’un lieu à l’autre sans faire lapresse en nul lieu.

Louis XIV en Apollon protecteur des Arts

Page 13: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

177

Cette agréable confusion, sansconfusion de tout ce qu’il y a deplus choisi dure jusqu’à sixheures depuis trois. S’il vientdes courriers, le Roi se retire unmoment pour lire ses lettres, etpuis revient. Il y a toujoursquelque musique qu’il écoute,et qui fait très bon effet. Il causeavec les dames qui ont accou-tumé d’avoir cet honneur. Enfinon quitte le jeu à l’heure que jevous ai dit...

La création de l ’Académie royale des sciences en 1666 par Louis XIV

Louis XIV en favorisant l’existence d’une pléiade d’artistes, enprotégeant les lettres et les arts, accordant aides et pensions auxécrivains et aux artistes qui se conforment à l’idéal de bon goût, en

Perspective du bosquet de la galerie des antiquesdans le jardin de Versailles, P. D. Martin, 1688

Page 14: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

178

suscitant une intense activité intellectuelle, a su créer par là un desaspects les plus brillants de l’histoire de son temps. Son règne tire unepartie de son importance des écrivains, peintres, sculpteurs, musiciensqu’il a encouragés et qui symbolisent l’élégance, la grâce, la solennitédu grand siècle.

DE L’ART BAROQUEÀ LA CONSTRUCTION DE L’ORDRE CLASSIQUE

A près la période des guerres de religion qui n’avait pasété très favorable à la création artistique, la prospéritérevient : c’est le goût baroque qui triomphe alors en Italie

et en Flandre.

L’art baroque (le mot vient del’espagnol, barruco, qui désigne uneperle de forme irrégulière, avec desverrues) est une forme d ’art quicherche à étonner, à impressionneret à émouvoir.C’est avant tout l’art de la Réformecatholique qui rayonne sur toutel’Europe à partir de Rome. C’estl ’art des jésuites qui cherchent àintroduire la magnificence dans leséglises.

En architecture, le style baroque tend à écraser les façades sousune lourde profusion d’ornements. L’exemple le plus éclatant nous estdonné en Italie avec Le Bernin (1598-1680), auteur du baldaquin et dela chaire de Saint-Pierre de Rome.

En sculpture on retrouve encore le nom du Bernin associé à lacélèbre Extase de sainte Thérèse d’Avila, œuvre paradigmatique dugoût baroque.

Extase de sainte Thérèse d’Avila, Le Bernin

Page 15: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

179

Un texte assez évocateur montre les réserves qu’au XVIIIe siècleun voyageur et critique d’art, le président de Brosses, exprimera à l’égardde cette œuvre ; ses remarques sont éclairantes sur les effetsvolontairement dramatiques du baroque :

Ce fameux groupe du Bernin représentant Sainte Thérèse en extase etl’ange prêt à la percer. Elle est dans son habit de carmélite, pâmée,tombant à la renverse, la bouche entr’ouverte, les yeux mourants etpresque fermés. Elle n’en peut plus, l’ange s’approche d’elle, tenant enmain un dard dont il la menace d’un air riant et un peu malin. C’est uneexpression merveilleuse, mais franchement beaucoup trop vive pourune église.

C’est surtout en peinture que triomphe le baroque porté à sonplus haut par le flamand Pierre Paul Rubens (1577-1640) qui traite lessujets les plus divers avec une frénésie de vie, une puissance, unedémesure qui frappent. Pour lui un Christ sur la Croix est plutôt qu’unmartyr un vainqueur de la mort. Dans l’exubérante Kermesse (1640),

comme on l’a dit : « on ne boit pas, on ingurgite ; on ne prend pas sadanseuse, on l’enlève ».

Un grand nom qui, bien qu’appartenant à l’époque du baroque,est au-dessus des classifications par son génie, est le hollandaisRembrandt Van Rijn (1606-1669).

Sa peinture est toute de réalisme, de sincérité, de puissanceémotive. Il réussit à rendre l’immatériel, joue à la perfection de latechnique du clair-obscur, sait tout peindre...

Rubens, La Kermesse au village, 1640, bois, Musée du Louvre

Page 16: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

180

En littérature on retrouve la sensibilité artistique qui fait lebaroque en Italie avec Le Tasse (1544-1595), auteur du poème épique etromanesque La Jérusalem délivrée, en Espagne avec Lope de Vega (1562-1632), auteur prolifique dont le génie dramatique se nourrit de toutesles traditions savantes et populaires de l’Espagne. Citons parmi sonœuvre immense Le Chien du jardinier (1618) et le Cavalier d’Olmedo(1641). Le Tasse et Lope de Vega influencent profondément le romanfrançais des débuts du XVIIe siècle.

C’est l’époque des romans-fleuve comme l’Astrée d’Honoré d’Urfé(1567-1625) ou le Grand Cyrus de Madeleine de Scudéry (1607-1701),l’une des gloires les plus typiques de la société précieuse, qui suscitentl’engouement du public.

Rembrandt, Les adieux de David à Jonathan, 1642, huile, L’Hermitage

Page 17: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

181

Vers le milieu du siècle, l’époque classique se prépare. Louis XIVva imposer le classicisme dans tous les domaines et déterminer les règlesdu « Grand Goût ».

En ce qui concerne la tradition classique en art, un de ses plusillustres représentants est le peintre Nicolas Poussin (1594-1665) ; celui-ci incarne le plus l’idéal classique. Avant de peindre il se documentepour exprimer le vrai, il observe attentivement les couleurs, les formes,les dimensions de ses sujets.

Nicolas Poussin, L’inspiration du poète, 1636-38, Musée du Louvre

Claude Gelée (1602-1682), dit Le Lorrain, retrouve le goût del’Antiquité comme au temps de la Renaissance. C’est avant tout unpaysagiste pour lequel les personnages ont une importance secondaire.Il leur préfère les ruines, les palais à l’antique, le jeu de la lumière et dusoleil sur les eaux et à travers les arbres.

L’art du portrait est surtout illustré par Philippe de Champaigne(1602-1671) dont le don d’observation est tel qu’on voit vivre les sujets,on découvre leur âme. C’est un peintre de la vie intérieure. Parmi sesplus célèbres portraits, la mère Angélique Arnauld dont il a su bienrendre le calme mystique, ou encore le cardinal de Richelieu à lagrandeur sereine et impérieuse.

Page 18: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

182

C’est en musique, qui tient une place si importante à la Cour, quele goût classique se marque peut-être le plus nettement : musique

Claude Gelée dit Le Lorrain, Le débarquement de Cléopâtre à Tarse, 1642, Musée du Louvre

Ph. de Champaigne, Cardinal de Richelieu, 1635, La Sorbonne

Page 19: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

183

d’église pour la chapelle royale où l’on chante tous les jours devant leroi et ses intimes un motet nouveau, écrit par Couperin (1668-1733), leplus grand maître français du clavecin. Louis XIV fait exécuter sespièces religieuses en dehors de la liturgie, ce qui nous montre encoreune fois cette volonté constante d’apparat et de solennité qui lecaractérise.

Musique des divertissements royaux où le goût classique estsymbolisé par Lulli, ou encore, parmi les plus grands musiciens français,derechef, par Couperin, et par Lalande (1657-1726). Ce dernier imposeun style à la fois grandiose et sans raideur, aux rythmes francs et ardents

Jean-Baptiste Lulli (1632-1687),surintendant de la Musique,achève à l’époque une sorte demonopole de la productionmusicale.Ses ballets par l’importance desmoyens mis en jeu, le faste descostumes et la perfection de la miseau point préfigurent l’opéra.Son œuvre considérable rayonnedepuis la France en Allemagne eten Angleterre sur les Purcell,Telemann, Bach même.

soutenus par une écriture polyphonique d’une expressive souplesse,bien à l’image de la cour de Louis XIV.

L’ORDRE ET LA RAISON

L’ idéal classique triomphe dès le début du règne personnelde Louis XIV. Pendant une vingtaine d’années les chefs-d’œuvre se succèdent.

Le classicisme trouve son théoricien en la personne de NicolasBoileau (1636-1711) qui énonce dans son Art poétique les règlesauxquelles la poésie et le théâtre doivent être soumis. De leur côté, lesAcadémies codifient les règles et forment les artistes dans le styleofficiel. En ce qui concerne la langue, la théorie du bon usage, qui va

Page 20: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

184

prendre forme dans les années qui suivent, date de François de Malherbe(1555-1628). On récuse le langage trop barbare des pédants, les termestrop techniques des avocats et des juges pour définir le « beau langage »,« la façon de parler de la plus saine partie de la Cour » comme le fera, legrammairien Claude Vaugelas, en 1647. Le mot de Cour est pris au senslarge, c’est-à-dire en y comprenant « les femmes comme les hommes,et plusieurs personnes de la ville où le prince réside, qui par lacommunication qu’elles ont avec les gens de la Cour participent à sapolitesse ».

L’Académie se met au travail et les Sentiments de l’Académie surle Cid (1637) comprennent déjà toute une partie consacrée à l’étude dela langue. Mais le dictionnaire démarre difficilement... L’académicienVaugelas arrête dans ses Remarques qu’il « n’y a qu’un maître deslangues, qui en est le roi et le tyran, c’est l’usage ».

Un des buts assignés dès sa fondationà l ’Académie française (1635) est dedresser un tableau exact etméthodique de cette langue épuréepar les discussions autour du bonusage.L’article 26 des statuts de l’Académiestipule « qu’il sera composé unDictionnaire, une Grammaire, uneRhétorique et une Poétique sur lesobservations de l’Académie ».

L’idéal classique met au premier plan la raison et s’interdit depeindre des cas particuliers. Ce qu’il veut atteindre, c’est le général,l’universel, car c’est seulement ainsi qu’on peut, soutient-on, dégagerle beau. L’écrivain classique préfère ne pas choisir ses exemples dans lavie quotidienne mais s’inspirer de l’Antiquité, ne pas représenter lesgens du commun mais des princes et des rois.

La violence des passions doit être contenue et ne pas se manifesterpar un langage ou des gestes déplacés sur la scène. Modération,bienséance, vraisemblance, autant de règles que l’honnête homme se

Page 21: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

185

doit d’appliquer. Dans tous les domaines, l’homme doit rester maîtrede son corps et de ses sentiments.

Il cherche le juste milieu tout en se défiant des passions en lesquelles ilvoit, comme l’analysent un Pascal ou un La Rochefoucauld, des formesdéguisées de l’amour-propre ou amour de soi. Le grand problème pourl’honnête homme est donc de trouver des éléments modérateurs à sespassions qui lui semblent à la fois inévitables et redoutables, commedans le théâtre de Jean Racine (1639-1699), l’élève des Solitaires de Port-Royal, qui réalise à la perfection l’idéal de la tragédie classique. De salucidité à leur égard, l’honnête homme tire déjà un remède ; aussi levice par excellence est-il cette hypocrisie, dénoncée par Molière. Laretraite peut apparaître comme l’ultime remède comme en témoignentMme de Sévigné, Mme de La Fayette ou La Fontaine.

Politiquement, l’honnête homme n’a rien d’un révolutionnaire, s’il saitcritiquer ce qu’il n’approuve pas dans l’état social du XVIIe siècle, ilest reconnaissant au monarque d’assurer l’ordre. Il pense avec Pascalque la politique n’est pas du domaine de la raison et juge que lamonarchie étant d’origine divine, le roi n’est responsable que devantDieu, comme l’écrira Bossuet (1627-1704), le grand évêque de Meaux.Il ne croit pas au progrès par le changement des institutions mais parla seule amélioration des consciences individuelles.

L’HONNÊTE HOMME

Après la Fronde le généreux fait place àun autre grand type humain : l’honnêtehomme. Ce dernier a moins d’illusionssur la puissance et la liberté humainesmais il accepte de se soumettre à l’ordresocial, au goût et à une Raison qu’ilestime universelle.

Socialement parlant, l’honnête hommereste un mondain qui met au premierplan l’art de la conversation (songeonsà La Rochefoucauld, l’auteur des Ma-ximes et le familier des salons de Mme

de Sablé et de Mme de La Fayette) ; il agénéralement des liens avec la Cour,sans être nécessairement un noble.L’honnête homme est un bourgeois ouun noble et ses manières doivent tou-jours être celles d’un homme universel.

Humainement, il est soucieux de seconformer à l’usage et se méfie del’orgueil individuel.

Madame de La Fayette, gravure du XVIIIe siècle.Auteur de La Princesse de Clèves, chef-d’œuvre du

roman classique

Page 22: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

186

La fin du règne de Louis XIV est marquée par la querelle desAnciens et des Modernes. Ces derniers se sentent plus libres, moinsliés au roi et à Versailles. Un monde nouveau se prépare en même tempsqu’une nouvelle mentalité se dessine. Littérairement, les modernesacceptent encore la doctrine classique mais leur esthétique moinsrationaliste admet la primauté du sentiment sur les règles, un certainrenouvellement des genres, la possibilité d’un progrès en art pendantque, politiquement, tout en refusant de bouleverser l’ordre établi, ilsestiment avoir le droit d’intervenir dans les problèmes de l’État, enraisonnant au nom « du genre humain ».

LA RÉSISTANCE DES INTELLECTUELS

Port-Royal : la rigueur de la grâce

Ce Port-Royal est une thébaïde, c’est un paradis, c’est un désert où toute ladévotion du Christianisme s’est rangée (Madame de Sévigné).

Bastion du jansénisme au XVIIe

siècle, le site historique etculturel de Port-Royal s’ouvresur la haute vallée deChevreuse. Toujours emprunt desérénité, cet écrin de verdurerenferme aujourd ’hui deux lieuxdistincts : le musée National desGranges de Port-Royal, dévoluaux collections sur le jansénisme,et les ruines de l’abbaye de Port-Royal-des-Champs, haut lieu del’histoire religieuse, détruite surordre de Louis XIV.

L e jansénisme peut être compris comme un mouvement deréforme religieux à l’intérieur du catholicisme. En Franceil est lié à l’histoire d’une famille : les Arnauld (20 enfants

dont 6 filles, toutes religieuses) et à celle d’une institution : Port-Royal.Angélique Arnauld (1591-1661), qui avait été faite abbesse de Port-

Royal à l’âge de onze ans, décida de retourner à l’application stricte dela règle en 1609. L’abbé de Saint-Cyran devint son confesseur dans lesannées vingt. Or, celui-ci, était devenu non seulement l’ami de CornelisOtto Jansen lors d’un séjour prolongé en France (1604-1617), maissurtout son propagandiste.

Page 23: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

187

L’abbaye de Port-Royal devint donc le centre de rayonnement dece mouvement austère qui adhérait à la doctrine de la prédestination :depuis le péché originel et la chute de l’homme corrompu, Dieun’accordait sa Grâce et sa miséricorde qu’à un petit nombre d’élus,abandonnant les autres par justice. On le voit, cette doctrine serapprochait de celle défendue par certaines églises protestantes. Jansen(1585-1638), lui, la fondait sur une analyse des écrits de Saint Augustin,analyse qu’on publia après sa mort, en 1640, sous le titre de l’Augustinus.

En 1643, Antoine Arnauld, dit le Grand Arnauld, expose le pointde vue janséniste dans son traité De la fréquente communion, où ilsoutient que l’infini respect que l’on doit au sacrement ainsi que l’esprit

Portrait d ’Angélique Arnauld, 1662, détail Ex Voto, Ph. de Champaigne

de renoncement impose une certaine abstinence. En 1649 (en pleineFronde) la Sorbonne condamne cinq propositions tirées de l’Au-gustinus, condamnation confirmée par le pape en 1653 mais qui donnelieu à une dénégation immédiate de la part des Jansénistes : lespropositions hérétiques ne se trouvent pas dans l’Augustinus !

Page 24: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

188

Antoine Arnauld (1612-1694)

Arnauld collabora avec PierreNicole et Blaise Pascal. Il fitaussi d ’importantes critiquesde l’œuvre de Descartes,Leibniz, Malebranche. DansL’art de Penser, connu aussisous le titre de Logique dePort-Royal, qu’Arnauldrédigea avec Pierre Nicole, sessympathies vont clairement àceux qui rejettent Aristote etla philosophie scolastique.

Peu après, Blaise Pascal, dont la sœur Jacqueline était entrée à Port-Royal, en 1652, et qui s’était reconverti à la suite d’une nuit d’extase en1654, publie Les Provinciales (1656-57), un ensemble de lettres où ilridiculise les Jésuites et leur casuistique : sous prétexte de s’attacherles princes ceux-ci justifieraient leurs pires excès.

C’est qu’à partir de 1656 le clergé et le roi imposent, à tous lesecclésiastiques, la signature d’un formulaire où Jansénius et sa doctrinesont condamnés : l’affaire durera dix ans et, en 1664, l’archevêque deParis fit expulser les religieuses de Port-Royal-de-Paris ; celles-ci seréfugièrent alors à Port-Royal-des-Champs.

À la fin de son règne, et à la suite d’une nouvelle querelle doctrinale,Louis XIV fit raser Port-Royal-des-Champs en 1709 et persuada le papeClément XI de condamner le jansénisme ; ce qu’il fit dans sa bulleUnigenitus, en 1713. Mais l’archevêque de Paris et le Parlementrefusèrent de se soumettre. Le jansénisme s’était allié au gallicanisme,il était devenu comme un parti politique qui s’opposait à la fois àl’absolutisme royal et à l’absolutisme pontifical.

Page 25: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

189

Blaise Pascal, philosophe et savantDe la vie de Pascal on pourrait retenir les aspects religieux et

polémiques en soulignant la rigueur et l’indépendance de sa pensée. Ils’affirme comme un intellectuel irréductible.

Nous nous attacherons plutôt à son œuvre scientifique et plusparticulièrement à l’irruption du calcul des probabilités qui vient mar-quer une nouvelle rationalisation du monde à venir.

Très tôt, le jeune Blaise Pascal manifeste un don pour l’arithmétique.On lui attibue généralement la paternité de la première machine àcalculer pour laquelle il obtint un privilège royal, l’équivalent d’un brevetd’invention actuel.

Blaise Pascal (1623-1662)

LA MACHINE D’ARITHMÉTIQUE DE M. PASCAL[in Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade),1954, p. 358].

Les curieux qui désireront voir une telle machine s’adresseront s’il leurplaît au sieur de Roberval. professeur ordinaire de mathématiques auCollège Royal de France, qui leur fera voir succintement etgratuitement la facilité des opérations, en fera vendre, et en enseigneral’usage.

Page 26: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

190

Le dit sieur de Roberval demeure au Collège Maître Gervais, rue duFoin, proche des Mathurins. On le trouve tous les matins jusqu’à huitheures, et les samedis toute l’après dînée.

PRIVILÈGE POUR LA MACHINE D’ARITHMÉTIQUE DE M.PASCAL

Louis, par la grâce de Dieu, roy de France et de Navarre, à nos amez etfeaux Conseillers les gens tenans nos Cours de Parlement, Mestres desRequestes Ordinaires de nostre hostel, Baillifs, Sénéchaux, Prévots,leurs Lieutenans et tous autres nos justiciers et officiers qu’ilappartiendra, salut. Notre cher et bien amé le Sr Pascal nous a faitremontrer qu’à l’invitation du Sr Pascal, son père, nostre Conseiller ennos conseils, et président en notre Cour des Aydes d’Auvergne, il auroiteu, dès ses plus jeunes années, une inclination particulière aux sciencesMathématiques, dans lesquelles par ses études et ses observations, il ainventé plusieurs choses, et particulièrement une machine, par lemoyen de laquelle on peut faire toutes sortes de supputations,Additions, Soustractions, Multiplications, Divisions, et toutes lesautres Règles d’Arithmétique, tant en nombre entier que rompu, sansse servir de plume ni jettons, par une méthode beaucoup plus simple,plus facile à apprendre, plus prompte à l’exécution, et moins pénible àl’esprit que toutes les autres façons de calculer, qui ont été en usagejusqu’à présent ; et qui outre ces avantages, a encore celuy d’estre horsde tout danger d’erreur, qui est la condition la plus importante de toutesdans les calculs.

De laquelle machine il avoit fait plus de cinquante modèles, tousdifferens, les uns composez de verges ou lamines droites, d’autres decourbes, d’autres avec des chaisnes, les uns avec des rouagesconcentriques, d’autres avec des excentriques, les uns mouvans en lignedroite, d’autres circulairement, les uns en cones, les autres en cylindres,et d’autres tous différens de ceux-là, soit pour la matière, soit pour lafigure, soit pour le mouvement : de toutes lesquelles manièresdifférentes l’invention principale et le mouvement essentiel consistenten ce que chaque rouë ou verge d’un ordre faisant un mouvement dedix figures arithmétiques, fait mouvoir sa prochaine d’une figureseulement.

Après tous lesquels essais auxquels il a employé beaucoup de temps etde frais, il seroit enfin arrivé à la construction d’un modèle achevé quia été reconnu infaillible par les plus doctes mathématiciens de ce temps,qui l’ont universellement honoré de leur approbation et estimé trèsutile au public.

Mais, d’autant que ledit instrument peut estre aisément contrefait pardes ouvriers, et qu’il est néanmoins impossible qu’ils parviennent àl’exécuter dans la justesse et perfection nécessaires pour s’en servirutilement, s’ils n’y sont conduits expressement par ledit Sr Pascal, oupar une personne qui ait une entière intelligence de l’artifice de sonmouvement, il seroit à craindre que, s’il étoit permis à toute sorte depersonnes de tenter d’en construire de semblables, les défauts qui s’y

Page 27: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

191

rencontreroient infailliblement par la faute des ouvriers, ne rendissentcette invention aussi inutile qu’elle doit estre profitable estant bienexécutée.

C’est pourquoi il désireroit qu’il nous plût faire défenses à tous artisanset autres personnes, de faire ou faire faire ledit instrument sans sonconsentement, nous suppliant, à cette fin, de lui accorder nos lettressur ce nécessaires.

Et parce que ledit instrument est maintenant à un prix excessif qui lerend par sa cherté, comme inutile au public, et qu’il espère le réduire àmoindre prix et tel qu’il puisse avoir cours, ce qu’il prétend faire pourl’invention d’un mouvement plus simple et qui opère neanmoins lemême effet, à la recherche duquel il travaille continuellement, et en ystylant peu à peu les ouvriers encore peu habituez, lesquelles chosesdépendent d’un temps qui ne peut estre limité. À ces causes, desirantgratifier et favorablement traitter ledit Sr Pascal fils, en considérationde sa capacité en plusieurs sciences, et surtout aux Mathématiques, etpour l’exciter d’en communiquer de plus en plus les fruits à nos sujets,et ayant égard au notable soulagement que cette machine doit apporterà ceux qui ont de grands calculs à faire, et à raison de l’excellence decette invention, nous avons permis et permettons par ces présentessignées de notre main, au dit Sr Pascal fils, et à ceux qui auront droitde luy, dès à présent et à tousjours, de faire construire ou fabriquer partels ouvriers, de telle manière et en telle forme qu’il avisera bon estre,en tous les lieux de notre obéissance, ledit instrument par luy inventé,pour compter, calculer, faire toutes Additions, Soustractions,Multiplications, Divisions et autres Règles d’Arithmétique, sans plumeni jettons ; et faisons très expresses défenses à toutes personnes,artisans et autres, de quelque qualité et condition qu’ils soient, d’enfaire, ni faire faire, vendre, ni débiter dans aucun lieu de nostreobeissance, sans le consentement dudit Sr Pascal fils, ou de ceux quiauront droit de luy, sous pretexte d’augmentation, changement dematière, forme ou figure, ou diverses manières de s’en servir, soit qu’ilsfussent composez de rouës excentriques, ou concentriques, ouparallèles, de verges ou bastons et autres choses, ou que les roues semeuvent seulement d’une part ou de toutes deux, ny pour quelquedeguisement que se puisse estre ; mesme à tous étrangers, tantmarchands que d’autres professions, d’en exposer ni vendre en ceRoyaume, quoiqu’ils eussent esté faits hors d’icelluy : le tout à peinede trois mille livres d’amende, payables sans deport par chacun descontrevenans et applicables un tiers à nous, un tiers à l’Hostel-Dieu deParis, et l’autre tiers audit Sr Pascal, ou à ceux qui auront son droit ; deconfiscation des Instruments contre faits, et de tous depens, dommageset interests.

Enjoignons à cet effet à tous ouvriers qui construiront ou fabriquerontlesdits instrumens en vertu des présentes d’y faire apposer par ledit SrPascal, ou par ceux qui auront son droit, telle contremarque qu’ilsauront choisie, pour témoignage qu’ils auront visité lesditsinstruments, et qu’ils les auront reconnus sans défaut.

Page 28: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

192

Voulons que tous ceux ou ces formalitez ne seront pas gardées, soientconfisquez, et que ceux qui les auront faits ou qui en seront trouvéssaisis soient sujests aux peines et amendes susdites : à quoy ils serontcontraints en vertu des présentes ou de copies d’icelles duementcollationnées par l’un de nos amez et feaux Consrs Secretaires,auxquelles foy sera ajoutée comme à l’original : du contenu duquel nousvous mandons que vous le fassiez jouir et user pleinement etpaisiblement, et ceux auxquels il pourra transporter son droit, sanssouffrir qu’il leur soit donné aucun empeschement.

Mandons au premier nostre huissier ou sergent sur ce requis, de faire,pour l’exécution des présentes, tous les exploits nécessaires, sansdemander autre permission.

Car tel est nostre plaisir : nonobstant tous Edits, Ordonnances,Declarations, Arrests, Reglemens, Privilèges et Confirmations d’iceux,Clameur de haro, Charte normande et autres lettres à ce contraires,auxquelles et aux dérogatoires des dérogatoires y contenues, nousderogeons par ces présentes : Données à Compiègne, le vingt-deuxiesme jour de May, l’an de grace mil six cent quarante-neuf, et denotre règne le septiesme.

Louis. La Reine Régente, sa mère, présente. Par le roy : Phelipeaux,gratis.

Pascal se consacra également à la « physique expérimentale » : lareprise et l’illustration publique de l’expérience de Torricelli (l’ascensiondu Puy du Dôme avec un tube remplit de mercure... ) resteront dansles esprits comme le récit parfait de l’expérience idéale. Un peu tropidéale, s’il faut en croire des historiens comme Alexandre Koyré quimettront en doute la réalisation concrète de certaines de cesdémonstrations. Son Traité sur le vide qu’il rédigea alors ne fut jamaispublié, contrairement à ses mémoires sur l’équilibre des liquides et lapesanteur de l’air (publiés en 1663).

Son œuvre mathématique est particulièrement riche quoique, làencore, elle ne fut publiée qu’inégalement. Retenons que son approchedes probabilités est marquée par le jeu de hasard puisque c’est enfréquentant des cercles mondains qu’il fit connaissance du chevalierde Méré. Ce dernier lui soumit des problèmes, et notamment celui dupartage des gains d’une partie de dés inachevée. Son approche du calculdes probabilités est liée à la combinatoire et au triangle arithmétiquedit « triangle de Pascal ».

À la fin de sa vie, il s’attaque à la rédaction d’une apologie de lareligion catholique, dont les fragments nous resteront sous le titre de

Page 29: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

193

Pensées, et où apparaît toute l’influence de ses conceptions ma-thématiques sur sa réflexion : la notion d’infini est rapportée auxnombres, et l’argument du pari, qui est présenté comme un engagementmétaphysique fondamental, repose sur une analytique des probabilitésdont, curieusement, Dieu n’est que le spectateur impassible. C’est ceque nous montrent ces extraits des Pensées :

233. - Infini - rien. - Notre âme est jetée dans le corps, où elle trouvenombre, temps, dimensions. Elle raisonne là-dessus, et appelle celanature, nécessité, et ne peut croire autre chose.

L’unité jointe à l’infini ne l’augmente de rien, non plus qu’un pied à unemesure infinie. Le fini s’anéantit en présence de l’infini, et devient unpur néant. Ainsi notre esprit devant Dieu ; ainsi notre justice devant lajustice divine. Il n’y a pas si grande disproportion entre notre justice etcelle de Dieu, qu’entre l’unité et l’infini.

Il faut que la justice de Dieu soit énorme comme sa miséricorde. Or, lajustice envers les réprouvés est moins énorme et doit moins choquerque la miséricorde envers les élus.

Nous connaissons qu’il y a un infini, et ignorons sa nature. Commenous savons qu’il est faux que les nombres soient finis, donc il est vraiqu’il a un infini en nombre. Mais nous ne savons ce qu’il est : il est fauxqu’il soit pair, il est faux qu’il soit impair ; car, en ajoutant 1 unité, il nechange point de nature ; cependant c’est un nombre, et tout nombreest pair ou impair (il est vrai que cela s’entend de tout nombre fini).Ainsi on peut bien connaître qu’il y a un Dieu sans savoir ce qu’il est.

N’y a-t-il point une vérité substantielle, voyant tant de choses qui nesont point la vérité même ?

Nous connaissons donc l’existence et la nature du fini parce que noussommes finis et étendus comme lui. Nous connaissons l’existence del’infini et ignorons sa nature, parce qu’il a étendue comme nous, maisnon pas des bornes comme nous. Mais nous ne connaissons nil’existence ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni étendue ni bornes.

Mais par la foi nous connaissons son existence ; par la gloire nousconnaîtrons sa nature. Or, j’ai déjà montré qu’on peut bien connaîtrel’existence d’une chose, sans connaître sa nature.

Parlons maintenant selon les lumières naturelles.

S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant niparties ni bornes, il n’a nul rapport avec nous. Nous sommes doncincapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. Cela étant, qui oseraentreprendre de résoudre cette question ? Ce n’est pas nous, qui n’avonsaucun rapport à lui.

Page 30: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

194

Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leurcréance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendreraison ? Ils déclarent, en l’exposant au monde, que c’est une sottise,stultitiam ; et puis, vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pasS’ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole : c’est en manquant depreuves qu’ils ne manquent pas de sens. - « Oui ; mais encore que celaexcuse ceux qui l’offrent telle, et que cela les ôte de blâme de la produiresans raison, cela n’excuse pas ceux qui la reçoivent. » - Examinons doncce point, et disons : Dieu est, ou il n’est pas. Mais de quel côtépencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer : il y a un chaosinfini qui nous sépare. Il se joue un jeu, à l’extrémité de cette distanceinfinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison, vousne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison, vous ne pouvez défendrenul des deux.

Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix ; car vousn’en savez rien. - « Non ; mais je les blâmerai d’avoir fait, non ce choix,mais un choix ; car, encore que celui qui prend croix et l’autre soient enpareille faute, ils sont tous deux en faute : le juste est de ne point parier ».

- Oui ; mais il faut parier ; cela n’est pas volontaire vous êtes embarqué.Lequel prendrez-vous donc ? Voyons. Puisqu’il faut choisir, voyons cequi vous intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre : le vrai etle bien et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votreconnaissance et votre béatitude, et votre nature a deux choses à fuir :l’erreur et la misère. Votre raison n’est pas plus blessée, en choisissantl’un que l’autre, puisqu’il faut nécessairement choisir. Voilà un pointvidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte en prenant croixque Dieu est. Estimons ces deux cas si vous gagnez, vous gagnez tout ;si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagnez donc qu’il est, sans hésiter.- « Cela est admirable. Oui, il faut gager ; mais je gage peut-être trop » -Voyons. Puisqu’il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n’aviezqu’à gagner deux vies pour une vous pourriez encore gager ; mais s’il yen avait trois à gager, il faudrait jouer (puisque vous êtes dans la nécessitéde jouer), et vous seriez imprudent, lorsque vous êtes forcé à jouer dene pas hasarder votre vie pour en gagner trois à un jeu où il y a pareilhasard de perte et de gain. Mais il y a une éternité de vie et de bonheur.Et cela étant, quand il y aurait une infinité de hasards dont un seul seraitpour vous, vous auriez encore raison de gager un pour avoir deux, etvous agiriez de mauvais sens, étant obligé à jouer, de refuser de jouerune vie contre trois à un jeu où d’une infinité de hasards il y en a unpour vous, s’il y avait une infinité de vie, infiniment heureuse à gagner.Mais il y a ici une infinité de vie infiniment heureuse à gagner, un hasardde gain contre un nombre fini de hasards de perte, et ce que vous jouezest fini. Cela ôte tout parti : partout où est l’infini, et où il n’y pas ainfinité de hasards de perte contre celui de gain, il n’y a point à balancer,il faut tout donner. Et ainsi, quand on est forcé à jouer, il faut renoncer

Page 31: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

195

à la raison pour garder la vie, plutôt que de la hasarder pour le gaininfini aussi prêt à arriver que la perte du néant.

Car il ne sert de rien de dire qu’il est incertain si on gagnera, et qu’il estcertain qu’on hasarde, et que l’infini distance qui est entre la certitudede ce qu’on s’expose, et l’incertitude de ce qu’on gagnera, égale le bienfini, qu’on expose certainement, à l’infini, qui est incertain. Cela n’estpas ; aussi tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avecincertitude ; et néanmoins il hasarde certainement le fini pour gagnerincertainement le fini, sans pécher contre la raison. Il n’y a pas infinitéde distance entre cette certitude de ce qu’on s’expose et l’incertitudedu gain ; cela est faux. Il y a, à la vérité, infinité entre la certitude degagner et la certitude de perdre. Mais l’incertitude de gagner est propor-tionnée à la certitude de ce qu’on hasarde selon la proportion deshasards de gain et de perte. Et de là vient que, s’il y a autant de hasardsd’un côté que de l’autre, le parti est à jouer égal contre égal ; et alors lacertitude de ce qu’on s’expose est égale à l’incertitude du gain : tants’en faut qu’elle en soit infiniment distante. Et ainsi, notre propositionest dans une force infinie, quand il y a le fini à hasarder à un jeu où il y apareils hasards de gain que de perte, et un infini à gagner. Cela estdémonstratif ; et si les hommes sont capables de quelque vérité, celle-là l’est.

- « Je le confesse, je l’avoue. Mais encore n’y a-t-il point moyen de voirle dessous du jeu ? » - Oui, l’Écriture, et le reste, etc.

- « Oui ; mais j’ai les mains liées et la bouche muette ; on me force àparier, et je ne suis pas en liberté ; on ne me relâche pas, et je suis faitd’une telle sorte que je ne puis croire. Que voulez-vous donc que jefasse ? ».

- Il est vrai. Mais apprenez au moins votre impuissance à croire, puisquela raison vous y porte, et que néanmoins vous ne le pouvez. Travaillezdonc, non pas à vous convaincre par l’augmentation des preuves deDieu, mais par la diminution de vos passions. Vous voulez aller à la foi,et vous n’en savez pas le chemin ; vous voulez vous guérir de l’infidélité,et vous en demandez le remède : apprenez de ceux qui ont été liéscomme vous, et qui parient maintenant tout leur bien ; ce sont gensqui savent ce chemin que vous voudriez suivre, et guéris d’un mal dontvous voulez guérir. Suivez la manière par où ils ont commencé : c’est enfaisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisantdire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vousabêtira. - « Mais c’est ce que je crains ».

- Et pourquoi ? qu’avez-vous à perdre ? Mais pour vous montrer quecela y mène, c’est que cela diminuera les passions, qui sont vos grandsobstacles.

Fin de ce discours. - Or, quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti ?Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami

Page 32: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

196

sincère, véritable. À la vérité, vous ne serez point dans les plaisirsempestés, dans la gloire, dans les délices ; mais n’en aurez-vous pointd’autres ? Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie ; et qu’à chaquepas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude dugain, et tant de néant de ce que vous hasardez, que vous reconnaîtrez àla fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquellevous n’avez rien donné.

- « Oh ! ce discours me transporte, me ravit, etc. ».

- Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sachez qu’il est fait parun homme qui s’est mis à genoux auparavant et après, pour prier cetÊtre infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettreaussi le vôtre pour votre propre bien et pour sa gloire ; et qu’ainsi laforce s’accorde avec cette bassesse.

Le jeu et le calculLa présence du jeu et particulièrement des jeux de hasards marque

la pensée et la représentation picturale, notamment dans le genre na-ture morte : dés, cartes à jouer, ou encore dans les scènes de genre (Vande Velde, 1636-1672, Jan Steen, 1626-1672).

Voici trois tableaux de Jan Steen, particulièrement significatifs àcet égard.

Jan Steen, Joueurs de cartes se querellant, 1664-65Gernäldgalerie, Berlin

Page 33: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

197

La méditation sur lesplaisirs de la vie prend ainsiles allures de métaphoresemboîtées, prouesse tech-nique de l’exécution pic-turale (les objets venant parleurs ombres marquer latridimensionnalité destoiles) alliée au thème dutemps qui passe et qui filecomme le jeu et les plaisirs :distractions !

Jan Steen, Joueurs de quilles devant l’auberge, 1652National Gallery, Londres

Jan Steen,Vite gagné, vite perdu, 1661Museum Boymans-van Beunigen, Rotterdam

Page 34: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

198

On assiste, presqu’à la même époque, à la naissance de l’industrie del’assurance : la publication des premières tables de mortalités (1663),et leur annexion immédiate par les probabilistes comme démontrantleur thèse sur les régularités démontrables de phénomènes indé-pendants, va entraîner un bouleversement culturel important.L’assurance des personnes sera d’abord bannie de la plupart des payseuropéens jusqu’au XIXe siècle car elle sera associée au pari sur la vie,à un jeu meurtrier. Bref, ce n’est qu’en Angleterre, où naissent les Loyds,dans un café (et donc comme la manifestation d’une certainesociabilité), que cette industrie prit son envol initial.

Les libertinsLe mot libertin a alors deux sens principaux qui finiront par se

recouvrer, du point de vue idéologique.1/ Libre-pensée et vie dissolue.

On pourrait être surpris de voir associé à la libre-pensée ce quipourrait passer, sous le terme de libertinage, pour une apologie desécarts de mœurs ou encore un éloge de la frivolité.

Pourtant, dès l’origine, être libertin a désigné aussi bien l’impiesur le plan de la pensée que le dévergondé sur le plan de la conduite ; eteffectivement, l’impiété délibérée signale, dès le début de sesmanifestations, ce mouvement de résistance intellectuelle, dirigé contrele trône ou l’autel, qui ira en s’amplifiant jusqu’au dix-huitième siècle.Bien sûr, et surtout aux yeux de l’Église, le libertinage érotique de lajeunesse des années 1620 voisine d’assez près celui qui gagnera la Courtoute entière un siècle plus tard sous la Régence. Mais il nous faut dèsl’abord insister sur la parenté de pensées soucieuses de s’affranchir desdogmes religieux ; c’est elle qui réunit, au-delà des variations dans lesmœurs ou dans les conduites, les différents types de l’esprit libertin.Le matérialisme des premières Lumières trouvera dans le libertinagedu XVIIe siècle, avide de questionner la croyance, le pouvoir,l’imposture autoritaire, la morale conventionnelle, un terreau fertile.

2/ Libre-pensée et non-conformisme religieux, moral ou sexuel.Comme il en ira plus tard pour le matérialisme, l’amalgame des

sens est d’abord dû à l’adversaire. En fait, les libertins du XVIIe sièclene forment pas un mouvement, encore moins une confrérie ou uneécole ; les bien-pensants ont utilisé le parapluie commode dulibertinage pour recouvrir sous ce chef d’accusation tout ce quis’attaquait au pouvoir de l’État et de la religion et en venir à bout.

Page 35: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

199

En somme, ce n’est pas parce qu’ils jettent le même filet sur des« pécheurs », indistinctement, que nous devons aujourd’hui endosserleur dénonciation : pas plus que les hérétiques, ou que les matérialistes,les libertins ne se rapportent à un seul modèle.

Le jugement d’Antoine Adam est éclairant à cet égard. Se référantaux Mémoires du curé Beurrier où celui-ci soutient qu’il y avait 20.000athées dans Paris qui tenaient des « assemblées secrettes », Adamsouligne le fait que, pour les apologistes, selon la thèse que ceux-ciavaient à défendre, Paris comptait une multitude d’athées ou biensoudainement plus un seul. En réalité, les libertins sont aussi bien poètesde cour, bourgeois philosophes que militaires cultivés. Bien plus, tousne sont pas athées ! Mais ce qui nous importe ici c’est que tous affirmentla liberté de pensée.

Les distinctions que nous faisons n’ont pas pour objet de juger àrebours de l’histoire, ou de justifier les blasphémateurs, ou encore desauver les bougres, mais plutôt de montrer l’originalité de quelqueslibres-penseurs.

Ceux-ci n’ont, certes pas, l’envergure de Descartes ou de Spinoza ;tant s’en faut, néanmoins ils ont laissé des traces. De plus, la conjoncturepolitique qui se trouble de plus en plus vers le milieu du siècle tant enFrance qu’en Grande-Bretagne, ajoute encore à l’agitation des esprits.

UNE ATTITUDE INTELLECTUELLE COMMUNE

« Croissez donc et multipliez, messieurs les sots, et faites-nous, si vouspouvez, des enfants encore plus sots et plus méchants que vous, afinque les bons et les sages ne manquent jamais d’exercice et depersécution, sans laquelle nul ne peut se vanter d’aucun mérite ».

Un éloge des sots par le libertin Charles Dassoucy.

La fronde des intellectuels : un moment de l’histoireOn ne peut qu’être frappé lorsqu’on examine les écrits libertins

de voir concorder les moments forts de l’expression publiée de la libre-pensée et les périodes d’affaiblissement du pouvoir politique.

En France, par exemple, les années vingt de la première régence,puis les années cinquante de la seconde régence sont marquées, on lesait, par la révolte des grands aristocrates : la Fronde. La coïncidenceavec l’expansion des libertins repose sans doute en partie sur

Page 36: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

200

l’affaiblissement, en ces périodes de crise, du pouvoir de censure quel’autorité royale exercera encore au XVIIIe siècle.

Un fil conducteur relie les libertins du XVIIe siècle à ceux desdébuts du siècle des Lumières. Il se tisse à travers ces noyaux de la libre-pensée que constituent certains salons, cercles d’amis, cénacles,académies de province...

Là se réunissent par affinités intellectuelles, ou encore mondaines,plusieurs d’entre-eux et se forme la mouvance libertine ; ces sortes defoyers-relais auront favorisé la diffusion des idées des libertins qui, descercles d’amis, des salons, des académies, des cénacles d’érudits, sepropagent aux disciples. Le libertin, érudit ou pas, questionne la vérité,la légitimité du dogme, doute de l’immortalité de l’âme, de l’authenticitédes miracles, ironise sur le système politique, voudrait tout fonder surla nature... Molière, élève de Gassendi et un des amis de Cyrano deBergerac, fait le portrait d’un de ces libre-penseurs avec son Dom Juan.

Ainsi le salon de Madame de La Sablière, amie du fastueuxFouquet, surintendendant des Finances de Louis XIV, qui bientôt vasusciter la jalousie de celui-ci, et où l’un des familiers n’est nul autreque La Fontaine. La Fontaine, qui, dans son fort sérieux Discours àMadame de la Sablière, va célèbrer en même temps que son hôtesse,

La « belle Iris »Madame de la Sablière par Mignard

l’atomisme de Gassendi et s’opposer à Descartes sur la question del’intelligence des bêtes, un des thèmes libertins.

Page 37: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

201

Le cercle le plus important associé aux libertins fut celui des amisdes frères Dupuy. Cette académie putéane sur laquelle soufflait le ventsceptique, typiquement libertin, rassemblait érudits et philosophes.

Un groupe de quatre amis, la Tétrade, comme ils nommaient eux-mêmes leur cercle, réunissait des écrivains de premier rang quidébattaient de divers sujets philosophiques. Parmi eux, Gassendi,Diodati, Gabriel Naudé – le célèbre bibliothécaire de Mazarin, pourqui la bibliothèque devait être un lieu de découvertes et un instrumentd’invention (Advis...,1627) – et le sceptique La Mothe le Vayer qui finitpar entrer à l’Académie française.

Naudé (1600-1653), le « mécréant studieux », et La Mothe le Vayer(1588-1672), le « libertin érudit », ont développé entre autres unevéritable méthode de libertinage critique qui s’en prend aux fables quesont les religions. Par leur liberté d’esprit, ils se montrent les véritablesprécurseurs de Pierre Bayle et de Fontenelle. Mais c’est Pierre Gassendiqui laissera l’empreinte la plus forte.

Face au parti des dévots la licence doit se comprendre plusprofondément comme attitude de défi. Alors que chez certains libertinsla révolte s’exprime par la débauche ou par le blasphème, pour d’autresil s’agit de suivre en tout le cours de la nature, résistant ainsi à un espritd’orthodoxie envahissant d’autant plus que les guerres de religions sontpresque chose du passé. On continue pourtant de faire la chasse auxsorcières en ces temps inquiets pendant que l’affrontement entre Étatsse poursuit à l’extérieur.

L’institut de France, la bibliothèque Mazarine

Page 38: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

202

Pierre Gassendi, huile, L. E. Rioult

Pierre Gassendi (1595-1655) futprofesseur de mathématiques au Collègede France.Les objections qu’il oppose aux idées deDescartes, à la requête de Mersenne, noussont peut-être plus familières que sonmatérialisme. Il a pourtant fondél’atomisme moderne et propagé ladoctrine d ’Épicure tout en rejetantl’aristotélisme. Son scepticisme aura uneprofonde influence sur la philosophie duXVIIIe siècle.Parmi ses élèves, on retrouve Saint-Evremond, le frondeur exilé devenumoraliste, Chapelle et Cyrano deBergerac.

DEUX FIGURES EXEMPLAIRES

L e poète frondeur et dissipé et l’intellectuel libre-penseur sont peut-être toutes deux des figuresextrêmes du libertinage. Elles se rejoignent pourtant dans

leur même audace.Théophile de Viau : le poète érotique du début du sièclePoursuivi par les jésuites pour son libertinage, son athéisme et sa

sodomie, Théophile de Viau (1590-1626) déplaît par ses façons impieset licencieuses qui flattent une aristocratie hostile au despotismecroissant. Arrêté en septembre 1623, il est conduit à la prison duChâtelet où il écrira de 1623 à 1625 quelques-unes de ses pièces les plusprofondes. Enfin, à la suite d’un long procès, il est condamné au bûcherauquel il échappe de justesse grâce à l’intervention de son ami, DesBarreaux. Banni, puis gracié, il mourra des suites de sa captivité un anaprès sa libération. Il avait trente-six ans.

Page 39: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

203

Bien davantage que le poète à la mode, se signalant par ses audaces,Théophile de Viau est le grand poète de la nature, ce que le romantismesut reconnaître beaucoup plus tard. Sans doute la jeune cour raffolait-elle des licences obscènes du Parnasse des poètes satyriques mais l’onverra dans les vers qui suivent, tirés de la Satyre Première, commentl’auteur faisant mine d’ignorer le christianisme propose une inter-prétation épicurienne de la mort en des termes qui rappellentl’antiquité. C’est tout l’héritage de l’humanisme païen qui s’exprimeainsi par la voix du poète.

J’approuve qu’un chacun suive en tout sa nature ;Son empire est plaisant, et sa loy n’est pas dure.Ne suivant que son train jusqu’au dernier moment,Mesmes dans les malheurs on passe heureusement.Jamais mon jugement ne trouvera blasmableCeluy-là qui s’attache à ce qu’il trouve aymable,Qui dans l’estat mortel tient tout indifférent ;Aussy bien mesme fin à l’Achéron nous rend ;La barque de Charon, à tous inévitable,Non plus que le meschant n’espargne l’équitable.Injuste nautonnier, hélas! pourquoy sers-tuAvec mesme aviron le vice et la vertu ?

Cyrano de Bergerac, le libre-penseurLe renom de Cyrano de Bergerac (1619-1655) tient tellement au

succès de la pièce d’Edmond Rostand qu’on se surprend parfois à n’yvoir qu’un personnage comme si la fiction avait dévoré la réalité.

Or Cyrano fut extravagant, sans doute, militaire et amoureuxprobablement aussi, mais surtout philosophe.

Son œuvre, publiée à titre posthume, brille tant par la fantaisieque par l’éclat du style ; il serait même le pionner d’un genre littéraireque l’on nomme science-fiction.

Les États et Empires de la Lune sont le meilleur exemple de ceretournement, rhétorique, du centre du monde car, par-delà les effetscomiques, on y voit ce que gagne la pensée à ne plus s’avouer seule aumonde. Le narrateur cosmonaute, avant la lettre, débarque sur la Lunepuis sur le Soleil, et voit la spiritualité de son âme niée par des oiseauxsous prétexte qu’il n’a « ni bec, ni plumes, ni griffes ».

L’artifice littéraire d’un monde qui mime un peu le nôtre permet àl’auteur de critiquer nos représentations anthropomorphiques de lanature.

Page 40: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Les grandes figures du monde moderne

204

En même temps Cyrano de Bergerac affirme et l’atomisme etl’infinité de l’univers tout en minant la croyance en un Dieu qui sedissimulerait si bien. Le roman à thèses était né…

Car s’il y a un Dieu, oltre qu’enne le croyant pas vous serésmescompté, vous aurés dé-sobéy au précepte qui com-mande d’en croire ; et s’il n’y ena point, vous n’en serés pasmieux que nous !

—Si faict, me respondit-il, j’enseré mieux que vous, car s’il n’yen a point, vous et moy seronsà deux de jeu. Mais au con-traire, s’il y en a, je n’auray paspeu avoir offensé une choseque je croyois n’estre point,puisque pour pescher il faut oule sçavoir ou le vouloir. Nevoyés-vous pas qu’un homme,mesme tant soit peu sage, nese picqueroit pas qu’un cro-

cheteur l’eust injurié, si le crocheteur auroit pensé ne le pas faire, s’ill’avoit pris pour un autre ou si c’estoit le vin qui l’eust faict parler ? Àplus forte raison, Dieu, tout inébranlable, s’emportera-t-il contre nouspour ne l’avoir pas connu, puisque c’est Luy-mesme qui nous a refuséles moyens de le connoistre. Mais par vostre foy, mon petit animal, si lacréance de Dieu nous estoit si nécessaire, enfin si elle nous importoitde l’éternité, Dieu luy-mesme ne nous en auroit-il pas infus à tous deslumières aussy claires que le soleil, qui ne se cache à personne ! Car defeindre qu’il ayt voulu joüer entre les hommes à cligne-musette, fairecomme les enfans : Toutou, le voilà, c’est-à-dire tantost se masquer,tantost se démasquer, se desguiser à quelques-uns pour se manifesteraux autres, c’est se forger un Dieu ou sot, ou malicieux, vu que si ç’a laesté par la force de mon génie que je l’ay connu, c’est luy qui mérite etnon pas moy, d’autant qu’il pouvoit me donner une âme ou des organesimbécilles qui me l’auroient faict mesconnoistre. Et si, au contraire, ilm’eust donné un esprit incapable de le comprendre, ce n’auroit pas estéma faulte, mais la sienne, puisqu’il pouvoit m’en donner un si vif que jel’eusse compris.

On aura aussi reconnu dans l’argument d’introduction une versionantérieure, inversée dans la réponse, de celle qui sera élaborée par Pascaldans son fragment dit du « pari ».

Page 41: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Le règne de Louis XIV

205

Le jeu est alors assumé comme position critique, le scepticismecomme attitude, le hasard comme maître, et la toute puissance divineinvoquée pour démontrer l’inexistence de Dieu. De plus, ces libertins,au-delà de leurs fantaisies et de leurs moqueries, utilisent l’empirismepour pourfendre le dogmatisme et jouent du relativisme comme armecontre l’absolutisme qui ne règne encore que dans la pensée.

Josiane Boulad-Ayoub

et François Blanchard

Page 42: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

VISITE VIRTUELLE DU CHÂTEAU DE VERSAILLES! http://www.urich.edu/~jpaulsen/versail1.html

La musique, une pratique cachée de l’arithméti-que?http://193.51.78.161/

Louis XIV, le Roi-Soleilhttp://www.chateauversailles.com/FR/210.asp

Louis XIV(1638-1715) http://art-systeme.com/antiquite/louisXIV.htm

Louis XIV, le monarque absoluhttp://www.chateauversailles.org/fr/220.asp

La punition de Louis XIVhttp://entreprises.quaternet.fr/pelt/trny/trny3.htm

Cyrano de Bergerachttp://whitman.gmu.features/dept/lang/french/cyrano/cyrano.htm

Cyrano de Bergerac «Voyage dans la Lune & His-toire comique des états et empires du Soleil»http://cedric.cnam.fr/ABU/

Athenahttp://160.53.182.200/www/athena/html/fran_fr.html

Page 43: CHAPITRE 10 LE RÈGNE DE LOUIS XIV

Retour à la ligne du temps

Cyrano de Bergerac - Histoire comique des etats et empires du soleilhttp://www.levity.com/alchemy/cyrano.html

Les passions de l’amour - Blaise Pascalhttp://www.oricom.ca/gaaslin/pascal.htm

Blaise Pascalhttp://www.geocities.com/Athens/Agora/1768/portrait/p_pascal.htm

The Provincial Lettersof Blaise Pascalhttp://www.orst.edu/instruct/phl302/texts/pascal/letters-c.html

Oeuvres de Blaise Pascalhttp://cedric.cnam.fr/ABU/BIB/auteurs/pascalb.html