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27 1 – Le personnage de roman, du XVII e siècle à nos jours CHAPITRE 1 – Le personnage de roman, du XVII e siècle à nos jours Repères littéraires p. 42 (ES/S et Techno) p. 44 (L/ES/S) Les pages « Repères littéraires » retracent l’évolution qu’a subie la construction du personnage de roman au fil des transformations de la société et de la suc- cession des mouvements littéraires. Chacun des textes qui apparaissent dans les séquences de ce chapitre peut être rattaché à une grande période de l’histoire littéraire et culturelle. La consultation de ces pages aide l’élève à situer les œuvres étudiées dans leur époque et leur contexte. PISTES D’EXPLOITATION Le tableau de Giuseppe de Nittis (p. 43 ES/S et Techno / p. 45 L/ES/S), peintre qui se rapprocha du mouvement impressionniste, traite d’un thème contemporain, inspiré par une activité ordinaire de la société bourgeoise de Paris, et s’efforce de saisir dans ses moindres détails l’atmosphère d’un moment : on peut le rapprocher du texte de Zola (p. 110 ES/S et Techno / p. 112 L/ES/S), où est représentée, dans tout son réalisme, une scène de repas. Le Nouveau Roman, dont les fondements sont posés dans le recueil d’essais de Nathalie Sar- raute L’Ère du soupçon, trouve son illustration dans les chapitres consacrés au roman : dans la séquence 1, « La construction du personnage : l’en- trée en scène du héros du XVII e siècle à nos jours », le passage de La Modification, de Michel Butor (p. 56 ES/S et Techno / p. 58 L/ES/S) ; dans la séquence 2, « Le portrait dans les romans du XVII e siècle au XX e siècle », l’extrait d’Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (p. 77 ES/S et Techno / p. 79 L/ES/S) ; les extraits de Marguerite Duras peuvent être reliés à ce mouvement, malgré les dénégations de l’auteur : dans la séquence 2, « Le portrait dans les romans du XVII e siècle au XX e siècle », Un barrage contre le Paci- fique (p. 76 ES/S et Techno / p. 78 L/ES/S) ; dans la séquence 4, « Les scènes de repas dans les romans du XVI e siècle au XX e siècle », Moderato Cantabile (p. 114 ES/S et Techno / p. 116 L/ES/S) ; dans la séquence 5, « Visages de la folie dans les romans du XVIII e siècle au XX e siècle », Le Ravissement de Lol V. Stein ; dans la partie « Étude de la langue », Mar- guerite Duras, Le Marin de Gibraltar (p. 413 ES/S et Techno / p. 533 L/ES/S) ; dans les « Outils d’ana- lyse », l’extrait de Michel Butor, La Modification (p. 431 ES/S et Techno / p. 551 L/ES/S).

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

CHAPITRE 1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Repères littéraires p. 42 (ES/S et Techno) p. 44 (L/ES/S)

Les pages « Repères littéraires » retracent l’évolution qu’a subie la construction du personnage de roman au fil des transformations de la société et de la suc-cession des mouvements littéraires. Chacun des textes qui apparaissent dans les séquences de ce chapitre peut être rattaché à une grande période de l’histoire littéraire et culturelle. La consultation de ces pages aide l’élève à situer les œuvres étudiées dans leur époque et leur contexte.

PISTES D’EXPLOITATION

Le tableau de Giuseppe de Nittis (p.  43 ES/S et Techno / p. 45 L/ES/S), peintre qui se rapprocha du mouvement impressionniste, traite d’un thème contemporain, inspiré par une activité ordinaire de la société bourgeoise de Paris, et s’efforce de saisir dans ses moindres détails l’atmosphère d’un moment  : on peut le rapprocher du texte de Zola (p.  110 ES/S et Techno / p.  112 L/ES/S), où est représentée, dans tout son réalisme, une scène de repas. Le Nouveau Roman, dont les fondements sont posés dans le recueil d’essais de Nathalie Sar-raute L’Ère du soupçon, trouve son illustration dans les chapitres consacrés au roman  : dans la séquence 1, « La construction du personnage : l’en-trée en scène du héros  du XVIIe siècle à nos jours », le passage de La Modification, de Michel Butor (p.  56 ES/S et Techno / p.  58 L/ES/S)  ; dans la séquence  2, « Le portrait dans les romans du XVIIe siècle au XXe siècle », l’extrait d’Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (p. 77 ES/S et Techno / p. 79 L/ES/S) ; les extraits de Marguerite Duras peuvent être reliés à ce mouvement, malgré les dénégations de l’auteur : dans la séquence 2, « Le portrait dans les romans du XVIIe siècle au XXe siècle », Un barrage contre le Paci-fique (p. 76 ES/S et Techno / p. 78 L/ES/S) ; dans la séquence 4, « Les scènes de repas dans les romans du XVIe siècle au XXe siècle », Moderato Cantabile (p.  114 ES/S et Techno / p.  116 L/ES/S)  ; dans la séquence 5, « Visages de la folie dans les romans du XVIIIe siècle au XXe siècle », Le Ravissement de Lol V. Stein ; dans la partie « Étude de la langue », Mar-guerite Duras, Le Marin de Gibraltar (p. 413 ES/S et Techno / p.  533 L/ES/S)  ; dans les « Outils d’ana-lyse », l’extrait de Michel Butor, La Modification (p.  431 ES/S et Techno / p.  551 L/ES/S).

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Français 1re – Livre du professeur

Paragraphes des Repères littéraires

Textes et entrées dans le chapitre « Le personnage de roman du XVIIe siècle à nos jours »

Aux origines du personnage de roman

SÉQUENCE 3 – De la rencontre amoureuse à la séparation dans les romans du XVIIe siècle au XXe siècle• Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie (p. 99 ES/S et Techno / p. 101 L/ES/S); SÉQUENCE 4 – Les scènes de repas dans les romans du XVIe au XXe siècle : une mise en scène des personnages• François Rabelais, Gargantua (p. 104 ES/S et Techno / p. 106 L/ES/S).

Le XVIIe siècle : les personnages se diversifient

SÉQUENCE 1 – La construction du personnage : l’entrée en scène du héros  du XVIIe siècle à nos jours• Paul Scarron, Le Roman comique (p. 46 ES/S et Techno / p. 48 L/ES/S)SÉQUENCE 2 – Le portrait dans les romans du XVIIe siècle au XXe siècle• Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves (p. 66 ES/S et Techno / p. 68 L/ES/S)• Paul Scarron, Le Roman comique (p. 68 ES/S et Techno / p. 70 L/ES/S)Séquence 3 – De la rencontre amoureuse à la séparation dans les romans du XVIIe siècle au XXe siècle• Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves (p. 84 ES/S et Techno / p. 86 L/ES/S)

Le XVIIIe siècle : le personnage est un « individu »

SÉQUENCE 1 – La construction du personnage : l’entrée en scène du héros  du XVIIe siècle à nos jours• Denis Diderot, Jacques le Fataliste (p. 48 ES/S et Techno / p. 50 L/ES/S)• Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (p. 50 ES/S et Techno / p. 52 L/ES/S)SÉQUENCE 3 – De la rencontre amoureuse à la séparation dans les romans du XVIIe siècle au XXe siècle• L’Abbé Prévost, Manon Lescaut (p. 88 ES/S et Techno / p. 90 L/ES/S)SÉQUENCE 5 – Visages de la folie dans les romans du XVIIIe au XXe siècle• Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (p. 124 ES/S et Techno / p. 126 L/ES/S)

Le XIXe siècle : le personnage « réaliste »

SÉQUENCE 1 – La construction du personnage : « l’entrée en scène du héros » du XVIIe au XXe siècle• Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale (p. 52 ES/S et Techno / p. 54 L/ES/S)SÉQUENCE 2 – Le portrait dans les romans du XVIIe siècle au XXe siècle• Stendhal, Le Rouge et le Noir (p. 70 ES/S et Techno / p. 72 L/ES/S)• Honoré de Balzac, Eugénie Grandet (p. 72 ES/S et Techno / p. 74 L/ES/S)• Gustave Flaubert, Madame Bovary (p. 73 ES/S et Techno / p. 75 L/ES/S)SÉQUENCE 3 – De la rencontre amoureuse à la séparation dans les romans du XVIIe siècle au XXe siècle• Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale (p. 90 ES/S et Techno / p. 92 L/ES/S)SÉQUENCE 4 – Les scènes de repas dans les romans du XVIe au XXe siècle : une mise en scène des personnages• Gustave Flaubert, Madame Bovary (p. 108 ES/S et Techno / p. 110 L/ES/S)• Émile Zola, L’Assommoir (p. 110 ES/S et Techno / p. 112 L/ES/S)SÉQUENCE 5 – Visages de la folie dans les romans du XVIIe au XXe siècle• Honoré de Balzac, Adieu (p. 128 ES/S et Techno / p. 130 L/ES/S)• Corpus Bac (Séries générales) : Émile Zola, Thérèse Raquin (p. 140 ES/S / p. 142 L/ES/S)• Corpus bac (Séries technologiques) : Stendhal, Le Rouge et le Noir (p. 140 Techno)

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Le XXe siècle : la déconstruction du personnage

Le temps des doutesSÉQUENCE 1 – La construction du personnage : « l’entrée en scène du héros » du XVIIe au XXe siècle• Alain Fournier, Le Grand Meaulnes (p. 54 ES/S et Techno / p. 56 L/ES/S)SÉQUENCE 2 – Le portrait dans les romans du XVIIe siècle au XXe siècle• Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs (p. 74 ES/S et Techno / p. 76 L/ES/S)SÉQUENCE 4 – Les scènes de repas dans les romans du XVIe au XXe siècle : une mise en scène des personnages• Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe (p. 112 ES/S et Techno / p. 114 L/ES/S)

La fin du personnage ?SÉQUENCE 1 – La construction du personnage : « l’entrée en scène du héros » du XVIIe au XXe siècle• Michel Butor, La Modification (p. 56 ES/S et Techno / p. 58 L/ES/S)• Albert Camus, L’Étranger (p. 60 ES/S et Techno / p. 62 L/ES/S)SÉQUENCE 2 – Le portrait dans les romans du XVIIe siècle au XXe siècle• Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique (p. 76 ES/S et Techno / p. 78 L/ES/S)• Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (p. 77 ES/S et Techno / p. 79 L/ES/S)SÉQUENCE 4 – Les scènes de repas dans les romans du XVIe au XXe siècle : une mise en scène des personnages•Marguerite Duras, Moderato cantabile (p. 114 ES/S et Techno / p. 116 L/ES/S)

Des personnages plurielsSÉQUENCE 3 – De la rencontre amoureuse à la séparation dans les romans du XVIIe siècle au XXe siècle•Albert Cohen, Belle du seigneur (p. 94 ES/S et Techno / p. 96 L/ES/S)SÉQUENCE 5 – Visages de la folie dans les romans du XVIIIe au XXe siècle• François Mauriac, Thérèse Desqueyroux (p. 132 ES/S et Techno / p. 134 L/ES/S)• Corpus Bac (Séries générales) : André Malraux, La Condition humaine ; Albert Camus, L’Étranger (p. 142 ES/S / p. 144 L/ES/S)• Corpus Bac (Séries technologiques) : André Malraux, La Condition humaine (p. 142)

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Français 1re – Livre du professeur

QUESTIONS

1. Cherchez l’étymologie du mot « héros »  : quels personnages présents dans les textes du manuel, selon vous, peuvent être nommés « héros » ? Pour quelle raison ? Quels personnages ne peuvent être nommés ainsi ?2. Effectuez une recherche sur l’Iliade et sur l’Odys-sée, puis lisez les textes de Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, (p. 99 ES/S et Techno / p. 101 L/ES/S) et de François Rabelais, Gargantua, (p.  104 ES/S et Techno / p. 106 L/ES/S) : pourquoi peut-on rapprocher leurs personnages des héros peints par Homère ? Quelles différences pouvez-vous obser-ver ?3. Les termes « satire » et « parodie » apparaissent plusieurs fois dans la page 42 ES/S et Techno / page 44 L/ES/S. Reportez-vous aux textes écrits par les auteurs évoqués  : pourquoi peut-on parler, dans leurs écrits, de satire et de parodie ? 4. Le personnage de roman au XIXe siècle est dit « réaliste » : dressez la liste des formules qui, dans la page « Repères littéraires », permettent de com-prendre le sens de cet adjectif. Quel mot, dans cette page, s’oppose au mot « réaliste » ? Parcourez ensuite le manuel, en classant les personnages de roman selon qu’ils sont réalistes, ou non.5. Cherchez les différents extraits qui abordent la question de la passion amoureuse  : à quelles époques ont-ils été écrits ? Quelle image de l’amour donnent-ils ? Que pouvez-vous en conclure, en ce qui concerne la relation entre le genre du roman et le thème de l’amour ?6. Cherchez une définition des mots « individu » et « subjectivité », puis retrouvez dans le manuel les textes dont les auteurs sont cités dans les para-graphes « aux origines du roman », « le XVIIe siècle  : les personnages se diversifient », « Le XVIIIe siècle : le personnage est un individu »  : pourquoi peut-on considérer qu’avant le XVIIIe siècle, les personnages ne représentent pas des individus ?7. Quels romans constituent la Recherche du temps perdu ? Quels horizons d’attente font naître leurs titres ? Quelle évolution marquent-ils dans la construction du personnage ?

EXPOSÉS

Le projet de Balzac, dans La Comédie humaine, est, avant tout, d’observer la réalité dans ses moindres détails. Puis il se livre à l’analyse de ses observa-tions, à leur agencement selon un plan précis, afin de saisir la vérité d’une époque et les mécanismes d’une société, mais aussi afin de mener une réflexion morale et philosophique. En effet, Balzac se fait aussi historien des mœurs, et s’intéresse aussi bien à la VIe publique des hommes qu’à leur VIe privée. Son œuvre est composée par le rassemblement de ses romans, et répond à une visée encyclopédique : Balzac veut donner un tableau de la société, comme en témoignent les titres des grands ensembles qui la composent. Les trois grandes parties qui ordonnent cette vaste fresque sociale sont intitulées « Études de mœurs », « Études philosophiques », et « Études analytiques ». Eugénie Grandet, dont le manuel pro-pose un passage dans la séquence 2 (p. 72 ES/S et Techno / p. 74 L/ES/S), appartient aux scènes de la VIe de province ; L’Adieu, dont un extrait est proposé dans la séquence 5 (p. 128 ES/S et Techno / p. 130 L/ES/S) trouve sa place dans les Études philoso-phiques, dont les plus célèbres romans sont La Peau de chagrin et Le Chef-d’œuvre inconnu.Le personnage de l’enfant ou de l’adolescent fait son apparition dans certains extraits proposés par le manuel : Le Bachelier (p. 431 ES/S et Techno / p. 551 L/ES/S) montre un narrateur devenu adulte, qui revient sur les lieux de son enfance et retrouve ses souvenirs d’alors ; souvent aussi, les romans mettent en scène le moment de l’adolescence  : Le Grand Meaulnes (p.  541 ES/S et Techno / p.  56 L/ES/S), L’Éducation sentimentale (p. 52/90 ES/S et Techno / p. 54/92 L/ES/S), Le Rouge et le Noir (p. 70 ES/S et Techno / p. 72 L/ES/S), L’Adolescent (p. 62 ES/S et Techno / p. 64 L/ES/S), Eugénie Grandet (p. 72 ES/S et Techno / p.  74 L/ES/S), Manon Lescaut (p.  88 ES/S et Techno / p. 90 L/ES/S), Le Roman de Troie (p. 99 ES/S et Techno / p. 101 L/ES/S), Le Guépard (p. 116 ES/S et Techno / p. 118 L/ES/S), Un barrage contre le Pacifique (p. 76 ES/S et Techno / p. 78 L/ES/S), Moderato cantabile (p. 114 ES/S et Techno / p. 116 L/ES/S), Le ravissement de Lol V. Stein (p. 134 ES/S et Techno / p. 136 L/ES/S). Ce type de person-nage est particulièrement original et intéressant parce qu’il montre une image d’une humanité en devenir, saisie comme au point le plus aigu d’une destinée. La figure de l’adolescent, en particulier, intermédiaire entre la figure fragile de l’enfant et la figure plus affirmée de l’adulte, saisit ce qui est sur le point de se transformer.

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 1

Texte 1 – Paul Scarron, Le Roman comique (1651-1655)

p. 46 (ES/S et Techno) p. 48 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX

– Relever les éléments caractéristiques d’un incipit.

– Repérer la dimension parodique du Roman

comique.

LECTURE ANALYTIQUE

L’entrée dans l’univers du roman

Cette première page de roman s’inscrit dans le

registre épique d’un récit qui pourrait être héroïque

illustré par la longue métaphore filée qui indique le

moment de la journée, la mi-journée, « le soleil avait

achevé plus de la moitié de sa course » (l.1). Dieux,

personnages chevaleresques et êtres fantastiques

pourraient peupler et animer cet univers. Cette

image grandiloquente laisserait donc penser à un

récit héroïque si, très vite, l’auteur ne venait lui-

même apporter malicieusement les clés de cette

entrée parodique : «Pour parler plus humainement et

plus intelligemment, il était entre cinq et six quand

une charrette entra dans les halles du Mans» (l. 7-8).

Le char du soleil qui avait contribué à construire le

registre épique renforcé par l’évocation des che-

vaux, « ils ne s’amusaient qu’à faire des courbettes »

(l. 4-5), se transforme brusquement en charrette, un

moyen de transport bien trivial et commun qu’on

imagine brinquebalant car tiré par « des bœufs fort

maigres » (l. 8-9), ce que renforce aussi l’évocation

des « halles » (l.  8) dans lesquelles elle pénètre, un

univers finalement réaliste situé avec précision, au

Mans.

L’entrée en scène des personnagesOn évoque d’abord l’attelage et le contenu de la

charrette. Les personnages sont ensuite identifiés

de la façon la plus neutre correspondant à un regard

extérieur ; il y a là « une demoiselle » (l. 12), « un jeune

homme » (l.  13), « un vieillard » (l.  27), trois person-

nages caractérisés de manière contrastée par leur

apparence et leurs vêtements, entre ville et cam-

pagne pour la jeune fille, entre misère et bonne mine

pour le jeune homme et bien que décente dans une

grande pauvreté pour le vieillard. Mis en relation

avec le titre et le thème de ce premier chapitre, ces

trois personnages correspondent aux rôles conve-

nus de la comédie représentés par le couple des

jeunes amoureux et le vieillard qui s’oppose à leurs

projets. De ces trois personnages, celui du jeune

homme est le plus développé. Son portrait est très

construit, partant de son visage caché par « un

emplâtre » jusqu’à ses pieds chaussés de « brode-

quins à l’Antique ». L’énumération de chaque partie

de son corps donne lieu à des précisions sur ses

vêtements, en piteux état, et les accessoires qu’il

porte également et qui nous renseignent sur ses

activités précédant le moment de cette histoire : les

oiseaux qu’il porte en bandoulière pourraient être le

résultat d’activités de braconnage « pies, geais et

corneilles » (l.  16) l’emplâtre pourrait empêcher

qu’on le reconnaisse ou soigner des mauvais coups

reçus à moins qu’il ne s’agisse de restes de

maquillage, enfin ses brodequins crottés disent qu’il

a battu la campagne par tous les temps. Tous les

détails de ses vêtements, leur caractère disparate,

composite, la pauvreté des matières et le mauvais

état de l’ensemble disent encore l’extrême pauvreté

de la petite troupe. Ce portrait cocasse pourrait être

le symbole du comédien qui emmène avec lui ses

rôles et sa VIe. Le narrateur semble vouloir partager

avec son public un regard amusé sur sa narration

l’inscrivant, comme on l’a vu, dans un univers épique

pour rapidement passer à un registre burlesque et

Séquence 1

La construction du personnage : « l’entrée en scène du héros » du XVIIe au XXe siècle

p. 45 (ES/S et Techno)p. 47 (L/ES/S)

Problématique : Comment le personnage se construit-il au fil du roman ? Quels sont les différents types de personnages romanesques ?

Éclairages : Les extraits des romans qui constituent ce groupement de texte sont des incipit, seuil du roman où se lisent les premiers éléments constitutifs de la fiction, le cadre spatio-temporel de l’histoire et où le ou les premiers personnages entrent en scène. La problématique de ce groupement de textes qui s’échelonnent du XVIIe siècle au XXe siècle consiste à interroger les circonstances de la présentation de ces héros révélateurs de l’histoire qui va se jouer, des catégories du roman et de l’Histoire du genre en cours d’élaboration. Au cœur du pacte de lecture, la première rencontre avec le héros permet au lecteur de construire une première représentation de l’œuvre, de son contexte et de son orientation interprétative.

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Français 1re – Livre du professeur

contrasté  : les oppositions qui se succèdent sont

pour la plupart nettement comiques et l’exagération

en est un ressort fréquent. Non content de cette

connivence, il interpelle à travers de ses commen-

taires son lecteur : «Pour parler plus humainement et

plus intelligemment...» (l. 8) «Quelque critique mur-

murera de la comparaison à cause du peu de pro-

portion qu’il y a de la tortue à un homme, mais j’en-

tends parler… » (l. 30-31). « je m’en sers de ma seule

notoriété. Retournons à notre caravane.» (l. 32-33).

En s’adressant ainsi au lecteur, il fait de lui son com-

plice mais il lui signifie également sa liberté de ton et

lui donne en quelque sorte ses règles du jeu.

Un univers théâtralDès le titre le lecteur sait qu’il s’agit ici d’une troupe

de comédiens. Chacun de personnages est vêtu

des costumes des rôles qu’il peut interpréter, tenues

disparates qui disent leur pauvreté aussi. D’autres

détails évoquent les toiles peintes qui servent de

décors tandis que coffres et malles doivent être

emplis de costumes et d’accessoires. La comparai-

son des brodequins du jeune premier donne lieu à

l’évocation des cothurnes des acteurs de l’Antiquité.

Enfin le vieil homme porte une basse de viole qui

doit accompagner des intermèdes musicaux. Tout

ici permet de restituer l’univers du théâtre et annon-

cer une représentation qui devrait avoir lieu dans les

halles du Mans où arrivent les comédiens.

SynthèseL’arrivée de cette petite troupe de comédiens est en

soi un spectacle de comédie. Sur fond des halles du

Mans, les personnages «entrent en scène» dans des

costumes inattendus pour un spectacle imprévisible

pouvant tenir à la fois de la farce et de la tragédie.

CONJUGAISON

Les verbes « eussent voulu » et « eusse achevé » sont

conjugués au plus-que-parfait du subjonctif. Ce

temps et ce mode sont employés ici pour marquer

dans des subordonnées de condition, dans une

langue littéraire, l’irréel du passé.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Il faudra absolument que les élèves respectent les

indices spatio-temporels du récit d’origine, et veillent

à situer le récit au XVIIe siècle  : sans aller bien sûr

jusqu’à une reconstitution fidèle du décor, on les

mettra en garde contre les anachronismes. On valo-

risera les textes sinon comiques, du moins humoris-

tiques, et particulièrement les copies qui auront

aussi plagié les récits héroïques (par exemple les

épithètes homériques). On les invitera à être plus

particulièrement attentifs aux descriptions.

Texte 2 – Denis Diderot, Jacques le Fataliste (1796)

p. 48 (ES/S et Techno) p. 50 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Distinguer des modalités énonciatives.

– Déterminer les codes et conventions de l’écriture

romanesque.

LECTURE ANALYTIQUE

Un couple de personnagesOn ne sait, en fait, quasiment rien des deux person-

nages en présence que l’on appelle « Le Maître » et

« Jacques ». En attestent les nombreuses questions

introductives adressées par le lecteur au narrateur

«Comment s’appelaient-ils ? « (l. 1) auquel ce dernier

répond avec une grande désinvolture : « Que vous

importe ?» (l. 2). La désignation «Le Maître» introduit

juste un rapport hiérarchique entre lui et Jacques

que l’on devine être son valet. Rapport validé par le

tutoiement qu’il lui adresse et le vouvoiement qui lui

est retourné. La discussion que le lecteur surprend

après quelques lignes de présentation des person-

nages lui permet de reconstituer dans le dialogue

l’histoire de Jacques, le valet bien nommé, Jacques,

s’est enrôlé dans un régiment après une dispute vio-

lente avec son père. Il a ensuite participé à la célèbre

bataille de Fontenoy, y a reçu un coup de feu dans le

genou. C’est tous ces évènements qui le conduiront

aux amours dont on attend qu’il raconte l’histoire.

Les événements sont racontés chronologiquement

avec la plus grande concision jusqu’à la litote  : « il

prend un bâton et m’en frotte un peu durement les

épaules » (l.  15). Le Maître a deux attitudes très

opposées  : tout d’abord, une attitude bienveillante

animée par l’envie de savoir, de découvrir l’histoire

des amours de son valet. Puis une attitude violente

telle qu’elle pouvait exister alors entre maître et valet

«une colère terrible et tombant à grands coups de

fouet sur son valet...». Cette ambivalence est tout à

fait conforme à ce que nous montre la comédie.

Le brouillage des genresL’histoire de Jacques et de son valet tient à la fois de

la comédie, un genre facilement repérable à la mise

en page, à la désignation des personnages et aux

dialogues, comme on peut le lire des lignes 6 à 33,

et qui constitue une très courte scène qui va intro-

duire un récit au passé « L’aube du jour parut « (l. 46).

Ce récit lui-même est fréquemment interrompu par

des adresses directes du narrateur au lecteur faites

au présent d’énonciation «Vous voyez, lecteur... »

(l. 39). Jacques, comme l’indique le titre du roman,

semble adepte de la philosophie fataliste. Selon lui,

et son capitaine, tout ce qui arrive devait arriver, lais-

sons faire le destin. Cette philosophie qu’on nom-

mera quelques années plus tard déterministe

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 1

énonce un principe universel de causalité  : ainsi,

c’est parce qu’il a reçu une balle dans le genou qu’il

a rencontré l’amour. Et s’il reçoit des coups de son

maître, c’est qu’il devait les recevoir « Celui-là était

apparemment encore écrit là-haut... » (l. 37-38). Le

goût pour la litote de Jacques, la stichomythie du

dialogue et l’enchaînement rapide et mécanique des

actions qui construisent son destin, comme celui du

Candide de Voltaire, tout concourt à rendre le texte

drôle jusqu’à l’ironie.

Les pouvoirs du narrateurDès les premières lignes, répondant aux questions

légitimes d’un lecteur qui s’engage dans une histoire

« Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? » Par

une sorte d’indifférence, voire de mépris « Que vous

importe ? », le narrateur prend le risque de voir ce

lecteur le quitter. Un risque bien calculé car c’est

précisément cette distance ironique feinte qui pique

la curiosité de ce même lecteur. Le narrateur joue

avec le lecteur de son pouvoir sur les personnages

et leur histoire « Qu’est-ce qui m’empêcherait de

marier le maître et de le faire cocu ? » (l. 42) Il veut

faire le récit des amours de Jacques en évoquant

pour le lecteur nombre de scénarii possibles, des cli-

chés romanesques attendus, qu’il réfère au genre du

conte où en effet tout est permis : « Qu’il est facile de

faire des contes ! » (l. 44). C’est donc dans la catégo-

rie du conte que Diderot inscrit le début de son récit,

un conte philosophique qui pourrait interroger le

fatalisme ce qui explique cet incipit inattendu où ce

sont les possibles du récit qui sont interrogés. Tout

semble vraiment commencer ensuite quand le nar-

rateur redonne la parole à Jacques qui pourra faire

enfin entendre son récit à un lecteur impatient.

SynthèseCet incipit se démarque des entrées en scène tradi-

tionnelles des héros romanesques. Le mélange des

genres, entre théâtre et récit, les nombreuses inter-

pellations facétieuses du narrateur au lecteur

semblent construire un genre inattendu, très inhabi-

tuel livrant, en quelque sorte, les personnages et le

lecteur à eux-mêmes.

GRAMMAIRE

Deux modalités énonciatives se succèdent dans cet

incipit : un récit canonique faisant alterner le passé

simple pour construire les actions du récit et l’impar-

fait pour représenter l’arrière plan de la narration, à

l’exemple des lignes 34 à 36. Mais le narrateur inter-

pelle également son lecteur dans l’actualité du

temps de l’énonciation utilisant alors des formes du

présent  : « vous voyez lecteur que je suis en beau

chemin et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire

attendre… » (l.  39-40). Le texte intègre également

des insertions de dialogue théâtral, formes du dis-

cours qui coïncide aussi avec le moment de l’énon-

ciation (l. 6-33).

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

On pourra proposer aux élèves de rappeler com-

ment la tradition romanesque traite le personnage

(on les renverra aux repères littéraires) puis ils utilise-

ront leurs réponses aux questions 4 à 7.

Texte 3 – Choderlos de Laclos, Les Liaisons

dangereuses (1782)

p. 50 (ES/S et Techno) p. 52 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Recomposer les éléments constitutifs d’un incipit

implicite.

– Dégager le portrait de l’épistolière.

LECTURE ANALYTIQUE

Une situation initiale à recomposerLe roman épistolaire doit construire son cadre narra-

tif au travers d’informations données de manière

incidente dans le cours de la lettre. C’est l’enjeu de

la lecture de cette première lettre du roman pour le

lecteur qui doit y retrouver toutes les informations lui

permettant d’entrer dans la fiction. Il s’agit d’abord

de la situer dans une période. Les marques du XVIIIe

siècle sont lisibles d’abord dans l’évocation «des

bonnets», «pompons» et «parures» et surtout dans

l’énoncé des occupations de la narratrice révélant

les caractéristiques d’une VIe très mondaine, d’un

milieu très aisé  : les occupations de la jeune fille

«harpe», «dessin», «lecture» et sa soumission aux

codes sociaux (l’obéissance à sa mère, les obliga-

tions pour les repas, les heures de rencontre pro-

grammées avec sa mère...) et enfin la présence de

domestiques «J’ai une femme de chambre à moi»

(l. 8). Il s’agit aussi de recomposer l’action : la narra-

trice a quitté le couvent où elle a reçu une éducation

stricte et elle ne peut donc communiquer que par

lettre avec son amie Sophie restée, elle, dans ce

même couvent. De l’éducation très stricte du cou-

vent, Cécile est passée à une relative liberté qu’elle

apprécie tout particulièrement. Elle peut même avoir

son coin secret dans ce «joli secrétaire», elle peut

vaquer à ses occupations, lire, dessiner, jouer de la

musique sans crainte d’être grondée ; mais elle peut

aussi ne rien faire. Dans cette nouvelle VIe, Cécile

Volanges semble attendre avec impatience le

moment où on lui présentera – autre caractéristique

de l’époque – son futur époux, «le Monsieur» tant

attendu (l.  26). Les relations qu’entretient Cécile

Volanges avec sa mère lui conviennent parfaite-

ment : elle discute avec elle, lui laisse des libertés.

Cécile est même étonnée et ravie d’être consultée

«sur tout» (l. 7). La jeune fille passe ainsi d’une stricte

sujétion à une certaine autonomie, celle de la jeune

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Français 1re – Livre du professeur

fille à marier qui doit apprendre à se comporter dans

le Monde dans lequel elle fait son entrée.

Un type de personnageLe couvent est un milieu fermé où les jeunes filles

doivent rester jusqu’à leur mariage pour y être édu-

quées, y apprendre leur rôle ou plutôt leurs devoirs

de femme. Elles y apprennent entre autre la musique

et le dessin et pratiquent la lecture. Les pension-

naires doivent subir la sévérité constante des sœurs

«Mère Perpétue n’est pas là pour gronder» (l.14-15).

En revanche, les relations entre les jeunes filles

semblent sereines, voire détendues «je n’ai pas ma

Sophie pour causer et pour rire» (l. 16-17) et peuvent

aller jusqu’à des liens très forts «Je t’aime comme si

j’étais encore au Couvent» (l. 59). La scène du cor-

donnier nous révèle l’impatience qui anime Cécile

Volanges de découvrir celui qu’on lui aura choisi

comme mari. Et c’est de cette impatience que naît le

quiproquo de cette scène. Ce monsieur inconnu

d’elle arrive en carrosse, on la fait demander... « Si

c’était le Monsieur ? « s’interroge-t-elle déjà. Il est

bien vêtu, a de bonnes manières et tient des propos

dont l’ambiguïté ne font qu’ajouter au trouble de la

jeune fille «Voilà une charmante Demoiselle, et je

sens mieux que jamais le prix de vos bontés»

(l. 35-36). De plus, il tombe à ses genoux comme le

ferait un prétendant ! Elle tire de sa méprise et de la

honte qu’elle a éprouvée, une leçon pour l’avenir : il

faudra désormais aborder les rencontres futures

avec calme et mesure. Le personnage de Cécile

Volanges est représentatif du personnage de «la

jeune fille innocente» qui a tout à découvrir de la VIe

et qui aspire à la rencontre amoureuse qui l’emmè-

nera vers sa VIe d’adulte.

Gommer la fictionTout semble authentique dans cet échange épisto-

laire  : la correspondance est motivée puisqu’elle

semblait promise «je tiens parole» (l.  1)  ; les liens

avec la destinataire, Sophie, leur passé commun

sont rappelés; le ton de la confidence entre jeunes

filles complices est partout présent. Figure même un

post-scriptum évoquant l’envoi de la lettre qui

semble attester de la réalité de l’échange. Ce dis-

cours différé caractéristique du genre épistolaire

renforce pour le lecteur l’illusion de réel. L’échange

est au présent, saisissant les faits dans leur actua-

lité  ; l’interlocutrice est constamment interpellée

sous des formes marquant des liens affectifs forts

«ma Sophie», «Ta pauvre Cécile» (l. 39) ; le scripteur

livre ses réactions, ses sentiments «combien j’ai été

honteuse» (l. 50-51). L’ensemble donne, en fait, une

vraie lecture du personnage  : une jeune fille dans

toute son innocence, impatiente de rentrer dans sa

VIe d’adulte, de connaître l’amour.

SynthèseCette première lettre des Liaisons dangereuses

donne à découvrir l’autoportrait spontané et sincère

de la jeune ingénue qui va devenir la proie des deux

libertins du roman de Laclos. Le caractère prime-

sautier de Cécile, sa naïveté, sa spontanéité se lisent

dans le désordre de son récit, les interruptions de la

rédaction et les changements de registres qui disent

la variété et la force de ses émotions nouvelles. Le

lecteur séduit et amusé par la vivacité du person-

nage, sa vitalité et son désir de bonheur entre vite

dans l’histoire de Cécile et de ses amours à venir.

GRAMMAIRE

« Et sans les apprêts que je vois faire, […] je croirais

qu’on ne songe pas à me marier… ». Le groupe pré-

positionnel peut être reformulé ainsi : Si je ne voyais

pas ces apprêts, je croirais… ». La transformation du

groupe prépositionnel en proposition subordonnée

de condition montre que nous sommes dans le sys-

tème hypothétique.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

On conseillera aux élèves de se reporter aux ques-

tions 5, 6, et 8.

Texte 4 – Gustave Flaubert, L’Éducation

Sentimentale (1869)

p. 52 (ES/S et Techno) p. 54 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser les effets de la focalisation.

– Lire le portrait du jeune héros romantique.

LECTURE ANALYTIQUE

Une histoire inscrite dans le réelL’univers décrit réfère à des lieux géographiques et

des sites véritables, identifiables par tout lecteur «le

quai Saint-Bernard» (l. 2), «l’île Saint-Louis, la Cité,

Notre-Dame» (l. 14). Cette illusion réaliste est renfor-

cée par une référence temporelle très précise «Le 15

septembre 1840, vers six heures du matin» (l. 1). Les

activités sur les quais, les bateaux à vapeur ter-

minent cette immersion dans l’univers du XIXe siècle

situé et daté. Cette inscription historique et géogra-

phique se double d’effets de réel repérables dans le

second paragraphe qui est à la fois descriptif et énu-

mératif. Il s’agit d’une accumulation presque exclu-

sivement bâtie sur une succession de brèves propo-

sitions indépendantes juxtaposées, séparées par un

point virgule qui, entremêlant sons et images,

donnent une impression de fourmillement, d’intense

agitation qui immergent lecteur et personnages

dans un cadre très réaliste, très visuel où jusqu’aux

choses, tout bouge et vit  : « les colis montaient »

(l .5), « le tapage s’absorbait » (l. 5). Après le départ

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 1

du bateau, c’est le paysage qui devient le cœur de

l’action  : «grèves de sable» (l.  27), «remous des

vagues» (l. 28), «le cours de la Seine» (l. 30), «la rive

opposée»(l.  31), «les brumes errantes» (l.  29) sont

autant de groupes nominaux qui, dans des rythmes

proches de quatre ou cinq syllabes, traduisent la

lente et constante avancée du bateau que renfor-

cent les allitérations en [r] et [l]. L’irruption du passé

simple, inhabituelle dans un texte descriptif, traduit

un paysage en mouvement correspondant à la vision

du passager : le paysage se transforme au fur et à

mesure que le bateau avance. Le paysage devenu

sujet du récit dévoile le regard du personnage prin-

cipal perdu dans sa contemplation.

Identité et portrait du personnage principalLa fiche d’identité du personnage peut s’établir

ainsi :

– son nom : Frédéric Moreau ;

– son âge : 18 ans ;

– son origine sociale  : humble «sa mère espère un

héritage» ;

– son passé récent : «nouvellement reçu bachelier» ;

– ses projets : «faire son droit» ;

– une caractéristique physique : «longs cheveux».

En dehors de «ses longs cheveux» (l. 11), rien n’est

dit du portrait du personnage. Il doit être avide de

poésie et de culture comme le laissent penser son

regret de ne pouvoir séjourner dans la capitale ou

encore l’évocation de sujets de tableaux. Il semble

quelque peu rêveur, voire mélancolique ; mais aussi

empressé, impatient de voir aboutir ses projets, ses

«passions futures» (l. 33).

Le narrateur et son personnageLe personnage est d’abord identifié comme «un

jeune homme de dix-huit ans» puis clairement

nommé de façon distanciée «M. Frédéric Moreau»

(l. 16) et, enfin, désigné par son prénom «Frédéric».

L’approche du personnage est construite selon une

gradation notable qui nous conduit du quasi-anony-

mat à une réelle proximité autorisant l’usage du seul

prénom «Frédéric». Le personnage est donc d’abord

construit selon une focalisation externe : «un jeune

homme... auprès du gouvernail, immobile» puis une

focalisation zéro où l’omniscience du narrateur per-

met de révéler d’où il vient, où il va... et, enfin, une

focalisation interne permettant de découvrir pen-

sées et sentiments «Frédéric pensait à la chambre...

à des passions futures. Il trouvait que...» (l. 32-33).

Ces variations donnent au lecteur, en changeant les

approches, une image complète du personnage.

Ainsi le narrateur porte-t-il sur son personnage un

regard qui varie au fil du texte : d’abord extérieur, il

devient omniscient et permet au lecteur de décou-

vrir le personnage dans tous ses aspects, de

construire avec lui une véritable proximité. Frédéric

Moreau apparaît ainsi, dès l’incipit, comme le héros

du roman autour duquel toute l’intrigue va se

construire. Le jeune homme romantique comme ses

rêves en témoignent mais aussi ses regards sur le

paysage, sa posture à l’avant du bateau, cheveux

longs au vent et album de dessins sous le bras

constitue bien un personnage romanesque dont les

aspirations ne seront peut-être satisfaites comme le

regard distancie du narrateur jusqu’à l’ironie peut le

faire pressentir. Il entre ainsi dans la catégorie des

héros du désenchantement, mais de ceux qui ne le

sauront même pas.

Synthèse

La fin du texte voit l’arrivée d’un personnage nou-

veau décrit selon le point de vue de Frédéric. Le

regard plutôt positif et admiratif qu’il lui porte, « un

monsieur » (l. 36) est complété par celui du narrateur

qui livre des détails qui font douter de la distinction

du nouveau personnage. Ses vêtements et son atti-

tude disent un certain mauvais goût voire la vulgarité

et la prétention du parvenu. Ce double regard dit

aussi l’ingénuité de Frédéric et combien il peut être

la victime des apparences, ce que la suite du roman

montrera peut-être.

GRAMMAIRE

L’imparfait constitue comme on le sait l’arrière-plan

du récit : il permet d’en construire le cadre. C’est le

cas dans ce début de roman où les préparatifs de

départ d’un bateau sont peints par touches, la

fumée des machines, « la Ville-de-Montereau […]

fumait » (l. 1-2) et l’agitation des passagers et des

matelots servent de toile de fond à un récit qui va

s’enclencher avec le départ du bateau : « Des gens

arrivaient […]  ; les matelots ne répondaient à per-

sonne » (l. 3-4).

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

On invitera les élèves à repérer les caractéristiques

de la description (temps – ici l’imparfait –, expan-

sions du nom, verbes de mouvement, verbes attri-

butifs…) pour choisir celles qu’il sera opportun d’ex-

ploiter, à observer comment il y a dramatisation de la

description. Ils seront attentifs aussi à tous les élé-

ments réalistes.

Texte 5 – Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes (1913)

p. 54 (ES/S et Techno) p. 56 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX

– Lire les effets d’un portrait retardé.

– Élaborer des hypothèses de lecture.

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36

Français 1re – Livre du professeur

LECTURE ANALYTIQUE

L’apparition du personnage principalLe portrait du personnage s’élabore progressive-

ment en trois grandes étapes  : une première étape

où l’on prend connaissance du personnage seule-

ment par ce que sa mère en dit, un portrait forcément

subjectif et qui apparaît vite laudatif à l’excès «Ce

qu’elle contait de son fils avec admiration...» (l.  6).

Les propos de la mère sont rapportés au discours

indirect libre annoncé par «ce qu’elle contait de son

fils» ; ces propos se fondent ainsi dans le récit et sont

mis à distance. Dans une seconde étape, on devine

sa présence à travers les expressions à caractère

métonymique «un pas inconnu» (l.  17), «ce bruit»

(l. 21), «la porte […] s’ouvrit» (l. 24). Dans la troisième

étape, on découvre enfin le personnage «C’était un

grand garçon...» (l. 28). Comme on le voit, l’arrivée

d’Augustin est théâtralisée, dramatisée : le dévoile-

ment progressif provoque un effet d’attente qui avive

la curiosité. Les métonymies, «un pas inconnu allait

et venait», «la porte du grenier s’ouvrit» relayées par

le pronom indéfini «quelqu’un», signalent juste une

présence, mais une présence énergique au pas

« assuré », « ébranlant le plafond » (l.  17-18), un

curieux qui « arpentait traversait les immenses gre-

niers ténébreux du premier étage et se perdait… »

(l. 18-19), sans crainte aucune. Il faut, ensuite, qu’il

sorte de «l’entrée obscure» pour qu’enfin on découvre

«un grand garçon de dix-sept ans environ» (l. 28).

Les relations entre les personnagesDès le début, une différence d’éducation évidente

apparaît : alors qu’Augustin peut braconner, suivre la

rivière, chercher des œufs de poule d’eau, François,

lui, n’ose même pas rentrer à la maison quand il a un

accroc à sa blouse. Augustin a parcouru et exploré

sans autorisation les différents greniers, il en a même

ramené des éléments de feu d’artifice. «J’hésitai une

seconde...»(l. 34), «Nous étions tous les trois le cœur

battant» (l.  23) sont des réactions qui traduisent

l’étonnement d’un narrateur déconcerté par un com-

portement troublant. Des réactions qui révèlent sa

sagesse, sa bonne éducation, sa timidité aussi.

Des hypothèses de lectureCette entrée en scène laisse penser à une dépen-

dance future de François subjugué par Augustin et

subissant déjà son influence «J’allai vers lui» (l. 35)

précise-t-il. Le début du récit évoque tout de suite le

cadre spatial  : nous sommes chez les parents de

François, dans une grande école aux chambres d’ad-

joints devenues des greniers. Des greniers «où l’on

mettait sécher le linge, le tilleul et mûrir les pommes»

(l. 19-20). «Le Cours supérieur» où l’on préparait le

brevet d’instituteur, «Le chapeau de feutre et la

blouse noire sanglée d’une ceinture»(l.  29-30) qui

évoquent la tenue des écoliers sont des images

caractéristiques du début du XXe siècle. C’est dans

ce contexte que l’histoire va se poursuivre, dans ce

décor que les deux écoliers vont vivre des aventures

où l’on imagine bien que l’un jouera le rôle de l’initia-

teur, du « meneur » tandis que l’autre, le narrateur, sui-

vra avec crainte et envie son ami.

SynthèseOn voit comment dans ce récit rétrospectif de l’ar-

rivé du héros chez le narrateur, l’événement est vu

au travers des conséquences qu’il va provoquer.

Personnage énigmatique et fascinant Le Grand

Meaulnes captive le narrateur dès son apparition

subite et il l’entraîne aussitôt dans des activités

interdites et dangereuses sources d’émotion et du

plaisir de la transgression. Le narrateur tranquille et

secret va voir sa VIe changer, c’est ce que le lecteur

peut imaginer en découvrant par le regard de Fran-

çois Seurel le héros éponyme de cette histoire.

GRAMMAIRE

Le temps dominant du premier paragraphe est le

plus-que-parfait. Ce temps indique l’antériorité

d’actions du passé par rapport à un moment écrit

également au passé. Dans ce récit de la visite d’une

femme et de son fils, le voyage pour parvenir jusqu’à

la maison du narrateur, la mort accidentelle du fils

cadet et sa décision de mettre l’aîné en pension,

sont antérieurs au récit au passé simple de cette

visite : « elle fit même signe à la dame de se taire »

(l. 13). L’utilisation du plus-que-parfait fait entendre

la voix de la mère de Meaulnes comme l’indique la

précision « à ce qu’elle nous fit comprendre » (l. 2).

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Il sera nécessaire de respecter la concordance

passé. Il faudra aussi illustrer les traits de caractères

avancés par de petites anecdotes ou le récit de

d’habitudes d’Augustin. Enfin, pour que le portait

soit cohérent, on conseillera de dresser un rapide

portrait de la mère d’Augustin d’après les informa-

tions délivrées dans l’extrait, et de récapituler ce que

l’on sait d’Augustin ; les élèves auront intérêt à noter

au brouillon quelques phrases de commentaire

comme « Moi qui n’osais plus rentrer à la maison

quand j’avais un accroc à ma blouse, je regardais

Millie avec étonnement » (l. 11-12).

Texte 6 – Michel Butor, La Modification (1957)

p. 56 (ES/S et Techno) p. 58 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser les effets d’une énonciation inattendue.

– Lire les caractéristiques de l’école littéraire du

« Nouveau Roman ».

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 1

LECTURE ANALYTIQUE

Le narrateur s’adresse à un «vous» d’abord difficile-

ment identifiable. Un « vous » qui demande au lecteur

de suivre en quelque sorte le personnage qu’il

découvre, qui se construit sous ses yeux. L’utilisation

du présent ajoute à ce «brouillage» : les événements

et les choses se construisent au fur et à mesure que

le personnage et la lecture avancent. En fait, ce

« vous » interpellé vient d’atteindre les « quarante-cinq

ans» (l. 15), il prend le train pour se rendre à Rome

pour quelques jours. Plus loin on comprend que le

personnage a des enfants « pour les enfants » (l. 19) et

des liens proches avec deux femmes dont on apprend

le nom, « pour Henriette et pour Cécile » (l. 19). Le lec-

teur est amené à partager tout au long des deux pre-

miers paragraphes les sensations physiques du per-

sonnage, sa relative faiblesse «vous essayez en vain

de pousser un peu plus le panneau coulissant» (l. 3-4),

«vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu’elle

soit» (l. 9-10) et les douleurs qui en résultent. Douleurs

dont l’irradiation progressive est bien marquée, étape

par étape, par cette longue énumération « non seule-

ment dans vos phalanges, dans votre paume, votre

poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi,

dans toute la moitié du dos et vos vertèbres depuis

votre cou jusqu’aux reins» (l. 10-12). L’explication de

cette faiblesse est donnée dans le paragraphe sui-

vant  : l’heure matinale mais surtout les marques du

temps déjà perceptibles même si le personnage vient

«seulement d’atteindre les quarante-cinq ans» (l. 15).

Ce début d’histoire est presque exclusivement des-

criptif  ; après une longue description des douleurs

ressenties vient une longue description du visage du

personnage principal, ses «yeux», «paupières»,

« tempes» (l  . 16-17) qui sont douloureux. La seule

action décrite est l’entrée difficile dans le comparti-

ment : une action banale sans véritable intérêt narratif

présentée avec un excès de détails. Les représenta-

tions habituelles de début de roman sont brouillées.

L’utilisation du «vous» qui superpose lecteur et per-

sonnage finit d’ajouter à ce trouble.

SynthèseDans cette écriture et énonciation singulières, le lec-

teur vouvoyé par le narrateur s’identifie au person-

nage principal du roman dont il épouse les actions

et partage les sensations. Ce n’est qu’au fil des pen-

sées du personnage qu’il comprend l’intrigue qui se

met en place, une escapade pour quelques jours à

Rome, un voyage qui ne doit pas être divulgué.

Cette écriture caractéristique des expériences des

écrivains du Nouveau Roman est déroutante et elle

conduit le lecteur à s’interroger sur les codes habi-

tuels du roman et leurs effets.

GRAMMAIRE

La première phrase du roman est écrite sous la

forme de deux propositions indépendantes cordon-

nées qui marquent la succession de deux actions du

personnage. C’est ainsi que s’enclenche le récit

sans qu’un contexte précis n’ait été construit préa-

lablement.

Lecture d’images – « Figures de Don quichotte : le chevalier à la triste figure »

p. 57 (ES/S et Techno) p. 59 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comprendre l’évolution d’un mythe à travers les

époques.

– Étudier le traitement plastique d’une parodie.

LECTURE ANALYTIQUE

1. Représentations de Don QuichotteCes deux gravures sont contemporaines, elles

datent du XIXe siècle et ont servi d’illustrations au

roman de Cervantès. Si elles mettent en scène le

héros au centre de l’image, assis dans un fauteuil

dans sa bibliothèque, elles différent pourtant nota-

blement. Dans la première, celle d’Octave Uzanne,

la perspective adoptée, la contre-plongée, rend le

personnage imposant et insiste sur sa grande taille,

avec son corps vu de trois quart qui met en valeur la

longueur de ses jambes qui deviennent un axe de

composition de la scène. Sa tenue, ses vêtements

soignés, la raideur de la pose, le visage fermé et le

regard figé, tout contribue à faire de lui ce gentil-

homme, cet hidalgo solitaire que peignent les pre-

mières lignes de l’ouvrage. En arrière plan les élé-

ments du décor et les meubles renvoient à la raideur

et à la lourdeur décorative du siècle d’or : haute et

inconfortable cathèdre en bois travaillé, pieds du

bureau tournés, murs damassés. Toutefois quelques

détails annoncent la métamorphose qui s’apprête :

les pièces d’une armure de grande taille occupent

l’espace resté libre du décor, du haut de l’image

jusqu’au sol où elles rejoignent des livres ouverts et

entassés sur le sol dans un grand désordre : tout est

réuni pour que les récits lus pendant les longues

nuits d’insomnie deviennent les rêves et fantasma-

gories de Don Quichotte. La gravure de Gustave

Doré saisit le personnage dans le délire provoqué

par ses lectures. Pris de face et en plongée le per-

sonnage un livre à la main brandit une épée dans un

large mouvement provoqué par ce qu’il semble

regarder devant lui, le regard exorbité. Dans une

position peu flatteuse, les vêtements en piteux état,

dans un décor mal tenu si l’on en juge par le sol

terne et les souris qui le parcourent, Don Quichotte

paraît totalement égaré. Les raisons de cette folie

l’entourent occupant le reste du décor : il s’agit de

personnages fantastiques et effrayants à l’image de

cette énorme tête vivante posée sur le sol, des dra-

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Français 1re – Livre du professeur

gons au-dessus de son fauteuil, des géants qui

maintiennent prisonnières de jeunes filles comme on

le voit dans l’angle droit de la gravure. Des armures

et des blasons, des lances et des chevaux s’ajoutent

à la scène : tous les éléments de l’univers féerique

des romans du Moyen-âge sont réunis pour peupler

le bureau de Don Quichotte et son esprit. Les deux

illustrations représentent donc le passage du héros,

hobereau solitaire d’une bourgade de la Manche à la

figure du chevalier qu’il rêve de d’incarner. La deu-

xième illustration représente bien ce moment où

Don Quichotte devient ce chevalier affublé comme

ceux des romans d’une épithète « le chevalier à la

triste figure » lui permettant de rejoindre ainsi le

« chevalier au lion » et ces autres chevaliers errants.

2. Un début du récit comique et parodiqueLe court extrait du début du roman explique bien la

métamorphose du héros  : la lecture que pratique

Don Quichotte de manière exagérée, il ne fait plus

que cela, nourrit son imagination jusqu’à lui faire

croire à la réalité des mondes qui sont représentés

dans des fictions qu’il dévore. Dans un monde qui

n’est plus celui du Moyen-âge, qui n’en a plus les

valeurs il croit pouvoir vivre selon un idéal dépassé :

la gloire n’est plus permise à une noblesse devenue

pauvre mais condamné à ne pas travailler pour ne

pas déroger à sa condition et à la noblesse et la

pureté de son sang. Le service dû à son pays n’est

plus de mise non plus. Devant cette impossibilité de

trouver dans le réel des raisons de vivre Don Qui-

chotte, retourne dans le passé par la lecture et y

revit grâce à son imagination, et/ou sa folie.

SynthèseCes quelques lignes offrent l’occasion de retrouver

de manière extrêmement sommaire les lieux com-

muns des romans de chevalerie dont l’énumération

produit un effet comique mais également parodique.

Tous les ingrédients sont réunis : de l’enchantement

aux tempêtes et aux amours dans une diversité qui

confine « aux extravagances ». Mais n’est-ce pas la

définition de l’errance de Don Quichotte ?

Œuvre intégrale – Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves (1678)

p. 58 (ES/S et Techno) p. 60 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comprendre comment la psychologie du

personnage romanesque s’étoffe au XVIIe siècle.

– Comprendre la relation entre cadre historique et

intrigue amoureuse.

– Découvrir la question de la vraisemblance.

POUR COMMENCER…

1. Les premières de couverture des éditions repré-

sentées constituent des choix pour mettre en valeur

différentes dimensions de l’œuvre. Une description

de chaque image conduira à le repérer. Celle de

l’édition GF affiche une des scènes clef de l’histoire

quand la Princesse de Clèves aperçoit dans un

miroir le vol que Monsieur de Nemours opère de son

portrait et qui symbolique la passion que les deux

personnages éprouvent l’un pour l’autre  : La Prin-

cesse de Clèves y apparaît donc comme un roman

d’amour. L’éditeur de la collection « Étonnants clas-

siques » a choisi de montrer le cadre historique du

roman : il représente la cour et la foule indistincte qui

la fréquente dont tous les regards sont tournés vers

un portrait en hauteur, celui du roi. Un seul person-

nage féminin dont on imaginera qu’il s’agit du per-

sonnage éponyme apparaît clairement face à une

autre silhouette de dos, isolée qui pourrait représen-

ter le duc de Nemours. À noter l’effet de citation de

Velázquez car le personnage de madame de Clèves

évoque un des personnages représenté dans le

tableau « les Ménines » ce qui ancre davantage le

récit dans le contexte d’une cour royale. La dimen-

sion historique de la nouvelle ou du petit roman est

ici soulignée. Dans la troisième édition c’est le per-

sonnage de madame de Clèves qui est privilégié

avec un portrait qui pourrait la représenter et où

apparaissent sa jeunesse, sa beauté, sa réserve

aussi et l’extrême soin porté à sa tenue qui dit autant

le désir de plaire que la gloire de son rang. Ces trois

éditions mettent chacune en évidence un élément

important du roman, la figure de l’héroïne au centre,

celle de madame de Clèves, ou le contexte histo-

rique d’un roman ancré dans une période précisé-

ment datée ou enfin un genre d’histoire, celle d’une

passion amoureuse.

CONTEXTE DE L’ŒUVRE…

Un auteur anonyme2. Une fiche biographique de l’auteur construite

selon les axes proposés permettra d’inscrire

madame de Lafayette dans l’histoire culturelle et

artistique de son temps tout en revenant si néces-

saire sur le statut de la femme au XVIIe siècle. On

pourra souligner l’origine de sa famille, la petite

noblesse, qui la conduit tout de même à devenir

demoiselle d’honneur de la reine-mère Anne d’Au-

triche. Les relations qu’elle noue alors avec de

grandes dames de la cour, la reine Henriette et sa

fille par exemple ainsi qu’avec madame de Sévigné

et la fréquentation des salons lui donnent cette

culture et ce bel esprit que l’on reconnaît au Pré-

cieuses. Le comte François de Lafayette qu’elle

épouse lui donne un nom fort honorable et elle

pourra à Paris tenir salon et recevoir pour une VIe

mondaine les personnages les plus importants de la

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 1

cour et des écrivains de renommée tels que Chape-lain, Voiture. Quand elle se lance dans l’écriture avec La Princesse de Montpensier, elle le fait en collabo-ration avec Ménage. Amie de la Rochefoucauld, elle poursuit son œuvre et publie La Princesse de Clèves sans nom d’auteur. C’est ce dernier point qui pourra donner lieu à discussion des hypothèses  propo-sées : une grande dame ne doit pas se commettre en écrivant des romans ; Madame de Lafayette ne souhaitait pas qu’on puisse tenter de chercher des modèles à ses personnages  ; on a pu dire aussi qu’elle avait le goût du mystère et que cet anonymat a pu donner plus de prix encore à son roman. Toutes ces raisons peuvent être justes ensemble et elles permettent de dessiner un champ littéraire bien dif-férent de celui d’aujourd’hui.

UNE FICTION : UN RÉCIT, DES PERSONNAGES, DES SCÈNES

ROMANESQUES

La structure du roman, sa dynamique3. Le tableau ci-dessous pourra être complété selon l’édition choisie par le professeur au fil de la lecture. On y fait figurer les éléments qui pourront être com-mentés avec la classe. L’analyse de la structure est celle de Pierre Malandain dans La Princesse de Clèves, Études Littéraires PUF, 1985.

Tomes Evénements Péripéties

Tome 1, début

….la cour : spectacle ….

Tome 1, milieu

Le mariage de la Princesse de Clèves

Tome 1,Fin

le bal et ses effets

Tome 2,début

Horoscopes et préparatifs des fêtes

Tome 2,milieu

L’accident et ses effets

Tome 2, FinTome 3,début

La lettre de madame de Thémines au centre du livre

Tome 3,milieu

Coulommiers : l’aveu

Tome 3,fin

Le tournoi

Tome 4,début

Coulommiers : le pavillon

Tome 4,milieu

La mort de Monsieur de Clèves

Tome 4,fin

La retraite

4. La progression du récit articule les éléments du cadre historique aux péripéties de l’aventure amou-reuse. Elle commence avec l’arrivée de l’extérieur de Mademoiselle de Chartes dans ce lieu fermé qu’est la cour et la ville pour inverser le mouvement dans la deuxième partie et quitter le centre et l’intérieur vers l’extérieur pour la retraite que s’impose madame Clèves. Au centre la lettre de madame de Thémines est considérée comme un discours qui revendique l’autonomie de la femme qui fait le choix de quitter celui qu’elle aime pour ne pas déchoir de l’estime de soi.

Un personnage : la Princesse de Clèves5. Le portrait– Mademoiselle de Chartes est une jeune fille noble,

une des plus belles héritières de France qui devient

madame de Clèves en épousant le Prince de Clèves,

à l’âge de seize ans.

– C’est une très belle jeune fille qui concentre de

manière hyperbolique toutes les qualités jusqu’à la

perfection : « c’était une beauté parfaite ».

– L’habit : la cour d’Henry II est célèbre dès les premiers

mots du livre pour sa « magnificence » et son « éclat ». La

belle madame de Clèves passe la journée à se parer

avant le bal où elle rencontrera Monsieur de Nemours.

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Français 1re – Livre du professeur

– La psychologie  : Madame de Clèves éprouve

toutes les souffrances de l’amour, de la jalousie

jusqu’au renoncement, des sentiments qui la

conduiront à s’éloigner de la cour.

– La biographie  : le récit qui s’attache à la jeune

femme au moment de sa présentation à la cour et

s’achève quand elle la quitte quelques années plus

tard évoque dans la dernière ligne du roman une VIe

courte.

Les actionsHéroïne du roman, la Princesse est un personnage

qui assume le rôle que lui imposent sa haute nais-

sance et l’éducation exigeante reçue de sa mère.

Franche et loyale à un mari qu’elle n’aime pas mais

estime, elle refuse un amour coupable puis un amour

acceptable que sa morale et le souci de sa gloire lui

feront tout de même refuser. Ce sont ses valeurs qui

conduisent sa VIe et ses actions.

L’importance hiérarchiqueMadame de Clèves est le personnage central du

récit. La perspective romanesque est centrée sur

elle et le récit s’achève avec sa disparition de la

cour. Son importance hiérarchique se dit aussi dans

le caractère exceptionnel de ses actions  : l’aveu à

son mari de son amour pour Nemours, son renonce-

ment final à cet amour.

PARCOURS DE LECTURE : LECTURES ANALYTIQUES OU CURSIVES

Le parcours de lecture pourra se construire au fil des

extraits isolés ici ou qui figurent dans le manuel. Tout

dépendra du projet de lecture retenu qui peut ne pas

imposer l’étude de tous ces moments de l’histoire.

On a retenu les scènes romanesques, ces passages

souvent narratifs, descriptifs et dialogué où sont

expansés les topoï romanesques.

RÉCEPTION, INTERPRÉTATION : LA QUESTION DE LA VRAISEMBLANCE

La polémique à laquelle l’aveu de madame de

Clèves à son mari a donné lieu a été très importante

au XVIIe siècle. Bussy juge l’aveu extravagant non

parce qu’il le juge impossible mais parce qu’il trouve

contraire à la bienséance dans un roman. Cet avis

est largement partagé par les Anciens et on accuse

l’auteur d’avoir voulu ne pas ressembler aux autres

romans avant tout. On relève aussi la cruauté de

l’aveu pour le mari. (Donneau de Visé) D’autres font

l’éloge du procédé, les modernes que sont Perrault

et Fontenelle, qui y voit lui « un trait admirable et très

bien préparé ». Au XVIIIe siècle on partage encore

l’avis des Anciens, mais surtout au nom de l’authen-

ticité. On ne croit pas à la vérité psychologique de

cet aveu. Le dialogue avec la classe permettra

d’échanger les arguments pour une réception

contemporaine de cet aveu sur lequel les élèves se

prononceront avec des arguments qui témoigneront

de leur lecture de l’œuvre. Comme pour la question

précédente, les raisons du retrait du monde de

madame de Clèves constitueront des axes de lec-

ture de la fin de l’œuvre et seront confrontés avec les

représentations des élèves qui peuvent se sentir

éloignés de telles conceptions de l’amour et de la VIe

en société mais peuvent y trouver des illustrations

du désir d’authenticité et d’estime de soi. Enfin, une

recomposition de l’histoire de La Princesse de

Clèves sous le titre du Prince de Clèves peut donne

lieu à une réflexion sur les conséquences du chan-

gement de perspective narrative, sur les transforma-

tions nécessaires de la composition et l’écriture de

certains extraits qui ne pourraient se faire que selon

le point du vue du mari de madame de Clèves.

L’œuvre qui s’achèverait plus vite donnerait lieu éga-

lement à une interprétation différente  : en quoi le

destin de monsieur de Clèves pourrait-il proposer

une autre vision de l’homme dans cette société du

XVIIe siècle ?

ENTRAÎNEMENT

CommentaireCet extrait qui se situe dans les dernières pages du

roman fait entendre le dialogue entre la Princesse de

Clèves et Nemours qui tente de la persuader de

céder à son amour. Elle refuse et lui expose ses rai-

sons. Dans le même temps il s’agit-là d’une scène

d’adieu puisque les deux amants ne se reverront

pas. Dans ce contexte particulier, on pourra propo-

ser aux élèves de développer l’analyse des raisons

alléguées par Madame de Clèves pour refuser

l’amour. On pourra également orienter le travail sur

l’expression de l’amour chez les deux personnages.

La classe pourrait être divisée en deux parties afin

que chaque groupe étudie une des deux probléma-

tiques, apporte à l’autre en complément sa réflexion

et qu’ainsi le texte soit lu dans ces deux dimensions,

rhétorique et pathétique.

DissertationLe libellé de la dissertation ressemble parfois à un

sujet de cours et il n’est pas très facile alors de

dégager une problématique pour construire la

réflexion. L’image du monde que délivre la Princesse

de Clèves peut être lue à deux niveaux : son propre

point de vue tel qu’elle le développe par exemple à

la fin de l’œuvre en refusant l’amour de Nemours. On

relèvera alors ses scrupules moraux avec le refus

d’épouser celui qui a été la cause indirecte de la

mort de son mari, sa crainte de souffrir de l’infidélité

de celui qui a déjà aimé à plusieurs reprises, …etc.

On pourra dégager ainsi les valeurs qui sont les

siennes et celles de son monde. On pourra engager

ensuite les élèves à évaluer, selon une perspective

plus contemporaine, cette société et le comporte-

ment de madame de Clèves dont le refus peut être

interprété différemment, l’orgueil ou un certain quié-

tisme, la tentation du retrait du monde, etc. La

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 1

rédaction de l’introduction mettra les élèves à

l’épreuve de ce distinguo subtile. Ils pourront ensuite

développer la vision du monde révélée par le dis-

cours du personnage éponyme de l’œuvre de

Madame de Lafayette.

Écriture d’inventionCe sujet d’invention constitue une réflexion sur la

réception contemporaine de l’œuvre de Madame de

Lafayette. Elle aura pu être préparée par l’étude de la

polémique provoquée par la scène de l’aveu (ques-

tions 6 et 8). Il y a aussi dans la scène de première

rencontre un stéréotype, celui du coup de foudre, de

l’amour au premier regard qui peut favoriser l’analyse

précise des effets de cette rencontre. On pourra aider

les élèves en leur projetant un extrait du film de Jean

Delannoy afin que les personnages en acquièrent une

réalité plus grande, leur jeunesse, leur beauté et que

le texte s’en éclaire. Les codes de la lettre auront été

étudiés auparavant afin que l’attention se concentre

sur les indices et éléments du texte à citer et à com-

menter et sur l’expression de l’émotion du lecteur.

Œuvre intégrale – Albert Camus, L’Étranger

(1942)

p. 60 (ES/S et Techno) p. 62 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Recomposer le personnage au travers de la

narration.

– Interpréter la fonction du personnage.

– Dégager une vision du monde et de la condition

humaine.

POUR COMMENCER…

La photographie qui fait entrer dans l’univers de

L’Étranger évoque la prison dans laquelle Meursault

est enfermé après son meurtre. La plongée et les

lignes des barreaux qui s’enfoncent avec le regard

vers le personnage seul au centre montrent bien

l’écrasement, l’enfermement de sa situation. La tête

baissée, les poings serrés posés sur les genoux

disent à la fois sa souffrance et peut-être la rébellion.

Le blanc et le noir évoquent un univers contrasté

entre le mal et le bien entre le propre et le sale de la

tinette, seul objet de la cellule qui ressemble davan-

tage à une cage. Pour reprendre la problématique

de lecture de cette œuvre intégrale, le lecteur peut

se demander si le personnage peut ou non sortir du

désespoir qui semble l’habiter.

La structure du roman, sa dynamique

Première partieLa première partie dure environ dix-huit jours tandis

que la seconde se déroule sur une année, le temps

de l’instruction du procès et du jugement. La pre-

mière partie est rythmée par les jours qui se succè-

dent faisant penser le lecteur à un journal intime. Les

chapitres les plus développés sont ceux qui déve-

loppent des scènes romanesques parmi lesquelles

celle de l’enterrement ou le meurtre. La VIe de Meur-

sault semble pouvoir changer dans la première par-

tie avec la rencontre avec Marie, avec qui il semble

avoir découvert le bonheur, ce que rappelle la fin du

chapitre 6 : « J’ai compris que j’avais détruit l’équi-

libre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où

j’avais été heureux ».

Deuxième partieC’est bien évidememnt le meurtre qui sert de char-

nière entre la première et la deuxième partie qui dure

environ un an. Les chapitres s’organisent selon les

grandes étapes de l’instrucution du procés : l’inter-

rogatoire, la VIe en prison, le procès, les vistes de

l’aumonier puis l’attente de l’execution.

Un personnage : MeursaultLe portrait• Aucune indication ne nous permet de nous repré-

senter le personnage principal de l’Étranger dont

on ne connaît que le nom, Meursault.

• La psychologie : Meursault semble davantage un

être de sensations que de réflexion au début de

l’œuvre. Il est peu intéressé par son travail, et semble

plutôt regarder ce qui se passe autour de lui, de sa

fenêtre ou chez ses voisins. Plutôt indifférent, il est

tout de même sensible à l’amitié qu’on lui prodigue.

Il paraît surtout très sensible aux sensations

agréables, que cela soit la chaleur du sable, la fraî-

cheur de la mer ou les baisers de Marie.

• La biographie  : le récit qui s’attache au person-

nage au moment de la mort de sa mère et ne nous

donne pas d’informations sur sa VIe antérieure. Et le

récit s’achève sur l’évocation de sa mort prochaine.

C’est donc l’histoire de la dernière année de la VIe de

l’Étranger que raconte le roman.

Les actionsHéros du roman, Meursault ne répond jamais aux

attentes des personnages qui peuplent son univers

ni à celles du lecteur de romans. S’il répond aux sol-

licitations des autres, il semble bien incapable dans

la première partie du roman de mener sa VIe. C’est

dans la seconde partie qu’il assumera son geste et

refusera d’adopter le comportement qu’on attend

de lui.

L’importance hiérarchiqueMeursault est le personnage central du récit. La

perspective romanesque est centrée sur lui et le

récit s’achève avec sa disparition. Son importance

hiérarchique se dit aussi dans le caractère étonnant

de ce qui lui arrive et dans ses réactions à ce qui se

passe dans sa VIe, cette « étrangeté au monde » qui

rend incompréhensible son attitude.

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Français 1re – Livre du professeur

PARCOURS DE LECTURE : LECTURES ANALYTIQUES OU CURSIVES

Le parcours de lecture pourra se construire au fil des

extraits isolés ici ou qui figurent dans le manuel. Tout

dépendra du projet de lecture retenu qui peut ne pas

imposer l’étude de tous ces moments de l’histoire.

On a retenu les scènes romanesques, ces passages

souvent narratifs, descriptifs et dialogué où sont

expansés les topoï romanesques.

RÉCEPTION, INTERPRÉTATION

Mourir pour la vérité c’est, selon Meursault, ne pas

s’imposer le comportement que l’on attend de vous,

c’est aussi de pas expliquer ce qui a pu donner lieu

à une interprétation erronée. C’est ainsi que tout

commence avec cette incapacité du narrateur de

pleurer la mort de sa mère au moment où l’on attend

qu’il le fasse. C’est aussi ne pas vouloir expliquer

pourquoi la chaleur, puis un reflet, ont pu donner lieu

à un comportement que tous veulent interpréter

comme le signe de l’indifférence ou de la violence.

Lors de son interrogatoire, Meursault exclut aussi de

manifester son regret ou d’afficher une foi qu’il

n’éprouve pas. Refusant ainsi de jouer au coupable

anéanti par son geste, il se perd dans l’esprit du juge

d’instruction. Enfin au nom de la vérité, il refuse que

la crainte de la mort ne lui fasse accepter un récon-

fort auquel il ne croit pas et c’est ainsi qu’il n’ac-

cepte plus les visites de l’aumônier. Seul, il ne lui

reste plus qu’à espérer les cris de haine de la foule

qui pourront donner sens à sa mort en témoignant

de la totale incompréhension de son attitude et de

son refus d’acheter par le mensonge une quel-

conque mansuétude. Meursault affiche ainsi – et

revendique – sa liberté entière. C’est ainsi qu’il

échappe aussi au désespoir.

ENTRAÎNEMENT

CommentaireLa piste de commentaire qui est proposée aux

élèves montre que l’Étranger n’est pas indifférent au

monde qui l’entoure. La galerie des personnages qui

passent sous ses fenêtres le conduisent à une ana-

lyse de différents groupes sociaux. On pourra guider

les élèves sur l’analyse des détails qui se concentrent

pour identifier des types dont le comportement

attendu ou le ridicule peuvent donner à rire ou à sou-

rire.

DissertationCe sujet conduit à une réflexion sur le choix de « per-

sonnages types » qu’un auteur peut vouloir mettre

en scène dans son œuvre. Après avoir examiné

quelles caractéristiques seraient celles d’un person-

nage répondant à cette définition, il s’agira ensuite

de se demander dans quelle mesure le personnage

de Meursault peut répondre à cette définition. On

pourra mettre en commun avec la classe les carac-

téristiques d’un tel personnage pour demander

ensuite à chacun de rédiger une partie de devoir

dans laquelle il montrera que le comportement de

Meursault peut en effet se résumer à cette phrase.

Écriture d’inventionCette activité peut être proposée à des groupes

d’élèves qui se chargeront chacun d’un extrait de

leur choix qui pourra compléter le groupement étu-

dié en classe. Cet exercice conduit les élèves à une

véritable lecture analytique du texte choisi mis en

relation avec l’œuvre et en articulation avec les pers-

pectives d’étude privilégiées. L’utilisation des outils

numériques favorisera la mise en cohérence de la

présentation des pages élaborées. Enfin on peut

imaginer que cet exercice conduira les élèves à une

meilleure lecture des supports méthodologiques qui

leur sont proposés.

Perspective – Fédor Dostoïevski, L’Adolescent (1875)

p. 62 (ES/S et Techno) p. 64 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Distinguer l’autobiographie de la fiction.

– Découvrir les caractéristiques du héros du Roman

d’apprentissage.

LECTURE ANALYTIQUE

Dès les premières lignes, le personnage narrateur du

livre donne les éléments de son statut social, il est

lycéen, son âge, vingt ans et son identité avec son

nom, Dolgorouki et celui de ses pères, le domes-

tique Makar Ivanov Dolgorouki et le propriétaire ter-

rien Versilov. On sait également qu’il a commencé sa

VIe dans la province de Toula. On comprend très vite,

et d’ailleurs le narrateur le précise aussi, qu’il est un

enfant illégitime, ce qui n’est pas anodin dans le

contexte de la société russe du XIXe siècle. On com-

prend également que ses deux pères le font appar-

tenir à deux univers sociaux opposés et ce d’autant

plus que Versilov, « mon père c’est lui » (l. 6) est le

maître du père légitime, Dolgorouki. Dans le début

du roman on ne sait pas quelles sont les relations

entre le narrateur et le jardinier Dolgorouki mais on

apprend l’importance, « l’influence si capitale » (l. 9)

que Versilov a pu avoir sur lui à plusieurs moments

de sa VIe. Le pacte de lecture qui semble se

construire dans le début de ce livre évoque un récit

autobiographique  : le narrateur parle à la première

personne il semble être le sujet de l’histoire et il

commence par cette présentation de soi et de ses

origines attendue dans un tel genre. On y lit aussi

plusieurs époques organisées dans un récit rétros-

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 1

pectif. Toutefois le nom de l’auteur et celui du narra-teur différent ce qui interdit de lire l’Adolescent comme une autobiographie véritable. Pourtant tout est fait pour faire croire au lecteur que c’est un jeune homme qui parle ici avec fougue et passion dans le désordre d’un récit qu’il cherche pourtant à organi-ser. En témoignent ses commentaires sur sa narra-tion : « mais, au fond – ça plus tard. On ne peut pas raconter comme ça » (l. 12-13) et le langage spon-tané et elliptique qu’il tient  : « cet homme-là déjà sans ça… » (l. 13). Ce désordre on peut le mettre au compte de la jeunesse, de la difficulté à commencer à raconter une histoire mais également le com-prendre comme une difficulté à dire des faits ou évè-nements traumatiques : l’illégitimité du personnage d’abord et la relation complexe et toujours actuelle qu’il entretient avec son père. « Cet homme qui m’a tellement frappé depuis la petite enfance » (l. 8), qui a « contaminé de sa personne tout mon avenir » (l.  10), « une énigme totale » (l.  12). À cela s’ajoute l’ironie cruelle qui fait que son père légitime, porte le nom d’une famille princière ce qui le contraint à répondre sans cesse à la question de son origine en répétant qu’il n’est pas d’origine noble. Tous ces éléments font entrer le lecteur de l’Adolescent dans un roman d’apprentissage qui se donne à lire comme l’autobiographie fictive d’un personnage jeune qui raconte son histoire à partir d’événements mar-quants qui vont orienter la construction de soi et son devenir.

PROLONGEMENT

Le début de l’Adolescent est construit sur le même modèle que celui du Grand Meaulnes. Un person-nage narrateur raconte son histoire à partir d’un évè-nement fondateur dans un récit rétrospectif. Toute-fois le lycéen narrateur de l’Adolescent est au centre du roman, il en est le sujet tandis que le personnage de François Seurel se présente comme le témoin et le conteur de l’histoire d’un autre pour qui il ressent immédiatement une grande fascination, qui jouera

un rôle important dans sa VIe jusqu’à la transformer. Personnage en retrait, aimant sa VIe paisible auprès de ses parents au cœur d’un village de Campagne, près des livres et du savoir, il est certes très éloigné du personnage aventureux et épris d’absolu qu’est le grand Meaulnes ou du lycéen blessé et révolté tel que se présente le jeune Dolgorouki.

LECTURE D’IMAGES

Ces deux photographies offrent deux portraits de jeune-hommes très séduisants qui pourraient cor-respondre à la représentation du personnage de l’Adolescent. L’un et l’autre sont représentés dans une tenue qu’on a voulue soignée pour cette occa-sion encore rare à la fin du XIXe siècle : la séance de photographie. Costume - ou veste - et col blanc pour les deux et pose étudiée. Rimbaud est cadré en buste tandis qu’Alain-Fournier est assis ce qui lui donne une apparence plus rangée, une attitude très calme. Par contraste Rimbaud qui porte pourtant veste et gilet bien boutonné offre une image moins conformiste  : le nœud qui orne son col est de tra-vers, ses cheveux sont dérangés et surtout l’expres-sion de son visage aux lèvres serrées au regard résolu et fixé sur sa droite marque une grande déter-mination une volonté de dépasser son univers proche. La figure de rebelle qui lui est attachée trouve ici pleinement sa justification et pourrait cor-respondre au personnage du lycéen Dolgorouki, révolté que peint Dostoïevski dans l’Adolescent. Le beau portrait d’Alain-Fournier offre une autre image, celle d’un jeune homme profond et serein dans cette posture ordonnée qui n’est pas dénuée non plus de force et de volonté. Le regard posé sur celui qui regarde la photographie marque un désir d’entrer en relation avec les autres. L’auteur du Grand-Meaulnes nous fait penser à une autre figure, plus discrète mais amicale et fidèle, celle de François Seurel le personnage narrateur du roman.

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Français 1re – Livre du professeur

Séquence 2

Le portrait dans les romans du XVIIe au XXe siècle p. 65 (ES/S et Techno)p. 67 (L/ES/S)

Problématique : Comment s’organise un portrait ? Que nous dit-il des personnages ? Quelles sont les fonctions du portrait ?

Éclairages : La séquence permet, par le biais de l’étude des portraits de personnages, de découvrir les modes de vision inhérents à chaque siècle, conformément au programme : « On prête une attention parti-culière à ce que disent les romans, aux modèles humains qu’ils proposent, aux valeurs qu’ils définissent et aux critiques dont ils sont porteurs. ». La façon dont les portraits s’organisent, dont les personnages font l’objet d’éloge ou de blâme, met en lumière une certaine conception du monde de l’auteur.

Texte 1 – Madame de La Fayette, La Princesse

de Clèves (1678)

p. 66 (ES/S et Techno) p. 68 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier le portrait d’une héroïne classique.

– Montrer l’importance du portrait pour la cons-

truction du personnage.

LECTURE ANALYTIQUE

Un portrait esquisséLe passage constitue la première apparition de l’hé-

roïne éponyme du roman. Il revêt donc une impor-

tance capitale pour le lecteur qui attend un certain

nombre d’informations sur le personnage princi-

pal ; le portrait physique, notamment, est un passage

obligé. Pourtant, les attentes du lecteur sont partiel-

lement comblées, puisque le portrait physique

concentre seulement quelques lignes, à la fin de

l’extrait. Le narrateur semble s’amuser avec son lec-

teur, puisqu’il retarde ces informations tant atten-

dues. L’extrait débute ainsi par un passage narratif,

au passé simple, qui annonce l’arrivée d’un person-

nage exceptionnel, encore anonyme, désigné par

les termes élogieux de « beauté » (l. 1), « beauté par-

faite » (l.  2). Son nom n’est pas immédiatement

donné : sa mère, Mme de Chartres, est citée la pre-

mière. Ce n’est qu’à la ligne 27 qu’elle est désignée

pour elle-même, dans une expression qui relie sa

caractéristique fondamentale, donnée dès le début,

et son nom : « la grande beauté de Mlle de Chartres ».

Le personnage apparaît donc progressivement, son

identité n’est révélée qu’à la fin, comme si les lec-

teurs étaient amenés à partager le point de vue des

autres personnes de la cour qui découvrent Mlle de

Chartres. Le portrait physique, à la fin de l’extrait,

donne les grandes caractéristiques du personnage,

sans former un portrait abouti. Conformément à

l’esthétique classique, cette héroïne possède des

« cheveux blonds » (l. 28), son « teint » est marqué par

la « blancheur » (l.  27), signe de noblesse et de

pureté, elle a des « traits réguliers » (l. 29), conformé-

ment aux canons de la beauté classique. Aucun trait

ne permet de singulariser ce personnage : les por-

traits dans les romans du XVIIe siècle sont très éloi-

gnés de la précision de ceux du XIXe ! En revanche, le

narrateur insiste davantage sur l’identité sociale du

personnage. De noble extraction, elle peut entrer à

la cour. Le narrateur souligne sa parenté avec de

nobles personnages (« Elle était de la même maison

que le vidame de Chartres », l. 3-4) et l’excellence de

sa situation est mise en valeur à l’aide de tournures

superlatives présentes aux lignes 4 : « une des plus

grandes héritières de France » et 20 « Cette héritière

était alors un des grands partis qu’il y eût en France ».

Le rappel, à deux reprises, du mot « héritière » signale

le jeune âge du personnage, sa nubilité, et préfigure

son mariage. Le portrait permet donc d’informer le

lecteur sur l’intrigue possible. Le personnage appa-

raît remarquable. Les marques de jugement du nar-

rateur remplacent les informations objectives : le

lexique valorisant abonde dans cet extrait pour dési-

gner Mlle de Chartres ou sa famille : outre la

« beauté », on signale des qualités morales et intel-

lectuelles : « la vertu et le mérite étaient extraordi-

naires » (l. 6), « son esprit » (l. 9), « vertu » (l. 10), ce qui

est résumé aux lignes 29-30 : ses traits sont « pleins

de grâce et de charmes » (l’assonance en [a] amplifie

cet éloge). Qualités physiques, noblesse et vertu

rendent donc ce personnage exceptionnel.

L’importance du portrait moralLe narrateur s’attache davantage à construire le por-

trait moral du personnage, ce qui fait rentrer cette

œuvre dans la catégorie des romans psycholo-

giques. Pour aider à saisir le personnage, le narra-

teur effectue une analepse, lignes 5 à 20. Le passé

de Mlle de Chartres permet de comprendre sa per-

sonnalité. Élevée dans un milieu féminin (l. 5 « Son

père était mort jeune »), elle se voit également éloi-

gnée de la cour et des aventures galantes, puisque

sa mère « avait passé plusieurs années sans revenir

à la cour » (l. 7) et que « pendant cette absence, elle

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 2

VOCABULAIRE

« Admiration » vient du latin admiror, ari composé du

verbe simple miror, ari, qui signifie regarder avec

admiration, mais aussi étonnement. L’arrivée de

Mlle de Chartres est remarquée : son portrait, dans

le roman, trouve sa justification dans le fait qu’elle

paraît à la cour, aux yeux de personnes qui ne la

connaissent pas. Mais les deux sentiments sont ici

mêlés : sa beauté est admirée, mais crée aussi la

surprise.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

La structure du texte doit être conservée : la pre-

mière phrase doit indiquer la présence d’autres per-

sonnages qui découvrent le héros (ou héroïne) ; son

nom doit apparaître tardivement ; un court récit

rétrospectif qui permet d’éclairer la personnalité du

personnage précède le portrait physique. Le

contexte, moderne, doit être inventé : le personnage

doit apparaître dans un lieu où il peut être remarqué

(salle de spectacles, par exemple). La dimension

sociale, importante au XVIIe siècle, doit être oubliée

au profit d’autres critères.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Ce portrait peut être mis en relation avec d’autres

textes de la même période, comme celui de Cléo-

mire, dans Artamène ou Le Grand Cyrus (1652) de

Mlle de Scudéry, dont voici un extrait :

Au reste, les yeux de Cléomire sont si admirablement beaux, qu’on ne les a jamais pu bien représenter : ce sont pourtant des yeux qui en donnant de l’admiration, n’ont pas produit ce que les autres beaux yeux ont accoutumé de produire, dans le cœur de ceux qui les voient : car enfi n en donnant de l’amour, ils ont toujours donné en même temps de la crainte et du respect : et par un privilège particulier, ils ont purifi é tous les cœurs qu’ils ont embrasés. Il y a même parmi leur éclat et parmi leur douceur, une modestie si grande, qu’elle se communique à ceux qui la voient : et je suis fortement persuadé, qu’il n’y a point d’homme au monde, qui eût l’audace d’avoir une pensée criminelle, en la présence de Cléomire. Au reste, sa physionomie est la plus belle et la plus noble que je ne vis jamais : et il paraît une tranquillité sur son visage, qui fait voir clairement quelle est celle de son âme. On voit même en la voyant seulement, que toutes ses passions sont soumises à sa raison, et ne font point de guerre intestine dans son cœur : en eff et je ne pense pas que l’incarnat qu’on voit sur ses joues, ait jamais passé ses limites : et se soit épanché sur tout son visage, si ce n’a été par la chaleur de l’Été, ou par la pudeur : mais jamais par la colère, ni par aucun dérèglement de l’âme : ainsi Cléomire étant toujours également tranquille, est toujours également belle.

avait donné ses soins à l’éducation de sa fille » (l. 8).

Si cette mention du narrateur permet d’expliquer

l’admiration et la surprise des personnes de la cour

devant Mlle de Chartres, elle permet également de

saisir sa personnalité. Au moment où Mlle de

Chartres entre à la cour, elle est ignorante des

affaires galantes et ne peut y succomber.

La figure de Mme de Chartres domine cet extrait et

participe également à la construction du person-

nage de la Princesse. Personnage exceptionnel par

ses qualités énumérées ligne 6, elle porte toute son

attention à l’éducation de sa fille, comme le montrent

les expressions verbales « elle avait donné ses

soins » (l.  8), « elle ne travailla pas seulement à »

(l. 8-9). Le verbe « cultiver » (l. 9) connote l’idée de

travail long et minutieux. L’éducation portée à

Mlle de Chartres est essentiellement morale ; elle est

originale, comme le souligne le narrateur dans deux

phrases opposées, lignes 10 à 12 : « La plupart des

mères s’imaginent […]. Mme de Chartres avait une

opinion opposée ». La première phrase, longue,

mentionne l’attitude commune des mères qui dissi-

mulent les dangers de la séduction, tandis que la

deuxième, qui s’oppose à la précédente (avec une

asyndète), composée de segments brefs distingués

par des points virgules, montre les paroles sans arti-

fices de Mme de Chartres. Celles-ci occupent l’es-

sentiel du passage, des lignes 12 à 21. Ces paroles

rapportées au style narrativisé opposent deux atti-

tudes : celle des hommes (que le pluriel généralise),

considérés comme des séducteurs (« peu de sincé-

rité », « tromperies », « infidélité », l. 14-15), et l’atti-

tude des femmes qui se laissent abuser alors

qu’elles sont mariées se distinguent du comporte-

ment vertueux de l’« honnête femme » (l. 17). Le sin-

gulier ici employé montre clairement combien cette

façon d’être est peu commune. Aux « malheurs »

s’opposent les subordonnées exclamatives « quelle

tranquillité » (l. 16-17) et « combien la vertu […] ». Le

discours de Mme de Chartres se révèle habile,

comme le manifeste l’emploi du mot « persuader »

(l. 13) : elle insiste sur les bienfaits que sa fille peut

recueillir par une conduite vertueuse, sans déguiser

les difficultés. La morale inculquée par Mme de

Chartres est austère : si celle-ci invite à se méfier

des séducteurs, elle conseille aussi à sa fille de se

méfier d’elle-même et de la passion, dans une

morale teintée de jansénisme. Les thèmes du roman

sont ici annoncés : le mariage de Mlle de Chartres,

son abnégation, son amour sacrifié se trouvent

expliqués.

SynthèseMlle de Chartres est un personnage exemplaire pour

plusieurs raisons : sa noblesse et sa beauté manifes-

tées à plusieurs reprises la signalent comme l’hé-

roïne du roman. Mais sa conduite, guidée par les

paroles de sa mère, est vertueuse. Son refus de la

passion, singulier dans ce monde da galanterie, en

fait un personnage hors du commun.

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Français 1re – Livre du professeur

trine : « l’un et l’autre ensemble auraient été pris de

loin pour un tabapor d’écarlate » (l. 8-9). La poitrine

de Mme Bouvillon, quant à elle, est longuement

décrite, aux lignes 5 et 6, dans une phrase qui prend

une dimension considérable, mimant la réalité

décrite. Les exagérations sont nombreuses, comme

le montrent l’adverbe d’intensité : « fort enflammé »

(l.  1), ou encore la précision du poids « dix livres »

(l.  6). Si les détails donnés font réalistes (le « dos

suant », par exemple, extrêmement concret !), les

exagérations contribuent à composer un portrait

caricatural. Mais le décalage qui existe entre le phy-

sique de Mme Bouvillon et son intention (séduire Le

Destin) crée le comique de la scène. Les actions du

personnage permettent de faire son portrait moral et

de saisir ses intentions : elle est présentée par le nar-

rateur comme une « grosse sensuelle » (l.  4). Dans

une phrase d’allure générale, il désigne aussi son

personnage comme une dévergondée, ce qui

explique le rouge qui couvre son corps : « car elles

rougissent aussi, les dévergondées » (l.  7-8). Ses

actions, que ce soient ses paroles ou ses mouve-

ments, vont également dans le sens de l’exagéra-

tion : par exemple, « elle s’écria » (l.  11) et « cria »

(l.  25), manifestent son manque de discrétion, Sa

technique de séduction se voit plus particulièrement

par les gestes : « ôt[er] son mouchoir de col et

étal[er] » sa poitrine, « se remu[er] en son harnais »,

« tât[er] les flancs au défaut du pourpoint », straté-

gies qui visent à attirer le Destin, réticent.

Une scène de séduction humoristiqueL’intention du narrateur est de faire rire des person-

nages. Mme Bouvillon échoue totalement dans sa

stratégie de séduction. Incapable de séduire le Des-

tin par ses paroles (la scène est quasiment muette),

elle a recours à de grands moyens pour faire com-

prendre ses intentions : montrer sa poitrine, forcer le

Destin à un contact qui semble répugnant (avec la

mention du « dos suant », l. 18), badiner avec lui en

lui « tâtant les flancs au défaut du pourpoint » (l. 14).

Mme Bouvillon prend des initiatives, et, en cela,

paraît inconvenante. Ses actions tentent un contact

de plus en plus rapproché (montrer, être touchée,

toucher), et ses différentes tentatives de séduction,

qui participent d’une sorte de comique de répétition,

ne sont pas suivies de l’effet escompté. Trop auda-

cieuses, elles ne peuvent réussir : elles trahissent

une violence du personnage. Le narrateur nous pré-

sente cette scène de séduction comme une sorte de

combat : le lexique de la guerre apparaît dans le

texte, et ce, dès la première phrase : « de quelle

façon il se tirerait à son honneur de la bataille que

vraisemblablement elle lui allait présenter » (l.  2-3).

Nous retrouvons cette métaphore de la guerre à la

ligne 15 : « il fallait combattre ou se rendre ». Adop-

tant ici le point de vue du Destin, le narrateur désigne

Mme Bouvillon comme une force agissante. La

scène de séduction ici présentée est en réalité une

parodie de combat. Paul Scarron détourne ainsi les

Question de corpus : Quelles qualités des person-nages ces portraits mettent-ils en avant ?La beauté des personnages, visible, suscite, dans les deux romans, de l’« admiration ». Mais les deux auteurs soulignent les qualités morales  : « vertu » pour Mlle de Chartres, « tranquillité » d’âme pour Cléomire. Mme de La Fayette accentue la noblesse du personnage, tandis que Mlle de Scudéry fait de Cléomire un personnage mesuré.

Texte 2 – Paul Scarron, Le Roman comique (1651-1657)

p. 68 (ES/S et Techno) p. 70 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX  – Étudier un portrait en actions.

– Mettre en évidence le burlesque dans un roman

du XVIIe siècle.

LECTURE ANALYTIQUE

Un portrait caricaturalÀ grands traits, Paul Scarron brosse le portrait de Mme Bouvillon. Celle-ci est caractérisée par l’exa-gération et sa description doit susciter le rire du lec-teur. Elle est dévalorisée par ses dénominations : à plusieurs reprises, elle est appelée « la Bouvillon » (l.  10, 14, 18, 21-22). Le déterminant souligne son origine populaire, mais se teinte également d’une nuance de mépris, qui contraste avec l’appellation « la pauvre dame » (l.  24). Désignée également comme « la grosse sensuelle » (l.  4), elle concentre ces deux caractéristiques : l’embonpoint et la « sen-sualité », ce qui en fait un personnage typique. Mais Mme Bouvillon, toute entière livrée à ses désirs, est aussi comparée à un animal : le mot « harnais » (l. 12), qui désigne son corset, renvoie au lexique de l’agri-culture et doit être mis en relation avec le nom du personnage (voir question vocabulaire). Le portrait ainsi effectué ne correspond pas à celui d’une héroïne de roman classique. Le narrateur se concentre sur le portrait physique. Différents élé-ments du corps de Mme Bouvillon sont détaillés : le « gros visage fort enflammé » (l. 1), « ses petits yeux fort étincelants » (l. 1-2), « dix livres de tétons pour le moins » (l. 6), « le reste étant distribué à poids égal sous ses deux aisselles » (l. 6), « sa gorge n’avait pas moins de rouge que son visage » (l. 8), le « dos suant » (l. 18), « le nez écaché », « une bosse au front grosse comme le poing » (l. 25). Ces quelques informations sont délivrées progressivement au lecteur et se rap-portent à deux thèmes principaux : la corpulence et la rougeur. Contrairement aux héroïnes classiques, Mme Bouvillon n’a pas une blancheur de teint qui laisse présager une âme innocente et pure. Le narra-teur a recours à une comparaison, exagérée, pour désigner le rouge qui couvre son visage et sa poi-

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 2

codes du roman traditionnel. Si cette scène est un

passage obligé des romans sentimentaux, il est sou-

vent le fait de personnages masculins. Le roman

classique montre également des personnages

héroïques, dont le portrait est souvent élogieux. En

présentant de cette manière cette scène de séduc-

tion, Scarron contrevient aux habitudes du roman.

Le décalage entre les intentions de Mme Bouvillon

et les réticences du Destin prêtent à rire. L’écriture

de Scarron passe d’un personnage à l’autre, à la

manière d’une pièce de théâtre ou d’un film qui ver-

rait une alternance de points de vue. Ainsi, après

avoir signalé le rouge qui couvre la personne entière

de Mme Bouvillon (l. 7 à 9), le narrateur se concentre

sur le personnage du Destin, sur le rouge qui lui

monte aux joues, de pudeur, contrairement à la Bou-

villon (l.  9-11). La Bouvillon demande au jeune

homme de l’aider à combattre ses démangeaisons

(l. 11-13) et la phrase suivante débute par la mention

du geste du Destin, qui obéit (l.  13 à 15). Chaque

action de Mme Bouvillon est suivie d’un geste du

Destin, dont le narrateur souligne les réticences. La

scène ainsi composée fait penser à une pièce de

théâtre : la fin constitue un coup de théâtre, un ren-

versement de situation. L’arrivée de Ragotin met fin

au « combat » entre les deux personnages. Celui-ci

se méprend sur la scène à l’intérieur de la chambre,

comme le manifeste son empressement à faire

ouvrir la porte (« frappant des pieds et des mains

comme s’il l’eût voulu rompre », 16-17), ce qui ampli-

fie le comique du passage. Les précautions du Des-

tin (ne pas toucher Mme Bouvillon), son mouvement,

la conséquence de son geste (« se choqua la tête

contre un banc ») sont détaillés dans une phrase qui

s’allonge, sorte de ralenti surprenant alors que tous

les personnages manifestent leur empressement.

L’arrivée de Ragotin, brusque, contribue à ridiculiser

Mme Bouvillon, qui se cogne contre la porte : elle

accède ainsi au statut des personnages de farce,

dont les coups reçus prêtent à rire.

SynthèseLe personnage de Mme Bouvillon est rendu ridicule

par le portrait physique qui en est fait : le narrateur

accentue certains traits, comme son embonpoint ou

sa rougeur. Par ses multiples tentatives de séduc-

tion, sans effet sur Le Destin, elle fait également rire

d’elle.

VOCABULAIRE

Le nom propre « Bouvillon » n’a pas été choisi au

hasard par Paul Scarron. Étymologiquement, il vient

de la racine latine bos, bovis, qui signifie « bœuf ». Le

bouvillon est un jeune bœuf. Sur cette racine sont

formés les mots « bouvier » (conducteur de bœuf),

« bovin », « bovidé ». Par amuïssement, la bilabiale [w]

se transforme pour donner le mot « bœuf ». Le nom

du personnage représente sa lourdeur, à la fois dans

sa technique de séduction et dans son physique.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

La structure du récit doit être conservée : la scène de

séduction doit être racontée en suivant les diffé-

rentes étapes repérées au préalable. Les éléments

constituant le portrait de Mme Bouvillon (qui doit

être désormais appelée ainsi, dans le nouvel écrit),

doivent être supprimés. On peut accentuer le

contraste entre les deux personnages en accentuant

par exemple la maigreur du Destin, sa timidité, ses

hésitations, sa candeur. Enfin, ce travail peut être

accompagné de réflexions sur le lexique, à partir de

la fiche Vocabulaire proposée en fin de séquence

(page 81 pour le manuel ES/S et Techno et page 83

pour le manuel L/ES/S).

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Histoire des arts L’exposition virtuelle de la BnF consacrée à Daumier

peut être exploitée. Quelques pages consacrées à la

caricature (histoire, définition, techniques et procé-

dés) peuvent être consultées avec profit.

Texte 3 – Stendhal, Le Rouge et le Noir (1830)

p. 70 (ES/S et Techno) p. 72 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX  – Étudier un portrait dont le mode d’insertion est

original.

– Montrer les liens qui unissent le personnage de

roman, l’histoire et les lieux de la fiction.

LECTURE ANALYTIQUE

Une présentation progressiveLe personnage de M. de Rênal, qui n’est pas le pro-

tagoniste du roman, est ici présenté pour la première

fois au lecteur. Stendhal emploie une technique ori-

ginale qui permet de faire le portrait du personnage

de façon progressive. Il est tout d’abord remar-

quable que celui-ci soit indissociable du lieu qu’il

occupe. Le narrateur, dans le passage qui précède,

a décrit la ville de Verrières, théâtre des événements

qui vont suivre. La plupart des paragraphes qui

constituent l’extrait sont centrés sur un lieu : le pre-

mier concerne « cette belle fabrique de clous qui

assourdit les gens qui montent la grande rue » (l. 2),

le deuxième : « dans cette grand rue de Verrières »

(l. 4 et 5), le troisième concerne le portrait de M. de

Rênal proprement dit, le quatrième se consacre à la

description de la « maison d’assez belle apparence »

(l. 19-20), les deux derniers apportent des informa-

tions complémentaires sur M. de Rênal. Le portrait

de M. de Rênal semble tenir une place assez ténue

dans cet extrait. Le narrateur élabore la fiction d’un

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Français 1re – Livre du professeur

sur le personnage toute une série de jugements qui

évoluent au cours de l’extrait. Ainsi, M. de Rênal est

tout d’abord vu comme un personnage important,

« au premier aspect », sa physionomie « réunit à la

dignité du maire de village cette sorte d’agrément

qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou

cinquante ans » (l.  11-13). Le lien logique « mais »

vient apporter une restriction, et la phrase qui suit

juxtapose quatre défauts : « contentement de soi »,

« suffisance », « borné », « peu inventif » (l.  13-14).

Dans une sorte d’élargissement, le voyageur émet

aussi ses impressions négatives sur la ville où règne

« l’atmosphère empestée des petits intérêts d’argent

dont il commence à être asphyxié » (l.  23-24). La

puissance financière de M. de Rênal, soulignée

notamment à travers l’emploi à deux reprises du

mot « payer » (« se faire payer », « payer lui-même »,

l. 15-16), contribue à mettre le voyageur mal à l’aise.

Malgré toutes les possessions de M. de Rênal et son

autorité, l’univers présenté semble étriqué, borné,

tout comme l’est ce personnage. Le narrateur

emploie le mot « borne » et « borné » à deux

re prises, lignes 14 et 15. Mais le paysage semble lui

aussi porter la marque de cette étroitesse de vue.

Après avoir fait la description de Verrières « jusque

vers le sommet de la colline » (l.  5-6), le narrateur

décrit la maison de M. de Rênal, ses jardins dont la

vue est bornée « par les collines de la Bourgogne »

(l. 21), et nous fait redescendre jusqu’au Doubs : « ce

magnifique jardin qui, d’étage en étage, descend

jusqu’au Doubs » (l.  31-32). Le riche provincial est

parvenu au faîte de sa réussite qui se limite à la

Bourgogne.

SynthèsePour les autres personnages mentionnés dans le

passage, M. de Rênal symbolise la réussite sociale :

c’est « M. le Maire », propriétaire d’une fabrique de

clous. Il est respecté : devant lui, on lève son cha-

peau. Le voyageur, dans sa première impression,

partage leur avis avant de se rétracter : un portrait

négatif du personnage est alors constitué.

GRAMMAIRE

L’expression « pour peu que » indique une hypo-

thèse, et pourrait être remplacée par « si ».

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Le sujet attend une réponse personnelle, argumen-

tée et suivie d’un exemple, qui peut être suivie d’un

débat pour préparer à l’exercice de dissertation.

On peut apprécier un personnage de roman dont le

portrait est fidèle à la réalité parce qu’il transporte

mieux le lecteur dans un univers vraisemblable. Mais

lorsque le portrait s’écarte de la réalité, en propo-

sant, notamment, des commentaires du narrateur,

des comparaisons, des images, il peut également

présenter un intérêt : il donne une autre dimension

voyageur entrant à Verrières et découvrant les lieux

et les personnages pour la première fois. Le passage

est introduit par une hypothétique (l. 1 : « Si… ») qui

introduit le lecteur dans cette fiction. La description

des lieux et de M. de Rênal est donc motivée par la

présence de ce personnage, qui les découvre, en

même temps que le lecteur. Ainsi, les éléments

visuels sont privilégiés : M. de Rênal « a l’air affairé et

important » (l.  7-8). Le portrait physique suit immé-

diatement sa découverte : « cheveux […] grison-

nants », « vêtu de gris » (l.  8-9), « grand front » (l.  9),

« nez aquilin » (l.  10). Le lexique de la vue ou des

modalisateurs accompagnent ses caractéristiques :

« au premier aspect » (l. 11), « un certain air de conten-

tement de soi » (l. 13-14), « mêlé à je ne sais quoi de

borné » (l. 14), « on sent enfin », (l. 14-15). Les autres

informations sur M. de Rênal sont délivrées par

d’autres personnages rencontrés par le « voya-

geur » ; ceux-ci détaillent ses biens, en particulier,

dans des discours directs, indirects et indirects

libres : « on lui répond avec un accent traînard : Eh !

elle est à M. le maire. » (l. 2-3) ; « on lui apprend que

cette maison appartient à M. de Rênal » (l.  25)

(la suite constitue du discours indirect libre). Le por-

trait de M. de Rênal progresse donc en même temps

que le voyageur effectue sa promenade. Le narrateur

souligne sa puissance et son autorité. Celui-ci est

d’abord caractérisé par son autorité politique : il est

présenté d’emblée comme « M. le Maire » (l. 3) et le

narrateur souligne la « dignité du maire de village ».

Mais il représente aussi une autorité financière : ses

nombreuses possessions témoignent de sa réussite

sociale (la fabrique de clous, la belle demeure), et la

position de sa maison, en haut de la grande rue de

Verrières, témoigne de son succès. Cette propriété

domine la ville, mais aussi offre une vue sur « une

ligne d’horizon formée par les collines de la Bour-

gogne » (l. 21), symbolisant ainsi l’ambition du per-

sonnage. Les autres personnages sont indifféren-

ciés dans cet extrait : le pronom personnel indéfini

« on » les représente, ou bien ils ne sont désignés

que par leurs vêtements, « leurs chapeaux » (l.  8),

dans une synecdoque. Seul personnage à posséder

une identité, M. de Rênal acquiert un statut supé-

rieur.

La satire du riche provincialL’ensemble de l’extrait mentionne la ville de Verrières

et effectue sa description, en même temps que celle

du personnage qui occupe la position sociale la plus

importante de la ville. En soulignant le fait que le

« voyageur » qui arrive dans cette ville soit « parisien »

(l.  13), le narrateur amplifie la distance qui sépare

celui-ci des provinciaux rencontrés. Ainsi, tout doit

surprendre ce voyageur, double du lecteur, jusqu’à

l’« accent traînard » (l. 3) des habitants. Le narrateur

circonscrit ainsi la puissance de M. de Rênal à Ver-

rières et laisse présager une réussite limitée dans

l’espace. Mais cette mention de l’identité du voya-

geur offre aussi la possibilité au narrateur d’émettre

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 2

au personnage : le lecteur entre alors dans un uni-

vers onirique ou fantastique. L’émotion est alors pri-

vilégiée par rapport à l’illusion.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

OralOn peut inviter les élèves à réfléchir sur le lien entre

la phrase de Stendhal, citée dans l’exercice de dis-

sertation, et le texte lui-même : « Comment cet

extrait de roman met-il en évidence le principe de

Stendhal selon lequel le roman « est un miroir qu’on

promène le long d’un chemin ». La fiction du voya-

geur, la représentation de la société de son époque,

la physionomie du personnage privilégiée par rap-

port à une étude de détail constituent des éléments

de réponse.

Texte 4 – Honoré de Balzac, Eugénie Grandet (1833)

p. 72 (ES/S et Techno) p. 74 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX  – Étudier un portrait réaliste, fait selon le point de

vue d’un personnage.

LECTURE ANALYTIQUE

La naissance de l’amourL’extrait adopte essentiellement la focalisation

interne : le portrait de Charles est fait selon le point

de vue d’Eugénie. Le verbe de perception « crut

voir » qui ouvre le passage, ligne 2, annonce d’em-

blée que le portrait qui suit est motivé par le regard

d’Eugénie. Aux lignes 14 et 15, le narrateur emploie

deux verbes de vision, « en voyant », « Eugénie

regarda », qui le rappellent. A ces verbes de vision

s’ajoutent d’autres verbes de perception, dont

Eugénie est le sujet : le sens olfactif est envisagé

avec « elle respirait » (l.  3), et le sens tactile se

retrouve avec « elle aurait voulu pouvoir toucher »

(l. 4), marque d’un désir de plus en plus fort. Charles

est décrit physiquement de manière méliorative,

comme le montre la comparaison initiale, qui l’assi-

mile à un ange, à « une créature descendue de quelque

région séraphique » (l.  2-3), à cause de sa « perfec-

tion », mais aussi de la surprise que crée l’arrivée d’un

personnage si différent d’Eugénie. Ce mélange de

surprise et d’admiration se retrouve dans la méta-

phore finale : « ce phénix des cousins » (l.  20-21).

La « chevelure si brillante, si gracieusement bouclée »

est d’abord évoquée, puis « les petites mains de

Charles », « son teint », « la fraîcheur et la délicatesse

de ses traits », qui composent un portrait élogieux,

notamment par l’utilisation de l’adverbe intensif « si »,

répété dans des phrases qui s’allongent et miment la

montée du désir. Le narrateur emploie une comparai-

son pour montrer l’émotion causée par Charles sur

Eugénie : des lignes 11 à 13, Charles est assimilé à

une gravure de femme illustrant les Keepsake anglais.

Sa perfection est telle qu’il paraît l’œuvre de dessina-

teurs qui visent à faire rêver le lecteur. La phrase, qui

s’étire, cherche à rendre également compte de cette

rêverie. Mais cette image révèle aussi un autre aspect

du personnage. Dans l’œuvre de Balzac, il représente

le type même du dandy, du « jeune élégant » (l. 7), véri-

table gravure de mode. Ses « petites mains » tra-

hissent son oisiveté, et le narrateur s’attache à détail-

ler les différents accessoires dont il use : « la peau

blanche de ces jolis gants fins » (l. 4-5) est comme le

prolongement de sa propre chair ; le « mouchoir

brodé » attire la curiosité de la jeune fille : il n’est visi-

blement pas destiné à un usage traditionnel, mais il

est la marque du dernier chic. Le « lorgnon » (l.  17)

ancre définitivement ce personnage dans le dan-

dysme du XIXe siècle.

Le jugement du narrateurSi l’essentiel du passage est constitué de focalisation

interne, le narrateur n’en intervient pas moins ponc-

tuellement. Différentes remarques, en effet, ne

peuvent être le fait d’Eugénie : elle ne pourrait se

désigner comme une « ignorante fille » ( l. 7) (d’autant

plus que le déterminant « une » la fait entrer dans la

catégorie des types de personnages) ; elle ne peut

savoir que le mouchoir a été « brodé par la grande

dame qui voyageait en Écosse » (l. 14) ; enfin, les sen-

timents de Charles ne peuvent être connus par celle-

ci (« son impertinence affectée, son mépris pour le

coffret qui venait de faire tant de plaisir à la riche héri-

tière », l. 17-18). Par ces remarques anodines, le nar-

rateur souligne le décalage entre ce que pense Eugé-

nie de Charles et ce qu’il est réellement. Il met en

évidence les différences entre ces deux personnages.

Ainsi, par exemple, Charles a connu l’amour (le mou-

choir en est un vestige), contrairement à Eugénie. Le

narrateur indique donc, en filigrane, que l’amour que

lui porte Eugénie est voué à l’échec. Il est tout à fait

remarquable, dans un premier temps, qu’il nous

fasse partager ses pensées mais pas celles de

Charles. Les sentiments de celle-ci sont indiqués

clairement. Ce qui plaît à Eugénie, c’est d’abord la

nouveauté (elle a passé sa VIe « sans voir dans cette

rue silencieuse plus d’un passant par heure », l. 9-10),

mais surtout l’apparence de Charles, ses habits, ce

qui brille, à l’image de la chevelure. Eugénie est donc

amoureuse d’une ombre, d’un rêve, et une telle rela-

tion ne peut être heureuse. Charles, quant à lui,

semble se composer un rôle, celui du dandy, qui se

doit de mépriser tout ce qui est provincial, de mar-

quer son « impertinence » (l’adjectif « affectée »

indique clairement qu’il joue le jeu des apparences).

Parisien, élégant et ruiné (la suite du roman l’appren-

dra au lecteur), il s’oppose entièrement à Eugénie,

provinciale, sans élégance et « riche héritière » (l. 18).

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Français 1re – Livre du professeur

SynthèseLes jugements mélioratifs, qui sont le fait d’Eugénie,

s’opposent aux remarques effectuées par le narra-

teur, dans les quelques passages où le point de vue

omniscient est adopté. Charles paraît beau, il res-

semble aux héros de roman. Mais le portrait moral

esquissé laisse percevoir un jeune homme frivole,

expérimenté dans la VIe, et tout entier dans les appa-

rences.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Confrontation de textes L’émerveillement d’Eugénie dans cet extrait peut

être mis en relation avec celui d’Emma lors du bal

chez le marquis d’Andervilliers (p.  108 du manuel

ES/S et Techno et p. 110 du manuel L/ES/S).

Questions de corpus 1. Comment se manifeste l’émerveillement des deux

héroïnes ? 2. Montrez que les narrateurs prennent de

la distance par rapport au jugement de leurs person-

nages.

Texte 5  – Gustave Flaubert, Madame Bovary (1857)

p. 73 (ES/S et Techno) p. 75 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX  – Montrer la fonction symbolique d’un portrait

réaliste.

LECTURE ANALYTIQUE

Un portrait réalisteLe personnage décrit est un personnage secondaire

du roman. La description est motivée par le narrateur :

la présence des autres personnages aux Comices

Agricoles justifie le portrait de Catherine Leroux, au

moment où elle est appelée pour recevoir sa récom-

pense. Le verbe de perception « on vit » (l.  1), et le

groupe prépositionnel indiquant un lieu visible par tous

(« sur l’estrade ») annoncent la description qui suit. Le

lecteur est ainsi dans la même position que les autres

participants aux Comices : il découvre ce personnage.

Le portrait s’organise en deux temps : le narrateur

commence par effectuer le portrait physique du per-

sonnage avant d’entamer son portrait moral. La des-

cription physique suit une certaine progression du

regard : le narrateur commence par évoquer ses pieds

(les « galoches de bois », l. 3), puis le tablier « le long

des hanches » (l.  3), avant d’en arriver au « visage

maigre, entouré d’un béguin sans bordure » (l. 3-4). Il

insiste sur l’âge du personnage, notamment à travers

une comparaison : « son visage […] était plus plissé de

rides qu’une pomme de reinette flétrie » (l. 4-5), mais

aussi sur la VIe de travail menée par le personnage, en

se focalisant sur ses mains qui sont « encroûtées, érail-

lées, durcies » (l. 7). Le narrateur souligne également

les vêtements portés par Catherine Leroux, qui com-

plètent le portrait physique. Ainsi, les pieds sont

chaussés de « grosses galoches de bois », elle porte

« le long des hanches », « un grand tablier bleu », le

visage est « entouré d’un béguin sans bordure » ; enfin,

ses mains dépassent « de sa camisole rouge ». Cette

précision dans les vêtements permet d’insister sur

l’importance du travail dans sa VIe (elle conserve son

tablier, même pour recevoir une récompense), sur sa

simplicité aussi, comme le prouvent les matières

employées ou l’absence de recherche dans la coiffe.

Le portrait physique est complété par un portrait

moral, à la fin de l’extrait : « mutisme », « placidité » la

qualifient (l. 12). À partir de la ligne 14 (« intérieurement

effarouchée »), le narrateur nous fait connaître ses

émotions et ses pensées, comme le prouvent aux

lignes 15 et 16 les interrogatives indirectes qui se suc-

cèdent (« ne sachant s’il fallait […], ni pourquoi […]

et pourquoi […] ») afin de montrer l’affolement du

personnage.

Un personnage symboliqueAu-delà de la description réaliste, Gustave Flaubert

entend dresser le portrait d’un personnage symbo-

lique. Il opère une progression dans la façon dont

elle est désignée : d’abord nommée « une petite

vieille femme » (l. 1), elle est présentée par une image

à la fin du texte : « ce demi-siècle de servitude »

(l.  17). Cette expression insiste encore sur l’âge

avancé du personnage, mais le mot « servitude »

signale au lecteur que le personnage doit être consi-

déré comme emblématique : il marque la souffrance

au travail, l’exploitation, l’abnégation. Le narrateur

se focalise plus particulièrement sur les mains du

personnage, qu’il décrit longuement afin de montrer

le travail mené par Catherine Leroux. Des énuméra-

tions, au rythme ternaire (« La poussière des granges,

la potasse des lessive et le suint des laines »,

l. 6-7 ; « encroûtées, éraillées, durcies », l. 7), contri-

buent à amplifier cette idée. Les mains « entrou-

vertes » (l. 8-9), présentant « l’humble témoignage de

tant de souffrances subies » (l.  9-10), ces paumes

que l’on imagine tendues, font penser à la figure du

Christ : Catherine Leroux est présentée comme une

martyre. Ce personnage hors du commun s’oppose

à tous les participants : son absence apparente de

sentiments (« rien de triste ou d’attendri n’amollissait

ce regard pâle » l. 11) contraste avec le sourire des

« bourgeois épanouis » (l.  17) ; son immobilité s’op-

pose au mouvement de la foule qui la pousse

(l.  16) ; enfin, elle porte des vêtements humbles,

contrairement aux « messieurs en habit noir » (l. 14).

Placée devant tous, elle est la représentation de la

souffrance. En présentant ainsi ce personnage, Gus-

tave Flaubert entend nous faire éprouver de la com-

passion.

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 2

SynthèseDu portrait physique, on accède aux pensées du

personnage : la description change d’objet en même

temps que le regard évolue. En effet, dans un pre-

mier temps, le lecteur adopte le point de vue des

participants aux Comices. Mais en nous faisant

entrer dans les pensées du personnage, le narrateur

change la focalisation et le personnage accède à

une autre dimension, symbolique.

VOCABULAIRE

L’adjectif « monacal » renvoie au nom « moine », issu

du grec monos, qui signifie « un », « seul », et trans-

formé en latin en  monachus qui signifie « ermite ».

Catherine Leroux représente ici une martyre, dont la

VIe est faite de souffrances. Par ses mains ouvertes,

elle est dans une position d’offrande, de prière.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Confrontation de textes Lisez le début de Madame Bovary (l’arrivée de

Charles à l’école).

Questions de corpus 1. Montrez que ces deux passages présentent des

êtres singuliers. 2. Commentez la place des vête-

ments et des accessoires dans ces deux extraits. 3. Quels sentiments Flaubert cherche-t-il à susciter

chez le lecteur en face de ces deux personnages ?

Texte 6 – Marcel Proust, À l’ombre des jeunes

filles en fleurs (1919)

p. 74 (ES/S et Techno) p. 76 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier une caricature.

– Mettre en évidence le processus de création du

personnage romanesque.

LECTURE ANALYTIQUE

Le portrait d’un personnage idéaliséLe narrateur personnage de ce roman relate un repas

mondain chez Odette Swann. L’arrivée du personnage

de Bergotte est ici dramatisée : son nom est d’abord

délivré, avant que Marcel (le narrateur personnage de

La Recherche) ne le découvre physiquement. L’effet

produit est immédiat, comme le signale l’expression

adverbiale « tout à coup » (l. 3), ou encore la comparai-

son, aux lignes 6-7 : « ce nom de Bergotte me fit tres-

sauter comme le bruit d’un revolver qu’on aurait

déchargé sur moi ». Le narrateur est surpris, pris d’une

émotion intense, que ne semblent pas partager les

autres personnages et en particulier Mme Swann, l’ins-

tigatrice de cette rencontre entre un écrivain et son

admirateur : « à la suite de mon nom, de la même façon

qu’elle venait de le dire […] » (l. 3). Le narrateur effectue

le portrait de Bergotte, idéalisé, tel qu’il se l’imaginait,

à la façon d’un personnage romanesque. Une expres-

sion le désigne au début, « doux Chantre aux cheveux

blancs » (l.  5), Les cheveux blancs connotent la

sagesse, l’expérience. Le narrateur imagine Bergotte

comme un aède des anciens temps, un personnage à

la dimension sacrée, ce que viennent confirmer

d’autres expressions qui désignent ce personnage

fantasmé, comme « langoureux vieillard » (l.  12-13) ;

« organisme défaillant et sacré que j’avais, comme un

temple, construit expressément pour elle »

(l. 14) ; « douce et divine sagesse » (l. 45). Si le person-

nage se trompe, c’est qu’il effectue une confusion

entre l’écrivain et la personne, entre ce que montre

l’écrivain et son être propre. Il analyse sa méprise

dans ce passage : celle-ci est due à l’élaboration du

personnage de Bergotte à partir de ses livres. Il sait

qu’il a construit un autre être, à partir de ce qu’il lisait

de lui : « Tout le Bergotte que j’avais lentement et déli-

catement élaboré moi-même, goutte à goutte, comme

une stalactite, avec la transparente beauté de ses

livres […] » (l. 17-22). La comparaison avec la stalac-

tite permet de comprendre ce lent mécanisme.

Une réalité décevanteLe narrateur relate sa déception, qui n’a qu’une seule

cause : l’incarnation de Bergotte, comme le prouve le

champ lexical du corps qui apparaît à la ligne 16 :

« rempli de vaisseaux, d’os, de ganglions ». L’image du

prestidigitateur (qui prolonge celle du coup de feu dans

les lignes qui précèdent) et de la colombe qui s’envole

(l. 9) rend compte à la fois de sa surprise et de son

atterrement. Cette phase, qui commence par la com-

paraison, s’allonge démesurément et s’attache à mon-

trer, par une énumération de groupes de plus en plus

long, tout ce que Bergotte a d’humain : « un homme

jeune, rude, petit, râblé et myope, à nez rouge en forme

de coquille de colimaçon et à barbiche noire » (l. 10-11).

Ces deux derniers éléments concentrent l’attention du

narrateur : ils reviennent à plusieurs reprises (l.  17,

27-28, 36-37, 46). Le nez, en particulier, subit un traite-

ment particulier : qualifié de « camus » (l. 17), il prend la

forme originale du « colimaçon », image qui ne permet

absolument pas de saisir véritablement le portrait de

Bergotte. La récurrence de ces expressions tend à

exagérer le portrait et à rendre Bergotte ridicule : le nar-

rateur effectue une caricature. La déception est telle

qu’il imagine le portrait moral de Bergotte, à partir de

ses traits physiques et de ses impressions. Ainsi, il lui

prête la « mentalité d’ingénieur pressé » (l.  48-49). Il

développe cette idée longuement, pour expliquer en

quoi consiste cette « mentalité ». Il met en scène la

figure de l’« ingénieur pressé » (à l’aide d’un pluriel qui

généralise le propos), avec ses paroles, d’une conci-

sion ridicule. Cette nouvelle construction du person-

nage, produite par son imagination, s’exécute avec

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Français 1re – Livre du professeur

davantage de nuances, comme le prouvent les moda-

lisateurs : du conditionnel, « j’aboutirais » (l.  48), et

l’emploi du verbe « sembler », à la même ligne.

SynthèseDeux portraits de Bergotte sont effectués dans ce

passage : il y a tout d’abord le Bergotte réel, fait de

chair et pourvu de caractéristiques sur lesquelles le

narrateur insiste. Mais il y a aussi le Bergotte imagi-

naire : celui qu’a construit le narrateur, d’après la lec-

ture de ses ouvrages, mais aussi celui qu’il élabore,

après cette première rencontre. Ce passage met

ainsi en évidence le pouvoir de l’imagination.

VOCABULAIRE

« Faire cavalier seul » signifie « agir de façon isolée ».

L’expression renvoie à la danse et au quadrille, plus

particulièrement, où l’homme qui « fait cavalier seul »

danse seul.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Le plan suivant peut être proposé : 1. Opposition entre le Bergotte imaginaire, éthéré, et

le véritable Bergotte, dont on détaille les caractéris-

tiques physiques (énumération).

2. Une caricature : le narrateur se focalise sur

quelques éléments physiques, récurrents dans le

texte.

3. Le narrateur exagère ses propres impressions en

face du véritable Bergotte (par exemple : « j’étais

mortellement triste », l. 11-12).

PISTES COMPLÉMENTAIRES

Recherche Cherchez qui est Anatole France. Quelle relation

entretient-il avec Marcel Proust et La Recherche du

temps perdu ?

Écriture d’invention Choisissez un des romanciers de la séquence et

lisez l’extrait de son roman dans le manuel. Dressez

le portrait de cet auteur tel que vous l’imaginez.

Comparez votre écrit à la représentation qui en est

donnée dans les pages Bibliographies (p.  508 du

manuel ES/S et Techno, et p. 628 du manuel L/ES/S).

Texte 7 – Marguerite Duras, Un barrage contre

le Pacifique (1950)

p. 76 (ES/S et Techno) p. 78 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Mettre en évidence l’intérêt dramatique du portrait.

– Sensibiliser à l’écriture filmique de Marguerite Duras.

LECTURE ANALYTIQUE

L’esquisse d’un portraitLe personnage décrit, M. Jo, est un personnage secondaire du roman. La description qui en est faite se limite à quelques traits physiques : « la figure », « les épaules », « les bras », « les mains ». Elle insiste sur la maigreur du personnage, avec par exemple ses épaules « étroites » : M. Jo, dont le nom paraît raccourci, semble chétif. Le narrateur met aussi en évidence le caractère presque féminin de celui-ci, avec la mention des mains « soignées, plutôt maigres, assez belles ». Celles-ci sont évoquées à deux reprises, lignes 4 et 12. L’attention du narra-teur se focalise plus particulièrement sur la bague, « un magnifique diamant » (l.  4), qui symbolise la richesse et la réussite sociale. Les objets et les vête-ments occupent une place importante dans ce por-trait : le narrateur se concentre sur ceux-ci dans le premier paragraphe : le « costume de tussor grège », le « feutre du même grège » (l. 2-3) signalent le statut social de M. Jo, un riche « planteur du Nord » (l. 21). Le choix de la matière, le « tussor », rappelle l’Asie, où se passe l’histoire, mais manifeste un certain souci de l’élégance. La couleur grège, pâle, semble souligner la fadeur du personnage. Par les choix opérés par le narrateur, M. Jo et Joseph s’opposent (l’élégance de l’un contraste avec la vulgarité des paroles de l’autre). L’écriture adoptée par Margue-rite Duras se rapproche des techniques cinémato-graphiques comme on peut le voir dans la façon dont le personnage est décrit. Le narrateur com-mence par montrer le personnage dans sa globalité, en présentant ses vêtements (l. 2-4). Le regard s’at-tache ensuite sur différentes parties du corps, dans un mouvement descendant, avant d’aboutir à la main, et plus particulièrement au diamant, dans une sorte de gros plan (l. 13). Le portrait semble ainsi se préciser et s’enrichir par la présence d’objets sym-boliques.

Une vision subjectiveM. Jo est décrit selon les points de vue particuliers de la mère, Suzanne et Joseph, en focalisation interne. Le passage s’ouvre sur le rappel d’un événement passé (avec le plus-que-parfait « avaient vu », l. 1), mais le verbe de vision employé introduit la descrip-tion qui suit, avant d’être repris ligne 4 : « ils virent ». Le regard est d’ailleurs un thème important de l’extrait : « la mère se mit à regarder » (l.  4), « il regardait Suzanne » (l. 14), « la mère vit qu’il la regardait » (l. 15), « la mère à son tour regarda sa fille » (l. 15). Le portrait s’accompagne de jugements de la part de la famille. Les paroles de Joseph et son jugement dévalorisant (« pour le reste, c’est un singe », l. 6) amorcent une série d’opinions, qui viennent confirmer la sienne comme à la ligne 11 « c’était vrai, la figure n’était pas belle ». Le personnage est également l’objet d’une fic-tion élaborée à partir de son costume, de son appa-rence : « Le chapeau mou sortait d’un film... » (l. 8). La

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53

1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 2

richesse du personnage, visible grâce au costume, à

la voiture de luxe et au diamant, fait fantasmer ceux

qui le regardent, et M. Jo, désormais, devient une

proie. Son isolement, signalé à deux reprises (l. 1 et

14), le rend particulièrement repérable et vulnérable :

la phrase brève, au rythme ternaire, « Il était seul,

planteur, et jeune » (l. 14), désigne les « qualités » du

personnage, selon la mère. La présence du diamant,

qui semble métamorphoser le personnage (il « confé-

rait [aux mains] une valeur royale, un peu déliques-

cente », l. 13-14) attire sa convoitise. Si la scène est

quasiment muette, les regards qu’elle jette au dia-

mant, puis au planteur et enfin à sa fille, trahissent

ses intentions que les paroles qui suivent précisent :

Suzanne doit être « aimable » pour plaire au planteur,

visiblement séduit. M. Jo est alors une proie qu’il

s’agit de conquérir. À travers le portrait de M. Jo se

construit alors celui des autres personnages, en

particulier celui de Suzanne. Le regard jeté par la

mère à Suzanne est l’occasion d’un portrait de la

jeune fille, dont la jeunesse est soulignée avec insis-

tance (« elle était jeune, à la pointe de l’adoles-

cence », l. 18), ainsi que le caractère : « pas timide ».

Elle peut ainsi entrer dans les desseins de sa mère :

tout doit être mis en œuvre pour séduire le planteur

et obtenir les moyens de vivre, encore, dans la

concession.

SynthèseLe portrait de M. Jo insiste sur le statut social de

celui-ci par la focalisation sur ses vêtements et

surtout sur le diamant. Les regards des person-

nages préfigurent la suite de l’histoire : en obser-

vant Suzanne, le planteur manifeste son désir,

mais celui-ci est perçu par la mère. M. Jo devient

alors l’objet de toutes les convoitises : il symbolise

la richesse, l’aisance, mais représente aussi la

possibilité pour la famille de conserver leur

concession.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Vers la dissertationConsulter sur le site de l’INA l’interview de Margue-

rite Duras sur les adaptations cinématographiques

de romans. Quelle est son opinion ? Pour quelle rai-

son un romancier est-il poussé à adapter ses

œuvres ? Partagez-vous le point de vue de l’auteur ?

Texte 8 – Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (1957)

p. 77 (ES/S et Techno) p. 79 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier une description dans le cadre du Nouveau

Roman.

LECTURE ANALYTIQUE

Un portrait fragmentaireL’extrait évoque une femme dont nous ne connais-sons pas le prénom, mais seulement l’initiale : A… Le portrait qui en est constitué est tout aussi énig-matique, puisque le narrateur se concentre seule-ment sur quelques aspects du personnage comme les « cheveux » (l. 8 et 14), ou la « main » (l. 11 et 14). Les adjectifs qui la caractérisent sont minces : seule la chevelure est d’abord désignée comme une « masse noire » (l.  8), puis « lustrée », elle « luit de reflets roux » (l. 16), et, progressivement, la cheve-lure est désignée comme une « coiffure trop mou-vante » (l.  10-11), possédant des  « ondulations » (l. 11), composée de « boucles » (l. 16). Le portrait se précise donc, mais le lecteur dispose de peu d’éléments pour saisir l’identité et la singularité du personnage. La position de la femme et ses actions, en revanche, sont largement détaillées : elle « est assise » (l. 1), « elle se penche en avant » (l. 2), « elle redresse le buste » (l.  8), « penchée de nouveau » (l. 15). Le narrateur insiste sur les mouvements de celle-ci : « des vibrations saccadées » (l.  7), « elle rejette en arrière » (l.  9-10), « les doigts effilés se plient et se déplient » (l.  12). Toutes ces expres-sions, qui renvoient au haut du corps, s’opposent à l’immobilité du reste du corps, à « l’apparente immobilité de la tête et des épaules » (l. 7) ; il n’est pas « possible de voire remuer, de la moindre pulsa-tion, le reste du corps » (l. 17-18). Ce portrait, fait de contrastes, paraît donc énigmatique. Les éléments du corps de la femme semblent fonctionner de manière autonome : le narrateur le souligne à la ligne 14, les doigts étant agités, « comme s’ils étaient entraînés par le même mécanisme ». La comparaison ainsi effectuée ôte au personnage toute volonté : le narrateur refuse de nous laisser entrer dans la conscience de celui-ci. Les verbes de mouvement comportent un sujet renvoyant à une partie du corps, comme à la ligne 12 : « les doigts effilés se plient et se déplient ». A… est sou-vent placée en position de COD dans la phrase, comme aux lignes 16 et 17 : « de légers tremble-ments […] la parcourent ». Toute volonté semble ainsi refusée au personnage.

Les interprétations du narrateurL’activité du personnage est mystérieuse : elle est vue de dos, et seul le mouvement du haut du corps est perceptible. Les différentes teintes que prend la chevelure, en particulier, montrent que le narrateur est attentif. Celui-ci, qui n’est pas omniscient, émet un certain nombre d’hypothèses sur l’activité de la jeune femme, des lignes 3 à 6, mais chacune est balayée, après le lien logique d’opposition « mais », à la ligne 4. Sans avoir de certitudes sur son inter-prétation comme le prouvent les conditionnels (« elle se serait placée », l. 5 ; « elle n’aurait pas choisi », l. 6), il se révèle incapable d’être précis. En mettant

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54

Français 1re – Livre du professeur

en relation différents éléments, le lecteur peut ima-

giner ce que A… est en train de faire : « la petite table

à écrire », le « travail minutieux et long » qui requiert

de se pencher, mais qui permet aussi quelques ins-

tants de répit, les « ondulations » du haut du corps

peuvent faire penser à l’acte d’écriture. Le narrateur

se révèle attentif aux moindres gestes du person-

nage féminin, aux moindres détails, comme la pré-

sence de « légers tremblements, vite amortis »

(l.  15-16). S’il n’intervient pas directement comme

un personnage de l’histoire, il manifeste toutefois sa

connaissance du personnage, comme il l’indique

avec le présent d’habitude : « Mais A… ne dessine

jamais » (l.  4). Le narrateur peut être la figure du

jaloux, comme le titre du roman nous invite à le pen-

ser. L’observation attentive de A… se fait à son insu,

comme si elle était épiée.

SynthèseLe narrateur, qui ne s’avoue pas personnage de

l’histoire, décrit le personnage et raconte la scène

vue en proposant différentes interprétations, comme

s’il cherchait à savoir, à se rassurer peut-être. La

femme décrite reste irrémédiablement mystérieuse,

comme si la focalisation choisie était externe. Mais

quelques indices montrent que le narrateur est en

fait un personnage de l’histoire, même s’il ne dit

jamais « je ». L’auteur crée ainsi une énigme, dans

son roman, que le lecteur doit déchiffrer.

GRAMMAIRE

Le présent possède ici plusieurs valeurs : tout

d’abord, on peut considérer qu’il a une valeur de

présent de narration, puisque le narrateur emploie, à

la ligne 15, un passé composé. La scène semble se

passer sous les yeux du lecteur, et on a souvent

l’impression qu’il s’agit davantage d’un présent

d’énonciation. La phrase « Mais A… ne dessine

jamais » (l. 4) évoque une habitude, comme le montre

la négation « ne… jamais ».

PISTES COMPLÉMENTAIRES

Recherche Consultez sur le site de l’INA l’interview d’Alain

Robbe-Grillet à propos de La Jalousie : l’auteur y

explique comment est construit son roman.

Comparaison Dans le cadre d’une étude sur le personnage dans

le Nouveau Roman, on peut comparer le portrait de

A… et l’incipit de La Modification de Michel Butor

(p. 56 du manuel ES/S et Techno et p. 58 du manuel

L/ES/S).

Question Comment les romanciers de ce mouvement font-ils

participer le lecteur à la construction de leur œuvre ?

Histoire des arts – Le portrait en peinture

p. 78 (ES/S et Techno) p. 80 (L/ES/S)

Voici quelques pistes pour traiter ce dossier :

Au XVe siècle : la naissance d’un genreLe portrait est un genre protéiforme. Il appartient à

divers domaines : littérature, peinture, sculpture,

photographie, cinématographe. En arts plastiques il

peut être de tête, en buste, en pied, équestre, de

face, de profil ou trois-quarts. Il joue avec un fond

neutre, un paysage ou un espace intérieur. La figure

est parfois accompagnée d’accessoires banals ou

symboliques, d’attributs. Le portrait possède une

dimension religieuse, allégorique, sociale. Le por-

trait d’apparat est marque du pouvoir. Après une

éclipse au Moyen Age, due à la querelle des images,

le portrait réapparaît avec celui des donateurs qui

commanditaient les retables. Le quinzième siècle

est celui où il devient autonome. Les deux portraits

proposés à l’étude : Portrait de jeune femme peint

par Antonio del Pollaiolo en 1439 et Marguerite Van

Eyck par Jan Van Eyck vers 1465 sont le reflet de

leur origine géographique. En Italie la jeune femme

est montrée de profil, suivant la tradition antique de

l’art du portrait. La nudité du cou et la sobriété du

traitement de la coiffure contrastent avec l’opu-

lence vestimentaire qui indique que la dame doit

avoir appartenu à l’aristocratie florentine du XVe

siècle. Le fond paysagé est idéalisé, lieu impro-

bable non identifiable qui se retrouve dans d’autres

portraits de la Renaissance comme celui de la

Joconde. Au contraire des Italiens, les Flamands

préfèrent les portraits de trois-quarts face lui don-

nant une dimension très réaliste. Chez Van Eyck, le

spectateur est happé par le regard du modèle qui le

fixe, il ne peut s’échapper, le fond neutre fermant

l’espace. A la douceur de la jeune femme italienne

s’oppose l’air peu avenant de Marguerite Van Eyck

aux lèvres pincées. L’individualisation l’emporte sur

l’idéalisation.

Au XVIe et XVIIe siècles : le portrait de courLe genre du portrait équestre, abandonné depuis

l’Antiquité a été remis à l’honneur à la Renaissance

italienne avec les statues équestres des condot-

tieres. Au début du XVIIe siècle, Rubens choisit,

pour Le portrait équestre du duc de Lerma, un

trois-quarts face inhabituel, qui accentue la pré-

sence du groupe : le duc et le cheval nous regardent.

La ligne d’horizon très basse qui crée un effet de

contre-plongée, la lumière qui irise le duc à gauche

affirment l’importance du personnage. Le mouve-

ment du cheval prêt à bondir est contrebalancé par

l’attitude posée du cavalier.

Du XIXe au XXe siècle : crise du portrait et renouveau des techniquesLe titre même de l’œuvre de Matisse, Portrait de

Madame Matisse à la raie verte, fait du procédé

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 2

créatif le sujet du tableau. La ligne verte sépare la

tête en zones d’ombre, non pas grises mais colo-

rées de jaune et de vert, et en zones de lumières

plus fidèles à la réalité, exaltation de la couleur

chère aux Fauves. Le portrait comme les autres

sujets se libèrent du carcan de la mimesis pour

questionner les constituants même de la peinture :

couleurs pour Matisse, formes pour Picasso. Dans

le portrait de David-Henry Kahnweiler, Picasso

s’intéresse à la relation forme et fond et refuse une

représentation illusionniste. Le cubisme analytique

prône une représentation simultanée de plusieurs

angles de vue. David-Henry Kahnweiler, riche mar-

chand d’art, auteur d’un essai, Chemin vers le

cubisme, achetait et exposait les œuvres cubistes.

Cette relation fait de ce portrait le reflet d’un rap-

port d’égal à égal entre le peintre et son modèle.

Andy Warhol, artiste appartenant au mouvement

du Pop’art, utilise dans Ten Lizes, la technique de

la sérigraphie. Nous sommes dans l’œuvre d’art à

l’époque de sa reproductibilité technique (1935),

pour reprendre le titre de l’essai de Walter Benja-

min. La technique permet la reproduction : gravure,

photographie, cinéma, et maintenant technologie

numérique. En multipliant, par le procédé de la

sérigraphie, une photographie de presse il dévoile

le procédé, dénonce la commercialisation de

l’image. La présentation en bande, la succession

des photographies suggèrent la succession des

photogrammes sur la pellicule. L’image de l’icône

se dissout dans la répétition de la même image

mais subissant des effacements ponctuels, interro-

gation sur le vieillissement des icônes de la beauté ?

Au-delà du portrait n’aurait-on pas affaire à une

vanité ?

Vocabulaire – Décrire le caractère

p. 81 (ES/S et Techno) p. 83 (L/ES/S)

1. ANTONYMES

1-6 – 2-4 – 3-5.

2. DE L’ADJECTIF AU NOM

1. fierté – 2. enjouement – 3. adresse – 4. humilité –

5. présomption – 6. allégresse – 7. obséquiosité –

8. candeur.

Cet exercice peut être l’occasion d’un travail sur

les suffixes : -ité (fierté < feritatem, avec amuïsse-

ment ; humilité ; obséquiosité) ; -ement ; -esse

(« adresse » dans ce sens, s’est confondu avec un

mot signifiant « chemin droit » ; allégresse) ; -ation

(« présomption », avec amuïssement. Le suffixe

-atio est une forme savante, qui a donné aussi

-aison) ; -eur (candeur).

3. SYNONYMES

1. affable ➞ aimable (« affable » vient du latin affari,

« parler avec quelqu’un ») – 2. superbe ➞ orgueil-

leux (sens du latin, qui prend une valeur méliorative

au XVIe siècle, et devient d’usage courant au

XVIIIe  siècle)  – 3. Sémillant ➞ enjoué (« sémillant »

est le seul mot conservé de la famille de « sémille »,

qui, en ancien français, désigne « la progéniture »

ou « l’action valeureuse ») – 4. Pédant ➞ vaniteux

(« pédant » vient de l’italien pedante qui désigne « le

professeur »).

4. EXPRESSIONS RENVOYANT À UN ANIMAL

a 1. une tête de linotte (le mot « étourdi » viendrait

de la composition de ex et turdus et signifierait

« agir follement comme une grive »). – 2. une mule,

un mulet. – 3. une fine mouche (allusion à la viva-

cité de l’insecte). – 4. une fouine (le verbe « fouiner »

est d’emploi péjoratif courant et a eu la même évo-

lution que « fureter »).

5. EXPRESSIONS RENVOYANT À UN OBJET

1. Un grand guerrier, qui suscite la crainte. L’ex-

pression est ironique de nos jours (le mot « foudre »,

au masculin, est une survivance de la rhétorique

classique). – 2. Quelqu’un qui ne cesse de parler

(sens du XVIIIe siècle). – 3. Le fait de ne pas pouvoir

répondre sur le moment. – 4. Être rigide dans ses

principes et prétentieux (le collet monté désigne

une sorte de col, à la mode sous Louis XIII).  –

5.  Personne qui dépense sans compter (au XVIIe

siècle, l’expression désigne quelqu’un qui ne

retient rien).

6. EXPRESSIONS RENVOYANT À UN CORPS

1. Avoir les dents longues (au XIVe siècle, cette

expression signifiait « avoir faim »). – 2. Avoir un poil

dans la main (apparaît au XIXe siècle) ou avoir les

côtes en long. – 3. Avoir le cœur sur la main (appa-

raît au XVIIIe siècle). – 4. Avoir les yeux plus grands

que le ventre (expression que l’on trouve déjà chez

Montaigne). 5. Avoir la tête sur les épaules.

7. NIVEAUX DE LANGUE

Les mots suivants sont classés, du niveau de

langue familier au niveau de langue soutenu :

1. grognon, triste, renfrogné – 2. sympa, agréable,

amène  – 3. soupe au lait, colérique, irascible  –

4. trouillard, craintif, timoré.

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56

Français 1re – Livre du professeur

BIBLIOGRAPHIE

Essais• MARLÈNE GUILLOU et ÉVELYNE THOIZET, Galerie de portraits dans le récit, « Parcours de lec-ture », Éditions Bertrand-Lacoste, 1998.• GÉRARD GENETTE, Figures II, coll. « Points », Éditions Le Seuil, 1979.• PHILIPPE HAMON, La Description littéraire, de l’Antiquité à Roland Barthes : une anthologie, Éditions Macula, 1991.• ÉMILE ZOLA, Du Roman, « De la description », « Le Regard littéraire », Éditions Complexe, 1989.

8. MOTS DE LA MÊME FAMILLE

1. Doux et doucereux ont été synonymes jusqu’au XVIe siècle. Il désigne ensuite quelqu’un à la dou-ceur affectée.  – 2. Le nom droit désigne la jus-tice ; le mot droiture, jusqu’au XVIIe siècle, a été synonyme de celui-ci, puis a désigné la qualité d’une personne loyale. – 3. Loyal et légal ont la même étymologie (lex, legis, la loi), et, à l’origine, le mot « loyal » a le sens juridique, avant l’apparition du mot « légal » au XIVe siècle. Ils fonctionnent comme doublets jusqu’au XVIIe siècle, « loyal » obte-nant le sens de « qui a le sens de l’honneur ». – 4. Probe signifie « droit, honnête »; probant se rap-proche de probare et évoque ce qui constitue une preuve.

EXPRESSION ÉCRITE

Sujet 1 La comparaison d’un personnage en animal tend à dévaloriser celui-ci : on peut penser en particulier au portrait de Mme Vauquer dans Le Père Goriot de Honoré de Balzac (comparée à un « rat d’église », par exemple), ou à celui de Mme Verdurin dans Du Côté de chez Swann de Marcel Proust (comparée à un oiseau). La juxtaposition des images pour rendre compte des caractéristiques morales tend à faire du personnage créé un être monstrueux. On peut prolonger ce travail d’écriture par l’étude de tableaux de Giuseppe Arcimboldo.

Sujet 2L’exercice permet de montrer que le portrait est rarement objectif : il implique souvent un éloge ou un blâme de la part du narrateur qui oriente la lec-ture du roman. Mais cet exercice met en évidence une catégorie particulière du portrait : le portrait en actes. Il permet de s’interroger sur les « Frontières du récit » (voir l’article de Gérard Genette, dans Figures II, coll. « Points », © Le Seuil, 1979).

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 3

Séquence 3

De la rencontre amoureuse à la séparation dans les romans du XVIIe au XXe siècle

p. 83 (ES/S et Techno)p. 85 (L/ES/S)

Problématique : Comment l’identité des personnages romanesques se construit-elle à partir des scènes de rencontre amoureuse et de séparation ? Comment les actions et les sentiments des personnages révèlent-ils la vision du monde du romancier et les valeurs de la société de son époque ?

Éclairages : Il s’agira d’envisager les textes de rencontre et de séparation comme un ensemble en mon-trant comment les circonstances et le déroulement de la rencontre annoncent déjà sa fin. Il s’agira aussi et surtout de montrer comment la construction du personnage romanesque est étroitement liée aux repré-sentations sociales de l’écrivain, et donc aux circonstances d’écriture.

Texte 1 : Madame de La Fayette, La Princesse

de Clèves (1678)

p. 84 (ES/S et Techno) p. 86 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer l’importance de l’ancrage dans une

réalité sociale et historique : la cour d’Henri II.

– Introduire un exemple de rencontre appelé à

devenir un topos : le coup de foudre.

– Découvrir les héros : un couple de héros parfaits.

LECTURE ANALYTIQUE

La mise en scène d’un coup de foudre amou-reuxLa rencontre se déroule d’une manière bien particu-

lière. La narratrice nous invite à partager les senti-

ments de l’héroïne et ses préparatifs, dans l’attente

impatiente d’une grande soirée à la cour : « elle

passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer »

(l. 1). L’arrivée du duc de Nemours au bal se fait en

décalé par rapport à celle de la princesse et c’est

donc au travers du regard de celle-ci que le lecteur

découvre pour la première fois ce personnage : « elle

se tourna et vit un homme qu’elle crut d’abord ne

pouvoir être que M. de Nemours » (l. 7). La rencontre

commence donc par un échange de regards : celui

de Mme de Clèves sur M. de Nemours auquel

répond le regard du gentilhomme sur l’héroïne. Tous

les termes choisis par la narratrice omnisciente

insistent sur l’éblouissement que représente cette

rencontre pour les deux personnages (« surprise »,

l. 10, « étonnement », l. 13, « surpris », l. 14) Cette

rencontre se déroule cependant dans un cadre

public et le regard des membres de la cour, et parti-

culièrement du roi et des reines, pèsent sur eux : « le

roi et les reines […] trouvèrent quelque chose de sin-

gulier de les voir danser ensemble sans se connaître »

(l. 17 à 19). C’est d’ailleurs leur intervention qui va

permettre de faire progresser la rencontre en leur

donnant l’occasion pour la première fois de se par-

ler. Le dialogue, rapporté au discours direct, permet

en effet au duc de Nemours en particulier de mon-

trer toute sa galanterie et sa modestie à la fois : il

révèle clairement au roi et aux reines qu’il a reconnu

Mme de Clèves – ce qui est un hommage appuyé à

sa beauté et à la réputation qu’elle s’est acquise à la

cour. Le lecteur est ainsi éclairé : la rencontre est

bien celle de deux héros faits l’un pour l’autre et qui

se sont immédiatement reconnus.

Amour et jeu socialLe cadre de la rencontre est un lieu public, le Louvre,

le palais royal, donc, lieu de faste et d’apparat. Les

circonstances (des fiançailles royales) imposent à

tous élégance et raffinement comme le démontrent

l’insistance de la narratrice sur les préparatifs du bal

et sur la parure des personnages : « on admira sa

beauté et sa parure » (l. 2-3). Mais dans ce milieu où

les apparences comptent plus que tout, on voit que

les deux héros sont distingués par tous, au centre

de tous les regards : « il s’éleva dans la salle un

concert de louange » (l. 16-17). Le roi et les reines

jouent un rôle bien particulier dans la rencontre des

deux héros : il faut d’abord noter que, curieusement,

le roi se présente comme l’ordonnateur de la ren-

contre puisqu’il invite Mme de Clèves à danser avec

M. de Nemours, à qui elle n’a pourtant pas encore

été présentée : « le roi lui cria de prendre celui qui

arrivait » (l. 6-7). Dans le dialogue qui suit, il apparaît

de plus que la reine dauphine, en particulier, cherche

à semer le trouble dans le cœur des jeunes gens en

les mettant face à leurs sentiments. La narratrice lui

prête des répliques pleines d’allusions et lourdes

d’implicites. Elle donne d’abord à entendre par sa

première réplique, prudemment modalisée par le

verbe « je crois » (l.  26), que Mme de Clèves a

reconnu le duc de Nemours : le trouble de Mme de

Clèves se comprend bien : « Mme de Clèves […]

paraissait un peu embarrassée » (l. 28-29). Admettre

qu’elle a reconnu M. de Nemours, c’est reconnaître

en sa présence le charme et la séduction qui sont

les siens. D’une certaine manière, la deuxième

réplique de la reine dauphine place Mme de Clèves

dans une situation encore plus délicate puisqu’elle

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Français 1re – Livre du professeur

suppose que celle-ci est troublée au point de vouloir

pas admettre ses sentiments. Le roi et les reines

sont donc à la fois les ordonnateurs de la rencontre

et ceux qui mettent les deux héros face à leurs sen-

timents naissants, en même temps qu’ils sont les

maîtres des cérémonies.

SynthèseLe lieu commande le luxe et l’élégance, et encore

plus le moment choisi : des fiançailles royales. Toute

la rencontre est donc marquée par le culte du

paraître. Les personnages présents donnent à la

rencontre tout son sens : il s’agit d’une rencontre

placée sous le regard des autres, largement organi-

sée et commandée par les personnes royales : le

duc de Nemours et la princesse sont donc contraint

de masquer leurs sentiments.

GRAMMAIRE

Une erreur s’est glissée dans la consigne : la phrase à étudier est la suivant : « Ce prince était fait d’une sorte […] un grand étonnement » (l. 9 à 13). Cette erreur sera corrigée lors de la pro-chaine réimpression.Cette phrase qui s’organise autour de l’adversatif

« mais » établit un strict parallèle entre les sentiments

de M. de Nemours et de Mme de Clèves. Le parallé-

lisme est d’ailleurs souligné par l’adverbe « aussi ». À

la première proposition « il était difficile de n’être pas

surprise de le voir » répond ainsi la deuxième partie

de la phrase « il était difficile […] de voir Mme de

Clèves sans un grand étonnement ». Dans les deux

cas, la narratrice omnisciente insiste, grâce à une

litote (« il était difficile de n’être pas surprise de le

voir […] »), sur la brillante apparence de chacun des

deux personnages qui attirent nécessairement sur

eux un regard ébloui. Le mot « étonnement » a encore

au XVIIe siècle un sens très fort : comme sous le coup

d’une commotion.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Quelques critères d’évaluation1. Le point de vue interne doit être strictement

observé (aucun aperçu, donc, sur les sentiments de

la princesse, sauf ce que le duc de Nemours peut en

deviner).

2. Les données principales devront être respectées :

les préparatifs du bal (à envisager du point de vue

du duc), son arrivée en retard au bal, le regard ébloui

qu’il pose sur elle, leurs yeux qui se rencontrent.

PROLONGEMENTS

La lecture du portrait de Mlle de Chartres (p. 66 du

manuel ES/S et Techno et p. 68 du manuel L/ES/S)

permet d’éclairer le récit de rencontre ici présenté.

La beauté incomparable de l’héroïne et sa vertu sont

des données essentielles pour l’action à venir. Le

roman de Mme de Clèves a inspiré nombre de réali-

sateurs : La Belle Personne de Christophe Honoré

transpose en 2008 l’action du roman dans le

contexte moderne des lycéens d’aujourd’hui. Par

ailleurs, le film documentaire de Régis Sauder, Nous,

princesses de Clèves, sorti en 2011, montre com-

ment des adolescents vivent et comprennent ce

roman de Mme de La Fayette.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

Lecture d’image (p.  85 du manuel ES/S et Techno et p. 87 du manuel L/ES/S)La Princesse de Clèves, film réalisé par Jean Delannoy en 1960.Ce plan de demi-ensemble concentre l’intérêt sur le

couple formé ici par J.-F. Poron et Marina Vlady,

entouré de toute la cour. Le travail sur ce plan illustre

bien ce que le texte donne à comprendre : l’élégance

des parures et le raffinement de la salle de bal, bril-

lamment éclairée sont manifestes. Les mouvements

des personnages qui dansent en rythme sont com-

mandés par des codes très précis. On entrevoit

aussi la place centrale du couple qui vient de se for-

mer, placé sous le regard des autres. Leurs cos-

tumes assortis, en blanc et discrètes touches de

noir, montrent l’harmonie qui règne entre eux, sen-

sible aussi à la perfection de leurs gestes.

Texte 2 – Madame de La Fayette, La Princesse

de Clèves (1678)

p. 86 (ES/S et Techno) p. 88 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer l’échec de la liaison.

– Étudier une scène romanesque.

– Découvrir une héroïne sublime par son renonce-

ment.

LECTURE ANALYTIQUE

Un dialogue argumentéCe dialogue a un caractère argumentatif fort.

Mme de Clèves exprime ici les raisons qui lui font

refuser d’épouser le duc de Nemours, même après

la mort de son mari. Deux raisons sont successive-

ment évoquées. La première est la peur de la jalou-

sie et de l’infidélité. La princesse rappelle avec pré-

cision à son amant son pouvoir de séducteur. La

progression des adverbes (« il y en a peu à qui vous

ne plaisiez […] il n’y en a point à qui vous ne puissiez

plaire », l. 1 à 3) fait ressortir le charme irrésistible de

M. de Nemours. La princesse analyse avec lucidité

ses faiblesses tout autant que celle de son amant :

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 3

« je vous croirais toujours amoureux et aimé et je ne

me tromperais pas souvent » (l.  3 à 4). Elle dresse

ainsi un tableau hypothétique du malheur qui l’at-

tend si elle cède à ses sentiments. Cet argument du

malheur possible et même probable vient s’ajouter à

un argument plus conventionnel : sa fidélité, par-

delà la mort, à un mari du déclin de qui ils sont tous

deux quelque peu responsables. La question rhéto-

rique (« pourrais-je m’accoutumer à celui de voir tou-

jours M. de Clèves vous accuser de sa mort […] »,

l. 8 à 9) témoigne de son désarroi et de la force du

sentiment de culpabilité. À cet argumentaire, M. de

Nemours oppose la réalité de l’expérience comme le

montre sa question : « croyez-vous le pouvoir,

madame ? » (l. 13). Pour le duc, la raison est impuis-

sante face à la force des sentiments partagés. Une

phrase résume sa pensée, en lui donnant une valeur

généralisante grâce à l’emploi du « nous » et du pré-

sent de vérité générale : « il est plus difficile que vous

ne pensez, madame, de résister à ce qui nous plaît

et ce qui nous aime » (l. 15 à 16).

Une scène pathétiqueCe passage est une scène romanesque : le narrateur

raconte comme en temps réel les faits et gestes et

les propos des personnages. Le dialogue privilégie

des répliques longues, à la manière des tirades au

théâtre. Les propos des personnages sont marqués

par des exclamations fortes, des questions – toute

une ponctuation expressive qui fait ressortir leur

émotion. Mais cette émotion apparaît aussi dans les

gestes et les attitudes des personnages qui, comme

au théâtre, soulignent le discours. Les larmes des

deux héros, le geste de M. de Nemours, se jetant

aux pieds de Mme de Clèves, tout fait ressortir une

émotion forte, marque du registre pathétique. La

dernière réplique de la princesse invoque d’ailleurs

la cruauté du destin qui les sépare au travers d’une

série de questions rhétoriques, suscitant la pitié du

lecteur pour ces amants malheureux.

De la rencontre à la séparation : la naissance d’une héroïne sublimeCependant, cette scène empreinte d’émotion voit

naître une héroïne nouvelle. Madame de Clèves,

belle et vertueuse, se dépasse ici, par la difficulté de

son choix, comme elle le souligne elle-même, par le

recours à l’hyperbole : « Je sais bien qu’il n’y a rien de

plus difficile que ce que j’entreprends » (l. 23 à 25). En

cela, elle répond d’ailleurs à la question posée plus

haut par Monsieur de Nemours : « croyez-vous le

pouvoir, madame ? » (l.  13). À deux reprises, elle

emploie la même expression : « je me défie de mes

forces » (l. 26), « je me défie de moi-même » (l. 33 à

34) pour montrer la fragilité du cœur humain. Mais

elle oppose toute sa volonté à sa passion dans un

geste sublime qui fait d’elle une véritable héroïne.

Les épreuves qu’elle a traversées, et notamment la

mort de son mari, ont fait d’elle une femme détermi-

née : elle lui rend ici un hommage ému, en parlant de

la force de « son attachement » pour elle. Une phrase

résume d’ailleurs la position de la princesse et le

nœud d’arguments qui fonde son renoncement : son

devoir (« ce que je crois devoir à la mémoire de M. de

Clèves », l. 27 à 28) est conforté par « les raisons de

son repos » (l.  31) : l’aspiration à la sérénité et au

calme des passions. Par sa méfiance des passions

et son désir d’une forme d’ataraxie, Mme de Clèves

représente l’exemple même de l’héroïne classique.

Mais, par la force de sa volonté, qui touche au

sublime, elle fait surtout penser aux héros cornéliens.

SynthèseLa confrontation de ces deux textes permet de

mesurer l’évolution de Mme de Clèves et la nais-

sance d’une héroïne. Dans le texte 1, la princesse

est une très jeune femme qui vient juste de se marier

et qui tombe sous le charme de M. de Nemours,

même si elle ne veut pas l’avouer ou se l’avouer. Elle

subit donc la séduction d’une soirée brillante et d’un

homme. C’est une tout autre femme que nous

découvrons dans le texte 2 : elle a connu toute la

passion et les affres de la jalousie, elle a vécu la dou-

leur du deuil et de la séparation d’avec un homme

qui l’aimait tendrement. Elle est capable maintenant

de faire ses choix et de définir les valeurs qui sont

pour elle une priorité, son repos et son devoir – et

elle est donc prête à renoncer à la passion.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Le sujet contient une notion simple, qu’il faut d’abord

définir : le personnage positif se caractérise un

ensemble de qualités physiques et/ou morales.

Dans la première partie de la dissertation, on peut

attendre deux ou trois paragraphes argumentatifs

montrant pourquoi le lecteur de roman peut préférer

un personnage positif :

– parce que cela facilite l’identification au héros, on

est donc plus impliqué dans le roman ;

– parce que le personnage positif incarne des

valeurs, peut servir de modèle au lecteur ;

– parce que le personnage positif fait rêver, se distin-

guant par sa simplicité même de la complexité des

personnes réelles.

PROLONGEMENTS

1. La Princesse de Montpensier est une autre nou-

velle historique de Mme de La Fayette qui met en

scène un personnage dans une situation assez

comparable : Mme de Montpensier a fait un mariage

de raison, sans amour, mais elle est éprise du duc

de Guise. Il est possible de comparer et d’opposer

ces deux princesses, puisque Mme de Montpensier

oublie son devoir jusqu’à avouer son amour au duc

de Guise, et lui fixer un rendez-vous privé dans ses

appartements. La nouvelle finit d’ailleurs de manière

tragique.

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60

Français 1re – Livre du professeur

2. On peut aussi comparer Mme de Clèves aux

grands héros cornéliens qui font taire leurs passions

et se maîtrisent dans un élan héroïque de généro-

sité. On pense à Cinna (1643) de Pierre Corneille : à

l’acte v scène 3, Auguste domine sa colère et par-

donne à ceux qui l’ont trahi et qui ont voulu l’assas-

siner :

« Je suis maître de moi comme de l’univers ;Je le suis, je veux l’être. O siècles, ô mémoire !Conservez à jamais ma dernière victoire !Je triomphe aujourd’hui du plus juste courrouxDe qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous. »3. On pense enfin à Lise, la servante de L’Illusion

comique (1635) de Pierre Corneille qui, à l’acte IV

scène 3, décide de sacrifier par générosité son

amour pour Clindor et de l’aider dans sa conquête

d’Isabelle.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Sujet d’inventionMme de Clèves écrit une lettre à son parent, le

vidame de Chartres, pour lui exposer la décision

qu’elle a prise à l’égard de M. de Nemours et les

raisons qui l’y ont conduite. Vous veillerez à respec-

ter les termes du débat intérieur qui a été le sien.

Textes 3 et 4 – L’Abbé Prévost, Manon Lescaut (1731)

p. 88 (ES/S et Techno) p. 90 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir le récit rétrospectif à la 1re personne.

– Étudier une passion fatale.

– Découvrir comment la fatalité détermine le

compor tement des personnages.

LECTURE ANALYTIQUE

Une analyse rétrospective d’un passé tourmentéLe narrateur s’adresse à son interlocuteur qu’il prend

à témoin de son malheur. Les marques personnelles

et l’emploi du présent de l’énonciation permettent

d’identifier clairement la situation de communica-

tion : « pardonnez si j’achève en peu de mots un récit

qui me tue » (Texte 4, l. 1). Le narrateur s’excuse et

s’explique des difficultés à mener son récit. Le terme

« horreur » (Texte 4, l. 3-4) témoigne de la force de

ses sentiments. De la même manière, la conclusion

du récit ressemble à une promesse, un engagement

que Des Grieux vieilli adresse à son interlocuteur :

« Je renonce volontairement à la mener jamais plus

heureuse. » (Texte 4, l. 20). Grâce à ce choix d’un

récit rétrospectif, fait à un interlocuteur compatis-

sant, le récit des scènes de rencontre et de sépara-

tion prend une dimension particulière. par son expé-

rience, le narrateur fait ainsi une analyse particulière-

ment lucide de sa rencontre avec Manon : il donne

des informations sur l’histoire familiale et person-

nelle de Manon qu’il n’a pu découvrir que bien

après : « C’était malgré elle qu’on l’envoyait au cou-

vent […] » (Texte 3, l. 19). On peut même parler d’une

prolepse dans laquelle le narrateur évoque, dès le

récit de rencontre, l’avenir malheureux de son

amour : « […] son penchant au plaisir qui s’était déjà

déclaré, et qui a causé, dans la suite, tous ses mal-

heurs et les miens » (Texte 3, l. 20-21). Le regard qu’il

porte sur son passé est désabusé. La joie de la ren-

contre et son éblouissement se teinte d’emblée de

mélancolie.

La mise en scène émouvante d’une passion impossibleDans le récit de rencontre, le narrateur s’attache à

faire observer toutes les différences entre le jeune

homme qu’il était et Manon. L’ingénuité du jeune

homme qu’il était (« moi qui n’avais jamais pensé à la

différence des sexes […] », Texte 3, l. 7-8) contraste

avec le caractère averti de la jeune femme : « car elle

était bien plus expérimentée que moi » (Texte 3,

l. 18-19). Le jeune homme s’apprête à entrer au

couvent par conviction religieuse, alors que Manon

y est envoyée pour freiner sa nature dévoyée : « […]

pour arrêter sans doute son penchant au plaisir […] »

(Texte 3, l. 19-20). La timidité du jeune homme

(« J’avais le défaut d’être excessivement timide

[…] », Texte 3, l. 10-11) contraste avec l’assurance

de la jeune femme : « […] elle reçut mes politesses

sans paraître embarrassée. » (Texte 3, l. 13). Toutes

ces différences montrent donc combien cet amour

sera difficile, voire impossible. On comprend que

cette passion ne pourra aboutir qu’à la mort ou la

séparation, au moins à la souffrance des deux

amants. Et c’est en effet un récit pathétique de la

mort de Manon que dresse le narrateur dans le deu-

xième texte. L’émotion est ici double : celle du narra-

teur redouble celle du jeune homme qu’il était. Le

narrateur utilise des hyperboles pour faire ressortir

ses émotions, au moment de raconter ce terrible

épisode de sa VIe : « un récit qui me tue » (Texte 4,

l. 1), « toute ma VIe est destinée à le pleurer » (Texte

4, l. 2). Une prolepse nous montre l’avenir de cha-

grin qui l’attend : « toute ma VIe est destinée à le

pleurer » (Texte 4, l. 2). Mais l’ampleur du chagrin

conduit le narrateur à abréger son récit : « C’est tout

ce que j’ai la force de vous apprendre […] » (Texte 4,

l. 16-17). La force de l’émotion conduit donc à une

sorte d’ellipse : « Je la perdis » (Texte 4, l. 15).

De la rencontre à la séparation : une passion destructriceLe dernier paragraphe du texte s’inscrit clairement

dans le registre tragique avec la mort cruelle de

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 3

Manon. Le narrateur nous montre en effet la fatalité

en marche, la colère de Dieu qui s’acharne contre

les jeunes amants qu’ils étaient : « Le Ciel ne me

trouva point […] assez rigoureusement puni. »

(Texte  4, l. 18-19). L’expression qui précède « ce

fatal et déplorable événement » (Texte 4, l. 17) sou-

ligne bien les sentiments de terreur et pitié inspirés

par cet évènement. Le personnage de Des Grieux,

amant tendre et fidèle, mais qui a mené une exis-

tence assez frivole aux côtés d’une courtisane,

devient ainsi un héros tragique et gagne une profon-

deur nouvelle. Si la passion aboutit à la mort, ce

dénouement paraît d’autant plus cruel que le narra-

teur s’attache à montrer la rédemption de Manon. La

jeune femme, qui a cruellement fait souffrir son

amant par sa légèreté et sa frivolité apparaît ici

métamorphosée. La maîtresse de Des Grieux se fait

tendre et cette métamorphose finale n’est pas sans

rappeler celle de Des Grieux lui-même au moment

de sa rencontre avec Manon : le jeune homme

découvrait l’amour passion tout comme Manon

découvre ici la tendresse. Les derniers moments du

jeune couple sont donc des moments de douceur et

d’émotion qui s’expriment par des gestes tendres :

« […] le serrement de ses mains, dans lesquelles elle

continuait de tenir les miennes […] » (Texte 4,

l. 12-13). Ce sont des moments où l’amour enfin

peut s’exprimer. Le narrateur souligne l’ironie cruel

du sort qui fait que l’amour de Manon se manifeste

ainsi, trop tard : « je reçus d’elle des marques

d’amour, au moment même qu’elle expirait. » (Texte

4, l. 15-16).

SynthèseLe choix d’un récit à la première personne présente

ici deux avantages manifestes. D’abord, on épouse le

point de vue de Des Grieux, on partage donc ses

émotions, ses sentiments, et donc on ressent plus

douloureusement toute l’horreur de la mort de Manon.

Ensuite, le narrateur, qui a vieilli, analyse avec plus de

lucidité les évènements qu’il a vécus et donc enrichit

son récit de ses réflexions personnelles.

VOCABULAIRE

Le mot « fortune » vient du latin fortuna, le sort, le

hasard. Il désigne donc ici ce que l’on ne maîtrise

pas, les forces qui nous échappent et nous accablent

parfois, accentuant ainsi l’idée du destin.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Dès le texte de rencontre, on peut déceler en effet la

mise en scène d’un héros victime de la fatalité. Cette

fatalité ressort d’abord des circonstances et du

déroulement de la rencontre : le hasard funeste qui

conduit le jeune homme dans une cour d’auberge au

moment de l’arrivée de Manon (« Nous n’avions

d’autre motif que la curiosité », Texte 3, l. 3-4) ; la nais-

sance d’une passion aussi brutale qu’improbable. Le

narrateur se plaît à souligner le caractère improbable

de cette passion en rappelant avec emphase quel

jeune homme il était (« moi, qui n’avais jamais pensé

à la différence des sexes […] moi, dis-je, dont tout le

monde admirait la sagesse et la retenue […] », Texte

3, l. 7 à 9). Mais les réflexions du narrateur contri-

buent aussi à donner toute son ampleur au motif du

destin, puisqu’il insiste sur les différences entre

Manon et lui, donc sur l’impossibilité d’une passion

qui ne peut avoir qu’un avenir malheureux.

PROLONGEMENT

On pourra prolonger cette étude en proposant un

autre texte de ce même roman, situé entre les Textes

3 et 4. Des Grieux est plongé dans un profond

désarroi : Manon, qui l’a quitté pour un vieil amant

riche, lui propose de se faire passer pour son frère et

venir vivre aux frais de cet amant.

Je m’assis en rêvant à cette bizarre disposition de mon sort. Je me trouvai dans un partage de sentiments, et par conséquent dans une incertitude si diffi cile à terminer, que je demeurai longtemps sans répondre à quantité de questions que Lescaut1 me faisait l’une sur l’autre. Ce fut dans ce moment que l’honneur et la vertu me fi rent sentir encore les pointes du remords, et que je jetai les yeux, en soupirant, vers Amiens, vers la maison de mon père, vers Saint-Sulpice2, et vers tous les lieux où j’avais vécu dans l’innocence. Par quel immense espace n’étais-je pas séparé de cet heureux état ! Je ne le voyais plus que de loin, comme une ombre qui s’attirait encore mes regrets et mes désirs, mais trop faible pour exciter mes eff orts. Par quelle fatalité, disais-je, suis-je devenu si criminel ? L’amour est une passion innocente ; comment s’est-il changé, pour moi, en une source de misères et de désordres ? Qui m’empêchait de vivre tranquille et vertueux avec Manon ? Pourquoi ne l’épousais-je point, avant que d’obtenir rien de son amour ?1. le frère de Manon, qui lui sert ici d’intermédiaire.2. le séminaire où Des Grieux a passé quelques années.Ce court passage permet de retrouver les caracté-

ristiques de l’écriture du roman : l’écriture rétrospec-

tive et les réflexions du narrateur qui épouse le

drame de la conscience du jeune homme qu’il

était ; le héros tragique, en proie ici au remords ; la

délibération intérieure.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

1. Autre synthèse possibleLe roman de l’Abbé Prévost a eu un succès immé-

diat mais teinté d’une aura scandaleuse. Un critique

écrit en 1733 : « Ce livre est écrit avec tant d’art et

d’une façon si intéressante, que l’on voit les hon-

nêtes gens même s’attendrir en faveur d’un escroc

et d’une catin. » (Journal de la cour et de la ville, 21

juin 1733). Pourquoi ce roman a-t-il pu justifier un tel

jugement ?

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62

Français 1re – Livre du professeur

2. Contexte historique Le roman se déroule au début du XVIIIe siècle, dans

une ambiance de libertinage et de corruption qui

n’est pas sans rappeler le film historique de Ber-

trand Tavernier, Que la fête commence : on pourra

en proposer quelques extraits aux élèves.

Texte 5  – Gustave Flaubert, L’Éducation

senti mentale (1869)

p. 90 (ES/S et Techno) p. 92 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Revoir le point de vue interne.

– Étudier un portrait de femme.

– Découvrir un récit de rencontre moderne.

LECTURE ANALYTIQUE

Une rencontre : un coup de foudrePour ce récit de rencontre, le narrateur utilise exclu-

sivement le point de vue interne : le lecteur est plongé

dans la conscience de Frédéric et partage ses sen-

sations, ses sentiments, au moment où il découvre

Madame Arnoux. Le mot « éblouissement » (l.  3),

l’emploi du verbe « regarda » (l. 5) juste avant la des-

cription de Madame Arnoux, tout montre ici le point

de vue interne, comme le fait d’ailleurs que la belle

inconnue ne soit jamais nommée, puisque Frédéric

ne la connaît pas encore. On épouse le cheminement

sentimental du jeune homme. D’abord ébloui, stupé-

fait (« il considérait son panier à ouvrage avec éba-

hissement », l. 16-17), il est en proie ensuite à une

« curiosité douloureuse » (l. 20-21) qui s’exprime par

les questions qu’il se pose, rapportées au discours

indirect libre. L’imagination de Frédéric s’enflamme,

au fil de cette observation, et on découvre les hypo-

thèses qu’il fait : « Il la supposait d’origine andalouse

[…] » (l. 28). L’emploi du modalisateur « Elle avait dû,

bien des fois, […] » (l. 31) témoigne des réflexions de

Frédéric : l’impatience de mieux connaître la jeune

femme aboutit à la reconstruction imaginaire de son

passé. Ce récit de rencontre, parce qu’il est mené au

travers de la conscience de Frédéric, nous permet

donc de mieux le connaître : on voit la candeur du

jeune homme, sa naïveté, son besoin d’aimer et

d’être aimé, son imaginaire romanesque. Ces traits

de caractère sont d’ailleurs aussi sensibles au tra-

vers des tentatives maladroites du jeune homme

pour approcher la jeune femme : « il se planta tout

près de son ombrelle » (l. 13). Le narrateur n’est pas

sans exprimer ici une ponte d’humour à l’égard de ce

qu’il appelle d’ailleurs « une manœuvre » (l.  13).

Cependant, toute cette rencontre à sens unique,

d’une certaine manière, finit par aboutir à cette

remarque, mise en valeur par la disposition typogra-

phique, le « blanc » qui la sépare et l’isole : « Leurs

yeux se rencontrèrent. » (l. 36) Le lecteur peut donc

supposer que cette rencontre ne sera pas sans len-

demain, même si les circonstances et le déroulement

de la rencontre semblent rendre difficile l’établisse-

ment d’une relation partagée et harmonieuse entre

les personnages.

La mise en scène d’un idéal fémininLa première phrase du texte évoque un vers blanc, un

octosyllabe pris dans la prose, conférant d’emblée à

l’écriture un caractère poétique. Il s’agit de souligner

l’importance de ce premier regard, comme le montre

aussi l’emploi du mot « apparition » (l. 1) qui s’inscrit

dans un lexique religieux. Le mot « éblouissement »

(l. 3)  confirme l’aura presque religieuse de la jeune

femme aux yeux de Frédéric, tout comme son geste

réflexe : « il fléchit involontairement les épaules » (l. 4).

On peut en déduire que cette rencontre aura une

influence déterminante sur le reste de sa VIe. Le por-

trait de Madame Arnoux témoigne de son côté de

l’influence de la peinture sur l’écriture de Flaubert. Il

s’agit d’un portrait en pied, qui suit le regard de Fré-

déric : du « chapeau de paille » (l. 6) jusqu’à la « robe

de mousseline claire » (l. 9). L’importance des nota-

tions de couleur ou de nuance (« rubans roses »,

l. 6 ; « bandeaux noirs », l. 7 ; « mousseline claire »,

l. 9 ; « air bleu », l. 11) témoigne de ce travail presque

pictural, tout comme le jeu sur les contrastes entre le

personnage et « le fond de l’air bleu » (l. 11). Le por-

trait ainsi dressé contient de nombreuses indications

de mouvement : il s’agit comme d’un instant arrêté,

d’une VIe immobilisée et saisie sur le vif par l’écriture

du narrateur : « palpitaient » (l. 6), « contournant » (l. 7),

« descendaient » (l.  8), « presser » (l.  8), « se répan-

dait » (l. 9). La technique rappelle évidemment ici celle

des peintres impressionnistes. Enfin, Madame Arnoux

incarne d’emblée, aux yeux de Frédéric, un idéal

féminin. De nombreux termes signalent l’admiration

du jeune homme : le lexique mélioratif associé à la

description dans un groupe ternaire (« splendeur de

sa peau brune », l. 15 ; « séduction de cette taille »,

l. 15 ; « finesse des doigts », l. 16) témoigne de sa fas-

cination. Le mot « amoureusement » (l.  8), curieuse-

ment associé aux bandeaux, pourrait être aussi une

hypallage et témoigner plutôt du sentiment du jeune

homme. Madame Arnoux représente en fait un

modèle de beauté exotique, idéal féminin qui s’im-

pose en cette fin de XIXe siècle. La « peau brune »

(l. 15) et les « bandeaux noirs » (l. 7) composent cette

beauté nouvelle. L’imagination de Frédéric prête

d’ailleurs à Madame Arnoux une « origine andalouse,

créole peut-être » (l. 28) : hypothèse renforcée par la

présence de la nourrice : « elle avait ramené des îles

cette négresse avec elle » (l. 28-29).

SynthèseDifférents facteurs font l’originalité de ce récit de

rencontre : le choix d’un récit en point de vue interne

d’abord qui ne nous permet pas d’avoir accès au

vécu de Mme Arnoux ; le choix du cadre (un lieu

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63

1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 3

public, mais qui autorise en même temps des aper-

çus sur la VIe privé des gens) ; l’absence de ren-

contre à proprement parler, puisque l’action se

limite aux tourments de la conscience de Frédéric

et à un échange de regards.

GRAMMAIRE

Cette question rapporte les pensées de Frédéric au

discours indirect libre. Le narrateur nous plonge

dans la conscience de Frédéric et nous fait partager

ici sa « curiosité douloureuse » pour Mme Arnoux. Il

s’agit donc d’une question que le jeune homme se

pose à lui-même. D’autres exemples de ce même

discours sont présents dans le texte : aux lignes

28-29 peut-être (« elle avait ramené des îles cette

négresse avec elle »), aux lignes 31-32 sûrement

(« Elle avait dû bien des fois […] dormir dedans ! »)

comme le montre ici la modalité exclamative.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Différents arguments permettent d’étayer l’idée que

le roman permet de donner un accès privilégié à la

connaissance du cœur humain. Le lecteur a d’abord

la possibilité de découvrir ces états de conscience

de l’intérieur puisque le narrateur peut privilégier le

point de vue interne ou omniscient. Il peut expéri-

menter, au travers de personnages de fiction, des

sentiments qu’il n’a pas encore éprouvés : la vio-

lence de la jalousie par exemple, ou la douleur d’un

amour non réciproque. Le romancier, analyste du

cœur humain, peut déployer grâce à son talent des

états de conscience subtils et les faire partager au

lecteur : dilemmes, sentiments contradictoires.

PROLONGEMENTS

On peut opposer à cette série de récits de ren-

contres amoureuses la première page d’Aurélien

d’Aragon, nettement plus provocatrice :

La première fois qu’Aurélien rencontra Bérénice, il la trouva franchement laide.Un extrait d’Un amour de Swann peut permettre

d’initier les élèves aux formes du discours proustien.

Mais, tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces fl irts, avait été la réalisation plus ou moins complète d’un rêve né de la vue d’un visage ou d’un corps que Swann avait, spontanément, sans s’y eff orcer, trouvés charmants, en revanche, quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d’autre-fois, qui lui avait parlé d’Odette de Crécy comme d’une femme ravissante avec qui il pourrait peut-être arriver à quelque chose, mais en la lui donnant pour plus diffi cile qu’elle n’était en réalité afi n de paraître lui-même avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître, elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre de beauté qui lui était in-diff érent, qui ne lui inspirait aucun désir, qui lui causait

même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, diff érentes pour cha-cun, et qui sont l’opposé du type que nos sens réclament. Pour lui plaire elle avait un profi l trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux, mais si grands qu’ils fl é-chissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient l’air d’avoir mauvaise mine ou d’être de mauvaise humeur.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

Sujet d’inventionLe texte se prête à réécriture avec changement de point de vue, soit en point de vue omniscient, soit en empruntant le point de vue de Mme Arnoux pour mieux faire ressortir la cruelle disproportion des sen-timents entre personnages.

Autres sujets possibles pour l’oralComment le personnage de la belle inconnue est-il mis en valeur ?Pourquoi le travail de l’écrivain ici peut-il être rap-proché d’un peintre de la VIe moderne ?

Lecture d’image : Claude Monet, La Femme à

l’ombrelle (1875)

p. 91 (ES/S et Techno) p. 93 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comprendre les enjeux de la peinture impres-

sionniste.

– Être sensible à la nouveauté d’un tableau, à sa

modernité. Le confronter à une tradition.

– Comparer un style pictural et un style littéraire ;

LECTURE ANALYTIQUE

Une image printanièreLa composition de ce tableau joue sur plusieurs plans. Au premier plan, la végétation, ondoyante, qui effleure et masque la robe de mousseline blanche du person-nage principal ; au deuxième plan, la jeune femme elle-même ; au troisième plan, à sa gauche le buste d’un petit garçon qui émerge des hautes herbes ; au dernier plan, un ciel nuageux de printemps. Les modèles sont sans doute la compagne de l’artiste et son fils, qu’il se plaît à dessiner à cette époque dans les paysages du Val d’Oise qui lui sont chers. Les personnages occupent une place importante dans la toile et le centre géométrique de celle-ci se trouve entre les deux modèles. Le spectateur se trouve comme situé légèrement en contrebas par rapport à la toile. Cet angle d’observation produit comme une contre-plon-gée qui contribue à agrandir et affiner la silhouette du

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64

Français 1re – Livre du professeur

personnage féminin principal. Par ailleurs, l’ombre de

la jeune femme qui se détache au premier plan montre

que la lumière est derrière les personnages, ce qui

contribue aussi à les mettre en valeur.

Un instant d’éternité

L’impression de mouvement est ici donnée par le

caractère tourmenté du ciel, déchiré par des nuages :

il occupe les deux tiers de la toile. La végétation

semble comme balancée au vent. Le mouvement de

la jupe de la jeune femme, emportée, le travail sur

les tissus légers, tout contribue à créer ici l’illusion

du vent. Il s’agit ici d’un instant que le l’artiste a

voulu comme arrêter, saisir sur le vif. C’est là une

des caractéristiques essentielles de l’impression-

nisme, cette tentative de fixer un moment fugitif sur

la toile. Le peintre crée une ambiance d’harmonie

par un travail sur une palette de couleurs opposées,

chaudes (notes jaunes et orangées dans l’herbe) et

froides (le ciel, l’herbe). A bien des égards, le travail

du peintre rappelle celui de l’écrivain  Flaubert,

quand il évoque l’« apparition » de Mme Arnoux : la

jeune femme d’une beauté aérienne semble ici sur-

gie de nulle part, mais elle capte toute l’attention du

spectateur.

Synthèse

L’artiste peintre cherche comme l’écrivain à capter

la magie d’un moment. Comme lui, il est sensible à

la beauté d’une jeune femme : l’importance du

modèle féminin dans la toile rappelle le développe-

ment et la précision de la description de Mme Arnoux.

Comme lui, il fait un portrait en pied en privilégiant

des nuances claires et des tissus légers, qui donnent

le sentiment d’une beauté aérienne. Comme lui

enfin, il cherche à susciter l’émotion du spectateur,

en créant un mouvement éphémère.

PROLONGEMENTS

1. On pourra étudier des toiles phares de l’impres-

sionnisme : Impression soleil levant ou Le Parlement

de Londres au soleil couchant. Ces paysages per-

mettront d’aborder sous un autre angle l’œuvre de

Monet en en rappelant la modernité. Peintre épris de

lumière naturelle, et de travail en plein air, Monet aime

ces ambiances dans lesquelles les formes se dissol-

vent au rythme de la lumière.

2. Les liens entre littérature et peinture peuvent être

abordés au travers de l’intrigue de L’Oeuvre de Zola :

Claude Lantier est un peintre de génie qui se heurte à

l’incompréhension du public et finit par sombrer dans

la folie.

Texte 6 – Gustave Flaubert, L’Éducation

sentimentale (1869)

p. 92 (ES/S et Techno) p. 94 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Identifier un récit moderne.

– Découvrir un jeu complexe sur les registres.

– Apprécier l’importance du temps dans l’évolution

des personnages.

LECTURE ANALYTIQUE

Une communion romantique des personnagesLes retrouvailles des personnages se font dans un

climat de tendre harmonie. La première phrase du

texte (« Ils sortirent »), mise en valeur par la disposi-

tion typographique, souligne la complicité des

anciens amants, grâce à l’emploi du pronom per-

sonnel qui les confond dans un ensemble et dans un

même mouvement. Dans le paragraphe qui suit,

cette harmonie est marquée par le contraste entre

les bruits de la ville qui les entourent durant leur pro-

menade et la concentration qui est la leur : le recours

aux oppositions (« sans se distraire », l. 4 ; « sans rien

entendre », l. 4) fait ressortir cet extrême resserre-

ment des personnages sur eux-mêmes que seul

permet peut-être paradoxalement l’ambiance

sonore de la ville, mise en valeur par un groupe ter-

naire : « au milieu des voitures, de la foule et du bruit »

(l.  3). Pour souligner ce paradoxe, le narrateur

recourt d’ailleurs à une comparaison décalée qui

établit un rapprochement insolite entre cette prome-

nade dans un décor urbain, et une promenade

« dans la campagne » (l. 5). La communion des per-

sonnages se marque aussi par les propos échangés,

résumés dans un sommaire : « ils se racontèrent

leurs anciens jours » (l.  6). La conversation est

empreinte de nostalgie puisqu’elle porte essentielle-

ment sur les jours passés, comme le marquent les

deux énumérations du même paragraphe, qui ras-

semblent leurs petits souvenirs. L’intimité des

anciens amants au sein même de la foule, leur

mélancolie dans une ambiance nocturne, tout

contribue donc à créer un climat en apparence

romantique.

Un récit subverti par l’ironieCependant, il est difficile de ne pas sentir, derrière

cette ambiance en demi-teintes, les éléments dis-

crets de l’ironie du narrateur à l’égard de ses person-

nages. Cette ironie peut se lire déjà au travers de la

double énumération qui rassemble les fragments de

leur passé. À côté de moments d’émotion forte sont

introduits en effet des éléments particulièrement

plats et triviaux : « ils se racontèrent […] les manies

d’Arnoux […] » (l.  6-7). Curieusement, le narrateur

choisit de glisser sur les « [...] choses plus intimes et

plus profondes » (l. 8) qu’échangent les personnages.

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 3

La deuxième énumération conclut sur des souvenirs

encore plus extérieurs (« d’anciens domestiques, sa

négresse », l. 11-12) comme si les personnages pei-

naient finalement à établir entre eux un vrai climat de

confidence et d’intimité. L’ironie du narrateur appa-

raît tout aussi clairement au travers du dialogue qu’il

prête à ses personnages. La première observation

de Madame Arnoux qui compare les paroles pas-

sées de Frédéric au « son d’une cloche apportée par

le vent » (l. 14-15) n’est pas loin de faire sourire, tant

elle est plate et convenue – sans même parler de

l’analogie peu heureuse établie entre Frédéric et

« une cloche » ! Le dialogue qui suit, particulièrement

bref, est un échange tout aussi convenu de plati-

tudes polies qui expriment des regrets de circons-

tances. Les exclamations qui ponctuent ces déclara-

tions très sèches témoignent aussi d’une émotion

fort retenue. L’ensemble fait ressortir un embarras

poli d’amants qui n’ont plus grand-chose à se dire

(même si cela est sans doute particulièrement vrai

du seul Frédéric) que le narrateur se plaît à souligner.

De la rencontre à la séparation : l’échec et le renoncement des personnagesL’échec de l’amour est mis en valeur, d’emblée, par

l’ambiance crépusculaire du moment choisi : le soir,

la ville. On est loin de l’éclatant moment de la ren-

contre entre les personnages. Une atmosphère de

clair-obscur mélancolique baigne la scène avec le

contraste entre « la lueur des boutiques » (l.  2) et

« l’ombre » (l. 2) qui « enveloppait » (l. 3) les héros. Cet

échec est surtout sensible cependant dans la toute

fin du texte. La beauté et la jeunesse de Madame

Arnoux sont loin : « ses cheveux blancs » (l. 34) s’op-

posent à « ses bandeaux noirs » (Texte 5, l. 7) qui

entouraient si « amoureusement » (Texte 5, l. 8) son

visage. La déception de Frédéric est sensible et

accentuée par le narrateur grâce à une comparaison

« comme un heurt » (l.  34). Le choc des monosyl-

labes (« ce lui fut comme un heurt », l. 34) fait ressortir

la violence de ce moment. Les sentiments sont loin

et les personnages s’en sont curieusement détachés

comme le montre leur échange presque banal,

comme le montre aussi et surtout l’expression

étrange « ses souffrances […] étaient payées » (l. 32).

La métaphore, saisissante, indique bien une clôture,

la fin d’un élan.

SynthèseLa comparaison des deux textes fait ressortir l’évolu-

tion du personnage de Frédéric. Le jeune homme

admiratif d’autrefois découvre comme un choc la

métamorphose physique de Mme Arnoux. Le jeune

homme plein d’espoirs, qui voulait tout connaître de

la belle inconnue, évoque maintenant avec elle les

petites anecdotes médiocres de leur passé commun,

et ce qu’ils ont vécu ensemble est très loin du désir

qui l’emplissait. Le jeune homme plein d’illusions

romanesques et d’imaginations poétiques tient main-

tenant des propos banals avec celle qu’il a aimée.

GRAMMAIRE

Le narrateur utilise ici en alternance le passé simple,

pour les actions ponctuelles des personnages, et

l’imparfait, temps de la description dans le deu-

xième paragraphe. Le plus-que-parfait est le temps

du bilan dans le passé, dressé mélancoliquement

par les personnages : « Quel ravissement il avait eu

[…] » (l. 8-9).

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

La désunion des personnages apparaît de manière

manifeste au moment du dénouement : les « che-

veux blancs » (l.  34) de Mme Arnoux marquent le

temps qui a passé et les sépare de manière mainte-

nant irréversible. Cette désunion se pressent aussi à

la banalité de leurs paroles et de leurs souvenirs. Le

décor urbain nocturne, empreint de mélancolie,

extériorise le mal être des personnages qui ont

perdu leur chance d’aimer.

PROLONGEMENTS

Les Mémoires d’un fou de Gustave Flaubert est un

roman de jeunesse de l’écrivain, en partie autobio-

graphique, inspiré par son amour pour une femme

plus âgée que lui, Élisa Schlésinger. Ce roman ser-

vira de matrice à L’Éducation sentimentale. Voici le

récit de leur rencontre.

J’allais souvent seul me promener sur la grève. Un jour, le hasard me fi t aller vers l’endroit où l’on se baignait. C’était une place, non loin des dernières maisons du village, fréquentée plus spécialement pour cet usage ; hommes et femmes nageaient ensemble, on se déshabillait sur le rivage ou dans sa maison et on laissait son manteau sur le sable.Ce jour-là, une charmante pelisse rouge avec des raies noires était laissée sur le rivage. La marée montait, le rivage était festonné d’écume ; déjà un fl ot plus fort avait mouillé les franges de soie de ce manteau. Je l’ôtai pour le placer au loin – l’étoff e en était moelleuse et légère, c’était un manteau de femme.Apparemment on m’avait vu, car le jour même, au repas de midi, et comme tout le monde mangeait dans une salle commune, à l’auberge où nous étions logés, j’enten-dis quelqu’un qui me disait :– Monsieur, je vous remercie bien de votre galanterie.Je me retournai, c’était une jeune femme assise avec son mari à la table voisine.– Quoi donc ? lui demandai-je, préoccupé.– D’avoir ramassé mon manteau ; n’est-ce pas vous ?– Oui, madame, repris-je, embarrassé.Elle me regarda.Je baissai les yeux et rougis. Quel regard, en eff et ! Comme elle était belle, cette femme ! Je vois encore cette prunelle ardente sous un sourcil noir se fi xer sur moi comme un soleil.Elle était grande, brune, avec de magnifi ques cheveux

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66

Français 1re – Livre du professeur

noirs qui lui tombaient en tresses sur les épaules ; son nez était grec, ses yeux brûlants, ses sourcils hauts et admira-blement arqués, sa peau était ardente et comme veloutée avec de l’or ; elle était mince et fi ne, on voyait des veines d’azur serpenter sur cette gorge brune et pourprée. […]Elle avait une robe fi ne, de mousseline blanche, qui lais-sait voir les contours moelleux de son bras.Quand elle se leva pour partir, elle mit une capote blanche avec un seul nœud rose ; elle le noua d’une main fi ne et potelée, une de ces mains dont on rêve longtemps et qu’on brûlerait de baisers.On pourra faire travailler les élèves sur les points

communs entre ces textes : la beauté brune, le coup

de foudre, le décor maritime ou fluvial, le motif du

châle qui relie les personnages. Mais on peut aussi

monter comment les matériaux présents dans le

texte source sont transformés par l’écriture poé-

tique : la magie de la rencontre opère en silence

dans le seul Frédéric subjugué.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

On pourra comparer les trois textes de séparation

(textes 2,4 et 6) pour examiner les formes de l’échec

de l’amour : la rupture, la mort, le renoncement. La

confrontation du héros au monde aboutit à des

choix différent : acte sublime de l’héroïne classique,

issue fatale pour les héros libertins qui se sont

rachetés trop tard, enlisement et médiocrité pour les

âmes bourgeoises qui n’ont pas fait de l’amour une

priorité.

Texte 7 – Albert Cohen, Belle du seigneur (1968)

p. 94 (ES/S et Techno) p. 96 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier un récit de rencontre décalé.

– Découvrir un choc de personnages.

– Examiner un style novateur.

LECTURE ANALYTIQUE

Un récit de rencontre singulierLe narrateur propose ici un récit de rencontre qui

renouvelle complètement les lois du genre.

Ariane, qui découvre ici Solal sous les traits d’un

vieillard grimé, est en effet en proie à un sentiment

dominant d’horreur. Cette répulsion est rendue sen-

sible par les fragments de monologue intérieur qui

nous permettent de plonger dans ses pensées.

L’anaphore « Atroce » (l. 1 et 2) marque ce sentiment

dominant, tout comme les fragments de description

qui nous montrent Solal tel que le voit Ariane : « ce

sourire sans dents » (l.  1-2), « cette bouche vide »

(l. 2). La répulsion engendre une peur panique qui

s’exprime en une phrase qui a tout d’une prière :

« mon Dieu, qu’il parte. » (l. 4). La peur panique se

traduit aussi chez Ariane par des signes quasi phy-

siologiques (« ses lèvres sèches », l. 9) et dans sa

réaction incontrôlée quand il s’approche d’elle :

« recula avec un cri rauque » (l. 14-15). La comédie

montée par Solal est l’élément essentiel qui contri-

bue au renouvellement du topos. Il se présente en

vieillard horrible et suppliant aux pieds d’Ariane.

Quelques indices cependant sont assez révélateurs

de la comédie qu’il joue : l’insistance avec laquelle

le vieillard présumé signale sa décrépitude (« deux

dents seulement », l. 6), la question absurde : « Deux

dents seulement, je te les offre avec mon amour,

veux-tu de cet amour ? » (l. 8). On n’est pas loin ici

du registre burlesque, à cause du travestissement

de Solal bien sûr, mais aussi à cause du contraste

plaisant entre l’apparence affichée et le rôle de

pseudo séducteur. Cependant, les raisons de cette

comédie transparaissent dans la suite de la scène

au travers du discours furieux de Solal déçu, qui a

jeté son déguisement. Il avait bien avant tout l’es-

poir de trouver une femme à nulle autre pareille,

celle qui l’aurait aimé indépendamment de son

apparence physique, celle qui aurait su dépasser

les apparences seules : le vieillard évoquait d’ail-

leurs « celle qui rachetait toutes les femmes »

(l. 13-14), « la première lumière » (l. 11). Solal exprime

avec fureur ses regrets sur cette rencontre qui ne

s’est pas réalisée comme il le voulait : l’emploi du

conditionnel passé (« nous aurions chevauché »,

l. 30-31 ; « je t’aurais emportée », l. 32) signale son

amertume.

La mise en scène du seigneurL’apparition de Solal derrière les traits du vieux juif

grimé a tout du coup de théâtre. Le narrateur insiste

d’abord sur la promptitude de la métamorphose

grâce à l’accumulation des verbes d’action qui

montre Solal en train de se débarrasser de ses

accessoires : « il se débarrassa […] ôta […] détacha

[…] ramassa » (l.  21 à 23). On épouse ensuite le

regard de la jeune femme et on découvre avec elle

l’apparence réelle de celui qui l’a tant effrayé : « elle

reconnut celui que son mari lui avait […] montré de

loin » (l.  26). Les éléments de description physique

évoqués alors sont bien ceux que perçoit Ariane, et

le portrait de Solal est conçu en complète opposition

avec le vieillard grimé qu’il jouait. L’expression « haut

cavalier » (l. 25) insiste sur sa prestance et sa virilité,

renforcée d’ailleurs par l’accessoire de la cravache.

Le « visage net et lisse » (l.  25) est celui d’un tout

jeune homme dont la beauté est soulignée par la

métaphore immédiate : « sombre diamant » (l.  26).

L’objectif du narrateur est bien d’insister d’emblée

sur la séduction physique exercée par le jeune

homme, d’autant plus grande sans doute qu’elle

contraste avec l’horreur éprouvée juste avant – le

sourire « à belles dents » (l.  28) s’oppose au « noir

sourire de vieillesse » (l. 13). Cependant, les derniers

propos de Solal sont révélateurs de sa fureur et de

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 3

son mépris : les insultes pleuvent, termes dégradants

qui visent la personne d’Ariane, comme « idiote »

(l. 18) et surtout « femelle » (l. 35) qui ravale la jeune

femme à un stade animal. Le mépris éclate aussi en

paroles humiliantes : « ton nez est soudain trop grand,

et de plus, il luit comme un phare. » (l.  34). Solal

reproche à Ariane d’être comme toutes celles de son

sexe, uniquement attachée au charme extérieur : il

parle au nom des « vieux » (l. 39) des « laids » (l. 39) et

de « tous les naïfs qui ne savent pas vous séduire »

(l. 39-40) – et l’emploi du « vous » montre bien que sa

colère ne vise pas ici la seule Ariane. Son arrogance

éclate ici aussi dans les menaces qu’il agite, per-

suadé de son pouvoir de séduction et déterminé à la

conquérir à sa guise : « c’est bassement que je te

séduirai, […] en deux heures, je te séduirai. »

(l.  36-37). L’emploi du futur, la répétition du terme,

tout montre ici la fureur de Solal.  Mais sa colère

donne aussi la mesure de l’intensité de sa déception,

lui qui espérait rencontrer la « Belle du seigneur ».

Lecture d’imageLes deux amoureux de Chagall s’étreignent tendre-

ment ans l’ambiance intime d’un salon fleuri. L’amant

enveloppe dans ses bras son amante et leurs deux

visages sont tournés l’un vers l’autre. Tout, jusqu’aux

couleurs choisies, mélange de couleurs froides et

chaudes, évoque une harmonie paisible qui

contraste avec la fureur et la violence de la rencontre

entre Solal et Ariane.

SynthèseCe récit de rencontre est dérangeant pour de nom-

breuses raisons. Les sentiments des personnages

sont à l’opposé de ce qu’on attend : horreur pour

Ariane, déception et mépris pour Solal. Le déroule-

ment de la rencontre est aussi surprenant à cause

de la mascarade imaginée par Solal, et des risques

pris par son intrusion dans l’intimité. Enfin, et comme

on pouvait s’y attendre, la rencontre tourne à la

catastrophe et aboutit à une désunion complète

entre les deux personnages.

GRAMMAIRE

Le caractère impérieux de Solal ressort des phrases

exclamatives employées, des verbes à l’impératif

présent. Quelques phrases nominales à la ligne 28

montrent son autorité. Les insultes (« femelle », l. 35),

les termes répétés (« les sales, les sales moyens »,

l. 38), les termes péjoratifs montrent son arrogance

naturelle qui confine même au machisme.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Critères d’évaluationLa construction de la situation d’énonciation, une

lettre argumentée. Plusieurs arguments sont pos-

sibles : le désir de construire un personnage d’ex-

ception avec Solal, son exigence, sa déraison, son arrogance, sa pureté aussi ; la volonté de surprendre avec la mascarade affreuse imaginée par Solal ; le désir de déstabiliser en jouant des sentiments diamétralement opposés à la rencontre convention-nelle.

PROLONGEMENT

L’œuvre d’Albert Cohen est profondément marquée par ses origines juives. Il est sans doute nécessaire d’y faire réfléchir ici les élèves. Le narrateur montre comment Solal, par défi, construit une figure affreuse de juif : vieux, édenté, fou. Mais ce personnage construit ainsi cherche à être aimé tel qu’il est, com-pris, respecté. Le narrateur joue donc sur un éton-nant mélange de registres, entre burlesque, et pathé-tique, pour construire une figure quasi archétypale.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

Autres sujets pour l’oral1. Comment ce texte narratif propose-t-il une réflexion sur les rapports entre hommes et femme ?2. Que découvrons-nous des personnages, au tra-vers de ce récit de rencontre ? Pourquoi peut-on dire que ce récit de rencontre est violent ?

Texte 8 – Albert Cohen, Belle du seigneur (1968)

p. 96 (ES/S et Techno) p. 98 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier un monologue intérieur.

– Observer la mise en échec de la passion par la

routine et la médiocrité sociale.

LECTURE ANALYTIQUE

Les sentiments d’ArianePour nous faire entrer dans la conscience d’Ariane, le narrateur utilise ici le monologue intérieur. L’ob-jectif de ce procédé, particulièrement utilisé au XXe siècle par de grands romanciers anglo-saxons (James Joyce, Virginia Woolf, etc.) est de restituer le flux de la conscience, les pensées telles qu’elles se bousculent, dans un flot continu, sans lien logique nécessaire. Le procédé se repère ici particulière-ment bien : chaque paragraphe commence par une phrase narrative liminaire, puis l’apostrophe qui suit montre la plongée d’Ariane dans ses souvenirs : nous entrons dans sa conscience, et nous revivons avec elle le passé, rapporté ici au discours indirect libre : « Toujours, elle lui avait dit. Ensuite, le choral qu’elle avait joué pour lui. » (l. 4-5). Les phrases, par-fois nominales, et souvent brisées témoignent du flux continu de la pensée.

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68

Français 1re – Livre du professeur

Le registre est ici avant tout lyrique et amoureux,

puisqu’Ariane replonge avec émerveillement dans

l’émoi des débuts de l’amour. Les apostrophes, les

exclamations, les énumérations sont des caractéris-

tiques de ce registre : « ô les débuts, leur temps de

Genève, les préparatifs, son bonheur d’être belle

pour lui […] » (l. 10-11). De nombreuses répétitions

scandent aussi le monologue intérieur, lui donnant

presque un caractère musical, la répétition du mot

« baisers » (l. 6, 15, 17, 20, 21, 22). Le champ lexical

de la religion, très présent dans le texte, montre la

ferveur amoureuse d’Ariane pour Solal : « fervent

retour » (l. 18), « elle et lui religieux » (l. 20), « roi divin »

(l. 31), « Pentecôte » (l. 31). L’être aimé est clairement

sacralisé.

Le bonheur perduLes souvenirs surgissent dans la conscience

d’Ariane dans un ordre chronologique. C’est

d’abord l’émotion de leur premier soir d’amour qui

lui revient et qui est longuement évoqué dans le

premier paragraphe : « Ô le petit salon du premier

soir, son petit salon » (l. 1-2) : Ariane s’attarde sur

chaque détail de cette première soirée et se rap-

pelle, même, toutes ses paroles comme autant de

promesses : « Toujours, elle lui avait dit […]. Ta

femme, elle lui disait […] » (l. 4 à 6). Puis reviennent

dans sa mémoire tous « les débuts » : le deuxième

paragraphe est une sorte de sommaire qui évoque

leurs rituels passés, les joies des rendez-vous

amoureux, la difficulté des séparations : une seule

et longue phrase, rythmée par quatre apostrophes

(« Ô les débuts […] ô l’enthousiasme […] ô splen-

deur […] ô fervent retour […] », l. 10 à 18) contient

et resserre dans un même élan leurs propos, leurs

actions, leurs sentiments d’époque. Enfin, le der-

nier paragraphe évoque les joies des séparations

mêmes, puisqu’elles rendent possibles les retrou-

vailles. De la même manière, une longue phrase

(lignes 26 à 31), rythmée par deux apostrophes,

évoque tout ce qui habille et embellit l’absence, et

d’abord l’attente quand elle est une promesse :

« […] elle chantait […] la venue d’un roi divin » (l. 31).

La métaphore religieuse, audacieuse, compare l’at-

tente de Solal à celle du Messie, du Sauveur, com-

posante de beaucoup de religions. Ainsi, revit-elle

un bonheur passé qu’elle regrette, avec une nostal-

gie poignante : ce bonheur est celui d’une passion

fusionnelle, empreinte de sensualité bien sûr, et

dans une atmosphère de luxe et d’élégance : « son

petit salon » (l. 2), « sa robe romaine » (l. 13), « ses

longs télégrammes » (l. 28), « les commandes chez

le couturier » (l. 30).

De la rencontre à la séparation : la fin de l’amourLa construction du texte fait ressortir cruellement

l’échec du sentiment amoureux. Chaque para-

graphe commence en effet par une plongée dans

la conscience exaltée d’Ariane, mais le flot des

souvenirs heureux se brise à chaque fois sur une

même évidence cruelle : « Et maintenant.. » (l. 9). La

répétition de cette expression en chaque fin de

paragraphe oppose la réalité cruelle : l’évidence de

la fin de l’amour. De paragraphe en paragraphe se

complète progressivement cette évocation de la

désillusion amoureuse : « ils s’ennuyaient ensemble,

ils ne se désiraient plus » (l.  32). De même, cette

lucidité d’Ariane s’affirme de plus en plus claire-

ment : « elle le savait bien, le savait depuis long-

temps » (l. 33-34). Au moment même où elle plonge

dans le souvenir du bonheur passé, Ariane est

donc parfaitement consciente que ce bonheur est

révolu. Le lyrisme amoureux est donc aussi élé-

giaque. La seule issue pour elle est le suicide et

cette évidence est nettement inscrite dans le récit

grâce à l’évocation de l’éther qu’elle respire. La

même phrase, reprise trois fois, fonctionne comme

une annonce de l’issue fatale qu’elle va proposer à

Solal pour tenter de transcender leur sentiment

dans la mort.

Lecture d’imageMunch est un expressionniste allemand : on sait que

ce mouvement se traduit par la projection dans

l’œuvre d’une subjectivité. Il s’agit de susciter un

impact émotionnel sur le spectateur par la vision

d’une réalité souvent déformée et angoissante, qui

traduit un état d’âme. Ici, le tableau au titre éloquent

montre bien la douleur angoissante d’une sépara-

tion amoureuse, par le choix des coloris, la posture

des personnages qui se tournent le dos, la déforma-

tion de la femme transformée en un spectre. On

pourrait mettre cela en relation avec le travail de

l’écrivain qui donne aussi à voir la douleur de l’échec

de l’amour grâce à la plongée dans la conscience du

personnage qui affronte avec douleur le contraste

entre aujourd’hui et hier.

SynthèseLa mise en parallèle des deux textes permet de

contenir toute l’évolution du personnage d’Ariane.

Dans le texte 7, on découvre son horreur et sa répul-

sion au moment de sa rencontre avec Solal grimé.

Mais les dernières paroles de Solal forment une

annonce de la séduction à venir. Et en effet, dans le

texte 8, on découvre, grâce au monologue intérieur,

comme mise en abyme, toute l’histoire d’amour

heureux entre les deux amants. Mais cette histoire

d’amour n’apparaît dans la conscience d’Ariane,

que pour mieux être mise en opposition avec l’ennui

et la désolation présentes.

S’ENTRAÎNER À L’ÉPREUVE ORALE

Sujets d’oral possiblesSur quels registres différents joue ce texte ? Com-

ment ce texte donne-t-il à voir toute l’évolution

d’Ariane ?

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 3

Pour répondre à cette deuxième question, voici un plan rapide possible :I) Un choix esthétique audacieux : le choix d’un monologue intérieur, qui nous fait plonger dans sa conscience et passe en revue tout son passé.II) Un balancement entre passé heureux et présent désespérant.

PROLONGEMENT

Pour mieux comprendre la fin du roman, on peut proposer à la lecture un texte important qui fait res-sortir, du point de vue de Solal, l’échec de la passion sublime : elle s’est enlisée dans la routine et l’ennui. Même l’argent et le luxe qu’il autorise n’ont pu sau-ver ces exilés sociaux : ils n’ont plus de refuge pos-sible, depuis qu’ils ont quitté lui sa carrière, elle son mari. On peut trouver ce texte dans des annales : il a été donné au baccalauréat 2008 en Polynésie Fran-çaise, dans un ensemble de trois textes, portant sur l’échec de la relation amoureuse, avec un extrait de La Duchesse de Langeais, d’Honoré de Balzac et de La Prisonnière de Marcel Proust.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Sujet d’invention Sur l’un des textes de la séquence, proposez une réécriture à la manière d’Albert Cohen : un mono-logue intérieur qui fasse revivre toute la passion per-due et l’échec présent.Le sujet est notamment possible avec le texte 6 de Gustave Flaubert, dans la mesure où on y trouve des souvenirs du bonheur passé qui peuvent alimenter le balancement nécessaire à l’intérieur du monologue intérieur.

Lecture d’images – Francisco Goya, Portraits

de la duchesse d’Albe

p. 98 (ES/S et Techno) p. 100 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comparer deux œuvres du même.

– Découvrir le lien entre l’œuvre et la biographie de

l’artiste.

LECTURE ANALYTIQUE

Une même personne, deux œuvresLe tableau de Goya et la gravure mettent bien en scène de manière très manifeste la même personne, Marie Catayena, Duchesse d’Albe, à qui on prête une liaison avec le peintre entre 1796 et 1797. Au moment où il peint la première toile, la duchesse d’Albe est veuve, comme le montre la tenue de deuil qu’elle porte, sa mantille et son ample jupe noires,

même si son corsage rouge orangé apporte une

note de couleur assez inusitée. On reconnaît les élé-

ments distinctifs de son costume dans la gravure

appartenant à la série des « Caprices » et gravée par

Goya en 1799 : même mantille, même jupe ; mais le

peigne posé sur les cheveux s’est transformé en

étrange papillon. On reconnaît aussi certains traits

physiques caractéristiques : sa taille élancée, ses

grands yeux noirs, sa visage aux traits fins, un peu

allongé. La liaison que l’artiste a entretenue avec la

duchesse est alors terminée, pour autant qu’elle ait

existé.

La première toile contribue à mettre en valeur la

duchesse dans toute sa dignité. Dans ce portrait en

pied, elle occupe tout l’espace de la toile et sa sil-

houette sombre se détache sur le fond aux nuances

claires (ocre pour le sable et gris bleu pour le ciel).

Dans la gravure, cette noble dame devient, grâce à

l’imagination du peintre, une créature surnaturelle

qui déploie sa mantille pour s’envoler : elle piétine le

corps de trois hommes accrochés à des rochers,

comme tourmentés par elle, si l’on en juge par leurs

visages aux traits déformés jusqu’à la caricature. Le

papillon qu’elle porte sur sa mantille, comme un

emblème inquiétant, le visage torturé des trois

hommes, tout évoque ici une ambiance presque

infernale.

Deux regards différents sur un même modèleLa première toile peut être vue comme un hommage

du peintre à la beauté fatale de la veuve. La sensua-

lité de la jeune femme, malgré son deuil, se devine

en effet à son geste impérieux : sa main droite

désigne ses petits pieds qui dépassent de la jupe et,

sous ses pieds, dans le sable, se dessine le nom du

peintre : solo Goya. La jeune femme signalerait ainsi

la soumission de l’artiste à sa volonté impérieuse,

qui se devine dans la posture altière, le bras gauche

fièrement posé sur sa hanche. La gravure montre au

contraire toute l’amertume de l’artiste : la légende

veut que les trois hommes aux pieds de la duchesse

soient des toreros avec lesquels elle aurait entretenu

une liaison. Vraie ou fausse, cette rumeur scanda-

leuse, que l’artiste tend à accréditer, montre le

regard désabusé qu’il porte sur celle qu’il a beau-

coup aimée, ou en tout cas beaucoup représentée :

elle n’est plus qu’une créature sans cœur et diabo-

lique qui méprise les hommes qu’elle traite comme

des jouets.

SynthèseLa connaissance de la biographie de Goya, ici la

relation, même platonique, entretenue avec la

duchesse d’Albe, permet de comprendre toute la

sensualité contenue dans le premier portrait, der-

rière la dignité de la veuve. Mais il permet surtout de

voir que l’ambiance surnaturelle créée dans la gra-

vure n’est que le reflet de la déception de Goya

après leur rupture.

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Français 1re – Livre du professeur

PROLONGEMENTS

Il est possible de renvoyer les élèves à une autre toile (collection d’Alba, Madrid) qui représente la duchesse en robe de mousseline claire. Ses grands cheveux noirs tombent en boucles jusqu’à sa taille, un petit chien est à ses pieds : elle incarne ici la féminité, le raffinement, le charme. Cette toile très connue elle aussi, parfois sous le nom de La Duchesse d’Albe en blanc ne contient pas l’ambiva-lence étroite entre amour et mort que l’on peut voir dans notre tableau.Enfin, il faut savoir que la duchesse d’Albe a parfois été reconnue comme le modèle d’une des toiles les plus connues de Goya, peinte au même moment de sa carrière : La Maja nue. Ce tableau a fait scandale à l’époque : il représente une femme nue et allongée, les bras croisées sous la tête, et qui semble regarder le spectateur, malicieuse et satisfaite. Il fait pendant à une autre toile, La Maja vêtue.

Perspective – Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie (vers 1160)

p. 99 (ES/S et Techno) p. 101 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la modernité d’un texte ancien.

– Mettre en perspective les textes du groupement

avec un texte source.

LECTURE ANALYTIQUE

Des héros prédestinés l’un à l’autreOn peut parler de prédestination des héros l’un à l’autre. Le narrateur les décrit successivement en insistant sur leur charme exceptionnel.  Hélène de Sparte est ainsi définie au moyen d’hyperboles comme « la plus belle dame au monde » (l. 2-3) et le narrateur insiste « personne n’en vit d’aussi aimable » (l. 3) : le mot aimable, dans son sens étymo-logique, fonctionne d’ailleurs ici comme une annonce. De la même manière, Pâris, que l’on découvre au tra-vers du regard d’Hélène, est présenté avec « son extraordinaire beauté » (l. 13). Le narrateur poursuit le portrait de ce prince troyen exemplaire, grâce à un choix de termes mélioratifs qui fonctionnent en groupe binaire puis ternaire : « sage et habile » (l. 14), « avisé, aimable et plein de savoir » (l. 15) : le prince joint donc des qualités d’esprit aux qualités de cœur, en un idéal accompli. Il s’agit donc de montrer que les jeunes gens sont faits l’un pour l’autre. Le narrateur intervient d’ailleurs dans son récit, pour affirmer cette élection : « je ne peux m’étonner de ce qu’Amour ait voulu les réunir » (l. 20-21). On remarque ici l’allégorie du senti-ment amoureux  et la question rhétorique qui suit signale l’amour à venir comme une évidence : « Où auraient-ils trouvé deux êtres si bien faits l’un pour

l’autre ? » (l. 21-22). Il s’agit bien là d’une mystérieuse

élection qui pousse deux êtres l’un vers l’autre parce

que tout les y appelait et d’abord leur charme, leur

âge, leur distinction.

Un récit de coup de foudreEntre les personnages ainsi posés se déroule une

rencontre qui a tout d’un coup de foudre. Cette ren-

contre est préparée par l’impatience qu’ont les deux

personnages de se connaître. On remarque l’impor-

tance ici de la réputation des héros qui les précède :

c’est la « Renommée » (l.  1) ici personnifiée qui fait

savoir à Hélène la participation de prince troyen aux

cérémonies dans le temple de Vénus, suscitant chez

elle une sorte de tension vers cette rencontre : « plus

rien d’autre ne compte pour elle que d’aller à la fête »

(l. 3-4). De la même manière, Pâris connaît de réputa-

tion le charme d’Hélène et éprouve « un profond désir

de voir cette femme qu’il ne connaissait pas » (l. 9-10).

L’impatience, le désir, la joie même pour ce qui

concerne Hélène font partie des composantes qui

rendent possible la rencontre. La rencontre, qui se

déroule dans un lieu public, et sous les yeux d’une

assemblée nombreuse, tient d’abord en un jeu de

regard intense : « il la vit […] et elle le vit » (l. 12). La

réciprocité du sentiment est bien marquée par la

répétition du verbe, comme par la reprise ensuite :

« Tous deux longuement  se regardèrent. » (l.  12). Il

s’agit bien d’un éblouissement réciproque, chacun

comblant les attentes de l’autre. La naissance de

l’amour est immédiate comme le montre l’allégorie de

l’amour et de ses flèches : « cela suffit pour qu’Amour

les blessât l’un et l’autre » (l.  18). On remarque la

métaphore du brasier amoureux, appelée à une vaste

fortune : « Amour […] les a embrasés de ses feux »

(l. 19 à 20). Cet amour, aussi brutal qu’intense, est à

peine contenu par les bornes sociales, puisque les

personnages se le confient aussitôt : « mais fit en

sorte de lui dévoiler ses sentiments » (l. 16-17). Pour

l’un comme pour l’autre, l’amour est donc une évi-

dence qui conduit à faire fi de toute prudence. On

remarque d’ailleurs que le narrateur se plaît à insister

sur la profondeur de cet échange : « Les deux jeunes

gens eurent le temps de se dire ce qu’ils voulaient »

(l. 22-23). L’amour est aussi une promesse : le narra-

teur insiste dans la dernière phrase sur l’attente

confiante d’Hélène : « elle savait alors parfaitement

qu’ils reviendraient bientôt la voir… (l. 24-25

PROLONGEMENT

Si la guerre occupe dans Le Roman de Troie une

place importante, l’amour y est aussi un motif essen-

tiel. Le couple formé par Hélène et Pâris représente

comme un modèle de bonheur quasi conjugal et

contraste ainsi notamment avec les amours mau-

dites d’Achille et de Polyxème, la fille d’Hécube et

de Priam. Le grand guerrier est ici montré dans toute

sa faiblesse, hanté et miné par l’amour, réduit à la

passivité, victime de cette fatalité amoureuse au

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 3

point qu’il sombre dans le piège tendu par Hécube, sous prétexte d’un rendez-vous, et se fait tuer dans un guet-apens. On peut lire ou faire lire aux élèves le récit de la rencontre d’Achille et de Polyxème, aux cérémonies anniversaires de la mort d’Hector : vers 17489-18472.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

Autre sujet pour l’oralComment ce texte met-il en valeur la puissance du sentiment amoureux ?

Étude comparéeLes parallèles entre ce récit de rencontre médiéval et le roman de Madame de La Fayette sont nombreux. Sans les deux textes, les héros sont comme prédes-tinés l’un à l’autre par leur beauté et leur perfec-tion ; dans les deux textes, la rencontre a lieu dans un endroit public, sous les regards des autres ; et dans les deux cas, cette rencontre emprunte la forme d’un éblouissement réciproque et d’un coup de foudre immédiat. Ce motif de l’éblouissement est aussi présent, bien sûr, dans le texte de Flaubert.

Perspective – Charlotte Brontë, Jane Eyre (1847)

p. 100 (ES/S et Techno) p. 102 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la modernité d’un texte ancien.

– Mettre en perspective les textes du groupement

avec un texte source.

LECTURE ANALYTIQUE

Un récit de rencontre singulierCe récit de rencontre, entre Jane Eyre et M. Roches-ter, est assez insolite, pour plusieurs raisons. Cette rencontre se fait d’abord à l’occasion d’un accident : M. Rochester est tombé de cheval.  La narratrice, puisqu’il s’agit d’un récit à la première personne, insiste non sans un certain humour sur une péripétie qui ne met pas en valeur le héros : les indications de bruit et de mouvement sont nombreuses (« à grands renforts de tractions, de battements de pieds, de claquements de sabots […] », l. 4-5) et montrent le grand embarras dans lequel le cavalier se trouve. De la même manière, le portrait de M. Rochester n’est pas extrêmement valorisant. Il est dressé au travers du regard de la jeune femme qu’elle était, comme le montrent les verbes de perception : « je le vis donc distinctement » (l. 20-21) et « je discernai » (l. 23). Ce portrait n’est pas celui d’un idéal masculin : les termes choisis, comme « le teint brun, le visage sévère et le front lourd » (l. 24-25) sont même plutôt

péjoratifs. Il s’agit là du portrait d’un homme mûr

comme le montre l’hypothèse de la jeune fille (« il

devait avoir dans les trente-cinq ans », l. 27) qui n’a

pas un charme irrésistible, mais de qui émane

cependant une grande virilité : « une largeur de poi-

trine considérable » (l.  23-24). Enfin, la rencontre

elle-même est plutôt orageuse. La narratrice rap-

porte leurs paroles échangées et l’on mesure la bru-

talité un peu cavalière de M. Rochester, qui refuse

l’aide que lui propose la jeune fille : « vous n’avez

qu’à vous tenir à l’écart » (l. 2). L’offre d’aide réitérée

ne donne lieu à guère de plus de considération,

comme le montre la réplique du jeune homme :

« merci, je vais m’arranger » (l. 17). Paradoxalement,

ici, la rencontre est presque un échec : les person-

nages ne sont pas attirés l’un par l’autre, la conver-

sation entre eux tourne court, et l’amabilité de la

narratrice personnage se heurte à la brusquerie d’un

homme peu décidé à accepter son aide. La dernière

phrase du texte se termine cependant enfin sur un

échange de regards qui donne à entendre au lecteur

que cette rencontre ne restera pas sans lendemain.

Un portrait de jeune femmeLe choix d’un récit à la première personne nous per-

met d’entrer dans la conscience à la fois de la narra-

trice et de la jeune femme qu’elle était. La narratrice se

penche sur son passé, qu’elle éclaire de différentes

remarques, dans un exercice de lucidité. Elle dessine

par là-même un portrait de son moi d’époque. On la

découvre aimable et même courtoise, puisqu’elle s’in-

quiète pour le voyageur blessé et ne peut se décider à

passer son chemin – la narratrice souligne cette ama-

bilité non sans un certain humour quand elle écrit : « je

ne pouvais pas me laisser chasser définitivement […] »

(l. 6-7). Le verbe « chasser », quoiqu’un peu inattendu,

correspond bien à la réalité des faits. On découvre

surtout l’extrême timidité, le caractère presque

farouche, de Jane Eyre jeune fille. La narratrice utilise

ainsi une hypothèse sur le passé pour montrer sa peur

des hommes et de l’amour : « s’il s’était agi d’un beau

gentilhomme aux airs héroïques, je n’aurais pas osé

rester ainsi à le questionner […] » (l. 28-29) L’emploi de

l’irréel du passé se retrouve un peu plus loin aux lignes

37 à 41 pour montrer le même trait de caractère. La

narratrice n’hésite pas à ironiser à son sujet : il s’agit

de montrer combien, par sa VIe solitaire et pleine

d’obstacles, la jeune fille qu’elle était n’a pas été pré-

parée à rencontrer « la beauté, l’élégance, la bravoure,

le charme » (l. 32-33) – au point d’en avoir peur : « je les

eusse évitées comme on évite le feu, la foudre ou tout

autre objet lumineux » (l. 35-36). Les comparaisons, ici

plutôt décalées, prêtent évidement à sourire. Cepen-

dant, cette jeune fille si timide et sauvage, ne manque

pas de force de caractère : elle tient bon à l’inconnu

qui cherche à la renvoyer. L’expression  « je restai à

mon poste » (l. 41) a ici des accents militaires assez

savoureux, et montre l’énergie et la détermination

d’une jeune fille peu sociable, mais animée malgré

tout d’un grand esprit de charité.

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72

Français 1re – Livre du professeur

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Lecture d’imageLa confrontation du texte de Charlotte Brontë et du

tableau de Caspar David Friedrich peut permettre

de réfléchir au Romantisme présent dans les deux

œuvres et à ses limites. La rencontre nocturne, le

cavalier inconnu et mystérieux au puissant ascen-

dant sont des éléments constitutifs du texte de

Charlotte Brontë qu’on pourrait analyser comme

romantiques. De la même manière, l’atmosphère de

clair-obscur la forêt profonde et immense, le couple

en contemplation devant l’immensité de la nature

créent une ambiance romantique dans le tableau de

Friedric. Cependant, le texte de l’écrivain s’enracine

aussi profondément dans la réalité sociale de

l’époque victorienne : il s’agit d’un « roman de gou-

vernante », genre littéraire anglais à la mode, qui

évoque des femmes à la recherche de l’émancipa-

tion financière et d’une reconnaissance sociale.

PROLONGEMENTS

Charlotte, Emilie et Anne sont les trois sœurs Brontë.

Toutes les trois ont écrit très tôt des poèmes et des

romans, d’abord sous des pseudonymes masculins,

mais seul le roman de Charlotte, Jane Eyre, a eu un

succès immédiat. Cependant, Les Hauts de Hurle-

vent d’Emilie et Agnès Gray d’Anne ont fini par

conquérir le public et la notoriété.

Le roman gothique est à la mode à la fin du XVIIIe

siècle en Angleterre et au début du XIXe, en liaison

avec l’essor du Romantisme et d’une sentimentalité

macabre. Les femmes, et en particulier Ann Rad-

cliffe, se sont illustrées dans ce genre : roman d’an-

goisse, mettant en scène des personnages typés (la

femme fatale, le bandit, le prêtre, le hors la loi), dans

des lieux bien précis (le château, une crypte, une pri-

son…), et dans des situations de mystère et de sus-

pense.

Vocabulaire – Exprimer des sentiments

p. 102 (ES/S et Techno) p. 104 (L/ES/S)

1. AMOUR… EN ACTION

Distinguer les nuances :

Familier : draguer, se toquer, craquer, flasher, en

pincer.

Soutenu : courtiser, badiner, marivauder.

Réécriture de La Princesse de Clèves !Dès que le duc voit la princesse, il flashe sur elle.

Elle de son côté se toque de lui immédiatement. Il la

drague sous les yeux mêmes des courtisans.

2. EXPRESSION DES SENTIMENTS

L’amour parfait comble sous tous ses aspects

l’amant. – Le grand amour engage tout l’être par

opposition aux amourettes. – L’amour platonique

est une affection idéalisée, qui ne s’adresse qu’à

l’âme et ne suppose pas d’accomplissement phy-

sique. – L’amour illégitime se vit en dehors du

mariage. – L’amour matériel s’oppose à l’amour spi-

rituel et se tourne d’abord vers les biens extérieurs.

3. DES REGARDS AUX SENTIMENTS

a. lorgner : regarder avec convoitise – contempler : regarder avec admiration – scruter : regarder avec

une curiosité inquiète – toiser : regarder avec mépris

– dévisager : regarder avec une curiosité indiscrète

– aviser : regarder par hasard – mirer : regarder avec

avidité.

b. Le duc de Nemours contemple la personne de

Mme de Clèves. Le chevalier Des Grieux avise la

présence de Manon dans une cour d’auberge. Fré-

déric Moreau dévisage Mme Arnoux, Ariane toise

Solal au moment de sa déclaration.

4. AMOUR ET CULTURE

Le bovarysme désigne, par référence à l’héroïne de

Flaubert, la propension à fuir la réalité dans l’imagi-

nation. L’héroïne cherche en effet, dans ses lectures

romanesques et ses rêves de grandeur, le moyen de

fui la médiocrité qui l’entoure. – Le narcissisme fait

référence au mythe antique de Narcisse, ce beau

jeune homme qui s’était épris de sa propre image. Il

désigne couramment aujourd’hui l’amour de soi.

L’histoire la plus détaillée des aventures de Narcisse

se trouve dans le livre III des Métamorphoses

d’Ovide : Narcisse éconduit avec brutalité tous ses

soupirants : la nymphe Écho jette sur lui une malé-

diction qui fait qu’il s’éprend de sa propre image

dans une source. – Le sadisme désigne, par réfé-

rence au marquis de Sade, une perversion dans

laquelle la personne n’éprouve du plaisir qu’au tra-

vers de la souffrance qu’elle impose à autrui. Le mar-

quis de Sade (1714-1840) est un homme de lettres

français, qui laisse dans son œuvre une large part à

l’érotisme et la violence. Il a passé l’essentiel de sa

VIe en prison ou interné. – Le masochisme désigne

une autre perversion par laquelle une personne se

complaît dans la souffrance ou l’humiliation.

5. SYNONYMES DE L’AMOUR

La prédilection est l’affection marquée ou particu-

lière que l’on porte à une personne, une forme de

préférence. – Le désir est un amour nuancé de sen-

sualité. – La sympathie est un sentiment de simple

bienveillance. – Le penchant est un début d’amour

qui nous porte vers autrui. – L’adoration est un

amour quasi religieux. – L’engouement est un sen-

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 3

timent impulsif qui nous pousse brutalement vers

autrui. – L’idolâtrie est un sentiment religieux qui fait

de l’autre une divinité.

6. AMOUR ET SEXISME

Les préjugés sexistes sont visibles sous tous ces

termes. L’expression garçon manqué suppose

qu’on aspire à ressembler aux hommes sans y par-

venir. - Le sexe faible s’oppose au sexe fort et sou-

ligne la primauté physique et intellectuelle des

hommes. – Le beau sexe est une expression mélio-

rative mais qui définit les femmes uniquement à par-

tir de leur physique. – Le deuxième sexe suppose

qu’il y en a un premier. – La ménagère suppose que

la femme est vouée à l’économie domestique,

puisque le mot n’existe pas au masculin.

7. AMOUR ET CLICHÉS

Cette déclaration de Rodolphe est pleine de clichés

romantiques. « Je suis une force qui va » dit Hernani

à Dona Sol dans le drame romantique de Hugo qui

porte son nom. De la même manière, Rodolphe

reprend ici ce lieu commun de la fatalité en marche,

qui convient mieux à un banni malheureux, un

pauvre proscrit qu’à un gentilhomme de village : « je

ne sais quelle force […] ». Le clair de lune, et la nui

étoilée, la fenêtre de la bien-aimée constituent aussi

depuis Roméo et Juliette de Shakespeare et la

scène du balcon (« lève-toi, clair soleil, et tue cette

envieuse lune […] ») des topoï que l’on retrouve ici :

« le toit qui brillait sous la lune ». On peut deviner

aussi le motif du pèlerinage sentimental, vrai topos

romantique : « la nuit, toutes les nuits, j’arrivais

jusqu’ici […] »

8. MANIFESTATIONS PHYSIQUES

a. soupirer : fatigue, ennui, soulagement – lever les yeux au ciel : agacement – se montrer nonchalant : paresse, oisiveté, fatigue, épuisement.

se tenir droit : courage, dignité, détermination,

combativité – sautiller : amusement, désœuvre-

ment, joie – siffloter : embarras, gaieté, allégresse.

rougir : gêne, embarras, confusion, plaisir, pudeur,

timidité – regarder à terre : consternation, honte,

désarroi, hypocrisie, duplicité – rentrer la tête dans les épaules : peur, abasourdissement, embarras,

honte.

9. MANIFESTATIONS PHYSIQUES ET PSYCHOLOGIQUES

a. L’intérêt de Charles pour Emma se manifeste au

travers de son empressement pour rejoindre la

ferme (« il se levait de bonne heure, partait au galop

[…] »), du soin avec lequel il se prépare pour la voir,

de sa coquetterie même (« il descendait pour s’es-

suyer les pieds […] et passer ses gants noirs »). Cet

intérêt amoureux se voit aussi dans l’euphorie qui accompagne son arrivée et qui touche les choses plus modestes : « il aimait à se voir arriver dans la cour ».b. Ces jours-là, il avait du mal à se lever, attrapait la première redingote venue. Il traînait pour seller son cheval et empruntait les chemins de traverse. A son arrivée, il hésitait à pousser la barrière, avançait en traînant des pieds, et haïssait jusqu’au coq qui chantait sur le mur.

EXPRESSION ÉCRITE

Sujet 1Voici quelques clichés présents dans les exer-cices : amour comme force irrésistible, amour/ado-ration, amour et nature sous un ciel étoilé (exercice 7), amour qui embellit chaque instant et les éléments les plus dérisoires (exercice 9).

Sujet 2Pistes possibles : le contraste de sentiments entre les deux personnages. Lui : contempler (admiration désir..). Elle : dévisager puis toiser (indifférence, mépris, ironie…).

BIBLIOGRAPHIE

Quelques figures d’artistes dans la littéra-ture du XIXe siècle • HONORÉ DE BALZAC, Le Chef-d’œuvre inconnu et La Cousine Bette.• ÉMILE ZOLA, L’Œuvre

Autour du thème de la séquence« Leurs yeux se rencontrèrent », les plus belles premières rencontres de la littérature : antholo-gie de textes• ÉMILIE BRONTË, Les Hauts de Hurlevent• GUSTAVE FLAUBERT, Les Mémoires d’un fou• MADAME DE LA FAYETTE, La Princesse de Montpensier

Lecture critique• JEAN ROUSSET, Leurs yeux se rencontrèrent, Éditions José Corti : référence datée, mais obligée !

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Français 1re – Livre du professeur

Séquence 4

Les scènes de repas dans les romans du XVIe au XXe siècle : une mise en scène des personnages

p. 103 (ES/S et Techno)p. 105 (L/ES/S)

Problématique : Pourquoi les auteurs choisissent-ils d’insérer des scènes de repas dans leur roman ? Quel en est l’intérêt pour le lecteur ? Que nous apprennent les scènes de repas sur les personnages et la société ?

Éclairages : il s’agit de montrer, à travers ces exemples de repas romanesques, comment l’auteur, sans se livrer à une analyse théorique, nous montre concrètement le caractère de ses personnages et l’idée qu’ils se font de la société qui est la leur.

Texte 1 – François Rabelais, Gargantua (1534)

p. 104 (ES/S et Techno) p. 106 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Retrouver à travers ce texte quelques grandes

lignes de l’Humanisme.

– Repérer les procédés comiques mis en œuvre par

Rabelais.

LECTURE ANALYTIQUE

Une présentation comique des personnagesLe mode de VIe des personnages est d’abord fondé

sur l’excès. On tue trois cent soixante-sept mille qua-

torze bœufs gras (l.  7) ! Gargamelle mange seize

muids, deux baquets et six pots de ces tripes. N’ou-

blions pas que les deux membres de ce couple hôte

sont des géants L’exagération des chiffres provoque

le rire. Gargamelle n’est pas raisonnable, si bien que

« le fondement » lui échappa, ce qui souligne à quel

point elle ne se contrôle plus. Cette malédiction, le

narrateur en menace directement le lecteur s’il ne croit

pas à cette histoire (l. 1-2). Ce rapprochement entre

les deux fondements situe délibérément le texte dans

le domaine de la fantaisie comique, le premier fonde-

ment appelant le second, dans une démarche analo-

gique qui ancre l’histoire dans la seule logique du

texte. Ce contraste entre le réalisme le plus trivial et

cette fantaisie langagière qui suit son propre chemin,

s’apparente à l’écriture du conte. De même, l’explica-

tion donnée par le narrateur sur la provenance des

tripes prend l’allure d’une comptine enfantine (l.  4 à

6) ; ces phrases courtes qui se terminent par un mot

qui devient le premier de la phrase suivante, insufflent

un rythme sautillant à cette évocation du « gras ». Le

nom des personnages ne manque pas non plus de

fantaisie. Par métonymie, Grandgousier est réduit à un

grand gosier, ce qui ne laisse aucun doute sur ses

grandes qualités de buveur ; Gargamelle signe par son

nom, et par métonymie également, son infinie gour-

mandise. Et Gargantua, qui va naître à la suite de cette

ingestion et indigestion de tripes est la transcription

de l’admiration de son père au vu de son appétit, dès

les premiers instants de la VIe ; que grand tu as (le

gosier, évidemment, en bon fils de son père). On sait

que les premiers mots prononcés par le nourrisson

seront « à boire ! », dès sa sortie du ventre mater-

nel. Cet art de vivre, fondé sur la jouissance des fonc-

tions naturelles est teinté d’un discret anticléricalisme

comique. La prière du début du repas, le « bénédicité »

(l.  9) est associée aux salaisons qu’on y mange ; on

rend grâce à Dieu de l’abondance des mets, ce qui

n’est guère orthodoxe. De plus, cette prière a pour

fonction de « se mieux mettre à boire » (l. 9), ce qui frise

le blasphème. Si on met de l’eau dans son vin, on le

« baptise » (l. 48) ; mais c’est préférable sans, comme le

dit le convive suivant. L’un des convives jure par

« Saint Quenet » (l. 57), un saint imaginaire dont le nom

n’est guère sérieux et a une consonance paillarde. De

plus il invoque « le ventre » (l.  57) dudit saint, ce qui

n’est guère respectueux. Les références à la « mule du

pape » (l.  58), au « livre d’Heures » (l.  59) et au « bon

père supérieur » (l. 59) sont associées à la boisson (« je

ne bois qu’à » répété deux fois aux lignes 58 et 59) à

laquelle s’adonnent des moines dévergondés (topos

qu’on retrouvera chez La Fontaine dans ses Contes et

dans les nouvelles des philosophes des Lumières,

ainsi que dans les romans libertins du XVIIIe siècle). Les

joyeux convives jouent sur la polysémie du mot

« heures ». La mule du pape appelle le livre d’Heures et

ce missel, le père supérieur, dans une démarche ana-

logique que nous avons déjà repérée plus avant. Enfin,

on retrouve l’ambiance des fêtes flamandes, comme

dans un tableau de Breughel, Van Ostade ou David

Téniers (l.  43-44). La vue et l’ouïe sont convoquées

dans une série de métaphores verbales (« circuler »,

« trotter », « voler », « tinter ») qui personnifient les bou-

teilles, les « jambons », les « gobelets » et les « brocs »

(l. 43-44). Le toucher et l’odorat ne sont sans doute

pas en reste, ce qui met à la fête les cinq sens. Le

dernier échange des convives anonymes, sous forme

d’impératifs, nous plonge dans le brouhaha des voix,

comme si nous-mêmes, lecteurs, étions ivres,

puisqu’on y parle que de boire. Ainsi cette page se

moque des convenances raisonnables dans une

débauche d’excès en tous genres. Elle place l’homme

et ses fonctions naturelles au centre de la fête, une

fête justifiée puisqu’il s’agit, dans une démarche éco-

logique avant l’heure, de ne rien jeter.

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

Montrer l’homme tel qu’il estC’est d’abord et avant tout un corps qui mange ; on relève cinq occurrences du verbe « manger » et les variantes créent un champ lexical du « manger trop » qui ne laisse aucun doute à ce sujet : « avait mangé trop » (l. 4), « on les engloutirait » (l. 13-14), « y aille à pleines écuelles » (l.  26-27). La nourriture ne se conçoit pas sans boisson (l. 9, 22, 43, 44, 57, 58, 59) ; le vin clairet (l.  51) coule à flots. Et même on mange pour boire comme nous le montre l’expres-sion du but ligne 9. Manger des tripes a une cause que Grandgousier signale dans un aphorisme plein de bon sens : « il a une grande envie de manger de la merde celui qui en mange le sac » (l. 32 à 35), et le narrateur lui-même ajoute, en en soulignant la conséquence : « Oh quelle belle matière fécale devait fermenter en elle » (l. 38-39) ; ce détail réaliste, à pro-pos d’une jeune femme enceinte, s’éloigne fort d’une représentation idéale du corps féminin telle que la poésie élégiaque pouvait en proposer. Il s’agit ici de dire la réalité triviale du corps. Que mange-t-on ? Des tripes (met peu raffiné !), mais des tripes « copieuses », et « si savoureuses », « que chacun s’en léchait les doigts » (l.10-11), dont le narrateur souligne à plusieurs reprises qu’elles sont « grasses » (l. 4, 5, 6). La quantité n’est donc pas ennemie de la qualité ! Pas de mets raffinés donc mais une nourri-ture qui tient au corps et qu’on ne peut manger que si on a un solide appétit. Qui mange ? Grandgousier et Gargamelle, enceinte de Gargantua, et ces deux seigneurs convient « tous les villageois » (l. 16) des villages alentour, dans une joyeuse mixité sociale. On partage, à la cour de Grandgousier, et la raison en est qu’on ne veut pas perdre la nourriture, la gâcher (l. 11-12) ; foin des raisons morales ! La bien-veillance est utilitaire. Ces convives sont d’abord « bons buveurs », puis « bons compagnons », et enfin « fameux joueurs de quilles » (l. 21 à 23) ; c’est parce qu’ils sont bons buveurs qu’ils sont bons compa-gnons et qu’ainsi ils jouent bien aux quilles. La bois-son est donc à l’origine de la convivialité.

GRAMMAIRE

Le nom qui termine la phrase devient le premier de la suivante et ainsi de suite. On a là une progression linéaire, procédé propre à la comptine enfantine, de fil en aiguille ; ce qui renforce l’aspect ludique de cette page.

Texte écho – San Antonio, La Rate au court-

bouillon (1965)

p. 106 (ES/S et Techno) p. 108 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer la filiation entre Frédéric Dard et Rabelais.

– Cerner les rapports qu’entretient un narrateur

avec ses personnages.

– Voir comment le repas révèle la personnalité de

chacun.

LECTURE ANALYTIQUE

Dans cette page, nous avons un narrateur omnipré-

sent (le commissaire San Antonio lui-même) qui

dresse le portrait en action de son subordonné,

l’inspecteur Bérurier, lors d’un déjeuner mondain.

L’apparition d’un personnage hors du communLe portrait de BérurierNous apprenons d’abord de lui qu’il aime le vin. Son

déguisement craque parce qu’il a trop bu et qu’il

veut boire encore (l.  5). Dans le roman, cette pre-

mière apparition caractérise fortement le person-

nage. Il est « beurré à bloc » (l. 13) dit le narrateur. Le

Gravos ne fait pas les choses à moitié. Il n’a pas le

sens des convenances, en état d’ébriété ; il hèle le

serveur d’un « loufiat » (l. 5) argotique, il le tutoie et

emploie une expression très familière : « File-moi

encore un gorgeon de Saint-Emilion » (l. 5). De plus il

s’adresse aux convives d’une façon inconve-

nante : « Mande pardon, mes rois, mes reines » (l. 16).

De plus sa référence aux « vouatères » (l. 17), comme

lieu de détente manque de la plus élémentaire civi-

lité devant les Grands de ce monde (le mot « voua-

tère » écrit ainsi fait penser à Queneau). Bérurier

manie la langue à sa manière, une langue que l’al-

cool n’arrange pas. On remarquera l’incorrection de

la phrase :  « mais si qu’on se détendait pas en

vacances […] où qu’on pourrait le faire ? » (l. 16-17),

avec l’introduction de que intempestifs et l’absence

de la première partie de la négation. Les expressions

familières, voire vulgaires, comme « c’est ma fête »

(l.  5), ponctuent son langage. Le portrait qu’en

dresse le narrateur porte sur sa saleté et son laisser-

aller : « le jaune d’œuf sur la cravate », « les chaus-

settes trouées », « la barbe mal rasée », et « les imper-

fections de l’imparfait du subjonctif » cette dernière

remarque faussant l’énumération qui précède

(l. 24-25) en vue d’un effet comique. Enfin, si nous

considérons les surnoms que lui attribue le narrateur

(« M. Mahousse », l. 7 ; « le Gravos », l. 9 ; « le Mastar »,

l.  13 ; « Sa Majesté », l.  29 avec une majuscule) on

s’aperçoit qu’il s’agit de connoter l’excessif, le sur-

dimensionné. Bérurier est au-delà des normes habi-

tuelles, d’où la tendresse que le narrateur ne peut

pas s’empêcher d’exprimer, avec l’emploi du déter-

minant possessif : « Mon Béru » (l. 11).

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Français 1re – Livre du professeur

Bérurier et le repas mondainTout commence parfaitement bien dans la première

phrase de notre extrait (narration appliquée, langue

correcte). Dès la seconde phrase, le verbe modali-

sateur « atteignons » (l.  3) connote tout de même

l’ennui, inhérent à ce genre de repas. Dans ce

contexte, les paroles de Bérurier rapportées au dis-

cours direct vont faire contraste ! Ce repas mondain

qui commence par cette description réaliste se

détraque vite avec le nom des personnages : la voi-

sine du commissaire s’appelle Gloria Victis (gloire

aux vaincus), expression latine dont on voit mal une

personne la porter en guise de patronyme. Le pro-

fesseur, logiquement, s’appelle E. Prouvette (le nom

connote, par métonymie, la fonction). L’armateur

Okapis fait penser au célèbre armateur grec Aristote

Onassis (qui fut l’ami de Maria Callas et le mari de

Jackie Kennedy), mais aussi au Palais du Sultan à

Istanbul : Topkapi. Bref, il s’agit d’évoquer un exo-

tisme luxueux. Dard donne aussi une allure irlan-

daise au nom du cuisinier O’Liver, lequel cuisinier

rappelle une célébrité de l’époque : Raymond Oliver,

chef du Grand Véfour à Paris qui donnait des cours

de cuisine très populaires à la télévision en compa-

gnie de la speakerine Catherine Langeais.

L’inspiration rabelaisienneD’abord la narration est conduite à la première per-

sonne du singulier : le commissaire dit « je ». De plus,

il s’adresse directement à son lecteur (« vous l’aurez

sans doute déjà deviné », l. 6), instaurant ainsi une

complicité, mais sans ménagement et avec une

forte dose de raillerie (« car vous êtes beaucoup

moins bêtes que vous en avez l’air », l. 7), la première

partie de la réflexion atténuant à peine la férocité de

la seconde. Nous observons également que le style

de la narration s’adapte au contexte : avant l’inter-

vention de Bérurier, le niveau de langue est soutenu,

non sans une certaine banalité (l. 1 à 2). Le passage

du « héler le garçon » (l. 4), au « – Hé, le loufiat ! » (l. 5),

est rude. La langue du narrateur s’adapte alors à

son modèle : « trogne » (l. 8), « cette fois y a pas d’er-

reur » (l. 9) ; un niveau de langue familier, voire argo-

tique (« clape de la menteuse », l. 18-19) l’emporte,

comme si la présence de l’ami Bérurier décoinçait le

côté pincé du déjeuner. C’est un narrateur aussi qui

explique à son lecteur ce qu’il n’est pas censé

savoir ; ainsi, il précise que M. Mahousse est « l’ad-

joint du professeur E. Prouvette »   (l.  8). Le côté

contre-espionnage de l’histoire est tourné en déri-

sion quand, laissant échapper le nom de son subor-

donné (« Béru », l. 11), il doit inventer un contre-feu à

l’usage de Gloria Victis. Il se livre alors à une parodie

d’article très sérieux de dictionnaire étymolo-

gique ; définition, puis origine du mot et sa postérité.

(forcément scatologique ; la soupe sur le pantalon, et

le pipi au lit). Ce narrateur est également un inven-

teur de mots ; ici, nous avons le verbe « virguler »

(l. 12) qui évoque, de façon très imagée, les gestes

désordonnés du pauvre professeur, dépassé sou-

dain par l’intervention de son soi-disant collabora-

teur. En fait, le narrateur use d’un langage soutenu,

voire littéraire (« celer », l. 9) qui est dynamité par un

langage familier et oral (« cette fois, y a pas d’er-

reur ; le Gravos ne peut plus celer son incognito »,

l. 9-10), dans une finalité comique. Ce procédé qui

consiste à rapprocher étroitement les extrêmes est

l’un des plus employés par Frédéric Dard. La méca-

nique s’emballe jusqu’à l’absurde avec la recette du

soufflé à la banane (qu’il est déconseillé d’essayer).

Tout d’abord, le narrateur joue sur la polysémie du

mot régime (le régime de bananes, certes, mais

aussi le régime que l’on suit pour maigrir) ; cette

recette est fort peu diététique ! Par un procédé d’in-

version, la recette utilise ce qu’on jette d’habitude (la

peau de bananes). Elle mélange aussi des ingré-

dients qu’on n’associe pas d’ordinaire ; des fruits

avec du poivre, et des aliments avec un livre, fût-il

de Claude Farrère ! La recette s’emballe jusqu’à l’ab-

surde avec le filtrage de la préparation « afin d’éva-

cuer les points d’exclamation et les fautes d’impres-

sion » (l. 38-39). Frédéric Dard a dû garder un mau-

vais souvenir des lectures de son enfance, le roman-

cier-navigateur Claude Farrère, ami et émule de

Pierre Loti, ayant été célèbre au début du XXe siècle.

Enfin la touche finale, l’essence en place de l’alcool,

fait du soufflé une véritable bombe (glacée ?) incen-

diaire.

SynthèseL’influence rabelaisienne se repère d’abord dans la

formation des noms propres où le nom évoque un

trait du caractère ou une caractéristique de la per-

sonne. Frédéric Dard, comme Rabelais, pratique

l’adresse directe au lecteur, faite pour le bousculer

en le prenant à partie. Le narrateur varie les niveaux

de langue, du style soutenu au plus populaire. La

place de la nourriture est la même et la boisson

omniprésente. Tous deux forment des néologismes.

Enfin, on retrouve l’énormité des proportions ; Béru-

rier (surnommé « M. Mahousse », « le Mastar » par le

commissaire) a quelque chose d’un ogre géant et un

régime de bananes tout entier est nécessaire dans

cette recette pour quatre personnes.

VOCABULAIRE

L’argot est à l’origine une langue secrète (dans les

bagnes, chez les truands par exemple) ou de conni-

vence dans certains milieux (marine, etc.). Mais on

appelle communément « argot » ou « langue verte » la

partie la plus vulgaire du lexique populaire, connue

en fait et comprise, sinon parlée, dans toutes les

couches sociales (Henri Bonnard). L’insolite y reste

le trait commun. Quelques mots d’argot dans le

texte : loufiat (l. 5) qui signifie garçon de café (et dans

l’argot de la marine, lieutenant de vaisseau). Vien-

drait peut-être du néerlandais « loffe », qui signifie

niais, nigaud, dérivé d’une onomatopée évoquant le

souffle du vent (par extension imagée, la niaiserie).

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

Le verbe « filer » (l. 5) a, dans la langue argotique, le sens de « donner », « refiler ». « Gorgeon » (l. 5) est un petit coup à boire, dérivé de « gorge », par où le liquide coule. On peut prendre un gorgeon avec un « godet » (l. 18) (dont l’origine est obscure, peut-être du néerlandais « codde » : morceau de bois en forme de cylindre). Un godet est un petit vase à boire sans pied ni anse. Par extension et populaire ; verre. Pour nommer son héros, le commissaire parle de « Mahousse » (l. 7) et de « Mastard » (l. 13), deux mots qui signifient « grand », « gros », « imposant ». Les autres mots sont formés à partir de métaphores : « vir-guler » (l. 12), « beurré » (l. 13), « téléphoner » (l. 18), comme l’expression « partir en brioche » (l. 10).

LECTURE D’IMAGE

Le cadre du tableau est dessiné sur la toile elle-même, mais un cadre transparent qui, certes, marque la frontière entre le spectateur et les person-nages représentés, mais en même temps rend cette frontière poreuse. Nous ne participons pas au repas, mais nous occupons donc, soit la position du spec-tateur hors-champ, soit d’un des serveurs derrière le dos des convives. L’arrière-plan est occulté en grande partie par ce qui paraît être une toile de tente, derrière laquelle apparaissent, en ombre chinoise, les serviteurs. Nous sommes sans doute au dessert car des fruits sont dressés sur la table. Les femmes chapeautées et les hommes en cos-tume-cravate montrent qu’il s’agit d’un déjeuner mondain. Les conversations sont vraisemblable-ment feutrées, les femmes parlent à leur voisin ou l’écoute. Pas trace de M. Mahousse ici. On notera les nombreuses symétries, symboliques de l’appa-rence guindée de ce dîner. Ce tableau pourrait illus-trer le début de notre extrait, quand le style du nar-rateur est encore soutenu et que la mécanique mon-daine n’a pas encore été détraquée. Le commissaire San Antonio pourrait être l’homme qui nous fait face, dans l’axe médian du tableau ; beau, sportif, il parle à une femme visiblement conquise.

Texte 2 – Gustave Flaubert, Madame Bovary

(1857)

p. 108 (ES/S et Techno) p. 110 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer comment Flaubert, à partir de la

description de la table d’un dîner de gala, parvient à

dégager la personnalité de son personnage et ses

caractéristiques psychologiques.

– Repérer la présence du narrateur dans cet extrait.

LECTURE ANALYTIQUE

Extrait du chapitre VIII de la première partie, cette

page nous fait assister au dîner donné avant le

bal. Invités par le marquis d’Andervilliers, noble pro-

priétaire terrien, Charles et Emma se rendent à cette

soirée qui va fort ennuyer le mari mais émerveiller la

jeune femme. Cette scène fait pendant à celle des

noces aux Bertaux. Cette soirée mondaine fera

figure d’événement extraordinaire dans la VIe mono-

tone de la jeune épouse.

Une description qui révèle le personnage principalL’ordre dans lequel Emma éprouve des sensations

en pénétrant dans la salle à manger, est particulière-

ment révélateur et permet d’affiner la perception que

nous avons eue, jusqu’à présent, du personnage.

D’abord, elle est « enveloppée par un air chaud »

(l.  4), cet air chaud qui entre en contact avec sa

peau. Le premier sens concerné est donc le toucher

qui souligne la sensualité exacerbée de la jeune

femme. C’est ensuite l’odorat qui prend immédiate-

ment le relais, grâce au « parfum des fleurs et du

beau linge » (l. 4-5), suivi « du fumet des viandes et

de l’odeur des truffes » (l. 5) ; dans un subtil dégradé,

on passe du parfum (affirmé) à l’odeur (plus neutre)

des truffes ; l’impressionne donc, ce qui est d’abord

évident. D’autre part les fleurs et les gens (métony-

miquement présents grâce à leur « beau linge »),

l’intéressent plus que la nourriture qui vient en

second. La vue prend le relais ; ce qui est d’abord vu,

ce sont « les bougies » (l.  5) et « les cristaux à

facettes » (l.  6-7), c’est-à-dire ce qui brille et les

reflets obtenus ; les bougies allongent des « flammes

sur les cloches d’argent » (l. 6) et les cristaux se ren-

voient « des rayons pâles » (l. 7). À la simple évoca-

tion de la lumière s’ajoute l’idée d’un éblouissement

entre soleil (flamme sur l’argent des cloches) et lune

(buée mate, rayons pâles). Après l’éblouissement,

Emma perçoit l’espace comme immense ; en effet,

les bouquets sont en ligne tout le long de la table

(elle voit après avoir senti), et les assiettes sont « à

large bordure » (l. 8-9). Mais ce qui frappe, c’est la

perception quasi géométrique de l’espace qu’elle

a ; on repère ce champ lexical de la géométrie

(« ligne, longueur, large, deux plis, forme ovale » l. 8 à

10) – ordre et grandeur donc, ce qui connote le luxe,

l‘autre monde, celui des aristocrates. En dernier,

Emma voit les mets sur la table (table dressée à l’an-

cienne, comme sous l’Ancien Régime, où tous les

plats étaient présents dès le début du repas. Son

attention se focalise d’abord sur les « pattes rouges

des homards » (l.  10-11) – la couleur qui attire le

regard et le luxe du mets. On remarque l’idée

d’abondance avec le fait que ces pattes « dépas-

saient les plats » (l. 11) ; de la même manière les fruits

sont « gros » et ils s’étagent sur la mousse (l. 11-12).

Le luxe pour Emma passe visiblement par la profu-

sion. Nous ne connaissons pas la couleur de ces

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Français 1re – Livre du professeur

fruits, mais nous pouvons l’imaginer avec la réfé-

rence qui est faite ligne 34-35 aux « grenades » et à

« l’ananas ». On retrouve l’étonnement avec les

« cailles » qui ont « leurs plumes » (l. 12). Par le biais

de la focalisation interne, le narrateur nous fait par-

tager la sensualité d’Emma, son émerveillement à

bon compte devant une abondance dont elle n’est

pas coutumière et qui l’impressionne, si bien qu’on

a l’impression qu’elle en oublie de manger ; en effet,

il faut attendre la fin du passage pour voir apparaître

le goût avec le « Champagne à la glace » (l. 33) qui

met « le froid dans sa bouche »  (l.  34). Comme si

cette sensation forte la réveillait soudain et dissipait

les fumées (« buée mate », l.  7 ; « des fumées mon-

taient », l. 12) qui embuaient son esprit.

Visions d’un personnage romanesqueD’autres personnages sont décrits à table : remar-

quons d’abord qu’ils sont majoritairement ano-

nymes ; on nous parle d’hommes (l. 1) et de dames

(l. 2, 18, 36). Sont cités également le marquis et la

marquise, non pas par leur nom mais leur titre. Plus

remarquable encore, le silence de la jeune femme.

Pas un mot n’est échangé, elle semble ne rien

entendre. Le narrateur nous la montre passant direc-

tement de la vision de la table servie à celle du

maître d’hôtel, qui suit ironiquement, dans la même

phrase la vision des cailles avec leurs plumes. Emma

est impressionnée par le décorum, ce que montre

bien cette focalisation non pas sur les invités mais

sur le service effectué par le maître d’hôtel. Elle est

épatée par l’adresse de cet homme qui « faisait […]

sauter pour vous le morceau qu’on choisissait »

(l. 15). Ce vous implique le lecteur et donne l’impres-

sion qu’Emma nous raconte la scène à posteriori,

tout encore à son émerveillement. Le visage, le phy-

sique de cet homme nous resteront inconnus ; seul

son costume retient l’attention (« en bas de soie, en

culotte courte, en cravate blanche, en jabot » (l. 13),

et sa mine (« grave comme un juge », l. 13-14) où on

peut déceler la trace de l’ironie du narrateur qui sou-

ligne ainsi le contraste entre l’accoutrement désuet

d’un domestique et la mine d’un personnage impor-

tant et sérieux (le juge – mais le maître d’hôtel ne

juge-t-il pas les manières des convives qu’il sert ? Et

Emma se sent-elle jugée ?) Ainsi la focalisation

interne se trouve-t-elle brouillée par l’ironie discrète

du narrateur. De la même manière, qui voit la statue

de femme drapée jusqu’au menton qui regarde,

immobile la salle pleine de monde ? Est-ce le regard

d’Emma qui se pose un moment sur quelque chose

de stable, ou bien le narrateur qui figure ainsi une

figure du destin à demi masquée qui veille, en atten-

dant son heure, sur cette assemblée ? Même ambi-

guïté entre point de vue interne et externe d’Emma

au 3e paragraphe (l. 18-19). Emma sait-elle ce que

signifie cet usage ? ou bien s’étonne-t-elle de ce que

certaines dames indiquent ainsi leur désir de boire

du vin ? Le narrateur semble percevoir extérieure-

ment, comme un convive assis à la même table et

intéressé par la jeune femme, le regard et la réaction

d’Emma mais s’abstient d’en donner l’explication.

Enfin, le portrait du duc. La description qui en est

faite semble d’abord objective et en focalisation

externe ; il est « au haut bout de la table », il est « seul

parmi toutes ces femmes », il est « courbé sur son

assiette » (l.  20-21). On semble s’en approcher

comme dans un travelling avant jusqu’à voir sa ser-

viette et les gouttes de sauce qui tombent de sa

bouche (l.  22). À mesure qu’on se rapproche, on

passe de l’« enfant », au « vieillard » et enfin au

vieillard sénile qui ne sait plus manger proprement.

Suit une sorte de notice du narrateur ; portrait phy-

sique du visage esquissé (les yeux, les cheveux, qui

trahissent la décrépitude et l’homme démodé d’un

monde passé). Le narrateur dans une courte ana-

lepse retrace les faits d’armes du duc ; homme de

cour, chasseur et amant remarquable, et surtout

personnage romanesque (« débauches, duels, paris,

femmes enlevées, fortune dévorée », l. 27-28) ; tous

les ingrédients sont réunis pour en faire un person-

nage fascinant pour Emma ; d’ailleurs, elle le trouve

« extraordinaire et auguste » (l.  31-32), ce qui

démontre qu’elle connaît l’histoire du duc ou qu’elle

l’a demandée à une convive voisine. Le contraste

n’en est que plus fort entre cette vision romanesque

et une description toujours au plus près du corps du

duc que seul le narrateur peut faire ; il ne parle plus,

il bégaye en montrant du doigt ce qu’il désire man-

ger. Enfin Emma ne retient que l’homme de cour et

l’amant de la reine Marie-Antoinette (l. 32). En mêlant

les diverses focalisations, le narrateur montre, en

fait, qu’Emma ne voit pas la réalité (« le sucre en

poudre même lui parut plus blanc, plus fin qu’ail-

leurs », l.  35), comme elle ne voit pas les autres

convives. Elle rêve une réalité que le narrateur, ironi-

quement, corrige dans le sens du réalisme.

SynthèseLe narrateur nous fait voir la salle à manger par les

yeux d’Emma, du moins ce qui frappe le regard

d’Emma qui est sélectif : le choix des objets ou plats

sélectionnés nous montrent ainsi par quoi Emma est

intéressée. La sensualité d’Emma est d’emblée mise

en lumière par la sensation de chaleur qu’elle ressent

et les parfums qu’elle hume dans la pièce. Son

regard est frappé ensuite par ce qui brille comme

celui de quelqu’un qui n’est guère habitué à ce

monde et qui se laisse facilement attraper. Ce qui

est frappant et montre le manque de recul critique

d’Emma, c’est la faculté qu’a son regard de s’attar-

der sur des détails de la table, dans lesquels elle doit

s’absorber, sans parvenir à avoir une vision d’en-

semble de la pièce. Enfin, en dissociant à la fin de

l’extrait le regard du narrateur de celui d’Emma,

Flaubert nous montre à quel point elle ne voit pas la

réalité mais l’image qu’elle s’en fait.

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

GRAMMAIRE

Nous allons du général au particulier, d’une vision

d’ensemble au plus petit détail, selon une progres-

sion à thème éclaté. La vision d’ensemble de la salle

est donnée par les parfums (fleurs, beau linge,

viandes, truffes). Puis le regard est attiré par ce qui

brille au-dessus de la table (bougies, candélabres,

cristaux). Puis près des candélabres, les bouquets

en ligne qui forment un chemin de table, les assiettes,

les serviettes et les petits pains lovés dans ces ser-

viettes. C’est comme si Emma s’approchait, s’as-

seyait et regardait ce qu’elle avait devant elle. Puis

son regard repart vers la table, au-delà de son

assiette ; les homards, les gros fruits, les cailles, le

maître d’hôtel qu’elle suit du regard, ce qui l’amène

à fixer la statue sur le grand poêle. Ensuite, elle

revient à la table (les gants dans les verres) puis son

regard se pose sur le duc. On a donc une sorte de

va-et-vient ; d’un plan large on passe progressive-

ment à un plan rapproché ; puis de nouveau on

s’éloigne, pour revenir en plan rapproché sur le

vénérable duc…Flaubert utilise un procédé dont le

cinéma se servira en caméra subjective.

LECTURE D’IMAGE

Au premier plan, à droite, on observe le cercle des

femmes, assises avec quelques hommes ; quelques

taches colorées sont mises en relief (du rouge, du

bleu). Au second plan, vers la gauche et au centre,

un second cercle enveloppe le premier et regroupe

une majorité d’hommes debout, en costumes

sombres et une assiette à la main en train de dîner.

Enfin, dans le fond, dans une autre partie de l’im-

mense pièce au plafond très haut, on devine une

masse indistincte de visages sous des lustres bril-

lamment éclairés. Les tons sont chauds, dorés.

La manière du peintre, avec sa touche large et

épaisse, évoque le regard d’Emma ; l’indistinction

des silhouettes peut traduire l’émerveillement de la

jeune femme. La sensation de profusion noie le

spectateur dans une ambiance dorée, chaude, sen-

suelle, onirique.

Texte 3 – Émile Zola, L’Assommoir (1877)

p. 110 (ES/S et Techno) p. 112 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer les caractéristiques d’un repas de fête

populaire.

– Repérer comment Zola décrit tout en faisant

parler ses personnages.

– Relever dans cette scène les éléments qui

annoncent la suite de l’histoire.

LECTURE ANALYTIQUE

Situation du passageNous proposons ici un extrait du chapitre VII qui

trace le passage de la première à la seconde partie

du roman. En effet, nous voyons Gervaise au faîte de

sa réussite sociale ; le jour de son anniversaire, elle

peut inviter quatorze personnes à un repas de fête,

dans les traditions. Nous pouvons aussi repérer les

éléments qui vont entraîner la perte de Gervaise

dans les chapitres suivants. Le thème dominant de

ce passage est la nourriture que l’on pourra étudier

sous trois angles.

Le portrait de Gervaise et de ses invitésManger à s’en rendre maladeRien dans cet extrait n’a rapport avec le plaisir raf-

finé de manger. Nous sommes dans l’excès, un

excès orgiaque, monstrueux. Dès la ligne 2, le narra-

teur nous parle d’une « indigestion », une « indiges-

tion que l’on « se colle » curieusement « sur la

conscience » ! Nous sommes bien dans la transgres-

sion ; le repas de fête transgresse l’ordre ordinaire.

Repérons les synonymes de « manger » : Goujet

« s’emplissait trop » (l. 6). Le père Bru « avalait tout »

(l. 11), « abêti de tant bâfrer » (l. 11). Les Lorilleux « en

prenaient pour trois jours » (l. 13), « auraient englouti

le plat » (l.  13). Copeau « bouffe » (l.  25) et il

« s’enfonc(e) un pilon entier dans la bouche » (l. 26).

On s’en « fourr(e) jusqu’aux oreilles » (l.  31). Bref,

nous sommes dans la démesure et la vulgarité (deux

champs lexicaux qui se recoupent). Ces excès

appellent le champ lexical de la maladie ; « indiges-

tion » (l. 2), Virginie est restée une fois « quinze jours

au lit, le ventre enflé » (l.  21). Les « bedons se

glonfl(ent) » (l. 31). Manger, quoi qu’en dise Coupeau

sur les vertus de l’oie (l. 23-24) rend malade. Et l’on

finit par « crever » (l. 34) de prospérité certes, mais on

crève tout de même. Résultat : « les femmes étaient

grosses » et « ils pétaient dans leur peau » (l. 32). Les

convives autour de la table ne sont plus que des

bouches qui avalent, des ventres et des derrières, ils

sont réduits à la fonction digestive, comme des

organismes primitifs. L’indigestion a envahi leur

conscience si bien qu’ils perdent toute expressi-

vité : « la bouche ouverte, le menton barbouillé de

graisse » (l. 33) comme des idiots. Enfin, par un rac-

courci saisissant, leurs visages ressemblent à des

derrières (l. 33-34), accentuant encore, s’il était pos-

sible, cette réduction à la seule fonction digestive.

Le portrait de GervaiseCe passage insiste sur quelques caractéristiques de

Gervaise ; elle est « gloutonne comme une chatte »

(l. 5-6). Sa gloutonnerie se traduit par la quantité de

nourriture qu’elle absorbe comme les autres ; elle

mange (le narrateur dit qu’elle « mange », elle,

contrairement aux autres dont on a vu qu’ils « ava-

laient », « engloutissaient », etc.) de « gros morceaux

de blanc » (l. 3-4). Mais c’est surtout la façon dont

elle mange qui intéresse le narrateur ; elle est « glou-

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80

Français 1re – Livre du professeur

tonne » (l. 5) comme on vient de le voir, mais elle est

aussi gourmande (l. 7) ; deux fois (l. 4 et 7), on nous

dit qu’elle ne parle pas, « de peur d’en perdre une

bouchée » (l. 4). Toutefois, elle réfrène sa gourman-

dise au profit d’un plus malheureux qu’elle, le père

Bru ; elle se dérange pour « soigner le père Bru » (l. 8),

et elle a un comportement maternel et animal en

« s’enlev(ant) un bout d’aile de la bouche » (l.  10)

pour un malheureux dont l’estomac devient un

« gésier » (l. 12) sous la plume de Zola. On parle de

gésier à propos de la volaille et c’est comme s’il était

fait référence à une sorte de cannibalisme animal,

une poule en dévorant une autre. Elle donne

« quelque chose de délicat » (l.  9) à quelqu’un qui

« ne sembl(e) pas connaisseur » (l. 11), ce qui montre

son désintéressement ; elle est « gentille et bonne »

(l. 7) et ne cherche pas les remerciements. Enfin elle

est gloutonne « comme une chatte » (l.  6) et la sil-

houette brossée par le narrateur ; « énorme, tassée

sur les coudes » (l.  3) peut suggérer l’animal, tous

poils dressés, les pattes repliées sous le ventre, en

train de manger en défendant sa pitance. Mais la

comparaison suggère aussi la sensualité de Ger-

vaise (qu’elle compense dans la nourriture face à la

brutalité croissante de Coupeau). De plus, elle se

montre « un peu honteuse devant Goujet, ennuyée

de se montrer ainsi, gloutonne […] » (l. 5), trace d’une

sensibilité et d’une délicatesse toujours présentes

chez cette femme.

Une description réaliste ?Tous se livrent à une même activité : absorber le plus

de nourriture possible. La psychologie des person-

nages se repère dans le choix du morceau qu’ils

dévorent et la manière dont celui-ci est absorbé. On

peut les passer en revue dans l’ordre d’apparition.

Gervaise mange du blanc, un morceau de choix,

réservé aux enfants ; un fond de délicatesse encore.

Goujet, l’amoureux chaste de Gervaise, imite son

amour ; « il s’emplissait trop lui-même, à la voir […] »

(l. 6), il calque son comportement sur celui de Ger-

vaise et par un effet de miroir, celle-ci s’en trouve

« honteuse » ; il est décidément un amoureux mal-

chanceux. Le père Bru porte la tête basse, il ingurgite

passivement la nourriture comme il a subi tout ce qui

lui est arrivé, les événements de son existence, ce

qui l’a abêti ; il est imperméable à tout plaisir. Ger-

vaise mange, lui bâfre. Et son estomac a perdu le

goût du pain ; c’est dire sa pauvreté ! Les Lorilleux,

eux, mangent du rôti ; le verbe « rôtir » connote le

brûlé, la flamme, la flamme de la jalousie qui les

dévore devant la réussite de Gervaise

qu’ils surnomment « Banban » (l. 14). Ils sont carac-

térisés par la « rage » (l.  12) et ils « engloutissent »

(l.  13) ; l’image donnée par la gradation ascendante

(« le plat, la table et la boutique », l. 13-14) les assi-

mile à des sortes d’ogres, ce qui fait basculer, à ce

point du passage, une description réaliste du côté du

fantastique. L’acte de manger est une agression

envers Gervaise, puisqu’ils veulent « la ruiner d’un

coup » (l. 14). Chez les « dames », le morceau choisi

est la carcasse, ce qui traduit une certaine agressi-

vité chez des femmes dont le patronyme rappelle

l’animal ; « Lerat », « Putois » (l.  15-16). Comme des

animaux, elles « gratt[ent] les os » (l. 16). Cette féro-

cité se retrouve chez Maman Coupeau, dans un

contraste saisissant ; elle, qui adore le cou (connota-

tion spirituelle du verbe adorer), « en arrach[e]) la

viande avec ses deux dernières dents » (l.  16-17).

Contraste également entre Virginie et son mari. À Vir-

ginie, la rivale de Gervaise auprès de Lantier, est

associé un champ lexical du raffinement ; « aimait »,

« peau rissolée », « galanterie » (l. 17-18). Elle mange

la peau et un « haut de cuisse » (l. 22) ce qui évoque

l’érotisme attaché à la jeune femme. La trivialité de

son mari est soulignée par son rappel des quinze

jours passés au lit et au ventre enflé qui en était la

raison (l. 21). Avec Coupeau, le style indirect fait son

apparition pour souligner sa véhémence. C’est un

peu aussi comme si, à mesure que le repas avance,

les bruits enflaient ; d’abord ceux des mandibules

avec les synonymes de « manger » que nous avons

vus en dans le premier axe de lecture, puis mainte-

nant les voix. Coupeau se fâche, crie, jure (« tonnerre

de Dieu », l. 22). Le discours indirect est relayé par le

discours indirect libre qui amplifie en quelque sorte le

propos de Coupeau dans le brouhaha général (l. 23

et suivantes). Tout chez lui est excès et vulgarité (« il

en aurait bouffé toute la nuit » et « il s’enfonçait un

pilon entier dans la bouche » (l. 25-26) ; il demande à

Virginie de décrotter le haut de cuisse (l. 22). Dans

une acmé de vulgarité grivoise, Clémence fait son

apparition ; elle suce un croupion « avec un glousse-

ment des lèvres » (l. 27) associant encore une fois le

met absorbé et la personne qui le mange ; si l’oie ne

glousse pas, la dinde le fait ! Elle se tord de rire sur sa

chaise pendant que Boche lui dit des indé-

cences ; érotisme et vulgarité sont associés dans ce

portrait de Clémence. Chaque personnage est ainsi

caractérisé par un morceau et la façon dont il le

mange, en une caricature qui rappelle l’œuvre de

Daumier par exemple qui mêle à l’observation atten-

tive des gens, une férocité extrême à les croquer.

Enfin les convives se noient dans l’indistinction totale

puisque la fin du passage (l. 28 à 31) donne la parole,

en discours indirect libre, à des voix anonymes. Et le

narrateur reprend la main, en une comparaison finale

qui relie le début du repas à la fin attendue de toute

nourriture. Il reprend aussi la narration en passant

maintenant au vin, d’abord associé à la VIe (l’eau qui

coule, qui désaltère la terre). La suite du passage

montrera que l’on passe de la VIe à la mort, en évo-

quant le tas de bouteilles vide, « les négresses

mortes » qui sont l’image d’un « cimetière ». En

conclusion, nous pouvons dire que cette page

annonce le destin de Gervaise. Les convives sont là

pour la dévorer. Dans le cas d’une lecture cursive de

l’œuvre, on pourrait s’intéresser au thème de la nour-

riture présente dans le roman (voir par exemple le

repas de noces du chapitre III, Virginie et Lantier

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

dans la boutique au chapitre XI et la faim de Gervaise

au chapitre XIII). Zola aborde l’aspect sociologique

de la nourriture populaire partagée entre banquets

orgiaques et disette. Le rapport à la nourriture est

aussi lié à l’affectif : le bel appétit de Gervaise révèle

ses désirs toujours frustrés et inassouvis.

SynthèseZola donne une image très négative de ses person-

nages. Les quelques sentiments dont ils peuvent

faire preuve sont noyés dans un océan de vulgarité.

Le lecteur peut s’interroger sur les raisons d’une

telle voracité ; par peur du manque, ils sont dans

l’impossibilité de se réguler, de s’imposer d’être rai-

sonnable. Dans cette fête populaire, il y a comme

une folie qui va crescendo et que les synonymes du

verbe « manger » mettent en lumière (avec l’appari-

tion des allitérations en « r » et en « t »), folie presque

surréaliste qui gagne le narrateur lui-même dans sa

dernière comparaison des visages avec les der-

rières, et le vacarme des voix anonymes qu’il rap-

porte. Ces personnages ne s’amusent guère sauf à

proférer des indécences, ils mangent et se livrent

méthodiquement jusqu’à en être malade, à cette

seule activité.

VOCABULAIRE

Si l’on suit la classification des niveaux de langue en

quatre catégories (Henri Bonnard), nous aurions

d’abord la langue littéraire, dont il n’y a pas trace ici.

Dans la langue tenue, nous pourrions ranger  les

verbes « manger » (l.  3, 20), « croquer » (l.  24) et

« sucer » (l. 27). Dans la langue familière et par méta-

phore, nous aurions « s’emplir » (l. 6), « avaler » (l. 11),

« engloutir » (l. 13), « décrotter » (l. 22) et « arracher »

(l.  16-17). Enfin, au niveau populaire, resteraient

« bâfrer » (l.  11), « bouffer » (l.  25) et « s’en fourrer

jusqu’aux oreilles » (l. 30-31).

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

On pourrait axer ce paragraphe sur l’art du trait,

chez Zola, ou comment caricaturer un personnage

en quelques mots ; à partir du choix du morceau de

nourriture et la façon de le manger. On montrerait les

allusions cachées dans ce choix et la richesse du

vocabulaire pour suggérer le fait de manger (niveau

de langue, allitérations, métaphores).

HISTOIRE DES ARTS

Le sujet de ce tableau fait penser à l’Impression-

nisme et à Guy de Maupassant qui mit en scène des

canotiers dans son œuvre. Pensons par exemple à

La Partie de campagne (1881) ou Mouche, souvenirs

d’un canotier (1890). Auguste Renoir, le peintre

impressionniste a peint plusieurs tableaux sur ce

sujet dont le plus célèbre est Le Déjeuner des cano-

tiers (1881) conservé à Washington, dans la Collec-

tion Philipps. Egalement Les Canotiers ou le déjeu-

ner au bord de la rivière (1879) à l’Art Institute of

Chicago. Dans une collection privée, Les Canotiers

à Argenteuil (1873). Enfin à la National Gallery of Art

à Washington, Les Canotiers à Chatou (1879). Gus-

tave Caillebotte, également impressionniste, a peint

des Canotiers (1877), toile conservée dans une col-

lection privée, célèbre pour son cadrage particulier.

Ces tableaux privilégient les effets de lumière, ren-

dus par une touche épaisse, au détriment des

détails. Au contraire, chez Émile Friant, la façon de

peindre se rapproche de l’Hyperréalisme. Les per-

sonnages, très réalistement rendus, sont privilégiés.

Nous sommes très éloignés du repas chez Gervaise.

C’est un repas frugal que le peintre nous montre ; sur

la table, du pain et du vin (référence religieuse). Les

jeunes gens sont sportifs, musclés et les femmes en

chapeau ont l’air très distinguées. La description

zolienne connote la maladie ; ici, au contraire, le

corps est sain et l’humeur bonne. Quant aux atti-

tudes, elles sont décontractées mais irréprochables.

Texte 4 – Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe (1922)

p. 112 (ES/S et Techno) p. 114 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer la férocité qui se cache derrière les

relations mondaines.

– Dégagez quelles figures de l’artiste se révèlent

dans les propos des personnages.

LECTURE ANALYTIQUE

Une galerie de personnagesMme Verdurin et son mari monopolisent la conver-

sation autour de la table, mais le narrateur dessine

aussi brièvement la personnalité de convives spec-

tateurs du numéro de leurs hôtes. D’abord Mme Cot-

tard, dont la remarque béotienne montre qu’elle est

peu au fait des tendances de l’Art moderne ; « il avait

fait au professeur des cheveux mauves » (l.  6). On

observera que le narrateur rectifie et commente,

comme en passant, un autre propos de Mme Cot-

tard qui qualifie son mari de « professeur » (l.  6),

« oubliant qu’alors son mari n’était même pas

agrégé ! » (l.  7). Il y a là comme une nuance de

condescendance pour M. Cottard, mais surtout une

mise en relief discrète de l’orgueil de son épouse.

Saniette ensuite. L’adverbe modalisateur « précipi-

tamment » (l. 16) souligne sa maladresse à s’insérer

dans la conversation mondaine ; il a visiblement peur

de rater l’instant où sa remarque pourrait porter. Son

propos semble indiquer l’amateur d’art, mais peu

original ; « la grâce du XVIIIe siècle » (l. 16) est un pon-

cif depuis que les frères Goncourt ont remis à la

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82

Français 1re – Livre du professeur

mode la peinture et les arts de ce temps. Sa réfé-

rence à Helleu montre son goût pour la peinture

mondaine. Cela dit, il corrige sa remarque en parlant

d’un XVIIIe siècle fébrile, en référence à Helleu, tou-

jours, ce qui montre que s’il développe sa pensée,

s’il a le temps de développer sa pensée, il peut se

montrer plus incisif. Son jeu de mots (« Watteau »

pour « bateau ») est, en revanche, nul, comme s’il se

rattrapait d’avoir révélé quelque chose de plus

intime. On en déduit donc, par le biais de ce court

dialogue avec Mme Verdurin que Saniette est timide,

peu sûr de lui (Cf. la remarque du narrateur : « tonifié

et remis en selle par mon amabilité », l.  16-17), et

modeste puisqu’il ne revendique pas la paternité de

son jeu de mots). Enfin, le narrateur qui dit « je » et

qui est donc intradiégétique. Son rôle est là aussi

discret ; il corrige intérieurement Mme Cottard et met

donc, comme nous l’avons vu, son orgueil déplacé

en relief. Il est donc partie prenante dans le « débi-

nage » des convives entre eux. Il montre également

de la sympathie pour le timide, le plus faible autour

de la table. Sa remarque sur la remise en selle de

Saniette montre l’observateur psychologique. Il

observe en focalisation externe les personnages et

interprète leurs gestes ; ainsi ligne 9, Mme Verdurin

lève le menton, mouvement qui sera vu comme l’ex-

pression à la fois du dédain pour Mme Cottard

(décidemment les Cottard n’ont pas de chance !) et

d’admiration pour Elstir. Lignes 48-49, il décrypte

sous les paroles de la patronne, les effets de sa pin-

grerie. Le narrateur également éclaire le lecteur

grâce à une analepse à propos du jeu de mots de

Saniette (l. 21). Mais surtout, ce narrateur tient le rôle

du transcripteur de la conversation (c’est une sorte

de verbatim, en somme).

Une image de l’artiste peintreMme Verdurin est une artiste dans l’art de passer de

l’éloge au blâme. Décortiquons le portrait qu’elle

trace d’Elstir, le peintre infidèle. D’abord le talent

d’Elstir venait d’elle-même ; « ça ne lui a pas réussi

de quitter notre petit noyau » (l. 1). Il y a là comme

une menace voilée pour tous ceux qui sont autour

de la table ; hors des Verdurin, point de salut !

Mme Verdurin se pose en commanditaire de l’œuvre

du peintre ; « les fleurs qu’il a peintes pour moi » (l. 2),

« vous verriez quelle différence avec ce qu’il fait

aujourd’hui » (l.  3) –sous-entendu, depuis qu’il a

quitté le petit noyau. C’est elle qui lui « avai(t) fait

faire un portrait de Cottard » (l. 4) « sans compter tout

ce qu’il a fait d’après moi » (l. 5), ajoute-t-elle. Autre-

ment dit, l’origine du talent d’Elstir, c’est Mme Ver-

durin qui se charge elle-même de se caricaturer

sans que le narrateur ait besoin d’intervenir. Son

geste du menton, qui est d’« admiration » dit le nar-

rateur à la ligne 10 est certainement à l’adresse

d’Elstir, mais aussi d’elle-même. « S’il était resté ici,

il serait devenu le premier paysagiste de notre

temps » (l. 28 à 31), ajoute-t-elle. Deuxième étape du

portrait ; elle se livre à une critique de fond de sa

peinture ; il peint maintenant de « grandes diablesses

de composition », de « grandes machines » (l. 12-13),

ce qui est fort différent des fleurs et des portraits

qu’elle lui faisait peindre avant, en effet. Les mots

« composition » et « machines » ne nous donnent pas

le sujet de ces tableaux que tous les convives

doivent connaître et qui montrent une évolution

d’Elstir vers l’abstraction (comme Monet et ses

Nymphéas, évolution que Mme Verdurin ne com-

prend pas. Elle critique la forme, le style, ce qui est

renforcé par l’emploi du mot « barbouillé » (l. 14) qui

renvoie la peinture d’Elstir au niveau des gribouillis

d’un enfant, et, pointe finale, par celui de « poncif »,

qu’elle développe par le « manque de relief, de per-

sonnalité » (l. 14-15). Sous-entendu, Elstir était origi-

nal (en peignant des fleurs, des portraits et des pay-

sages ?) quand il fréquentait le petit noyau ; il a perdu

toute personnalité (« il y a de tout le monde là-

dedans », l. 15) depuis qu’il l’a quitté.

Une vision des relations mondainesLes relations qu’entretiennent les personnages ne

sont pas des plus amicales. La troisième étape du

discours de Madame Verdurin, c’est la critique ad

hominem. Évidemment, tout cela est une affaire de

femme (l. 31-32). Commence alors la dernière salve

de critique (qui laisse entendre que les griefs de

Mme Verdurin sont peut-être de l’ordre de la jalou-

sie). Deux adjectifs qualificatifs et un nom la résu-

ment : « agréable », « vulgaire » et « médiocre » (l. 34 à

36), gradation descendante. Et pour justifier qu’elle

ait pu ainsi se tromper, elle n’hésite pas à revisiter le

passé ; elle « l’(a) senti tout de suite » (l. 37), « il ne m’a

jamais intéressée » (l. 38). Mais comme il faut trouver

une raison à cette erreur, Mme Verdurin se replace

du côté des seuls sentiments ; « Je l’aimais bien,

c’[est] tout » (l. 39). L’estocade finale est le reflet de

la mesquinerie de Mme Verdurin ; faute d’autres

arguments, elle en finit avec la saleté du peintre

(l.  40). Les arguments esthétiques n’ont guère été

efficaces et on voit bien que c’est l’infidélité du

peintre qui blesse Mme Verdurin qui se retourne

contre l’homme qu’est l’artiste, révélant ainsi qu’elle

est une bourgeoise conformiste, peu progressiste

en matière d’art. Si les absents en prennent pour

leur grade, les présents ne sont pas épargnés.

Mme Cottard a droit au mépris comme on a pu le

voir, ainsi que Saniette, comme on le voit avec la

remarque péremptoire et ne tolérant pas la réplique,

qu’elle oppose à l’opinion de l’archiviste ; le présen-

tatif sous forme négative « il n’y a » fait de son opi-

nion une évidence. Enfin, elle montre sa pingrerie,

qu’elle partage avec son mari quand Ski parle de

déboucher de bonnes et chères bouteilles simple-

ment pour apprécier la couleur des breuvages

(l. 48-49). Le patron, M. Verdurin, est plus en retrait

dans cet extrait, mais on observe sa brutalité envers

Saniette ; « ce n’est pas de chance que, pour une fois

que vous prononcez intelligiblement quelque chose

d’assez drôle, ce ne soit pas de vous » (l. 22-23) ; les

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

modalisateurs montrent sa cruauté et font imaginer

que le pauvre Saniette est son souffre-douleur. On a

parlé de sa pingrerie qu’il exprime clairement, lui, à

la différence de sa femme ; « ça coûtera presque

aussi cher, murmura M. Verdurin » (l. 53). Sans parler

de son attachement aux nourritures terrestres (la

défense « de tous ses forces » de son gruyère, l. 55).

Ainsi, les Verdurin sont des gens imbus d’eux-

mêmes, conventionnels, qui montrent que derrière

l’amabilité et l’hospitalité se cachent des relations

de domination fondées sur les attaques mesquines

proférées avec une certaine vulgarité (Cf. le vocabu-

laire).

Deux conceptions de l’artistePour les Verdurin, l’artiste est d’abord et avant tout

un familier (voir le jeu entre l’absent qui a délaissé le

petit noyau et le présent, Ski, qui se garde bien d’in-

tervenir dans le dénigrement de son confrère). Le

talent est lié à la fréquentation du clan. L’artiste

rejeté est celui qui fait de « grandes machines »

(l. 13), du « barbouillé » (l. 14) ; l’artiste célébré n’est

que grâce (Helleu) ou « fantaisie » (l. 60), il peint des

fleurs, des portraits, des paysages, ou la nature

morte que compose Ski, en imagination, devant les

yeux des convives, et il est attaché au passé (« Véro-

nèse », l. 52). Bref on observe une opposition entre

une peinture de salon, séduisante d’emblée, et une

peinture plus exigeante, plus rébarbative au premier

abord. Le véritable artiste, pour Mme Verdurin ne

travaille pas (l. 56 à 59) ; Ski est « autrement doué » et

il a de la « fantaisie ». Elstir, lui, « c’est le travail », et

injure suprême, « c’est le bon élève, la bête à

concours ». Le « poncif » (l. 14) est là du côté de la

patronne ! Ce jugement ne manque pas de contra-

diction, puisque si Ski est original à la différence

d’Elstir chez qui « il y a de tout le monde là-dedans »

(l. 15), il n’en fait pas moins référence au passé avec

Véronèse. Enfin le comble de l’originalité n’est pas

dans l’œuvre, pour Mme Verdurin, mais dans l’atti-

tude mondaine, l’allure « artiste » qui viole les

conventions (et non pas les règles de l’Art) ; Ski

allume « sa cigarette au milieu du dîner » (l. 59) ! On

voit bien que cette conversation, révélatrice des

conventions mondaines, n’a pas pour objet un débat

esthétique, mais reflète plutôt des luttes d’in-

fluence ; qui quitte le noyau devient un ennemi à

abattre !

SynthèseQuel homme est Elstir ? C’est un infidèle en monda-

nités, mais un amoureux, un jouisseur, un homme

qui peut se laisser mener par une femme, qui peut

se laisser entraîner « si bas » par une femme ; ses

sens le gouvernent donc. Pour Mme Verdurin, donc,

c’est un personnage ordinaire à qui ne viendrait pas

l’idée d’allumer une cigarette au milieu du dîner ! Il

est doué mais c’est un travailleur acharné, ne se

laissant pas distraire, c’est un besogneux pour la

patronne. C’est un artiste exigeant qui n’hésite pas

à changer sa manière (à la différence de l’artiste

mondain auquel se réfère Mme Verdurin). Visible-

ment, c’est un coloriste dont la manière évolue et

tend vers l’abstraction (on ne peut que penser à

Monet, un des modèles de Proust, de Terrasse à

Sainte-Adresse, aux Nymphéas). En résumé, Elstir

est un homme ordinaire mais un artiste exigeant qui

peut heurter la sensibilité conventionnelle de ses

contemporains. On retrouve cette image de l’artiste

discret avec Vinteuil, le musicien de La Recherche,

homme très ordinaire, effacé, dont le narrateur

découvrira le génie, bien après (Cf. la conception

proustienne de la séparation de l’homme et de l’ar-

tiste dans Contre Sainte-Beuve).

GRAMMAIRE

C’est Mme Verdurin qui emploie le plus souvent,

dans cette page, le pronom démonstratif « ça »,

qu’on dit traditionnellement neutre puisqu’il garde la

même forme au masculin, au féminin et au plu-

riel.  « Ça » est issu historiquement de « cela »

(Mme Verdurin emploie les deux formes indifférem-

ment). « Ça » fonctionne comme un représentant qui

désigne directement un référent pour lequel le locu-

teur ne peut pas ou ne veut pas trouver un nom

(Cf.  la peinture nouvelle d’Elstir que la patronne ne

veut pas qualifier, l. 12 à 14). On se souvient de l’em-

ploi nominalisé (le « ça ») que la psychanalyse fait de

ce pronom pour désigner une des instances de l’in-

conscient. Ça est utilisé dans l’usage familier (ce qui

est le cas ici) avec des intentions péjoratives pour

représenter quelque chose en la privant de sa caté-

gorie de genre et de nombre.

Le nombre de « ça », de « cela », de « ce » (présentatif)

est impressionnant dans cette page, soulignant la

pauvreté du vocabulaire (et le dédain pour autrui) du

couple Verdurin et du peintre Ski.

Texte 5 – Marguerite Duras, Moderato Cantabile (1958)

p. 114 (ES/S et Techno) p. 116 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer comment cette scène de repas met en

lumière les caractéristiques d’un amour-passion.

– Analyser le rôle des points de vue dans cette page

et comment la narration rend compte du va-et-vient

des pensées du personnage principal.

LECTURE ANALYTIQUE

« Madame Bovary réécrite par Bella Bartok », disait

Claude Roy dans un article de Libération le 1er mars

1958, à propos de ce roman.

Nous sommes à l’avant-dernier chapitre du livre.

Gaëtan Pican peut résumer, pour nous, l’œuvre :

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84

Français 1re – Livre du professeur

« Qui peut donner un nom à ce qui s’est passé entre les inconnus, à ce qui se passe maintenant entre Anne Desbaresde et Chauvin ? Qui peut savoir la forme que le destin donnera à cette complicité indéchiff rable ? Peut-être n’ont-ils pas d’autre histoire que celle d’avoir un instant échangé ces paroles, posé leurs mains l’une sur l’autre, mêlé une seule fois leurs bouches. Tout est suspendu à l’attente d’un événement qui ne vient pas, d’un événement inimaginable. Tout fl échit sous le poids d’une passion qui n’accouche pas d’elle-même, qui ne sait pas même son nom. »

(Mercure de France, juin 1958)

Présence et absence d’Anne DesbaresdeL’intrigue se déroule dans deux lieux, simultané-ment ; la salle à manger chez Anne Desbaresde et la plage. Seul un narrateur omniscient peut se trouver dans ces deux lieux, simultanément, seul un narra-teur omniscient a le don d’ubiquité. Ces deux lieux s’interpénètrent tout au long de l’extrait ; le lecteur passe de l’un à l’autre sans transition. Ainsi ligne 5, les deux propositions indépendantes que la para-taxe juxtapose, instille un léger flou ; on ne sait pas vraiment si c’est le narrateur qui voit et entend l’homme sur la plage, sifflant une chanson, ou Anne elle-même (en focalisation interne) qui l’ima-gine ; dans ce cas, le narrateur s’efface devant son personnage, et le personnage seul prend en charge la narration ! Mais cette chanson lui reviendra plus tard, ligne 13, ce qui semble indiquer qu’il s’agit plu-tôt du narrateur qui a entendu la première fois cette chanson sifflée sur la plage. L’ambiguïté est encore plus nette ligne 8 ; qui pense qu’« il n’est pas impos-sible que cet homme ait froid » ? Le narrateur en focalisation externe, ou Anne encore en focalisation interne ? La troisième interférence ne manque pas d’être troublante (l.  14 à 18) ; « (la) bouche (de l’homme) est restée entrouverte sur le nom pro-noncé » – Anne peut bien imaginer que cet homme prononce son nom ; et par un effet de télescopage rendu par l’homonymie, le nom prononcé par l’homme devient un non merci, proféré par Anne, comme si le nom appelait le non, image de l’osmose entre les deux amants et donc les deux instances narratives. Enfin, ligne 35 à 37, les points de vue du narrateur et de son personnage se fondent puisque « les paupières » de cet homme « tremblent de tant de patience consentie », la patience à l’égard d’Anne. Est-ce le narrateur omniscient qui pénètre la conscience de l’homme, ou Anne encore qui l’ima-gine ? Ainsi le narrateur donne-t-il l’impression, par empathie, de fondre sa vision peu à peu avec celle de son personnage, et vice versa, puisqu’Anne voit, elle aussi ce qu’elle ne peut pas voir. Remarquons que le « nom prononcé » (l.  15), devient « un nom » (l. 37), passant ainsi du défini à un indéfini de l’amour idéal et absolu ; ce nom qui n’a plus besoin d’être précisé est forcément celui d’Anne. Ajoutons que le « non merci » scinde en deux l’évocation de l’homme, comme si Anne, tout à sa pensée, parlait sans réflé-

chir et ne réalisait pas tout de suite ce qu’elle avait

dit, qu’elle va d’ailleurs devoir justifier plus bas.

Enfin, l’odeur de la fleur, métonymiquement, repré-

sente ce mode de narration puisque, dans un aller-

retour, elle quitte la poitrine d’Anne « franchit le parc

et va jusqu’à la mer » (l. 25). Les deux scènes sont

simultanées (Anne à table et l’homme sur la plage) et

pour rendre palpable cette simultanéité, Duras joue

du statut flou du narrateur omniscient qui rend l’al-

ternance moins abrupte, et le passage d’un lieu à

l’autre moins brutal.  Le présent de narration (voir

Grammaire) renforce cette impression.

La cérémonie du dîner : les convenances so-cialesPremière entorse au cérémonial d’un tel dîner ; Anne a

bu et elle boit du vin (« un verre de vin tout entier »,

l. 1), à table entre les plats (le saumon vient de quitter

la table, le canard à l’orange est attendu). La consé-

quence attendue en est l’ivresse (l. 30). Cette ivresse

est bien entendue impossible dans un tel contexte, il

faut donc trouver une autre explication ; elle est

malade, diront les convives qui pensent que la fleur

de magnolia en est cause (l.  26 et 32). Malgré les

dénégations d’Anne, on « insiste » (l. 32) ; il faut trou-

ver une explication acceptable à cette étrange

conduite qu’Anne ne parvient pas à dissimuler avec

« la grimace désespérée et licencieuse de l’aveu »

(l.  30). Le personnel de cuisine, plus conformiste

encore que les bourgeois à table, ne voient « pas

d’autre explication » ; « elle est malade » (l.  38-39).

Pour atténuer ce premier scandale de l’ivresse, pour

le nier même, « d’autres femmes boivent à leur tour »

(l. 4). À ce premier scandale, s’en ajoute un second,

celui du refus du plat (l.  16), poliment mais ferme-

ment. Ce scandale se manifeste de deux

façons ; d’abord par la courte halte du plat devant

Anne (l. 20), puis par le « silence » (l. 22) qui se fait à

table, silence qui ne doit pas être puisqu’il est l’ex-

pression d’un malaise que la maîtresse de maison se

devrait de dissiper immédiatement. Ses brèves

excuses, accompagnées du geste de la main, vont se

révéler un prétexte pour que les convives brisent ce

silence malencontreux ; sa main s’arrêtant au niveau

de la fleur, le prétexte est trouvé (l. 24 à 26). Qui sont

les convives à table ? Dans cet extrait, seules les

« femmes » (l. 4, 9, 11), indistinctement sont indiquées

(article défini mais nom générique). Les convives

dans leur ensemble sont désignés par le pronom

indéfini « on » (cinq occurrences dans la seconde moi-

tié du passage) et « quelqu’un » (l.  28). Il y a donc

Anne et les autres, masse anonyme, en partie sexuée.

Ces femmes sont caractérisées par leur sensualité,

elles ont « les bras nus, délectables » mais, ajoute le

narrateur, « irréprochables », des bras d’  « épouses »

(l.  5). Face à ces femmes convenables, « belles et

fortes » (l. 10), en un fort contraste, nous avons Anne,

ivre, sans appétit, adultère. Cette sensualité des

femmes, qui ne trouve pas à s’exprimer au-dehors,

se rabat sur la nourriture. Le mot qui résume leur goût

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85

1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

pour la nourriture est « dévoration » (l. 34). La dévora-

tion (« langue littéraire » précise Le Robert) est l’action

de dévorer. Dans le Littré, l’exemple donné d’un cer-

tain Rouland dit qu’il s’agit d’« une expression vul-

gaire mais énergique ». La connotation en est évi-

demment animale (Cf. le texte 3 de Zola). Ces femmes

savent « faire front à tant de chère » (l. 10), et chère

nous fait penser à chair (paronomase) ! Les « doux

murmures (qui) montent de leurs gorges » (l.  10-11)

nous font penser au feulement de satisfaction du

fauve prêt à dévorer sa proie. « L’une d’elles défaille »

(l. 11) à la vue du canard doré. Bref ces femmes com-

pensent visiblement une sensualité frustrée par l’ab-

sorption de nourriture, à la différence d’Anne, qui

assume, elle, cette sensualité et ne mange pas. Ces

épouses sont ainsi discrètement qualifiées de féroces

sous des dehors convenables ; il y a là trace de l’ironie

du narrateur face à une bourgeoisie bien-pensante,

qui cache une réalité moins reluisante.

SynthèseDans son cercle mondain, les manières de table sont

essentielles pour montrer son appartenance à la

bonne société. D’abord, Anne boit « de nouveau » un

verre de vin, entre le service des plats. Si l’on peut

aimer la bonne chère à table, il faut néanmoins que la

gourmandise soit encadrée. Et, à plus forte raison,

une femme ne montre pas qu’elle a le goût du vin ; elle

trempe à la rigueur ses lèvres dans le breuvage !

Mais surtout, elle refuse de se servir quand le canard

arrive près d’elle. À moins d’être malade (ce que les

convives cherchent à démontrer), elle ne peut pas ne

pas partager les mets qu’elle offre. Ce refus pourrait

sous-entendre que la nourriture n’est pas bonne,

qu’Anne sert à ses invités un plat qu’elle ne mange

pas, un plat qui ne le lui plaît pas. En repoussant le

plat, elle rompt la communion qui s’instaure nécessai-

rement entre les convives.

GRAMMAIRE

Le présent marque la contemporanéité entre l’acte

d’énonciation et le procès (l’action). Ainsi, si je dis : « La

casserole déborde. », c’est qu’au moment où je le dis,

la casserole est en train de déborder. Dans un texte

littéraire, cette coïncidence n’est pas si évidente. Ici,

nous avons le présent historique (ou de narration) qui

rend le lecteur contemporain de l’action, témoin direct

de l’événement qui nous est rapporté par le narrateur.

De plus, ce lecteur est témoin direct des deux actions

parallèles en cours ; le présent renforce cette sensa-

tion d’ubiquité qui est la sienne.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Pour développer cette partie, on pourra faire porter

l’analyse sur la place occupée par le narrateur et

l’emploi du présent qui fond les deux lieux, la place

où se trouve l’amour d’Anne, et la salle à manger. On

prendra en compte le thème de la fleur de magnolia

qui unit le dehors (où est l’homme) et le dedans (où

est retenue Anne).

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Ce passage use de toutes les conventions du roman-

photo, du film d’amour ou du roman sentimental.

On pourra faire repérer toutes les conventions dont

Duras joue :

– procédé cinématographique de la chanson enten-

due par les deux amants dans le café, puis reprise

par l’un et évoquée par l’autre ;

– l’homme, solitaire, qui prononce sur une plage, la

nuit, le nom de la femme aimée dans une extase

amoureuse (« les paupières fermées » sur lesquelles

joue le vent l.  17 et 35). L’homme couché sur la

plage, la nuit ;

– la femme amoureuse qui n’a pas faim et dont l’es-

prit court ailleurs. Les amoureux, comme on sait se

nourrissent d’amour et d’eau fraîche (ici, c’est plutôt

le vin !) ;

– la fleur de magnolia entre les seins de l’amoureuse,

dont le parfum rappelle la rencontre amoureuse. Le

parfum forcément entêtant de cette fleur qui symbo-

lise l’amour fou ;

– l’opposition entre des épouses sages (mais gour-

mandes, voire gloutonnes) et une amoureuse loin

des contingences terrestres.

Perspective – Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard (1958)

p. 116 (ES/S et Techno) p. 118 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Observez comment la narration use des points de

vue.

– Mettre en parallèle ce texte italien avec les autres

textes de la séquence.

– Montrer que cette scène de repas révèle la

personnalité des convives et brosse un tableau des

changements sociaux qui interviennent en Sicile à la

fin du XIXe siècle.

LECTURE ANALYTIQUE

La complexité des points de vue narratifsNous avons un narrateur omniscient qui multiplie les

points de vue. D’abord, le point de vue du Prince

lui-même qui nous prépare au coup de théâtre ; l’ar-

rivée inespérée des timbales de macaronis (l. 1 à 4).

Le lecteur est ensuite invité à partager les craintes

des convives de Donnafugata (l. 4 à 7). Ensuite, le

narrateur lui-même (qui semble assister au repas,

reprend la narration, et nous montre en externe, la

réaction des convives à l’arrivée du premier plat (l. 7

à 10). De nouveau, on adopte le point de vue rapide

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Français 1re – Livre du professeur

des quatre qui n’ont pas manifesté de surprise (l. 10

et 11). Le narrateur extérieur à l’action reprend la

main pour nous décrire les réactions visibles des

personnages autour de la table, et n’hésite pas à

donner son avis sur Tancredi, dont il regrette ironi-

quement l’enthousiasme qu’il montre, à l’instar des

gens de Donnafugata ; ainsi nous est-il discrètement

montré le rôle que tiendra le neveu de Don Fabrizio,

le nécessaire rapprochement entre l’aristocratie et le

peuple dans la nouvelle société qui se dessine. Le

Prince, lui, est montré seigneur et maître puisque

son « regard circulaire menaçant » coupe court à

« ces manifestations inconvenantes » (l. 14-15). Ces

manifestations jugées « inconvenantes », ainsi que

l’attitude de Tancredi montrent un narrateur plutôt

ironiquement conformiste, dans une sorte de com-

plicité avec le lecteur. « Le début du repas » (l.  16)

voit le narrateur observer son monde ; le recueille-

ment des convives et l’attitude de l’archiprêtre dont

le comportement traduit une certaine hypocrisie ; il

se signe mais se rue sur la nourriture ; la gourman-

dise des gens d’église n’est pas un comportement

particulièrement neuf (l. 16-17). En revanche, le point

de vue de l’organiste est interne, dessinant une per-

sonnalité à la fois jouisseuse et terre à terre ; il ferme

les yeux en mangeant, et pense au prix que cela

coûte. (l. 17 à 21). Angelica est vue en focalisation

externe, avec pour seul commentaire de la part du

narrateur, sous forme de zeugma, qu’elle « a oublié

ses crêpes toscanes de mil » et « ses bonnes

manières » (l.  21-22). Suit une curieuse incursion

dans l’esprit de Tancredi (l.  24 à 28) qui essaie

d’« unir la galanterie et la gourmandise », laquelle

galanterie déguise maladroitement un désir érotique

qui ne trouve pas à s’exprimer dans ce domaine

puisqu’il finit par trouver « cette expérience […]

dégoûtante » (l. 26-27). On revient au Prince sur qui

le charme d’Angelica opère, mais sans anesthésier

sa faculté de tout contrôler ; « la demi-glace est trop

corsée » (l. 29) ! Et aux autres convives qui ne pen-

sent à rien. Notons que le narrateur passe dans la

même phrase, d’un point de vue interne (celui des

convives) à un autre (le sien) pour expliquer ce que

ses personnages ne comprennent pas (l. 32). La fin

de cet extrait nous fait pénétrer dans l’esprit de

Concetta sur lequel nous allons revenir. Ainsi le lec-

teur est-il transporté à Donnafugata, assistant au

repas, parfois en simple spectateur externe, parfois

pénétrant tour à tour dans l’esprit des convives.

Cette ronde des points de vue peut l’étourdir, ren-

dant ainsi l’esprit de la fête qui se déroule dans le

palais du Prince.

Le triangle amoureux et les horizons d’attente du lecteurDerrière la dégustation des macaronis (dont le narra-

teur nous donne une description alléchante dans le

passage coupé, entre les lignes 15 et 16), se nouent

les fils de la future intrigue dont les prémices sont

énoncées par Concetta ; elle n’est   pas contente

(l. 33). Entre l’évidence de bien accueillir la jeune fille (« bien sûr », l.  33) et la restriction marquée par le « mais » (l. 35), l’enjeu est suggéré ; « son cœur était tenaillé » (l. 36) ; autrement dit, elle aime, en souvenir de l’enfance, et elle déteste ; le sang des Salina qui est en elle se met à bouillir (l. 36-37) ! Le prénom qui suit immédiatement cette remarque indique claire-ment l’enjeu que Concetta ne formule pas ; elle est jalouse, parce qu’elle sent « le courant de désir qui passait de son cousin vers l’intruse » (l.  40-41). Le lecteur devine qu’elle aime son cousin. Le narrateur, toujours aussi ironiquement conformiste nous éclaire sur l’entreprise intérieure de démolition à laquelle elle se livre ; elle est « femme » (l.  43). Elle scrute Angélica à la recherche des défauts ; le petit doigt, le grain de beauté et le fragment de nourriture sur les dents, bref tout ce qui ramène la déesse Angelica au rang d’une femme très ordinaire. C’est le mystère d’Angelica que Concetta veut annihiler. En effet, Angelica est le seul personnage dont le nar-rateur ne nous fait pas partager les pensées, la seule qu’il tient à distance, toujours en focalisation externe. D’ailleurs Concetta ne s’en prend qu’à son aspect extérieur. Angelica reste neutre, même par rapport à Tancredi ; en effet Concetta sent « animale-ment, le courant de désir qui passait de son cousin vers l’intruse » (l. 40-41), mais elle ne parle pas d’un courant réciproque, de l’intruse vers Tancredi. Ange-lica semble la seule à ne s’apercevoir de rien, à ne pas être sensible à « cette aura sensuelle » (l.  32) dont elle est à l’origine. Quant à Tancredi, qui est l’enjeu de cette jalousie, il est à la fois le parfait homme du monde, déployant « une politesse pointil-leuse » (l. 38), mais il penche déjà vers le monde de Donnafugata ; il « se sent en faute » (l.  33) et nous l’avons vu plus haut, il a manifesté son enthou-siasme à la vue des macaronis, comme les habitants du village conviés au dîner. Il est visiblement l’homme qui va faire la liaison entre les deux mondes, et une rivalité amoureuse va naître entre les deux amies d’enfance.

HISTOIRE DES ARTS

Cette différence d’éducation est marquée par l’atti-tude des deux jeunes gens ; Tancredi est assis droit sur son siège, il a les deux mains posées sur la table, il se tient droit. Son regard est franc, voire sévère. Angelica, elle, a un coude posé sur la table, son autre main est dissimulée sur ses genoux. Elle sou-tient son menton avec le dos de la main et elle sourit avec un large sourire qui découvre ses dents. Elle ne se tient pas droit mais son buste penche vers l’avant.

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

Dossier Histoire des arts – Scènes de repas en peinture

p. 118 (ES/S et Techno) p. 120 (L/ES/S)

Observer la représentation de la VIe quotidiennePieter Bruegel l’Ancien fut l’un des premiers à s’inté-

resser à la VIe paysanne. Sans se laisser influencer

par la Renaissance italienne qui glorifie les princes,

ce peintre flamand mêle une observation fidèle des

épisodes de la VIe quotidienne dans leur trivialité à

des figures plus symboliques. Dans Noces de pay-

sans, la foule se presse pour participer à ces noces.

Assise dos au mur et se détachant sur une toile

contrastée, la mariée se tient dans une pose hiéra-

tique, les mains croisées, elle ne participe pas aux

agapes. Elle devient la figure de l’abstinence, avec,

toutefois, la promesse de fécondité symbolisée par

les épis de blé placé sur le même mur. Par contraste

les convives sont actifs, ils discutent entre eux,

passent les plats ou mangent leur soupe, l’un s’ap-

prête à réclamer du vin, les musiciens face aux

mariés jouent tout en s’intéressant à la distribution

des écuelles. Les costumes sont modestes, le repas

également : pain, vin, soupe. Le décor est rustique

puisque nous sommes dans une grange. Extérieurs

à la scène principal, dans l’angle gauche deux per-

sonnages  : un enfant se lèche les doigts de façon

très réaliste, tandis qu’un homme chargé d’emplir

les cruches de vin rappelle étrangement l’échanson

des Noces de Cana de Véronèse.

Décrire le faste Les vins effervescents baptisés « saute-bouchon »

ont connu le succès en Angleterre bien avant leur

reconnaissance en France, qui intervient dans les

années 1700. Après que Dom Pérignon ait déve-

loppé la méthode pour le faire mousser, le cham-

pagne conquiert définitivement la cour de Louis XV.

Le déjeuner d’huîtres montre un groupe d’une dou-

zaine de seigneurs en- train de déguster des huitres

et boire du champagne dans une ambiance festive.

Les bouteilles en attente sont déposées dans un

rafraîchissoir, dont la partie supérieure est remplie

de glaçons. La partie inférieure de ce meuble visible

au premier plan du tableau accueillait les verres et

les assiettes. La table nappée de blanc est jonchée

d’assiettes, de coquilles vides, comme le sol, de

pain et de bols pour rincer les verres. Ces détails

montrent l’abondance des victuailles, pourtant les

serviteurs continuent à ouvrir les huîtres et à présen-

ter des plateaux aux convives tandis que ceux-ci se

servent eux-mêmes le champagne, preuve qu’ils le

considèrent comme un breuvage noble. Ce repas se

tient dans un décor fastueux de colonnes et loges

en marbre, décorés de statues à l’antique. Les per-

sonnages appartiennent à la noblesse, leur costume

en témoigne : jabot et manchettes de dentelle, veste

brodée, perruque.

Repérer les éléments de « mise en scène » du tableauL’espace des Noces de Cana est un espace scé-nique : au premier plan, une scène où se déroule le repas, au deuxième plan un espace surélevé où s’af-fairent certains serviteurs, enfin le décor architectu-ral avec un fond de ciel. La construction en perspec-tive est accélérée pour donner cette impression de profondeur, technique utilisée au théâtre pour « creu-ser l’espace ». La distribution des personnages relève d’une scénographie : la table en U partage la scène en deux lieux, celui des convives placés par ordre de préséance, au milieu l’affairement des ser-viteurs et des musiciens qui se retrouve dans l’ar-rière plan. Cette scène est présentée de manière frontale, nous sommes spectateurs d’une représen-tation grandeur nature. A l’origine cette toile était accrochée à 2,50m du sol et devait donner l’illusion que la scène se situait dans le prolongement du réfectoire.

Repérer les anachronismesJésus, Marie et ses disciples sont vêtus à l’antique. En revanche les autres convives sont parés somp-tueusement tels des princes, des aristocrates véni-tiens, des orientaux en turban. Ils ne sont pas en cohérence avec l’épisode biblique qui décrit la modestie, voire la pauvreté, des mariés et de leurs invités. La manière de dresser la table est également contemporaine de Véronèse : une vaisselle d’argent et une orfèvrerie luxueuses du XVIe siècle, le mobilier, le dressoir, les aiguières, les coupes et vases de cris-tal montrent toute la splendeur du festin. Chaque convive assis autour de la table a son propre couvert composé d’une serviette, de fourchettes et d’un tran-choir. Les instruments de musique ne sont pas non plus ceux pratiqués dans l’antiquité, la viole de gambe date du XVe siècle. Quant à l’architecture, elle fait réfé-rence à celle de Palladio, célèbre architecte qui réa-lisa la Basilique San Giorgio Maggiore de Venise, église du couvent auquel était destinée cette toile.

Retrouver les symbolesVéronèse mêle le profane et le sacré. Les symboles religieux annonçant la Passion du Christ. Un servi-teur coupe la viande au centre de la composition, symbole du corps mystique du Christ, l’eau chan-gée en vin par Jésus préfigure l’institution de l’Eu-charistie. Les auréoles au dessus de la tête de Jésus et de celle de Marie signalent leur essence sacrée. Le sablier sur la table des musiciens indique, comme la musique, la fuite du temps. Des boîtes de coings, symboles du mariage, sont servies en dessert aux invités. Les nombreux chiens symbolisent la fidélité

Synthèse Le repas est un rituel qui permet de produire et d’en-tretenir du lien social. Dans l’art, sa représentation a une charge symbolique, sociale, religieuse plus ou moins forte, plus ou moins masquée.

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Français 1re – Livre du professeur

Vocabulaire – Donner VIe au personnage

p. 122 (ES/S et Techno) p. 124 (L/ES/S)

1. DE L’ÉTYMOLOGIE AU SENS DES MOTS

Protagoniste ; du grec prôtos (premier) et du verbe

agônizesthai (combattre/concourir). Dans le théâtre

grec, le protagoniste est l’acteur qui joue le person-

nage principal. Fin XIXe siècle, au sens figuré, c’est

celui qui joue le premier rôle dans une affaire. Par

extension, le protagoniste, dans un roman, est le

personnage principal.  Par exemple, dans Les Illu-

sions perdues de Balzac, le protagoniste est Lucien

de Rubempré.

Personnage ; formé sur le mot « personne », du

latin persona ; personnage, personne. Vient d’un mot

étrusque qui signifiait « masque de théâtre ». Au XIIIe

siècle, en France, on appelait personnage un digni-

taire ecclésiastique. Le personnage est une per-

sonne qui joue un rôle social en vue (ex ; les grands

personnages du passé). On appelle personnage,

chacune des personnes qui figurent dans une œuvre

théâtrale ou romanesque. Par extension, tout être

humain représenté dans une œuvre d’art (principal

personnage d’un tableau ; par exemple les person-

nages dans le tableau de David, Le Sacre de Napo-

léon Ier). Dans Le Père Goriot, Mme Vauquer, qui

tient la pension où séjourne Rastignac, est une des

personnages du roman.

Héros éponyme ; vient du grec epônumos (de epi

(sur) et onoma (nom). Dans l’antiquité grecque, qui

donne son nom à quelque chose. On parle aussi de

dieux éponymes ; ainsi Athéna est la déesse épo-

nyme de la ville d’Athènes. Par extension, un héros

éponyme est celui qui donne son nom à l’œuvre :

Thérèse Raquin (Zola), Colomba (Mérimée), Phèdre

(Racine).

Héros ; vient du grec heros. À l’origine, ce sont les

demi-dieux, comme Héraclès. Par extension, le

héros est celui qui se distingue par ses exploits ou

un courage extraordinaire. Par extension encore, un

héros est une personne digne de l’estime publique,

de la gloire par la force de son caractère. Par exten-

sion, toujours, celui qui excelle dans un domaine

particulier. C’est aussi le personnage principal d’une

œuvre littéraire, dramatique ou cinématographique.

Le héros du Père Goriot est Eugène de Rastignac.

2. DES NOMS PROPRES ÉVOCATEURS

La Princesse de Clèves ; connote un milieu aristo-

cratique, une héroïne issue de la haute noblesse. –

La Bouvillon ; l’article défini devant le nom évoque

un milieu populaire et un niveau de langue familier.

– Candide ; le personnage est naïf, innocent. – Vau-trin ; une connotation populaire puisque le nom est

donné sans prénom et sans qualité. – Charles Bovary ; un nom complet, mais sans la qualité

devant. On pense à une personne ordinaire. Bovary peut renvoyer aussi à bœuf ou bovin. – Nana ; un diminutif affectueux, mais derrière Nana, il y a nana, une façon familière et légère de nommer les filles. – Madame Verdurin ; nom de la bourgeoisie. Le « Madame » devant le nom force le respect. Pas de prénom, donc pas de familiarité. – Bérurier ; comme pour Vautrin. Le suffixe en -Ier peut faire penser à des métiers artisanaux ; serrurier, bourrelier, etc.

3. DES CHAMPS LEXICAUX POUR CRÉER DES EFFETS

Cette description de Mme Grandet n’est guère flat-teuse. Nous pouvons repérer le champ lexical de la maladie (sèche/maigre/jaune), celui de la maladresse (gauche/lente). La répétition de l’adjectif « gros » rend monstrueuse la figure de la femme – ce qui est gros est de l’ordre du dur (os/nez/front). Les yeux sont gros, à défaut d’être grands. La comparaison avec le coing, fruit dur, immangeable cru, ajoute encore à cette impression de chose desséchée qu’est Mme Grandet. Bref, elle n’est guère consommable (sans saveur/sans suc). Pour la rendre appétissante, il faudrait changer la comparaison et prendre un fruit plus sensuel comme la pêche par exemple.

Mme Grandet était une femme mince, rosée comme une pêche, un peu maladroite mais posée ; une de ces femmes qui semblent faites pour être aimées. Elle était bien charpentée, elle avait un nez généreux, un front large, de grands yeux, et off rait au premier aspect, une discrète ressemblance avec ces fruits veloutés qui ne sont que saveur et suc.

4. DES VERBES POUR CARACTÉRISER L’ATTITUDE DES PERSONNAGES

1. Monsieur de Rênal s’encadrait dans l’embrasure de la porte, devant Julien.2. Par cette chaleur, Bouvard était affalé (ou écroulé) sur un banc.3. Fantine se terrait au fond de la pièce.4. Emma était alanguie sur le banc au fond du jar-din.5. Tant que l’inconnu ne s’éloigna pas de l’arbre, Stéphanie ne lâcha pas la branche.6. Soucieuse du succès de son repas, Gervaise s’activait devant les fourneaux.

5. DES PROCÉDÉS STYLISTIQUES POUR CRÉER UN EFFET COMIQUE

a. Un néologisme est un mot ou une expression de création ou d’emprunt récents. Il peut être aussi le sens nouveau que l’on donne à un mot ou une expression existant déjà dans la langue.Le calembour est un jeu de mots fondé sur la diffé-rence de sens des mots qui se prononcent de la même façon. Le petit Larousse donne l’exemple sui-vant ; une personnalité / une personne alitée.

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

La contrepèterie est une interversion plaisante de lettres ou de syllabes dans un groupe de mots, créant une nouvelle expression généralement gri-voise ou obscène. Ainsi glisser dans la piscine devient pisser dans la glycine. Ou à partir du slogan d’une enseigne disparue de supermarchés ; Mamouth écrase les prix / Mamie écrase les prouts.Chez San Antonio, les déformations consistent à traduire en mots français les sonorités des mots de langue étrangère (l’anglais particulièrement).b. 1. Le personnage est chaleureux et montre sa générosité envers son « neveu ».2. Le personnage est d’extraction populaire (un emploi défectueux de la langue), mais ne manque pas d’humour (les marins de la garde sont-ils salés et vont-ils sur l’eau !)3. Le personnage appartient à un milieu aristocra-tique, il est le père de la jeune fille que demande en mariage le comte. Il use d’un niveau de langue sou-tenu, et il est volontiers romanesque (l’importance de l’amour dans le mariage).

EXPRESSION ÉCRITE

Sujet 1Trois points sont à prendre en compte et à ne pas oublier ;– d’abord ce qui caractérise le personnage social ; son identité (nom et prénom), la classe sociale à laquelle il appartient, et son statut social (le métier qu’il exerce par exemple) ;– ensuite la personne elle-même ; ses portraits phy-sique et moral (on attend l’expression des traits saillants d’un côté comme de l’autre, et non une description exhaustive) ;– enfin la faille ou le défaut, c’est-à-dire quelque chose dans la VIe de ce personnage qui puisse être au début d’une histoire (la distraction par exemple, ou l’avarice, etc.).On attendra évidemment que ces trois points ne soient pas successivement traités, mais que la rédaction les mêle étroitement afin de créer chez le lecteur un horizon d’attente.

Sujet 2Le personnage de Charles Bovary, jeune, dans le chapitre de Madame Bovary, pourrait servir de sup-port ; les élèves dégageraient du texte de Flaubert les éléments à garder (détails du portrait physique, comportement et propos) et les introduiraient dans une situation nouvelle ; le jeune Charles Bovary fai-sant une démarche au guichet d’une administration, ou bien rentrant chez lui après cette scène difficile dans la classe. La formulation du sujet implique que le narrateur reste en focalisation externe. Tout dans la description (champ lexical) suggérera la lourdeur et/ou la timidité.

BIBLIOGRAPHIE

Quelques lectures• KAREN BLIXEN, Le Festin de Babette. • MARCEL PROUST, Du côté de chez Swann (« Combray »). • COLETTE, La Maison de Claudine (un repas de noces, à mettre en parallèle avec celui de Madame Bovary).• MARYLINE DESBIOLES, La Scène (la réaction inattendue d’un enfant devant un cochon de lait cuit au four).Représentation et rôle des repas dans la bande-dessinée Astérix de GOSCINNY/UDERZO.• NORBERT ELIAS, La Civilisation des mœurs, pour les exemples de l’évolution des manières de table.

Quelques films• GABRIEL AXEL, Le Festin de Babette (1987)• MARCO FERRERI, La Grande bouffe (1973)• ROLAND JOFFÉ, Vatel (1999)• MIKE NEWELL, Quatre mariages et un enterre-ment (1993)• RENÉ FERRET, La Communion solennelle (1977)• JEAN RENOIR, La Grande Illusion (1937) : la scène des maquereaux à la moutarde.• JEAN RENOIR, La Règle du jeu (1939) : la scène des pommes de terre à l’huile. • CHARLIE CHAPLIN, Les Temps modernes (1936) : la machine à gaver.• CHAN-WOOK PARK, Old Boy (2003) : la scène du poulpe gluant avalé cru. • STEVEN SPIELBERG, Indiana Jones et le temple maudit (1984) : la scène de repas aux mets particulièrement repoussants. • JUZO ITAMI, Tampopo (1985) : une restaura-trice japonaise cherche la recette de la soupe aux nouilles, on assiste au dernier repas d’une mère de famille et à un dîner d’affaires.• ERNST LUBITSCH, Angel (1937) : ce film nous fait partager un dîner romantique avec Marlène Dietrich.

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Français 1re – Livre du professeur

Séquence 5

Visages de la folie dans les romans du XVIIIe au XXe siècle p. 123 (ES/S et Techno)p. 125 (L/ES/S)

Problématique : Comment la folie est-elle représentée dans les romans ? Pourquoi les romanciers choisissent-ils de l’incarner ?

Éclairages : Ces textes –romans, tragédies– permettent de repérer les traits permanents de la représenta-tion de la folie de jeunes femmes ainsi que l’évolution de ces traits dans des œuvres plus récentes. Ils établissent tous un lien entre la passion amoureuse et la folie. Ils donnent à ces visages de la folie des fonctions critiques à l’égard des passions, des hommes qui les ont suscitées et des sociétés dans les-quelles elles sont nées.

Texte 1 – Choderlos de Laclos, Les Liaisons

dangereuses (1782)

p. 124 (ES/S et Techno) p. 126 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer les effets d’une passion coupable.

– Réfléchir aux fonctions de cette peinture de la

folie.

– Montrer une vision très théâtralisée de la folie.

– Étudier la construction du personnage dans le

roman épistolaire.

LECTURE ANALYTIQUE

Un portrait contrasté de ValmontDans cette lettre destinée à Valmont mais qui ne lui

sera pas remise, et qui n’influencera pas directe-

ment son destin, se dessine le portrait d’un homme

dangereux et ignoble mais aussi aimable et aimant

selon Madame de Tourvel et ses amies. Le lecteur

dégagera de ces regards et jugements des person-

nages le portrait de Valmont que lui suggère cette

lettre. Le portrait est d’abord sans ambiguïté et les

premiers mots de Madame de Tourvel brossent

explicitement le portrait d’un Valmont séducteur,

incarnation du mal et de la cruauté. En recourant

aux champs lexicaux de la torture et de la souffrance

(l. 1 à 10) à une accumulation au rythme signifiant

(l. 2) L’héroïne résume ce qu’il lui a fait subir dans un

passé proche, ce qu’elle a perdu en lui accordant sa

confiance et ce qu’il lui fait subir encore en lui rappe-

lant sa déchéance au regard de ce passé vertueux.

Celle qui se présente comme une victime confirme

ce portrait dans les lignes 24 à 28 dans son halluci-

nation où Valmont lui apparaît en « monstre » (l. 37).

Ce point de vue est partagé par ses amies qui invi-

taient Madame de Tourvel « à le fuir » (l. 38). Cepen-

dant, dans son délire, et écrasée par sa culpabilité,

Madame de Tourvel fait de Valmont un instrument de

la vengeance divine :  Madame de Tourvel se sent

coupable (l.  10) et c’est l’« auteur de [ses] fautes »

(l. 10) que « Le ciel » (l. 21) a choisi pour « les punir »

(l. 10), métamorphosant celui qu’elle aime en un être « différent de lui-même ! »(l. 26) suggérant ainsi qu’à ses yeux celui qu’elle aime n’est pas « ce monstre » (l. 37) et qu’il n’est pas responsable de cette sépara-tion qui lui fait perdre la raison. Madame de Tourvel, plus implicitement, au milieu de la lettre et dans la même hallucination, offre encore un autre portrait. Valmont est alors un être aimable et aimant, tendre et protecteur : « un aimable ami » (l. 29-30) et le verbe « revoir » (l. 29) sous-entend que Madame de Tourvel rappelle un passé proche et vécu. Les insistances « c’est toi, c’est bien toi », l. 30-31) veulent souligner la vérité de ce portrait opposé à celui qui précède et suit. Les impératifs, les phrases exclamatives, le champ lexical de la relation amoureuse (l. 29 à 35) nous font entrer dans l’intimité de leur passion. Por-trait antithétique dominé par la figure négative et condamnée mais qui laisse transparaître un visage aimable que seul peut connaître Madame de Tourvel et qui est révélé au lecteur par cette lettre. Ce visage aimable peut faire comprendre que Madame de Tourvel ait succombé à Valmont, présente aussi un visage nouveau et troublant du personnage ou au contraire confirme et décuple sa perversité et démontre les dangers que représente le libertin.

La folie de Madame de TourvelQuel visage de la folie cette lettre propose-t-elle ? C’est à travers la parole même de l’héroïne que se dessine le visage que veut transmettre le romancier. Cette folie naissante, durable ou encore provisoire se caractérise par des traits assez communs, voire sté-réotypés : un accablement physique, une parole confuse et une perte du lien avec la réalité qui font de l’héroïne une figure pathétique et tragique. Que Madame de Tourvel fasse écrire cette lettre par sa femme de chambre révèle une épuisement physique, conséquence des « tourments » (l.  6,18, 43) et des souffrances – dont le champ lexical est omniprésent – qu’elle endure et qui risquent d’excéder « ses forces » (l. 6) parce qu’ils sont « insupportables » (l. 6) : elle a « perdu le repos » (l.  9), elle « meur[t] »(l.  13). Cette grande fatigue et le recours à l’oral –qui rap-proche cette lettre d’une tirade rappelant le théâtral – favorisent l’expression d’une parole confuse. Cette confusion se traduit d’abord par la présence de des-

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91

1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 5

tinataires multiples et qui ne sont pas clairement

nommés. D’abord le nom du destinataire initial n’est

pas indiqué « La présidente de Tourvel A.. ». Si le pre-

mier paragraphe est adressé à Valmont comme per-

mettent de le comprendre les dernières lignes, le

troisième s’adresse à son mari, deuxième destina-

taire, quand elle évoque la « femme infidèle » (l. 17-18)

et « ta honte » (l. 19), la fin du cinquième est destinée

explicitement à ses « amies » (l.  37).Le passage du

premier destinataire au deuxième n’est pas non plus

marqué par un indice précis et oblige le lecteur à

l’identifier en s’appuyant sur les propos tenus. À la

ligne 16, le « toi » représente son mari. Le même pro-

nom représente Valmont (l.  30). Dans le cinquième

paragraphe deux destinataires sont successivement

présents. Le passage du tutoiement au vouvoiement

dans le dernier paragraphe confirme et entretient

cette confusion. La variété des types de phrases,

leur succession, leur alternance (l. 1 à 10, et 29 à 47)

donnent à cette lettre un caractère décousu et

révèlent l’agitation de Madame de Tourvel.  Plus la

lettre progresse vers sa fin, plus l’héroïne se sent

abandonnée et isolée : « Personne ne pleure

sur[elle] » (l. 13). « Où êtes-vous toutes deux ?» s’in-

terroge-t-elle à propose de ses amies et elle prend

congé par un définitif « Adieu, Monsieur » (l. 47). Mais

c’est par la véritable hallucination des lignes 29 à 37

que Madame de Tourvel révèle cet état délirant dans

lequel elle croit véritablement voir Valmont qui, sous

ses yeux, se métamorphose en « monstre » (l.  37).

Cette hallucination montre évidemment que

Madame de Tourvel perd le lien avec sa situation

réelle et annonce sa fin tragique marquée par une

formule finale conventionnelle mais qui ici prend tout

son sens. Cette peinture de la folie vise à susciter la

compassion par l’omniprésente évocation des souf-

frances, par l’acceptation de sa culpabilité, par le

rappel de « la douce émotion de l’amour » (l. 35-36),

de la solitude de l’héroïne abandonnée de tous qui

donnent à cette lettre son registre pathétique mais

vise également à susciter la crainte d’un « séjour de

ténèbres » (l. 3) où « l’espérance est […] méconnue »

(l. 4) qui donne un registre tragique et ainsi une fonc-

tion cathartique à cette lettre.

VOCABULAIRE

« Tourment » vient du latin Tormentum, de torquere

« tordre ». 1er sens : supplice, torture. 2e sens : très

grande douleur physique ; VIVe souffrance morale.

Les trois occurrences du substantif que compte la

lettre se rapportent à une VIVe souffrance morale

mais subie comme un supplice menaçant l’esprit et

le corps.

PROLONGEMENT

Visionnez les scènes 27 à 30 du DVD du film de Ste-

phen Frears, Les Liaisons dangereuses (1988). Ana-

lysez le portrait que le cinéaste et l’acteur John

Malkovich proposent du personnage de Valmont et

comparez-le à celui vu par Madame de Tourvel dans

cette lettre.

Texte écho – Jean Racine, Phèdre (1677)

p. 126 (ES/S et Techno) p. 128 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comparer l’expression de deux passions destruc-

trices.

– Distinguez les héroïnes romanesque et théâtrale.

– Souligner l’intertextualité dans une œuvre littéraire.

LECTURE ANALYTIQUE

En lisant la lettre de Madame de Tourvel, le lecteur

peut entendre des échos de la tirade que Phèdre

adresse à Hippolyte et s’intéresser à leur intertextua-

lité.

Des passions tyranniquesLes deux héroïnes en dépit des différences propres à

la situation de chacune d’elles sont esclaves de pas-

sions puissantes contre lesquelles elles luttent en

vain et dont elles se sentent coupables et innocentes

et qui les plongent dans un conflit intérieur qu’elles ne

peuvent dépasser sinon par la folie ou la mort.

Les deux héroïnes sont soumises à leur passion :

Phèdre exprime la puissance de sa passion plus par-

ticulièrement dans les vers 6 à 8, mais également

dans les vers 11,19 et 25. Madame de Tourvel

l’évoque aux lignes 2, 9 et 25-26.

Les deux héroïnes luttent vainement contre cette passion : dans les vers 4 et 5 mais aussi 15 à 17

Phèdre rappelle ce qu’elle a entrepris pour résister à

cette passion et Madame de Tourvel, dès les pre-

miers mots de sa lettre, rappelle qu’elle s’est battue

contre les assauts de Valmont et qu’elle est toujours

victime de sa violence aux lignes 37 et 42.

La culpabilité des héroïnes : aux vers 5 et 30, Phèdre

condamne sa passion et dit combien elle lui répugne.

Madame de Tourvel évoque « les remords » (l.  14)

qu’elle éprouve, elle demande elle aussi à être punie

(l. 15 à 21). Cette culpabilité est néanmoins partagée

avec « les dieux » (v. 10) qui « ont allumé le feu fatal »

(v. 11) pour Phèdre et « le ciel » (l. 21) qui « [l’] a livrée

à celui-là même qui [l’] a perdue » (l. 24) pour Madame

de Tourvel

Perdre la raisonOn peut comparer l’expression d’une raison perdue

ou en passe de l’être chez les deux héroïnes à travers

le langage de chacune d’elles. Comment l’expression

des deux héroïnes traduit-elle ce glissement vers la

folie ? Si le discours de Phèdre est maîtrisé et cohé-

rent, on remarque le tutoiement – dans la précédente

réplique, elle vouvoie Hippolyte –, tutoiement présent

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Français 1re – Livre du professeur

spectateurs  et la situation de Madame de Tourvel

est manifestement plus familière au lecteur que ne

l’est celle de Phèdre même si l’ambition de Racine

est de peindre la passion amoureuse de son temps.

Le lecteur moderne peut se sentir davantage tou-

ché par la douleur plus humaine de Madame de

Tourvel que par une Phèdre monstrueuse. La lettre

écrite en prose peut également paraître plus sen-

sible au lecteur que le théâtre versifié au spectateur.

Le personnage romanesque proposé par Choderlos

de Laclos emprunte des traits, une langue à l’hé-

roïne tragique, il n’est pas esclave de ce modèle et

s’en écarte pour lui conserver ceux du personnage

romanesque.

SynthèseOn reprendra les analyses qui précèdent pour souli-

gner les liens entre les deux textes et le destin des

deux héroïnes mais on sera attentif à montrer tout ce

qui les sépare : par exemple, la naissance et la durée

de la passion, la passion sinon partagée du moins

assouvie pour un moment par Madame de Tourvel et

impossible pour Phèdre.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

La solitude de Madame de Tourvel

Une femme abandonnéeOn commentera l’abandon et sa progression dans

cette lettre :

– on rappellera que Valmont l’a abandonnée et qu’elle

en souffre : « J’ai souffert dans ton ab sence ! Ne nous

séparons plus » (l. 29-30) ;

– elle se sent abandonnée par son mari : « Que fais-tu

loin de moi ? » (l. 17) ;

– à deux reprises dans cette lettre Madame de Tourvel

évoque ses amis. Dans un premier temps, elle évoque

« les amis qui [la] chérissaient » pour souligner leur

absence et leur éloignement, pour dire combien elle

est maintenant seule et « sans secours » (l.  11-13).

Dans un second temps, elle s’adresse directement à

« [Ses] amies » pour les supplier de ne pas l’abandon-

ner. Elle s’adresse en fait à deux amies : celle qui l’invi-

tait « à le fuir » et celle plus « indulgente » : On notera le

passage d’un masculin pluriel (hommes et femmes) à

un féminin pluriel et finalement à un féminin singulier ;

– cet abandon se généralise si l’on prend en compte le

« personne ne pleure sur moi » (l. 13).

Une femme soustraite au mondeOn commentera cette « soustraction » qu’elle choisit et

qu’elle subit :

– elle-même s’est soustraite au monde : « dans ce

séjour […] m’ensevelir » (l. 3) ;

– se comparant au « criminel », elle s’est plongée,

comme le soulignent les hyperboles, dans « l’abîme »

(l. 14) si loin du monde que personne n’entendra « ses

cris » (l. 15) ;

aussi chez Madame de Tourvel auquel un vouvoie-

ment se substitue dans les dernières lignes. Toutes les

deux usent des différents types de phrases et les font

alterner dans la tirade et la lettre. Ces deux caractéris-

tiques de leur langage sont les marques plus ou moins

nettes d’une expression influencée par une raison

perturbée, trouble. Elles recourent au même lexique

antithétique : « cruel » (v. 1,15 ; l. 1, 42) qui s’oppose à

« de nouveaux charmes » (v. 20), « Digne fils » (v. 31),

« mon aimable ami » (l. 29-30) ; « j’aime » (v. 4), « amour »

(v. 6), « j’aimais » (v. 19), « la douce émotion de l’amour »

(l.  33-34) qui s’opposent à « fol amour » (v.  6), « poi-

son » (v. 7), « odieux amour » (v. 30), « appareil de mort »

(l. 36), « tu me forces de te haïr » (l. 43-44). Ces champs

lexicaux traduisent ainsi, une indécision, deux tenta-

tions qui se combattent, une confusion des senti-

ments – cependant plus marquée chez Madame de

Tourvel – qui fragilisent leur équilibre mental.  C’est

avec insistance qu’elles disent leurs douleurs qui

mettent en péril leurs forces, leur difficulté à y résister.

Phèdre évoque « le feu fatal » (v. 11) qui la brûle toute

entière, « les larmes » (v.  21), elle est à ses yeux un

« monstre » (v. 32 à 34) et préfère mourir (v. 30 à 42)

plutôt que de supporter cette souffrance et de perdre

la raison. Tout au long de sa lettre – et plus encore que

Phèdre – en recourant au champ lexical de la torture

notamment, dit combien ses douleurs son « insuppor-

tables » (l. 6) et s’exclame : « que la haine est doulou-

reuse ! » (l. 44). Pour toutes ces raisons, explicitement

ou implicitement exprimées, Phèdre refuse la folie et

choisit la mort. L’apparence de Dominique Blanc sur

la photographie témoigne par le désordre des che-

veux, les larmes, les couleurs contrastées (rose, noir,

blanc), les bras qui tombent sans force, le déséqui-

libre du corps que Phèdre sombrera dans la folie pour

finalement la mort. Madame de Tourvel craint cette

folie mais y a déjà sombré même si les trois dernières

lignes sont un sursaut de la raison et si les interroga-

tions nourrissent un espoir. Nous savons qu’elle ne

survivra pas à ses souffrances.

Une héroïne et un personnageEn plaçant Madame de Tourvel dans la situation de

dicter ses propos, Choderlos de Laclos fait de cette

lettre une tirade ou un monologue que pourrait

interpréter une actrice. La teneur du texte, ses

registres pathétique et tragique, la variété des types

de phrases, les divers destinataires donneraient à

l’actrice une matière propre à exploiter son talent

autant que le donne le texte de Racine. On pourra

toutefois montrer que Madame de Tourvel reste un

personnage de roman alors que Phèdre est une

héroïne, et plus précisément une héroïne tragique.

Tout d’abord le personnage de roman peut échap-

per à la fatalité et en entretenir l’espoir alors que le

destin tragique de l’héroïne de la tragédie est néces-

saire : il suffit de comparer les dernières lignes de la

lettre aux derniers vers de la tirade. Le personnage

de roman, par l’époque et le rang, est plus proche

des lecteurs que ne l’est l’héroïne tragique des

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93

1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 5

narrateur souligne par ailleurs l’étonnante confiance

qui lie Stéphanie à « un jeune chevreau » (l.  1) en

notant que cet animal est justement « capricieux » et

qu’il est pourtant « son compagnon » (l.  4). Cette

relation, par son invraisemblance, souligne combien

la frontière entre les espèces s’est effacée et qui, si

l’on songe au cadre champêtre, rappelle un âge

d’or où les hommes et les animaux vivent dans une

parfaite harmonie. Si Stéphanie est devenue un ani-

mal au fil des lignes, le narrateur souligne, par l’em-

ploi d’un champ lexical de la grâce, sa légèreté et sa

souplesse déjà implicitement présentes à travers le

choix du chevreau ou de l’oiseau ou de cet animal

que le narrateur ne nomme pas et qui bondit de

branche en branche. C’est d’abord « légèrement »

(l. 2) qu’elle se met debout ; elle se « balanc[e] avec

une légèreté », insiste encore le narrateur par l’em-

ploi de l’adjectif hyperbolique, « inouïe » (l. 28-29) ,

elle descend « doucement » (l.  43-44) et

« voltig[e] comme un feu follet » (l. 44). Le vent peut

aussi imprimer des « ondulations » (l. 45) à son corps

qui serait alors devenu végétal ! Le lecteur com-

prend – par la focalisation interne – que c’est Phi-

lippe qui remarque « sa jolie main brune » (l. 63). Le

narrateur établit ainsi un rapprochement entre l’ani-

malité et la grâce. Notons cependant que Stéphanie

peut aussi se transformer en animal agressif qui

pousse un « cri sauvage » (l. 57) animé d’une « pas-

sion bestiale » (l. 62) « pour saisir sa proie » (l. 63). Le

narrateur propose un visage peu conventionnel de

la folie. Visage régressif, a priori dégradant, mais qui

ne manque cependant pas de grâce et qui rappelle

davantage un état heureux, une innocence, un âge

d’or. État cependant menacé par la proximité de

l’homme ou plus exactement d’un homme qui

réveille une sauvagerie animale.

Le colonel : un danger pour Stéphanie ?Si le colonel aime Stéphanie –qui l’a aimé– s’il veut

« l’apprivoiser » (l. 37-38), Stéphanie ne peut vaincre

sa crainte et perçoit le colonel comme un danger ce

qui invite à envisager la fonction critique de cette

page. Remarquons que si le personnage se carac-

térise lui-même par son prénom (l. 12-13) le narra-

teur rappelle ses différentes natures et notamment

l’une d’entre elles connotant la violence et la guerre.

Il est « le colonel » (l. 5, 41) ou « colonel » (l. 32, 49,

56) « le pauvre militaire » (l. 15) même s’il est aussi

« Philippe » (l. 3, 54, 58, 62) et enfin « son amant »

(l. 63). Il est pour Stéphanie « l’étranger » (l. 7) repris

en « l’étranger » (l. 46) par le narrateur. Ce dernier

suggère constamment et alternativement le carac-

tère familier et paisible mais aussi lointain et guer-

rier du personnage masculin. Alors que Stéphanie

et le chevreau sont immédiatement dans une rela-

tion confiante et complice, Stéphanie « se sauv[e] »

(l. 3) à la vue de Philippe. Il provoque chez elle « une

expression craintive » (l.  21) et qui pourrait, selon

Fanjat, évoluer vers « une aversion […] insurmon-

table » (l. 34-35). Stéphanie se laisse approcher par

– elle suscite l’effroi et « Aucun n’ose [l’] approcher »

(l. 12) ;

– madame de Tourvel rappelle que « Le ciel » (l. 20)

l’a privée de sa liberté. Il a empêché que son mari ne

lui pardonne : « il m’a soustraite à ton indulgence »

(l. 23) et « Il [l’]a livrée à celui-là même qui [l’] perdue »

(l. 24) ;

– elle accuse Valmont d’avoir rompu le lien qui pou-

vait encore la relier à lui : « Ne m’avez-vous pas mise

dans l’impossibilité […] de vous répondre » (l. 46-47).

PROLONGEMENT

On pourra comparer les cheminements, choix et

destins de Phèdre et de Madame de Tourvel à ceux

de Madame de Clèves (voir p.  84 à 87 dans le

manuel ES/S et Techno et p.86 à 89 dans le manuel

L/ES/S).

Texte 2 – Honoré de Balzac, Adieu (1830)

p. 128 (ES/S et Techno) p. 130 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer un visage original de la folie : la folie

comme retour à l’état sauvage.

– S’interroger sur la fonction de la peinture de la

folie qui permet de mettre en évidence la respon-

sabilité des hommes et de leurs actions.

LECTURE ANALYTIQUE

La folie : un retour à l’état sauvageLa folie de Stéphanie, « cette pauvre folle » (l. 39), à

travers un grand nombre d’analogies, la relation

qu’elle entretient avec les animaux et son compor-

tement se caractérise par une régression vers l’ani-

malité, régression atténuée dans la majeure partie

du texte par le choix des comparants. Stéphanie est

passée d’une figure humaine « quand elle était

femme » (l. 54) à une figure animale et plus précisé-

ment, dans les premières lignes, à la figure de l’oi-

seau : sa voix se confond avec un « petit cri d’oi-

seau » (l. 4-5) et un « oiseau sifflant son air » (l. 11).

C’est aussi par son comportement qu’elle s’anima-

lise : « elle grimp[e] » (l.  6) dans un arbre, elle se

« nich[e] » (l. 7), elle regarde « avec l’attention du plus

curieux de tous les rossignols de la forêt » (l. 7-8) et

le mouvement de la tête vers la poitrine (l.  42-43)

évoque un mouvement propre à l’oiseau. C’est

aussi « en voltigeant » (l.  44) qu’elle descend du

sapin. D’autres traits rappellent davantage un ani-

mal agile et familier de la VIe dans les arbres : elle se

déplace d’un arbre à l’autre par « un seul bond »

(l. 23), elle « se balan[ce] de branche en branche ».

Enfin, le narrateur la compare quand Philippe lui

offre un sucre à « ces malheureux chiens » (l. 60). Le

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94

Français 1re – Livre du professeur

GRAMMAIRE

Les figures de rapprochement s’inscrivent dans une

animalisation généralisée – équivalent de la person-

nification – de Stéphanie. Le narrateur use de nom-

breux verbes, substantifs et adjectifs métapho-

riques. Les comparaisons s’expriment par l’outil

habituel « comme » ou un équivalent « avec l’atten-

tion de ». La variété des comparaisons tient aussi à

leur concision ou à leur développement et à leur

caractère plus ou moins explicite.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Le sujet invite à réfléchir aux modalités narratives et

descriptives (narrateur, focalisation, portrait en mou-

vement ou non, système des temps, champs lexi-

caux, registres), à imaginer un cadre spatio-tempo-

rel, à donner une identité au personnage (homme,

femme, jeune, vieux, etc.) et à choisir un monde où

puiser les comparants (humain, animal, etc.). Le per-

sonnage devra devenir plus inquiétant au fil des

lignes.

Lecture d’imagesp. 130 (ES/S et Techno) p. 132 (L/ES/S)

Théodore Géricault, La Folle monomane du jeu (1820)Théodore Géricault est un peintre français né en

1791 ; il mourra en 1824 à la suite d’une chute de che-

val.  Par son génie et son destin tragique, il incarne

l’artiste romantique. Le Radeau de la Méduse (1817-

1819) reste son œuvre la plus célèbre. Le travail que

lui a demandé la réalisation de ce tableau aurait

plongé le peintre dans un état dépressif. Soigné et

guéri par le docteur Georget, aliéniste et médecin-

chef de l’hôpital de la Salpêtrière à Paris, celui-ci lui

aurait demandé de peindre dix études d’aliénés entre

1819 et 1822 à des fins didactiques dont La Folle

monomane du jeu. La « monomane », terme utilisé au

XIXe siècle pour classer une forme de folie, est sans

doute une malade du docteur Georget qui devient ici

une incarnation de la folie. Elle est représentée sur un

fond sombre, avec lequel se confond presque son

corps, qui met en valeur le visage du personnage au

contraire lumineux. La mise en valeur tient encore aux

deux taches de couleur blanche représentant une

coiffe et un foulard et encadrant ce visage. C’est évi-

demment le titre et les conditions dans lesquelles

cette œuvre a été peinte qui nous renseignent sur

l’état mental du personnage représenté mais on se

demandera quelles sont, pour le peintre, les représen-

tations de la folie que ce tableau suggère ? Que le

peintre s’attache essentiellement à la représentation

du visage trahit qu’il est pour lui – point de vue par-

tagé par son époque – le lieu de l’expression de la folie

ou qu’il y aurait une physionomie propre à la folie. On

le chevreau alors qu’elle fuit le colonel. Le lecteur

doit être sensible à l’évolution du comportement de

Stéphanie à l’égard de Philippe tout au long de ces

lignes. Protégée par son nid (l. 7), Stéphanie peut

« regarder » (l.  7) Philippe. Mais elle s’éloigne

(l. 21-29) dès qu’il s’approche, et ce n’est que parce

qu’il reste « immobile » (l. 46) qu’elle avance vers lui

« d’un pas lent » (l. 47). Quand Stéphanie – attirée

par « le morceau de sucre » (l. 56) – finit par se trou-

ver devant Philippe, elle se retrouve dominée par

« la peur » (l. 62) et surtout par « la passion bestiale »

(l.  62). Ainsi, la proximité de Philippe, non seule-

ment ne l’humanise pas, mais la rend plus animale

et même « bestiale » comme si elle éprouvait

« instinctive[ment] » (l.  58) que « son amant » l. 63)

Philippe représentait pour elle, et paradoxalement,

un danger. L’extrait condense le bref roman : Sté-

phanie est devenue folle à la suite de sa séparation

d’avec Philippe soulignée ici par les seules paroles

qu’elle prononce (l.  9) qui furent celles qu’elle

adressa à Philippe quand ils durent se séparer mais

elle est aussi devenue folle parce qu’à la suite de

cette séparation, elle a dû subir les violences, pour

ne pas dire les assauts, des soldats. Le texte sug-

gère donc que pour Stéphanie, Philippe incarne

l’histoire d’amour mais aussi l’Histoire, l’amant

mais aussi le soldat, dont Stéphanie fut et est

encore la victime. L’homme et ses entreprises sont

ainsi accusés de représenter un danger pour les

femmes, de les rendre folles et de les obliger à

s’échapper d’une société régentée par les hommes

pour se réfugier dans le monde animal ou végé-

tal. C’est la fonction critique de ce texte apparte-

nant d’abord aux Scènes de la VIe militaire que Bal-

zac a finalement intégré à ses Études philoso-

phiques, suggérant ainsi une plus large ambition.

SynthèseLes élèves devront montrer que le texte porte un

regard sensible empreint de sympathie et d’atten-

tion sur la folie de Stéphanie. Cette folie s’exprime

par une régression animale mais le narrateur met en

évidence la douceur, la fragilité et la grâce qui rap-

pellent l’harmonie et l’innocence plus que le désordre

ou le délire. Cette peinture de la folie ne vise ni à

inquiéter ni à effrayer. Ils devront montrer qu’en dépit

d’intentions louables – sauver Stéphanie, lui per-

mettre de retrouver la raison – Philippe représente

un danger. À travers l’insistant rappel de son état

militaire et l’évolution du comportement de Stépha-

nie quand elle se rapproche de son ancien amant, le

monde et les hommes sont implicitement accusés

d’être la cause de la folie de Stéphanie et une

menace pour un calme retrouvé. Il faudra enfin

nuancer la condamnation en s’appuyant sur le per-

sonnage de Fanjat, oncle de Stéphanie et médecin,

qui protège Stéphanie en lui permettant de vivre

comme un animal dans un monde isolé et clos, iro-

niquement nommé « Les Bons-Hommes ».

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 5

à partir de 1890. Ses « Noirs » – dessins, fusains et litho-graphies – expriment non seulement la réalité vue, mais la réalité sentie, révélant un monde invisible issu de ses rêves. L’allégorie de La Folie appartient à cette série. Il s’agit du portrait d’un personnage asexué dont le visage émacié est coiff é d’un bonnet parsemé de clochettes. Les yeux im-menses, inexpressifs, dissimulent un monde intérieur clos, douloureux, où l’étrange le dispute au fantastique. Comme dans ses diverses représentations carcérales, Odilon Redon reprend ici le vieux thème de l’âme prisonnière.

(Notice de Alain Galoin, http://www.histoire-image.org)

Odilon Redon a choisi de représenter indirectement la

folie par le dessin –un fusain sur papier– par une ins-

tabilité et une absence au monde du personnage.

La présence du monde dans ce dessin– On peut déjà remarquer la présence du monde par

la présence d’un décor –la porte, l’esquisse d’un

mur– qui sépare deux lieux ou deux mondes et qui

suggère l’enfermement.

– La démesure des yeux suggère qu’un monde inté-

rieur se confronte au monde extérieur.

– Les clochettes, qui sont un attribut traditionnel du

fou, avertissent le « monde », de la présence du fou et

permettent au « monde » de s’en éloigner.

– Le personnage lui-même est une figure humaine qui

appartient au monde des hommes par le mouvement

de son corps, ses vêtements, son visage et son

regard.

Instabilité et absence– L’instabilité et l’absence tiennent au trait délicat du

dessin, aux jeux entre les noirs et les gris, les foncés

et les clairs, la transparence du bonnet derrière lequel

se devine le cadre de la porte qui donnent à la fois

une impression d’inachèvement et de confusion entre

le décor et le personnage.

– La tête, le visage, les orbites, la maigreur sont cada-

vériques. Par une ombre qui part du col du vêtement

pour remonter jusqu’au bonnet, le peintre détache la

tête du buste. Le mouvement lui-même donne un

sentiment d’équilibre fragile et de retrait ou de crainte

du monde. La position des clochettes supposent

d’ailleurs un mouvement du personnage et probable-

ment un mouvement de recul.

– La douceur et l’inquiétude du regard, la délicatesse

du col, la finesse des traits du personnage, comme

celle du peintre, fragilisent le personnage pouvant

susciter le désir de prendre soin, comme celui de

s’éloigner, du fou ou de La Folie.

– On peut s’interroger sur la fragilité du dessin lui-

même et de son support, le papier dont on perçoit le

grain mais aussi sa couleur jaunissante.

SynthèseL’allégorie et l’incarnation expriment toutes les deux

la folie dans des intentions plus ou moins explicite-

ment didactiques mais par des moyens différents.

notera une curieuse implantation des cheveux ou une

mèche qui semble vouloir échapper à la coiffe, indice

d’un désordre physique connotant le désordre mental

ou défaut physique signe d’une déficience plus géné-

rale. C’est cependant par le regard, levé peut-être

vers le peintre mais pas tout à fait vers le spectateur

du tableau, que Géricault a cherché à traduire la folie

du personnage. Vide, ce regard traduit le vide du cer-

veau, l’absence des facultés mentales, indice de la

folie, d’une raison perdue. Ce regard traduit aussi une

absence de communication entre la monomane et le

peintre. On peut toutefois s’attarder sur le point de

vue en légère plongée –le personnage paraît assis– et

à la superposition des vêtements qui couvrent « la

monomane » et qui contribuent à donner le sentiment

que le personnage est accablé et écrasé, comme

anéanti, par sa folie. Si le regard paraît vide, il traduit

aussi une tristesse et peut-être une souffrance, et une

longue souffrance si l’on s’attache à la vieillesse du

personnage, représentée par les rides, un certain

affaissement du bas du visage, les paupières rougies,

le jaune –orangé choisi pour peindre la peau– qui

donnent à ce personnage une humanité qui dépasse

la représentation réaliste voire scientifique des signes

de cette monomanie. L’ambition du peintre paraît aller

au-delà de la documentation concernant les mono-

manes. Géricault représente une figure bouleversante

de l’humanité si l’on veut bien percevoir dans ses

yeux levés sinon une prière du moins une humble sup-

plique.

Odilon Redon, Le Fou ou la Folie (1833)À la fin du XIXe siècle, le courant symboliste – auquel

on peut rattacher Odilon Redon – explore les tréfonds

de l’âme. Ces artistes voient dans la folie une distan-

ciation de la conscience face au matérialisme désen-

chanté du monde contemporain dans lequel ils évo-

luent et dont le réalisme n’a rien à voir avec l’univers

idéal qu’ils se sont forgé. Il s’agit pour eux de peindre

le secret des choses, l’expérience intime des êtres, le

mysticisme transcendant. Les Symbolistes ne repré-

sentent que des émotions. Leur onirisme nie la réalité

sordide et simplifie les figures à l’extrême pour

atteindre une merveilleuse abstraction. Ils annoncent

à leur manière l’art du XXe siècle.

Odilon Redon (1840-1916) est l’un des maîtres de l’art mo-derne – les Surréalistes s’en réclamaient – et occupa dans l’art de son temps une place particulièrement originale. Alors que ses contemporains s’intéressent à la conquête de la lumière et à l’alchimie des couleurs, il utilise les seules ressources du noir et du blanc. À partir de 1875, et pendant plus de dix ans, l’artiste va s’adonner à ses « Noirs », réalisés à la mine de plomb ou au fusain, une série de dessins aux tonalités sombres qui tentent d’approcher le clair-obscur de Rembrandt ou le sfumato de Léonard de Vinci. Ce travail sur le clair-obscur renvoie à une période très sombre de la vie du peintre, à un moment d’intense souff rance morale dont la fi n coïncidera très précisément avec la redécouverte de la couleur et l’introduction des pastels dans son œuvre

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Français 1re – Livre du professeur

puis une autre se forma et la suivit. C’était le sang, la ro-sée de sang qui perlait, sans froissement, sans contusion cette fois, qui sortait toute seule, s’en allait, dans l’usure lâche de la dégénérescence. Les gouttes devinrent un fi let mince qui coula sur l’or des images. Une petite mare les noya, se fi t un chemin vers un angle de la table ; puis, les gouttes recommencèrent, s’écrasèrent une à une, lourdes, épaisses, sur le carreau de la chambre. Et il dormait toujours, de son air divinement calme de chérubin, sans avoir même conscience de sa vie qui s’échappait ; et la folle continuait à le regarder, l’air de plus en plus intéressé, mais sans eff roi, amusée plutôt, l’œil occupé par cela comme par le vol des grosses mouches, qu’elle suivait souvent pendant des heures. Des minutes encore se passèrent, le petit fi let rouge s’était élargi, les gouttes se suivaient plus rapides, avec le léger clapotement mono-tone et entêté de leur chute. Et Charles, à un moment, s’agita, ouvrit les yeux, s’aperçut qu’il était plein de sang. Mais il ne s’épouvanta pas, il était accoutumé à cette source sanglante qui sortait de lui, au moindre heurt. Il eut une plainte d’ennui. L’instinct pourtant dut l’avertir, il s’eff ara ensuite, se lamenta plus haut, balbutia un appel confus.– Maman ! maman !Sa faiblesse, déjà, devait être trop grande, car un engour-dissement invincible le reprit, il laissa retomber sa tête. Ses yeux se refermèrent, il parut se rendormir, comme s’il eût continué en rêve sa plainte, le doux gémissement, de plus en plus grêle et perdu.– Maman ! maman !Les images étaient inondées, le velours noir de la veste et de la culotte, soutachées d’or, se souillait de longues rayures ; et le petit fi let rouge, entêté, s’était remis à couler de la narine gauche, sans arrêt, traversant la mare vermeille de la table, s’écrasant à terre, où fi nissait par se former une fl aque. Un grand cri de la folle, un appel de terreur aurait suffi . Mais elle ne criait pas, elle n’appelait pas, immobile, avec ses yeux fi xes d’ancêtre qui regar-dait s’accomplir le destin, comme desséchée là, nouée, les membres et la langue liés par ses cent ans, le cerveau ossifi é par la démence, dans l’incapacité de vouloir et d’agir. Et, cependant, la vue du petit ruisseau rouge com-mençait à la remuer d’une émotion. Un tressaillement avait passé sur sa face morte, une chaleur montait à ses joues. Enfi n, une dernière plainte la ranima toute.– Maman ! maman !Alors, il y eut, chez Tante Dide, un visible et aff reux combat. Elle porta ses mains de squelette à ses tempes, comme si elle avait senti son crâne éclater. Sa bouche s’était ouverte toute grande, et il n’en sortit aucun son : l’eff rayant tumulte qui montait en elle lui paralysait la langue. Elle s’eff orça de se lever, de courir ; mais elle n’avait plus de muscles, elle resta clouée. Tout son pauvre corps tremblait, dans l’eff ort surhumain qu’elle faisait ainsi pour crier à l’aide, sans pouvoir rompre sa prison de sénilité et de démence. La face bouleversée, la mémoire éveillée, elle dut tout voir.

1. L’incarnation– L’incarnation de la folie par une folle réelle vise à

créer le personnage-type de la folle qui a donc une

portée plus ambitieuse que de portraiturer le seul

modèle.

– Le caractère réel du modèle impose cependant au

peintre sa réalité, son époque et prend donc un

caractère réaliste limitant sa portée universelle.

– L’intention du peintre suggère que le portrait

concentre, cristallise des traits de la folie dans un

même personnage mais qui n’appartiennent pas au

seul modèle.

– Le caractère réaliste de l’incarnation permet au

peintre de ne pas limiter la portée de son œuvre à sa

visée didactique.

– Du caractère réaliste de l’incarnation découle une

proximité du spectateur avec la folle qui entraîne une

hésitation quant à sa perception de l’œuvre. : recon-

naissance, identification ou regard plus intellectua-

lisé.

2. L’allégorie– L’allégorie a une visée plus explicitement didactique

et, l’œuvre qui exprime la folie, ne représente pas un

modèle de folle mais une image de la folie.

– L’image de la folie est définie par des attributs sym-

boliques : les clochettes qui au dix-neuvième siècle

ne sont plus utilisées pour distinguer les fous sont

néanmoins historiquement un attribut du fou et

notamment du fou du roi.

– Le décor et son rapport au personnage sont eux-

mêmes symboliques et clairement didactiques : rap-

ports du fou au monde et du monde au fou qui sont

eux toujours vrais au dix-neuvième siècle et qui n’ont

pas perdu aujourd’hui leur actualité.

– Plus que l’incarnation, mais aussi comme l’incarna-

tion le fou de l’allégorie évoque un personnage-type

mais La Folie le dépasse pour atteindre l’idée même

de la folie et le titre donné par le peintre souligne cette

ambition.

– L’image concentre plus que l’incarnation tous les

traits de la folie et sont nettement symbolisés dans et

par le dessin (voir plus haut la réponse à la question).

– L’absence de réalisme de l’image la rend plus

intemporelle et lui donne donc une portée plus uni-

verselle.

– L’image néanmoins suscite aussi l’émotion (voir

réponse à la question).

PROLONGEMENTS

1. On pourra comparer la représentation de Géri-

cault à celle de Zola dans Le Docteur Pascal (1893),

p. 309-310, éditions Le Livre de poche.

Et Tante Dide le regardait de son regard vide, où il n’y avait ni plaisir ni peine, le regard de l’éternité ouvert sur les choses. Pourtant, au bout de quelques minutes, un in-térêt parut s’éveiller dans ses yeux clairs. Un événement venait de se produire, une goutte rouge s’allongeait, au bord de la narine gauche de l’enfant. Cette goutte tomba,

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 5

laquelle le réconfort de ses « cigarettes » (l.  47)

qu’elle ne parvient pas à saisir : « sa main retombe

dans le vide » (l. 47-48) lui est refusé.

Rêverie ou délire ?Les évasions de Thérèse peuvent apparaître comme

des rêveries nostalgiques d’une VIe heureuse qui eût

été possible si les circonstances le lui avaient permis

mais par différents procédés le narrateur nous invite

à y voir un glissement vers la folie, le délire. Si la

présence du narrateur extérieur est présent tout au

long du texte par son omniscience et ses commen-

taires, il laisse aussi entendre d’autres voix, celles

des domestiques, et accorde parfois à Thérèse une

autonomie qui donne le sentiment qu’elle lui échappe

et qu’elle s’échappe. Des lignes 21 à 24 le lecteur se

trouve au milieu d’une scène inventée par Thérèse,

« une évasion », que le lecteur découvre par le point

de vue interne, celui de Thérèse comme on entre

plus loin avec les « : » (l. 24) dans « d’autres rêves »

desquels s’efface le narrateur. De même l’emploi du

présent de narration à partir de la ligne 31 et l’énu-

mération d’objets associés à des sensations

(l. 33-34) entraînent le lecteur à voir, entendre, sentir

avec Thérèse. Le caractère non systématique de ce

procédé, puisque le narrateur y mêle son commen-

taire (l. 35-36), la variété des valeurs des présents,

présent d’énonciation « songe-t-elle » (l. 31), présent

de vérité générale « existe » (l. 32), présent de narra-

tion « entend-elle » (l. 37) brouillent les repères redou-

blant ainsi le sentiment d’un temps, de lieux, d’une

raison dont les frontières s’effacent et qui suggèrent

que Thérèse entretient un lien de plus en plus ténu

avec la réalité. Certaines « évasions » s’ancrent

d’abord « dans son passé » (l. 4) pour produire des

rêveries que le narrateur nomme lui-même des

« rêves » (l.  24). Ces rêves soulignent un manque

d’amour exprimé hyperboliquement dans la propo-

sition « l’amour dont Thérèse a été plus sevrée

qu’aucune créature » (l.  36-37) et qui définissent

implicitement ce que serait pour elle le bonheur :

« une maison au bord de la mer » (l.  24-25), un

homme, « quelqu’un » (l.  30), qui « l’entour[e] des

deux bras » (l. 31), « un baiser » (l. 31) dans lequel elle

se donne à voir en femme aimée et aimante. Un

bonheur somme toute simple et stéréotypé dominé

par l’amour et qui ne signifie pas que Thérèse perd

la raison mais qui la rend humaine et proche du lec-

teur à moins que ce bonheur trop simple suggère les

limites de Thérèse. Cependant cet amour, souligne

le narrateur, « la poss[ède] », la « pén[ètre] » et les pré-

sents donnent à cette évocation le caractère d’une

vision plus forte qu’une rêverie, d’une véritable éva-

sion hors de la réalité et de la raison. Au milieu de

ses « rêves plus humbles » (l.  24), et au milieu du

texte, encadrée par les rêves, s’impose une évasion

plus délirante : Thérèse se place au centre de per-

sonnages indéfinis et en position de prière et d’ado-

ration représentés par « on » (l.  21). Elle rappelle le

personnage de l’ermite ou de la sainte vivant misé-

2. On pourra trouver de nombreux exemples de

tableaux et sculptures allégoriques sur le site du

musée du Louvre.

3. On pourra analyser le tableau La Folle (1919) de

Chaïm Soutine.

Texte 3 – François Mauriac, Thérèse Desqueyroux (1927)

p. 132 (ES/S et Techno) p. 134 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer par quels procédés le romancier fait

entrer le lecteur dans l’intimité du personnage.

– Montrer un visage moderne plus proche de la

dépression que de la folie.

– S’interroger sur la fonction de la peinture : analyse

des causes du vacillement de la raison, fonction

critique nuancée et parti pris du texte.

LECTURE ANALYTIQUE

Échapper à la réalitéDans ces lignes, Thérèse, enfermée dans sa

chambre, échappe au monde et à elle-même par

des évasions qui apparaissent comme le fruit d’une

volonté de se construire une VIe heureuse et une

personnalité attachante et innocente, voire admi-

rable. Les première et dernière phrases de l’extrait

en évoquant un monde extérieur à la chambre où

Thérèse reste cloîtrée encadrent les évocations de

Thérèse et redoublent par l’organisation du texte

son enfermement effectif et les frontières qui déli-

mitent son univers. Ce monde extérieur n’invite pas

à l’évasion réelle tant il est connoté négativement

par « la pluie épaisse » et « le crépuscule » (l. 2-3) et

« un soleil froid » (l. 48-49). C’est dans ce monde clos

que peut se déployer ce qui permet à Thérèse

d’échapper par « la pensée » (l. 19) à la réalité, à ce

monde et ces personnages hostiles (l. 8 à 18, 38 à

40) mais aussi à elle-même et à sa propre réalité

monstrueuse, de s’en séparer : « elle cherchait dans

son passé » (l. 4), « Elle composait un bonheur […] un

impossible amour » (l. 6-7), « inventait une autre éva-

sion » (l. 21), « Elle imagine » (l. 32), « Elle voit » (l. 33).

Cette volonté est soutenue par un travail métho-

dique, une abnégation. Thérèse cherche en effet

« avec méthode » (l. 3) et elle « suscit[e] » (l. 19), « Elle

invent[e] » (l. 24) malgré un entourage pour qui elle

est une « faignantasse » (l. 16) qui doit « se lev[er] de

gré ou de force » (l. 40) et qui parvient à la ramener à

une réalité définie par le regard des autres et par le

sien propre : « un vrai parc à cochons ! » (l.  39-40),

« Thérèse regarde avec stupeur ses jambes squelet-

tiques et ses pieds lui paraissent énormes » (l. 41 à

43). Ses « évasions » sont donc provisoires et

s’échouent dans une réalité douloureuse dans

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Français 1re – Livre du professeur

loppe », « pousse », « cherche », « retombe », « entre ».

D’autres présents : « voit », « grince », « parfument »

qui nous transportent dans le rêve de Thérèse

peuvent s’analyser comme des présents de narra-

tion mais aussi comme des présents prophétiques

avec des enjeux semblables à l’emploi de l’imparfait

dans les lignes précédentes. Les verbes « doit être»,

« existe », « dépasse » sont des présents permanents

ou de vérité générale. Les présents « est possédée,

pénétrée » sont des présents dits étendus. Le passé

composé « a été sevrée » exprime aussi un espace

de temps très étendu mais antérieur. Par ailleurs, « il

faut  que Madame se lève » exprime un procès à

venir et dépendant de la volonté de Balionte et de

celle de Thérèse. Les futurs simples situent les

actions dans une époque future plus ou moins

déterminée et sont envisagées comme certaines.

Texte 4 – Marguerite Duras, Le Ravissement de

Lol V. Stein (1964)

p. 134 (ES/S et Techno) p. 136 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer l’originalité des procédés de la construc-

tion du personnage et de sa folie.

– Découvrir un exemple d’une héroïne luttant contre

un état dépressif ou menaçant de l’entraîner dans la

folie.

– Montrer la perception de la folie par l’entourage.

LECTURE ANALYTIQUE

La construction du personnage de Lol et de son histoireLol est au centre du récit mené par un narrateur dif-

ficilement définissable, apparemment extérieur mais

en fait personnage témoin de l’histoire de Lol.  Lol

est aussi entourée de nombreux personnages qui

sont autant de regards portés sur l’héroïne s’ajou-

tant à ceux de Lol elle-même et du narrateur

construisant ainsi une figure de l’héroïne éponyme

et de sa folie. Cet extrait rappelle également la péri-

pétie qui a amené Lol à perdre momentanément la

raison. Les modalités de la narration, les informa-

tions amènent le lecteur a s’attacher à l’héroïne. La

nomination de l’héroïne est omniprésente dans la

majeure partie du texte. Le prénom – original en soi

et retenant l’attention – apparaît à sept reprises et

son nom à deux reprises ; les autres personnages

sont représentés par le pronom indéfini « on » repris

dix fois. Le narrateur peut lui-même s’inclure dans

ce « on » (l. 18). L’amant, celui qui l’a abandonnée est

caractérisé par une périphrase et par son nom. Ces

procédés de nomination ont pour effet de mettre en

relief l’héroïne, de la mettre au centre du texte et de

l’attention de tous mais aussi de la distinguer, de

rablement sur un « grabat » (l. 21) et qui possède le

pouvoir de guérir miraculeusement un enfant mou-

rant en « pos[ant] sur lui sa main  toute jaunie de

nicotine », ce dernier détail très pictural portant sur

la main la reliant encore à sa réalité et confirmant

aussi qu’elle est bien à ses yeux ce personnage

inventé, c’est-à-dire qu’elle n’est plus elle-même. Ici

Thérèse s’est véritablement échappée de la réalité

et d’elle-même et offre le visage de la folie. Ces

rêveries ou ce délire mettent en évidence la cause

de son geste et d’un possible basculement dans la

folie : un désir avide d’aimer et d’être aimé, un désir

d’amour auquel son mari est étranger, mais qui, par

la mise en scène théâtrale suggère la volonté d’an-

nuler à ses yeux son crime par son miracle, de se

déculpabiliser. Le texte invite à s’apitoyer sur Thé-

rèse mais le bonheur stéréotypé, une certaine com-

plaisance à se sanctifier insinuent un doute sur les

intentions de l’auteur : veut-il condamner un homme

et le monde qu’il représente incapables de donner

ou de recevoir de l’amour ou suggérer la démesure

insatiable de Thérèse mais cependant admirable.

SynthèseLes élèves devront montrer que si le texte rappelle

explicitement la situation de Thérèse, voulue et

subie, les procédés de narration –choix d’un narra-

teur omniscient, commentaires, recours au point de

vue interne, exploitation des imparfaits et présents

de l’indicatif et de leurs valeurs – permettent à la fois

d’entrer dans l’intimité de Thérèse dans son monde

et de voir et de ressentir avec elle mais aussi de

brouiller les références temporelles et spatiales

réelles et imaginaires pour mieux traduire la fragilité

mentale de Thérèse. Il faudra montrer que les paroles

exprimées au discours direct ou indirect libre sou-

lignent la présence d’un monde hostile et que l’orga-

nisation du texte renforce l’idée d’enfermement et

met en relief le délire religieux de Thérèse en lui

octroyant une place centrale.

GRAMMAIRE

Si l’identification des temps ne présente pas de dif-

ficulté – sinon « a été sevrée » (l. 36-37), passé com-

posé à la voix passive, « est possédée, pénétrée »

(l. 37), présent à la voix passive et « se lève » (l. 40),

présent du subjonctif – l’analyse de leurs valeurs est

plus complexe. Les verbes à l’imparfait des lignes

29 à 31 peuvent s’analyser comme des imparfaits

narratifs auxquels on pourrait substituer des pré-

sents de narration. Thérèse imaginant une VIe qu’elle

aurait pu vivre dans le passé, Ils peuvent être aussi

compris comme des imparfaits de perspective équi-

valant à des futurs proches  exprimant l’avenir rêvé

de Thérèse. Certains des verbes conjugués au

présent de l’indicatif des lignes 31 à 33 et 37 à 49

nous ramènent à la narration et sont des présents de

narration : « songe-t-elle », « imagine », « entend-

elle », « crie », « regarde », « paraissent », « enve-

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 5

à l’héroïne elle-même. À la différence des extraits

précédents où les héroïnes paraissent ne pouvoir ni

ne vouloir retrouver la raison, Lol paraît au contraire

vouloir échapper à la folie.

a) On montrera comment le texte progresse explici-

tement vers la « raison retrouvée » (l. 37) de Lol mais

aussi comment il insinue un doute (l. 29-32).

b) On étudiera l’attention portée par l’entourage et

ses efforts pour sortir Lol de son délire.

c) On analysera comment le texte suggère le désir

que montre Lol de ne pas s’isoler totalement du

monde qui l’entoure.

Cette résistance à la folie et même cette victoire pro-

mise sur la folie sont toutefois sujettes à caution

puisque le narrateur ne confirme pas explicitement

les impressions ou espérances de l’entourage. Lol

échappe ainsi à toute certitude et le titre apparaît

bien polysémique et énigmatique : Lol est-elle ravie,

enlevée ou bien sera-t-elle ravie, heureuse ? Légère

comme les diminutifs de ses prénoms le suggèrent

ou lourde et dure comme la pierre de son nom ?

SynthèseL’évolution de la folie de Lol vers une « raison retrou-

vée » et le regard porté sur Lol et sa folie sont décrits

et relatés par des procédés qui contribuent à donner

un sentiment de proximité et d’éloignement par rap-

port au personnage et d’incertitude quant à son

destin. L’ordre de la narration est chronologique et

fortement marqué par des adverbes temporels et

l’emploi du passé simple et des imparfaits itératifs

mais aucune indication précise de durée n’est don-

née par le narrateur. Certains adjectifs, adverbes et

remarques des personnages suggèrent une durée

assez longue ce qui donne donc un rythme de nar-

ration rapide mêlant résumés, ellipses et scènes

répétées pour décrire et relater l’évolution vers la

guérison en laissant le lecteur dans une relative

ignorance de la durée de l’amélioration de son état

mais suggérant la volonté que Lol guérisse rapide-

ment. Si cette évolution est présentée par le narra-

teur, elle l’est aussi simultanément et successive-

ment, à travers le regard de témoins indéterminés

représentés par le pronom indéfini « on » devant les-

quels s’efface plus nettement le narrateur à partir

des lignes 22 à 28. Si l’entourage, représenté par le

pronom, porte un regard bienveillant (l. 10), il évolue

vers un agacement ou un renoncement (l. 14-15, 17,

21) et finalement vers l’impuissance à la guérir

(l. 22-28) espérant que le temps fera son œuvre. La

confiance affichée dans le dernier paragraphe

confirme cet espoir de l’entourage sans que le nar-

rateur signale clairement son adhésion à ce point de

vue privant le lecteur de certitudes.

GRAMMAIRE

On compte huit occurrences de « on » dans le texte.

Ce pronom indéfini représente une personne ou un

ensemble de personnes identifiés ou non. Certaines

l’isoler nettement des autres personnages présents

mais indéfinis à la fois proches de Lol mais aussi

peu capables de la comprendre et enfin de la relier à

l’amant – définitivement absent – par la présence de

leur nom propre. L’état de Lol est présenté par le

narrateur ou par des propos et des jugements qu’il

rapporte. Il est caractérisé à deux reprises (l. 1 et 22)

par le substantif « prostration », explicité en « acca-

blement » et « grande peine » (l. 22). Cette prostration

est la conséquence d’une souffrance aussitôt inter-

rogée par le narrateur pour souligner la difficulté à la

définir, à la comprendre (l. 2) mais rappelée explicite-

ment ou implicitement tout au long du texte par

« des signes » (l.  1). Ces signes d’abord spectacu-

laires et inquiétants (l. 3 à 11) se font plus discrets et

plus rassurants (l. 12 à 21) jusqu’à laisser entrevoir

une possible guérison (l. 22 à 38). Ces signes sont

donnés à connaître sans commentaire quant à leur

gravité et sont perçus par l’entourage dont le narra-

teur se fait l’écho et peut-être le commentateur (l. 18

à 20). Les modalités de la narration laissent le lec-

teur à distance et ne lui donnent pas d’assurance

quant à l’état de Lol. Ces lignes ont pour fonction de

poursuivre la construction du personnage et de sa

folie sans pour autant leur donner des contours défi-

nitifs : le narrateur construit une héroïne par l’inter-

médiaire de différents points de vue mais laisse

aussi au lecteur la possibilité de douter de ces points

de vue. Ces lignes rappellent également les événe-

ments qui ont amené Lol à « son délire premier »

(l. 23). Ce rappel se fait par l’intermédiaire d’un point

de vue mal identifiable « on » et d’un discours indi-

rect glissant vers un discours indirect libre (l. 22 à

28). Dans une proposition causale (l.  28-29) se

trouve résumée l’histoire de Lol : la péripétie, le lieu,

les protagonistes et une cause présentée comme

certaine « l’étrange omission de sa douleur ». À cette

histoire s’ajoutent la fin de l’intrigue entre son fiancé

et Anne-Marie Stretter représentés par le pronom

personnel « eux » –qui connote une mise à distance

du couple –, et la fin supposée de l’amour que Lol

éprouvait pour « Michael Richardson ». Là encore

ces informations sont davantage des interpréta-

tions, des suppositions de l’entourage que des cer-

titudes sur lesquelles pourrait s’appuyer le lecteur

qui en est privé dans toutes ces lignes. Ces insis-

tances sur la souffrance de Lol mais aussi sa bonne

volonté, ses efforts pour conserver un lien avec la

réalité qui l’entoure, la comparaison avec « l’impa-

tience d’un enfant » (l.  9-10) mais aussi le doute

quant à sa guérison dont les signes ne sont rassu-

rants que pour l’entourage –qui se montre cepen-

dant attentif–, le rappel de sa situation de femme

abandonnée font de Lol une héroïne attachante qui

suscite compassion.

Une résistance à la folieL’intérêt de cet extrait tient à l’expression d’une

crise, d’un délire mais aussi à son évolution vers une

guérison envisagée qui semble tenir à l’entourage et

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100

Français 1re – Livre du professeur

par la didascalie décrivant la coiffure d’Ophélie :

« bizarrement coiffée de fleurs et de brins de paille »

(l.  2-3), dernier détail qui ajoute à l’aspect désor-

donné de cette coiffure que pourra rendre la coiffure

de l’actrice. Cette folie se traduit aussi par toute une

série de décalages. Un décalage entre l’attitude

d’Ophélia et la situation : elle chante et offre des

fleurs alors que son père vient de mourir. Un déca-

lage entre les paroles de la chanson : « Ils l’ont porté

tête nue sur la civière » (l. 11), qui rappellent son père,

et ses commentaires : « Adieu, mon tourtereau ! »

(l. 15), qui rappellent son amant Hamlet, le meurtrier

de son père. Décalage dans le système du dialogue

puisque les personnages ne répondent pas à Ophé-

lia quand elle leur distribue des fleurs tout en com-

mentant ses choix (l. 23-31) et son propos devient un

soliloque. Elle-même ne réagit pas aux réflexions de

son frère tout au long de la scène. Décalage aussi

entre Ophélie qui juge « ce refrain à propos » (l. 20) ou

Laertes qui devine ce que ces propos sous-

entendent alors qu’ils ont un caractère énigmatique

pour le lecteur. Cette folie se caractérise aussi et

comme dans tous les textes que nous avons lus par

son rapport à la réalité. Si Ophélie est incohérente,

sa chanson comme ses répliques entretiennent

encore un lien avec les événements connus comme

le montrent les derniers couplets (l.  35 à 45) et

« quand mon père est mort […] on dit qu’il a eu une

bonne fin » (l. 30), ses derniers mots (l. 46-47) mais

aussi « Adieu, mon tourtereau ! » qui suggère qu’elle a

pleine conscience des enjeux, pour elle tragiques.

Ophélie bien qu’elle ait perdu la raison en souligne la

cause en oscillant entre le maintien d’un lien avec la

réalité et la perte de ce lien. Dans la dernière partie

de la scène la folie de sa sœur suscite chez Laertes

dans quatre dernières répliques ses commentaires

sur la folie. Selon lui, elle semble avoir le pouvoir de

dévoiler « ces riens-là en disent plus que bien des

choses », d’enseigner « leçon donnée par la folie », de

métamorphoser le mal en bien « Mélancolie […] elle

donne. charme […] grâce ». On rencontre dans la

bouche de Laertes le mystère de la folie et de la folle

qui sont certes perte de la raison mais aussi langage

énigmatique que seuls peuvent tenir les fous. Le

texte offre à l’actrice les moyens de représenter cette

folie. C’est d’abord sur l’apparence que Shake-

speare invite l’actrice à paraître folle. C’est égale-

ment par la chanson intempestive qu’elle peut souli-

gner son déséquilibre et peut-être plus encore par le

passage soudain de la chanson à la parole. L’alter-

nance de propos aimables, graves ou sibyllins invite

à proposer dans un intervalle très court une variété

d’interprétations et suggérer l’incohérence et le

trouble. La relation aux autres personnages permet à

l’actrice de paraître étrangère aux acteurs qui l’en-

tourent tout en les choisissant comme récepteurs

muets de ses fleurs et de sa parole et en les impli-

quant dans une proximité physique. La représenta-

tion théâtrale permet d’exploiter un texte qui est le

support à l’expression de la folie.

occurrences comme aux lignes renvoient d’après le

contexte aux proches de Lol impliqués dans les évé-

nements. Quand il est associé au verbe dire, le « on »

est beaucoup plus indéterminé et élargi à d’autres

témoins ou à la rumeur dont le narrateur se fait

l’écho et ne permet pas de situer dans le temps le

moment où les paroles ont été rapportées. Le « on »

(l. 18) pourrait aussi représenter le narrateur si l’on

oppose l’ambition de l’analyse (l. 18 à 20) aux autres

explications ou hypothèses comme par exemple

« seul le temps en aurait raison ».

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Cette partie de la dissertation démontrera que le

roman par différents procédés de narration suggère

la fonction critique de la peinture de la folie dans le

roman

Trois arguments peuvent être attendus :

1. Critique du personnage masculin qui par sa trahi-

son provoque la folie du personnage féminin.

Exemples : textes 1 et 4 dans une moindre mesure.

2. Critique d’une société dominée par l’homme, ses

valeurs et ses actions dont la femme est la victime.

Exemples : textes 1 (religion et morale), 2 (guerre) et

3 (hypocrisie et bienséance bourgeoises).

3. Critique plus implicite d’une société qui ne paraît

laisser à la femme délaissée que le choix de la folie.

Exemples : textes 1 à 4.

Des textes qui prennent donc implicitement le parti

des femmes contre les hommes et la société.

Perspective – William Shakespeare, Hamlet (1603)

p. 136 (ES/S et Techno) p. 138 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir un visage incontournable de la folie.

– Montrer comment les procédés du théâtre

peuvent exprimer la folie.

– Rappeler le lien entre texte et représentation.

LECTURE ANALYTIQUE

Cette scène qui est chronologiquement la première

représentation de la folie dans cette séquence offre

le portrait, comme dans le texte de Balzac, d’une

jeune femme ayant des symptômes spectaculaires

de la folie et d’une folie empreinte d’un mystère qui

la place en marge de la condition humaine. La folie

d’Ophélie est d’abord immédiatement identifiée et

nommée par le personnage de Laertes dans sa pre-

mière réplique lorsqu’il s’adresse à sa sœur au milieu

d’exclamations traduisant sa douleur ou sa colère

« ta folie » (l. 5) puis, s’adressant au monde divin « Ô

cieux » (l. 7), il évoque « la raison […] mortelle » (l. 7-8)

de sa sœur. Simultanément cette folie est indiquée

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101

1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 5

On pourra comparer ce tableau à celui de Millais peint vingt-cinq ans plus tôt qui représente lui aussi une Ophélie rousse se noyant dans une rivière domi-née par le vert.

2. La lectureLa représentation de l’héroïne tragique, sa construc-tion invitent à s’interroger sur son influence quant à la perception du personnage d’Ophélie par le lecteur.Le portrait du peintre, fruit de son imaginaire et du texte, donne un visage à un personnage qui peut se substituer à l’imaginaire du lecteur et donc influencer son appréhension du personnage : Ophélie décrite par la didascalie de Shakespeare prend les traits du portrait d’Hébert. De même le lecteur se verra impo-ser par l’actrice et le metteur en scène un certain visage d’Ophélie qui sera le fruit d’un choix d’une actrice, d’une construction du personnage s’ap-puyant sur le texte et pourra s’imposer lors d’une relecture du texte après avoir assisté à une représen-tation. On peut ici se reporter à la photographie de Dominique Blanc interprétant Phèdre. Ajoutons qu’évidemment l’actrice se déplace, joue des expres-sions de son visage et de son corps et surtout inter-prète le texte, exploite sa voix et sa technique pour créer le personnage en s’appuyant essentiellement sur le texte de Shakespeare. Rappelons toutefois que le metteur en scène et l’actrice peuvent exploiter les différentes représentations proposées au fil des siècles par les différents artistes. Tout ceci soulignant combien un texte, un personnage s’enrichissent de leurs diverses représentations au point parfois de devenir un mythe qui échappe à son créateur.

HISTOIRE DES ARTS

1. Audition de « l’air de la folie » dans l’opéra Donizetti intitulé Lucia di Lammermoor (1835)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Approche de l’opéra.

– Étudier l’expression de la folie dans l’opéra.

– Comparer opéra et genres littéraires.

Rappel de l’actionL’action se déroule dans l’Écosse de la fin du XVIe siècle. Les familles luttent entre elles, tandis que les guerres entre catholiques et protestants font rage. Les Ashton, depuis longtemps les grands rivaux des Ravenswood, ont pris possession du château de ces derniers, situé près de Lammermoor. Henri Ash-ton, frère de Lucia, peut sauver sa famille de la ruine si sa sœur Lucia épouse un homme riche et puis-sant, Lord Artur Bucklaw. Lucie se croyant abandon-née par l’homme dont elle est éprise, Edgard Raven-swood, accepte finalement le mariage arrangé. Après de nombreuses péripéties et apprenant qu’on l’a trompée et qu’Edgard désire toujours l’épouser, Lucia tue Arthur et en perd la raison. La jeune fille hagarde, échevelée et ensanglantée alors qu’ont

LECTURE D’IMAGE

Ernest Hébert, Ophélie (1876)Alors que la tragédie de Shakespeare date du début

du XVIIe siècle, au XIXe siècle de nombreux peintres

(Waterhouse, Millais, Delacroix, Redon) et écrivains

(Dumas, Laforgue, Rimbaud), des musiciens (Berlioz,

Brahms), se son attachés au personnage d’Ophélie

et notamment à sa folie et à sa mort. Ophélie deve-

nant ainsi une figure mythologique presque indépen-

dante du personnage créé par Shakespeare et qui

peut influencer sa perception

1. La représentation picturale d’un visage de la folieHébert (1817-1908), peintre académique français

(contemporain du Romantisme, du Réalisme et du

Symbolisme), se montre ici fidèle au texte et à la

didascalie en coiffant Ophélie d’une guirlande de

fleurs. On peut noter que les brins de paille sont

oubliés et l’arrière-plan représentant des feuillages

situe la représentation à un moment ultérieur à la

scène 5 et qui précède évidemment sa mort notam-

ment représentée par le peintre préraphaélite Millais

en 1851. C’est d’abord la connaissance que nous

avons du personnage qui nous invite à voir dans ce

portrait une Ophélie devenue folle, nous pouvons

cependant être sensibles à la volonté du peintre de

représenter cette folie par certains traits qui sug-

gèrent désordre et étrangeté mais aussi sensualité et

innocence. Le portrait met en valeur la sensualité

d’Ophélie par l’abondante chevelure dérangée d’un

roux flamboyant mais aussi par une bouche nette-

ment dessinée et colorée d’un rouge insistant qui

contrastent avec les sourcils noirs, les cernes et enfin

le corsage noir. Se mêlent à cette sensualité qui rap-

pelle l’amante passionnée, des attributs plus virgi-

naux comme les fleurs blanches, mais aussi la pâleur

du front et les cheveux plus blonds que roux au som-

met de son crâne qui rappellent la jeune fille et même

la fille – celle de Polonius. Ces oppositions sont sou-

lignées par les contrastes créés par l’ombre et la

lumière et symbolisent ce qui fait perdre à Ophélie sa

raison : un père tué par celui qu’elle aime et l’impos-

sible conciliation de deux amours. Le désordre men-

tal se traduit donc par un désordre physique percep-

tible dans sa représentation. Ces oppositions se

retrouvent dans la peinture des yeux, eux-mêmes

isolés au centre d’un espace lumineux. Le regard

d’Ophélie fixe le spectateur avec gravité. L’attitude

d’Ophélie, l’encadrement des yeux par les cheveux

suggèrent un désir de s’isoler ou une crainte. Ophélie

est présente par son regard mais se met aussi en

retrait, s’absente déjà. Par cette hésitation entre la

présence et l’absence, le peintre traduit la situation

d’Ophélie qui fuit la réalité et qui va bientôt mourir.

On peut d’ailleurs percevoir dans ce portrait des

indices anticipant les conditions de sa mort. La

rivière dans laquelle elle se noiera, sa couleur, sont ici

annoncées par les ondulations de la longue et abon-

dante chevelure d’Ophélie et le vert de l’arrière-plan.

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102

Français 1re – Livre du professeur

épouser celui qu’elle aime. Le cinéaste le suggère en

inscrivant dès les premières images du film, l’histoire

personnelle d’Adèle Hugo dans l’histoire américaine

(scène1), la guerre de sécession, et dans l’histoire

française avec l’évocation de l’exil de Victor Hugo à

Guernesey à la suite du coup d’état de celui qui

deviendra Napoléon III mais aussi avec celle de la

Première Guerre mondiale qui est rappelée à la fin du

film et dans l’histoire du grand homme (scènes 13 à

16). Un individu dont le destin est en partie lié à L’His-

toire mène son propre combat pour gagner le cœur

de celui qu’elle aime mais certainement aussi une

reconnaissance. À plusieurs reprises, Adèle, par de

nombreuses lettres, assiège son père pour obtenir

son consentement au mariage et l’argent nécessaire

à son combat (scènes régulières qui se situent dans

une banque, poste d’Halifax) et qui rythment en partie

la narration. Lutte aussi contre l’échec de son entre-

prise symbolisée par des scènes de cauchemar dans

lesquels elle lutte contre la noyade (scène 3). Adèle

lutte pour s’affirmer au sein de sa famille dominée par

la figure de sa sœur Léopoldine morte par noyade dix

ans plus tôt, justement, lutte visible dans le journal

qu’elle écrit avec rage (scène 9 par exemple). Deux

scènes répétées (scènes 13 et 16), avec cependant

des différences de traitement, et qui apparaissent

comme des flash-back font d’Adèle Hugo par le

décor qui l’entoure, son attitude et son discours une

héroïne qui surmonte les obstacles les plus infran-

chissables et a conscience de la nouveauté et de la

grandeur de son entreprise. Le film montre et relate

tous les stratagèmes, les ruses, l’imagination que doit

employer pour parvenir à ses fins (du début jusqu’à

son arrivée à la Barbade). Le film mène progressive-

ment jusqu’à l’internement d’Adèle dans un asile

d’aliénés à Saint-Mandé (scène 13) et montre com-

ment cette lutte pour sa passion sans retour lui fait

perdre la raison. Il suggère aussi que ce combat est

jugé excessif, déraisonnable par la plupart des per-

sonnages du film mais aussi qu’Adèle l’assume, le

défend et le justifie jusqu’à ce qu’il dépasse ses

forces.

2. Folie et perte d’identitéDès le titre du film le nom propre d’Adèle est occulté

alors que s’inscrit sur l’écran que les personnages et

les événements sont authentiques : Truffaut montre

ainsi que pour Adèle Hugo la question de l’identité se

pose et paraît fondamentale. Tout au long du film,

Adèle use de fausses identités, se fait appeler Léo-

poldine dans une très brève scène (scène 7), se

déguise en homme, annonce son mariage avec le

lieutenant et prend donc le nom de son mari (scène

14), qu’elle utilisera à la Barbade mais qui est porté

par une autre femme que Pinson a finalement

épousé, et finalement perd toute identité à ses yeux

et ne répond pas quand, à la Barbade, le lieutenant

Pinson l’appelle par son prénom. Du nom, il ne res-

tait que l’initiale dans le titre, dans cette scène, il ne

reste ni l’initiale ni le prénom. Truffaut relie la question

de l’identité, de la difficulté à trouver son identité, et

commencé les festivités du mariage chante devant l’assemblée l’air de la folie. À la fin de cet air, elle s’effondre ; on l’emporte, mourante.

AnalyseOn se limite ici à l’audition de l’extrait de cet opéra et on s’interroge sur sa perception sans nécessaire-ment se préoccuper dans un premier temps des paroles prononcées par Lucia. Cet air traduit-il par-ticulièrement et de façon évidente l’état de délire du personnage ? Montrer que l’air fait alterner des états de calme apparent et de désordre extrême. Quels aspects de cet air peuvent suggérer le délire du per-sonnage ?Quels liens l’orchestre entretient-il avec la canta-trice ? Comment l’accompagne-t-il, l’isole-t-il ? Comparer les moyens de la musique, du théâtre, du roman pour peindre la folie.

2. François Truffaut, Histoire d’Adèle H. (1975)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir une héroïne luttant jusqu’à en perdre la

raison pour se faire aimer par un homme qui ne

l’aime plus.

– Étudier l’interprétation de la folie par une actrice

au cinéma.

– Comprendre les intentions du réalisateur.

Rappel de l’action1863. Sous un faux nom, Adèle H. (Hugo) arrive à Halifax afin de retrouver le lieutenant de hussards, Albert Pinson, qu’elle considère comme son fiancé. Par l’entremise du mari de sa logeuse, elle entre en contact avec le jeune homme qui la repousse définiti-vement. Adèle, obsédée par l’idée du mariage, sup-plie son père de lui adresser son consentement écrit. Pendant ce temps elle tente désespérément de reconquérir Albert. Mais alors que Victor Hugo lève enfin son opposition, Albert Pinson reste sur ses positions. Adèle, dont l’identité a été percée à la suite d’une maladie ne renonce pas à son unique projet. Elle s’efforce de revoir Pinson, lui propose de régler ses dettes, lui paie des filles de joie, fait échouer ses fiançailles avec une jeune fille fortunée et proclame la célébration de leurs noces. Désargentée, elle est for-cée de quitter sa chambre et se retrouve dans un hospice avec pour seul trésor son journal qu’elle n’a cessé d’écrire. Elle se rend aux îles de la Barbade où le 16e Hussards vient d’être muté. Malade, en butte aux moqueries, elle erre dans les rues où elle ne reconnaît même pas Pinson et sa jeune épouse. Une noire, Mme Baa, la recueille et la ramène chez ses parents. Elle meurt en 1915 à l’asile de Saint-Mandé.

Analyse (les scènes renvoient au découpage proposé dans le DVD)

1. Un combat pour une impossible passionLa passion qu’éprouve Adèle Hugo pour le lieutenant Pinson la conduit à mener un véritable combat pour

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103

1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 5

OBJECTIFS ET ENJEUX – Caractériser les représentations du personnage

de la femme mariée dans trois romans.

– Cerner les visions que les romanciers donnent de

ces héroïnes et du mariage.

– S’interroger sur l’évolution du personnage de la

femme mariée dans les romans classique,

romantique et réaliste, du Nouveau Roman.

– Décrire les modalités de narration propres à

chaque auteur.

Axe d’étude 1Les conditions et circonstances du mariage des héroïnes• Sous le règne d’Henri II, Madame de Chartres,

après l’échec d’alliances envisagées, donne pour

mari à sa fille, Mlle de Chartres, jeune fille de 16 ans

d’une grande beauté, le prince de Clèves qui est un

homme jeune brave et magnifique mais aussi d’une

grande prudence. Ce prince s’est épris de Mlle de

Chartres dès leur première rencontre. Mlle de

Chartres n’éprouve pour lui aucune inclination mais

de l’estime et de la reconnaissance selon les caté-

gories de La Carte du Tendre. Elle accepte cepen-

dant de devenir sa femme et se satisfait de cette

estime. Elle comprend d’ailleurs mal que le prince

souffre de cette absence d’inclination. Le mariage

est rapidement célébré et le roman ne lui accorde

que quelques lignes (p. 51-52).

• Sous l’Empire, en 1813, Julie de Chatillonest (p. 41),

jeune fille d’une vingtaine d’années, aime Victor d’Ai-

glemont, jeune colonel de trente ans (p. 42), et c’est

sans tenir compte des avertissements et réticences

de son père qu’elle choisit de devenir Madame d’Ai-

glemont. Le roman fait l’ellipse de ce mariage et nous

retrouvons l’héroïne un an après cette scène (p. 47).

Le roman revient cependant sur la journée du mariage

dans une lettre qu’adresse Julie à son amie Louisa

(p. 61). Elle rappelle combien elle était fière et heu-

reuse d’épouser Victor et combien elle se trouva gaie

pendant la journée solennelle.

• Dans les années 1960, Lol V. Stein, jeune fille de 19

ans, et Michael Richardson, jeune homme de 25 ans,

sont passionnément amoureux l’un de l’autre. Les

familles, appartenant à la bourgeoisie aisée, ont

consenti à ce mariage (p. 12). Ce mariage n’aura pas

lieu : Michaël Richardson, lors d’un bal au casino de

T. Beach, rencontre une femme, Anne-Marie Stretter,

et quitte tout pour elle. Lol, abandonnée semble

perdre la raison. Elle se rétablit (p.  25). Elle fait la

connaissance de Jean Bedford, ingénieur et musi-

cien, qui la demande aussitôt en mariage. La mère de

Lol fait part de cette demande à sa fille, qui accepte

et qui accepte en même de temps de quitter S. Talha

(p. 32). Une clause du mariage est cependant cachée

à Lol : c’est à la demande de la mère de Lo que Jean

Bedford quitte S. Talha. Le mariage est relaté en

quelques lignes et Lol « se trouva mariée », « fut mariée

sans l’avoir voulu » (p. 31).

plus encore de l’impossibilité à se faire reconnaître à celle de la folie. Le voyage qu’elle entreprend à la Barbade pour suivre Pinson ne nous est montré que lorsque nous la découvrons dans le quartier noir de l’île. Ce voyage est la dernière bataille qu’elle a menée et qui lui a fait perdre la raison. Nous le com-prenons quand dans ces scènes, Adèle erre sans but, indifférente à ce qui l’entoure et même à Pinson qu’elle ne reconnaît pas quand il la croise et l’ap-pelle. Entre le départ d’Halifax et l’arrivée à la Bar-bade, la folie a gagné. Adèle a renoncé à être quelqu’un, à sa passion.

3. L’expression de la folieDe nombreuses scènes tout au long du film sug-gèrent la fragilité mentale de l’héroïne ou une atti-tude marquée par l’excès. On pourra étudier quelques scènes montrant le travail de l’interprète, Isabelle Adjani, et du cinéaste exprimant la folie et ses progrès :– la scène 6, alors qu’elle observe Pinson dans la chambre de sa maîtresse, montre brièvement un visage inquiétant d’Adèle ;– la scène 11 propose un bref moment où Adèle délire. On étudiera le cadrage, le point de vue, la mise en scène, le maquillage, le jeu de l’actrice (corps et voix) pour traduire ce délire ;– les scènes 14 et 15 montrent Adèle ayant définiti-vement la raison : errance en robe rouge – qu’elle porte dans la plus grande partie du film – devenue une loque, cape noire qui en fait une ombre, cheve-lure désordonnée.

PROLONGEMENTS

On peut aussi visionner deux films qui mettent en scène deux jeunes femmes sombrant dans la folie pour des raisons proches de celles qui touchent les héroïnes des romans de la séquence :Claude Goretta, La Dentellière (1977)Bruno Nuytten, Camille Claudel (1988)

Pistes de lecture p. 139 (ES/S et Techno) p. 141 (L/ES/S)

LECTURES CROISÉES

Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves (1678) (GF n°82), Honoré de Balzac, La Femme de trente ans (1842) (Le Livre de poche n° 4487), Mar-guerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein (1964) (Folio N°810)

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104

Français 1re – Livre du professeur

L’horizon du mariage des héroïnes• C’est d’abord à travers le regard et les propos de

sa mère que Mlle de Chartres a pu se faire une idée

du mariage (p. 41). Mme de Chartres a prévenu sa

fille du peu de sincérité des hommes, de leurs infidé-

lités et du malheur domestique qui en découle. Elle

lui a peint la VIe tranquille d’une épouse vertueuse et

honnête et le possible bonheur dans le mariage

quand une femme aime et est aimée en retour. En

s’engageant avec M. de Clèves, l’héroïne ne paraît

pas avoir retenu les leçons de sa mère puisqu’elle se

satisfait de n’éprouver qu’estime et reconnaissance

pour le prince. Rappelons que La princesse de

Clèves se souviendra de cette peinture du mariage

et des hommes quand elle refusera d’épouser M. de

Nemours (p. 173). On notera qu’elle n’a pu apprendre

à connaître le mariage par l’exemple de ses propres

parents puisque son père est mort alors qu’elle

n’était qu’une enfant (p. 41).

• Julie a une image romanesque et idéalisée de

l’homme et du mariage comme le lui rappelle son

père (p.  45) et comme elle le rappelle elle-même

dans une lettre à son amie d’enfance (p. 61). Pour

Julie le mariage se confond avec des joies déli-

cieuses et ne paraît avoir aucune inquiétude quant à

la nuit de noce.

• Le récit ne donne aucune indication de l’idée que

Lol se fait du mariage. Nous savons simplement

qu’elle se fiance avec l’homme qu’elle aime et

qu’elle accepte donc de devenir une femme mariée

sans aucune réticence ou crainte.

Les héroïnes et leur statut de femme mariée•  Madame de Clèves se satisfait de son statut et

remplit son rôle et ses devoirs d’épouse. Elle est

attentive à la bienséance et se montre vertueuse en

dépit des dangers de la cour et de l’admiration

qu’elle suscite. Dès qu’elle prendra conscience de

son inclination pour M. de Nemours (p. 61), elle lut-

tera contre elle-même et la violence de sa passion

pour rester fidèle à son mari et à la haute idée qu’elle

se fait de son engagement. Alors que la cour offre de

nombreux exemples d’infidélité et de trahison, alors

que les obligations de la VIe de cour la conduisent à

rencontrer régulièrement le duc de Nemours, elle

s’efforcera de s’en tenir éloignée. Lorsqu’elle a

conscience de s’abandonner à sa passion sans en

souffrir (p. 119), elle cherche refuge loin de la cour et

cherche à se retrouver seule avec son mari (p. 122).

En avouant à son mari son inclination pour un

homme – qu’elle ne nomme pas – elle se veut digne

de son mari et craint d’avoir perdu son cœur et son

estime (p. 125). Après la mort du prince de Clèves

due à la douleur d’avoir été trahi – il ne l’a pas été en

réalité –, elle refuse d’épouser M. de Nemours en

dépit du bonheur qu’elle en éprouverait. Ce refus se

justifie par de nombreuses raisons (p.  167-175),

mais il est partiellement lié à son devoir d’épouse.

• Pour Julie d’Aiglemont, le mariage est immédiate-

ment malheureux. On comprend que la nuit de noce

a été pour elle un calvaire et une cruelle désillusion

qui lui ont fait perdre toute gaieté (p. 59, 60-61, 64).

Elle subit son devoir d’épouse pour rendre heureux

son mari mais ce devoir la tue (p. 63). Elle dit cepen-

dant aimer son mari (p. 55). Julie assume son rôle

d’épouse, devient mère (p.  73), conseille son mari

pour lui permettre de s’élever dans la société même

si elle n’en éprouve aucun plaisir. Elle se résigne à

vivre malheureuse, ne songe pas à l’adultère et

espère mourir jeune (p. 72). Comprenant les infidéli-

tés de son mari, elle se réfugie dans son rôle de

mère (p.  76). Environ six ans après son mariage,

Julie rencontre cependant Lord Grenville. Ils

s’éprennent l’un de l’autre mais, parce que Julie est

remplie de sa vertu et de ses devoirs, ils vivront une

passion chaste et elle affirme qu’elle s’enfermerait

dans un cloître si elle devait perdre son mari (p. 91).

Elle impose à Lord Grenville de rejoindre l’Angleterre

et reste donc fidèle à son mari – qui ne l’est plus –

(p.  91-93). Lord Grenville meurt dans des circons-

tances rocambolesques (p. 103). Accablée, Julie se

réfugie dans une propriété loin de Paris. Lors d’une

conversation avec le curé du village de Saint-Lange,

elle dresse un véritable réquisitoire contre le mariage

(p. 117-123). Quand nous retrouvons Julie à Paris,

elle est maintenant une femme de trente ans. Elle

rencontre alors Charles de Vandenesse, à peine âgé

de trente ans. Charles devient un familier du

ménage : c’est le commencement d’une faute selon

le narrateur (p.  133). Par degrés, Julie s’abandon-

nera à cette passion et deviendra la maîtresse de

Charles (p. 146) et Julie connaît enfin pleinement le

bonheur d’aimer et d’être aimée tant sentimentale-

ment que physiquement. Julie aura deux enfants de

Charles : Charles et Moïna (voir la couleur des che-

veux des enfants qui signale la filiation avec chacun

des pères (p. 150-151, 163, 165). Le petit Charles,

fils adultérin, mourra dans des circonstances tra-

giques qui sonnent comme un châtiment (p.  153-

154). Julie reste cependant l’épouse de Victor et il

est le père du dernier enfant, Abel. Charles de Van-

denesse se mariera et aura un fils, Alfred. Julie et

Victor ne seront séparés que par la mort de ce der-

nier en 1833 (p.  209). Julie assume son statut de

femme mariée tout au long du roman. Elle reste atta-

chée à son engagement durant dix ans et s’autorise

l’infidélité sans pour autant mettre son couple en

péril.

• À peine mariée, Lol suit son mari à U. Bridge. Elle y

vit avec son mari pendant dix ans et le narrateur

nous apprend qu’elle a eu trois enfants (p. 89), qu’elle

fut fidèle à son mari et qu’elle remplit son rôle

d’épouse, compréhensive et effacée, mais aussi de

parfaite maîtresse de maison (p. 32-35). Elle paraît se

satisfaire de cette VIe empreinte de conformisme et

elle est jugée heureuse par son entourage (p. 33). De

retour à S. Talha, Lol – qui a trente ans – rencontre

Jacques Hold, amant de son amie d’enfance, Tatiana

Karl. Lol, sans se soucier de morale ou de vertu,

recherche cet homme et entretient avec lui une

liaison source de bonheur (p. 109), sans cependant

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105

1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 5

désirer qu’il cesse sa relation avec Tatiana. Lol reste

cependant une épouse et une mère et ne paraît pas

envisager de quitter sa famille. Tatiana y songe pour

elle (p. 149). Lol devient pour une nuit la maîtresse de

Jacques Hold. Les dernières lignes du roman sug-

gèrent une continuité mais le roman se termine sans

se montrer explicite quant à la suite de l’action.

Le roman comme reflet de l’évolution des menta-lités et de l’institution du mariage dans la société• On pourra mettre en parallèle l’importance qu’ac-

cordent les trois romans aux enjeux du mariage et

de la femme mariée. On constatera que c’est dans

La Femme de trente ans que ces enjeux sont essen-

tiels comme si Balzac avait été particulièrement sen-

sible à la situation d’une femme jeune, malheureuse

dans son mariage et condamnée à ne jamais

connaître le bonheur d’aimer ou d’être aimée si elle

suivait ses devoirs et sa vertu. La princesse de

Clèves meurt jeune (p.  180) et le roman montre

qu’elle est plus attachée à sa vertu et à ses devoirs

qu’à sa passion et surtout à une satisfaction qui

serait d’ailleurs peut-être éphémère, et pour cette

raison, fatale (p. 173-175, La Princesse de Clèves).

Le mariage et la question de la fidélité sont plus

secondaires dans le roman de Duras mais restent

cependant présents. Le roman néanmoins ne charge

pas Lol du poids de la culpabilité. Sa passion n’entre

en conflit ni avec ses devoirs et encore moins avec

la question de la vertu qui est ignorée dans ce roman

du XXe siècle. On notera que les héroïnes de ces trois

romans appartiennent toutes les trois ou à l’aristo-

cratie ou à une bourgeoisie aisée et cultivée.

• On pourra montrer que l’attitude de Julie dans un

premier temps est proche de celle de la princesse

de Clèves comme si en dépit des siècles passés, de

la Révolution, l’épouse restait soumise aux mêmes

devoirs ou les revendiquait (p. 133-134, La Femme

de trente ans). Elle s’accorde cependant ce que ne

peut s’autoriser la princesse de Clèves : s’abandon-

ner à sa passion et connaître enfin le bonheur.

Remarquons que le roman est pour le moins ambigu

puisqu’il défend en même temps cette femme de

trente ans qui ne pourrait être heureuse et la

condamne en soulignant que cet abandon est châtié

(« Le doigt de Dieu ») et qu’il pourrait conduire à un

inceste entre un demi-frère, Alfred de Vandenesse,

et sa demi-sœur, Moïna (« La vieillesse d’une mère

coupable »). Ce roman suggère également un paral-

lèle entre la condition de la femme du début du XIXe

siècle et celle du XVIIIe siècle (p. 61-66). Une aristo-

crate d’avant la Révolution de 1789 semblant moins

contrainte qu’une femme vivant sous l’Empire. On

peut également comparer cette situation à celle

d’une femme vivant au XVIe ou au XIIe siècle. Le

Ravissement de Lol V. Stein ne soumet pas son

héroïne à la vertu mais l’inscrit cependant dans une

société conformiste mais qui s’arrange avec la

morale au profit des bonheurs individuels  : le mari

de Tatiana est sensible au bonheur de sa femme

même si ce bonheur est lié à l’infidélité (p. 158).

• On montrera que d’autres attitudes et concep-

tions sont exposées ou relatées dans chacun des

romans à travers des intrigues concernant des

personnages secondaires. Cette diversité met en

relief ce qu’il y a de singulier dans chacune des

héroïnes et notamment chez la princesse de Clèves

et Julie d’Aiglemont. Si le destin de Lol se dis-

tingue des deux autres héroïnes, c’est par exemple

parce qu’elle a passionnément aimé un homme

avant de se marier et c’est aussi parce qu’une fois

mariée, si l’on excepte l’ombre de la folie, son

comportement et son destin sont assez proches

de celui de Tatiana voire de celui d’Anne-Marie

Stretter, de celui adopté par les femmes de son

milieu alors que la princesse et Julie ont à un

moment de l’intrigue laissé « des exemples de

vertu assez inimitables » (p. 180, La Princesse de

Clèves).

• On notera enfin que chacune des héroïnes a ren-

contré la passion, trait commun et permanent de

ces héroïnes.

Axe d’étude 2Des héroïnes victimes des sociétés et de leurs valeursDes héroïnes malheureuses• La princesse de Clèves ne souffre pas du manque

d’inclination pour son mari mais quatre raisons la

rendent malheureuse :

– elle souffre d’éprouver une passion pour M. de

Nemours trahissant ainsi ses devoirs et sa vertu

(p. 67).

– elle souffre d’une tristesse profonde quand elle

décide de s’éloigner de M. de Nemours (p.  85) et

ressent une douleur insupportable quand elle pense

que le duc aime une autre femme (p. 97). Elle ressent

douloureusement l’absence du duc (p.  149-152) à

Coulommiers.

– elle est plongée dans une grande affliction à la

mort de son mari au point de perdre « quasi la rai-

son »(p. 164-165).

– sa résolution de s’éloigner définitivement de M. de

Nemours (p. 168, 176).

– Julie d’Aiglemont se croit condamnée à une dou-

leur et à un malheur définitif dès les premières

semaines de son mariage :

– remplir son devoir conjugal la tue (p. 63). Son mari

lui paraît médiocre et décevant (p. 71,146-147). Elle

souffre d’être trompée par son mari (p.  76). Elle

souffre d’avoir fait son propre malheur (p. 90) et ne

pas aimer sa fille Hélène d’un véritable amour de

mère (« Souffrances inconnues ») et espère mourir

jeune (p. 72).

– elle souffre de s’interdire de succomber à sa pas-

sion pour Lord Grenville (p. 90-92) et tombera dans

la plus grande affliction après sa mort (« Souffrances

inconnues »).

– la passion pour Charles est vécue sans souffrance

mais elle sera indirectement la cause de grandes

douleurs  : la mort du petit Charles (« Le doigt de

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106

Français 1re – Livre du professeur

Dieu »), l’inquiétude que Moïna devienne la maî-

tresse de son demi-frère (« La vieillesse d’une mère

coupable »).

– même si le texte suggère que ce n’est pas la seule

cause de sa folie passagère (p. 12-13), le départ de

Michael Richardson a plongé Lol dans un état de

grande peine (p. 24) qui ne paraît jamais s’effacer.

Elle est inconsolable (p.  97). Son amour pour

Jacques Hold et leur relation, qui ne sont pas

conventionnels, ne font pas souffrir Lol.

Des victimes des conventions et des valeurs de la société• Il est d’abord difficile de considérer la princesse

comme une victime. Orpheline de père, sa mère,

Madame de Chartres, s’est attachée à lui donner de

la vertu et à se méfier des hommes (p. 41). Lorsque

la princesse se confie à sa mère, celle-ci, à l’article

de la mort, lui rappelle son devoir et sa vertu (p. 68).

En mourant son mari lui fait entendre qu’elle lui rend

la mort agréable parce qu’il pense qu’elle l’a trahi

(p.  162). Ces valeurs transmises et répétées

conduisent la princesse à renoncer à sa passion et

donc à un possible bonheur. On remarque que le

caractère sacré du mariage chrétien n’est pas évo-

qué dans le roman. On peut envisager que les valeurs

transmises par sa mère soient à l’origine de son mal-

heur mais ce n’est pas ce que conclut le roman. La

cour offrait à la princesse d’autres modèles et valeurs

contraires qu’elle aurait pu suivre. Si le roman instruit

du caractère destructeur de la passion, Madame de

Clèves est une héroïne d’exception qui offre un

exemple extraordinaire d’une passion surmontée et

« des exemples de vertu inimitables » !

• Au contraire, Julie d’Aiglemont est une victime. Sa

lettre à Louisa montre d’abord qu’elle n’a pas été

avertie de ce que représentait réellement le mariage.

Si elle est victime d’elle-même (p. 90), elle est aussi

victime d’une époque qui n’a pas pris soin de don-

ner aux femmes les moyens de s’émanciper comme

le suggère Mme de Listomère (p. 62-64) et le narra-

teur (p. 107-111,133). Julie dresse enfin un véritable

réquisitoire contre la société et l’institution du

mariage qu’elle compare à « une prostitution légale »

(p.  116-120). Le roman se montre plus nuancé et

plus ambigu en présentant notamment une femme

heureuse dans son mariage, Louisa (p. 95).

• Si un « on » parsème le roman, figure du regard de

la société (p.  28), de l’entourage (p.  142-143), ce

roman paraît ne pas s’interroger sur la responsabilité

d’un système de valeurs ou d’une société et d’une

éducation dans le malheur de Lol. La présence de la

mère est cependant associée aux amours de Lol et

elle meurt très tôt dans le roman sans que sa fille en

soit touchée (p.  32) ni qu’on s’interroge sur cette

indifférence (p. 32). On rappelle que la mère de Lol a,

sans en avertir sa fille, organisé son départ de S

Talha (p. 34-35) et que ce départ a manifestement

infléchi le destin de Lol. Le roman suggère donc une

responsabilité de la mère mais sans l’expliciter. Ce

roman peut aussi critiquer la société à travers la

peinture de la soirée donnée par Lol (p. 88-110, 141-

161). Lol a fini en se mariant par se fondre dans le

conformisme et devenir « une dormeuse debout »

(p. 33) et qui « fait la morte » (p. 37). Quand Lol se

réveille elle n’obéit plus qu’à son désir et à sa volonté

(p.  112) et s’affirme comme un individu face aux

autres et à leurs normes et dont ces pages pour-

raient être comprises comme leur une satire.

Axe d’étude 3Des choix narratifs originauxLa Princesse de Clèves• Choix d’un narrateur-extérieur et quasi absent

même si un « je » apparaît page 36 ainsi que quelques

commentaires.

• Narrateur omniscient.

• Système des temps du récit : le passé simple et les

temps qui s’y rattachent.

• Récits enchâssés menés par les personnages du

roman (ex.  : l’histoire de Sancerre et de Mme de

Tournon prise ne charge par M. de Clèves, p. 73-80).

• Abondance des discours rapportés.

• Nombreux examens de conscience (p.  118-119)

qui font entrer le lecteur dans la conscience des per-

sonnages et qui rappelle le monologue intérieur.

• Nombreuses scènes.

• Registres sérieux  : épidictique, délibératif, tra-

gique, lyrique et pathétique.

• Rythme du récit : un an pour environ 140 pages.

Rythme relativement rapide en dépit des portraits et

des analyses qui modulent cette rapidité.

• Ordre du récit chronologique et qui suit l’évolution

du personnage et la progression vers le dénoue-

ment.

• Un style classique qui refuse l’effet pour l’effet.

Une langue maîtrisée et claire en dépit d’un goût

pour de longues phrases complexes.

La Femme de trente ans• Choix d’un narrateur-extérieur qui multiplie les

focalisations.

• Narrateur omniscient qui commente abondam-

ment mais laisse aussi la parole à ses personnages.

« Le doigt de Dieu » fait cependant apparaître un nar-

rateur-personnage qui décrit et raconte la mort tra-

gique du petit Charles. Ce narrateur disparaît du

roman à la fin du chapitre. On l’interprète en général

comme une mise en scène de Balzac lui-même qui,

comme Hélène a souffert de la préférence de sa

mère pour son demi-frère.

• Système des temps du récit : le passé simple et les

temps qui s’y rattachent.

• Abondance des dialogues et notamment dans

« Souffrances inconnues ».

• Goût manifeste pour les portraits et les descrip-

tions.

• Intérêt pour les scènes dans tout le roman et pour

quelques scènes d’action (« Les deux rencontres »).

• Registres sérieux  : délibératif, polémique, didac-

tique, tragique, lyrique et pathétique.

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107

1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 5

• Rythme du récit rapide grâce à de nombreuses ellipses temporelles  : 30 ans pour 180 pages. De nombreuses pauses descriptives, analyses et com-mentaires modulent la rapidité de ce rythme.• Ordre du récit chronologique.• Un style d’une certaine simplicité et d’une grande maîtrise mais aussi très littéraire et virtuose dans les descriptions et portraits.

Le Ravissement de Lol V. Stein• Un narrateur-personnage : ce narrateur se carac-térise d’abord par l’aveu de son ignorance et par un discours lacunaire et déstabilisant (« j’invente ») ou donnant des informations que le roman n’exploitera pas et paraissant témoin de l’histoire qu’il raconte. Le lecteur découvre presque au milieu du roman l’identité de ce narrateur et en même temps le rôle qu’il joue dans l’histoire de l’héroïne. Le narrateur se nomme Jacques Hold, il a reconstitué l’histoire de Lol, il devient son amant, il est « le ravisseur ».• Focalisations internes mais qui sont parfois ambi-guës et se confondent avec une focalisation externe.• Système des temps très original du présent et du passé. Le présent est celui de l’acte de la narration. C’est à travers ce narrateur racontant l’histoire que le lecteur découvre la réalité évoquée. Ce présent donne l’impression que la narration des péripéties est simultanée aux péripéties elles-mêmes. Le récit se fait aussi au passé simple pour relater l’événe-ment principal – le bal – et ses conséquences. Les deux systèmes des temps alternent dans le roman mais de façon déséquilibrée pour être dominée par le système du présent.• Présence des dialogues.• Quelques portraits et descriptions.• Quelques scènes  : celle du bal, de la réception chez Lol, le voyage en train.• Registres sérieux : tragique et pathétique. On peut être sensible à un registre satirique lors de la récep-tion chez Lol.• Rythme du récit : de la naissance de Lol jusqu’à ce qu’elle dépasse l’âge de trente ans pour environ 180 pages. Si les résumés donnent un rythme rapide à l’ensemble du récit, la scène du bal. Les variations sont nombreuses et la scène du bal assez brève – quelques heures – est racontée en huit pages.• Ordre du récit : le roman suit chronologiquement la VIe de Lol mais le narrateur a déjà rencontré Lol lorsqu’il commence le récit de la VIe de Lol.• Style très particulier où se mêlent le récit, la parole des personnages, les commentaires du narrateur. Des phrases qui semblent échapper mais qui sont aussi précises et soucieuses d’informer clairement, sans rechercher l’effet, et dont le rythme est particu-lièrement travaillé.

Corpus BAC (séries générales)

p. 140 (ES/S) p. 142 (L/ES/S)

Émile Zola, Thérèse Raquin (1867), André Malraux,

La Condition humaine (1933), Albert Camus, L’Étran-

ger (1942)

LA QUESTION SUR LE CORPUS

Vous montrerez comment la description de la nature intervient dans les trois extraits.

Les trois textes, empruntés à des romans du XIXe et

XXe siècle, mettent en scène des héros masculins,

figures de meurtriers  : Laurent, Tchen et Meursault

commettent un assassinat. Zola, Malraux et Camus

inscrivent ces actes dans des lieux qui soulignent

leur gravité.

a. Dans les trois textes, la nature est présente à des

moments différents. Il s’agit d’une scène nocturne :

– chez Zola : paysage crépusculaire d’automne avec

une lumière qui décroît au fur et à mesure que le

meurtre se prépare  ; le décor « rougeâtre » devient

« blanchâtre » (faire un relevé des nombreux adjectifs

de couleur qui font référence à l’apparition progres-

sive de la nuit) ;

– chez Malraux  : présence de la nuit « minuit et

demi » et récurrence du terme « nuit »  ; une lumière

extérieure : « La seule lumière venait du building voi-

sin : un grand rectangle d’électricité pâle » ;– chez Camus, la scène se déroule en plein soleil :

nombreuses occurrences du terme. La lumière vive

et la chaleur ardente sont associées : image du feu

et de la « brûlure ».

b. Le silence est installé dans les trois textes mais

avec des variantes :

– chez Zola, le déclin de la lumière correspond à la

montée du silence ;

– chez Malraux, le bruit de la ville (« quatre ou cinq

klaxons grincèrent ») fait place peu à peu au silence ;

– chez Camus, le silence installé est rompu par la

détonation : « j’ai tiré encore quatre fois sur un corps

inerte ».

c. La scène du meurtre se situe à l’extérieur, au cœur

de la nature chez deux auteurs :

– paysage aquatique et végétal chez Zola ; la nature

est décrite avec précision dans un jeu de clair-obscur ;

– paysage maritime gorgé de lumière  chez Camus:

« le bruit des vagues », « une plage vibrante de

soleil » ;

– paysage extérieur chez Malraux : la ville moderne

avec ses buildings » et ses « klaxons » qui s’oppose

au lieu intimiste du crime : la chambre.

d. La nature participe du meurtre :

– chez Zola, la nature constitue le cadre et le témoin

du forfait. Place importante de la description de la

nature. D’un point de vue symbolique, le meurtre est

inscrit dans le décor  naturel et dans le changement

de saison: « la campagne … sent la mort venir »  ;

relever les nombreux indices qui invitent à une lec-

ture plurielle ;

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108

Français 1re – Livre du professeur

– chez Malraux, la nuit cristallise les sentiments du

personnage, notamment l’angoisse ;

– chez Camus, la nature fusionne avec le person-

nage  : « La brûlure du soleil gagnait mes joues »,

« Mes yeux étaient aveuglés  derrière ce rideau de

larmes et de sel ».

e. La voix narrative qui prend en charge la descrip-

tion entretient un lien particulier avec le décor :

– chez Zola, un narrateur omniscient ; le meurtre est

inscrit dans le décor. Effroi et malaise de Thérèse,

témoin muet. Inquiétude de Laurent : « il regardait les

deux rives… » ;

– chez Malraux, variation des points de vue à la

mesure de la complexité du héros. Approche du

personnage de l’extérieur et de l’intérieur à l’instar

du décor (la ville et la chambre) ;

– chez Camus, le narrateur, confondu avec la per-

sonnage, livre ses sensations/sentiments exacerbés

dans une nature ardente.

Une nature, cadre du meurtre avec une variante

chez Malraux (la scène se déroule à l’intérieur mais

de nuit). Un décor, symbole de la tragédie qui se

joue et reflet des sentiments des personnages.

COMMENTAIRE

Vous commenterez le texte d’André Malraux (Texte B).

INTRODUCTION

La Condition humaine (1933) constitue le troisième

roman dans la trilogie asiatique après Les Conqué-

rants (1927) et La Voie royale (1930). Cette œuvre est

la première à mettre en scène une action collective

et non plus seulement individuelle ; elle préfigure le

travail plus radical que l’écrivain accomplira dans

L’Espoir (1937). Dans ce roman historique, philoso-

phique, comme le suggère son titre, et profondé-

ment romanesque, l’auteur participe au renouvelle-

ment du genre dans l’entre-deux-guerres, en s’ins-

pirant du découpage en séquences qui s’apparente

à la fois au roman américain et aux techniques de

montage cinématographique. Il a obtenu le prix

Goncourt en 1933. L’action se situe en Chine, en

1927, dans un contexte révolutionnaire : insurrection

communiste réprimée par le général Chang-Kaï-

Chek rallié à l’aile droite du Kuomintang. Il s’agit de

la première page du roman qui met en scène un per-

sonnage en pleine action. Tchen, jeune Chinois,

engagé dans l’action terroriste, converti au marxisme

par le professeur français Gisors, doit assassiner un

trafiquant d’armes afin d’approvisionner le groupe

révolutionnaire auquel il appartient. Un meurtre pré-

médité  ; préparatifs de l’acte, concentration du

héros, mais hésitation et malaise ou angoisse du

meurtrier, à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de lui-

même. Introspection d’un terroriste dans une scène

d’une grande intensité émotionnelle. On pourra s’in-

terroger sur le traitement spécifique de cet incipit

romanesque où le lecteur est plongé in medias res.

PLAN

I. Les informations de l’incipit

II. L’habileté de l’incipit

DÉVELOPPEMENT

I. Les informations de l’incipitLes catégories spatio-temporelles, généralement asso-

ciées, semblent dissociées dès l’ouverture du roman.

A. Le temps• Les premiers éléments du texte  : des dates en

exergue et aucune information sur le lieu.

• Fonctions des repères temporels en ouverture :

– une fiction enracinée dans le temps historique, une

chronologie aux effets de réel ;

– une allusion historique qui mobilise la culture du

lecteur  : 21 mars 1927, début de l’insurrection de

Shangaï, d’où l’hypothèse du lecteur : lien entre l’in-

surrection (mot « révolution » dans le texte) et le

meurtre.

– un temps symbolique et mythique : 21 mars, prin-

temps ;

– temps du sacrifice aux Dionysies, rituel de mort et

de renouveau : Cf Images « sacrificateur » et « sacri-

fice à la révolution »  ; « Minuit et demi »  : minuit =

heure habituelle du crime mais refus du stéréotype,

expression détournée « et demi ».

• Toute l’action semble saisie dans un seul instant

dilaté, en suspens :

– rôle des nombreux verbes à l’imparfait ;

– rôle du participe présent « vivant » ;

– reprises dans le texte  : « la moustiquaire » ou le

couple « ce pied / cet homme » ;

– impression d’un temps éternisé : « le temps n’exis-

tait plus » (fin du §2) ; « non, il ne se passait rien ».

B. L’espace• Aucune référence à l’espace dans l’exergue : dans

quel pays l’action se situe-t-elle?

• À l’inverse, dans le corps du texte, c’est le temps

qui s’efface au profit de l’espace.

• Quelques indications spatiales :

– la ville  : grande agglomération animée et très

bruyante. Enfer sonore suggéré : « vacarme, quatre

ou cinq klaxons, embarras de voitures » = « là-bas

dans le monde des hommes » ;

– la pièce/une chambre ? Deux lieux séparés par une

frontière symbolique « les barreaux de la fenêtre » et

une rupture très nette entre l’ici et l’ailleurs :

– un resserrement de l’espace : extérieur/intérieur ;

– du vacarme au « silence » ;

– de la vie à la négation de la vie (sommeil et mort

imminente).

• Une proximité relative à travers les objets : « le lit »,

« la moustiquaire » (effet de séparation entre les deux

personnages), « ce tas de mousseline blanche » = un

cadre oriental suggéré = un décor minimaliste.

• Un espace fragmenté à travers les éléments géomé-

triques qui évoquent le cubisme dans les années 30.

– Des formes géométriques  : « grand rectangle » //

« rectangle de lumière », « coupé par les barreaux de

la fenêtre », « l’un rayait le lit » // Impression de verti-

calité : « tombait », « moustiquaire » = enfermement.

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109

1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 5

C. L’atmosphère • Un lieu clos qui rappelle l’univers fermé de la tra-

gédie.

• Mise en scène de l’espace où se prépare un

meurtre à travers les formes géométriques (Cf. 2).

• Un jeu de clair-obscur

• Des éclairages contrastés, source d’angoisse  :

« mousseline blanche », « seule lumière », « électricité

pâle », « rayait », « rectangle de lumière ».

• Références à « la nuit »  : antithèse  : « cette nuit

écrasée d’angoisse n’était que clarté ».

• Une atmosphère pesante.

D. Des personnages en situationa. Tchen• Identité révélée dès le premier mot ; écho d’une tradi-

tion romanesque mais silence sur le passé du person-

nage, les causes de l’action. Un personnage troublé.

Sensations• Manifestations de l’angoisse, au sens étymolo-

gique  : « angustus » = étroit, resserré et plusieurs

occurrences dans le texte.

• Malaise physique du héros : « L’angoisse lui tordait

l’estomac », « nausée », « cette nuit écrasée d’an-

goisse »  ; « les paupières battantes »  ; « les mains

hésitantes ».

Sentiments et pensées du personnage• Préméditation de l’acte et concentration sur le

geste à accomplir.

• Résolution et hésitations  : « sa propre fermeté…

mais avec hébétude » + jeu de questions en ouver-

ture et à la fin du §1 dans une composition circu-

laire  : « Découvert ? » = accès à la conscience du

personnage.

Interrogations sur le choix de l’arme  : « rasoir/poi-

gnard ».

• Angoisse double face à l’acte à accomplir et

devant la révélation soudaine de la profondeur de

l’inconscient (pulsions obscures).

• Idée d’une souffrance intérieure à travers une

durée subjective.

= Complexité du personnage confronté à lui-même

à travers le meurtre.

b. La victime• Reste anonyme.

• Une présence physique saisie à travers des élé-

ments :

– §1  « un corps … ce pied… de la chair d’homme » ;

– §3 « cet homme… ce pied… cet homme » ;

• Jeu d’échos : reprises, rôle des déictiques, synec-

doque du « pied ».

E. L’action• Un début in medias res.

• Le lecteur est introduit brutalement dans une

action violente  : « cet homme devait mourir », « il le

tuerait » « frapper ».

• Atmosphère pesante.

• Il ignore qui sont les protagonistes, leurs motiva-

tions et les enjeux de la scène.

• Longue réflexion sur l’arme du crime.

• Un roman qui s’ouvre par deux questions concises.

• Ambiguïté de l’énoncé :

– focalisation externe : un narrateur qui refuse d’aller

au-delà de la perception immédiate de la scène

– ou focalisation interne avec style indirect libre qui

permet d’accéder à la conscience du personnage et

à ses doutes ? Technique de l’introspection.

Un incipit romanesque entre tradition et écart qui

joue sur les codes et qui invite le lecteur à percevoir

événements comme personnages différemment.

II. L’habileté de l’incipit.A. Une attaque romanesque in medias res• Attaque percutante  différente d’un incipit balza-

cien : deux phrases très brèves jettent le lecteur au

milieu de l’action comme le suggèrent les verbes

« lever » et « frapper ».

B. L’effet d’attente• La première phrase nous plonge d’emblée dans le

« suspense » d’une mise à mort.

• Les questions qui encadrent le paragraphe limi-

naire rappellent l’ambiance des romans policiers. –

Hésitations et doutes au moment de perpétrer un

meurtre.

• Une découverte progressive et incomplète :

– aucun renseignement sur le protagoniste, si ce

n’est son nom. On est très éloigné de la technique

du portrait balzacien ;

– aucune explication sur les motivations de l’acte.

La réponse est différée.

• Une approche partielle de la victime à travers son

corps ; l’anonymat subsiste.

Cela participe d’une vision existentialiste du monde

où l’événement et sa perception précèdent sa com-

préhension.

C. L’identification au personnage• Accès à la conscience de Tchen : ses pensées et

ses sentiments (Cf. I, 4).

• Les techniques narratives: pluralité et croisement

des points de vue.

• L’omniscience narrative, forme assez tradition-

nelle.

• Le narrateur omniscient sait ce qui se passe à l’in-

térieur de son personnage :

– §1 : « l’angoisse lui tordait l’estomac » ;

– §2 : « dans cette nuit où le temps n’existait plus » :

commentaire du narrateur.

• La focalisation externe.

• Ouverture du texte au statut problématique  : on

peut y voir un narrateur externe ignorant des événe-

ments à venir.

• La focalisation interne qui place le lecteur dans la

conscience du personnage.

• Questions initiales que peut se poser un Tchen

hésitant :

– §2 : étonnement du héros face au monde « il y avait

encore des embarras de voitures, là-bas »

– début du §3 et l’acte prémédité: « Il se répétait… il

savait ».

= Approche de l’extérieur et de l’intérieur ; épaisseur

et profondeur du personnage qui découvre en lui

« un sacrificateur ».

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110

Français 1re – Livre du professeur

D. L’écriture de la rupture ou l’esthétique de la discontinuitéa. Variation des types de phrases• Modalité assertive très présente, souvent associée

aux passages de description et de commentaire.

• Modalité interrogative en ouverture avec ambiva-

lence du point de vue  : focalisation externe ou

interne.

• Modalité exclamative  : résolution du meurtrier et

hésitation : désir de combattre de face et à égalité

(fin du §1 focalisation interne).

• Modalité impérative présente indirectement à tra-

vers le lexique de l’obligation et le passage au dis-

cours indirect : « Il se répétait que cet homme devait

mourir ».

= État complexe du personnage sujet à des émo-

tions contradictoires.

b. Variation des structures syntaxiques• Des phrases nominales  : « Découvert ? » corres-

pondant à l’agitation de Tchen.

• Des phrases minimales  : « L’angoisse lui tordait

l’estomac » traduisant les sensations immédiates.

• Des phrases brisées fonctionnant par à-coups  :

« Et pas seulement aux dieux qu’il avait choisis ».

• Des phrases complexes mimant la complexité des

sentiments de Tchen  : « il connaissait…chair

d’homme ».

• Une parataxe dominante  : vision successive et

morcelée des éléments constitutifs de la scène.

E. Une écriture cinématographique ou « une litté-rature de montage » • Liens entre André Malraux et le cinéma  : intérêt

pour cet art.

• Projet de scénario avec Eisentein pour La Condi-

tion humaine. Esquisse d’une psychologie du cinéma

en 1946.

a. Des éléments visuelsChamp : Tchen et la victime.

Hors champ : la rue présente à travers le bruit.

= Rupture entre l’ici et l’ailleurs, entre le microcosme

et la macrocosme

Échelle des plans• Jeu sur les plans : gros plan sur le « pied » et plan

de demi-ensemble (corps).

• Une composition plastique de l’image avec les

formes géométriques.

Les éclairages• Un corps dans la pénombre que fait ressortir « la

mousseline » (deux occurrences).

• Un éclairage vif coupé par les barreaux  : « rec-

tangle d’électricité ».

= Un contraste noir/blanc qui a une valeur métapho-

rique : angoisse de Tchen et qui rappelle l’influence

du cinéma expressionniste.

b. Des éléments sonores• L’affrontement de deux univers  : vacarme de la

rue/silence de la chambre.

c. La caméra subjective• La vision de Tchen annoncée par le participe passé

« fasciné » et la précision du regard (§1), par les

verbes de parole : « se répétait » et de perception :

« Tchen découvrait ».

= Plongée dans l’univers intérieur d’un terroriste et

introspection.

CONCLUSION

• Grande richesse d’un incipit particulièrement origi-

nal :

– dans le traitement du cadre spatio-temporel  : un

espace dilaté et un temps ralenti, voire suspendu ;

– la construction du personnage : découverte immé-

diate de la complexité du personnage à travers l’ex-

pression de la solitude, d’une souffrance intérieure

et d’une angoisse double : acte à accomplir et pul-

sions de l’inconscient. La représentation tragique de

l’homme en situation est donnée à voir au lecteur.

• L’écriture romanesque :

– variété des points de vue, personnage vu de l’ex-

térieur et de l’intérieur ;

– le jeu croisé des focalisations permet de faire

émerger l’épaisseur et la profondeur de l’être ;

– une écriture qui emprunte à d’autres arts contem-

porains comme la peinture cubiste et le cinéma

expressionniste.

• Un meurtre initiatique :

– premier acte terroriste à rapprocher de l’attentat-

suicide dirigé contre Chang-Kaï-Chek et figure tra-

gique du héros (personnage en souffrance, résolu-

tions/hésitations, destin en marche…).

• Une page qui préfigure les thèmes fondamentaux

de l’œuvre :

– l’angoisse existentielle, l’absurde, le corps torturé

et le « bourreau de soi-même », le face à face de

l’homme et de l’univers.

DISSERTATION

Pour apprécier un roman, un lecteur a-t-il besoin de s’identifier au personnage principal et de par-tager ses sentiments ?

Amorce  : Le personnage principal est celui qui

retient l’attention du lecteur. Personnage dont on

relate les aventures, il est souvent proche du lecteur.

Analyse du sujet  : Le lecteur apprécie souvent le

roman quand il s’identifie au personnage principal et

qu’il partage ses sentiments. Mais l’identification au

personnage principal n’est pas toujours possible  :

un personnage est une image de l’homme, un

« masque », étymologiquement  : à ce titre, il peut

représenter une réalité qui ne plaît pas au lecteur, ou

qu’il est difficile de comprendre. Le roman ne se

limite pas non plus au personnage principal : outre

l’identification au lecteur, quels éléments constitutifs

du genre romanesque le lecteur peut-il apprécier ?

I. Le processus d’identification à l’œuvre dans le romanA. Le cas des romans à la première personne : il permet une meilleure identification du lecteur au

personnage principal. En racontant son histoire, le

personnage livre ses sentiments, et prend le lecteur

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111

1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 5

comme confident. Ce dernier éprouve alors un sen-

timent d’empathie.

Ex. : L’Abbé Prévost, Manon Lescaut (p. 88 ES/S /

p. 90 L/ES/S) : Des Grieux raconte sa propre histoire.

B. Le choix de la focalisation interne : le narrateur

nous fait vivre les événements à la place du person-

nage. Les sentiments de celui-ci sont livrés. La dis-

tance entre le personnage et le lecteur semble abolie.

Ex. : André Malraux, La Condition humaine (texte B

du corpus bac).

C. Un personnage terriblement humain  : les

romanciers choisissent de mettre en scène des per-

sonnages vraisemblables, aux sentiments humains.

On suit leur progression et on s’attache à eux,

comme à de véritables personnes.

Ex.  : Gustave Flaubert, Madame Bovary (p.  108

ES/S / p. 110 L/ES/S).

II. Mais l’identification au personnage principal n’est pas toujours possibleA. Le problème du mal : le personnage qui incarne

le mal n’est pas toujours celui à qui l’on s’identifie,

même s’il est le personnage principal du roman.

Ainsi en est-il des figures de meurtriers. Le person-

nage fascine, et c’est davantage ce qui plaît.

Ex. : Albert Camus, L’Étranger (p. 60 ES/S / p. 62 L/

ES/S et texte C du corpus bac).

B. L’incompréhension  : le personnage principal

peut être énigmatique. Les mobiles qui le font agir

ne sont pas toujours éclairants. Son étrangeté peut

être un frein au processus d’identification.

Ex. : Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Stend-

hal (p. 70 ES/S / p. 72 L/ES/S).

C. Les faits, rien que les faits : les actions du per-

sonnage principal peuvent être relatées, mais ses

sentiments ne sont pas livrés. C’est une des carac-

téristiques des romans du xxe siècle.

Ex.  : Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V.

Stein (p. 134 ES/S / p. 136 L/ES/S).

III. Le roman ne se limite pas au personnage prin-cipal  : d’autres éléments constitutifs du genre peuvent plaire au lecteurA. L’intrigue, l’histoire  : le récit peut être énigma-

tique. Il suscite la curiosité du lecteur, indépendam-

ment de la présence du personnage principal. Le

Nouveau Roman, en particulier, récuse la notion de

personnage : le lecteur n’a pas besoin de tout savoir

sur lui pour apprécier le roman.

Ex.  : Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (p. 77 ES/S /

p. 79 L/ES/S) où l’intrigue se construit petit à petit,

sans qu’il y ait un personnage principal facilement

identifiable.

B. L’ambiance du roman : le personnage principal ne

contribue pas seulement à faire apprécier un roman.

En choisissant d’insérer celui-ci dans une ambiance

qui fait rêver ou qui inquiète, le romancier cherche à

provoquer une émotion chez le lecteur. Il lui délivre

une vision du monde particulière, qui doit plaire.

Ex. : le monde des géants dans Gargantua de Fran-

çois Rabelais (p. 104 ES/S / p. 106 L/ES/S).

C. La multiplicité des personnages  : certains

romans choisissent de ne pas mettre en scène un

unique personnage (le personnage principal), mais

de montrer différents personnages, aux personnali-

tés différentes, dont l’évolution est racontée.

Ex. : les romans d’André Malraux, comme L’Espoir

ou La Condition humaine (texte B du corpus).

ÉCRITURE D’INVENTION

Lors de son procès, Thérèse doit raconter au juge la scène que vous venez de lire (Texte A) mais elle veut le convaincre, lui et les jurés, de l’entière responsabilité de Laurent dans le crime commis.

Les contraintes d’écriture : un texte argumentatif.

L’énonciation : Thérèse s’adresse aux juges lors de

son procès.

La visée du discours : convaincre (appel à la raison)

et persuader (appel aux sentiments) les juges de la

responsabilité de Laurent dans le crime.

Les registres  : jeu sur les registres didactique et

pathétique (procédés d’écriture à mobiliser).

La vision de Thérèse  : description des lieux et de

sentiments en opposition avec le texte A.

On veillera enfin à la qualité de la langue.

Corpus BAC (séries technologiques) p. 140

Stendhal, Le Rouge et le Noir (1830), Alexandre

Dumas, Les Trois mousquetaires (1844), André

Malraux, La Condition humaine (1933)

LES QUESTIONS SUR LE CORPUS

1. Comment l’évocation du lieu souligne-t-elle la gravité du geste?2. Comment le narrateur instaure-t-il une proxi-mité avec le personnage du meurtrier (Julien, Milady, Techen)?Les trois textes mettent en scène des figures de

meurtriers : Julien et Tchen commettent un assassi-

nat, tandis que la meurtrière, Milady, est tuée. Stend-

hal, Dumas et Malraux inscrivent ces actes dans des

lieux qui soulignent leur gravité. Toutes ces actions

sont accomplies dans des lieux écartés : les tentures

de l’église chez Stendhal (« toutes les fenêtres hautes

de l’édifice étaient voilées avec des rideaux cramoi-

sis »), la traversée de Milady et du bourreau dans Les

Trois mousquetaires, la présence de Tchen dans une

chambre calme qui s’oppose à la vie de l’extérieur (« il

y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans

le monde des hommes… »), tous ces éléments

tendent à isoler les meurtriers et à donner une cer-

taine gravité à leurs actions. Alexandre Dumas et

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112

Français 1re – Livre du professeur

André Malraux cherchent à créer également une

atmosphère lugubre, par le jeu de clair-obscur. La

lumière souligne des objets symboliques (« un rayon

de la lune se refléta sur la lame de sa large épée »,

écrit Dumas) ou le corps de celui qui doit être tué

dans La Condition humaine : « la seule lumière venait

du building voisin  : un grand rectangle d’électricité

pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l’un

rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en

accentuer le volume et la vie ». Les couleurs choisies

aussi annoncent l’acte à venir : les tentures de l’église

sont des « rideaux cramoisis », le ciel est rouge dans

le texte de Dumas (« les personnages se dessinaient

en noir sur l’horizon rougeâtre », et le noir et blanc qui

caractérise l’incipit de La Condition humaine rappelle

les films policiers. L’acte est alors dramatisé par le

décor. Enfin, les lieux choisis sont symboliques  :

l’acte que commet Julien se produit dans une église,

au moment de l’élévation, et symbolise le sacrifice de

Mme de Rênal. La traversée de Milady accompagnée

de son bourreau s’apparente à la traversée de l’Aché-

ron : Milady, la meurtrière, s’apprête à entrer dans la

mort et dans les Enfers. Tchen, quant à lui, se trouve

dans un endroit isolé où il s’apprête à commettre un

« sacrifice à la révolution ». Comment le narrateur ins-

taure-t-il une proximité avec le personnage du meur-

trier (Julien, Milady, Tchen) ? Les lecteurs n’éprouvent

pas de dégoût pour les meurtriers mis en scène, mais

ceux-ci suscitent leur compassion. Ainsi, le narrateur

insiste sur l’isolement de Julien : alors que tous fuient,

lui seul avance lentement et sa progression est ralen-

tie par des obstacles, un peu comme s’il vivait un

cauchemar (« il tomba », « ses pieds étaient embar-

rassés dans une chaise renversée par la foule »). L’in-

conscience du personnage s’oppose à l’affolement

de la foule et à la brutalité de son arrestation. Milady,

en revanche, attire la compassion du lecteur par ses

efforts désespérés pour fuir : « En arrivant au haut du

talus, elle glissa et tomba sur ses genoux ». Par son

impuissance à fuir, à échapper à son destin funeste,

Milady est un personnage tragique. Le lecteur a éga-

lement pitié du personnage de Tchen, dont les peurs

et les hésitations sont abondamment transcrites

(« l’angoisse lui tordait l’estomac »). Le personnage

doit commettre un acte qui lui répugne (« il se répétait

que cet homme devait mourir »). Mais le choix de la

focalisation permet également d’instaurer une proxi-

mité entre le personnage du meurtrier et le lecteur.

Stendhal et Malraux ont choisi de nous faire partici-

per aux pensées des personnages. La focalisation

interne rapproche le lecteur du personnage. Les per-

ceptions de Julien sont transcrites (« La vue de cette

femme qui l’avait tant aimé fit trembler le bras de

Julien ») tout comme celles de Tchen (il entend

« quatre ou cinq klaxons », il voit le « tas de mousse-

line blanche »). Leurs pensées sont aussi livrées, au

discours direct dans Le Rouge et le Noir (« Je ne le

puis, se disait-il à lui-même ; physiquement, je ne le

puis ») ou au discours indirect libre dans La Condition

humaine (« Frapperait-il au travers ? »).

COMMENTAIRE

Vous commenterez le texte d’André Malraux (Texte c), en vous aidant du parcours de lecture suivant : 1. Vous montrerez l’habileté de ce début de roman qui intrigue le lecteur.2. Comment la narration parvient-elle à rendre compte de la complexité de Tchen ?

Situation du passage  : L’extrait proposé est le

début de La Condition humaine, roman écrit par

Malraux.

Enjeu et spécificité du texte : Comme tout incipit,

il a pour fonction de délivrer des informations essen-

tielles à la compréhension du récit, mais aussi d’in-

triguer le lecteur, afin qu’il poursuive sa lecture.

Problématique : Comment, au-delà d’une scène de

crime fascinante, la narration provoque-t-elle une

réflexion sur la condition humaine ?

Annonce du plan  : Nous verrons d’abord que cet

incipit est mené avec art, de façon à intriguer le lec-

teur. Puis nous examinerons comment la narration

met en évidence la complexité de Tchen.

I. Un début de roman habile qui intrigue le lecteurA. Une attaque romanesque in medias resLe début est surprenant car nous sommes immédia-

tement transportés dans le récit d’une scène de

meurtre. Si l’identité d’un des deux personnages est

connue (Tchen), l’autre ne l’est pas : seul le corps de

la victime est décrit (« un corps moins visible qu’une

ombre, et d’où sortait seulement ce pied à demi

incliné par le sommeil »). Le cadre spatio-temporel

est également brouillé. Le texte commence par une

date et une heure : « 21 mars 1927, Minuit et demi »,

et la scène se passe dans un pays inconnu, exotique

comme l’indique la présence de la « moustiquaire »,

en Asie (si l’on prend en considération le nom du

personnage, Tchen), en pleine ville (« la seule lumière

venait du building voisin »), mais les informations

sont encore très vagues. Le lecteur ignore comment

Tchen est entré, pourquoi il désire tuer cet homme. Il

est immédiatement transporté au cœur de cet

assassinat.

B. L’effet d’attenteLe narrateur choisit d’intriguer le lecteur en allon-

geant le temps du récit. Pour cela, il nous fait rentrer

dans les pensées du personnage, qui suspendent

l’action, et constituent une scène : les questions tra-

duisent ses hésitations (« Tchen tenterait-il de lever

la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? »). Celles-

ci se retrouvent dans la suite du texte  : comment

Tchen commettrait-il son geste ? Avec quelle arme ?

Ces interrogations du personnage ralentissent l’ac-

tion dont la narration imite la durée et dramatisent le

récit. De même, la description du décor rend ce

début angoissant : la scène se passe dans un clair-

obscur qui fait penser à l’atmosphère des films poli-

ciers (« la seule lumière venait du building voisin : un

grand rectangle d’électricité pâle, coupé par les bar-

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113

1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 5

reaux de la fenêtre dont l’un rayait le lit juste au-des-

sous du pied »). Les sons entendus par le person-

nage, qui le terrifient (« quatre ou cinq klaxons grin-

cèrent à la fois »), contribuent également à ralentir

l’action.

C. L’identification au personnageLe lecteur est invité à explorer la conscience de

Tchen. Ainsi le champ lexical de la pensée donne

accès à la profondeur du personnage : des verbes

comme « il connaissait », « il se répétait », « Tchen

découvrait » dévoilent les plus secrets mouvements

de l’esprit du personnage. De plus, les interrogations

qui ouvrent le passage révèlent une hésitation sur la

meilleure façon d’accomplir le meurtre : « Tchen ten-

terait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au tra-

vers ? ». Par ailleurs, les temps verbaux employés

sont ceux du discours indirect libre : ils expriment les

pensées du personnage, qui sont fondues dans la

narration : les verbes « tenterait » et « frapperait » sont

en effet au conditionnel qui exprime ici le futur par

rapport au moment de l’action.

II. La complexité du personnageA. Les hésitations du personnageTchen se révèle déterminé à accomplir son geste :

« il connaissait sa propre fermeté » et il tente de se

persuader, avec le verbe « se répétait », qu’il s’agit

d’un devoir (le verbe est utilisé à deux reprises).

Mais de nombreux signes trahissent ses hésitations.

Les questions qu’il se pose sur les moyens qu’il doit

employer pour accomplir son geste prouvent qu’il

est novice dans ce domaine. Le fait d’avoir pris deux

armes différentes montre bien que le personnage

est confronté à un choix. Des signes physiques tra-

hissent sa peur : « l’angoisse lui tordait l’estomac »,

« les paupières battantes », « ses mains hésitantes »,

« ses doigts crispés ». Si le personnage paraît déter-

miné à accomplir ce meurtre, il n’en attend pas

moins un signe qui lui permettrait de ne pas le faire

de cette façon, comme les sons entendus, « quatre

ou cinq klaxons » qui lui offriraient l’occasion de

combattre « des ennemis éveillés ».

B. Le tragique du personnage : un sacrificateurPoussé à commettre ce meurtre, le personnage

s’assimile à un « sacrificateur ». Son geste acquiert

une autre dimension, à cause notamment du

contexte : le personnage à tuer est endormi, victime

déjà recouverte d’un linceul (le « tas de mousseline

blanche »), toute entière livrée à lui. L’image du sacri-

ficateur employée par le narrateur est explicitée par

la suite : Tchen s’apprête à commettre un sacrifice

au nom de dieux « qu’il avait choisis », un « sacrifice

à la révolution ». La dimension politique apparaît

alors et doit être mise en relation avec le contexte de

l’époque. Le personnage est un révolutionnaire, qui

se trouve confronté à un dilemme tragique  : doit-il

ou non tuer un homme ?

C. Une descente aux EnfersLe personnage prend conscience de la gravité de

l’acte qu’il s’apprête à commettre : son attention se

focalise sur le pied, symbole de la vie qu’il est sur le

point de ravir. Tout le reste du corps est noyé dans

l’obscurité, la personne qu’il doit tuer est anonyme.

Tchen prend petit à petit conscience de la vie : les

précisions apportées successivement, dans un

rythme ternaire, le montrent (« ce pied à demi incliné

par le sommeil, vivant quand même – de la chair

d’homme »). Tchen se trouve à la croisée de deux

chemins et il s’apprête à s’enfoncer dans l’inhumain.

Il se place dans un autre monde : « il y avait encore

des embarras de voitures, là-bas, dans le monde

des hommes », dans un autre temps (« dans cette

nuit où le temps n’existait plus »). L’image employée

« sous son sacrifice à la révolution grouillait tout un

monde de profondeurs » montre que le personnage

a pris conscience que son geste est symbolique : il

le fait rentrer dans l’inhumain. Tchen entame une

descente aux Enfers.

DISSERTATION

Pour apprécier un roman, un lecteur a-t-il besoin de s’identifier au personnage principal et de par-tager ses sentiments ?

Amorce  : Le personnage principal est celui qui

retient l’attention du lecteur. Personnage dont on

relate les aventures, il est souvent proche du lecteur.

Qu’est-ce qui contribue au succès du genre roma-

nesque ?

Analyse du sujet  : Le lecteur apprécie souvent le

roman quand il s’identifie au personnage principal et

qu’il partage ses sentiments. Mais l’identification au

personnage principal n’est pas toujours possible  :

un personnage est une image de l’homme, un

« masque », étymologiquement  : à ce titre, il peut

représenter une réalité qui ne plaît pas au lecteur, ou

qu’il est difficile de comprendre. Le roman ne se

limite pas non plus au personnage principal : le lec-

teur peut apprécier d’autres éléments constitutifs du

genre.

I. Le processus d’identification à l’œuvre dans le romanA. Le cas des romans à la première personneCe cas permet une meilleure identification du lecteur

au personnage principal. En racontant son histoire,

le personnage livre ses sentiments, et prend le lec-

teur comme confident. Ce dernier éprouve alors un

sentiment d’empathie.

Ex.  : L’Abbé Prévost, Manon Lescaut (p. 88)  : Des

Grieux raconte sa propre histoire.

B. Le choix de la focalisation interneLe narrateur nous fait vivre les événements à la place

du personnage. Les sentiments de celui-ci sont

livrés. La distance entre le personnage et le lecteur

semble abolie.

Ex.  : André Malraux, La Condition humaine (incipit

du corpus bac p. 142).

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Français 1re – Livre du professeur

C. Un personnage terriblement humainLes romanciers choisissent de mettre en scène des personnages vraisemblables, aux sentiments humains. On suit leur progression et on s’attache à eux, comme à de véritables personnes. Ex. : Gustave Flaubert, Madame Bovary (p. 108).

II. Mais l’identification au personnage principal n’est pas toujours possible.A. Le problème du malLe personnage qui incarne le mal n’est pas toujours celui à qui l’on s’identifie, même s’il est le person-nage principal du roman. Ainsi en est-il des figures de meurtriers. Le personnage fascine, et c’est davantage ce qui plaît. Ex. : Albert Camus, L’Étranger (p. 60).

B. L’incompréhensionLe personnage principal peut être énigmatique. Les mobiles qui le font agir ne sont pas toujours éclai-rants. Son étrangeté peut être un frein au processus d’identification. Ex. : Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Stend-hal (texte du corpus bac, page 141).

C. Les faits, rien que les faitsLes actions du personnage principal peuvent être relatées, mais ses sentiments ne sont pas livrés. C’est une des caractéristiques des romans du xxe siècle. Ex.  : Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein (p. 134).

III. Le roman ne se limite pas au personnage prin-cipal  : d’autres éléments constitutifs du genre peuvent plaire au lecteur.A. L’intrigue, l’histoireLe récit peut être énigmatique. Il suscite la curiosité du lecteur, indépendamment de la présence du per-sonnage principal. Le Nouveau Roman, en particu-lier, récuse la notion de personnage : le lecteur n’a pas besoin de tout savoir sur lui pour apprécier le roman. Ex.  : Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (p.  77  ; l’in-trigue se construit petit à petit, sans qu’il y ait un personnage principal facilement identifiable).

B. L’ambiance du romanLe personnage principal ne contribue pas seulement à faire apprécier un roman. En choisissant d’insérer celui-ci dans une ambiance qui fait rêver ou qui inquiète, le romancier cherche à provoquer une émotion chez le lecteur. Il lui délivre une vision du monde particulière, qui doit plaire. Ex. : Le monde des géants dans Gargantua de Fran-çois Rabelais (p. 104).

C. La multiplicité des personnagesCertains romans choisissent de ne pas mettre en scène un unique personnage (le personnage princi-pal), mais de montrer différents personnages, aux personnalités différentes, dont l’évolution est racon-tée. Ex. : Les romans d’André Malraux, comme L’Espoir ou La Condition humaine.

ECRITURE D’INVENTION

Rédigez la lettre que D’Artagnan écrit à un ami vingt ans après les faits. Il raconte la mort de Milady, l’attitude de ce personnage diabolique devant le bourreau. Il évoque ses sentiments d’alors et ses sentiments présents face à ce châ-timent ; il se reproche la mort de Milady, tout en essayant de se justifier.

Consignes explicites du sujetIl faut adopter le genre de la lettre, en tenant compte de la situation d’énonciation. La familiarité exces-sive doit être bannie  : il faut en effet respecter le style d’Alexandre Dumas. Mais la lettre doit s’appa-renter à une confession. Le récit de la mort de Milady doit s’appuyer sur le texte d’Alexandre Dumas, mais il ne s’agit pas de le recopier. Pour éviter cet écueil, il convient de rendre compte des différents senti-ments de l’expéditeur  : compassion, haine pour Milady, peur qu’elle ne s’échappe, etc. Les senti-ments présents de D’Artagnan doivent être trouvés : remords, regrets, tristesse, etc.Consignes implicites du sujetIl faut inventer les circonstances d’écriture de la lettre  : pourquoi D’Artagnan se souvient-il de cet épisode vingt ans après ? Pourquoi écrit-il plus par-ticulièrement à cet ami ? La relation d’amitié doit être vraisemblable. Pour cela, l’expéditeur de la lettre doit aussi « mettre en scène » leur relation  : depuis quand ne se sont-ils pas vus ? Qu’ont-ils vécu en commun ? La délibération du personnage doit se manifester dans le style  : questions, phrases sus-pensives, appels au destinataire, etc.

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1 – Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 5

LISTE DES RESSOURCES NUMÉRIQUES DU CHAPITRE 1

p. 46 (ES/S et Techno) / p. 48 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Paul Scarron, Le Roman Comiquep. 50 (ES/S et Techno) / p. 52 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Choderlos de Laclos, Les Liaisons

dangereusesp. 50 (ES/S et Techno) / p. 52 (L/ES/S) ➨ Vidéo ➨ Le style de Choderlos de Laclos, dans Les Liaisons

dangereuses, 1963p. 50 (ES/S et Techno) / p. 52 (L/ES/S) ➨ Fiche vidéo ➨ Le style de Choderlos de Laclos, dans

Les Liaisons dangereuses, 1963p. 66 (ES/S et Techno) / p. 68 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Mme de La Fayette, La Princesse de

Clèvesp. 72 (ES/S et Techno) / p. 74 (L/ES/S) ➨ Vidéo ➨ Adaptation d’Eugénie Grandet pour la télévision,

1968p. 72 (ES/S et Techno) / p. 74 (L/ES/S) ➨ Fiche vidéo ➨ Adaptation d’Eugénie Grandet pour

la télévision, 1968p. 74 (ES/S et Techno) / p. 76 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Marcel Proust, À l’ombre des jeunes

filles en fleursp. 77 (ES/S et Techno) / p. 79 (L/ES/S) ➨ Vidéo ➨ Interview d’Alain Robbe-Grillet à propos de

La Jalousiep. 77 (ES/S et Techno) / p. 79 (L/ES/S) ➨ Fiche vidéo ➨ Interview d’Alain Robbe-Grillet à propos de

La Jalousiep. 79 (ES/S et Techno) / p. 81 (L/ES/S) ➨ Étude d’œuvre ➨ Henri Matisse, Portrait de Madame

Matisse à la raie vertep. 81 (ES/S et Techno) / p. 83 (L/ES/S) ➨ Exercices à copier-coller ➨ Vocabulaire « Décrire le carac-

tère »p. 88 (ES/S et Techno) / p. 90 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Abbé Prévost, Manon Lescautp. 92 (ES/S et Techno) / p. 94 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Gustave Flaubert,

L’Éducation sentimentalep. 94 (ES/S et Techno) / p. 96 (L/ES/S) ➨ Vidéo ➨ Albert Cohen et la rencontre amoureuse dans

Belle du seigneurp. 94 (ES/S et Techno) / p. 96 (L/ES/S) ➨ Fiche vidéo ➨ Albert Cohen et la rencontre amoureuse dans

Belle du seigneurp. 102 (ES/S et Techno) / p. 104 (L/ES/S) ➨ Exercices à copier-coller ➨ Vocabulaire « Exprimer des

sentiments »p. 108 (ES/S et Techno) / p. 110 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Gustave Flaubert, Madame Bovaryp. 120 (ES/S et Techno) / p. 122 (L/ES/S) ➨ Étude d’œuvre ➨ Paul Véronèse, Les Noces de Canap. 122 (ES/S et Techno) / p. 124 (L/ES/S) ➨ Exercices à copier-coller ➨ Vocabulaire « Donner vie au

personnage »p. 130 (ES/S et Techno) / p. 132 (L/ES/S) ➨ Étude d’œuvre ➨ Théodore Géricault,

La Folle monomane du jeu

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