C'était malgré nous

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CAROLINE FABRE-ROUSSEAU C’ÉTAIT MALGRÉ NOUS ROMAN

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Un couple et leurs deux enfants coulent des jours tranquilles à Montpellier, dans une grande maison. Mais un jour, une partition de musique fait tout basculer. L'entourage a beau souffrir et crier au scandale, rien ne peut arrêter la vérité en marche. Le vernis du bonheur apparent craquelle, laissant apparaître un lourd secret de famille. Qui est véritablement Marcel Müller, ce grand-père alsacien « malgré nous », envoyé sur le Front de l'Est, soigné en Allemagne, puis capturé par les Soviétiques ? Que cache cette version officielle, écrite par sa fille Thérèse après sa mort ? Petit à petit, au hasard de rencontres, de musiques et de voyages, guérira une autre blessure de guerre, terrible et scandaleuse, jamais refermée. Trois générations pourront alors se réconcilier avec elles-mêmes.

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CAROLINE FABRE-ROUSSEAU

C’ÉTAIT MALGRÉ

NOUS

ROMAN

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Dans la même collection

LE BUREAU DES CHAGRINS D’AMOUR, Rica EtienneSENS INTERDIT, Bruno VinayLES MORTS LE DIRONT, Christophe GardaLES ŒILLETS JAUNES, Véronique El BazeLA CONFESSION DES ANGES, Christel NoirES-TU CELLE QUE J'AIMAIS ?, Loïc Etienne

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À mon mari et mes enfants, qui comptent plus que tout le reste.

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Le ventilateur

Dehors il fait mauvais. Je le vois à travers les fenêtres. Je n’aime pas cet endroit, cette odeur d’encre exhalée par les machines en surchauffe, ces néons éternellement allumés. Les photocopies tombent en rafale, les moteurs vrombissent et l’animateur radio de la station réglée en bruit de fond rend ce vacarme encore plus insupportable. Il enchaîne les blagues et les mauvais morceaux.

Je ne pourrais pas travailler ici. Ou alors, il me faudrait un casque comme les ouvriers qui se pro-tègent du bruit du marteau- piqueur. J’aurais dû dire à mon assistante de photocopier le Stabat Mater de Pergolèse au lieu de faire la queue dans cet affreux magasin. Je suis trop honnête, voilà pourquoi je perds mon temps dans des endroits aussi déprimants.

Je ne peux pas m’empêcher de penser à la mort de Pergolèse. Je l’imagine, crachant du sang, seul dans son couvent, se dépêchant de finir son Stabat Mater. Il devait manquer d’air, être épuisé, angoissé. Pourtant sa musique dégage une grande sérénité. C’est à la fois poignant et gai. Comment a- t-il fait ? Je l’admire  : à vingt- six ans, il était capable de mettre en musique la douleur d’une mère qui assiste impuissante à l’agonie de son fils. Cependant c’était un homme, un homme sans enfant de surcroît. Il avait tout compris. Il est mort

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jeune, mais il a réussi sa vie finalement. À quarante- cinq ans, je ne peux pas en dire autant. Je fais la queue dans un endroit minable et je m’énerve parce que j’ai peur d’être en retard à mon rendez- vous avec le comptable.

Il y a deux personnes devant moi. Je crois que ma partition est prête, il me semble la voir. Quelqu’un s’affaire au fond, avec de la musique aussi, j’ai l’impression. C’est rare. D’habitude, ce sont plutôt les stagiaires qui font reproduire leur thèse scientifique. Le magasin de photocopies est au milieu des bâtiments du Centre de recherche, c’est pratique pour eux. Quel âge peut- il bien avoir ? Plus âgé que moi, je pense. Quoique... Difficile à dire de dos. Un blue- jean, un T- shirt noir, les cheveux un peu longs, bouclés. Ah, enfin, c’est à moi. Six euros vingt- quatre. Je n’ai pas la monnaie, comme d’habitude. Ça va me retarder.

– Excusez- moi, c’est à vous cette partition de Pergolèse ?

– Oui, c’est bien ma partition, dis- je d’une voix mal assurée.

Pourquoi s’adresse- t-il à moi ? Est- ce qu’il y a un problème ?

– Vous chantez ? – Non, je joue du piano.– Magnifique ! Vous accompagnez les chanteurs ? – Euh, j’essaie. On doit donner un concert dans

six mois. Mais nous sommes des amateurs, dis- je en bredouillant.

– Vous savez déchiffrer ?– Un peu.– Regardez ce morceau. Qu’en pensez- vous ?– C’est America dans West Side Story.

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– Vous le trouvez difficile ?– Comme ça, à première vue, pas trop. Derrière nous, les gens s’impatientent. Il se met

sur le côté et me fait de la place pour les laisser passer. Il poursuit avec animation :

– Écoutez, je dois passer un examen et je n’ai plus d’accompagnateur. Le pianiste a de plus en plus le trac, et il m’a dit la semaine dernière qu’il préférait arrêter. J’ai une amie pianiste, mais elle n’a pas le temps. Est- ce que vous accepteriez de m’accompagner ?

– Je ne sais pas, j’ai peur de ne pas avoir le temps moi non plus, je fais du piano en amateur à mes heures perdues. Et je n’en ai pas beaucoup, dis- je en hésitant.

– J’ai fait exprès de vous attendre, reprend- il en détachant ses mots. Quand j’ai vu cette parti-tion de Pergolèse, je me suis dit que le hasard fai-sait bien les choses et que j’allais rencontrer quelqu’un qui pourrait m’aider. Je ne me suis pas trompé !

Il rit. Je remarque les petites rides autour de ses yeux et les trouve charmantes. Ce sont les rides de quelqu’un qui sourit beaucoup. Je donne un billet de dix euros à la vendeuse. Ce n’est pas grave après tout si je dois attendre la monnaie. Je lui pose une question à mon tour.

– Quand a lieu votre examen ?– Dans un mois.– Ça me laisse peu de temps pour travailler. – Sinon, vous connaissez peut- être quelqu’un ? – Je pourrais demander à mon professeur de

piano. Elle a l’habitude d’accompagner les élèves lors des auditions et c’est une excellente pianiste.

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Mais elle fait du piano classique. Je ne sais pas si elle jouera du Bernstein si facilement.

– Si elle est professeur de classique, elle peut jouer n’importe quelle partition écrite. Mais je suis sûr que vous en êtes capable si vous accompagnez le Stabat Mater. Je vais vous laisser mes coordon-nées, réfléchissez et contactez- moi dès que vous pouvez.

La radio diffuse une publicité pour une enseigne de bricolage : « C’est l’automne, changez de décor. » C’est bizarre, il me semble que le décor du magasin a changé depuis tout à l’heure. Les machines en pleine activité diffusent une chaleur agréable. Dehors, il fait plus sombre. Il commence à pleuvoir. La lumière des néons nous enveloppe. Nous sommes comme dans un cocon, à l’abri du mauvais temps. Il commence à ranger ses affaires. Je le retiens avec une autre question :

– De quel examen s’agit- il ?– De l’examen d’entrée à l’École de jazz. Pour

faire partie de l’équipe. Ils recrutent. Il y a plu-sieurs épreuves instrumentales et vocales. Je vou-drais vraiment réussir. Je cherche du travail. Je suis rentré des États- Unis il y a quelque temps et je joue dans les pianos- bars, mais si je pouvais avoir des élèves et un boulot régulier, ça serait mieux.

– Vous rentrez des États- Unis ?– J’habitais à La Nouvelle- Orléans mais, avec

Katrina, j’ai tout perdu. Comme ma mère habite ici et qu’elle vieillit, je me suis dit que c’était le moment de rentrer.

Dehors, il pleut des trombes d’eau. Les clients pestent contre les pluies cévenoles et scrutent le ciel, attendant une accalmie au chaud. Une étudiante

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court, un sac en plastique rose sur la tête. L’eau ruisselle sur les vitres et brouille sa silhouette. Je me tourne vers lui.

– Mais pourquoi ne vous accompagnez- vous pas vous- même, puisque vous jouez du piano ?

– Cette partition est trop difficile pour moi. Je suis très mauvais lecteur. J’ai l’habitude de travailler avec le Real Book et d’improviser. Je fais du jazz.

– Pour moi, c’est exactement le contraire ! Je sais lire et jouer des partitions classiques, en revanche j’ai beaucoup de mal avec le Real Book, les lettres à la place des notes, les accords... Je fais partie d’un petit groupe de jazz et je peine !

Le ciel s’est éclairci. Des clients se risquent au dehors, bravant la pluie. Je jette un coup d’œil à ma montre et m’écrie :

– Oh, il est presque onze heures ! Excusez- moi, il faut que j’y aille, j’ai un rendez- vous. Je vous rappelle ! Voici ma carte, vous aurez mes coordon-nées. À bientôt !

– Je m’appelle Jean, Jean Thomann. Tenez, ma carte. Au revoir, merci beaucoup ! Je compte sur vous. J’espère à très bientôt !

Je glisse la partition de Pergolèse sous ma veste et quitte le magasin. Je cours vers la voiture, le livret bien à l’abri contre moi. J’aperçois Jean Thomann à travers la vitre. Il me fait signe de la main. Sa silhouette disparaît dans le rétroviseur, avalée par la buée.

Finalement, j’adore faire des photocopies. J’espère que je n’avais pas trop mauvaise mine. Je travaille trop, ça va me faire vieillir prématu-rément, si je ne fais pas attention. Je rêverais de l’accompagner. Il est si séduisant, son sourire me

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fait complètement craquer. Non, soyons raison-nable, je ne peux pas tout faire : finir mes dossiers et accompagner un chanteur. Il a du charme. Et un regard qui pétille ! Il doit avoir un succès fou. Quelle chance de l’avoir rencontré ! Grâce à la musique. C’est incroyable ! Une rencontre aussi romantique dans un endroit aussi laid ! Il faut que je réfléchisse. Je vais appeler ma prof. Elle acceptera peut- être. Du moins je l’espère. Ou je ne l’espère pas.

J’ai contacté Hélène pour lui transmettre la proposition et j’ai envoyé un mail à Jean. Il faut s’entraider entre musiciens. Il m’a répondu deux jours plus tard. Il me remercie : Hélène a accepté. Il est soulagé, mais regrette que je ne veuille pas l’accompagner. Pourquoi insiste- t-il ? Hélène est une professionnelle, c’est plus sûr. C’est plus rai-sonnable aussi... De toute façon, je n’aurais pas réussi à jouer correctement. Je n’ai pas un assez bon niveau. Il aimerait me revoir et me demande de passer au Magic Bar. Il y joue tous les soirs. Je rêverais d’y aller ! Il faudrait que j’emmène Dominique et les enfants. Ce serait plus prudent. On dînerait et on écouterait de la musique. Jules et Adrien seront ravis de m’accompagner. Dominique, je ne sais pas. Au moins, ça nous détendra et on aura un sujet de discussion. On a de plus en plus de mal à communiquer. Je crois qu’on s’est mariés trop jeunes. Ensuite, les enfants sont arrivés très vite. La vie n’était pas facile ! C’était de la survie. Et petit à petit, à force de régler les problèmes cou-rants, de gérer l’entreprise familiale, nous nous sommes éloignés l’un de l’autre.

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Il fallait travailler, toujours travailler pour payer notre premier appartement et élever les enfants. Pas assez d’argent pour payer une baby- sitter et sortir, ou pas assez de temps pour ne rien faire, tout simplement. Dominique a tenu bon sans se plaindre, comme un bon petit soldat. Je l’admire, mais je ne sais plus comment lui parler. Pour Dominique, mon piano c’est incompréhensible. Et je crois que ça l’agace. J’ai repris il y a cinq ans, quand j’en ai eu quarante. Tout d’un coup, il fal-lait que je reprenne. C’était plus fort que moi.

J’avais un vieux piano issu de mon enfance et qui m’avait suivi pendant mes classes au conserva-toire. Au début de notre mariage, je jouais encore quelques morceaux, ceux que je connaissais par cœur et qui ne demandaient aucun effort. Puis j’ai joué le premier mouvement des morceaux les plus courts, puis un seul morceau, puis aucun. Il ne fal-lait pas réveiller les enfants pendant la sieste. J’ai fermé le piano. Et j’ai essayé de ne plus le regarder. Il était devenu insupportable, un vrai reproche vivant. Un jour, les enfants ont moins fait la sieste. J’ai ouvert le piano et j’ai joué quelques notes. Hélas, tout avait disparu : mon niveau et l’âme du piano, malmené par le chauffage au sol. J’ai décidé de faire venir un accordeur. Il a pris un air effaré et a essayé de sauver ce qui pouvait l’être. J’ai recom-mencé à jouer, en choisissant des morceaux faciles. Petit à petit, j’ai repris courage. Mon piano et moi, nous avancions doucement, comme deux convalescents.

Mais un soir de décembre, il a rendu l’âme en pleine tempête. Il agonisait depuis longtemps à cause de son cadre en bois trop sensible. J’attendais

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l’accordeur pour une énième intervention, ou plu-tôt je ne l’attendais plus, car les routes étaient cou-pées. Alerte rouge. Une panne de secteur nous avait plongés dans le noir. Les orages avaient été violents toute la journée. Personne ne travaillait, les bureaux et les écoles avaient été évacués. Il était fortement déconseillé de rouler en voiture. Nous étions rassemblés dans la cuisine autour d’un chocolat qui avait la saveur du miracle, grâce à un Camping-gaz de fortune qui nous avait per-mis de le réchauffer.

On a frappé à la porte. C’était l’accordeur  : souriant, les cheveux mouillés et le manteau ruisse-lant d’eau. Il avait trouvé une voie en montant der-rière la colline. Il n’y avait plus d’électricité, alors il a travaillé à la bougie. Nous étions comme dans une église, avec les notes qui vacillaient à la lueur de la flamme. Un sentiment de mystère nous enveloppait, le tonnerre grondait, l’accordeur restait étonnam-ment calme et concentré. Jules et Adrien étaient dans un état d’excitation intense. Un mélange de joie et de terreur. Joie de ne pas être allés à l’école, terreur d’être coupés du monde, sans électricité ni eau chaude, avec le bruit des éclairs et des trombes d’eau qui s’abattaient sur le toit. L’accordeur était comme un dieu qui se rit des éléments déchaînés pour réparer un instrument de musique. C’est la dernière image que j’ai gardée de lui.

Ce fut sa dernière intervention. Pour lui, je devais me séparer du Érard de mon enfance : je me ruinais en réparations. Certaines touches ne mar-chaient plus, il fallait changer les marteaux, les feutres, recoller la table d’harmonie. Lui- même pouvait me proposer des pianos anciens dans son

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atelier de restauration, car passer de l’ancien au neuf lui paraissait difficile, voire impossible.

J’ai laissé s’écouler quelques mois, ménageant mon vieux piano, comme je le pouvais. Mais de plus en plus d’accidents se produisaient  : les touches restaient enfoncées, les accords étaient faux, certaines notes étaient mortes. Il fallait me rendre à l’évidence  : il était à bout de forces, je devais m’en séparer et lui trouver un successeur. Je décidai de contacter l’accordeur. En vain. Il avait mystérieusement disparu. De guerre lasse, je com-mençai mes recherches dans tous les magasins de musique de la région, pensant au stock de pianos restaurés, devenu inaccessible. Je jouais inlassable-ment tous les morceaux de mon répertoire sur des pianos neufs et insensibles ou anciens et en mau-vais état. Je pleurais mon piano vieux et malade, qui était mort en emportant avec lui son moelleux, sa douceur et sa patine.

Un jour, je décidai de me rendre au magasin pour en avoir le cœur net. Tout était fermé. J’avais beau sonner, téléphoner de mon portable, appeler, personne ne bougeait. Il n’y avait pas le moindre petit panneau, pas la moindre explication. Le pro-priétaire de l’atelier de restauration de meubles anciens, qui jouxtait l’accordeur, finit par sortir, alerté par le bruit. Il m’apprit alors sans ménage-ment que mon accordeur était mort d’un cancer des os fulgurant, qui l’avait emporté en trois mois. Je n’arrivais pas à y croire. Je le revoyais, tra-vaillant à la lueur des bougies, entouré des enfants en pleine adoration, comme sur un tableau de Fantin- Latour. Ce n’était pas possible : il s’était ri de la tempête. Il était invincible.

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Son atelier était fermé, il allait être vendu. J’ai insisté pour avoir un nom, un contact. Je ne pou-vais pas laisser partir les pianos sans rien faire. Heureusement, le voisin se rappela que la belle- sœur de l’accordeur était passée à l’atelier pour lui annoncer la nouvelle. Il n’avait gardé ni son nom, ni son adresse, mais se souvenait qu’elle travaillait comme secrétaire dans un garage à Assas. Je retrouvai facilement le numéro de téléphone de l’unique garage du village. La secrétaire fut très surprise d’être contactée pour un piano, alors qu’elle avait l’habitude de gérer des voitures. Elle me raconta qu’elle était sur le point de se débar-rasser du stock, grâce à l’école de musique d’As-sas, avec laquelle elle avait rendez- vous le lendemain. Je la suppliai de me montrer les pianos avant leur visite et elle accepta d’ouvrir l’atelier pour moi dans la soirée.

Elle m’attendait devant l’atelier désert. Elle était si émue qu’elle n’arrivait pas à retrouver la bonne clé. L’atelier était froid et les pianos recouverts de poussière. Il y régnait une odeur de renfermé et d’humidité. Je frissonnai et lui demandai la per-mission de jouer. Pour des raisons de place et de budget, je ne pouvais acheter ni un piano à queue, ni un demi- queue, ni même un quart-de-queue. Je sélectionnai donc quatre pianos droits. Je jouai d’abord sur le moins cher, un petit piano d’études, noir. « C’était le piano d’Alain », me dit- elle, la gorge nouée. Comme elle devait l’aimer ! « Il était parti si vite, il avait encore tant de projets », continua- t-elle dans un souffle.

Mais je ne voulais pas d’un piano si petit. Même s’il était dans mon budget. J’essayai les trois

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suivants : le premier était trop étouffé, le deuxième trop métallique et le dernier trop strident. Au fond du magasin, un piano en bois clair, orné d’une frise de feuilles d’acanthe stylisées, de l’époque Art déco, m’attirait irrésistiblement. Il était, hélas, beaucoup trop cher pour moi. Mais il avait si fière allure du haut de son mètre trente ! C’était un Seiler, me dit la belle- sœur, Alain avait travaillé dessus avant de partir à l’hôpital. Son dernier piano restauré.

Je me décidai à l’ouvrir. Je contemplai d’abord les touches blanches et parfaites comme des dents d’enfant. Je commençai avec la Première Arabesque de Debussy. Fluide, légère avec des ruptures de rythme et de nuances que ne supportait pas un piano neuf. Sur le Seiler, je pouvais moduler les parties piano, pianissimo et pianississimo sans effort. Puis je changeai complètement de registre. Je m’en donnai à cœur joie avec la Pathétique de Beethoven. Le piano recelait des trésors de puis-sance tragique sans être assourdissant. Je terminai avec le Nocturne n°  19 de Chopin, méditatif et contrasté. À force de jouer ces morceaux sur des pianos neufs et désincarnés, j’avais fini par oublier qu’ils pouvaient être aussi riches. Sur le Seiler, je retrouvais un toucher doux et des possibilités infi-nies de nuances. Je ne savais plus que faire. Les autres pianos me paraissaient très fades. J’avais épuisé tous les magasins de la ville. Ce piano- là risquait de disparaître le lendemain. Je ne pouvais l’imaginer : il me le fallait ! Le cadre était en métal, la table d’harmonie parfaite, les feutres avaient été changés, les touches étaient égales. Je ne pouvais pas me tromper. Qu’importait le prix, je décidai de

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repousser l’achat de la voiture, prévu le mois sui-vant. Je réservai le Seiler. Le lendemain, je revenais pour faire le chèque. J’avais le sentiment que l’ac-cordeur me laissait ce piano en héritage, sentiment renforcé par le contrat de vente rédigé par des notaires, puisqu’il s’agissait d’une succession. C’était son testament.

C’est le meilleur achat que j’aie jamais fait. Ce piano me plonge dans un monde où je n’ai besoin de personne. Dominique dit que je deviens sau-vage. C’est vrai que la musique m’attire plus que les gens. Quand je sors, c’est pour aller au concert. Le soir, je ne regarde pas la télévision, je joue du piano avant d’aller me coucher. J’ai une vie trop réglée. Travail, maison, enfants, on fait l’amour le samedi soir parce qu’il le faut bien. Je m’en passe-rais. Je devrais peut- être accompagner Jean finale-ment. Je n’arrête pas d’y penser. Je pourrais commencer à déchiffrer la partition. Non, j’aurais trop le trac. Il vaut mieux laisser Hélène agir en professionnelle. Je n’ai pas envie que Jean échoue à son examen à cause de moi. Il mérite mieux que ça.

On a passé une magnifique soirée au piano- bar. Jean nous a tous fait jouer, à part Dominique, bien sûr, qui ne joue d’aucun instrument. Jules l’a accompagné à la batterie, Adrien a joué sans se démonter Wonderwall à la guitare et moi Cantaloupe Island de Herbie Hancock. Une ambiance du ton-nerre ! Je n’aurais jamais imaginé jouer devant des inconnus et m’amuser autant. J’aurais dû faire ça plus tôt. Jean joue du piano, du banjo et passe de table en table avec nonchalance. Il nous a raconté qu’il avait accompagné pendant des années la

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maîtresse attitrée de Clinton, une chanteuse qui avait ouvert un piano- bar avec les indemnités qu’elle avait obtenues quand Clinton s’est mis à faire de la politique et donc à se débarrasser des témoins gênants de sa jeunesse. Elle a fait valoir qu’elle avait droit à une pension pour l’avoir sup-porté pendant plus de dix ans. C’est elle qui est à l’origine du mot palimoney.

Après avoir étudié au Berklee College of Music de Boston, tout en travaillant dans les restaurants pour payer ses études, Jean a habité Los Angeles, puis La Nouvelle- Orléans. Quelle vie trépidante ! Il joue avec délectation, le sourire aux lèvres. Et pourtant il a tout perdu avec le cyclone. Il soigne sa voix à coups de cigarettes et d’alcool pour la rendre plus jazzy. Il nous a raconté des blagues, des dizaines de blagues.

C’est fascinant, ces gens qui retiennent les blagues. J’en suis incapable. Mon cerveau s’est engourdi à force de rester dans son cadre. Je ne savais pas qu’on pouvait se sentir si bien. J’ai tou-jours eu peur de jouer en public. C’est normal, ça me rappelle les auditions et les examens de mon enfance. Le sentiment qu’il fallait arriver au bout du morceau sans faire une fausse note, comme marcher sur un étang gelé en espérant arriver de l’autre côté, sans tomber dans l’eau glacée. Avec tous ces yeux rivés sur votre dos. Ces corbeaux qui vont se jeter sur votre carcasse si vous vous trompez.

Heureusement, il existe des endroits où l’on peut jouer en se trompant et en continuant, parce que ce qui compte avant tout, c’est de s’amuser et de faire plaisir aux gens, sans perdre le rythme.

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C’est facile ici. Jean m’encourage, c’est bon enfant, un couple rit, un homme bat la mesure sur son verre de vin. La lumière est tamisée, un brouhaha rassurant monte des tables, certains écoutent, d’autres discutent, ça n’a pas d’importance. Dominique a l’air absent. Moi, je voudrais que cette soirée ne finisse jamais. Je voudrais l’absor-ber par tous les pores de ma peau, m’imprégner des accords, des cadences, des syncopes, de cette joyeuse vitalité que Jean me donne sans le savoir. Il me fait du bien. Dominique est toujours aussi hermétique. Je ne pourrai pas lui dire que j’ai aimé jouer ici, encore une fois nous allons rester sourds et muets. Sa carapace me donne la nausée. Heureusement que les enfants sont avec nous. Ils font le lien. Que se passerait- il si on se séparait ? J’y pense de plus en plus souvent. Depuis toujours en fait.

Comment ai- je pu tenir si longtemps ? Sans doute par peur du scandale et dans l’espoir qu’en faisant les choses comme il fallait, j’allais y arriver. Personne n’a pu se douter de rien. Mais je ne peux pas continuer à me mentir. Je me sens comme un nageur épuisé qui lutte contre les courants et les vagues et essaie de reprendre son souffle en s’ac-crochant à une bouée. Qui tente de garder son calme pour ne pas s’enfoncer. Je fais toujours le même cauchemar. Le vent souffle, le nageur distingue à peine les bateaux sur la plage, là- bas les gens sont comme des fourmis, les cris des enfants sont couverts par le bruit des vagues. Le nageur s’enfonce, parce qu’il porte un enfant sur le dos, ce poids l’entraîne. « Accroche- toi à la bouée. Ne t’accroche pas à moi ! » dit- il à l’enfant

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qui peine et claque des dents. Pourquoi les secours ne viennent- ils pas ? L’enfant se repose. « On va rentrer doucement, en longeant la ligne des bouées, pars devant moi. » L’enfant repart confiant, le nageur est libéré d’un grand poids. J’entends les cris des enfants, je reviens à la vie, mon enfant n’a pas eu peur, c’est moi qui ai eu peur de le perdre et de me perdre. Mon cœur bat à tout rompre, j’ai cru mourir, je n’aurais pas dû relever le défi et aller plus loin, tous les jours un peu plus loin ; c’est épuisant.

Jean ne veut pas parler de Katrina. Son sourire perpétuel se fige. Moi, j’entends le mugissement du vent, les trombes d’eau qui s’abattent sur les maisons, les bouts de toit arrachés qui volent et se cognent contre les lampadaires, les sirènes des pompiers et surtout les cris des enfants. Puis j’en-tends tomber le grand silence sur la ville inondée, une torpeur désespérée qui saisit cette ville d’habi-tude bruissante d’accords de jazz, de banjo et de piano. C’est ce silence qui a fait fuir les musiciens. Un silence réprobateur.

Jean a survécu, il a fui. Mais sa vitalité est restée intacte. C’est elle qui m’attire tant. Pourrait- il m’en donner un peu ? Après son examen, je vais prendre des cours de jazz avec lui. Je le verrai toutes les semaines. Peut- être plus même. Je ne veux plus lais-ser passer ma chance. Je voudrais que mes matins soient le commencement du monde, je voudrais aimer le goût du café dans ma tasse, je voudrais avoir faim pour de bon, me réjouir de la saveur du pain frais, je voudrais sentir tous les parfums du matin dans le jardin, avant de m’enfermer dans la voiture. Je voudrais retrouver l’envie d’observer

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l’araignée qui tisse délicatement sa toile, me deman-der pourquoi le ciel peut être si bleu. Je voudrais voir les rayons du soleil bien droits, traversés par la fumée des feuilles d’automne. Je voudrais sentir cette odeur âcre, un peu piquante qui raconte toute une saison. Je voudrais vivre. Je regarde le spec-tacle parfait de ma vie parfaite, je me répète que j’ai beaucoup de chance, un métier, de l’argent, une famille, une belle maison, et je me contrains à rester dans le cadre. La photo est belle. Quelqu’un voit- il mon sourire forcé ? Quelqu’un voit- il le vide et l’ennui qui s’y cachent ? Mes enfants ramassent des cailloux aux formes bizarres, collectionnent des coquillages roses, gris, beiges, blancs, noirs, cueillent les fleurs sauvages, se roulent dans l’herbe en hurlant. Je les envie. Ils se sentent si riches de posséder tous ces trésors dérisoires, ces bouts de bois flottant. J’ai perdu mes collections de cailloux d’enfant, je les ai jetées. Je n’arrive plus à les retrouver. Je les ai jetées avec mes rêves. Et il faut continuer à nager, à avancer. Quand je joue du piano, j’ai moins peur, je ne pense plus. Je n’entends plus la musique lancinante et désespérante du « À quoi bon ? ». Ce refrain grinçant qui me trans-forme en automate et me vide de mon sang. Quand je joue, je fais une pause, j’arrête d’essayer de faire semblant du mieux possible. J’arrête d’essayer d’être quelqu’un d’autre. Mais je ne peux pas jouer du piano toute la journée ou toute la nuit quand je n’arrive pas à dormir. J’ai repris le piano il y a cinq ans pour survivre. Et maintenant je reviens à moi à chaque fois que je joue.

Jean a eu son examen. Il nous a invités, Hélène et moi, pour nous remercier. On a bu du champagne.

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Il habite chez sa mère. Une vieille dame très digne, qui marche avec une canne, mais se tient étonnam-ment droite. Jean s’est aménagé le premier étage, laissant sa mère au rez- de- chaussée pour lui éviter de monter les escaliers. Il raconte qu’il ne veut plus remettre les pieds à La Nouvelle- Orléans. Il est écœuré par les promoteurs qui rachètent les maisons détruites des Noirs pour reconstruire des villas chics pour les Blancs. Rien n’est fait pour les reloger, on expulse les Noirs des logements sociaux que l’on décide de raser. Le cyclone a réussi à vider la ville de ses habitants noirs et pauvres. Seuls quelques bénévoles reconstruisent patiemment des maisons au compte- goutte. J’ai vu son regard se voiler, il paraît qu’il n’y a plus beaucoup de parades d’enterrement là- bas, ces parades si gaies qui faisaient la fierté de la ville et pourtant il y a eu beaucoup de morts. Il nous joue un blues très triste  : Ain’t Got No Home. Puis, très vite, il enchaîne avec Satin Doll pour oublier qu’il a pu être triste. Quand nous sommes partis, Hélène et moi, je n’ai pas pu m’empêcher de poser ma main sur son bras pour le réconforter, j’avais envie d’un contact physique. Il ne s’est pas raidi, il m’a même souri. Il m’a montré un vieux ventilateur en piteux état. « C’est tout ce que j’ai retrouvé dans les décombres. Un truc qui fait du vent. Curieusement, il marche encore. Parfois je l’allume et son ronron-nement me replonge dans la torpeur de ma ville. Mais je n’en abuse pas. Sinon je bois trop de whisky ! » Et il rit.

Hélène m’apprend sur le chemin du retour que la mère de Jean était trapéziste dans un cirque et qu’elle a eu trois maris. Personne ne pourrait s’en

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douter en voyant cette grande maison languedo-cienne en pierre, solide et respectable. Une mai-son dont les habitants étaient des ruraux, des gens de la terre, aux racines profondes et multisé-culaires. Jean a- t-il entendu leur appel après la débâcle ? Il viendra à la maison vendredi en fin d’après- midi. Il m’attire tant que j’ai demandé à Jules de rester avec nous. Il profitera du cours. Il me protégera.

Le cours a eu lieu. Jules a tout compris, a attrapé les accords, les a transformés, renversés ; je peine à suivre. Toutes ces années de classique m’enferment dans les lignes de la portée. Je suis incapable de jouer sans lire. Jules sait à peine lire, il fait tout à l’oreille. Il est libre. On se complète bien : je déchiffre All Blues qu’il n’arrive pas à lire, il copie en regardant mes doigts, puis se lance. Moi je ne peux pas sauter dans le vide sans la par-tition. On a étudié les modes dorien et ionien. Je les retiens intellectuellement sans problème, comme font les bons élèves habitués à suivre les consignes. J’ai des années d’expérience en la matière. Jules, lui, se les chante. Il les retiendra et moi, je les oublierai et les réapprendrai encore et encore. Jules est doué, il les vit. Il vaut mieux que ce soit lui qui prenne les cours. Pour moi, il est sans doute trop tard.

Jean a vu que j’étais triste. Il m’a demandé d’im-proviser à la main droite, pendant qu’il jouait le thème. J’ai découvert que j’étais capable de m’amu-ser, c’est déjà ça. On a travaillé des blues, sur plu-sieurs tonalités, c’est toujours le même schéma. C’est magnifique de comprendre la musique de l’intérieur. J’ai encore beaucoup à apprendre. Si

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j’étais célibataire, je changerais complètement de vie. Je démissionnerais, je vendrais la maison, je m’installerais dans un petit appartement et je me consacrerais à la musique. Mais il est trop tard. Je dois assumer mes responsabilités et m’occuper des enfants. J’ai des engagements vis- à- vis d’eux, mais je ne m’en sens plus vis- à- vis de Dominique. Plus d’amour. Pas cet amour- là.

Quand Jean est parti, il m’a fait un petit cadeau : un porte- clés en forme de trompette sur laquelle est écrit « I love New Orleans ».

– Je le donne aux gens que j’admire, me dit- il.Je me récrie, je ne comprends pas pourquoi il

m’admire.– Il y a cette envie de faire de la musique en

vous, cette envie de jouer. Continuez !Jules adore Jean. Comme moi. Jules a quinze

ans et toute la vie devant lui. J’en ai quarante- cinq. Je l’ai raccompagné à la porte, Jules est monté. Nous nous sommes regardés mais je n’ai pas osé l’embrasser.

– J’ai allumé le ventilateur hier soir, reprend- il. – Vous avez bu du whisky ? dis- je en

plaisantant.– Non, j’en avais assez bu au piano- bar.– Vous étiez triste ?– Non, j’étais content de vous l’avoir montré et

j’ai pensé à vous.Je me sens rougir. Je ne sais que répondre. Le

ton badin et léger du début est devenu plus sérieux, plus intime. Je m’enhardis à mon tour.

– C’est gentil de m’avoir donné le porte- clés. À chaque fois que je sortirai mes clés, je me souvien-drai qu’il faut continuer à jouer du piano sans se

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décourager. Et comme on sort souvent ses clés dans une journée, je n’aurai plus d’excuse. Je tra-vaillerai tous les jours.

Je plie une jambe et appuie le pied contre la porte, espérant ainsi me donner l’air décontracté.

– Ça me fait plaisir. Vous savez, sans les musi-ciens amateurs qui comprennent si bien les musiciens professionnels, on aurait des publics de merde. Et on a besoin d’un bon public pour bien jouer. Un jour, à New York, Sarah Vaughan est arrivée en retard à un concert. Elle a chanté une chanson et s’est arrêtée en disant qu’elle ne joue-rait pas davantage, car elle sentait que le public ne l’aimait pas assez.

– Elle a osé ?– Oui ! Elle sentait qu’elle serait incapable de

bien chanter, car les gens étaient énervés par son retard. Il n’y avait probablement pas assez d’ar-tistes et de musiciens amateurs dans le public...

– Je comprends. Ça me console !– Vous regrettez de ne pas être du côté des

musiciens professionnels ?– Non, je regrette de ne pas avoir consacré plus

de temps à ce qui m’intéresse vraiment. Je ne regrette pas d’être amateur, car je sais que c’est très dur de vivre de sa musique. Évidemment, on a la satisfaction de pouvoir en faire toute la journée. Mais je suppose qu’on se rend vite compte que le plaisir devient une obligation. Je ne sais pas si j’au-rais été capable de vivre cette vie- là, de prendre autant de risques.

– On vit moins longtemps dans ce milieu. Pour tenir la nuit, il faut bien trouver des moyens qui permettent de jouer malgré le manque de sommeil.

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L’alcool, la drogue, ça aide, mais quand on vieillit, on regrette d’y avoir touché. Je suis plus raison-nable depuis que je suis rentré en France.

Je ne peux m’empêcher de le taquiner gentiment :

– Plus raisonnable ! Votre mère  doit être contente !

– Attention, se récrie- t-il aussitôt en riant, je ne veux pas dire que je me conduis tellement bien que ma mère est contente de moi ! Elle est contente que je sois rentré, le reste...

– Vous savez, les musiciens amateurs qui ne jouent pas assez de musique noient aussi parfois leur chagrin dans l’alcool.

– On est faits pour s’entendre alors !Sa réponse me désarçonne. Il a raison et tort à

la fois. On est faits pour s’entendre, mais il y a tant d’obstacles à surmonter. Mon Dieu, qu’est- ce qu’il m’attire ! Que va- t-il se passer ? J’essaie de cacher mon trouble et continue sur le même ton mi- badin, mi- sérieux.

– Pas si simple. Ce sont deux styles de vie com-plètement différents. Les papillons de nuit croisent rarement les papillons de jour.

– Demain, je ne joue pas. Je vais à un concert aux « Internationales de la Guitare ». Vous voulez venir ? Je peux facilement vous avoir une place, maintenant que je bosse pour le Jam 1. Le concert a lieu chez eux.

C’est clair, il veut me revoir. Moi aussi. C’est sans ambiguïté. Je réponds du tac au tac.

1. École de jazz et salle de concert à Montpellier.

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– Avec plaisir. Je verrai comment se comporte un musicien professionnel, quand il est côté public.

– Alors à demain !– À demain.Je l’imagine, fixant les pales de son ventilateur,

avec son éternelle cigarette qui l’aide à voiler sa voix de Blanc pour mieux chanter les blues des Noirs. Le ronron du ventilateur le rassure, le trans-porte loin de cette maison de famille bien- pensante, son pis- aller du moment. S’il est rentré, c’est parce qu’il avait tout perdu et parce que sa trapéziste de mère est maintenant à moitié impotente. Elle a besoin d’une canne pour marcher, elle qui faisait des arabesques et volait au- dessus d’un public hypnotisé. Un public englué au sol. Cette canne scandaleuse lui rappelle que la vieillesse le guette lui aussi. Comme moi. Il aura une retraite de misère. Moi non. Il n’y pense pas quand il joue, il est heureux et nous rend tous heureux. Il allume parfois son ventilateur pour ne pas oublier sa liberté, son choix de jouer du jazz, Blanc parmi les Noirs, c’est une incantation magique qui le replonge dans le bonheur. Il fait chaud à Montpellier, il pourra le faire marcher cet été. Il a bien fait de le rapporter avec lui. Mon ventilateur à moi, c’est mon piano. Il m’apaise, me rafraîchit, il couvre les bruits de la maison, il me rappelle ma jeunesse. Pourquoi a- t-il pensé à moi en allumant son ventilateur ? Pourquoi me l’a- t-il dit ?

Le concert a été fascinant. C’est un trio qui reprend des thèmes des Beatles mais à sa façon, avec des chorus très longs et très originaux. Le pianiste est un fou. Il utilise autant les cordes du piano ouvert que les touches.

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Le pianiste triture les cordes de son demi- queue, tape sur les cordes basses pour faire résonner un accord inquiétant, fait tourner un cendrier au milieu, puis un plateau métallique, frotte les cordes aiguës avec un sac en plastique, joue de la main droite sur les touches, tout en pinçant les cordes corres-pondantes de la main gauche, freine la chute des marteaux, pose des baguettes pour empêcher les notes de résonner...

La salle est noire, mais on s’habitue petit à petit et on discerne les yeux, les sourires, les mains qui tambourinent, les pieds qui scandent... Un courant d’énergie invisible passe.

Le pianiste s’est emparé d’un accordéon, il est pris de convulsions, il tressaute, la guitare suit, sobre et paisible, reprend le thème, tranquillement, encore et encore, elle contient les gesticulations de l’accordéon. Les notes se suivent si vite qu’elles ruissellent sur les épaules du musicien en nage. Le guitariste lui sourit, l’encourage, et l’accordéoniste continue encore et encore, en transe. Montée, descente, accélération, soubresauts. La salle retient son souffle. La tension monte, il faut tenir, tenir le rythme.

Le souffle de l’accordéon ralentit, se déploie, puis se fait tout petit, quelques notes aiguës agitent encore le musicien. La guitare déploie le thème, soutenue par les balais et les fagots de la batterie. C’est elle qu’on écoute à présent. Ressac régulier de la mer.

Doucement, la musique se tait. Instant de silence, avant que le public reconnaissant n’applaudisse à tout rompre.

Jean connaît mieux les thèmes des Beatles que moi. J’en ai reconnu trois sur dix. J’identifiais

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parfois la mélodie, mais je ne pouvais pas donner de titre. Dans la salle, j’ai vu de loin le saxopho-niste de notre petit groupe. Il était venu avec son fils. J’ai cru voir aussi la famille Dubourg : le père est passionné de guitare, c’est lui qui a dû prendre les places. Je n’ai pas bougé de ma place pour les saluer. Pas ce soir. Au bar, à l’entracte, je remarque un ventilateur qui tourne pour rafraîchir le bar-man. Jean me fait un clin d’œil.

– On se croirait presque à La Nouvelle- Orléans ! Il fait aussi chaud et humide et l’ambiance est bonne. Mais il n’y a pas beaucoup de Noirs !

– Ils n’aiment pas tellement ce genre de musique, ici. Ils préfèrent la techno.

– Il paraît que Montpellier est célèbre pour son festival de techno et sa Gay Pride.

– C’est vrai. Mais il y a aussi le jazz en plein air à l’amphithéâtre du Château d’Ô, pendant le festi-val du mois de juillet.

– C’est une bonne ville, je sens que je vais m’y plaire.

Jean connaît déjà pas mal de monde, je l’ai laissé avec tous ses amis, il fallait que je rentre. Quand j’ai ouvert ma voiture, j’ai sorti son porte- clés. Je l’ai porté à mes lèvres. Jean est arrivé en courant pour me dire au revoir. Il a regardé le porte- clés, puis a posé rapidement ses lèvres sur les miennes et est reparti sans se retourner.

Je n’arrive pas à dormir. Ma main serre le porte- clés. J’ai failli ne pas me laver les dents pour garder ce baiser. Ridicule ! J’ai quel âge ? Quarante- cinq ans ? Puis- je avoir quarante- cinq ans et l’âge heureux des amoureux qui se dévoilent et n’osent pas croire que l’autre se fait proche ?

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L’âge heureux des adolescents qui découvrent l’amour et ses tourments et croient qu’ils sont les premiers à aimer vraiment ? Je me rechante Summertime, si mélancolique et si doux. Un air d’été et de bonheur. Dominique soupire dans son sommeil, de l’autre côté du lit. Les enfants dor-ment, la maison est si calme. Le calme avant la tempête. Mon corps est agité, je ne tiens pas en place, j’ai besoin de bouger, pour chasser cette vague de panique et de plaisir qui me tord le ventre. Comme avant un voyage où l’on anticipe tous les lieux nouveaux, que l’on visite en pensée avant de les visiter pour de vrai, tout en redoutant de quitter ses repères familiers. Le saut dans l’in-connu, le sursaut de bonne santé, de vie. Quand je perdrai cette envie de tout risquer pour le plaisir de découvrir des villes, des langues, des paysages tout neufs, pour le plaisir de me découvrir dans des situations inhabituelles, alors je serai bien malade. J’ai peur, mais je vis. Cette peur ne me paralyse pas, elle affûte mes perceptions, elle donne du relief au moindre détail. Ventilateur, porte- clés, chansons, regards : voilà mon nouveau voyage.

Enfant, j’avais peur de partir. La veille des départs, je gardais ma petite valise près de mon lit, je me couchais avec mes vêtements pour ne pas être en retard, ne pas manquer le bus de la classe de neige ou de la colonie. Je luttais contre le sommeil, sombrais, sursautais, scrutais l’heure dix fois, je marchais dans la maison endormie, voulant les réveiller tous, pour partir à l’heure. Mes parents tirés de leur sommeil par le bruit des grosses chaussures de montagne, mi- grondant, mi- riant, me remettaient au lit, promettaient de me lever, de vérifier

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le réveil. Je ne voulais pas manquer le départ, tout en ayant peur de partir. Je revois ces décors fantas-tiques de mon enfance, où les rayons de lune trans-formaient les objets familiers. J’adorais ces nuits sans sommeil, ces nuits de calme et de solitude qui me donnaient des frissons. Les enfants aiment jouer à se faire peur. Les adultes aiment les films d’hor-reur, les romans policiers. Car la peur montre que l’on tient à la vie. Elle éclaire la vie comme les rayons de lune. Une vie si fragile, si fugace qu’elle paraît précieuse. Sans peur, pas de vie. Petit à petit, j’ai appris à apprivoiser ma peur, à la chérir, à recon-naître ses signes. Elle m’accompagne dans tous mes départs, dans toutes mes aventures. Cette nuit, elle me parle. Elle me parle de terres inconnues, elle m’empêche de m’endormir sur ma vie étroite, mes compromissions, mes lâchetés, mon sens du devoir. Elle me souffle à l’oreille qu’il est temps de les lais-ser, de m’ébrouer comme un chien qui sort de l’eau.

Je dois parler à Dominique. Je ne peux plus faire semblant. Cette maison, ces enfants, Dominique sont le décor d’une pièce de théâtre qu’il faut arrê-ter de jouer. Les applaudissements du public ne me font plus aucun effet. Les acteurs sont fatigués. Adrien et Jules sont grands à présent. Jean a sur-vécu à Katrina. Nous survivrons.

Mes parents vont être les plus choqués. Je vais être une lamentable erreur. Un scandale vivant. Je n’y peux rien, ils n’y peuvent rien non plus. Il est trop tard. Les vraies raisons sont peut- être dans mes gènes ou dans leurs erreurs, qu’est- ce que ça peut faire ? Je vais partir.

Je n’aurais jamais dû me marier. Le jour du mariage, je n’avais d’yeux que pour mon témoin.

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Mon meilleur ami. J’en étais follement amoureux. Grand, mince, très bon joueur de guitare, excellent cavalier. J’ai épousé sa sœur. Pardon, Dominique ! Tu es forte, tu sauras faire face. Je dois partir. Tu avais raison d’être jalouse du piano. Il m’a donné le courage de jouer ma partition sans fausse note.

« Sans la musique, la vie serait une erreur » : ce bon vieux Nietzsche a tout compris. Moi aussi. Grâce à la musique. Je suis un homme et j’aime les hommes. C’est comme ça. Aussi simple que le ron-ronnement d’un ventilateur. La tempête ne nous tuera pas. Dominique, tu t’accrocheras, tu as dû me supporter pendant si longtemps. Supporter mon silence, mes troubles psychosomatiques, m’accompagner aux urgences pour des ulcères de l’estomac ou de la cornée, des vertiges, des troubles sensoriels. Qui ont disparu petit à petit depuis que je me suis remis au piano. Je ne peux rester dans ce lit à tes côtés. Ton corps de femme est beau, mais je ne sais pas le faire vibrer, te rendre heu-reuse. Tu es un bon petit soldat et tu n’en demandes pas plus. Tu devrais. Ton amour ne suffira pas à nous sauver. Pardon, Dominique, je pars, je dois partir. Je te laisserai la maison. Je m’occuperai des garçons, je ne les abandonnerai pas. Mais ne me demande pas de rester, de sauver la face, de faire semblant. J’ai tous les torts, ne t’inquiète pas. Je te laisserai tout. Je prendrai juste mon piano.

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