Celui qui revenait de loin

Phil ippe Ebly

Les Conquérants de l'Impossible

Celui qui revenait de loin

Illustrations d'Erik Juszezak

H HACHETTE Jeunesse

SÉRIE LES CONQUÉRANTS DE L'IMPOSSIBLE DANS LA BIBLIOTHÈQUE VERTE

Destination Uruapan L'éclair qui effaçait tout L'évadé de l'an II

Le robot qui vivait sa vie S.O.S. Léonard de Vinci

Le naufragé des étoiles Le matin des dinosaures

2159 - La fin des temps troublés Les parias de l'an 2187 L'ordinateur qui semait le désordre

© Hachette, 1972, pour la première édition. © Hachette, 1993, pour la présente édition et les illustrations.

79, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Prologue

Il y a bien longtemps...

Le soir tombai t .

T h i b a u t r e m o n t a i t la vallée, de tou te la

vitesse d o n t son cheval était capable. Q u a n d il se r e tou rna i t p o u r essayer de voir ses pour- suivants, il était aveuglé p a r le f l amboiemen t du soleil couchant . Les trois h o m m e s étaient-ils

toujours de r r i è r e lui?... C 'é ta i t le t rois ième j o u r

de sa fuite. P e n d a n t les deux p remiè res nuits, il avait pu se cacher et d o r m i r quelques heures . Ce soir, il lui faudra i t encore t rouver , à tou t

prix, un end ro i t t ranqui l le p o u r y passer la nuit. U n paysan, assis au b o r d de la rivière, leva la

tê te et le suivit des yeux. T h i b a u t lui j e t a un coup d 'œil rapide, se d e m a n d a n t s'il pouvai t se fier à lui. Que lque chose lui disait que l ' h o m m e

n'était pas sûr, et il ne s'arrêta pas. Il se savait facile à reconnaître, et son cheval ne passait jamais inaperçu. Ce paysan ne le trahirait sans doute pas volontairement, mais Thibaut devi- nait que ses poursuivants sauraient le mettre en confiance. Il imaginait facilement ce qu'ils pourraient lui dire...

«Holà! mon brave homme... Nous avons

perdu de vue un jeune seigneur que nous devons protéger. Un garçon de seize ans, sur un cheval noir. Un très beau cheval... Est-il passé céans ? »

Ces maudits Anglais raconteraient n'importe quoi, et l'homme les croirait, bien entendu... Non. Thibaut savait qu'il ne pouvait se fier à personne. Inquiet et nerveux, il éperonna son cheval dont le rythme faiblissait, et s'efforça de réfléchir. Ses poursuivants devaient être aussi fatigués que lui, mais ils avaient pu se procurer des chevaux frais. Thibaut se demanda si sa

monture tiendrait encore longtemps... Il savait qu'il jouait sa vie dans cette longue

fuite, mais ce qui dominait en lui depuis trois jours, c'était la fureur — et aussi la honte. Il aurait tant voulu rester à Châlus avec ceux de sa

race, lutter jusqu'à la fin et mourir avec eux. Mais son père lui avait ordonné de partir, et Thibaut avait dû obéir. Depuis lors, il essayait d'oublier la scène atroce qui avait entraîné son départ, mais à tout moment, son esprit y reve-

nait malgré lui. Il serra les poings à la pensée qu'il allait se faire égorger comme un couard, sans même pouvoir se battre. Puis il se jura de revenir venger les siens, plus tard, et il sentit son courage renaître avec ce serment, dans une violente bouffée de haine.

Depuis qu'il avait quitté Châlus, Thibaut avait traversé le Périgord et le Quercy sans hési- tation. Arrivé dans la vallée du Lot, il l'avait remontée pendant deux ou trois lieues. Puis il avait franchi la rivière, et s'était trouvé en pays inconnu... Même alors, pour passer inaperçu, il avait évité de demander son chemin et il avait

galopé vers l'est en se guidant sur le soleil. Cependant, au milieu du troisième jour, il avait rencontré un vieux soldat qui venait de rentrer de Terre Sainte, et qui portait encore le man- teau des croisés. Devinant que ce vieil homme ne le trahirait pas, Thibaut l'avait interrogé, et avait obtenu le renseignement qu'il cherchait.

«Oui, monseigneur. Vous achèverez de tra- verser le Ségala, en marchant toujours au soleil levant. Alors, vous atteindrez les Causses, larges de dix à quinze lieues et presque déserts. Au- delà, ce sont les premières pentes des Cévennes. »

Thibaut savait qu'il n'aurait plus rien à craindre dès qu'il aurait franchi les Cévennes. Rassuré, il avait donné un écu au vieux soldat,

en guise de remerciement et d'adieu. C'était son dernier écu.

A ce moment, il s'était cru sauvé. Mais deux heures plus tard, ses poursuivants avaient retrouvé sa trace — et peu à peu, ils gagnaient du terrain... Thibaut suivait la Jonte à présent, et elle le conduisait vers l'est. Il n'en savait pas davantage. Chevauchant toujours, il leva les yeux et fut frappé par la hauteur des deux versants. C'était plus une gorge qu'une vallée, et il se demanda s'il n'était pas entré dans un piège. Le sentier qu'il suivait pouvait aboutir à une chute d'eau, ou à une muraille à pic. Thi- baut serait peut-être obligé d'abandonner son cheval pour sortir de la vallée... Que ferait-il alors, sans monture et sans argent, dans cette région qu'il ne connaissait pas?

Il arrêta son cheval, à la fois pour le laisser souffler et pour chercher à voir ses poursui- vants. Le soleil venait de disparaître derrière un des versants de la gorge, et tout de suite Thibaut reconnut les trois Anglais. Il se donna un instant pour les observer. Ils n'avançaient pas plus vite que lui. Leurs montures devaient être épuisées, tout comme l'était la sienne. Le garçon essaya d'évaluer la distance qui les sépa- rait de lui, et juste à ce moment un des hommes cria. Aussitôt, Thibaut piqua des éperons et le cheval reprit le galop en hennissant de douleur.

L'animal semblait avoir retrouvé des forces

pour cette course désespérée, mais l'obscurité tombait rapidement. Penché sur le cou de sa monture pour éviter les branches basses, le garçon voyait mal le sentier qu'il suivait. Deux fois déjà, le cheval avait fait un écart pour éviter une ombre qui l'avait effrayé, et Thibaut savait qu'il devrait bientôt s'arrêter. Il hésita un peu trop.

« Holà !... » La bête venait de faire un troisième écart,

cette fois sans éviter la chute. Le garçon était un excellent cavalier. Il eut le réflexe de déga- ger ses pieds des étriers, et réussit à ne pas être pris sous sa monture. Aussitôt relevé, il tendit l'oreille, se demandant avec angoisse s'il allait entendre ses poursuivants... Rien. Il avait un peu de répit.

Le cheval ne bougeait plus. Il restait couché sur le flanc, là où il était tombé. Le garçon s'agenouilla, lui flatta l'encolure de la main, l'encouragea à voix basse. En écoutant bien, il perçut un souffle court et rauque et son cœur se serra. Tout serait bientôt fini... Thibaut aimait

son cheval, son compagnon de tous les jours depuis trois ans, et des larmes lui vinrent aux yeux. Il les essuya du revers de la main, se releva très vite et fouilla des yeux l'obscurité autour de lui.

Sa seule chance de salut, c'était d'escalader un des versants de la vallée en espérant que la nuit le cacherait à ses poursuivants. Il avait derrière lui le versant sud, en face de lui la Jonte et le versant nord qui semblait moins abrupt. Très vite, Thibaut se décida pour le versant nord, franchit la rivière et commença son escalade, assez maître de lui pour dominer sa fatigue et sa hâte. Il grimpait lentement, avec la souplesse d'un chat, dans un silence parfait, veillant à éviter la branche qui craque ou la pierre qui roule, et cherchant à se fondre dans la nuit.

Tout en grimpant, il écoutait avec une extrême attention. Il comprit ainsi que les trois hommes avaient trouvé son cheval, et il les entendit discuter longuement. Par moments, l'un d'eux parlait plus fort, et une bribe de phrase lui parvenait. Il s'arrêta pour mieux entendre.

«... et il n'est pas loin...» Le bruit de la rivière emporta le reste. Un des

hommes répondit quelque chose que Thibaut ne comprit pas, puis une phrase entière lui parvint.

«Si nous ne l'attrapons pas cette nuit, nous allons le perdre. »

Après cela, ce fut encore indistinct. Il y eut quelques répliques à voix basse. Une chouette

ulula, tout près, et l'homme qui avait parlé le premier reprit avec force :

«Il faut le trouver à tout prix...» Devant un tel acharnement, Thibaut eut un

frisson et essaya d'évaluer ses chances. Malgré sa fatigue, il se sentait assez fort pour accepter un combat. Il était né pour être soldat, et ne se connaissait pas d'autre destin. Robuste et cou- rageux, il était dur pour lui-même et pour les autres. Tout jeune, on l'avait entraîné à se battre, et il ne craignait rien, ni personne. A seize ans, il ne portait pas encore l'épée — mais il avait un poignard et savait s'en servir. Seul contre les trois hommes, il était perdu. En les affrontant un à un, il conservait une chance... Mais se sépareraient-ils?

Une fois de plus, il se rappela son départ. Il voyait la blessure de son père aussi nettement que s'il avait encore été devant lui. Combien de temps avait-il survécu? Une heure, peut-être... De nouveau, des larmes lui vinrent aux yeux et, dans sa douleur, il fut sur le point de crier pour signaler sa présence, pour provoquer un combat où il pourrait, enfin, se battre... Puis cette vague de folie passa.

Le ciel était sans nuages, mais la lune ne s'était pas encore montrée. Thibaut leva les yeux vers le versant sud, et tressaillit. Cette faible lueur, pâle et encore incertaine, au-dessus des rochers les plus hauts, ce halo naissant qui

se voyait à peine... Le garçon savait qu'il ne se trompait pas. La lune allait se lever, paraître en face de lui, en éclairant le versant nord. Il n'avait plus une seconde à perdre. Il reprit son escalade aussitôt, avec la même souplesse et les mêmes précautions. Insensiblement, la pente se faisait plus abrupte et plus difficile à gravir. Enfin, au moment où la lune commençait à se montrer, Thibaut parvint à une petite avancée rocheuse, juste assez large pour lui permettre de se reposer.

Il fut heureux de s'asseoir, car il était à bout de forces, comme si la fatigue accumulée pen- dant sa fuite lui tombait tout à coup sur les épaules. En se penchant, il essaya de voir ce qui se passait dans la vallée. Il aperçut une flamme et comprit que les trois hommes allumaient des torches. Aussitôt, il se rejeta en arrière pour ne pas être vu.

Son instinct lui commandait de fuir tant qu'il en était encore temps, mais les forces lui man- quaient. Son cœur battait follement, ses oreilles bourdonnaient et il était incapable de se rele- ver. Il lui fallait, à tout prix, quelques minutes de repos. Il avança la tête avec précaution, pour regarder encore dans la vallée. Ses poursuivants commençaient l'escalade du versant sud.

Thibaut devina qu'il ne serait plus longtemps en sécurité. La lune montait lentement, dans un beau ciel piqueté d'étoiles. Le versant nord

serait bientôt en pleine lumière, et les trois hommes le verraient à coup sûr. Quelle que fût sa fatigue, il ne pouvait rester où il était. Il se releva donc, à grand-peine. Ses oreilles bour- donnaient toujours, et sa tête lui faisait mal. Ses jambes étaient raides et douloureuses. Il dut faire appel à toute son énergie pour se redres- ser... Au moment de reprendre son escalade, il s'aperçut qu'il était près d'un couloir rocheux qui s'ouvrait dans la montagne, et qui res- semblait à l 'entrée d'une grotte.

Ce couloir pouvait le sauver ou le perdre, et le garçon le comprit en une fraction de seconde. Beaucoup d'hommes n'osaient se ris- quer dans les grottes, par crainte du noir et des esprits du mal — et les trois Anglais devaient être de ces hommes-là. Thibaut, lui, ne croyait pas aux esprits, mais il savait qu'il pouvait tomber dans un gouffre. Alors, il hésitait. En se retournant, il vit les flammes des trois torches

qui montaient lentement, sur le versant sud. Sa tête était toujours plus douloureuse, et chaque battement de son cœur lui faisait l'effet d 'un

coup sur le crâne. Il se rendait compte qu'il était épuisé, qu'il ne résisterait plus longtemps. En entrant dans la grotte, il pourrait dormir.

Par hasard, la lune se trouvait juste en face du couloir rocheux, qu'elle éclairait assez bien. Ce couloir était long, et Thibaut aperçut, tout au fond, une tache un peu plus claire, toute

différente de l'obscurité qu'il croyait trouver. Sans qu'il sût pourquoi, cette clarté vague lui donna confiance, comme un signal mystérieux qu'il aurait attendu.

«Tant pis! J'y vais.» Il dut s'arrêter après quelques pas, paralysé

par un long, un interminable frisson. Il savait qu'il faisait froid sous la terre, mais il ne s'attendait pas à ce froid-là... C'était un souffle glacial qui s'infiltrait sous les vêtements, qui traversait la peau, gelait les muscles et péné- trait jusqu'aux os. Serrant les dents, le garçon domina la peur et le froid, et continua d'avan- cer.

Pas à pas, Thibaut s'approchait de la zone de clarté. En y parvenant, il s'aperçut que les parois rocheuses, la voûte et le sol étaient couverts de givre. Il s'arrêta et, d'un geste de la main, racla la paroi, détachant un nuage de minuscules paillettes argentées qu'il regarda tomber en pluie à ses pieds. Puis il reprit sa marche. Le froid était toujours plus vif à mesure qu'il avançait, mais il le sentait moins. Sa tête ne le faisait plus souffrir. Son corps et son cerveau s'endormaient peu à peu, sans qu'il en eût conscience. Il avait oublié ses pour- suivants. Rien n'existait plus que cette grotte étrange où il s'enfonçait lentement. Il avançait comme dans un rêve, et chaque pas qu'il faisait échappait un peu plus à sa volonté...

Il a t te igni t ainsi u n end ro i t où le couloir r o c h e u x se resserrai t . Au-delà de cet é t ran-

glement , j u s t e assez large p o u r lui l ivrer pas- sage, T h i b a u t ne voyait r ien d ' a u t r e q u ' u n e

espèce de b rou i l l a rd sombre . Il avait p e r d u tou te p r u d e n c e et ne pensai t plus au danger . Il

fit encore u n pas en avant. U n pas de trop. . . Alors, ce fut très rapide. Q u e l q u e chose c raqua

sous ses pieds, il fit un geste p o u r se re ten i r , mais ses mains ne r e n c o n t r è r e n t que le vide. Il bascula en avant et t o m b a dans une eau a t ro-

c emen t froide. Il eu t encore un m o u v e m e n t

désespéré q u a n d il compr i t qu' i l se noyait, mais ce m o u v e m e n t s ' a r rê t a tou t de suite, paralysé p a r le f roid morte l .

Et ce fut p o u r lui la fin de tou te sensation.

1

Le géologue...

Raynal s'arrêta pour consulter sa montre. «Bientôt sept heures. J 'aurais juré qu'il était

plus tard, pensa-t-il. Avec cette pluie, ça n'a rien d 'étonnant qu'on se trompe. Fichu temps, pour juillet ! »

L'homme savait que le causse s'étendait à l'infini des deux côtés de la route, mais un

rideau de pluie le lui cachait, un brouillard liquide qui semblait voyager avec lui. Tout ce qu'il pouvait voir, c'était le rebondissement incessant des gouttes d'eau sur l'asphalte, le sable à droite et à gauche de la route, quelques pierres blanches et, de place en place, des char- dons et des broussailles autour d'une flaque. Les nuages étaient très bas, le ciel presque noir... Et cela durait depuis le matin.

Raynal essaya de percer des yeux la nappe de pluie, pour trouver un point de repère. La route n'avait pas la moindre borne, et le voya- geur ne pouvait compter que sur sa carte et sa boussole. Raynal n'avait cependant aucune inquiétude. Ce n'était pas la première fois qu'il parcourait la région des Causses, entre les Cévennes et le Ségala, et il pensait bien trouver une auberge sur sa route. Restait seulement à espérer qu'il y parviendrait avant la nuit...

Une demi-heure plus tard, Raynal arrivait à l'auberge. En franchissant la porte, il quitta l'univers humide, sombre et froid où il patau- geait depuis le matin, pour entrer dans un monde sec, chaud et bien éclairé. Immédia- tement, il se sentit réconforté. Son regard fit rapidement le tour de la salle. Elle était comble. Déconcerté, l 'homme resta immobile à l'entrée, sans savoir où aller.

«Holà! Ça va mal...» songea-t-il. Par bonheur, une des tables n'avait que

quatre convives, alors qu'elle pouvait en accueil- lir six — quatre garçons dont le plus jeune pouvait avoir treize ou quatorze ans, et le plus âgé quinze ou seize. Remarquant l'embarras de Raynal, l'un des adolescents lui fit signe de s'asseoir à côté d'eux. L'homme accepta sans hésiter, remercia et commanda son dîner.

On fit tout de suite les présentations. Evi- demment, ainsi qu'il arrive souvent quand on

présente quatre personnes à une seule, Raynal mélangea aussitôt les noms et les visages — à l'exception d 'un des garçons qu'on ne pouvait vraiment pas confondre avec les autres. Il avait une tête typiquement indienne, aux pommettes saillantes et aux lèvres épaisses, avec de grands yeux noirs au regard doux. Il s'appelait Xolotl. Avec ce nom toltèque, on devinait que c'était un authentique Indien du Mexique.

Deux des adolescents étaient manifestement

frères : même forme de visage, même physio- nomie ouverte, mêmes cheveux châtains et

mêmes yeux gris ardoise. Quant au quatrième, il n'était visiblement ni Indien, ni apparenté aux deux a u t r e s

Raynal apprit très vite que les quatre garçons partaient en vacances.

«Je suis dans la situation inverse, soupira- t-il. Mon congé touche à sa fin. J 'ai encore une journée de marche jusqu'à Mende, et j 'y serai demain soir.

— Est-ce que vous avez fait les causses ou les gorges? demanda le plus jeune des deux frères, celui qui avait environ quatorze ans. («Celui-là, ça doit être Marc», se dit Raynal.)

1. Serge et Xolotl se sont connus au Mexique, au cours d 'un long voyage aventureux qu'ils ont vécu d'un bout à l'autre avec Raoul et Marc Forestier. A la fin de cette randonnée, Xolotl, orphelin et seul au monde, a été adopté par le père de Serge. Voir Destination Uruapan, dans la même collection.

env i ron d ' u n e cen ta ine de mètres . A u cen t r e de

cet te clair ière, T h i b a u t é ta i t d e b o u t — T h i b a u t

à qui t o u t e r e t r a i t e é ta i t coupée , et qui le savait,

et qui avait choisi d ' a t t e n d r e ses poursuivants . . .

Les yeux de Serge f i ren t r a p i d e m e n t le t o u r

de l ' endro i t p o u r cons ta t e r que ni Marc ni

Xolot l n ' é t a i e n t là. Se r a p p e l a n t le ch ien

assommé, le ga rçon r e g r e t t a d ' avo i r m a r c h é si vite.

Il hésita d ' a b o r d , puis c o m p r i t qu ' i l é ta i t t r o p t a rd p o u r reculer . Il ne voulai t pas faiblir

devan t Raoul qui l 'observai t , d ' e n haut . Fal-

lait-i l a t t e n d r e q u e les d e u x a u t r e s le

r e jo ignen t ? Non . S'il y avait u n e baga r re , elle serait dure . Inut i le que Marc et Xolot l soient blessés aussi...

Sans presser le pas ni ra lent i r , Serge conti-

nua i t d ' avancer . Il savait qu' i l allait vivre u n e des minu tes les plus graves de sa vie, e t son

c œ u r ba t ta i t vite et fort . A quelle dis tance était-il? Peu t -ê t re à q u a r a n t e pas... Alors il

pensa au talkie-walkie, qui le gêne ra i t s'il devai t se ba t t re . Sans s ' a r r ê t e r , il le t ira de sa p o c h e et

le posa d o u c e m e n t dans les hautes herbes , en

supposan t qu' i l le r e t r o u v e r a i t plus ta rd , q u a n d t ou t serait fini.

A p ré sen t Serge étai t à t r en t e pas de T h i b a u t

qui tena i t la main gauche sur sa hanche , c o m m e s'il allait t i r e r son po ignard . Le visage crispé p a r la co lère — u n e colère f roide e t résolue, qu' i l ne

chercha i t pas à cacher —, le ga rçon semblait

v ra imen t p r ê t à tout .

«Pas é tonnan t , qu'il soit fur ieux! songea

Serge, mal à l'aise. Il croi t q u ' o n le poursu i t

parce qu'il a fou tu la télé en l'air. C 'est bien mal

parti!. . . O n n ' au ra i t j amais dû venir si vi te .»

La par t ie qui allait se j o u e r avait u n goût

amer . Plus Serge approcha i t , plus son es tomac

se nouait . Il fit encore deux ou trois pas...

T h i b a u t ne semblai t pas avoir bougé , mais il

avait t iré son po igna rd et le tenai t dans la main

droi te , p r ê t à se ba t t re . T r è s vite, Serge essaya

de se r appe le r les leçons de jiu-jitsu — mais

ce n 'es t pas en qua t r e j o u r s q u ' o n peu t tou t

a p p r e n d r e . T h i b a u t tenai t son a r m e c o m m e s'il

s ' apprê ta i t à f r appe r de côté. Rien, dans le

manuel , ne se r appor t a i t à ce t te a t taque . Serge

t en ta d ' imag ine r u n e parade , mais n ' en t rouva aucune .

La respi ra t ion de plus en plus cour te , il

avançai t moins vite et, sans s 'en r e n d r e compte ,

serrai t e t desserra i t les poings. Il revoyait la terr ib le muscula ture de T h i b a u t , e t aussi le

b e r g e r a l l emand assommé — l ' au t re le frap-

pera i t c o m m e il voudrai t . Chaque pas devenan t

plus difficile, Serge finit p a r s ' immobil iser face

au ga rçon t raqué. Dans les yeux durs et froids

de T h i b a u t brillait une lueur impérieuse, une

lueur qui signifiait :