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Après une longue période d’intenses débats sur le rôle de l’Etat dans l’économie, beaucoup d’économistes re- connaissent aujourd’hui qu’u- ne taille minimale de l’Etat est nécessaire pour le développe- ment économique et social d’un pays. En effet certaines dépenses publiques ne peu- vent être financées que par l’Etat ; il s’agit notamment des dépenses de sécurité et de maintien de la paix, d’infras- tructures, de santé et d’éduca- tion. Pour financer ces inter- ventions, la politique fiscale joue un rôle primordial en ce sens qu’elle permet de garan- tir les entrées minimales de fonds nécessaires au fonction- nement de l’Etat. En plus de cette dimension financière, la politique fiscale joue égale- ment un rôle économique et social. Sur le plan économi- que, elle permet à l’Etat de réguler l’activité économique en modifiant l’effort fiscal de- mandé aux contribuables ou bien prendre la forme d’inci- tations fiscales visant à rédui- re la pression fiscale afin de relancer la consommation, l’investissement et l’emploi. Sur le plan social, la fiscalité est un instrument de redistri- bution des revenus dans le sens d’une plus grande équité sociale. Ainsi les recettes fis- cales constituent un instru- ment essentiel des stratégies de développement. Comment concevoir une politique de développement si les ressour- ces financières sont insuffi- santes? Reconnaissant l’importance des dépenses publiques et de la politique fiscale, les pays de l’UEMOA ont définit des critè- res budgétaires visant à at- teindre un taux de pression fiscale minimum égal à 17% dans les différentes écono- mies. Pour satisfaire à cette norme, la Côte d’Ivoire a en- trepris depuis 1994 une série de reformes fiscales visant à accroître les recettes fiscales. Cependant, en dépit des ef- forts réalisés, le taux de pres- sion fiscale reste inférieur à la norme communautaire. Plu- sieurs raisons ont été mises en avant pour expliquer cette situation. L’une des raisons est liée à la structure « trop centralisée » de l’administra- tion fiscale. On a aussi évoqué le manque de civisme fiscal et la fraude fiscale chez les contribuables. Pour certains observateurs, la Côte d’Ivoire peut accroître ses recettes fiscales à la hau- teur de ses capacités poten- tielles et atteindre ainsi la norme communautaire pour autant que le pays assure un système efficient de recouvre- ment. Cela laisse supposer que le système fiscal ivoirien fonctionnerait en régime sous optimal du fait d’un espace de ressources publiques insuffi- samment exploité. Cette affir- mation ouvre ainsi le débat sur l’optimalité de la fiscalité ivoirienne. La pression fiscale est-elle vraiment saturée au point qu’il est impossible de l’augmenter pour atteindre la norme communautaire ? La présente étude aborde cette question d’un point de vue macroéconomique: QUEL EST LE TAUX DE PRESSSION FISCALE OPTIMAL POUR LA COTE D’IVOIRE Dr. KEHO Yaya Cellule d’Analyse de Politiques Economiques du CIRES (CAPEC) LETTRE DE POLITIQUE ECONOMIQUE Introduction Cette lettre de Politique Economi- que est tirée de Politique Economique et Développement (PED) n° 04/2009 de la CAPEC. LPE N° 07/2009 Année de publication : Novembre 2010

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Après une longue période d’intenses débats sur le rôle de l’Etat dans l’économie, beaucoup d’économistes re-connaissent aujourd’hui qu’u-ne taille minimale de l’Etat est nécessaire pour le développe-ment économique et social d’un pays. En effet certaines dépenses publiques ne peu-vent être financées que par l’Etat ; il s’agit notamment des dépenses de sécurité et de maintien de la paix, d’infras-tructures, de santé et d’éduca-tion. Pour financer ces inter-ventions, la politique fiscale joue un rôle primordial en ce sens qu’elle permet de garan-tir les entrées minimales de fonds nécessaires au fonction-nement de l’Etat. En plus de cette dimension financière, la politique fiscale joue égale-ment un rôle économique et social. Sur le plan économi-que, elle permet à l’Etat de réguler l’activité économique en modifiant l’effort fiscal de-mandé aux contribuables ou bien prendre la forme d’inci-tations fiscales visant à rédui-re la pression fiscale afin de relancer la consommation,

l’investissement et l’emploi. Sur le plan social, la fiscalité est un instrument de redistri-bution des revenus dans le sens d’une plus grande équité sociale. Ainsi les recettes fis-cales constituent un instru-ment essentiel des stratégies de développement. Comment concevoir une politique de développement si les ressour-ces financières sont insuffi-santes?

Reconnaissant l’importance des dépenses publiques et de la politique fiscale, les pays de l’UEMOA ont définit des critè-res budgétaires visant à at-teindre un taux de pression fiscale minimum égal à 17% dans les différentes écono-mies. Pour satisfaire à cette norme, la Côte d’Ivoire a en-trepris depuis 1994 une série de reformes fiscales visant à accroître les recettes fiscales. Cependant, en dépit des ef-forts réalisés, le taux de pres-sion fiscale reste inférieur à la norme communautaire. Plu-sieurs raisons ont été mises en avant pour expliquer cette situation. L’une des raisons

est liée à la structure « trop centralisée » de l’administra-tion fiscale. On a aussi évoqué le manque de civisme fiscal et la fraude fiscale chez les contribuables.

Pour certains observateurs, la Côte d’Ivoire peut accroître ses recettes fiscales à la hau-teur de ses capacités poten-tielles et atteindre ainsi la norme communautaire pour autant que le pays assure un système efficient de recouvre-ment. Cela laisse supposer que le système fiscal ivoirien fonctionnerait en régime sous optimal du fait d’un espace de ressources publiques insuffi-samment exploité. Cette affir-mation ouvre ainsi le débat sur l’optimalité de la fiscalité ivoirienne. La pression fiscale est-elle vraiment saturée au point qu’il est impossible de l’augmenter pour atteindre la norme communautaire ? La présente étude aborde cette question d’un point de vue macroéconomique:

QUEL EST LE TAUX DE PRESSSION FISCALE OPTIMAL

POUR LA COTE D’IVOIRE

Dr. KEHO Yaya

C e l l u l e d ’ A n a l y s e d e P o l i t i q u e s E c o n o m i q u e s d u C I R E S ( C A P E C )

LETTRE DE POLITIQUE ECONOMIQUE

Introduction

Cette lettre de

Politique Economi-

que est tirée de

Politique

Economique et

Développement

(PED) n° 04/2009

de la CAPEC.

LPE N° 07/2009

Année de publication :

Novembre 2010

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quel est le taux de pression qui maximise le taux de croissance économique? 2. La courbe de Laffer Les recherches en finances pu-bliques ont montré que des taux d’imposition élevés frei-nent la croissance économique, et il semble se dégager un consensus quant aux effets macroéconomiques de la fisca-lité : la politique fiscale n’est pas économiquement neutre. Cette reconnaissance de la non neutralité de la politique fiscale est étroitement liée à l’émer-gence d’une théorie de l’offre vers les années 1970 et notam-ment l’idée célèbre de Arthur Laffer que « trop d’impôt tue l’impôt ». Laffer illustre cette idée par une courbe en forme de U inversé qui indique qu’il existe un niveau optimal d’im-position pour une économie donnée. Il avertit ainsi les déci-deurs politiques et les écono-mistes qu’une taxation excessi-ve est coûteuse en termes de recettes fiscales. Le message associé à la courbe de Laffer est que les recettes fiscales n’aug-mentent pas nécessairement avec le taux d’imposition. Ainsi l’Etat collectera plus de recet-tes à un taux de 1% qu’à un taux de 0%, mais il n’enregis-trera pas plus de recettes fisca-les à un taux de 80% qu’à un taux de 10%. Les raisons de cette perte de recettes sont ex-pliquées par Laffer (1981). En effet, des taux d’imposition éle-vés entraînent l’évasion et la fraude fiscale. Plus les contri-buables sont enclins à frauder ou à éviter de payer les taxes, moins élevées seront les recet-tes fiscales collectées et plus élevés seront les coûts finan-ciers nécessaires pour faire respecter les règles fiscales. En revanche, une taxation plus

faible réduit les velléités de fraude et d’évasion fiscale. Ce raisonnement suggère donc que le financement des dépen-ses publiques par taxes propor-tionnelles sur le revenu donne lieu à une courbe en cloche en-tre le taux d’imposition et la recette fiscale. Cette courbe permet de déterminer le taux de pression fiscale où les recet-tes fiscales sont maximales. En considérant un modèle de croissance endogène avec dé-penses publiques productives, Barro (1990) souligne l’exis-tence d’une courbe de Laffer entre le taux d’imposition et le taux de croissance économique. Cette courbe indique que, jus-qu’à un certain seuil d’imposi-tion, la politique fiscale pro-meut la croissance, mais au-delà de ce seuil elle génère des externalités négatives qui re-tardent la croissance. Le gra-phique suivant 1 illustre cette relation.

Graphique 1

Illustration graphique de la rela-

tion entre le taux de pression

fiscale et le taux de croissance

économique

Taux de croissance g* 0

τ* Pression fiscale

où τ* est le taux de taxation maximisant la croissance et g* le taux de croissance optimal correspondant. Jusqu’au taux τ*, la fourniture de biens et ser-vices publics financés par l’im-pôt rend le secteur privé plus

productif, ce qui accroît le taux de croissance économique à un taux décroissant. Au taux τ*, le taux de croissance est maxi-mum. En revanche, la taxation au-delà de τ* tend à réduire le taux de croissance économique à un rythme croissant, produi-sant ainsi une perte croissante de revenu. 3. Le taux de pression fiscale optimal pour la Côte d’Ivoire Nous avons estimé le taux opti-mal de pression fiscale en esti-mant une relation quadratique entre le taux de croissance éco-nomique et le taux de pression fiscale à partir de données his-toriques couvrant la période 1960-2006. Nos estimations indiquent que le taux de pres-sion fiscale optimal se situe à 21,1% du PIB. Le taux de crois-sance moyen annuel corres-pondant à ce niveau d’imposi-tion est de 6,19%. En exami-nant les données historiques, la période 1988-2006 a été carac-térisée par des taux d’imposi-tion inférieurs au taux optimal. Cela signifie que le taux de croissance économique et le niveau du PIB réel ont été en dessous de ce qu’ils auraient été si le taux d’imposition opti-mal avait été en vigueur sur la période. Sur la période 1988-2006, le taux moyen de pres-sion fiscale était de 16,12%, et le taux de croissance annuel moyen se situait à 1,46%. Le taux d’imposition peut aug-menter graduellement jusqu’à 21% sans engendrer des pertes aux niveaux de la croissance et des recettes fiscales. Une haus-se d’un point de pourcentage du taux d’imposition contribue-rait à accroître le taux de crois-sance de 0,5 point de pourcen-tage par an. Accroître le taux d’imposition jusqu’à son niveau optimal doublerait le PIB et les

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recettes fiscales au bout de 10 ans. Nos résultats suggèrent qu’il est possible à la Côte d’Ivoire de satisfaire au taux de pression fiscale minimal prescrit par l’UEMOA. Mais ils indiquent aussi l’existence d’une borne maximale à la politique fiscale au-delà de laquelle la mobilisa-tion des ressources publiques serait à l’origine de coûts écono-miques. La question qui se pose à la suite de ces résultats est de savoir pourquoi la pression fis-cale en Côte d’Ivoire est sous-optimale ? Ou encore pourquoi le système fiscal peine-t-il à mo-biliser des ressources à hauteur de 21,1% du PIB ? Deux points nous paraissent importants pour expliquer la performance fiscale. Première-ment, le faible taux de pression fiscale pourrait être non pas la conséquence d’une faible impo-sition des contribuables, mais, bien au contraire, la conséquen-ce d’une lourde fiscalité qui pè-se sur certains agents économi-ques et qui favoriserait la frau-de, la corruption et l’évasion fiscale. Le ressentiment popu-laire vis-à-vis de l’administra-tion fiscale semble être que « il y a trop d’impôt ». Cependant il est difficile de tirer une conclu-sion définitive concernant cette réaction en l’absence de don-nées microéconomiques sur la question. Deuxièmement, il y a aussi le faible retour des taxes dans le circuit économique et social. En fait, dans la vision conventionnelle de l’impôt, le gouvernement recherche le bien-être commun et prélève juste assez de taxes pour y pourvoir. Aujourd’hui les contribuables réalisent que le gouvernement s’emploie sur-tout à opérer des transferts et des dépenses au détriment des questions objectives de déve-

loppement. A cela s’ajoutent également les nombreux repro-ches faits à la gestion des finan-ces publiques. Le détournement des ressources vers les activités redistributives non productives non seulement décourage le civisme fiscal, mais aussi retar-de la croissance et empêche l’é-conomie de réaliser son plein potentiel. 4. Conclusion et recommanda-tions L’implication majeure de cette étude est que pour atteindre un taux de croissance de long ter-me de 6% par an, l’effort fiscal devra être relevé de 5 points de pourcentage du PIB. Accroître le taux d’imposition jusqu’à son niveau optimal de 21% double-rait le PIB et les recettes fiscales au bout de 10 ans. Toutefois, cette suggestion n’implique pas nécessairement que l’Etat doit accroître toutes les taxes ou en créer de nouvelles. Comme il existe un espace des ressources inexploité, une stratégie plus crédible devra chercher les moyens d’améliorer le système de collecte des impôts et des taxes. Toute politique visant à accroître le fardeau fiscal sans améliorer l’efficacité du disposi-tif fiscal risque d’être contre-productive. Elle encouragerait l’évasion fiscale et pousserait l’économie vers des activités souterraines ou moins assujet-ties à l’impôt. Dans ce contexte, les efforts de décentralisation fiscale amorcée depuis quelques années et la lutte contre l’éva-sion et la fraude devront être poursuivis. En plus de cela, il est important que l’Etat utilise les ressources publiques de façon efficiente et transparente. En effet, les contribuables ont sou-vent l’impression que les recet-tes fiscales ne servent pas leurs intérêts. Cette impression géné-

rale se justifie par la montée de la pauvreté, l’insuffisante élec-trification du pays et la dégra-dation des routes. Comment les propriétaires de véhicules peu-vent-ils être motivés à payer les patentes et les vignettes si l’état des routes cause des dommages sérieux à leurs véhicules ? En investissant de façon efficiente et objective dans les infrastruc-tures socioéconomiques, cela apporterait des éléments de motivation ou de justification à l’exercice du civisme fiscal.

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La Cellule d'Analyse de Politiques Economiques du Centre Ivoirien de Recherches Economiques et Sociales (CAPEC) a été créée en décembre 1992.

La CAPEC a pour mission de produire pour le compte de l'administration publique ivoirienne des travaux scientifiques destinés à éclairer davantage les décisions de politique économique du gouvernement. C'est une structure nationale de réflexion, d'information et de conseil

au service de l'Etat et des autres agents économiques.

La Cellule assure également la formation continue des cadres de l'administration pour aider à la compréhension, à l'applicabilité et à l'efficacité des politiques économiques.

La CAPEC a trois supports de publications : Politique Economique et Développement (PED), le Bulletin de Politique Economique et Développe-ment (BUPED) et la Lettre de Politique Economique (LPE).

La Lettre de Politique Economique rend compte de l’essentiel des résultats des recherches et des recommandations de politiques économiques

publiés dans le PED et le BUPED. Elle est aussi utilisée comme support pour les chroniques économiques.

Depuis sa création, la CAPEC est financée principalement par l'ACBF (African Capacity Building Foundation / Fondation pour le renforcement des capacités en Afrique) et le gouvernement ivoirien.

Les points de vues soutenus dans cette lettre ne peuvent être attribués au Comité de Pilotage, à la Coordination et aux bailleurs de fonds de la

Cellule, mais à leurs seuls auteurs.

Aké G. M. N’GBO

Directeur de la CAPEC

Adresse : 08 BP 1295 ABIDJAN 08

Tél. : 22 44 41 24

Fax : 22 48 51 68 E.mail : [email protected]

Situation géographique :

Boulevard Latrille, près du Lycée Classique d’Abidjan

Ceci est une publication de la CAPEC

Maquette : CAPEC

Impression : Reprographie du CIRES

Barro, R. J. (1990), “Government Spending in a Simple Model of Endogenous Growth,” Journal of Political Economy, Vol. 98, No. 5, S103–S125. Keho, Y. (2009), Détermina-tion d’un Taux de Pression Fis-cale Optimal en Côte d’Ivoire, 1960-2007, Politique Econo-mique et Développement

(PED), CAPEC, Abidjan, Côte d’Ivoire. Laffer, A. B. (1981), “Supply-Side Economics”, Financial Analysts Journal, Vol. 37, No. 5, pp. 29-44. Oussou, K. (1994), Rétrospec-tive Budgétaire et Evolution des Finances Publiques en Cô-te d’Ivoire : 1960-1982, Docu-

ment de Travail No. 6, CAPEC, Abidjan, Côte d’Ivoire. Skinner, J. (1987), “Taxation and Output Growth: Evidence from African Countries”, NBER Working Paper No. 2335, Cam-bridge, MA: National Bureau of Economic Research.

Références bibliographiques

Retrouvez -nous sur le Web

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