Cécile Sorin - Pratiques de la parodie et du pastiche au cinema

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  • Jeanne et Chantal

  • Lauteur tient remercier les tudiants de la Licence Arts du Spectacle Cinmatographique et du Master Cinma et Audiovisuel Spcialit Thorie, Histoire, Esthtique de lUniversit Paris 8 qui ont suivi et accompagn les tribulations de cette rflexion, et Fabrice pour tout.

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    INTRODUCTION ........................................................................13

    CHOS 1 : UN TEMPS DCART ............................................23

    1 LE TEMPS DES MOTS................................................................25 USAGES ET TYMOLOGIE DE LA PARODIE ET DU PASTICHE ............25 LE SECOND DEGR CINMATOGRAPHIQUE SELON GENETTE ..........28 2 - LES NOTIONS DE RFRENCE ET D'EMPRUNT AU CINMA ....33 RFRENCES CINMATOGRAPHIQUES ET HYPERCINMA ...............34 RFRENCES CINMATOGRAPHIQUES ET DBAT POSTMODERNE ...38

    CHOS 2 : LE TEMPS DES FILMS .........................................47

    1 - AUX ORIGINES DU SECOND DEGR CINMATOGRAPHIQUE...49 2 LES DIFFRENTES PRATIQUES DU PASTICHE CINMATOGRAPHIQUE..................................................................54 L'IMITATION SRIEUSE....................................................................54 Une certaine forme d'hommage : le numro Girl Hunt dans Tous en scne ...............................................................................................54 Le remploi d'un savoir-faire prouv : le film noir dans le cinma policier franais ..............................................................................61 L'IMITATION SATIRIQUE : LE SIGNE DE L'EXASPRATION ...............68 L'imitation satirique d'un auteur : Mel Brooks et Hitchcock..........69 Un sursaut critique et identitaire : western italien et western hollywoodien ..................................................................................77 L'IMITATION LUDIQUE : LE PASTICHE PUR......................................87 Un principe comique efficace : les gangsters ludiques du Pigeon de Mario Monicelli ..............................................................................88 Un jeu cratif entre parodie et pastiche : Mars Attacks ! un pastiche au sens tymologique du terme.....................................................101 GENRE, PARODIE ET PASTICHE .....................................................109 volution du genre et second degr..............................................110 Existe-t-il un genre parodique cinmatographique ? ....................117 3 - LES DIFFRENTES PRATIQUES DE LA PARODIE CINMATOGRAPHIQUE................................................................123 LA TRANSFORMATION LUDIQUE : LA PARODIE PURE ...............123

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    Une fonction comique : les Marx Brothers Chercheurs d'Or s'amusent avec Le cheval de fer de John Ford..............................123 Escrocs mais pas trop de Woody Allen face au Pigeon : hommage un matre de la comdie ou pure spculation ?.............................131 LA TRANSFORMATION SATIRIQUE : LA PARODIE SELON LA VULGATE......................................................................................................137 Une transformation qui adhre au film : James Tont, un exemple part ................................................................................................137 Une critique corrosive : Touche pas la femme blanche et La charge fantastique ........................................................................140 LA TRANSFORMATION SRIEUSE : UNE PRATIQUE PLUS FRQUENTE QUE L'ON NE LE CROIT...................................................................148 Une filiation nostalgique : Le Samoura de Jean-Pierre Melville et Quand la ville dort de John Huston..............................................149 Hommage un modle d'emprunt : Ghost Dog de Jim Jarmusch et Le samoura de Melville...............................................................160 LA MARGE, LE REMAKE.............................................................166 Le remake substitutif ....................................................................170 Le remake fracture........................................................................173 Le remake rinterprtation............................................................178 DE LIMPORTANCE DU PERSONNAGE AU SECOND DEGR : LES SPCIFICITS DU PERSONNAGE PARODIQUE..................................186

    CHOS 3 : DES VOIX SANS MATRE ? ...............................201

    1 LA SUBVERSION ONTOLOGIQUE DE LA PARODIE ET DU PASTICHE .....................................................................................203 DTOURNEMENTS DU FONCTIONNEMENT DE LA FICTION CINMATOGRAPHIQUE CLASSIQUE ...............................................203 DE LUTILIT SOCIALE DUNE SUBVERSION JURIDIQUEMENT RECONNUE ....................................................................................218 2 RALISATEUR, SPECTATEUR, RFRENCES ........................223 RFRENCES EXPLICITES ET SPECTATEUR : UNE MMOIRE L'UVRE........................................................................................224 RFRENCES ET AUTEUR ..............................................................234 3 POLYPHONIES, VOIX PLURIELLES ET SINGULIRES............244 LA VOIX CRITIQUE, EFFET PREMIER DU SECOND DEGR...............245 POLYPHONIE DES RFRENCES .....................................................246 PASOLINI ET LE PASTICHE, LES VOIX DE LA MULTITUDE ..............247

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    4 LES RFRENCES POSTMODERNES : MUETTES ? .................251 DE LA NEUTRALIT DU PASTICHE .................................................251 SOYEZ SYMPAS, REMBOBINEZ .........................................................255

    CONCLUSION ...........................................................................261

    BIBLIOGRAPHIE .....................................................................267

    INDEX DES FILMS...................................................................285

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    Introduction

    Le mpris, souvent inconscient, dans lequel critiques et ouvrages thoriques tiennent les parodies et les pastiches cinmatographiques, suffit lui seul justifier lexistence de cet essai. Les critiques prfrent souvent traiter ces films comme des comdies, surtout sil sagit de films dauteur bnficiant dun a priori et dune reconnaissance tout fait favorables1. Le terme parodie est jet sur des films plus populaires, plus triviaux, tels que la srie des Austin Powers. Cette discrimination de la parodie et du pastiche nest pas nouvelle et les auteurs de la littrature classique pratiquaient dj un tel ostracisme. Boileau dans l'Art potique omet la parodie des genres secondaires, lesquels comprennent pourtant la satire et le vaudeville. De surcrot, et ce malgr l'influence des burlesques italiens et de leur sens aigu de la parodie, des auteurs duvres burlesques comme Scarron mais aussi Marivaux, prfrent considrer leurs productions comme tant des comdies2 plutt que des parodies, ce qui s'avre nettement plus valorisant dans un contexte littraire totalement soumis la hirarchie gnrique tablie par Aristote. Cette partition des genres fait de la parodie le genre, ou du moins la catgorie duvres la plus loigne de lidal que constitue la tragdie. De l considrer la parodie comme infrieure toutes les autres catgories littraires, y compris la comdie, il ny a quun pas franchi allgrement par les classiques. Ces derniers n'utilisent pas frquemment le mot parodie quils envisagent la fois comme une catgorie duvres et comme un ornement littraire. Ainsi, selon Du

    1 Voir lanalyse dEscrocs mais pas trop de Woody Allen.

    2 Genette G. 1982, Palimpsestes - La littrature au second degr, Du

    Seuil, Paris, chap. 5 .

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    Marsais, le terme [p]arodie signifie la lettre un chant compos limitation dun autre, et par extension on done le nom de parodie un ouvrage en vers, dans lequel on dtourne dans un sens railleur des vers qu'un autre a faits dans une vue difrente. 3. Lcho de ce chant qui se ddouble, la parodie , qualifie donc luvre tout en faisant partie des figures de style qui transforment le sens des vers emprunts : [] les passages, ausquels on done un sens difrent de celui quils ont dans leur auteur, sont regards come autant de parodies, et come une sorte de jeu dont il est souvent permis de faire usage. 4 Caractrisant la fois lensemble de luvre et un procd rhtorique, la parodie vise la plaisanterie et nest pas considre avec beaucoup de dfrence, ceci expliquant sans doute la rpugnance des auteurs dsigner deux-mmes leurs uvres comme tant des parodies. Cette incursion auprs des classiques permet de mettre en perspective le comportement de la critique cinma-tographique, toujours infode une conception des genres hrite du classicisme cinmatographique et lappareillage thorique qui laccompagne. Elle met galement en lumire un questionnement auquel le cinma nchappe pas : la parodie tant la fois un procd et une catgorie duvres, comment prendre en compte les deux facettes de ce phnomne sans sloigner de la ralit mme de la parodie ? savoir, comment analyser ces rfrences de la faon la plus prcise possible tout en tenant compte de la manire dont elles agissent sur lensemble du film et notamment dans ce qui le caractrise aux yeux du spectateur. Ce double mouvement articule lensemble de cet ouvrage aussi bien dans la mthode danalyse des films mise en uvre qu travers les questionnements sur les relations entre les rfrences et la notion de genre, les interactions avec le spectateur, mais aussi

    3 1730, Des tropes ou des diferens sens dans lesquels on peut prendre un

    mme mot dans une mme langue, chez la Veuve de J.-B. Brocas, Paris, p 251-252. 4 Ibid, p.251.

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    avec lauteur. La prise en compte des ractions des spectateurs s'effectue sous la forme dtudes en terme de rception, ce qui, au grand dam de certains, rend parfois ncessaire de convoquer la presse gnraliste, constituant souvent le seul tmoignage qui nous reste de la rencontre entre le film et un public donn. Valoriser la parodie et le pastiche cinmatographiques ne signifie curieusement pas valoriser les films qui relvent de ces pratiques. La plupart des films tudis dans cet ouvrage sont considrs de faon paradoxale comme des classiques de lhistoire du cinma, comme des films dauteur, sans que la dimension des rfrences soit prcisment prise en compte. Il sagit donc avant tout didentifier, de dcrire comment fonctionnent ces modes de rfrences tant ngligs que sont la parodie et le pastiche. Comprendre comment ils sont utiliss, quelles fins, quels effets ils produisent, pour quenfin puisse tre envisage la mesure de leur apport lart du cinma. En effet, la place que la thorie du cinma attribue la parodie et au pastiche est limage de leur considration. Si les rfrences cinmatographiques bnficient de lapport de la Nouvelle Vague et peuvent ce titre trouver une place valorisante dans lappareil critique comme tant la fois des pratiques cratives, cinphiles et le fait dauteurs avrs, il en est tout autrement pour la parodie et le pastiche. Un gouffre de dconsidration isole les rfrences comiques, railleuses, satiriques, des autres, dapparences plus neutres ou plus srieuses. Pourtant, la ludicit vidente des ralisateurs de la Nouvelle Vague aurait pu ouvrir la voie une rflexion plus gnrale sur les rfrences cinmatographiques, la dimension ludique relevant aussi bien du cinma de la Nouvelle Vague, que de films plus populaires et ouvertement comiques linstar des comdies italiennes. En effet, le premier malentendu thorique nest-il pas davoir toujours spar les rfrences en fonction de leur usage - comique ou non - sans stre pos pralablement la question non moins cruciale de lexistence de points communs quant au fonctionnement desdites rfrences ?

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    Ainsi, Cawelti observe que certains films fonctionnent comme des parodies tragiques 5 et son analyse des remplois gnriques par le cinma amricain postmoderne souligne effectivement la ncessit denvisager ces modes de relations entre films indpendamment des rgimes. Nous entendons par rgime la couleur de la rfrence : satirique, ludique, srieuse Le rgime dpend la fois de la fonction de lemprunt et de sa tonalit globale. Par exemple la satire peut avoir une fonction critique, et une tonalit densemble agressive vis--vis de luvre emprunte. Pour revenir Cawelti, la typologie quil propose ne permet toutefois pas de rsoudre cette difficult puisquil met au mme niveau genre (burlesque), rgime (srieux nostalgique) et discours (dmythologisation et raffirmation du mythe comme mythe)6. Enfin et surtout, son approche rituelle repose sur le fonctionnement gnrique des films plus que sur leur dimension proprement rfrentielle. Il tend de fait ignorer les emprunts des films singuliers. Nous nen retenons pas moins la mise en vidence du ncessaire dpassement des rgimes : lanalyse de la parodie et du pastiche ne peut sen tenir uniquement aux films comiques. Cet ouvrage ne cherche nullement remettre en cause les analyses des rfrences dans leurs effets comiques ou leur appartenance aux genres de la comdie et du burlesque, phnomnes que nous navons au demeurant aucune prtention aborder. aucun moment il ne sera ici question du rire en termes de gag ou deffet comique, non par manque dintrt, mais bien au contraire parce que nous pensons que ce sujet, dj utilement dbattu, et le ntre, se superposent et se compltent. Par ailleurs, nous sommes convaincus que les nombreux textes sur le comique cinmatographique ont, par

    5 Cawelti J.G. 1997 (1995), Chinatown and generic transformation in

    recent american films, dans Grant B.K. (dir. par) Film genre reader II, University of Texas Press, Austin, pp. 234. 6 Ibid, p. 243.

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    leur intrt, contribu clipser la question qui nous intresse, savoir celle des rfrences dans leur fonctionnement. Il nen demeure pas moins que la thorie du cinma ne sest gure penche sur la parodie et le pastiche cinma-tographiques en tant que tels avant la publication de louvrage de Grard Genette. Bien quayant trait au domaine littraire, Palimpsestes a transform non seulement lanalyse et la perception de la parodie et du pastiche mais galement, dune manire plus gnrale, ltude des rfrences cinma-tographiques. Dans son ouvrage, Genette redfinit les frontires de lintertextualit telle qu'elle tait explore par Julia Kristeva7 et le collectif Tel Quel8. Ce faisant, il donne la part belle la parodie et au pastiche puisquil justifie, travers la difficult les y situer, un remaniement de cette catgorie qui se voulait initialement un carrefour des rfrences et des influences composant un texte. Genette propose quun ensemble nomm transtextualit regroupe les cinq types de relations les plus frquentes pouvant exister entre des textes, en particulier lintertextualit et lhypertextualit. L'intertextualit devient []une relation de co-prsence entre deux ou plusieurs textes, c'est--dire, eidtiquement et le plus souvent, par la prsence effective d'un texte dans un autre. 9 Elle comprend les citations, le plagiat et l'allusion. L'hypertextualit, quant elle, dsigne la relation d'un texte un texte antrieur dans une manire qui n'est pas celle du commentaire et qui opre par transformation ou par imitation. La parodie et le pastiche en font partie. Genette rorganise donc compltement l'intertextualit telle que l'a dfinie Kristeva : la parodie et le pastiche sont vacus de cette catgorie dsormais limite dautres phnomnes littraires prcis. Il leur cre un ensemble spcifique, l'hypertextualit, le lieu de la littrature au second degr.

    7 1969, Smitik, Seuil, Paris.

    8 Barthes R., Derrida J. (et al.), 1968, Thorie densemble, Seuil, Paris.

    9 Genette G. 1982, op. cit. p. 8.

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    Genette propose une redfinition de ces termes et de ces pratiques qui claircit la comprhension et lanalyse que lon pouvait alors en faire, y compris dans le domaine du cinma puisquil se risque son application sur un film. Application qui, on le verra, si elle nest pas exempte de reproches, a eu pour mrite de dynamiser la thorie du cinma sur un point quelle occultait littralement. Dans la foule de Palimpsestes, sont publis des ouvrages qui pour la premire fois envisagent les rfrences cin-matographiques comme une question thorique mritant un dveloppement. Parmi les plus productifs, doivent tre mentionns les ouvrages de Metz10 et de Stam11, tous deux dveloppant le sujet sous un angle ouvertement rflexif. Ne se consacrant pas uniquement la parodie et au pastiche, ces textes ont toutefois la vertu de ne pas les exclure et den envisager les apports sous un angle discursif, ce qui tait jusqualors pour le moins indit. Aux cts de la citation et dautres procds rflexifs tels que lallusion, elles sont dcrites comme un repli du cinma sur lui-mme, repli produisant un discours du cinma sur le cinma Metz ou repli loignant le cinma du rel Stam. Les rfrences cinmatographiques participent ainsi lclosion du cinma moderne en amnageant des enclaves de libert lintrieur des conventions du cinma classique12. Ces deux textes ont leur tour ouvert la voie une multitude de tentatives13 concernant les emprunts cinmatographiques sans que jamais ne soient la fois spcifies dans leur fonctionnement

    10 Metz C. 1991, Lnonciation impersonnelle ou le site du film, Mridiens

    Klincksieck, Paris. 11

    Stam R. 1992 (1985), Reflexivity in film and literature : from Don Quixote to J.L. Godard, Columbia University Press, New York. 12

    Voir le chapitre Dtournements du fonctionnement de la fiction cinmatographique classique. 13

    Cela va du simple collage terminologique des tentatives plus constructives, par exemple, le cycle de confrences programm la Cinmathque Franaise et publi par Aumont 1996, Pour un cinma compar, influences et rptitions, Cinmathque Franaise, Paris.

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    rfrentiel et analyses simultanment les pratiques de la parodie et du pastiche cinmatographiques. Il faut toutefois mentionner les ouvrages dHarries14 et de Dyer15 proposant chacun une approche indite du point de vue de la thorie cinmatographique, mais malheureusement se focalisant uniquement sur la parodie pour le premier et sur le pastiche pour le second. Il faut galement voquer lapport inestimable des travaux de Bakhtine dont linfluence sur la thorie du cinma, malheureusement cantonne ltude des genres, na pas encore port tous ses fruits concernant les emprunts. En effet, Bakhtine a dvelopp une conception extrmement positive de la parodie, la fois agent du renouvellement littraire et lment profondment subversif des pratiques carnavalesques. Il ne tient qu nous de bnficier de cet immense apport thorique. Le cinma postmoderne a rendu indispensable la prise en compte des rfrences et toute une littrature a ainsi fleuri, sattachant aux emprunts certes, mais sans les envisager dans leur fonctionnement propre. Le poids de certains textes thoriques sur lart postmoderne rend dautant plus problmatique la question des rgimes quelle y joue une fonction discriminante. Ainsi, pour les adeptes de Jameson, le pastiche sera invariablement neutre, tandis que pour les mules de Hutcheon la parodie sera irrmdiablement ironique. Dans ce contexte, la ncessit de dpasser les rgimes pour apprhender le fonctionnement de la parodie et du pastiche dans son ensemble et sa diversit devient donc cruciale. Lapproche thorique et mthodologique de cet ouvrage doit donc tre suffisamment souple et proche de la ralit des rfrences tudies pour pouvoir prendre en compte les opus classiques, modernes et postmodernes. Attache ltude des formes des rfrences, de leurs pralables comme de leurs

    14 Harries D. 2000, Film parody, BFI, Londres.

    15 Dyer R. 2007, Pastiche, Routledge, Oxon.

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    effets, elle consistera donc avant tout en une approche que lon pourrait qualifier dintertextuelle contextual-ise, notamment par une prise en compte systmatique de la rception des phnomnes tudis. Seul moyen de saisir la fragile relativit de leur existence et les enjeux thoriques qui se trament derrire cette complexit. La parodie et le pastiche sont des chos, diffrs, diffrents, prolongements actuels dexpressions ncessairement rvolues dont ils portent les voix jusqu nous, spectateurs contemporains. Des voix transformes par le travail du film, du spectateur et du temps dont nous cherchons comprendre les fonctions et sonder la virulence. Dans un premier chapitre, nous envisageons ce que la thorie du cinma peut retenir de Palimpsestes et ce quelle peut lui opposer. Il sagit de considrer comment la thorie du cinma peut sapproprier des notions issues dautres disciplines artistiques et comment, enfin, elle peut tenter de combler cet cart autant chronologique quontologique. En imposant ses spcificits, le cinma offre un nouveau regard sur louvrage de Genette : comment considrer par exemple le remake, qui apparat comme un phnomne proprement cinmatographi-que, distinct de la parodie et du pastiche, tout en sintgrant au second degr tel que le dfinit Genette. Ces rflexions sur ltymologie, le parcours thorique de ces notions et les caractristiques de leurs manifestations cinmatographiques seront fort utiles pour cerner le rle quelles jouent dans le dbat contemporain sur les rfrences postmodernes. Dans un deuxime chapitre, nous proposons de nombreuses tudes de films afin dapprhender concrtement la varit de formes et de fonctionnements de la parodie et du pastiche cinmatographiques. Elles permettent galement denvisager chaque fois le mode dexistence des rfrences, notamment en terme de rception, et de soulever un certain nombre de caractristiques et dinterrogations thoriques.

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    Enfin, un dernier chapitre explore la dimension polyphonique des rfrences tudies, aussi bien dans ce quelles expriment grce leur fonctionnement rfrentiel mme que dans les qualits de subversion ou de neutralit quon leur prte.

  • chos 1 : un temps dcart

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    1 Le temps des mots

    Usages et tymologie de la parodie et du pastiche

    La parodie et le pastiche sont deux pratiques artistiques ancestrales, pendant de nombreux sicles, le mot parodie couvrit les deux acceptions qui n'en formaient qu'une seule aux yeux des artistes comme des critiques, confusion qui demeure dailleurs frquente.

    Le mot parodie vient du grec Pardia, compos de para (le long de, ct de) et d (l'ode, le chant) : parodie signifie tymologiquement chanter ct , chanter faux, en contre-chant, chanter dans un autre ton. Comme le remarque Hutcheon16, rien dans ltymologie du terme ne spcifie le rgime de la parodie, para pouvant aussi bien tre interprt comme contre , loppos de , que comme ct de . La premire interprtation suggre la raillerie, la critique, alors que la seconde peut tre srieuse, voire mme dfrente. Ce point est fondamental car nous considrons que les pratiques parodiques ne peuvent tre systmatiquement associes une fonction comique, quelle soit ludique ou satirique. Dans lAntiquit, la parodie dsignait la transposition dune mlodie dans un autre ton. Ce changement appliqu au texte modifiait la diction ou son accompagnement musical. Par la suite, la parodie est intervenue dans le texte pour lui donner une autre signification, notamment en dissociant la lettre, le style et lesprit du texte : elle devient la

    16 Hutcheon L. 2000 (1985), A theory of parody - The teaching of

    twentieth century art forms, University of Illinois Press, Urbana & Chicago, chap.2.

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    raillerie des genres srieux telle la Deiliade de Nicochares, Iliade inverse, Iliade de la lchet17. Dans la partition aristotlicienne, la tragdie et lpope font face la comdie ainsi quun registre non spcifi pouvant correspondre la narration comique, la parodie. Lobjet dcrit, infrieur et commun, est typique de la comdie et de la narration comique. Il sagissait de passer des personnages et des actions nobles de la tragdie et de l'pope un domaine familier, outrancirement dgrad, donc vulgaire en regard du premier. Ces genres bas ne sappuient pas sur la tradition : ils prennent du recul dans la relation aux modles et sollicitent linvention. Ils entretiennent donc des relations critiques cette tradition. La fonction satirique de la parodie est une de ses motivations profondes. Par ailleurs, ce refus de la tradition, sil se veut critique, doit faire rfrence, dune manire ou dune autre, aux lments ainsi viss. Les uvres conues de la sorte ont donc galement pour caractristique la pluralit des styles et des voix puisquils parodient des genres levs, rapportent des dialogues, citent, jouent avec les langues, dialectes, jargons. Lexemple de la Deiliade laisse penser que la relation aux modles passait aussi par la parodie dans une Antiquit soumise lidal homrien. Diffrents types d'imitations coexistent : l'imitation srieuse (l'Art grec et l'Art trusque) et l'imitation irrvrencieuse, celle du rejet des modles. Dans lAntiquit, la parodie tait inhrente la perception carnavalesque du monde. 18 Pour autant, bien qu'troitement lies, parodie et carnavalesque ne dsignent pas exactement les mmes phnomnes. lintrieur du large champ tant culturel que social recouvert par l'ensemble du carnavalesque, la parodie constitue une pratique artistique prcise. Le

    17 Cite par Aristote, d. consulte 1980, La potique, Du Seuil, Paris,

    chap.2 18

    Bakhtine M. 1970 (1963), La potique de Dostoevski, Du Seuil, Paris, p. 175.

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    carnavalesque s'attaque aux hirarchies, aux contraintes sociales et culturelles, aussi bien religieuses qu'conomiques ou militaires ; la parodie, elle, s'attaque aux modles artistiques les plus estims et les plus pesants. La parodie est passe du chant aux textes chants puis aux uvres littraires d'une manire plus gnrale. lorigine, elle est donc essentiellement littraire et musicale. Par la suite, elle dsignera galement des pratiques picturales et, enfin, cinmatographiques.

    Le pastiche vient de litalien pasticcio qui signifie pt : le pastiche tait un mlange dimitations assembles de faon former un ensemble cohrent quoique composite. L encore, lorigine du terme ne se caractrise pas par un rgime particulirement ludique ou satirique. Il s'agissait durant la Renaissance italienne de peintures intgrant les imitations de diffrents peintres, ce travail se voulait srieux. Contrairement la copie, ce n'tait pas un tableau particulier qui tait imit : le sujet du tableau changeait mais le style du ou des peintres imits tait conserv. Ensuite, toujours en Italie, le terme a tout naturellement t employ propos des opras composs de morceaux provenant d'autres uvres. Le mot pastiche intgre le vocabulaire pictural franais au XVIIIme sicle parmi tout un ensemble de termes dont le pittoresque, la caricature, lesquisse, le grotesque Peru de faon ngative, la limite du plagiat, comme en tmoigne Dubos : On appelle communment des pastiches les tableaux que fait un peintre imposteur, en imitant la main, la maniere de composer et le coloris d'un autre peintre, sous le nom duquel il veut produire son ouvrage. 19. Le pastiche dsigne alors limitation stylistique des grands matres par des peintres en mal de gnie. lorigine pictural et musical, le pastiche devient littraire (les clbres pastiches de Proust20

    19 Dubos J-B. 1733, Rflexions critiques sur la posie et la peinture,

    dition de P.-J. Mariette, Paris, pp. 70-71. 20

    Proust M. 1992 (1919), Pastiches et mlanges, Gallimard, Paris.

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    imitant Flaubert), puis stend au cinma, l encore selon une chronologie des mdias assez prvisible. De cette prsentation tymologique sciemment lapidaire mergent les qualits structurelles de la parodie et du pastiche telles que la pluralit des voix et la dimension subversive de la parodie, la proximit avec le plagiat et le dni artistique dont souffre le pastiche. La dimension srieuse quont pu avoir ces deux pratiques y est aussi clairement rvle et demande tre prise en compte. Le 7me art, malgr sa capacit quasiment inne emprunter, a semble-t-il conserv un temps dcart, du moins sur le plan scientifique, puisquil faut attendre que le domaine littraire sempare du sujet, et dun objet cinmatographique, pour quenfin la question des rfrences cinmatographiques napparaisse plus simplement comme une donne critique mais comme un rel enjeu thorique. Le second degr cinmatographique selon Genette

    Dans le chapitre XXVI de Palimpsestes Genette procde lanalyse hypertextuelle dun film, Play it again Sam (H. Ross, 1972), avec les outils forgs par et pour le littraire. Genette intgre cette tude la suite du chapitre sur lantiroman. Il compare notamment le fonctionnement hypertextuel du film celui de Don Quichotte : [] Woody Allen (ou son personnage, dont j'ai oubli le nom) est Humphrey Bogart (cest--dire au type de personnages quincarnait gnralement celui-ci) ce que Don Quichotte est Amadis, et plus gnralement aux hros de romans de chevalerie : fanatique du genre et de lacteur qui lincarne []. 21 Ce chapitre est le prolongement direct du prcdent puisque cest en regard de ltude sur lantiroman quil faut

    21 Palimpsestes, op.cit, p. 176.

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    comprendre lexpression [] art parodique [] 22 attribue au film de Woody Allen : Lantiroman est donc une pratique hypertextuelle complexe, qui sapparente par certains de ses traits la parodie, mais que sa rfrence textuelle toujours multiple et gnrique [] empche de dfinir comme une transformation de texte. Son hypotexte est en fait un hypogenre. 23 Le terme hypogenre est ici tout fait appropri, il aurait pu aussi convenir en regard du film noir puisquil permet avec justesse de distinguer luvre singulire transforme (hypotexte) du genre imit (hypogenre). Or dans son analyse, Genette utilise un terme unique pour dsigner [l]hyper-textualit cinmatographique (hyperfilmicit) [] qui fonctionne avec son hypofilm 24. Lhypofilm est effectivement clairement dsign par deux citations : le titre du film cite une rplique de Casablanca (M. Curtiz, 1942) et la dernire squence du mme film est cite intgralement. Par la suite, Woody Allen rpte le dialogue de cette squence : il sagit la fois dune citation textuelle - texte identique, emploi explicite et rfrenc puisque le spectateur en a eu connaissance au dbut du film dans sa version originale - et dun travestissement filmique, puisque le changement de contexte digtique et d'interprte le transforme. Genette associe toujours le comdien la dimension gnrique laquelle il fait allusion de nombreuses fois sans pour autant la dvelopper : film noir Bogartien 25 , Woody Allen est fanatique du genre et de lacteur qui lincarne 26 Bogart intervient donc dans la fiction de Play it again Sam

    22 Ibid. p.177. En effet, il utilise ici la parodie pour dsigner le rapport un

    film certes, mais aussi un genre. Or, il nexisterait pas de parodies de genres au sens strict mais des pastiches. 23Ibid. p.170 et 171. 24Ibid. p.175 et 176. 25Ibid. p.176. 26

    Ibid. p.176.

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    comme le digne reprsentant de la sduction masculine dans le film noir : le hros cynique qui sduit les femmes par sa duret mme 27. Les attributs de son fantme, limpermable, la cigarette, le chapeau mou sont suffisamment vagues pour ne pas renvoyer un film particulier mais une imagerie plus large, le film noir, avec ou sans Bogart. Le Bogart de Casablanca na pas lapanage de la sduction compar par exemple celui du Grand sommeil (H. Hawks, 1946) o un certain nombre de femmes lui font des avances : deux riches hritires, une libraire et une conductrice de taxi ! Idem dans Le Faucon maltais (J. Huston, 1941) ou Les Passagers de la nuit (D. Daves, 1947). Dans les films noirs, les hommes sont souvent conquis plus ou moins malgr eux par des femmes qui se jettent littralement dans leurs bras : Assurance sur la mort, La Dame de Shanghai, Boulevard du crpuscule Genette, dans sa transposition de lhypertextualit lhyperfilmicit, nglige un lment fondamental des relations hyperfilmiques et mme transfilmiques : les acteurs. En effet, dans un roman, un personnage peut tre parodi (Amadis par exemple), des personnages peuvent tre pastichs (les hros du roman de chevalerie). De mme, un personnage de film peut tre parodi (le hros de Casablanca), des personnages peuvent tre pastichs (les hros du film noir). Mais lacteur introduit une dimension supplmentaire, car il est galement possible de parodier le jeu de Bogart dans Casablanca et de pasticher le jeu de Bogart dans ses films noirs. Et cest bien ce dont il sagit dans le cadre du film de Ross, qui ne se prive pas dexploiter les liens qui existent entre le clbre acteur underplay et le genre noir. De mme, lorsque Woody Allen acteur reprend les rpliques de Bogart, Woody est son personnage certes, mais il est aussi pour le spectateur lacteur de nombreux films qui construisent limage dun homme maladroit dans ses relations avec les femmes. Il reste, pour le spectateur, le ralisateur de

    27 Ibid. p.176.

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    comdies. Tous ces lments participent la ddramatisation finale et la parodisation de Casablanca. Du reste, Genette sent ce poids stratgique des comdiens sans parvenir l'exprimer : il est particulirement flou et tendance confondre les comdiens et leurs personnages, il a oubli le prnom de celui jou par Allen et ne cherche pas savoir si les rfrences dsignent l'interprte ou son rle. Dune manire gnrale, le cinma exploite l'imagerie vhicule par les acteurs pour construire ou dconstruire des genres, des typologies de personnages, des relations plus ou moins charges de sens entre des films singuliers Lacteur devient ainsi un lment incontournable de la parodie ou du pastiche cinmatographiques tout en introduisant une diffrence fondamentale entre les analyses littraire et filmique des rfrences. Concernant le genre, Genette ne cite aucun moment le film noir dans son ensemble. Il prfre employer la dnomination hard boiled 28 pour dsigner les rfrences gnriques, largissant ainsi considrablement son corpus. Cette expression littraire dsigne les textes policiers publis dans la revue Black mask, dont certains fonderont le roman noir. Employ propos du cinma, il renvoie au genre noir, bien sr, mais galement aux autres adaptations de cette littrature au cinma (du Little Caesar de Mervin Le Roy The Long goodbye de Robert Altman). Il dsigne donc le film noir mais aussi sa gnalogie (films de gangsters, policiers, puis noirs), et sa source dinspiration (les romans et nouvelles adapts, ainsi que la participation dcrivains tels que Raymond Chandler, William. R. Burnett, Dashiell Hammett lcriture de scnarios hollywoodiens). Le terme hard boiled dborde donc amplement du film noir puisquil dsigne une pluralit de genres, des relations entre genres et des pratiques de crations cinmatographiques. Ltude hypertextuelle de Play it again Sam mene par Genette dpasse donc largement le cadre du filmique

    28 Ibid. p.177.

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    puisquelle renvoie des dispositifs proprement cinma-tographiques (genres, filiations, criture, Hollywood). Elle prsente limmense avantage de mettre en relation des pratiques cinmatographiques demprunts varies avec celle de la parodie et du pastiche littraire et de faire ainsi bnficier le film tudi dun cadre thorique, qui, sil ne lui est pas parfaitement adapt, a au moins le mrite dexister Nanmoins ce simple plaquage dune analyse littraire sur un film, malgr toute la sympathie que Genette semble avoir pour cet objet dtude particulier, ne pouvait pas prendre en compte la spcificit mme du film, linstar du fait quun mme lment puisse la fois tre une citation textuelle et un travestissement filmique par leffet mme de l'interprte, du montage et de la mise en scne. Il faut donc tenir le cap dune potique du film qui en soit rellement une, avec une mthodologie et des moyens danalyses proprement cinmatographiques.

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    2 - Les notions de rfrence et d'emprunt au cinma

    Il devient ici possible et ncessaire de prciser la notion de rfrence en matire de cinmatographie. Le terme rfrence vient du latin referre qui signifie rapporter. La rfrence permet donc le report d'une uvre dans une autre en mettant en relation des lments qui peuvent tre prsents comme absents. Seules la citation et l'inclusion reposent sur la coprsence physique du film rapport. Dans le cas de la parodie ou du pastiche cinmatographiques, les rfrences mettent ncessairement le film en relation avec un lment physiquement absent, le film second doit alors voquer les uvres antrieures grce un jeu de ressemblances. Seul le spectateur peut faire la rfrence, c'est--dire pallier l'absence physique de l'uvre premire en se la remmorant : il met ainsi en relation, par l'intermdiaire de sa mmoire, l'uvre seconde et l'uvre premire physiquement absente mais soudainement mnmoniquement prsente. La parodie et le pastiche recourent donc la mmoire du cinma et la mmoire du spectateur. Ce fonctionnement reste dans lensemble comparable celui des rfrences littraires et Du Marsais observait dj limportance du travail mmoriel du lecteur propos de la parodie : On a la libert d'ajouter ou de retrancher ce qui est ncessaire au dessein qu'on se propose ; mais on doit conserver autant de mots qu'il est ncessaire pour rappeler le souvenir de l'original dont on emprunte les paroles. L'ide de cet original et l'application qu'on en fait un sujet d'un ordre moins srieux, forment dans l'imagination un contraste qui la surprend, et c'est en cela que consiste la plaisanterie de la parodie. 29

    29 op.cit. p.252

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    Se dessinent alors diffrents types de rapport aux rfrences cinmatographiques : le spectateur peut connatre lensemble des films rutiliss, seulement une partie, ou ne pas les connatre du tout. Sa relation l'uvre sera donc plus ou moins pleine dans la mesure o il sera capable de percevoir tout ou partie des relations entre les diffrents films, tout comme il peut aussi les ignorer. Dans ce dernier cas, il ne distinguera pas la rfrence comme telle et le film sera peru indpendamment de ces relations. De la sorte, les emprunts tudis sont troitement dpendants du savoir et du comportement du spectateur : c'est de lui qu'in fine leur existence dpend.

    Rfrences cinmatographiques et hypercinma

    En se risquant quelques collages terminologiques, lhypercinmatographie correspondrait la prsence par transformation ou par imitation dans un film, dun ou dautres films plus anciens. L'hypofilm serait le film premier, celui auquel il est fait rfrence. L'hyperfilm serait le film second, celui qui parodie ou pastiche. Nanmoins, il faut ici reconnatre que dautres terminologies font aussi bien notre affaire telles que film cible ou film premier . Genette propose une dfinition de lhypertextualit qui prsente la fois lintrt de distinguer clairement la parodie du pastiche et de traiter dun mme mouvement les diffrents rgimes, ludique, satirique et srieux. La nature de la cible lui permet de partager sans quivoque la parodie du pastiche, la premire sattaquant un corpus singulier et le pastiche un corpus pluriel. La parodie se caractrisera comme une transformation, dtournement dune uvre singulire et le pastiche comme une imitation, synthse stylistique et thmatique dformante, dun genre ou de tout autre corpus pluriel pouvant par son principe dhomognit soffrir cette pratique. Par ailleurs, Genette remarque bien la ncessit de ne pas cloisonner compltement la parodie et le pastiche dans des rgimes strictement ludique et satirique ou

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    dans une fonction purement burlesque. Il va mme jusqu risquer lexpression parodie srieuse , justifie par la ncessit de comparer des uvres qui, quoique diffrentes dans leffet produit, reposent sur un fonctionnement rfrentiel commun30. Il sagira donc dans cet ouvrage dapprofondir par la comparaison notre connaissance des rfrences cinmatographiques en vitant autant que possible le cloisonnement fonctionnel traditionnel opposant rfrences comiques et non comiques. Ltymologie des termes concerns nous y autorise doublement et les possibles de la parodie et du pastiche, comme pratiques, comprendront aussi, au sens large, des rgimes srieux.

    Si dans le domaine littraire, imitations et transformations occupent le champ couvert par l'hypertextualit, le cinma nous confronte une troisime varit de pratique trs frquente : le remake. En effet, dans la mesure o il transforme une uvre antrieure, le remake appartient l'hypercinmatographie sans quil ne soit pour autant possible de lassimiler la parodie pour des raisons qui semblent premire vue videntes et qui tombent sous le bon sens puisque chacun semble mme de distinguer une parodie dun remake. Effectivement, contrairement la parodie, le rgime du remake nest jamais ludique ou satirique, raison pour laquelle Raphalle Moine le classe dans les transpositions, confirmant ainsi la nature hypertextuelle 31 de ce dernier. Comme la parodie, le remake transforme un film prcis, la rfrence reste au singulier. Se dessine ici une catgorie de relations qui semble inexistante dans le domaine littraire et mrite par consquent quun minimum dattention lui soit consacre32. Il devient donc ncessaire de dpasser le strict collage terminologique pour une approche adapte lart cinmato-

    30 Op. cit. 1982, voir le chapitre VII et plus prcisment les pages 32 35.

    31 2007, Remakes : les films franais Hollywood, CNRS Editions, p.27.

    32 Voir le chapitre A la marge, le remake

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    graphique, dans le respect de ses caractristiques esthtiques, techniques, organisationnelles, culturelles, permettant la fois de souligner le travail fait sur la rfrence et le rgime des relations suscites. Cette dernire peut tre singulire ou multiple, les rgimes peuvent tre varis mais luvre premire est physiquement absente et a subi des modifications. Le dispositif cinmatographique et par consquent le spectateur ne sont pas jects de ce jeu de miroirs dformants. Ils font partie intgrante de ce processus dassimilation et de perception. Par ailleurs, de ces caractristiques dcoulent deux lments fondamentaux pour notre tude : lexclusion de la citation et limpossibilit thorique de concevoir des rfrences hypercinmatogra-phiques neutres. L'hypercinmatographie carte la citation. D'une part, parce qu'au sens strict, la citation a une porte didactique, scientifique qui l'loigne sensiblement du travail artistique33. La fonction de la citation suppose une certaine rigueur, une exactitude. ce niveau, il n'y a pas de transformations possibles. D'autre part, parce que prise dans une acception plus large, la citation implique le prlvement, la greffe. C'est un lment import, tel quel, dans une autre uvre : ainsi, la citation textuelle s'effectue sans modification sur la nature du mdium (le texte reste texte) et sans modification notable sur le corps mme du texte. La marge de libert, de transformation cratrice y est somme toute fort rduite. Le simple fait de ne pas isoler le texte prlev par des guillemets ou des effets de mise en page, et de ne pas mentionner l'origine de la citation suffisait au XVIme sicle la transformer en sentence. L'absence d'indication prcise en gnralisait le propos : La citation s'est en quelque sorte fondue et estompe dans le lieu commun sans qu'importe son auteur ou sa formulation propre. Mais qu'elle se dtache, isole, dans un texte, qu'elle soit accompagne des marques de

    33 Chateau D. 1998, L'hritage de l'art, L'Harmattan, Paris, pp.372 et 373.

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    son origine, et elle rcupre la plnitude de son statut. 34 En dautres termes, ce qui spare la sentence de la citation chez les classiques, ce sont justement ces signes d'htrognit du texte qui n'ont pas simplement pour effet d'isoler le texte prlev du texte d'accueil mais qui affirment galement l'existence d'un sens premier avec lequel il faut composer. La citation se spcifie donc bien par sa rigueur tant au niveau du sens, que de la typographie : elle ne laisse aucune place aux transformations quelles quelles soient puisque ds que l'on touche au texte prlev ou que l'on supprime ses marques distinctives, il n'y a plus citation. La reproductibilit du film permet cette exactitude de la citation, et diffrentes marques rendent pleinement sensible la prsence du film prlev dans le film35. La citation est donc exclue de l'hypertextualit tout comme de l'hypercinmatographie. Genette36 dmontre que toutes les utilisations d'uvres antrieures, mme les plus neutres comme les traductions, ont de faon consciente ou involontaire une action sur luvre laquelle elles se rfrent. Ce que les artistes empruntent au travail des autres peut marquer une volont de soumission, dadmiration pour ce travail. Quels que soient le mode dutilisation et les intentions, la nouvelle cration nest jamais compltement neutre vis--vis de lancienne. Or, concernant le pastiche, et notamment le pastiche cinmatographique, la question des rgimes a t fortement bouscule par une certaine conception des rfrences postmodernes parfois prsentes comme tant neutres. Cette question de la neutralit nest pas un point de dtail car elle repose sur encore dautres dfinitions des rfrences tudies et entrane avec elle toute la polmique sur la

    34 Beugnot B. 1994, La mmoire du texte, Honor Champion, Paris, p.

    285. 35

    Parmi les multiples procds utiliss, citons ple-mle : lcran dans lcran, le changement de grain ou de texture de limage, le passage de la couleur au noir & blanc, la prsence de spectateurs en amorce dans limage 36

    Op. cit. 1982, chap. XL.

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    fonction trs controverse de la parodie et du pastiche postmodernes. Lapproche dveloppe ici tant avant tout potique, il na pas t ncessaire jusqu prsent de relater les dfinitions ni la teneur du dbat philosophique concernant la parodie et le pastiche. Il reste nanmoins indispensable de se positionner clairement, ne serait-ce quen ce qui touche directement nos dfinitions et donc aussi, notre mthode danalyse. Par ailleurs, le dbat postmoderne, notamment en ce qui concerne le pastiche, sest constitu de faon non ngligeable sur des exemples cinmatographiques, confrant ainsi au cinma un rle sinon moteur, du moins porteur, situation totalement indite dans lusage de cette terminologie. Cest bien la premire fois que le septime art nhrite pas aprs coup, et aprs tous les autres arts, du nouvel emploi qui a pu tre fait du mot pastiche . Des films faisaient partie des premiers pastiches postmodernes identifis : le temps dcart est enfin combl.

    Rfrences cinmatographiques et dbat postmoderne

    Lart moderne, et donc aussi postmoderne, se caractrisent dans leur relation aux uvres passes. Le premier se construit dans un dsir de dpassement, de discontinuit37 pouvant aller jusquau refus. Le second, au contraire, se construit sur et avec le pass, en essayant dinstaurer une relation entre le prsent et ce que lon peut ou ce que lon est contraint de rutiliser du pass. La parodie et le pastiche, parce que leur mode rfrentiel renvoie aux uvres passes tout en les modifiant, ont ainsi pu tre perus comme tant symptomatiques de lart postmoderne. Des films sont apparus parmi les premires manifestations sensibles de ce glissement

    37 Meschonnic H. 1988, Modernit Modernit, Jean Verdier, Lagrasse,

    p.68.

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    dans la postmodernit, scellant ainsi les emprunts cinmatographiques et la question postmoderne. Dans ce dbat sur la parodie et le pastiche postmodernes, la relation au pass est dterminante puisquelle fonde la distinction entre le moderne et le postmoderne et ce, quil sagisse aussi bien des partisans de lironie que de ceux de la neutralit. Cette relation est tellement fondamentale que la question de savoir sous quel rgime sont remployes les uvres du pass a totalement occult une autre question tout aussi capitale : quelles sont les uvres remployes ? Il est tonnant de constater que ce souci permanent de la relation au pass ne porte pas aussi sur le nombre et la qualit de lobjet de la rfrence. En effet, cette caractristique nest jamais utilise par les tenants de ce dbat philosophique afin de dfinir la nature des rfrences et encore moins dans lanalyse quils en font. Prenons Baudrillard pour commencer puisque Jameson, le chantre du pastiche postmoderne, exploite des notions dveloppes par le premier38 dans un texte o le terme de postmoderne napparat pas. Baudrillard dresse un constat partant du principe que le rel historique est perdu, comme tous les rfrents. partir du moment o, dans la socit dcrite, lHistoire nexiste plus comme rfrent, et avec elle les uvres du pass, il devient inconcevable que cette socit puisse produire des rfrences : logiquement elle ne cherche pas faire rmerger le souvenir des uvres passes mais produire des uvres qui ont la prtention de simuler le pass. Au demeurant, contrairement Jameson, Baudrillard nutilise propos des films concerns ni le terme de pastiche, ni de parodie. Il prcise clairement que ce qui relve du simulacre ne peut concider avec la parodie ni mme avec le pastiche comme le confirme la citation suivante : Il ne sagit plus dimitation, ni de redoublement, ni mme de parodie. Il sagit dune substitution au rel des signes du rel [] 39 Il sagit

    38 Baudrillard J. 1981, Simulacres et simulation, Galile, Paris, 235p.

    39 Ibid. p.11.

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    de plagiat 40, de remakes parfaits 41 dans le sens o ils reconstituent des poques, des styles dats, avec une technicit irrprochable de faon abuser les spectateurs. La diffrence avec Jameson est considrable puisquil ne sagit en rien de pastiche mais de plagiat. Le plagiat na pas pour but de produire du sens mais de la rente, le plagiat ne cre pas, il refait sans invention, sans me, avec pour seule logique le calcul. Exactement tout ce qui caractrise le cinma du simulacre dcrit par Baudrillard. Les films simulacres cits, les remakes parfaits 42 comme Chinatown (R.Polanski, 1974), 1900 (B.Bertolucci, 1976) ou Barry Lyndon (S.Kubrick, 1975), ne sont pas des remakes parce quils referaient un film du pass, mais parce quils simulent le pass. La cible dsigne nest pas un film singulier, ni mme un genre ou luvre dun auteur, cest une priode. Cette dernire peut tre cinmatographique comme elle peut ne pas ltre. Do lutilit de la distinction entre Last picture show (P.Bogdanovich, 1971) et Barry Lyndon, le premier ayant pour cible une priode historique et cinmatographique, les annes cinquante dans leur facture classique, tandis que le second a pour cible une priode historique, le XVIIIme sicle. Dans les deux cas, il sagit de reconstitution historique, dans les deux cas, il ny a pas de rfrence possible puisque le but est de simuler et non pas de crer un lien entre des uvres. Mais lune seule dentre elles fonctionne dans une relation au cinma que lon peut qualifier de rflexive. Baudrillard juxtapose ces exemples sans doute pour souligner que la priode cinmatographique sinsre lintrieur de lHistoire et Last picture show participe donc au mme titre que les autres films cits lentreprise de simulation du pass dcrite. Une catgorie de cible extrmement large donc et qui dpasse de loin le cadre de celles gnralement dsignes par les rfrences cinmatographiques tudies dans cet ouvrage.

    40 Ibid. p. 75

    41 Ibid. p. 73

    42 Op.cit. p.73.

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    Chez Jameson, les films cits se recoupent nettement avec les exemples donns par Baudrillard, la cible du pastiche est aussi historique mais ici lappropriation du pass passe par une imitation stylistique43 qui affecte la qualit de limage, tout comme ce qui relve de la reconstitution44 afin de masquer la contemporanit du film. La cible est un pass strotyp45 : contrairement Baudrillard, il ne sagit plus dHistoire, ni mme de reprsentations de lHistoire, mais de simulacres qui ne rendent du pass et non pas de lHistoire, que des apparences et des conventions. L encore, la cible excde de loin le cadre de ce qui est ordinairement recouvert par le pastiche, limitation stylistique ntant au fond quun des procds utiliss pour atteindre un objectif le dpassant de loin : la simulation dun pseudo pass vid de toute dimension historique. On retrouve nanmoins la description de procds rflexifs propos de Blow out (De Palma, 1981) mais Jameson sattache plus la reprsentation des procds techniques cinmatographiques qu la relation au film dAntonioni. nouveau, la rfrence est mise de ct. Comme le remarque avec justesse Naremore46, le pass strotyp ne constitue pas une cible en soit, cest une construction imaginaire propre chacun et surtout Jameson. La nostalgie du pass est en fait oriente vers des objets diffrents : Polanski nest pas nostalgique des mmes lments du pass que Kubrick, leur relation au pass, lHistoire diffre. Jameson, triste et pessimiste, charge les films du poids de sa propre nostalgie. Chez Baudrillard comme Jameson, la cible dsigne tout comme lusage qui est fait des termes remake ou pastiche, nous interdisent de penser quil puisse sagir l de rfrences.

    43 1984, Postmodernism, or the cultural logic of late capitalism, New Left

    Review n146, p. 65. 44

    Ibid. p. 67 45

    Ibid. p. 68. 46

    Narmore J. 1998, More than night Film noir in its contexts, University of California Press, Berkeley/Los Angeles/Londres, chap. Parody, pastiche, fashion.

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    Par ailleurs, le vocabulaire utilis par Jameson laisse comprendre que le pastiche, au sens strict du terme, cest--dire le mlange des styles, na pas lieu puisque la contemporanit est masque : un style ancien domine et ne permet pas lhtrognit du film de se faire ressentir. Lorsque limitation stylistique a lieu, il ne peut sagir pour lui que dun lment purement rhtorique visant une toute autre fin. Son usage de la terminologie de pastiche est donc globalement douteuse : la cible dsigne peut dpasser un cadre purement artistique et par ailleurs, pour assumer sa dimension de simulacre, lemprunt est masqu donc peu lisible en tant que tel ce qui videmment compromet son fonctionnement rfrentiel. linverse, pour Hutcheon, la parodie est la forme postmoderne parfaite47 et le pastiche na que peu de place dans ses travaux. Il faut dire que sa dfinition de la parodie pourrait trs bien contenir aussi les rfrences imitatives, du moins lorsquelles sont satiriques puisquelle la conoit comme une rptition dont leffet est de susciter lironie dans le lieu mme de la ressemblance48. Cette dfinition pourrait en fait englober toutes les rfrences hypertextuelles satiriques indpendamment de toute considration potique ou stylistique et plus encore, si lon prend en compte le fait que cette mise en avant de lironie nexclut pour elle ni les rgimes ludiques ni mme srieux49. Lensemble des rfrences hypertextuelles se trouve en fait contenu dans sa dfinition de la parodie, sans vritable nuance pour les

    47 1999 (1988), A poetics of postmodernism, history, theory, fiction,

    Routledge, New York, p.11. 48

    The collective weight of parodic practice suggest a redefinition of parody as repetition with critical distance that allows ironic signalling of difference at the very heart of similarity 1999 (1998) op. cit. p. 26. Ou encore une imitation caractrise par une inversion ironique : 2000 (1985) A theory of parody - The teaching of twentieth century art forms, University of Illinois Press, Urbana & Chicago, p.6. 49

    To include irony and play is never necessarily to exclude seriousness and purpose in postmodernist art. op. cit. 1999 p. 27. et aussi dans op. cit. 2000, pp.32-33.

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    distinguer les unes des autres, le fait de nier la dimension htrogne du pastiche ne constituant pas en soi une dfinition suffisamment oprationnelle pour isoler le pastiche de la parodie. Cette dfinition de la parodie se garde bien de spcifier les cibles dsignes et les exemples donns, avant tout littraires50, laissent entendre quil peut sagir ple-mle de textes singuliers, de genres, de traditions et de conventions. Elle justifie cet largissement notable de la cible parodique, notamment par rapport aux dfinitions plus restrictives quen propose Genette, par le fait que sa conception de la parodie est ancre historiquement parlant, et procde de lobservation de pratiques artistiques51. La parodie est considre demble comme rflexive la fois dans ce quelle dsigne et dans ce quelle produit. En effet, si les cibles couvertes par la parodie sont ici floues, elles restent nanmoins circonscrites lintrieur du domaine artistique et visent produire un discours sur lart et sa place dans la socit postmoderne. Il ressort de ce rapide tour dhorizon quaucun des principaux tenants du dbat ne caractrise les rfrences par leurs cibles, dans ce quelles dtournent. Leur typologie joue sur lambigut ainsi produite afin de dsigner aussi bien le procd que luvre ainsi produite. Aucun dentre eux ne sinterroge sur la diffrence deffet produit, en termes de discours mais aussi de fonctionnement, entre des cibles qui vont du singulier au trs large (styles cinmatographiques historiques) en passant par les genres et autres conventions artistiques. Pourtant, la relation au pass nest sensiblement pas la mme, pour un rgime identique, entre une rfrence une uvre singulire et des ensembles beaucoup plus larges, gnriques, stylistiques ou autres. Pour la premire, la relation

    50 Il faut toutefois mentionner son article An epilogue : postmodern parod:

    history, subjectivity, and ideology concluant un numro spcial consacr au cinma et reprenant de ce fait diffrents exemples de films : 1990, Quarterly review of film and video vol.12 N1/2, pp.125 134. 51

    Hutcheon L. 2000 (1985), op. cit. A new introduction, an old concern.

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    contextuelle est possible sans tre systmatique alors que pour les autres, elle est quasiment incontournable. Remployer une uvre unique ou un genre, un style, ne peut avoir strictement le mme effet, y compris dans lanalyse de la relation au pass, et en ce qui nous concerne, nous maintenons notre choix terminologique comme tant ce jour le plus prcis et le plus mme de dmler les enjeux des rfrences cinmatographiques. Par ailleurs, nous remarquerons que les films cits par Baudrillard datent du dbut des annes soixante-dix, 1974 pour Chinatown, les films anticipent ainsi les diffrentes manifestations thoriques de ce post pluriel, dont le discours emblmatique de Charles Jencks en 1975. Pour une fois, pour la premire fois, le cinma anticipe, ou du moins est en phase avec ces nouvelles pratiques et conceptions des emprunts. Il se voit ainsi appliquer un nouvel usage terminologique du mot pastiche car il sagit bien de donner ce terme, avec lemploi quen fait Jameson notamment, une valeur et une signification indites : un doublon, une sorte dhomonyme, un faux ami, amnsique de lhistoire du terme et de ses pratiques, ignorant aussi bien sa dimension subversive que sa capacit stimuler le renouvellement artistique.

    Nanmoins, de grandes divergences apparaissent quant aux rles, rgimes et dfinitions faites de la parodie et du pastiche postmodernes. Premirement, il est contradictoire dapprhender ce phnomne typiquement postmoderne quest le pastiche pour Jameson, avec des notions qui peuvent apparatre comme tant caractristiques de la modernit. Effectivement, ce plagiat que Baudrillard avance avant le pastiche Jamesonnien ne peut pas tre vecteur dHistoire parce quil ne cherche pas porter un regard sur le pass, ni lui redonner une nouvelle forme. Le plagiat comme les films simulacres, tels quils sont comments par Baudrillard, sont dans une logique de substitution, nous sommes bien dans la simulation, et non pas dans la recration : recration comme renouvellement des

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    formes par la critique, recration par la remise disposition du pass, prsent grce la rfrence. De cela il nest point question. Le fait est quabsolument rien de formel ne distingue la parodie moderne de la parodie postmoderne, et il en est de mme pour le pastiche. Sur ce point, les pratiques cinmatographiques concident avec cette mme observation opre par Dentith52 pour le domaine littraire. La question qui se pose alors est videmment de savoir si rellement quelque chose isole les rfrences modernes des rfrences postmodernes puisque ni le rgime, ni la forme, ni la frquence ne semblent caractriser plus lune que lautre. Reste donc le contenu et leffet recherch par la rfrence. Il est vrai que les rfrences postmodernes nont jamais une fonction simplement comique, mme lorsquelles sont drles, elles sont porteuses dun discours. Si lon prend deux films postmodernes tudis dans cet ouvrage, Escrocs mais pas trop et Mars Attacks ! (T.Burton, 1996), il apparat que dans les deux cas, les films sont porteurs dune critique assez fine du milieu culturel dans lequel les auteurs se trouvent par dfinition, celui_des Amricains aiss. Dans les deux cas, la critique dpasse le cadre proprement cinmatographique pour stendre une critique culturelle mais aussi sociale et politique. La mise en rsonance des sources multiples, dorigines varies tant du point de vue temporel quartistique, nest pas l pour mettre en avant lauteur comme une figure htrogne53 son contexte. Au contraire, tout en exprimant leur critique, Allen comme Burton, se situent dans le contexte

    52 2000, Parody, Routledge, Londres, p. 160.

    53 Chose que lon retrouve aussi bien chez Melville, Godard, et Leone ou

    dune faon bien diffrente chez Pasolini. Les rfrences sont chez ces auteurs une faon de se distinguer, en tant quauteur, par rapport un contexte donn, national, gnrique, ou encore social. En ce qui concerne Pasolini, lusage du pastiche tel quil le concevait, notamment limitation de parlers populaires, permettait une sorte dchange entre lauteur, celui qui manipule et imite ces parlers, et la vox populi prsente travers lexpression populaire.

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    critiqu et assument cette position dans ce quelle peut avoir dinconfortable mais aussi dambige. Contrairement lartiste moderne qui sinscrit lcart des systmes subissant son opprobre, nos deux ralisateurs postmodernes restent en son sein et ne se privent pas dutiliser les moyens de ce systme pour le critiquer, quil sagisse dAllen lgard de la bourgeoisie new-yorkaise (son public de prdilection aux tats-Unis) ou de Burton lgard de lentertainment amricain qui le finance. Ces deux ralisateurs fonctionnent lintrieur de ce systme comme le font les rfrences : ils dtournent en utilisant comme outil ce quils dtournent. Cette position se caractrise donc par limpossibilit de toute opposition duelle, de tout manichisme ni mme de description simpliste et peut caractriser lusage des rfrences postmodernes. Comme le remarque Hutcheon54, cette situation ambigu de lauteur ne dsamorce pas la subversion de son uvre, bien au contraire, sur le long terme, ce minage de lintrieur peut savrer particulirement efficace. Autre fait notable, la faon dont nous interprtons les rfrences, de quelque priode quelles soient, les transforme aussi en rfrences postmodernes, systmatiquement intgres une dimension rflexive, ce qui na rien de pjoratif en soi. Nous cherchons leur attribuer une fonction discursive et saisir ce quelles peuvent nous rvler du pass, non pas comme un tmoignage issu dun contexte de production donn mais dans ce quelles semblent nous enseigner par leur dialogue avec les uvres passes.

    54 Hutcheon L. 1990, op. cit. p. 129.

  • chos 2 : le temps des films

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    1 - Aux origines du second degr cinmatographique

    Si lon admet comme point de dpart les dfinitions de Genette, la parodie cinmatographique est la transformation d'une uvre par un film second qui instaure avec l'uvre parodie une relation qui ne rside pas dans le simple fait de la transformation. Dans la parodie, la rfrence cherche exprimer quelque chose sur l'uvre parodie. Quant au pastiche cinmatographique, il sagit de l'imitation d'un ensemble d'uvres par un film. Il peut prendre pour rfrence l'uvre d'un auteur, du genre, d'une cole et ce de n'importe quelle discipline artistique. Tout comme la parodie cin-matographique peut, a priori, transformer les uvres de toutes les disciplines artistiques. La parodie cinmatographique, tout comme le pastiche, n'a pas, pour l'instant bnfici de recherches historiques prcises et il est difficile encore aujourd'hui, de retracer avec rigueur leurs prmices. Nanmoins, une chose est certaine : trs tt, le cinma a parodi et pastich. Dan Harries55 fait remonter les pratiques imitatives et transformatives au dbut du cinma, lorsquun film tait immdiatement copi par les firmes concurrentes. Il cite comme exemple le clbre Arroseur arros des Frres Lumire (1895) suivi d'un Garden scene d'Edison trangem-ent ressemblant. Il s'agissait effectivement probablement d'une des premires rfrences d'un film un autre, mais ici le but n'tait pas de porter un regard sur le film d'autrui, mais bel et bien de limiter les risques de concurrence en proposant, sur un march donn, des biens en tout point comparables ceux de ladversaire. Le principe tant d'accaparer les parts de march d'autrui, il sagit donc ici dun plagiat et non pas dune parodie.

    55 Harries D. 2000, op.cit. p.12

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    Le second degr distingue de faon dcisive la parodie du plagiat : il doit tre sensible dans la premire, alors qu'il tend disparatre du dernier. Au-del de la finalit56, la distance l'gard du modle distingue la parodie du plagiat. Dans celui-ci, il n'existe aucun recul par rapport au modle puisque justement, il cherche s'y substituer57. Si les premiers emprunts entre films apparaissent ds les dbuts du cinma, on ne peut pour autant en dduire que la parodie et le pastiche cinmatographiques ont exist d'emble. De mme, la prsence d'lments comiques dans des films rflexifs ne suffit pas faire figure de pratique parodique. Concernant les rfrences entre films, il semble pourtant difficile de dpartager sans aucune ambigut les pratiques parodiques du plagiat. Ainsi, Harries mentionne un film de Griffith, The Curtain pole (1908) dans lequel Mack Sennett reprend le personnage du dandy popularis par Max Linder. Harries en dduit que Sennett parodie58 le personnage construit par Linder. C'est oublier deux choses : d'une part, le personnage d'une srie de films ne se parodie pas, il se pastiche car il ncessite la synthse des caractristiques communes toutes ses apparitions. D'autre part, une pre concurrence existait au sein du cinma burlesque : prendre le personnage d'un autre ou s'en moquer revenait lui ravir ses

    56 Le problme juridique est dailleurs entier comme lexplique R.A.

    Posner dans When is parody fair use ?, op. cit. pp.67 78. Comment savoir, dune faon juridiquement valable, si imitations, copies, emprunts sont lgaux ? Ce sont prcisment ces limites qui distinguent juridiquement la parodie du plagiat. Pour Posner, dans le cas de parodies, l'uvre parodie est la cible de la parodie, cest elle qui est vise. Alors que dans le cas d'imitations abusives (plagiat), l'uvre rutilise est la flche, c'est--dire le moyen datteindre un objectif qui lui est tranger, le plus souvent crapuleux. En dautres termes, la parodie cherche se distinguer de l'uvre parodie dans la mesure o elle veut la critiquer tandis que dans le second cas, la nouvelle et ancienne uvre se fondent afin de profiter de la ressemblance pour atteindre des objectifs de notorit, de vente, 57

    Maurel-Indart H. Du plagiat, 1999, P.U.F, Paris, chap. 7. 58

    Op. cit, p.12-13.

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    spectateurs. Parodies et pastiches servaient le plagiat dans une industrie naissante o le principe du fair use n'tait pas de mise. En revanche, lorsqu' l'intrieur d'une mme socit de production, les ralisateurs se pastichaient, comme la Biograph o Sennett se moquait des mlodrames de Griffith, il est alors possible d'avancer l'hypothse de rfrences au second degr ne servant pas de couverture au plagiat. Bien entendu, le cinma s'est aussi attaqu aux autres disciplines artistiques. L'troit mousquetaire de Max Linder (1922) parodie avec irrvrence le clbre roman d'Alexandre Dumas. Les situations cocasses, comme lorsque D'Artagnan n'arrive pas monter sur son cheval, cumulent avec un humour purement cinmatographique tel le ralenti utilis pour montrer que le cheval est drogu. Mais ce qui peut-tre domine cette parodie est un sens profond de l'ironie et des multiples faons dont celle-ci peut avoir des expressions cinmatographiques. L'ironie littraire est antiphrasique59 : la phrase exprime une chose mais de faon implicite, suppose son contraire. Lironie est une figure par laquelle on veut faire entendre le contraire de ce quon dit : ainsi les mots dont on se sert dans lironie ne sont pas pris dans le sens propre et littral. 60 L'cart entre ce qui est effectivement dit et ce qui est compris cre l'ironie. de multiples reprises, Max Linder utilise la relation entre limage et les intertitres de faon ce que le sens de lun puisse tre relativis, voire ni, notamment lorsquil introduit la reine par un carton A Paris, la reine se grise de plaisirs . L'iris s'ouvre lentement sur une main balanant mollement un mouchoir et dcouvre le visage d'une femme hideuse, empreint d'un profond ennui tandis qu'autour d'elle, les dames de compagnie jouent de la musique en se

    59 Hutcheon L. 1981, Ironie, satire, parodie. Une approche pragmatique

    de lironie, Potique XII (46), p.142. Nous avons ici affaire un mode antiphrasique dans la mesure o l'image contredit et annule l'expression verbale des personnages. 60

    Du Marsais M. op.cit. p.162.

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    trmoussant avec frnsie. Le carton est en dcalage total avec l'image qui montre l'inverse de ce quattend le spectateur : la reine rayonnante de beaut du roman devient un laideron, le plaisir devient lassitude et enfin, la notion de plaisir mme droute par l'anachronisme du divertissement (un saxophone et une danse syncope). La phrase exprime une chose mais l'image nous montre son contraire : par un procd proprement cinmatographique, la phrase revt, rtrospectiv-ement une valeur ironique certaine, en dcalage total avec ce qui est montr. Ce dcalage ironique n'est pas sans esprit : le film tout entier repose sur ce principe. Max Linder dtourne l'autorit de la lettre des fins comiques grce des procds proprement cinmatographiques. Le plaisir d'une parodie cinmatographique d'un texte, c'est exactement cela : le dcalage entre ce qui est crit - et que tout le monde connat - et ce qui est montr dans le film. Lorsque le cinma s'attaque des films, il va de mme porter ses choix sur les uvres les plus illustres, les plus populaires, les incontournables de chaque poque. C'est ce que ralise Buster Keaton dans Les Trois ges (1923), parodie d'Intolrance de Griffith (1916). Il reprend la construction du film en volets se situant chacun des poques diffrentes, prsentant un fil directeur et une certaine rptition de l'histoire. L'habilet de Keaton rside dans le dtournement des prtentions philosophico-historiques de Griffith, rduites la simple rptition d'une historiette amoureuse des plus classiques : une jeune fille a deux prtendants. La petite trentaine d'annes qui spare Keaton des dbuts du cinma est aussi celle ncessaire l'instauration du droit d'auteur : il n'est dj plus possible de plagier tout va. Scnarios et personnages sont protgs par le droit d'auteur et leurs bnficiaires veillent jalousement ce qu'il soit respect. Le plagiat devient ainsi une pratique minoritaire au bnfice de la parodie et du pastiche qui, dfaut de proposer un exact quivalent au spectateur, peuvent le dtourner d'une srie, d'un genre, d'un personnage ou d'un film succs, en les lui montrant sous un jour peu favorable. Ils gratignent,

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    destituent et participent ainsi la perte d'aura des grands mythes cinmatographiques et donc lviction de concurrents trop populaires. Par consquent, il ne faudrait pas croire que les parodies et les pastiches soient indpendants de toute pression conomique. Bien au contraire, c'est bien souvent un contexte concurrentiel tendu qui favorise l'closion de films au second degr. Ainsi, seront tudis dans cet ouvrage certains films policiers franais ou encore des westerns italiens qui constituent une rponse esthtique et conomique face un cinma hollywoodien agressif et omniprsent, alors mme que les industries du cinma franaise et italienne se trouvaient dans une situation de crise61. L'instauration d'un droit d'auteur fort privilgie donc le dveloppement de ces exceptions que constituent la parodie et le pastiche. La chose n'est pas sans intrt, d'une part, le droit favorise la crativit mise en jeu dans cet cart propre au second degr et reconnat ainsi le rle actif de la parodie et du pastiche au sein du renouvellement artistique. D'autre part, l'volution de l'application du droit est rvlatrice du changement dans la conception du film. Le droit d'auteur va progressivement s'appliquer au scnario, aux personnages, la mise en scne : le plagiat devient rapidement trop risqu. Il ne reste donc que la parodie et le pastiche pour lutter contre les concurrents envahissants, les hros omniprsents, les genres touffants, les grands matres de la ralisation, les styles la mode, tous les symboles arrogants de la russite et du bon got cinmatographique d'une poque. Un contexte conomique tendu favorise bien souvent le second degr, pour autant ces films ne se rduisent pas une simple rponse concurrentielle, ce sont avant tout des rponses esthtiques, cratives et revendicatives.

    61 Sur ce sujet, voir les parties concernes et aussi, Sorin 2002.

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    2 Les diffrentes pratiques du pastiche cinmatographique

    La pratique du pastiche cinmatographique est extrmement frquente. Ayant pour cible privilgie les genres cinmato-graphiques, bien connus du grand public, par consquent relativement faciles identifier, il devient de fait un lment de la dynamique gnrique quasiment incontournable. Toutefois, les imitations de l'ensemble de l'uvre d'un auteur ne sont pas ngliger. Elles portent bien sr sur les ralisateurs les plus clbres dans le contexte de production du film second.

    L'imitation srieuse

    Souvent considr comme tant moins corrosif, plus dfrent, le pastiche est plus facilement associ au rgime srieux que na pu ltre la parodie. Les pratiques imitatives srieuses sont effectivement frquentes, quil sagisse dhommage ou dassimilation dun savoir-faire et de donnes gnriques. Il sagit ici de montrer que loin dtre neutres, ces forgeries, pour reprendre la terminologie genettienne, sont porteuses leur faon, dun certain regard sur les lments emprunts, y compris dans les situations les plus opportunistes.

    Une certaine forme d'hommage : le numro Girl Hunt dans Tous en scne

    Tous en scne de Vincente Minnelli (1953) comporte un numro nomm Girl hunt imbriquant diffrentes imitations, les plus videntes concernant le film noir et la littrature hard-boiled.

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    Le rideau du thtre s'ouvre sur un mur tapiss de couvertures de Pulps62 faisant ainsi explicitement rfrence la littrature policire qui a engendr le roman noir et nourri le film noir63. Le tir d'une mitraillette fend en deux l'affiche centrale, le mur s'ouvre sur un dcor urbain nocturne. Le rcit, sur un mode familier maill d'argot, est men par une voix off masculine. Le numro, ds les premiers plans, reprend des caractristiques du film noir, lui aussi urbain, nocturne. La voix masculine contribue galement faire du personnage masculin le narrateur privilgi du rcit noir comme c'est le cas dans Gilda de Charles Vidor, Boulevard du crpuscule ou Assurance sur la mort de Billy Wilder. Une bagarre et un meurtre, lments rcurrents du roman et du film noir, mettent le dtective Riley, jou par Astaire, sur une piste : il recueille sur les lieux du crime des objets lui permettant de rsoudre une histoire particulirement incomprhensible, l'aspect insondable du rcit tant une autre caractristique du roman et du film noir. Les indices le mnent tout dabord dans un atelier de couture, il y rencontre une femme fatale, sexy et brune, dont la coiffure voque Ava Gardner dans Les Tueurs de Robert Siodmak. Tout comme les femmes fatales du film noir, elle envote le personnage masculin, la scne de sduction devenant ici une danse dont les ondulations voquent la dmarche du serpent, et mne la victime complaisante dans un pige, un atelier de mannequins dmantels o il est assomm. Le second personnage fminin arbore une chevelure blond platine. Elle se jette littralement dans les bras de l'enquteur, le sex-appeal tant autre caractristique du hros du rcit noir. La blondeur peroxyde voque une innocence trop voyante, trop artificielle et sophistique pour tre honnte, d'ailleurs, dans

    62 Magazines populaires, plutt bon march, dans lesquels les lecteurs

    amricains pouvaient suivre les aventures policires des hros hard-boiled. 63

    La littrature hard-boiled participe la gense du film noir dans la mesure o elle a form les auteurs qui criront ensuite les scnarios et adaptations des films de gangsters et des films noirs, notamment le prolifique Ben Hecht.

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    Girl hunt, elle caractrise la criminelle. Elle rappelle l'apparence trompeuse des femmes fatales dans la ligne des personnages jous par Barbara Stanwick dans Assurance sur la mort ou Rita Hayworth dans La Dame de Shanghai d'Orson Welles. Enfin, la scne du bar, avec son un air de jazz et son atmosphre enfume voque sans conteste le film noir, lieu d'une tabagie contagieuse et surtout, espace privilgi du jazz, notamment dans les films de Siodmack qui reclent de fabuleux moments musicaux. Autre rfrence au film noir, lorsque l'enquteur est assomm, l'image tournoie afin d'voquer la perte de conscience du personnage. Le film noir s'est fait une spcialit des plans subjectifs : l'exprience de La Dame du lac constitue de ce point de vue, un extrme du genre. Sans aller jusqu cet extrme, Le Faucon maltais de John Huston prsente un plan relativement comparable celui de Minnelli : lorsque l'enquteur jou par Humphrey Bogart est drogu, l'image devient floue et bascule pour reprsenter le malaise du point de vue du personnage. Mais dans le film de Minnelli, le tournoiement a pour axe le centre de l'image o se situe la tte de l'assomm. Ici, seul le tournoiement est subjectif, il ne s'agit donc pas d'un plan subjectif au sens strict du terme. Cet trange dcalage par rapport aux conventions du film noir provient de l'htrognit mme du numro Girl hunt, mlangeant film noir et comdie musicale. Car si Tous en scne est une comdie musicale, Girl hunt ajoute aux conventions de la comdie musicale et limitation du film noir une seconde imitation : celle des comdies musicales de Busby Berkeley. Berkeley affectionnait la thmatique du kalidoscope, images presque abstraites recomposes autour d'un mme axe. Il usait abondamment de mouvements de camra bass sur les dplacements des danseurs ; le cercle tait aussi chez lui une figure partir de laquelle il organisait ses gigantesques compositions : filles en cercle, les pieds au centre rejoignant un immense miroir, danseuses en rondes vues en plonges, alignements de cerceaux tout tait prtexte circularit

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    (Chercheuses dor de 1933, 1933 ; Prologue, 1933 ; Dames, 1934 ; Banana split, 1943). Ce plan semi-subjectif de tournoiement dans Girl hunt semble tre la rsultante un peu curieuse de cette fusion du film noir et de la comdie musicale la faon de Berkeley. Cette imitation du style de Berkeley n'est pas ponctuelle cet unique plan. Imbrique l'imitation du film noir et du roman noir, elle dtermine en fait l'ensemble du numro. Il dbute sur un lever de rideau et se clt sur les applaudissements du public : Berkeley avait l'habitude d'entamer et de terminer ses numros de la sorte, c'tait pour lui une faon d'inscrire le gigantisme de ses numros l'intrieur d'un espace scnique ncessairement restreint. Les superficies immenses, les compositions somptueuses, le nombre incroyable de danseuses, tout cela sincorporait au monde raliste des personnages et du rcit par le biais de la magie du spectacle. Contre toute logique, la dmesure hollywoodienne intgrait ainsi les contraintes du thtre de varit. La topographie des numros musicaux de Berkeley est difficile raliser : le sol immacul rejoint fond et plafond, en dissout les limites de faon limiter les effets de la perspective et toute valuation en terme de taille ou de distance. Ses numros glissent d'un dcor un autre, d'une composition une autre sans portes ni dplacements pouvant expliquer la circulation entre ces espaces de la camra ou des danseurs. Le raccord est en gnral bas sur un objet qui effectue la transition entre les tableaux. Ces objets jouent dans la chorgraphie un rle presque aussi important que les danseurs : les accessoires (miroirs, cerceaux, violons), les ornements des costumes (les fameuses bananes de Carmen Miranda dans Banana Slip), effectuent un lien thmatique entre les tableaux et participent leur composition. Minnelli utilise aussi des objets afin de crer des liens entre les diffrents tableaux du numro, ce sont les indices qui remplissent ce rle. On remarquera que dans les rcits policiers, les indices sont gnralement des dtails tandis qu'ici, ce sont des objets d'une certaine taille. Tous trois

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    recueillis sur les lieux du premier meurtre, ils justifient chacun leur tour le passage d'un lieu un autre : le morceau d'toffe introduit l'atelier de couture, la touffe de cheveux conduit la maison de perruques et l'os mne au bar. Chacun de ces tableaux dbute par un plan dans lequel Riley tient l'indice concern la main et le compare un lment du dcor dont il semble effectivement provenir, permettant ainsi au personnage de glisser dun espace un autre. Enfin, Minnelli joue avec les espaces indfinis tels que les affectionnait Berkeley. Ainsi, Riley grimpe un escalier de secours rouge sur un fond bleu : le dcor semble flotter dans un espace thr, abstrait, propre Berkeley tandis que l'escalier de secours est typique des lieux sordides du film noir. Enfin, le got pour les contrastes colors ajoute ces imitations la signature de Minnelli. De mme, dans le dcor du bar, dans celui de la ville nocturne ou diurne, sol, ciel, fond ont une couleur unique, respectivement rouge, noire et blanche. En gommant ainsi toute perspective, Minnelli joue avec son sens de la couleur, les lieux du film noir et l'espace selon Berkeley. Minnelli emploie donc les caractristiques des numros musicaux de Busby Berkeley sans faire rfrence un film particulier. Il s'agit incontestablement d'une imitation srieuse du style du ralisateur : aucun moment, elle ne se moque de son modle, elle ne prend pas non plus normment de libert son gard, ni ne cherche rivaliser de virtuosit avec lui. Sans tre dnu d'humour, le rire n'est pas la motivation de ce remploi qui dans tous les cas, se garde bien de railler le style Berkeley. Il s'agit d'un hommage au fondateur de la comdie musicale cinmatographique de la part d'un des matres du genre hollywoodien. Au dbut des annes trente, Berkeley a apprivois les contraintes du cinma parlant et a su, grce ses Chercheuses dor, faire oublier aux spectateurs les affres de la crise conomique avec des numros tourdissants et rvolutionnaires. Berkeley a fait exploser les conventions de la comdie musicale telles qu'Hollywood les avait hrites des

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    spectacles musicaux de Broadway. Il libre la camra de la frontire qui sparait scne et gradins, elle peut virevolter au-dessus de la scne, circuler autour des jambes des danseuses, frler les corps. Les contraintes de la scne sont passes outre au profit d'un espace immense, indfini, s'ouvrant sans cesse sur d'autres dcors. Berkeley a su introduire dans la tradition du spectacle musical une gestion de l'espace et du mouvement proprement cinmatographiques. Minnelli lui rend un hommage justifi via ce numro vou aux rfrences cinmatographiques, lui-mme enchss dans un film relevant des self-reflective musicals64 , c'est--dire ddi la clbration du genre. Linterprtation de chansons dj connues du grand public et porteuses dhistoire, ou encore la prsence de comdiens capables dvoquer le genre, font partie des moyens mobiliss afin dvoquer les qualits mythiques de la comdie musicale, notamment sa capacit unir lart et la vie. Girl hunt cumule donc diffrentes imitations, diffrents modes rfrentiels faisant appels la mmoire des spectateurs. Ainsi, labsence de paroles du numro Dancing in the dark, constitue un appel fredonner65 et en ce sens joue avec la mmoire du spectateur et sa connaissance des classiques de Broadway, plonge aux origines du genre, probablement fonctionnelle pour le spectateur amricain des annes cinquante mais totalement inoprante, ou presque pour la plupart de nos contemporains. De mme, aujourd'hui Berkeley n'est gure connu du grand public et seuls les amoureux de la comdie musicale connaissent ses films. Dans les annes cinquante, il en tait autrement : ses grands succs sont encore prsents dans les mmoires et il demeure en activit, essentiellement comme chorgraphe, suffisamment populaire pour que d'autres comdies musicales lui fassent rfrence, y

    64 Feuer J. The self-reflexive musical and the myth of entertainment dans

    Grant B.K. (dir. par) Film genre reader II, University of Texas Press, Austin, pp. 441 455 65

    Ibid, p. 452

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    compris en Europe o il ne bnficiait pourtant pas d'une large audience. Par exemple Richard Pottier, ralisateur franais spcialiste du genre, lui rend hommage dans le final de Srnade au Texas (1958). La rfrence au film noir et au roman noir, vidente, pour ne pas dire incontournable, masque partiellement celle Berkeley, plus fondue et ncessitant une cinphilie plus pointue. Elle peut en partie expliquer l'importance des objets-indices moteurs de l'enqute, ou encore le tournoiement de l'image. Les hommages Berkeley et au film noir sont suffisamment imbriqus pour que l'identification des rfrences au film noir comble lventuelle lacune cause par la mconnaissance des films de Berkeley. Dans un tel contexte, l'htrognit de style du numro musical introduite par la rfrence Berkeley peut passer inaperue. En dautres termes, la culture cinmatographique permet de dceler des diffrences, elle cre des reliefs qui permettent aux rfrences d'apparatre comme telles car il n'y a de rfrence que l o la distance, mme infime, est sensible. Minnelli peut faire rfrence Berkeley, une comdie musicale peut faire rfrence au film noir, mais elle ne peut faire rfrence la comdie musicale comme genre : elle y participe de l'intrieur. En effet, renvoyer quelque chose ncessite la cration dun lien entre deux lments invitablement distincts. Quelle serait sinon l'utilit de mettre un objet en relation avec lui-mme ? Mme lorsqu'un film se cite, cette distance est prsente par le temps coul entre les plans cits et leur citation, par une mise en abme soulignant que l'on voit le film du film66, etc. Si le spectateur na pas les connaissances lui permettant de sculpter cette distance, de

    66 La mise en abme et les procds rflexifs sont trs frquents dans ces

    cas d'autocitation. Ils permettent de crer une distance entre un film premier et un film second qui pourtant n'en font qu'un. Par exemple, Mel Brooks, dans La Folle histoire de lespace utilise un magntoscope permettant aux personnages de savoir ce qui va leur arriver : il leur suffit de se passer la cassette du film La Folle histoire de lespace.

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    faonner des carts comme de distinguer la mise en scne selon Berkeley et selon Minnelli la rfrence ne peut exister. Enfin, le spectateur connaissant suffisamment bien la comdie musicale pour dceler la rfrence apprciera l'hommage au matre tout en ayant probablement le sentiment d'appartenir au petit clan des rares privilgis capables d'une telle prouesse. Son amour pour le genre sera rcompens. S'il est particulirement attentif, comme nous avons tent de l'tre, il constatera peut-tre que l'hommage de Minnelli est aussi pour le ralisateur une faon de souligner les particularits du style de Berkeley comme les siennes. Loin de souscrire une vision unifie du genre, la rfrence permet Minnelli de situer avec exactitude son art au sein de la comdie musicale : color, moins gigantesque et plus proche de la tradition de Broadway que celui du pre de la comdie musicale hollywoodienne.

    Le remploi d'un savoir-faire prouv : le film noir dans le cinma policier franais

    Dans le cas prcdent, l'imitation srieuse permettait, entre autres, de rendre hommage un ralisateur tout en situant historiquement et esthtiquement le travail de lauteur du film second au sein du genre