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Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (InaLF) Traité de l'existence et des attributs de Dieu [Document électronique] / Fénelon ; publiées d'après les manuscrits originaux et les éditions les plus correctes, avec un grand nombre de pièces inédites [par Gosselin et Caron] PARTIE 1 CHAPITRE 1 p3 Démonstration de l' existence de Dieu, tirée du spectacle de la nature et de la connoissance de l' homme. preuves de l' existence de Dieu, tirées de l' aspect général de l' univers. je ne puis ouvrir les yeux sans admirer l' art qui éclate dans toute la nature : le moindre coup d' oeil suffit pour apercevoir la main qui fait tout. Que les hommes accoutumés à méditer les vérités abstraites, et à remonter aux premiers principes, p4 connoissent la divinité par son idée ; c' est un chemin sûr pour arriver à la source de toute vérité. Mais plus ce chemin est droit et court, plus il est rude, et inaccessible au commun des hommes qui dépendent de leur imagination. C' est une démonstration si simple, qu' elle échappe par sa simplicité aux esprits incapables des opérations purement intellectuelles. Plus cette voie de trouver le premier être est parfaite, moins il y a d' esprits capables de la suivre. Mais il y a une autre voie moins parfaite, et qui est proportionnée aux hommes les plus médiocres. Les hommes les moins exercés au raisonnement, et les plus attachés aux préjugés sensibles, peuvent d' un seul regard découvrir celui qui se peint dans tous ses ouvrages. La sagesse et

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Traité de l'existence et des attributs de Dieu [Document électronique] / Fénelon; publiées d'après les manuscrits originaux et les éditions les plus correctes,avec un grand nombre de pièces inédites [par Gosselin et Caron]

PARTIE 1 CHAPITRE 1

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Démonstration de l' existence de Dieu,tirée du spectacle de la nature et de laconnoissance de l' homme.preuves de l' existence de Dieu, tirées del' aspect général de l' univers. je ne puis ouvrir les yeux sans admirer l' art quiéclate dans toute la nature : le moindre coupd' oeil suffit pour apercevoir la main qui fait tout.Que les hommes accoutumés à méditer les véritésabstraites, et à remonter aux premiers principes,

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connoissent la divinité par son idée ; c' est unchemin sûr pour arriver à la source de toutevérité. Mais plus ce chemin est droit et court,plus il est rude, et inaccessible au commun deshommes qui dépendent de leur imagination. C' est unedémonstration si simple, qu' elle échappe par sasimplicité aux esprits incapables des opérationspurement intellectuelles. Plus cette voie detrouver le premier être est parfaite, moins il y ad' esprits capables de la suivre.Mais il y a une autre voie moins parfaite, etqui est proportionnée aux hommes les plusmédiocres. Les hommes les moins exercés auraisonnement, et les plus attachés aux préjugéssensibles, peuvent d' un seul regard découvrir celuiqui se peint dans tous ses ouvrages. La sagesse et

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la puissance qu' il a marquées dans tout ce qu' il afait, le font voir comme dans un miroir à ceux quine peuvent le contempler dans sa propre idée.C' est une philosophie sensible et populaire, donttout homme sans passions et sans préjugés estcapable.Si un grand nombre d' hommes d' un esprit subtilet pénétrant n' ont pas trouvé Dieu par ce coupd' oeil jeté sur toute la nature, il ne faut pas s' enétonner : les passions qui les ont agités leur ontdonné des distractions continuelles, ou bien lesfaux préjugés qui naissent des passions ont fermé

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leurs yeux à ce grand spectacle. Un homme passionnépour une grande affaire, qui emporteroittoute l' application de son esprit, passeroitplusieurs jours dans une chambre en négociation pourses interêts, sans regarder ni les proportions de lachambre, ni les ornemens de la cheminée, ni lestableaux qui seroient autour de lui : tous cesobjets seroient sans cesse devant ses yeux, et aucund' eux ne feroit impression sur lui.Ainsi vivent les hommes. Tout leur présenteDieu, et ils ne le voient nulle part. Il étoit dansle monde, et le monde a été fait par lui : etcependant le monde ne l' a point connu. Ils passentleur vie sans avoir aperçu cette représentation sisensible de la divinité : tant la fascination dumonde obscurcit leurs yeux. Souvent même ils neveulent pas les ouvrir, et ils affectent de lestenir fermés, de peur de trouver celui qu' ils necherchent pas. Enfin ce qui devroit le plus servirà leur ouvrir les yeux ne sert qu' à les leur fermerdavantage, je veux dire la constance et larégularité des mouvemens que la suprême sagessea mis dans l' univers.Saint Augustin dit que ces merveilles se sontavilies par leur répétition continuelle. Cicéronparle précisément de même. à force de voir tousles jours les mêmes choses, l' esprit s' y accoutumeaussi bien que les yeux : il n' admire ni n' ose se

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mettre en aucune manière en peine de chercherla cause des effets qu' il voit toujours arriverde la même sorte ; comme si c' étoit la nouveauté,

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et non pas la grandeur de la chose même, qui dûtnous porter à faire cette recherche.Mais enfin toute la nature montre l' art infini deson auteur. Quand je parle d' un art, je veux direun assemblage de moyens choisis tout exprès pourparvenir à une fin précise : c' est un ordre, unarrangement, une industrie, un dessein suivi. Lehasard est tout au contraire une cause aveugleet nécessaire, qui ne prépare, qui n' arrange, quine choisit rien, et qui n' a ni volonté niintelligence. Or je soutiens que l' univers portele caractère d' une cause infiniment puissante etindustrieuse. Je soutiens que le hasard,c' est-à-dire le concours aveugle et fortuit descauses nécessaires et privées de raison, ne peutavoir formé ce tout. C' est ici qu' il est bon derappeler les célèbres comparaisons des anciens.Qui croira que l' iliade d' Homère, ce poème siparfait, n' ait jamais été composé par un effort dugénie d' un grand poète ; et que les caractères del' alphabet ayant été jetés en confusion, un coupde pur hasard, comme un coup de dés, aitrassemblé toutes les lettres précisément dansl' arrangement nécessaire pour décrire dans desvers

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pleins d' harmonie et de variété tant de grandsévénemens, pour les placer et pour les lier si bientous ensemble, pour peindre chaque objet avectout ce qu' il a de plus gracieux, de plus noble etde plus touchant ; enfin pour faire parler chaquepersonne selon son caractère, d' une manière sinaïve et si passionnée ? Qu' on raisonne et qu' onsubtilise tant qu' on voudra, jamais on nepersuadera à un homme sensé, que l' iliade n' aitpoint d' autre auteur que le hasard. Cicéron endisoit autant des annales d' Ennius ; et il ajoutoitque le hasard ne feroit jamais un seul vers, bienloin de faire tout un poème. Pourquoi donc cethomme sensé croiroit-il de l' univers, sans douteencore plus merveilleux que l' iliade, ce que son bonsens ne lui permettra jamais de croire de cepoème ? Mais passons à une autre comparaison,qui est de saint Grégoire de Nazianze.Si nous entendions dans une chambre, derrièreun rideau, un instrument doux et harmonieux,croirions-nous que le hasard, sans aucune maind' homme, pourroit avoir formé cet instrument ?Dirions-nous que les cordes d' un violon seroientvenues d' elles-mêmes se ranger et se tendre sur

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un bois dont les pièces se seroient colléesensemble pour former une cavité avec desouvertures régulières ? Soutiendrions-nous quel' archet, formé sans art, seroit poussé par levent pour toucher chaque corde si diversement etavec tant de justesse ? Quel esprit raisonnablepourroit douter sérieusement

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si une main d' homme toucheroit cetinstrument avec tant d' harmonie ? Nes' écrieroit-il pas d' abord sans examen qu' unemain savante le toucheroit ? Ne nous lassonspoint de faire sentir la même vérité.Qui trouveroit dans une île déserte et inconnueà tous les hommes une belle statue de marbre,diroit aussitôt : sans doute il y a eu iciautrefois des hommes : je reconnois la main d' unhabile sculpteur : j' admire avec quelle délicatesseil a su proportionner tous les membres de ce corps,pour leur donner tant de beauté, de grâce, demajesté, de vie, de tendresse, de mouvement etd' action.Que répondroit cet homme si quelqu' uns' avisoit de lui dire : non, un sculpteur ne fitjamais cette statue. Elle est faite, il est vrai,selon le goût le plus exquis, et dans les règlesde la perfection ; mais c' est le hasard tout seulqui l' a faite. Parmi tant de morceaux de marbre,il y en a eu un qui s' est formé ainsi de lui-même ;les pluies et les vents l' ont détaché de lamontagne ; un orage très-violent l' a jeté toutdroit sur ce piédestal, qui s' étoit préparéde lui-même dans cette place. C' est un Apollonparfait comme celui du Belvedère : c' est uneVénus qui égale celle de Médicis : c' est unHercule qui ressemble à celui de Farnèse.Vous croiriez, il est vrai, que cette figuremarche, qu' elle vit, qu' elle pense, et qu' elle vaparler : mais elle ne doit rien à l' art ; et c' estun coup aveugle du hasard, qui l' a si bien finie etplacée.Si on avoit devant les yeux un beau tableau

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qui représentât, par exemple, le passage de lamer Rouge, avec Moïse, à la voix duquel les eaux

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se fendent, et s' élèvent comme deux murs, pourfaire passer les israélites à pied sec au traversdes abîmes ; on verroit d' un côté cette multitudeinnombrable de peuples pleins de confiance et dejoie, levant les mains au ciel ; de l' autre côté onapercevroit Pharaon avec les égyptiens, pleins detrouble et d' effroi à la vue des vagues qui serassembleroient pour les engloutir. En vérité, oùseroit l' homme qui osât dire qu' une servantebarbouillant au hasard cette toile avec un balai, lescouleurs se seroient rangées d' elles-mêmes pourformer ce vif coloris, ces attitudes si variées, cesairs de tête si passionnés, cette belle ordonnancede figures en si grand nombre sans confusion, cesaccommodemens de draperies, ces distributions delumière, ces dégradations de couleurs, cette exacteperspective, enfin tout ce que le plus beau génied' un peintre peut rassembler ?Encore s' il n' étoit question que d' un peud' écume à la bouche d' un cheval, j' avoue, suivantl' histoire qu' on en raconte, et que je suppose sansl' examiner, qu' un coup de pinceau jeté de dépitpar le peintre pourroit une seule fois dans la suitedes siècles la bien représenter. Mais au moins lepeintre avoit-il déjà choisi avec dessein lescouleurs les plus propres à représenter cetteécume pour les préparer au bout du pinceau. Ainsi cen' est qu' un peu de hasard qui a achevé ce quel' art avoit déjà commencé. De plus, cet ouvragede l' art et du hasard tout ensemble n' étoit qu' un

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peu d' écume, objet confus, et propre à fairehonneur à un coup de hasard ; objet informe, qui nedemande qu' un peu de couleur blanchâtre échappéeau pinceau, sans aucune figure précise, niaucune correction de dessin. Quelle comparaisonde cette écume avec tout un dessin d' histoiresuivie, où l' imagination la plus féconde, et le géniele plus hardi, étant soutenus par la science desrègles, suffisent à peine pour exécuter ce quicompose un tableau excellent ?Je ne puis me résoudre à quitter ces exemplessans prier le lecteur de remarquer que les hommesles plus sensés ont naturellement une peineextrême à croire que les bêtes n' aient aucuneconnoissance, et qu' elles soient de pures machines.D' où vient cette répugnance invincible en tant debons esprits ? C' est qu' ils supposent avec raisonque des mouvements si justes, et d' une siparfaite mécanique, ne peuvent se faire sans quelque

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industrie, et que la matière seule, sans art, nepeut faire ce qui marque tant de connoissance.On voit par là que la raison la plus droite conclutnaturellement que la matière seule ne peut, nipar les lois simples du mouvement, ni par lescoups capricieux du hasard, faire des animauxqui ne soient que de pures machines. Lesphilosophes mêmes qui n' attribuent aucuneconnoissance aux animaux, ne peuvent éviter dereconnoître que ce qu' ils supposent aveugle et sansart dans ces machines, est plein de sagesse et d' artdans le premier moteur qui en a fait les ressortset qui en a réglé les mouvemens. Ainsi lesphilosophes les

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plus opposés reconnoissent également que lamatière et le hasard ne peuvent produire sans arttout ce qu' on voit dans les animaux.

PARTIE 1 CHAPITRE 2

preuves de l' existence de Dieu, tirées de laconsidération des principales merveilles de lanature. après ces comparaisons, sur lesquelles je priele lecteur de se consulter simplement soi-mêmesans raisonner, je crois qu' il est temps d' entrerdans le détail de la nature. Je ne prétends pas lapénétrer toute entière ; qui le pourroit ? Je neprétends même entrer dans aucune discussion dephysique : ces discussions supposeroient certainesconnoissances approfondies, que beaucoup degens d' esprit n' ont jamais acquises ; et je ne veuxleur proposer que le simple coup d' oeil de la facede la nature ; je ne veux leur parler que de ceque tout le monde sait, et qui ne demande qu' unpeu d' attention tranquille et sérieuse.Arrêtons-nous d' abord au grand objet qui attirenos premiers regards, je veux dire la structuregénérale de l' univers. Jetons les yeux sur cetteterre qui nous porte ; regardons cette voûteimmense des cieux qui nous couvre, ces abîmes d' airet d' eau qui nous environnent, et ces astres quinous éclairent. Un homme qui vit sans réflexionne pense qu' aux espaces qui sont auprès de lui

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ou qui ont quelque rapport à ses besoins : il neregarde la terre entière que comme le plancherde sa chambre, et le soleil qui l' éclaire pendantle jour que comme la bougie qui l' éclairependant la nuit : ses pensées se renferment dans lelieu étroit qu' il habite. Au contraire, l' hommeaccoutumé à faire des réflexions étend ses regardsplus loin, et considère avec curiosité les abîmespresque infinis dont il est environné de toutesparts. Un vaste royaume ne lui paroît alors qu' unpetit coin de la terre ; la terre elle-même n' est àses yeux qu' un point dans la masse de l' univers ;et il admire de s' y voir placé, sans savoircomment il y a été mis.Qui est-ce qui a suspendu ce globe de la terrequi est immobile ? Qui est-ce qui en a posé lesfondemens ? Rien n' est, ce semble, plus vil qu' elle ;les plus malheureux la foulent aux pieds. Maisc' est pourtant pour la posséder qu' on donne tousles plus grands trésors. Si elle étoit plus dure,l' homme ne pourroit en ouvrir le sein pour lacultiver ; si elle étoit moins dure, elle ne pourroitle porter ; il enfonceroit partout, comme ilenfonce dans le sable ou dans un bourbier. C' est dusein inépuisable de la terre que sort tout ce qu' ily a de plus précieux. Cette masse informe, vile etgrossière, prend toutes les formes les plusdiverses, et elle seule devient tour-à-tour tous lesbiens que nous lui demandons : cette boue si salese transforme en mille beaux objets qui charmentles yeux : en une seule année elle devientbranches, boutons, feuilles, fleurs, fruits etsemences,

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pour renouveler ses libéralités en faveur deshommes. Rien ne l' épuise. Plus on déchire sesentrailles, plus elle est libérale. Après tant desiècles, pendant lesquels tout est sorti d' elle,elle n' est point encore usée : elle ne ressent aucunevieillesse ; ses entrailles sont encore pleines desmêmes trésors. Mille générations ont passé dansson sein : tout vieillit, excepté elle seule ;elle se rajeunit chaque année au printemps. Ellene manque jamais aux hommes : mais les hommesinsensés se manquent à eux-mêmes en négligeantde la cultiver ; c' est par leur paresse et par leursdésordres qu' ils laissent croître les ronces et lesépines en la place des vendanges et des moissons :ils se disputent un bien qu' ils laissent perdre. Les

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conquérans laissent en friche la terre pour lapossession de laquelle ils ont fait périr tant demilliers d' hommes, et ont passé leur vie dans unesi terrible agitation. Les hommes ont devant eux desterres immenses qui sont vides et incultes ; et ilsrenversent le genre humain pour un coin de cetteterre si négligée.La terre, si elle étoit bien cultivée, nourriroitcent fois plus d' hommes qu' elle n' en nourrit.L' inégalité même des terroirs, qui paroît d' abordun défaut, se tourne en ornement et en utilité.Les montagnes se sont élevées, et les vallons sontdescendus en la place que le seigneur leur amarquée. Ces diverses terres, suivant les diversaspects du soleil, ont leurs avantages. Dans cesprofondes vallées on voit croître l' herbe fraîchepour nourrir les troupeaux : auprès d' elless' ouvrent de vastes

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campagnes revêtues de riches moissons. Ici descoteaux s' élèvent comme en amphithéâtre, et sontcouronnés de vignobles et d' arbres fruitiers : làde hautes montagnes vont porter leur front glacéjusque dans les nues, et les torrens qui entombent sont les sources des rivières. Les rochers, quimontrent leur cime escarpée, soutiennent la terredes montagnes, comme les os du corps humainen soutiennent les chairs. Cette variété fait lecharme des paysages, et en même temps ellesatisfait aux divers besoins des peuples.Il n' y a point de terroir si ingrat qui n' aitquelque propriété. Non-seulement les terres noires etfertiles, mais encore les argilleuses et lesgraveleuses, récompensent l' homme de ses peines : lesmarais desséchés deviennent fertiles : les sables necouvrent d' ordinaire que la surface de la terre ;et quand le laboureur a la patience d' enfoncer,il trouve un terroir neuf qui se fertilise à mesurequ' on le remue et qu' on l' expose aux rayons dusoleil. Il n' y a presque point de terre entièrementingrate, si l' homme ne se lasse point de la remuerpour l' exposer au soleil, et s' il ne lui demande quece qu' elle est propre à porter. Au milieu despierres et des rochers on trouve d' excellenspâturages ; il y a dans leurs cavités des veinesque les rayons du soleil pénètrent, et quifournissent aux plantes pour nourrir les troupeauxdes sucs très-savoureux. Les côtes mêmes quiparoissent les plus stériles et les plus sauvagesoffrent souvent des fruits

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délicieux ou des remèdes très-salutaires quimanquent dans les plus fertiles pays.D' ailleurs, c' est par un effet de la providencedivine que nulle terre ne porte tout ce qui sert àla vie humaine ; car le besoin invite les hommesau commerce, pour se donner mutuellement cequi leur manque, et ce besoin est le lien naturelde la société entre les nations : autrement tous lespeuples du monde seroient réduits à une seulesorte d' habits et d' alimens, rien ne les inviteroit àse connoître et à s' entrevoir.Tout ce que la terre produit se corrompant,rentre dans son sein, et devient le germe d' unenouvelle fécondité. Ainsi elle reprend tout cequ' elle a donné, pour le rendre encore. Ainsi lacorruption des plantes, et les excrémens desdes animaux qu' elle nourrit, la nourrissent elle-même,et perpétuent sa fertilité. Ainsi plus elle donne,plus elle reprend ; et elle ne s' épuise jamais,pourvu qu' on sache dans la culture lui rendre cequ' elle a donné. Tout sort de son sein ; tout yrentre, et rien ne s' y perd. Toutes les semencesqui y retournent se multiplient. Confiez à la terredes grains de blé ; en se pourrissant ils germent,et cette mère féconde vous rend avec usure plusd' épis qu' elle n' a reçu de grains. Creusez dans sesentrailles, vous y trouverez la pierre et lemarbre pour les plus superbes édifices. Mais quiest-ce qui a renfermé tant de trésors dans son sein, àcondition qu' ils se reproduisent sans cesse ? Voyeztant de métaux précieux et utiles, tant deminéraux destinés à la commodité de l' homme.

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Admirez les plantes qui naissent de la terre ;elles fournissent des alimens aux sains, et desremèdes aux malades. Leurs espèces et leurs vertussont innombrables : elles ornent la terre ; ellesdonnent de la verdure, des fleurs odoriféranteset des fruits délicieux. Voyez-vous ces vastesforêts qui paroissent aussi anciennes que lemonde ? Ces arbres s' enfoncent dans la terre parleurs racines, comme leurs branches s' élèvent versle ciel ; leurs racines les défendent contre lesvents, et vont chercher, comme par de petits tuyauxsouterrains, tous les sucs destinés à la nourriturede leur tige ; la tige elle-même se revêt d' une dureécorce qui met le bois tendre à l' abri des injuresde l' air ; les branches distribuent en divers canauxla sève que les racines avoient réunie dans le

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tronc. En été ces rameaux nous protègent de leurombre contre les rayons du soleil ; en hiver ilsnourrissent la flamme qui conserve en nous lachaleur naturelle. Leur bois n' est pas seulementutile pour le feu ; c' est une matière douce,quoique solide et durable, à laquelle la main del' homme donne sans peine toutes les formes qu' illui plaît, pour les plus grands ouvrages del' architecture et de la navigation. De plus, lesarbres fruitiers, en penchant leurs rameaux versla terre, semblent offrir leurs fruits à l' homme.Les arbres et les plantes, en laissant tomber leursfruits ou leurs graines, se préparent autour d' euxune nombreuse postérité. La plus foible plante,le moindre légume contient en petit volume dans unegraine le germe de tout ce qui se déploie dansles plus

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hautes plantes, et dans les plus grandsarbres. La terre, qui ne change jamais, fait tousces changemens dans son sein.Regardons maintenant ce qu' on appelle l' eau :c' est un corps liquide, clair et transparent. D' uncôté, il coule, il échappe, il s' enfuit ; de l' autre,il prend toutes les formes des corps quil' environnent, n' en ayant aucune par lui-même. Sil' eau étoit un peu plus raréfiée, elle deviendroitune espèce d' air ; toute la face de la terre seroitsèche et stérile ; il n' y auroit que des animauxvolatiles ; nulle espèce d' animal ne pourroit nager,nul poisson ne pourroit vivre ; il n' y auroit aucuncommerce par la navigation. Quelle main industrieusea su épaissir l' eau en subtilisant l' air, et distinguersi bien ces deux espèces de corps fluides ?Si l' eau étoit un peu plus raréfiée, elle nepourroit plus soutenir ces prodigieux édificesflottans qu' on nomme vaisseaux ; les corps les moinspesans s' enfonceroient d' abord dans l' eau. Quiest-ce qui a pris le soin de choisir une si justeconfiguration de parties, et un degré si précis demouvement, pour rendre l' eau si fluide, siinsinuante, si propre à échapper, si incapable detoute consistance, et néanmoins si forte pourporter, et si impétueuse pour entraîner les pluspesantes masses ? Elle est docile ; l' homme la mène,comme un cavalier mène un cheval sur la pointedes rênes ; il la distribue comme il lui plaît ; ill' élève sur les montagnes escarpées, et se sert deson poids même pour lui faire faire des chûtesqui la font remonter autant qu' elle est descendue.

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Mais l' homme qui mène les eaux avec tantd' empire est à son tour mené par elles. L' eau est unedes plus grandes forces mouvantes que l' hommesache employer, pour suppléer à ce qui luimanque, dans les arts les plus nécessaires, par lapetitesse et par la foiblesse de son corps.Mais ces eaux, qui, nonobstant leur fluidité,sont des masses si pesantes, ne laissent pas des' élever au-dessus de nos têtes, et d' y demeurerlongtemps suspendues. Voyez-vous ces nuages quivolent comme sur les ailes des vents ? S' ilstomboient tout-à-coup par de grosses colonnesd' eaux, rapides comme des torrens, ils submergeroientet détruiroient tout dans l' endroit de leur chute, etle reste des terres demeureroit aride. Quelle mainles tient dans ces réservoirs suspendus, et ne leurpermet de tomber que goutte à goutte, comme sion les distilloit par un arrosoir ? D' où vient qu' encertains pays chauds, où il ne pleut presquejamais, les rosées de la nuit sont si abondantesqu' elles suppléent au défaut de la pluie ; et qu' end' autres pays, tels que les bords du Nil et duGange, l' inondation régulière des fleuves encertaines saisons pourvoit à point nommé auxbesoins des peuples pour arroser les terres ?Peut-on imaginer des mesures mieux prises pourrendre tous les pays fertiles ?Ainsi l' eau désaltère non-seulement les hommes,mais encore les campagnes arides ; et celui quinous a donné ce corps fluide l' a distribué avecsoin sur la terre, comme les canaux d' un jardin.

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Les eaux tombent des hautes montagnes, où leursréservoirs sont placés ; elles s' assemblent en grosruisseaux dans les vallées : les rivièresserpentent dans les vastes campagnes pour lesmieux arroser ; elles vont enfin se précipiterdans la mer, pour en faire le centre du commerceà toutes les nations. Cet océan, qui semble misau milieu des terres pour en faire une éternelleséparation, est au contraire le rendez-vous de tousles peuples, qui ne pourroient aller par terred' un bout du monde à l' autre, qu' avec des fatigues,des longueurs et des dangers incroyables. C' estpar ce chemin sans traces au travers des abîmes,que l' ancien monde donne la main au nouveau, et que

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le nouveau prête à l' ancien tant de commodités et derichesses.Les eaux distribuées avec tant d' art font unecirculation dans la terre, comme le sang circuledans le corps humain. Mais outre cette circulationperpétuelle de l' eau, il y a encore le fluxet reflux de la mer. Ne cherchons point lescauses de cet effet si mystérieux. Ce qui estcertain, c' est que la mer vous porte et vous reporteprécisément aux mêmes lieux à certaines heures.Qui est-ce qui la fait se retirer, et puis revenirsur ses pas avec tant de régularité ? Un peu plusou un peu moins de mouvement dans cette massefluide déconcerteroit toute la nature : un peu plusde mouvement dans les eaux qui remontent,inonderoit des royaumes entiers. Qui est-ce qui a suprendre des mesures si justes dans des corpsimmenses ? Qui est-ce qui a su éviter le trop et letrop

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peu ? Quel doigt a marqué à la mer, sur sonrivage, la borne immobile qu' elle doit respecterdans la suite de tous les siècles, en lui disant :là vous viendrez briser l' orgueil de vos vagues ?Mais ces eaux si coulantes deviennent tout-à-couppendant l' hiver dures comme des rochers : lessommets des hautes montagnes ont même en touttemps des glaces et des neiges, qui sont lessources des rivières, et qui abreuvant lespâturages les rendent plus fertiles. Ici les eauxsont douces pour désaltérer l' homme ; là elles ont unsel qui assaisonne et rend incorruptibles nosalimens. Enfin, si je lève la tête, j' aperçois dansles nuées qui volent au-dessus de nous, des espècesde mers suspendues pour tempérer l' air, pourarrêter les rayons enflammés du soleil, et pourarroser la terre quand elle est trop sèche. Quellemain a pu suspendre sur nos têtes ces grandsréservoirs d' eaux ? Quelle main prend soin de neles laisser jamais tomber que par des pluiesmodérées ?Après avoir considéré les eaux, appliquons-nousà examiner d' autres masses encore plus étendues.Voyez-vous ce qu' on nomme l' air ? C' est uncorps si pur, si subtil et si transparent, que lesrayons des astres situés dans une distance presqueinfinie de nous, le percent tout entier sans peine,et en un seul instant, pour venir éclairer nos yeux.Un peu moins de subtilité dans ce corps fluidenous auroit dérobé le jour, ou ne nous auroit

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laissé tout au plus qu' une lumière sombre etconfuse, comme quand l' air est plein de brouillards

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épais. Nous vivons plongés dans des abîmes d' air,comme les poissons dans des abîmes d' eau. Demême que l' eau, si elle se subtilisoit, deviendroitune espèce d' air qui feroit mourir les poissons ;l' air, de son côté, nous ôteroit la respiration s' ildevenoit plus épais et plus humide : alors nousnous noierions dans les flots de cet air épaissi,comme un animal terrestre se noie dans la mer.Qui est-ce qui a purifié avec tant de justesse cetair que nous respirons ? S' il étoit plus épais ilnous suffoqueroit ; comme s' il étoit plus subtil iln' auroit pas cette douceur qui fait une nourriturecontinuelle du dedans de l' homme : nous éprouverionspartout ce qu' on éprouve sur le sommet desmontagnes les plus hautes, où la subtilité de l' airne fournit rien d' assez humide et d' asseznourrissant pour les poumons.Mais quelle puissance invisible excite etappaise si soudainement les tempêtes de ce grandcorps fluide ? Celles de la mer n' en sont que lessuites. De quel trésor sont tirés les vents quipurifient l' air, qui attiédissent les saisonsbrûlantes, qui tempèrent la rigueur des hivers, etqui changent en un instant la face du ciel ? Surles ailes de ces vents volent les nuées d' un boutde l' horizon à l' autre. On sait que certains ventsrègnent en certaines mers dans des saisonsprécises : ils durent un temps réglé ; et il leur ensuccède d' autres comme tout exprès pour rendre lesnavigations commodes et régulières. Pourvu que leshommes soient patients, et aussi ponctuels que lesvents, ils feront sans peine les plus longuesnavigations.

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Voyez-vous ce feu qui paroît allumé dans lesastres, et qui répand partout la lumière ? Voyez-vouscette flamme que certaines montagnes vomissent, etque la terre nourrit de soufre dans ses entrailles ?Ce même feu demeure paisiblement caché dansles veines des cailloux, et il y attend à éclaterjusqu' à ce que le choc d' un autre corps l' excite,pour ébranler les villes et les montagnes. L' homme

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a su l' allumer, et l' attacher à tous ses usages, pourplier les plus durs métaux, et pour nourrir avecdu bois, jusque dans les climats les plus glacés,une flamme qui lui tienne lieu de soleil quand lesoleil s' éloigne de lui. Cette flamme se glissesubtilement dans toutes les semences ; elle est commel' ame de tout ce qui vit ; elle consume tout ce quiest impur, et renouvelle ce qu' elle a purifié. Lefeu prête sa force aux hommes trop foibles ; ilenlève tout-à-coup les édifices et les rochers. Maisveut-on le borner à un usage plus modéré ? Ilréchauffe l' homme, et il cuit ses alimens. Lesanciens, admirant le feu, ont cru que c' étoit untrésor céleste que l' homme avoit dérobé aux dieux.Il est temps de lever nos yeux vers le ciel. Quellepuissance a construit au-dessus de nos têtes une sivaste et si superbe voûte ! Quelle étonnantevariété d' admirables objets ! C' est pour nous donnerun beau spectacle, qu' une main toute-puissantea mis devant nos yeux de si grands et de siéclatans objets. C' est pour nous faire admirer leciel, dit Cicéron, que Dieu a fait l' hommeautrement que le reste des animaux. Il est droit, et

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lève la tête, pour être occupé de ce qui estau-dessus de lui. Tantôt nous voyons un azursombre, où les feux les plus purs étincellent : tantôtnous voyons dans un ciel tempéré les plus doucescouleurs avec des nuances que la peinture ne peutimiter : tantôt nous voyons des nuages de toutesles figures et de toutes les couleurs les plus vives,qui changent à chaque moment cette décorationpar les plus beaux accidens de lumière.La succession régulière des jours et des nuits,que fait-elle entendre ? Le soleil ne manquejamais, depuis tant de siècles, à servir les hommesqui ne peuvent se passer de lui. L' aurore, depuisdes milliers d' années, n' a pas manqué une seulefois d' annoncer le jour : elle le commence à pointnommé au moment et au lieu réglé. Le soleil,dit l' écriture, sait où il doit se coucher chaquejour. Par là il éclaire tour-à-tour les deux côtésdu monde, et visite tous ceux auxquels il doit sesrayons. Le jour est le temps de la société et dutravail : la nuit, enveloppant de ses ombres laterre, finit tour-à-tour toutes les fatigues, etadoucit toutes les peines : elle suspend, elle calmetout ; elle répand le silence et le sommeil ; endélassant les corps, elle renouvelle les esprits.Bientôt le jour revient pour rappeler l' homme au

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travail, et pour ranimer toute la nature.Mais outre ce cours si constant qui forme lesjours et les nuits, le soleil nous en montre unautre par lequel il s' approche pendant six moisd' un pôle, et au bout de six mois revient avec la

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même diligence sur ses pas pour visiter l' autre. Cebel ordre fait qu' un seul soleil suffit à toute laterre. S' il étoit plus grand dans la même distance,il embraseroit tout le monde ; la terre s' eniroit en poudre : si, dans la même distance, ilétoit moins grand, la terre seroit toute glacée etinhabitable : si, dans la même grandeur, il étoitplus voisin de nous, il nous enflammeroit ; si,dans la même grandeur, il étoit plus éloigné denous, nous ne pourrions subsister dans le globeterrestre faute de chaleur. Quel compas, dont letour embrasse le ciel et la terre, a pris desmesures si justes ? Cet astre ne fait pas moins debien à la partie dont il s' éloigne pour la tempérer,qu' à celle dont il s' approche pour la favoriser deses rayons. Ses regards bienfaisans fertilisent toutce qu' il voit. Ce changement fait celui dessaisons, dont la variété est si agréable. Leprintemps fait taire les vents glacés, montre lesfleurs, et promet les fruits. L' été donne les richesmoissons. L' automne répand les fruits promis par leprintemps ; et l' hiver, qui est une espèce de nuit,où l' homme se délasse, ne concentre tous les trésorsde la terre, qu' afin que le printemps suivant lesdéploie avec toutes les grâces de la nouveauté.Ainsi la nature diversement parée donne tour-à-tourtant de beaux spectacles, qu' elle ne laissejamais à l' homme le temps de se dégoûter de cequ' il possède.Mais comment est-ce que le cours du soleilpeut être si régulier ? Il paroît que cet astren' est qu' un globe de flamme très-subtile, et parconséquent

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très-fluide. Qui est-ce qui tient cette flamme,si mobile et si impétueuse, dans les bornesprécises d' un globe parfait ? Quelle main conduitcette flamme dans un chemin si droit, sans qu' elles' échappe jamais d' aucun côté ? Cette flamme ne tient

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à rien, et il n' y a aucun corps qui pût ni laguider, ni la tenir assujettie. Elle consumeroitbientôt tout corps qui la tiendroit renfermée dansson enceinte. Où va-t-elle ? Qui lui a appris àtourner sans cesse et si régulièrement dans desespaces où rien ne la gêne ? Ne circule-t-elle pasautour de nous tout exprès pour nous servir ? Quesi cette flamme ne tourne pas, et si au contrairec' est nous qui tournons autour d' elle, je demanded' où vient qu' elle est si bien placée dans lecentre de l' univers, pour être comme le foyer oule coeur de toute la nature. Je demande d' où vientque ce globe d' une matière si subtile ne s' échappejamais d' aucun côté dans ces espaces immenses quil' environnent, et où tous les corps qui sont fluidessemblent devoir céder à l' impétuosité de cetteflamme ? Enfin je demande d' où vient que le globede la terre, qui est si dur, tourne si régulièrementautour de cet astre, dans des espaces où nul corpssolide ne le tient assujetti, pour régler soncours ? Qu' on cherche tant qu' on voudra dans laphysique les raisons les plus ingénieuses pourexpliquer ce fait : toutes ces raisons, supposémême qu' elles soient vraies, se tourneront enpreuves de la divinité. Plus le ressort qui conduitla machine de l' univers est juste, simple, constant,assuré, et fécond en effets utiles, plus il fautqu' une main très-puissante

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et très-industrieuse ait su choisir ce ressort leplus parfait de tous.Mais regardons encore une fois ces voûtesimmenses, où brillent les astres, et qui couvrent nostêtes. Si ce sont des voûtes solides, qui en estl' architecte ? Qui est-ce qui a attaché tant degrands corps lumineux à certains endroits de cesvoûtes, de distance en distance ? Qui est-ce qui faittourner si régulièrement ces voûtes autour de nous ?Si au contraire les cieux ne sont que des espacesimmenses remplis de corps fluides, comme l' airqui nous environne, d' où vient que tant de corpssolides y flottent, sans s' enfoncer jamais, et sansse rapprocher jamais les uns des autres ? Depuistant de siècles que nous avons des observationsastronomiques, on est encore à découvrir lemoindre dérangement dans les cieux. Un corps fluidedonne-t-il un arrangement si constant et sirégulier aux corps solides qui nagent circulairementdans son enceinte ?Mais que signifie cette multitude presque

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innombrable d' étoiles ? La profusion avec laquellela main de Dieu les a répandues sur son ouvragefait voir qu' elles ne coûtent rien à sa puissance. Ilen a semé les cieux, comme un prince magnifiquerépand l' argent à pleines mains, ou commeil met des pierreries sur un habit. Que quelqu' undise, tant qu' il lui plaira, que ce sont autant demondes, semblables à la terre que nous habitons ;je le suppose pour un moment. Combien doit êtrepuissant et sage celui qui fait des mondes aussiinnombrables que les grains de sable qui couvrent

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le rivage des mers, et qui conduit sans peine,pendant tant de siècles, tous ces mondes errans,comme un berger conduit un troupeau ! Si aucontraire ce sont seulement des flambeaux alluméspour luire à nos yeux dans ce petit globe qu' onnomme la terre, quelle puissance, que rien nelasse, et à qui rien ne coûte ! Quelle profusion,pour donner à l' homme, dans ce petit coin del' univers, un spectacle si étonnant !Mais parmi ces astres, j' aperçois la lune, quisemble partager avec le soleil le soin de nouséclairer. Elle se montre à point nommé, avectoutes les étoiles, quand le soleil est obligéd' aller ramener le jour dans l' autre hémisphère.Ainsi la nuit même, malgré ses ténèbres, a unelumière, sombre à la vérité, mais douce et utile.Cette lumière est empruntée du soleil, quoiqueabsent. Ainsi tout est ménagé dans l' univers avec unsi bel art, qu' un globe voisin de la terre, et aussiténébreux qu' elle par lui-même, sert néanmoinsà lui renvoyer par réflexion les rayons qu' il reçoitdu soleil ; et que le soleil éclaire par la lune lespeuples qui ne peuvent le voir, pendant qu' il doiten éclairer d' autres.Le mouvement des astres, dira-t-on, est réglépar des lois immuables. Je suppose le fait. Maisc' est ce fait même qui prouve ce que je veuxétablir. Qui est-ce qui a donné à toute la naturedes lois tout ensemble si constantes et sisalutaires ; des lois si simples, qu' on est tentéde croire qu' elles s' établissent d' elles-mêmes, etsi fécondes en effets utiles, qu' on ne peuts' empêcher d' y reconnoître

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un art merveilleux ? D' où nous vient la conduitede cette machine universelle, qui travaille sanscesse pour nous, sans que nous y pensions ? à quiattribuerons-nous l' assemblage de tant de ressortssi profonds et si bien concertés, et de tant decorps grands et petits, visibles et invisibles,qui conspirent également pour nous servir ? Lemoindre atôme de cette machine, qui viendroit àse déranger, démonteroit toute la nature. Lesressorts d' une montre ne sont point liés avec tantd' industrie et de justesse. Quel est donc ce desseinsi étendu, si suivi, si beau, si bienfaisant ? Lanécessité de ces lois, loin de m' empêcher d' enchercher l' auteur, ne fait qu' augmenter macuriosité et mon admiration. Il falloit qu' une mainégalement industrieuse et puissante mît dans sonouvrage un ordre également simple et fécond,constant et utile. Je ne crains donc pas de dire,avec l' écriture, que chaque étoile se hâte d' alleroù le seigneur l' envoie ; et que, quand il parle,elles répondent avec tremblement : nous voici :adsumus .Mais tournons nos regards vers les animaux,encore plus dignes d' admiration que les cieux etles astres. Il y en a des espèces innombrables. Lesuns n' ont que deux pieds ; d' autres en ont quatre ;d' autres en ont un très-grand nombre. Les unsmarchent ; les autres rampent ; d' autres volent ;d' autres nagent ; d' autres volent, marchent, etnagent tout ensemble. Les ailes des oiseaux et lesnageoires des poissons sont comme des rames qui

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fendent la vague de l' air ou de l' eau, et quiconduisent le corps flottant de l' oiseau ou dupoisson, dont la structure est semblable à celled' un navire. Mais les ailes des oiseaux ont desplumes avec un duvet qui s' enfle à l' air, et quis' appesantiroit dans les eaux : au contraire, lesnageoires des poissons ont des pointes dures etsèches, qui fendent l' eau sans en être imbibées, etqui ne s' appesantissent point quand on les mouille.Certains oiseaux qui nagent, comme les cygnes,élèvent en haut leurs ailes, et tout leur plumage,de peur de le mouiller, et afin qu' il leur servecomme de voile. Ils ont l' art de tourner ceplumage du côté du vent, et d' aller, comme lesvaisseaux, à la bouline, quand le vent ne leur estpas favorable. Les oiseaux aquatiques, tels que lescanards, ont aux pattes de grandes peaux, qui

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s' étendent, et qui font des raquettes à leurs pieds,pour les empêcher d' enfoncer dans les bordsmarécageux des rivières.Parmi ces animaux, les bêtes féroces, telles queles lions, sont celles qui ont les muscles les plusgros aux épaules, aux cuisses, et aux jambes : aussices animaux sont-ils souples, agiles, nerveux, etprompts à s' élancer. Les os de leurs mâchoires sontprodigieux, à proportion du reste de leur corps.Ils ont des dents et des griffes, qui leur serventd' armes terribles, pour déchirer et pour dévorerles autres animaux.Par la même raison les oiseaux de proie, commeles aigles, ont un bec et des ongles qui percenttout. Les muscles de leurs ailes sont d' uneextrême

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grandeur, et d' une chair très-dure, afinque leurs ailes aient un mouvement plus fort etplus rapide. Aussi ces animaux, quoique assezpesans, s' élèvent-ils sans peine jusque dans lesnues, d' où ils s' élancent comme la foudre, surtoute proie qui peut les nourrir.D' autres animaux ont des cornes : leur plusgrande force est dans les reins et dans le cou.D' autres ne peuvent que ruer. Chaque espèce ases armes offensives ou défensives. Leurs chassessont des espèces de guerres qu' ils font les unscontre les autres pour les besoins de la vie.Ils ont aussi leurs règles et leur police. L' unporte, comme la tortue, sa maison dans laquelleil est né : l' autre bâtit la sienne, comme l' oiseau,sur les plus hautes branches des arbres, pourpréserver ses petits de l' insulte des animaux qui nesont point ailés. Il pose même son nid dans lesfeuillages les plus épais, pour le cacher à sesennemis. Un autre, comme le castor, va bâtirjusqu' au fond des eaux d' un étang l' asyle qu' il seprépare, et sait élever des digues pour le rendreinaccessible par l' inondation. Un autre, commela taupe, naît avec un museau si pointu et siaiguisé, qu' il perce en un moment le terrein le plusdur, pour se faire une retraite souterraine. Lerenard sait creuser un terrier avec deux issues,pour n' être point surpris, et pour éluder lespiéges du chasseur.Les animaux reptiles sont d' une autre fabrique.Ils se plient, ils se replient ; par lesévolutions de leurs muscles, ils gravissent, ilsembrassent, ils

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serrent, ils accrochent les corps qu' ilsrencontrent ; ils se glissent subtilement partout.Leurs organes sont presque indépendans les uns desautres : aussi vivent-ils encore après qu' on les acoupés.Les oiseaux, dit Cicéron, qui ont les jambeslongues, ont aussi le cou long à proportion, pourpouvoir abaisser leur bec jusqu' à terre, et yprendre leurs alimens. Le chameau est de même.L' éléphant, dont le cou seroit trop pesant par sagrosseur, s' il étoit aussi long que celui duchameau, a été pourvu d' une trompe, qui est untissu de nerfs et de muscles, qu' il alonge, qu' ilretire, qu' il replie en tous sens, pour saisir lescorps, pour les enlever et pour les repousser :aussi les latins ont-ils appelé cette trompe unemain.Certains animaux paroissent faits pour l' homme.Le chien est né pour le caresser ; pour se dressercomme il lui plaît ; pour lui donner une imageagréable de société, d' amitié, de fidélité et detendresse ; pour garder tout ce qu' on lui confie ;pour prendre à la course beaucoup d' autres bêtesavec ardeur, et pour les laisser ensuite àl' homme, sans en rien retenir. Le cheval et lesautres animaux semblables se trouvent sous la mainde l' homme, pour le soulager dans son travail, etpour se charger de mille fardeaux. Ils sont néspour porter, pour marcher, pour soulager l' hommedans sa foiblesse, et pour obéir à tous sesmouvemens. Les boeufs ont la force et la patienceen partage,

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pour traîner la charrue et pour labourer. Lesvaches donnent des ruisseaux de lait. Lesmoutons ont dans leur toison un superflu qui n' estpas pour eux, et qui se renouvelle pour inviterl' homme à les tondre toutes les années. Leschèvres mêmes fournissent un crin long, qui leur estinutile, et dont l' homme fait des étoffes pour secouvrir. Les peaux des animaux fournissent àl' homme les plus belles fourrures dans les pays lesplus éloignés du soleil. Ainsi l' auteur de lanature a vêtu ces bêtes selon leur besoin ; et leursdépouilles servent encore ensuite d' habits auxhommes pour les réchauffer dans ces climatsglacés.Les animaux qui n' ont presque point de poil,ont une peau très-épaisse et très-dure comme des

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écailles : d' autres ont des écailles mêmes, qui secouvrent les unes les autres, comme les tuilesd' un toit, et qui s' entr' ouvrent ou se resserrent,suivant qu' il convient à l' animal de se dilater oude se resserrer. Ces peaux et ces écailles serventaux besoins des hommes.Ainsi, dans la nature, non-seulement lesplantes, mais encore les animaux, sont faits pournotre usage. Les bêtes farouches mêmess' apprivoisent, ou du moins craignent l' homme. Sitous les pays étoient peuplés et policés commeils devroient l' être, il n' y en auroit point où lesbêtes attaquassent les hommes : on ne trouveroitplus d' animaux féroces que dans les forêtsreculées ; et on les réserveroit pour exercerla hardiesse, la force et l' adresse du genrehumain, par un jeu qui représenteroit

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la guerre, sans qu' on eût jamais besoinde guerre véritable entre les nations.Mais observez que les animaux nuisibles àl' homme sont les moins féconds, et que les plusutiles sont ceux qui se multiplient davantage. Ontue incomparablement plus de boeufs et de moutonsqu' on ne tue d' ours et de loups : il y anéanmoins incomparablement moins d' ours et de loupsque de boeufs et de moutons sur la terre.Remarquez encore, avec Cicéron, que les femelles dechaque espèce ont des mamelles dont le nombreest proportionné à celui des petits qu' elles portentordinairement. Plus elles portent de petits, plusla nature leur a fourni de sources de lait pour lesallaiter.Pendant que les moutons font croître leur lainepour nous, les vers à soie nous filent à l' envi deriches étoffes, et se consument pour nous lesdonner. Ils se font de leurs coques une espèce detombeau, où ils se renferment dans leur propreouvrage ; et ils renaissent sous une figureétrangère, pour se perpétuer.D' un autre côté, les abeilles vont recueilliravec soin le suc des fleurs odoriférantes pour encomposer leur miel, et elles le rangent avec unordre qui nous peut servir de modèle. Beaucoupd' insectes se transforment, tantôt en mouches, ettantôt en vers. Si on les trouve inutiles, on doitconsidérer que ce qui fait partie du grandspectacle de la nature, et qui contribue à savariété, n' est point sans usage pour les hommestranquilles et attentifs.

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Qu' y a-t-il de plus beau et de plus magnifiqueque ce grand nombre de républiques d' animauxsi bien policées, et dont chaque espèce est d' uneconstruction différente des autres ? Tout montrecombien la façon de l' ouvrier surpasse la vilematière qu' il a mise en oeuvre : tout m' étonne,jusques aux moindres moucherons. Si on les trouveincommodes, on doit remarquer que l' homme abesoin de quelques peines mêlées avec sescommodités. Il s' amolliroit, et il s' oublieroitlui-même, s' il n' avoit rien qui modérât sesplaisirs, et qui exerçât sa patience.Considérons maintenant les merveilles quiéclatent également dans les plus grands corps etdans les plus petits. D' un côté je vois le soleil,tant de milliers de fois plus grand que la terre ;je le vois qui circule dans des espaces, encomparaison desquels il n' est lui-même qu' un atômebrillant. Je vois d' autres astres, peut-être encoreplus grands que lui, qui roulent dans d' autresespaces encore plus éloignés de nous. Au-delà de tousces espaces, qui échappent déjà à toute mesure,j' aperçois encore confusément d' autres astres qu' onne peut plus compter ni distinguer. La terre oùje suis n' est qu' un point, par proportion à ce toutoù l' on ne trouve jamais aucune borne. Ce tout est sibien arrangé, qu' on n' y pourroit déplacer un seulatôme sans déconcerter toute cette immensemachine ; et elle se meut avec un si bel ordre, quece mouvement même en perpétue la variété et laperfection. Il faut qu' une main à qui rien necoûte, ne se lasse point de conduire cet ouvrage

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depuis tant de siècles, et que ses doigts se jouentde l' univers, pour parler comme l' écriture.D' un autre côté, l' ouvrage n' est pas moinsadmirable en petit qu' en grand. Je ne trouvepas moins en petit une espèce d' infini quim' étonne et qui me surmonte. Trouver dans un ciron,comme dans un éléphant ou dans une baleine,des membres parfaitement organisés ; y trouverune tête, un corps, des jambes, des pieds forméscomme ceux des plus grands animaux ! Il y adans chaque partie de ces atômes vivans, desmuscles, des nerfs, des veines, des artères, dusang ; dans ce sang, des esprits, des parties

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rameuses et des humeurs ; dans ces humeurs, desgouttes composées elles-mêmes de diversesparties, sans qu' on puisse jamais s' arrêter danscette composition infinie d' un tout si fini.Le microscope nous découvre dans chaqueobjet connu mille objets qui ont échappé à notreconnoissance. Combien y a-t-il, en chaque objetdécouvert par le microscope, d' autres objets quele microscope lui-même ne peut découvrir ! Quene verrions-nous pas, si nous pouvions subtilisertoujours de plus en plus les instrumens quiviennent au secours de notre vue trop foible et tropgrossière ? Mais suppléons par l' imagination à cequi nous manque du côté des yeux ; et que notreimagination elle-même soit une espèce demicroscope qui nous représente en chaque atôme millemondes nouveaux et invisibles. Elle ne pourra pasnous figurer sans cesse de nouvelles découvertes

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dans les petits corps : elle se lassera ; il faudraqu' elle s' arrête, qu' elle succombe, et qu' elle laisseenfin dans le plus petit organe d' un ciron millemerveilles inconnues.Renfermons-nous dans la machine de l' animal : ellea trois choses qui ne peuvent être trop admirées.1 elle a en elle-même de quoi se défendre contreceux qui l' attaquent pour la détruire ; 2 elle a dequoi se renouveler par la nourriture ; 3 elle a dequoi perpétuer son espèce par la génération.Examinons un peu ces trois choses.1 les animaux ont ce qu' on nomme un instinct,pour s' approcher des objets utiles, et pourfuir ceux qui peuvent leur nuire. Ne cherchonspoint en quoi consiste cet instinct ;contentons-nous du simple fait, sans raisonner.Le petit agneau sent de loin sa mère, et courtau-devant d' elle. Le mouton est saisi d' horreuraux approches du loup, et s' enfuit avant que d' avoirpu le discerner. Le chien de chasse est presqueinfaillible pour découvrir par la seule odeur lechemin du cerf. Il y a dans chaque animal un ressortimpétueux qui rassemble tout-à-coup les esprits,qui tend tous les nerfs, qui rend toutes lesjointures plus souples, qui augmente d' une manièreincroyable, dans les périls soudains, la force,l' agilité, la vîtesse et les ruses, pour fuirl' objet qui le menace de sa perte. Il n' est pasquestion ici de savoir si les bêtes ont de laconnoissance : je ne prétends entrer en aucunequestion de philosophie. Les mouvemens dont je

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parle sont entièrement indélibérés, même dans lamachine de l' homme. Si un

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homme qui danse sur la corde raisonnoit sur lesrègles de l' équilibre, son raisonnement lui feroitperdre l' équilibre, qu' il garde merveilleusementsans raisonner, et sa raison ne lui serviroit qu' àtomber par terre. Il en est de même des bêtes.Dites, si vous voulez, qu' elles raisonnent commeles hommes : en le disant, vous n' affoiblissez enrien ma preuve. Leur raisonnement ne peut jamaisservir à expliquer les mouvemens que nous admironsle plus en elles. Dira-t-on qu' elles savent lesplus fines règles de la mécanique, qu' ellesobservent avec une justesse si parfaite, quand ilest question de courir, de sauter, de nager, dese cacher, de se replier, de dérober leur piste auxchiens, ou de se servir de la partie la plus forte deleur corps pour se défendre ? Dira-t-on qu' ellessavent naturellement les mathématiques, que leshommes ignorent ? Osera-t-on dire qu' elles fontavec délibération et avec science tous cesmouvemens si impétueux et si justes, que les hommesmêmes font sans étude et sans y penser ? Leurdonnera-t-on de la raison dans ces mouvemensmêmes, où il est certain que l' homme n' en apas ?C' est l' instinct, dira-t-on, qui conduit les bêtes.Je le veux ; c' est en effet un instinct : mais cetinstinct est une sagacité et une dextéritéadmirable, non dans la bête, qui ne raisonne ni nepeut avoir alors le loisir de raisonner, mais dans lasagesse supérieure qui la conduit. Cet instinct oucette sagesse qui pense et veille pour la bête dansles choses indélibérées, où elle ne pourroit niveiller

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ni penser, quand même elle seroit aussi raisonnableque nous, ne peut être que la sagesse de l' ouvrierqui a fait cette machine. Qu' on ne parle doncplus d' instinct ni de nature : ces noms nesont que de beaux noms dans la bouche de ceuxqui les prononcent. Il y a, dans ce qu' ils appellentnature et instinct, un art et une industriesupérieure, dont l' invention humaine n' est que

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l' ombre. Ce qui est indubitable, c' est qu' il y adans les bêtes un nombre prodigieux de mouvemensentièrement indélibérés, qui sont exécutés selon lesplus fines règles de la mécanique. C' est lamachine seule qui suit ces règles. Voilà le faitindépendant de toute philosophie ; et le fait seuldécide.Que penseroit-on d' une montre qui fuiroit àpropos, qui se replieroit, se défendroit, etéchapperoit, pour se conserver, quand on voudroit larompre ? N' admireroit-on pas l' art de l' ouvrier ?Croiroit-on que les ressorts de cette montre seseroient formés, proportionnés, arrangés et unispar un pur hasard ? Croiroit-on avoir expliquénettement ces opérations si industrieuses, enparlant de l' instinct et de la nature de cettemontre, qui marqueroit précisément les heures à sonmaître, et qui échapperoit à ceux qui voudroientbriser ses ressorts ?2 qu' y a-t-il de plus beau qu' une machine quise répare et se renouvelle sans cesse elle-même ?L' animal, borné dans ses forces, s' épuise bientôtpar le travail ; mais plus il travaille, plus il sesent pressé de se dédommager de son travail par

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une abondante nourriture. Les alimens luirendent chaque jour la force qu' il a perdue. Il metau dedans de son corps une substance étrangère,qui devient la sienne par une espèce demétamorphose. D' abord elle est broyée et se changeen une espèce de liqueur ; puis elle se purifie,comme si on la passoit par un tamis pour en séparertout ce qui est trop grossier ; ensuite elle parvientau centre ou foyer des esprits, où elle se subtiliseet devient du sang : enfin elle coule et s' insinue pardes rameaux innombrables, pour arroser tous lesmembres ; elle se filtre dans les chairs ; elledevient chair elle-même ; et tant d' alimens, defigures et de couleurs si différentes, ne sont plusqu' une même chair. L' aliment, qui étoit un corpsinanimé, entretient la vie de l' animal, et devientl' animal même. Les parties qui le composoientautrefois, se sont exhalées par une insensible etcontinuelle transpiration. Ce qui étoit, il y aquatre ans, un tel cheval, n' est plus que de l' airou du fumier. Ce qui étoit alors du foin et del' avoine, est devenu ce même cheval si fier et sivigoureux : du moins il passe pour le même cheval,malgré ce changement insensible de sa substance.à la nourriture se joint le sommeil. L' animal

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interrompt non-seulement tous les mouvemensextérieurs, mais encore toutes les principalesopérations du dedans qui pourroient agiter etdissiper trop les esprits. Il ne lui reste que larespiration et la digestion : c' est-à-dire que toutmouvement qui useroit ses forces est suspendu, etque tout mouvement propre à les renouveler,s' exerce seul et

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librement. Ce repos, qui est une espèced' enchantement, revient toutes les nuits, pendantque les ténèbres empêchent le travail. Qui est-cequi a inventé cette suspension ? Qui est-ce qui asi bien choisi les opérations qui doivent continuer ;et qui est-ce qui a exclu, avec un si justediscernement, toutes celles qui ont besoin d' êtreinterrompues ? Le lendemain toutes les fatiguespassées sont comme anéanties. L' animal travaille commes' il n' avoit jamais travaillé ; et il a unevivacité qui l' invite à un travail nouveau. Par cerenouvellement, les nerfs sont toujours pleinsd' esprits, les chairs sont souples, la peau demeureentière, quoiqu' elle dût, ce semble, s' user. Le corpsvivant de l' animal use bientôt les corps inanimés,même les plus solides, qui sont autour de lui ; etil ne s' use point. La peau d' un cheval useplusieurs selles. La chair d' un enfant, quoique sitendre et si délicate, use beaucoup d' habits,pendant qu' elle se fortifie tous les jours. Si cerenouvellement étoit parfait, ce seroitl' immortalité et le don d' une jeunesse éternelle.Mais comme ce renouvellement n' est qu' imparfait,l' animal perd insensiblement ses forces, et vieillit,parce que tout ce qui est créé doit porter lamarque du néant d' où il est sorti, et avoir une fin.3 qu' y a-t-il de plus admirable que lamultiplication des animaux ? Regardez lesindividus ; nul animal n' est immortel : toutvieillit, tout passe, tout disparoît, tout estanéanti. Regardez les espèces ; tout subsiste,tout est permanent et immuable dans unevicissitude continuelle. Depuis

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qu' il y a sur la terre des hommes soigneuxde conserver la mémoire des faits, on n' a vu ni

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lion, ni tigre, ni sanglier, ni ours se former parhasard dans les antres ou dans les forêts. On nevoit point aussi de productions fortuites de chiensou de chats ; les boeufs et les moutons ne naissentjamais d' eux-mêmes dans les étables et dans lespâturages. Chacun de ces animaux doit sa naissanceà un certain mâle et à une certaine femelle de sonespèce. Toutes ces différentes espèces seconservent à peu près de même dans tous lessiècles. On ne voit point que depuis trois mille ansaucune soit périe ; on ne voit point aussiqu' aucune se multiplie avec un excès incommode pourles autres. Si les espèces des ours, des lions etdes tigres se multiplioient à un certain point, ilsdétruiroient les espèces des cerfs, des daims, desmoutons, des chèvres et des boeufs ; ilsprévaudroient même sur le genre humain, etdépeupleroient la terre. Qui est-ce qui tient lamesure si juste, pour n' éteindre jamais ces espèces,et pour ne les laisser jamais trop multiplier ?Mais enfin, cette propagation continuelle dechaque espèce est une merveille à laquelle noussommes trop accoutumés. Que penseroit-on d' unhorloger, s' il savoit faire des montres quid' elles-mêmes en produisissent d' autres à l' infini,en sorte que deux premières montres fussentsuffisantes pour multiplier et perpétuer l' espècesur toute la terre ? Que diroit-on d' un architecte,s' il avoit l' art de faire des maisons qui enfissent d' autres, pour renouveler l' habitation deshommes, avant

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qu' elles fussent prêtes à tomber en ruine ? Voilàce qu' on voit parmi les animaux. Ils ne sont, sivous le voulez, que de pures machines, commeles montres ; mais enfin l' auteur de ces machinesa mis en elles de quoi se reproduire à l' infini parl' assemblage des deux sexes. Dites, tant qu' il vousplaira, que cette génération d' animaux se fait pardes moules, ou par une configuration expresse dechaque individu. Lequel des deux qu' il vous plaisede dire, vous n' épargnez rien, et l' art de l' ouvriern' en éclate pas moins. Si vous supposez qu' à chaquegénération l' individu reçoit, sans aucun moule,une configuration faite exprès, je demande quiest-ce qui conduit la configuration d' une machinesi composée, et où éclate une si grande industrie.Si au contraire, pour n' y reconnoître aucun art,vous supposez que les moules déterminent tout, jeremonte à ces moules mêmes. Qui est-ce qui les a

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préparés ? Ils sont encore bien plus étonnans queles machines qu' on en veut faire éclore.Quoi ? On s' imagine des moules dans les animauxqui vivoient il y a quatre mille ans, et onassurera qu' ils étoient tellement renfermés les unsdans les autres à l' infini, qu' il y en a eu pourtoutes les générations de ces quatre mille années,et qu' il y en a encore de préparés pour laformation de tous les animaux qui continuerontl' espèce dans la suite de tous les siècles ? Cesmoules, qui ont toute la forme de l' animal, ontdéjà, comme je viens de le remarquer, par leurconfiguration, autant de difficulté à êtreexpliqués que les animaux mêmes : mais ils ontd' ailleurs des merveilles

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bien plus inexplicables. Au moins la configurationde chaque animal en particulier ne demande-t-ellequ' autant d' art et de puissance qu' il en faut pourexécuter tous les ressorts qui composent cettemachine. Mais quand on suppose les moules, 1 il fautdire que chaque moule contient en petit, avec unedélicatesse inconcevable, tous les ressorts de lamachine même : or il y a plus d' industrie à faireun ouvrage si composé en si petit volume, qu' à lefaire plus en grand. 2 il faut dire que chaquemoule, qui est un individu préparé pour unepremière génération, renferme distinctementau-dedans de soi d' autres moules contenus les unsdans les autres à l' infini pour toutes lesgénérations possibles dans la suite de tous lessiècles. Qu' y a-t-il de plus industrieux et de plusétonnant en matière d' art, que cette préparationd' un nombre infini d' individus, tous formés paravance dans un seul, dont ils doivent éclore ?Les moules ne servent donc de rien pour expliquerles générations d' animaux, sans avoir besoin d' yreconnoître aucun art : au contraire, les moulesmontreroient un plus grand artifice, et une plusétonnante composition.Ce qu' il y a de manifeste et d' incontestable,indépendamment de tous les divers systêmes dephilosophes, c' est que le concours fortuit desatômes ne produit jamais sans génération, enaucun endroit de la terre, ni lions, ni tigres, niours, ni éléphans, ni cerfs, ni boeufs, nimoutons, ni chats, ni chiens, ni chevaux : ils nesont jamais produits que par l' accouplement de leurs

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semblables. Les deux animaux qui en produisentun troisième ne sont point les véritables auteursde l' art qui éclate dans la composition de l' animalengendré par eux. Loin d' avoir l' industrie del' exécuter, ils ne savent pas même comment estcomposé l' ouvrage qui résulte de leur génération ;ils n' en connoissent aucun ressort particulier : ilsn' ont été que des instrumens aveugles etinvolontaires, appliqués à l' exécution d' un artmerveilleux qui leur est absolument étranger etinconnu. D' où vient-il cet art si merveilleux quin' est point le leur ? Quelle puissance et quelleindustrie sait employer, pour des ouvrages d' undessein si ingénieux, des instrumens si incapablesde savoir ce qu' ils font, ni d' en avoir aucunevue ? Il est inutile de supposer que les bêtes ontde la connoissance. Donnez-leur en tant qu' il vousplaira, dans les autres choses ; du moins il fautavouer qu' elles n' ont dans la génération aucune partà l' industrie qui éclate dans la composition desanimaux qu' elles produisent.Allons même plus loin, et supposons tout cequ' on raconte de plus étonnant de l' industrie desanimaux. Admirons tant qu' on le voudra lacertitude avec laquelle un chien s' élance dans letroisième chemin, dès qu' il a senti que la bêtequ' il poursuit n' a laissé aucune odeur dans les deuxpremiers. Admirons la biche, qui jette, dit-on, loind' elle son petit faon dans quelque lieu caché, afinque les chiens ne puissent le découvrir par lasenteur de sa piste. Admirons jusqu' à l' araignée,qui tend par ses filets des piéges subtils auxmoucherons

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pour les enlacer et pour les surprendre avantqu' ils puissent se débarrasser. Admirons encore,s' il le faut, le héron, qui met, dit-on, sa têtesous son aile pour cacher dans ses plumes son bec,dont il veut percer l' estomac de l' oiseau de proiequi fond sur lui. Supposons tous ces faitsmerveilleux. La nature entière est pleine de cesprodiges. Mais qu' en faut-il concluresérieusement ? Si on n' y prend bien garde, ilsprouveront trop. Dirons-nous que les bêtes ont plusde raison que nous ? Leur instinct a sans doute plusde certitude que nos conjectures. Elles n' ontétudié ni dialectique, ni géométrie, ni mécanique ;elles n' ont aucune méthode, aucune science, ni

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aucune culture : ce qu' elles font, elles le fontsans l' avoir étudié ni préparé ; elles le fonttout d' un coup, et sans tenir conseil. Nous noustrompons à toute heure, après avoir bien raisonnéensemble : pour elles, sans raisonner, ellesexécutent à toute heure ce qui paroît demander leplus de choix et de justesse ; leur instinct estinfaillible en beaucoup de choses.Mais ce nom d' instinct n' est qu' un beau nomvide de sens : car que peut-on entendre par uninstinct plus juste, plus précis et plus sûr que laraison même, sinon une raison plus parfaite ? Ilfaut donc trouver une merveilleuse raison ou dansl' ouvrage, ou dans l' ouvrier ; ou dans la machine,ou dans celui qui l' a composée. Par exemple, quandje vois dans une montre une justesse sur les heures,qui surpasse toutes mes connoissances, je conclusque si la montre ne raisonne pas, il faut qu' elleait été formée par un ouvrier qui raisonnoit

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en ce genre plus juste que moi. Tout de même,quand je vois des bêtes qui font à touteheure des choses où il paroît une industrie plussûre que la mienne, j' en conclus aussitôt que cetteindustrie si merveilleuse doit être nécessairementou dans la machine, ou dans l' inventeur qui l' afabriquée. Est-elle dans l' animal même ? Quelleapparence y a-t-il qu' il soit si savant, et siinfaillible en certaines choses ? Si cette industrien' est pas en lui, il faut qu' elle soit dansl' ouvrier qui a fait cet ouvrage, comme tout l' artde la montre est dans la tête de l' horloger.Ne me répondez point que l' instinct des bêtesest fautif en certaines choses. Il n' est pasétonnant que les bêtes ne soient pas infailliblesen tout ; mais il est étonnant qu' elles le soient enbeaucoup de choses. Si elles l' étoient en tout, ellesauroient une raison infiniment parfaite, ellesseroient des divinités. Il ne peut y avoir dans lesouvrages d' une puissance infinie, qu' une perfectionfinie ; autrement Dieu feroit des créaturessemblables à lui ; ce qui est impossible. Il ne peutdonc mettre de la perfection, et par conséquent de laraison dans ses ouvrages, qu' avec quelque borne.La borne n' est donc pas une preuve que l' ouvragesoit sans ordre et sans raison. De ce que je metrompe quelquefois, il ne s' ensuit pas que je nesois point raisonnable, et que tout se fasse en moipar un pur hasard ; il s' ensuit seulement que maraison est bornée et imparfaite. Tout de même,

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de ce qu' une bête n' est pas infaillible en tout parson instinct, quoiqu' elle le soit en beaucoup de

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choses, il ne s' ensuit pas qu' il n' y ait aucuneraison dans cette machine ; il s' ensuit seulementque cette machine n' a point une raison sans bornes.Mais enfin le fait est constant, savoir, qu' il y adans les opérations de cette machine une conduiteréglée, un art merveilleux, une industrie qui vajusqu' à l' infaillibilité dans certaines choses. à quila donnerons-nous cette industrie infaillible ? àl' ouvrage, ou à son ouvrier ?Si vous dites que les bêtes ont des amesdifférentes de leurs machines, je vous demanderaiaussitôt : de quelle nature sont ces amesentièrement différentes des corps, et attachées àeux ? Qui est-ce qui a su les attacher à des naturessi différentes ? Qui est-ce qui a eu un empire siabsolu sur des natures si diverses, pour les mettredans une société si intime, si régulière, siconstante, et où la correspondance est si prompte ?Si au contraire vous voulez que la même matièrepuisse tantôt penser, et tantôt ne penser pas,suivant les divers arrangemens et configurationsde parties qu' on peut lui donner, je ne vous diraipoint ici que la matière ne peut penser, et qu' onne sauroit concevoir que les parties d' une pierrepuissent jamais, sans y rien ajouter, se connoîtreelles-mêmes, quelque degré de mouvement et quelquefigure que vous leur donniez : maintenant je meborne à vous demander en quoi consistent cetarrangement et cette configuration précise desparties que vous alléguez. Il faut, selonvous, qu' il y ait un certain degré de mouvementoù la matière ne raisonne pas encore, et puis un

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autre à peu près semblable où elle commencetout-à-coup à raisonner et à se connoître. Quiest-ce qui a su choisir ce degré précis demouvement ? Qui est-ce qui a découvert la ligneselon laquelle les parties doivent se mouvoir ?Qui est-ce qui a pris les mesures pour trouverau juste la grandeur et la figure que chaque partiea besoin d' avoir pour garder toutes les proportionsentre elles dans ce tout ? Qui est-ce qui a réglé

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la figure extérieure par laquelle tous ces corpsdoivent être bornés ? En un mot, qui est-ce qui atrouvé toutes les combinaisons dans lesquelles lamatière pense, et dont la moindre ne pourroit êtreretranchée sans que la matière cessât aussitôt depenser ? Si vous dites que c' est le hasard, jeréponds que vous faites le hasard raisonnablejusqu' au point d' être la source de la raison même.étrange prévention, de ne vouloir pas reconnoîtreune cause très-intelligente, d' où nous vienttoute intelligence, et d' aimer mieux dire que laplus pure raison n' est qu' un effet de la plusaveugle de toutes les causes dans un sujet tel que lamatière, qui par lui-même est incapable deconnoissance ! En vérité, il n' y a rien qu' il nevaille mieux admettre, que de dire des choses siinsoutenables.La philosophie des anciens, quoique très-imparfaite,avoit néanmoins entrevu cet inconvénient ; aussivouloit-elle que l' esprit divin, répandu danstout l' univers, fût une sagesse supérieure quiagît sans cesse dans toute la nature, et surtoutdans les animaux, comme les ames agissent dans les

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corps, et que cette impression continuelle del' esprit divin, que le vulgaire nomme instinct, sansentendre le vrai sens de ce terme, fût la vie detout ce qui vit. Ils ajoutoient que ces étincellesde l' esprit divin étoient le principe de toutes lesgénérations ; que les animaux les recevoient dansleur conception et à leur naissance, et qu' aumoment de leur mort ces particules divines sedétachoient de toute la matière terrestre pours' envoler au ciel, où elles rouloient au nombre desastres. C' est cette philosophie, tout ensemble simagnifique et si fabuleuse, que Virgile exprimeavec tant de grâce par ces vers sur les abeilles, oùil dit que toutes les merveilles qu' on y admire ontfait dire à plusieurs qu' elles étoient animées parun souffle divin et par une portion de ladivinité ; dans la persuasion où ils étoient queDieu remplit la terre, la mer et le ciel : que c' estde là que les bêtes, les troupeaux et les hommesreçoivent la vie en naissant ; et que c' est là quetoutes choses rentrent et retournent, lorsqu' ellesviennent à se détruire, parce que les ames, qui sontle principe de la vie, loin d' être anéanties par lamort, s' envolent au nombre des astres, et vontétablir leur demeure dans le ciel : ... etc.

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Cette sagesse divine, qui meut toutes les partiesconnues du monde, avoit tellement frappé lesstoïciens, et, avant eux, Platon, qu' ils croyoientque le monde entier étoit un animal, mais unanimal raisonnable, philosophe, sage, enfin leDieu suprême. Cette philosophie réduisoit lamultitude des dieux à un seul, et ce seul dieu, à lanature, qui étoit éternelle, infaillible,intelligente, toute-puissante et divine. Ainsi lesphilosophes, à force de s' éloigner des poètes,retomboient dans toutes les imaginations poétiques.Ils donnoient, comme les auteurs des fables, une vie,une intelligence, un art, un dessein, à toutes lesparties de l' univers qui paroissent le plusinanimées. Sans doute ils avoient bien senti l' artqui est dans la nature ; et ils ne se trompoientqu' en attribuant à l' ouvrage l' industrie de l' ouvrier.Ne nous arrêtons pas davantage aux animauxinférieurs à l' homme : il est temps d' étudier lefond de l' homme même, pour découvrir en lui celuidont on dit qu' il est l' image. Je ne connois danstoute la nature que deux sortes d' êtres ; ceux quiont de la connoissance, et ceux qui n' en ont pas.L' homme rassemble en lui ces deux manièresd' être : il a un corps comme les êtres corporels lesplus inanimés ; il a un esprit, c' est-à-dire unepensée par laquelle il se connoît, et aperçoit ce quiest autour de lui. S' il est vrai qu' il y ait unpremier être qui ait tiré tous les autres du néant,l' homme est véritablement son image ; car ilrassemble comme lui dans sa nature tout ce qu' il ya de perfection réelle dans ces deux diversesmanières

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d' être : mais l' image n' est qu' une image ;elle ne peut être qu' une ombre du véritable êtreparfait.Commençons l' étude de l' homme par la considérationde son corps. Je ne sais, disoit une mère à sesenfans, dans l' écriture sainte, comment vous vousêtes formés dans mon sein. En effet, ce n' est pointla sagesse des parens qui forme un ouvrage sicomposé et si régulier ; ils n' ont aucune partà cette industrie. Laissons-les donc, et remontonsplus haut.Ce corps est pétri de boue ; mais admirons lamain qui l' a façonné. Le sceau de l' ouvrier estempreint sur son ouvrage ; il semble avoir prisplaisir à faire un chef-d' oeuvre avec une matière

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si vile. Jetons les yeux sur ce corps, où les ossoutiennent les chairs qui les enveloppent : lesnerfs qui y sont tendus en font toute la force ; etles muscles, où les nerfs s' entrelacent, ens' enflant ou en s' alongeant font les mouvemens lesplus justes et les plus réguliers. Les os sontbrisés de distance en distance ; ils ont desjointures où ils s' emboîtent les uns dans les autres,et ils sont liés par des nerfs et par des tendons.Cicéron admire avec raison le bel artifice qui lieces os. Qu' y a-t-il de plus souple pour tous lesdivers mouvemens ? Mais qu' y a-t-il de plus fermeet de plus durable ? Après même qu' un corps est mort,et que ses parties sont séparées par la corruption,on voit encore ces jointures et ces liaisons qui nepeuvent qu' à peine se détruire. Ainsi cette machineest droite

ou repliée, roide ou souple, comme l' on veut.Du cerveau, qui est la source de tous les nerfs,partent les esprits. Ils sont si subtils, qu' on nepeut les voir, et néanmoins si réels et d' une actionsi forte, qu' ils font tous les mouvemens de lamachine et toute sa force. Ces esprits sont en uninstant envoyés jusqu' aux extrémités des membres :tantôt ils coulent doucement et avec uniformité ;tantôt ils ont, selon les besoins, une impétuositéirrégulière ; et ils varient à l' infini lespostures, les gestes et les autres actions du corps.Regardons cette chair : elle est couverte encertains endroits d' une peau tendre et délicate,pour l' ornement du corps. Si cette peau, qui rendl' objet si agréable et d' un si doux coloris, étoitenlevée, le même objet seroit hideux, et feroithorreur. En d' autres endroits cette même peauest plus dure et plus épaisse, pour résister auxfatigues de ces parties. Par exemple, combien lapeau de la plante des pieds est-elle plus grossièreque celle du visage ! Combien celle du derrièrede la tête l' est-elle plus que celle du devant !Cette peau est percée partout comme un crible ; maisces trous, qu' on nomme pores, sont insensibles.Quoique la sueur et la transpiration s' exhalentpar ces pores, le sang ne s' échappe jamais par là.Cette peau a toute la délicatesse qu' il faut pourêtre transparente, et pour donner au visage uncoloris vif, doux et gracieux. Si la peau étoit moinsserrée et moins unie, le visage paroîtroit sanglant,et comme écorché. Qui est-ce qui a su tempéreret mélanger ces couleurs, pour faire une si belle

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carnation, que les peintres admirent, et n' imitentjamais qu' imparfaitement ?On trouve dans le corps humain des rameauxinnombrables : les uns portent le sang du centreaux extrémités, et se nomment artères ; les autresle rapportent des extrémités au centre, et senomment veines. Par ces divers rameaux coule lesang, liqueur douce, onctueuse, et propre parcette onction à retenir les esprits les plus déliés,comme on conserve dans les corps gommeux lesessences les plus subtiles et les plus spiritueuses.Ce sang arrose la chair, comme les fontaines etles rivières arrosent la terre. Après s' êtrefiltré dans les chairs, il revient à sa source, pluslent et moins plein d' esprits ; mais il serenouvelle et se subtilise encore de nouveau danscette source, pour circuler sans fin.Voyez-vous cet arrangement et cette proportiondes membres ? Les jambes et les cuisses sontde grands os emboîtés les uns sur les autres, et liéspar des nerfs : ce sont deux espèces de colonneségales et régulières, qui s' élèvent pour soutenirtout l' édifice. Mais ces colonnes se plient, et larotule du genou est un os d' une figure à peu prèsronde, qui est mis tout exprès dans la jointurepour la remplir et pour la défendre quand les osse replient pour le fléchissement du genou.Chaque colonne a son piédestal, qui est composé depièces rapportées, et si bien jointes ensemble,qu' elles peuvent se plier ou se tenir roides selonle besoin. Le piédestal tourne, quand on le veut,sous la colonne. Dans ce pied on ne voit que nerfs,

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que tendons, que petits os étroitement liés, afinque cette partie soit tout ensemble plus souple etplus ferme selon les divers besoins : les doigtsmêmes des pieds, avec leurs articles et leursongles, servent à tâter le terrein sur lequel onmarche, à s' appuyer avec plus d' adresse etd' agilité, à garder mieux l' équilibre du corps,à se hausser ou à se pencher. Les deux piedss' étendent en avant pour empêcher que le corps netombe de ce côté là quand il se penche ou qu' il seplie. Les deux colonnes se réunissent par le hautpour porter le reste du corps ; et elles sont encorebrisées dans cette extrémité, afin que cettejointure donne à l' homme la commodité de se reposer,en s' asseyant sur les deux plus gros muscles de toutle corps.

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Le corps de l' édifice est proportionné à lahauteur des colonnes. Il contient toutes les partiesqui sont nécessaires à la vie, et qui par conséquentdoivent être placées au centre, et renfermées dansle lieu le plus sûr. C' est pourquoi deux rangs decôtes assez serrées, qui sortent de l' épine du dos,comme les branches d' un arbre naissent du tronc,forment une espèce de cercle, pour cacher et tenirà l' abri ces parties si nobles et si délicates. Maiscomme les côtes ne pourroient fermer entièrementce centre du corps humain sans empêcher ladilatation de l' estomac et des entrailles, ellesn' achèvent de former le cercle que jusqu' à uncertain endroit, au-dessous duquel elles laissentun vide, afin que le dedans puisse s' élargir avecfacilité pour la respiration et pour lanourriture.

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Pour l' épine du dos, on ne voit rien, dans tousles ouvrages des hommes, qui soit travaillé avecun tel art : elle seroit trop roide et tropfragile, si elle n' étoit faite que d' un seul os ;en ce cas les hommes ne pourroient jamais se plier.L' auteur de cette machine a remédié à cetinconvénient en formant des vertèbres, qui,s' emboîtant les unes dans les autres, font un toutde pièces rapportées, qui a plus de force qu' un toutd' une seule pièce. Ce composé est tantôt soupleet tantôt roide : il se redresse et se replie en unmoment, comme on le veut. Toutes ces vertèbres ontdans le milieu une ouverture qui sert pour fairepasser un alongement de la substance du cerveaujusqu' aux extrémités du corps, et pour y envoyerpromptement des esprits par ce canal.Mais qui n' admirera la nature des os ? Ils sonttrès-durs, et on voit que la corruption même detout le reste du corps ne les altère en rien.Cependant ils sont pleins de trous innombrables quiles rendent plus légers ; et ils sont même, dansle milieu, pleins de la moëlle qui doit lesnourrir. Ils sont percés précisément dans lesendroits où doivent passer les ligamens qui lesattachent les uns aux autres. De plus, leursextrémités sont plus grosses que le milieu, etfont comme deux têtes à demi-rondes pour fairetourner plus facilement un os avec un autre, afinque le tout puisse se replier sans peine.Dans l' enceinte des côtes sont placés avec ordretous les grands organes, tels que ceux qui serventà faire respirer l' homme, ceux qui digèrent les

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alimens, et ceux qui font un sang nouveau. Larespiration est nécessaire pour tempérer lachaleur interne, causée par le bouillonnement dusang, et par le cours impétueux des esprits. L' airest comme un aliment dont l' animal se nourrit, etpar le moyen duquel il se renouvelle dans tousles momens de sa vie.La digestion n' est pas moins nécessaire pourpréparer les alimens à être changés en sang. Lesang est une liqueur propre à s' insinuer partout,et à s' épaissir en chair dans les extrémités, pourréparer dans tous les membres ce qu' ils perdent sanscesse par la transpiration et par la dissipation desesprits. Les poumons sont comme de grandesenveloppes, qui, étant spongieuses, se dilatent et secompriment facilement ; et comme ils prennentet rendent sans cesse beaucoup d' air, ils formentune espèce de soufflet en mouvement continuel.L' estomac a un dissolvant qui cause la faim,et qui avertit l' homme du besoin de manger. Cedissolvant qui picote l' estomac, lui prépare parce mésaise un plaisir très-vif, lorsqu' il estappaisé par les alimens. Alors l' homme se remplitdélicieusement d' une matière étrangère, qui luiferoit horreur, s' il la pouvoit voir dès qu' elleest introduite dans son estomac, et qui lui déplaîtmême quand il la voit étant déjà rassasié.L' estomac est fait comme un e poche. Là les alimens,changés par une prompte coction, se confondenttous en une liqueur douce, qui devient ensuiteune espèce de lait nommé chyle ; et qui, parvenantenfin au coeur, y reçoit, par l' abondance des

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esprits, la forme, la vivacité et la couleur desang. Mais pendant que le suc le plus pur desalimens passe de l' estomac dans les canaux destinésà faire le chyle et le sang, les parties grossièresde ces mêmes alimens sont séparées, comme le sonl' est de la fleur de farine par un tamis ; et ellessont rejetées en bas, pour en délivrer le corps parles issues les plus cachées, et les plus reculéesdes organes des sens, de peur qu' ils n' en soientincommodés. Ainsi les merveilles de cette machinesont si grandes, qu' on en trouve d' inépuisables,même jusque dans les fonctions les plus humiliantes,que l' on n' oseroit expliquer en détail.

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Il est vrai que les parties internes de l' hommene sont pas agréables à voir, comme lesextérieures : mais remarquez qu' elles ne sont pasfaites pour être vues. Il falloit même, selon le butde l' art, qu' elles ne pussent être découvertes sanshorreur ; et qu' ainsi un homme ne pût lesdécouvrir, et entamer cette machine dans un autrehomme, qu' avec une violente répugnance. C' estcette horreur qui prépare la compassion etl' humanité dans les coeurs, quand un homme en voitun autre qui est blessé. Ajoutez, avec saintAugustin, qu' il y a dans ces parties internes uneproportion, un ordre et une industrie qui charmentencore plus l' esprit attentif, que la beautéextérieure ne sauroit plaire aux yeux du corps. Cededans de l' homme, qui est tout ensemble sihideux et si admirable, est précisément comme ille doit être pour montrer une boue travaillée de

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main divine. On y voit tout ensemble également,et la fragilité de la créature, et l' art ducréateur.Du haut de cet ouvrage si précieux, que nousavons dépeint, pendent les deux bras, qui sontterminés par les mains, et qui ont une parfaitesymétrie entre eux. Les bras tiennent aux épaules, desorte qu' ils ont un mouvement libre dans cettejointure. Ils sont encore brisés au coude et aupoignet, pour pouvoir se replier et se tourner avecpromptitude. Les bras sont de la juste longueur qu' ilfaut pour atteindre à toutes les parties du corps.Ils sont nerveux et pleins de muscles, afin qu' ilspuissent, avec les reins, être souvent en action,et soutenir les plus grandes fatigues de tout lecorps. Les mains sont un tissu de nerfs etd' osselets enchâssés les uns dans les autres, quiont toute la force et toute la souplesse convenablepour tâter les corps voisins, pour les saisir, pours' y accrocher, pour les lancer, pour les attirer,pour les repousser, pour les démêler, et pour lesdétacher les uns des autres. Les doigts, dont lesbouts sont armés d' ongles, sont faits pour exercer,par la variété et la délicatesse de leurs mouvemens,les arts les plus merveilleux. Les bras et lesmains servent encore, suivant qu' on les étendou qu' on les replie, à mettre le corps en état dese pencher, sans s' exposer à aucune chute. Lamachine a en elle-même, indépendamment de toutesles pensées qui viennent après coup, une espècede ressort qui lui fait trouver soudainement

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l' équilibre dans tous ses contrastes.

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Au-dessus du corps s' élève le cou, ferme ouflexible, selon qu' on le veut. Est-il question deporter un pesant fardeau sur la tête ? Le coudevient roide comme s' il n' étoit que d' un seul os.Faut-il pencher ou tourner la tête ? Le cou se plieen tous sens, comme si on en démontoit tous les os.Ce cou, médiocrement élevé au-dessus des épaules,porte sans peine la tête, qui règne sur tout le corps.Si elle étoit moins grosse, elle n' auroit aucuneproportion avec le reste de la machine. Si elle étoitplus grosse, outre qu' elle seroit disproportionnéeet difforme, sa pesanteur accableroit le cou, etcourroit risque de faire tomber l' homme du côtéoù elle pencheroit un peu trop. Cette tête,fortifiée de tous côtés par des os très-épais ettrès-durs, pour mieux conserver le précieux trésorqu' elle enferme, s' emboîte dans les vertèbres du cou,et a une communication très-prompte avec toutesles autres parties du corps. Elle contient lecerveau, dont la substance humide, molle etspongieuse, est composée de fils tendres etentrelacés. C' est là le centre des merveillesdont nous parlerons dans la suite. Le crânese trouve percé régulièrement, avec une proportionet une symétrie exacte, pour les deux yeux,pour les deux oreilles, pour la bouche et pour lenez. Il y a des nerfs destinés aux sensations quis' exercent dans la plupart de ces conduits. Le nez,qui n' a point de nerfs pour sa sensation, a un oscribleux pour faire passer les odeurs jusques aucerveau.Parmi les organes de ces sensations, les principaux

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sont doubles, pour conserver dans un côtéce qui pourroit manquer dans l' autre parquelque accident. Ces deux organes d' une mêmesensation sont mis en symétrie, sur le devant ousur les côtés, afin que l' homme en puisse faire unplus facile usage, ou à droite ou à gauche, ouvis-à-vis de lui, c' est-à-dire vers l' endroit oùses jointures dirigent sa marche et toutes sesactions. D' ailleurs la flexibilité du cou faitque tous ces organes se tournent en un instant dequelque côté qu' il veut.Tout le derrière de la tête, qui est le moins en

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état de se défendre, est le plus épais : il est ornéde cheveux, qui servent en même temps à fortifierla tête contre les injures de l' air. Mais lescheveux viennent sur le devant pour accompagnerle visage et lui donner plus de grâce.Le visage est le côté de la tête qu' on nomme ledevant, et où les principales sensations sontrassemblées avec un ordre et une proportion qui lerendent très-beau, à moins que quelque accidentn' altère un ouvrage si régulier. Les deux yeux sontégaux, placés vers le milieu et aux deux côtés dela tête, afin qu' ils puissent découvrir sans peinede loin, à droite et à gauche, tous les objetsétrangers, et qu' ils puissent veiller commodémentpour la sûreté de toutes les parties du corps.L' exacte symétrie avec laquelle ils sont placés, faitl' ornement du visage. Celui qui les a faits, y aallumé je ne sais quelle flamme céleste, à laquellerien ne ressemble dans tout le reste de la nature.Ces yeux sont des espèces de miroirs, où sepeignent

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tour-à-tour et sans confusion, dans le fondde la rétine, tous les objets du monde entier, afinque ce qui pense dans l' homme puisse les voirdans ces miroirs. Mais quoique nous apercevionstous les objets par un double organe, nous nevoyons pourtant jamais les objets comme doubles,parce que les deux nerfs qui servent à la vue dansnos yeux ne sont que deux branches qui seréunissent dans une même tige, comme les deuxbranches des lunettes se réunissent dans la partiesupérieure qui les joint. Les yeux sont ornésde deux sourcils égaux ; et afin qu' ils puissents' ouvrir et se fermer, ils sont enveloppés depaupières bordées d' un poil qui défend une partie sidélicate.Le front donne de la majesté et de la grâce àtout le visage : il sert à relever les traits. Sansle nez, posé dans le milieu, tout le visage seroitplat et difforme. On peut juger de cettedifformité quand on a vu des hommes en qui cettepartie du visage est mutilée. Il est placéimmédiatement au-dessus de la bouche pour discernerplus commodément par les odeurs tout ce qui estpropre à nourrir l' homme. Les deux narines serventtout ensemble à la respiration et à l' odorat. Voyezles lèvres : leur couleur vive, leur fraîcheur, leurfigure, leur arrangement et leur proportion avecles autres traits, embellissent tout le visage.

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La bouche, par la correspondance de ses mouvemensavec ceux des yeux, l' anime, l' égaye, l' attriste,l' adoucit, le trouble, et exprime chaque passionpar des marques sensibles. Outre que les lèvress' ouvrent pour

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recevoir l' aliment, elles servent encore, par leursouplesse et par la variété de leurs mouvemens, àvarier les sons qui font la parole. Quand elless' ouvrent, elles découvrent un double rang dedents dont la bouche est ornée : ces dents sont depetits os enchâssés avec ordre dans les deuxmâchoires ; et les mâchoires ont un ressort pours' ouvrir, et un pour se fermer, en sorte que lesdents brisent comme un moulin les alimens, pouren préparer la digestion. Mais ces alimens ainsibrisés passent dans l' estomac par un conduitdifférent de celui de la respiration ; et ces deuxcanaux, quoique si voisins, n' ont rien de commun.La langue est un tissu de petits muscles et denerfs, si souple, qu' elle se replie, comme unserpent, avec une mobilité et une souplesseinconcevable : elle fait dans la bouche ce que fontles doigts, ou ce que fait l' archet d' un maître surun instrument de musique ; elle va frapper tantôt lesdents, tantôt le palais. Il y a un conduit qui vaau-dedans du cou, depuis le palais jusqu' à lapoitrine : ce sont des anneaux de cartilagesenchâssés très-juste les uns dans les autres, etgarnis au-dedans d' une tunique ou membranetrès-polie, pour faire mieux résonner l' air poussépar les poumons. Ce conduit a du côté du palais unbout qui n' est ouvert que comme une flûte, par unefente qui s' élargit ou qui se resserre à propos,pour grossir la voix ou pour la rendre plus claire.Mais de peur que les alimens, qui ont leur canalséparé, ne se glissent dans celui de la respiration,il y a une espèce de soupape, qui fait surl' orifice

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du conduit de la voix comme un pont-levis pourfaire passer les alimens, sans qu' il en tombeaucune parcelle subtile ni aucune goutte par la fentedont je viens de parler. Cette espèce de soupapeest très-mobile, et se replie très-subtilement ; de

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manière qu' en tremblant sur cet orifice entr' ouvert,elle fait toutes les plus douces modulations de lavoix. Ce petit exemple suffit pour montrer enpassant, et sans entrer d' ailleurs dans aucundétail de l' anatomie, combien est merveilleux l' artdes parties internes. Cet organe, tel que je viensde le représenter, est le plus parfait de tous lesinstrumens de musique ; et tous les autres ne sontparfaits qu' autant qu' ils l' imitent.Qui pourroit expliquer la délicatesse desorganes par lesquels l' homme discerne les saveurset les odeurs innombrables des corps ? Maiscomment se peut-il faire que tant de voix frappentensemble mon oreille sans se confondre, et queces sons me laissent, après qu' ils ne sont plus,des ressemblances si vives et si distinctes de cequ' ils ont été ? Avec quel soin l' ouvrier qui a faitnos corps a-t-il donné à nos yeux une enveloppehumide et coulante pour les fermer, et pourquoia-t-il laissé nos oreilles ouvertes ? C' est, ditCicéron, que les yeux ont besoin de se fermer àla lumière pour le sommeil, et que les oreillesdoivent demeurer ouvertes pendant que les yeuxse ferment, pour nous avertir et pour nous éveillerpar le bruit, quand nous courons risque d' êtresurpris.g q 334 fénelon tr. Exist. Dieu 1713

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qui est-ce qui grave dans mon oeil, en uninstant, le ciel, la mer, la terre, situés dans unedistance presque infinie ? Comment peuvent seranger et se démêler dans un si petit organe lesimages fidèles de tous les objets de l' univers,depuis le soleil jusqu' à des atômes ? La substancedu cerveau, qui conserve avec ordre desreprésentations si naïves de tant d' objets dontnous avons été frappés depuis que nous sommes aumonde, n' est-elle pas le prodige le plusétonnant ? On admire avec raison l' invention deslivres, où l' on conserve la mémoire de tant de faitset le recueil de tant de pensées ; mais quellecomparaison peut-on faire entre le plus beau livreet le cerveau d' un homme savant ? Sans doute cecerveau est un recueil infiniment plus précieux etd' une plus belle invention que le livre. C' est dansce petit réservoir qu' on trouve à point nommé toutesles images dont on a besoin. On les appelle ; ellesviennent : on les renvoie ; elles se renfoncent jene sais où, et disparoissent, pour laisser la placeà d' autres. On ferme et on ouvre son imagination,

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comme un livre : on en tourne, pour ainsi dire,les feuillets ; on passe soudainement d' un bout àl' autre : on a même des espèces de tables dans lamémoire, pour indiquer les lieux où se trouventcertaines images reculées. Ces caractèresinnombrables, que l' esprit de l' homme litintérieurement avec tant de rapidité, ne laissentaucune trace distincte dans un cerveau qu' on ouvre.Cet admirable livre n' est qu' une substance molle, ouune espèce de peloton composé de fils tendres etentrelacés.

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Quelle main a su cacher dans cette espècede boue, qui paroît si informe, des imagessi précieuses et rangées avec un si bel art ?Tel est le corps de l' homme en gros. Je n' entrepoint dans le détail de l' anatomie : car mondessein n' est que de découvrir l' art qui est dans lanature, par le simple coup d' oeil, sans aucunescience. Le corps de l' homme pourroit sans douteêtre beaucoup plus grand et beaucoup plus petit.S' il n' avoit, par exemple, qu' un pied de hauteur,il seroit insulté par la plupart des animaux, quil' écraseroient sous leurs pieds. S' il étoit hautcomme les plus grands clochers, un petit nombred' hommes consumeroient en peu de jours tous lesalimens d' un pays ; ils ne pourroient trouver nichevaux, ni autres bêtes de charge qui pussent lesporter, ni les traîner dans aucune machineroulante ; ils ne pourroient trouver assez dematériaux pour bâtir des maisons proportionnéesà leur grandeur : il ne pourroit y avoir qu' un petitnombre d' hommes sur la terre, et ils manqueroientde la plupart des commodités. Qui est-ce qui a régléla taille de l' homme à une mesure précise ? Quiest-ce qui a réglé celle de tous les autres animauxavec proportion à celle de l' homme ? L' homme estle seul de tous les animaux qui est droit sur sespieds. Par là il a une noblesse et une majesté quile distingue, même au dehors, de tout ce qui vitsur la terre.Non-seulement sa figure est la plus noble, maisencore il est le plus fort et le plus adroit de tousles animaux à proportion de sa grandeur. Qu' on

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examine de près la pesanteur et la masse de laplupart des bêtes les plus terribles, on trouveraqu' elles ont plus de matière que le corps d' unhomme ; et cependant un homme vigoureux a plusde force de corps que la plupart des bêtesfarouches : elles ne sont redoutables pour lui,que par leurs dents et par leurs griffes. Maisl' homme, qui n' a point dans ses membres de si fortesarmes naturelles, a des mains dont la dextéritésurpasse, pour se faire des armes, tout ce que lanature a donné aux bêtes. Ainsi l' homme perce de sestraits, ou fait tomber dans ses piéges, et enchaîneles animaux les plus forts et les plus furieux : ilsait même les apprivoiser dans leur captivité, ets' en jouer comme il lui plaît : il se fait flatterpar les lions et par les tigres ; il monte sur leséléphans.Mais le corps de l' homme, qui paroît le chef-d' oeuvrede la nature, n' est point comparable à sa pensée.Il est certain qu' il y a des corps qui ne pensentpas : on n' attribue aucune connoissance à la pierre,au bois, aux métaux, qui sont néanmoins certainementdes corps. Il est même si naturel de croire que lamatière ne peut penser, que tous les hommes sansprévention ne peuvent s' empêcher de rire, quandon leur soutient que les bêtes ne sont que depures machines ; parce qu' ils ne sauroientconcevoir que de pures machines puissent avoirles connoissances qu' ils prétendent apercevoir dansles bêtes : ils trouvent que c' est faire des jeuxd' enfans qui parlent avec leurs poupées, que devouloir donner quelque connoissance à de puresmachines. De là vient que

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les anciens mêmes, qui ne connoissoient rien deréel qui ne fût un corps, vouloient néanmoinsque l' ame de l' homme fût d' un cinquième élément,ou d' une espèce de quintessence sans nom,inconnue ici-bas, indivisible et immuable, toutecéleste et toute divine, parce qu' ils ne pouvoientconcevoir que la matière terrestre des quatreélémens pût penser et se connoître elle-même.Mais supposons tout ce qu' on voudra, et necontestons contre aucune secte de philosophes.Voici une alternative que nul philosophe ne peutéviter. Ou la matière peut devenir pensante, sansy rien ajouter ; ou bien la matière ne sauroitpenser, et ce qui pense en nous est un êtredistingué d' elle, qui lui est uni. Si la matièrepeut devenir pensante sans y rien ajouter, il faut

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au moins avouer que toute matière n' est pointpensante, et que la matière même qui penseaujourd' hui, ne pensoit point, il y a cinquanteans : par exemple, la matière du corps d' un jeunehomme ne pensoit point dix ans avant sa naissance :il faudra donc dire que la matière peut acquérirla pensée par un certain arrangement, et par uncertain mouvement de ses parties. Prenons, parexemple, la matière d' une pierre, ou d' un amasde sable : cette portion de matière ne pensenullement. Pour la faire commencer à penser, ilfaut figurer, arranger, mouvoir en un certain sens,et à un certain

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degré, toutes ses parties. Qui est-ce qui a sutrouver avec tant de justesse cette proportion,cette configuration, cet arrangement, ce mouvementen un tel sens, et point dans un autre ; cemouvement à un tel degré, au-dessus et au-dessousduquel la matière ne penseroit jamais ? Qui est-cequi a donné toutes ces modifications si justes et siprécises à une matière vile et informe, pour enformer le corps d' un enfant, et pour le rendrepeu à peu raisonnable ?Si au contraire on dit que la matière ne peutêtre pensante sans y rien ajouter, et qu' il faut unautre être qui s' unisse à elle, je demande quelsera cet autre être qui pense, pendant que lamatière à laquelle il est uni ne fait que semouvoir. Voilà deux natures bien dissemblables.Nous ne connoissons l' une que par des figures etdes mouvemens locaux ; nous ne connoissons l' autreque par des perceptions et par des raisonnemens.L' une ne donne point l' idée de l' autre, et leursidées n' ont rien de commun.D' où vient que des êtres si dissemblables sontsi intimement unis ensemble dans l' homme ? D' oùvient que les mouvemens du corps donnent sipromptement et si infailliblement certainespensées à l' ame ? D' où vient que les pensées del' ame donnent si promptement et si infailliblementcertains mouvemens au corps ? D' où vient que cettesociété si régulière dure soixante-dix ouquatre-vingts ans sans aucune interruption ? D' oùvient que cet assemblage de deux êtres et de deuxopérations si différentes fait un composé si juste,que tant

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de gens sont tentés de croire que c' est un toutsimple et indivisible ? Quelle main a pu lier cesdeux extrémités ? Elles ne se sont point liéesd' elles-mêmes. La matière n' a pu faire un pacte avecl' esprit ; car elle n' a par elle-même ni pensée nivolonté pour faire des conditions. D' un autre côté,l' esprit ne se souvient point d' avoir fait un pacteavec la matière, et il ne pourroit être assujettià ce pacte, s' il l' avoit oublié. S' il avoit résolulibrement et par lui-même de s' assujettir à lamatière, il ne s' y assujettiroit que quand il s' ensouviendroit et quand il lui plairoit. Cependant ilest certain qu' il dépend malgré lui du corps, etqu' il ne peut s' en délivrer, à moins qu' il nedétruise les organes du corps par une mort violente.D' ailleurs, quand même l' esprit se seroitassujetti volontairement à la matière, il nes' ensuivroit pas que la matière fût mutuellementassujettie à l' esprit. L' esprit auroit, à la vérité,certaines pensées quand le corps auroit certainsmouvemens ; mais le corps ne seroit pointdéterminé à avoir à son tour certains mouvemensdès que l' esprit auroit certaines pensées. Or il estcertain que cette dépendance est réciproque. Rienn' est plus absolu que l' empire de l' esprit sur lecorps. L' esprit veut, et tous les membres du corps seremuent à l' instant, comme s' ils étoient entraînéspar les plus puissantes machines. D' un autre côté,rien n' est plus manifeste que le pouvoir du corpssur l' esprit. Le corps se meut, et à l' instantl' esprit est forcé de penser avec plaisir ou avecdouleur à certains objets. Quelle main également

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puissante sur ces deux natures si diverses a puleur imposer le joug, et les tenir captives dansune société si exacte et si inviolable ? Dira-t-onque c' est le hasard ? Si on le dit, entendra-t-once qu' on dira, et le pourra-t-on faire entendre auxautres ? Le hasard a-t-il accroché par un concoursd' atômes les parties du corps avec l' esprit ? Sil' esprit peut s' accrocher à des parties du corps, ilfaut qu' il ait des parties lui-même, et parconséquent qu' il soit un vrai corps ; auquel cas nousretombons dans la première réponse que j' ai déjàréfutée. Si au contraire l' esprit n' a point departies, rien ne peut l' accrocher avec celles ducorps, et le hasard n' a pas de quoi les attacherensemble.Enfin mon alternative revient toujours, et elle

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est décisive. Si l' esprit et le corps ne sont qu' untout composé de matière, d' où vient que cettematière, qui ne pensoit pas hier, a commencé àpenser aujourd' hui ? Qui est-ce qui lui a donné cequ' elle n' avoit pas, et qui est incomparablementplus noble qu' elle, quand elle est sans pensée ? Cequi lui donne la pensée ne l' a-t-il point lui-même ;et la donnera-t-il sans l' avoir ? Supposé même quela pensée résulte d' une certaine configuration,d' un certain arrangement, et d' un certain degrédu mouvement en un certain sens, de toutes lesparties de la matière, quel ouvrier a su trouvertoutes ces combinaisons si justes et si précises pourfaire une machine pensante ? Si au contrairel' esprit et le corps sont deux natures différentes,quelle puissance supérieure à ces deux natures a

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pu les attacher ensemble, sans que l' esprit y aitaucune part, ni qu' il sache comment cette unions' est faite ? Qui est-ce qui commande ainsi, avec cetempire suprême, aux esprits et aux corps, pourles tenir dans une correspondance, et dans uneespèce de police si incompréhensible ?Remarquez que l' empire de mon esprit sur moncorps est souverain, et qu' il est néanmoinsaveugle. Il est souverain dans son étendue bornée,puisque ma simple volonté, sans effort et sanspréparation, fait mouvoir tout-à-coup immédiatementtous les membres de mon corps, selon les règlesde cette machine. Comme l' écriture nousreprésente Dieu, qui dit après la création del' univers : que la lumière soit ; et elle fut :de même la seule parole intérieure de mon ame, sanseffort, sans préparation, fait ce qu' elle dit. Jedis en moi-même cette parole si intérieure, sisimple et si momentanée : que mon corps se meuve ;et il se meut. à cette simple et intime volonté,toutes les parties de mon corps travaillent déjà ;tous les nerfs sont tendus, tous les ressorts sehâtent de concourir ensemble, et toute la machineobéit, comme si chacun de ses organes les plussecrets entendoit une voix souveraine ettoute-puissante. Voilà sans doute la puissance laplus simple et la plus efficace qu' on puisseconcevoir. Il n' y en a aucun autre exemple danstous les êtres que nous connoissons. C' estprécisément celle que les hommes persuadés de ladivinité lui attribuent dans tout l' univers.L' attribuerai-je à mon foible esprit, ou plutôtà la puissance qu' il

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a sur mon corps, qui est si différente de lui ?Croirai-je que ma volonté a cet empire suprêmepar son propre fonds, elle qui est si foible et siimparfaite ? Mais d' où vient que, parmi tant decorps, elle n' a ce pouvoir que sur un seul ? Nulautre corps ne se remue selon ses désirs. Qui luia donné sur un seul corps ce qu' elle n' a sur aucunautre ? Osera-t-on encore revenir à nous alléguerle hasard ?Cette puissance, qui est si souveraine, est enmême temps aveugle. Le paysan le plus ignorantsait aussi bien mouvoir son corps que le philosophele mieux instruit de l' anatomie. L' esprit du paysancommande à ses nerfs, à ses muscles, à ses tendons,à ses esprits animaux, qu' il ne connoît pas, et dontil n' a jamais ouï parler. Sans pouvoir lesdistinguer, et sans savoir où ils sont, il lestrouve ; il s' adresse précisément à ceux dont il abesoin, et il ne prend point les uns pour les autres.Un danseur de corde ne fait que vouloir, et àl' instant les esprits coulent avec impétuosité,tantôt dans certains nerfs, et tantôt en d' autres :tous ces nerfs se tendent ou se relâchent à propos.Demandez-lui ce que c' est qu' un nerf ; il n' en saitrien. Demandez-lui quels sont ceux qu' il a mis enmouvement, et par où il a commencé à les ébranler ;il ne comprend pas même ce que vous voulez luidire ; il ignore profondément ce qu' il a faitdans tous les ressorts intérieurs de sa machine.Le joueur de luth, qui connoît parfaitement toutesles cordes de son instrument, qui les voit de ses

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yeux, qui les touche l' une après l' autre de sesdoigts, s' y méprend : mais l' ame, qui gouvernela machine du corps humain, en meut tous lesressorts à propos, sans les voir, sans les discerner,sans en savoir ni la figure, ni la situation, nila force ; et elle ne s' y mécompte point. Quelprodige ! Mon esprit commande à ce qu' il ne connoîtpoint, et qu' il ne peut voir ; à ce qui ne leconnoît point, et qui est incapable de connoissance ;et il est infailliblement obéi. Que d' aveuglement !Que de puissance ! L' aveuglement est de l' homme ;mais la puissance, de qui est-elle ? à quil' attribuerons-nous, si ce n' est à celui qui voitce que l' homme ne voit pas, et qui fait en lui ce

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qui le surpasse ? Mon ame a beau vouloir remuerles corps qui l' environnent, et qu' elle connoîttrès-distinctement ; aucun ne se remue ; elle n' aaucun pouvoir pour ébranler le moindre atôme parsa volonté : il n' y a qu' un seul corps, que quelquepuissance supérieure doit lui avoir rendu propre.à l' égard de ce corps, elle n' a qu' à vouloir, et tousles ressorts de cette machine, qui lui sont inconnus,se meuvent à propos et de concert pour lui obéir.Saint Augustin, qui a fait ces réflexions, les aparfaitement exprimées : " les parties internesde nos corps, dit-il, ne peuvent être vivantesque par nos ames ; ... etc. "

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en effet, nous ne saurions trop admirer cet empireabsolu de l' ame sur des organes corporels qu' ellene connoît pas, et l' usage continuel qu' elleen fait sans les discerner. Cet empire se montreprincipalement par rapport aux images tracéesdans notre cerveau. Je connois tous les corps del' univers qui ont frappé mes sens depuis un grandnombre d' années : j' en ai des images distinctesqui me les représentent, en sorte que je crois lesvoir, lors même qu' ils ne sont plus. Mon cerveau

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est comme un cabinet de peintures, dont tous lestableaux se remueroient, et se rangeroient au grédu maître de la maison. Les peintres, par leurart, n' atteignent jamais qu' à une ressemblanceimparfaite : pour les portraits que j' ai dans latête, ils sont si fidèles, que c' est en lesconsultant que j' aperçois les défauts de ceux despeintres, et que je les corrige en moi-même. Cesimages, plus ressemblantes que les chefs-d' oeuvrede l' art des peintres, se gravent-elles dans matête sans aucun art ? Est-ce un livre dont tous lescaractères se soient rangés d' eux-mêmes ? S' il y ade l' art, il ne vient pas de moi ; car je trouveau-dedans de moi ce recueil d' images, sans avoirjamais pensé ni à les graver, ni à les mettre enordre. Mais encore toutes ces images se présententet se retirent comme il me plaît, sans faire aucuneconfusion : je les appelle, elles viennent ; je lesrenvoie, elles se renfoncent je ne sais où : elless' assemblent ou se séparent, comme je le veux. Je ne

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sais ni où elles demeurent, ni ce qu' elles sont :cependant je les trouve toujours prêtes.L' agitation de tant d' images anciennes et nouvellesqui se réveillent, qui se joignent, qui seséparent, ne troublent point un certain ordrequ' elles ont. Si quelques-unes ne se présentent pasau premier ordre, du moins je suis assuré qu' ellesne sont pas loin : il faut qu' elles soient cachéesdans certains recoins enfoncés. Je ne les ignorepoint comme les choses que je n' ai jamais connues ;au contraire, je sais confusément ce que jecherche. Si quelque autre image se présente

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en la place de celle que j' ai appelée, je la renvoiesans hésiter, en lui disant : ce n' est pas vous dontj' ai besoin. Mais où sont donc ces objets àdemi-oubliés ? Ils sont présens au-dedans de moi,puisque je les y cherche, et que je les y retrouve.Enfin, comment y sont-ils, puisque je les cherchelong-temps en vain ? Où vont-ils ?" je ne suis plus, dit saint Augustin, ce quej' étois, lorsque je pensois... etc. "je me souviens distinctement d' avoir connu ceque je ne connois plus ; je me souviens de monoubli même ; je me rappelle les portraits dechaque personne en chaque âge de la vie où je l' aivue autrefois. La même personne repasse plusieursfois dans ma tête : d' abord je la vois enfant,

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puis jeune, et enfin âgée. Je place des rides surle même visage, où je vois d' un autre côté lesgrâces tendres de l' enfance ; je joins ce qui n' estplus avec ce qui est encore, sans confondre cesextrémités. Je conserve un je ne sais quoi qui esttour-à-tour toutes les choses que j' ai connues depuisque je suis au monde. De ce trésor inconnu sortenttous les parfums, toutes les harmonies, tous lesgoûts, tous les degrés de lumière, toutes lescouleurs et toutes leurs nuances ; enfin toutes lesfigures qui ont passé par mes sens, et qu' ils ontconfiées à mon cerveau.Je renouvelle quand il me plaît la joie que j' airessentie il y a trente ans : elle revient ; maisquelquefois ce n' est plus elle-même ; elle paroîtsans me réjouir : je me souviens d' avoir été bien

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aise, et je ne le suis point actuellement dans cesouvenir. D' un autre côté je renouvelle d' anciennesdouleurs : elles sont présentes ; car je les aperçoisdistinctement telles qu' elles ont été en leurtemps : rien ne m' échappe de leur amertume, et de lavivacité de leurs sentimens ; mais elles ne sontplus elles-mêmes ; elles ne me troublent plus ;elles sont émoussées. Je vois toute leur rigueursans la ressentir ; ou, si je la ressens, ce n' estque par représentation, et cette représentation d' unepeine autrefois cuisante n' est plus qu' un jeu :l' image des douleurs passées me réjouit. Il en estde même des plaisirs. Un coeur vertueux s' affligeen rappelant le souvenir de ses plaisirsdéréglés : ils sont présens, car ils se montrentavec tout ce qu' ils ont eu de plus doux et de plusflatteur : mais ils

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ne sont plus eux-mêmes ; et de telles joies nereviennent que pour affliger.Voilà donc deux merveilles égalementincompréhensibles ; l' une, que mon cerveau soit uneespèce de livre, où il y ait un nombre presqueinfini d' images et de caractères rangés avec unordre que je n' ai point fait, et que le hasard n' apu faire. Je ne l' ai point fait ; car je n' ai jamaiseu la moindre pensée ni d' écrire rien dans moncerveau, ni d' y donner aucun ordre aux images et auxcaractères que j' y traçois : je ne songeois qu' à voirles objets lorsqu' ils frappoient mes sens. Le hasardn' a pu non plus faire un si merveilleux livre ; toutl' art même des hommes est trop imparfait pouratteindre jamais à une si haute perfection. Quellemain donc a pu le composer ?La seconde merveille que je trouve dans moncerveau, c' est de voir que mon esprit lise avec tantde facilité tout ce qu' il lui plaît dans ce livreintérieur. Il lit des caractères qu' il ne connoîtpoint. Jamais je n' ai vu les traces empreintes dans moncerveau ; et la substance de mon cerveau elle-même,qui est comme le papier du livre, m' est entièrementinconnue. Tous ces caractères innombrables setransposent, et puis reprennent leur rang pourm' obéir : j' ai une puissance comme divine sur unouvrage que je ne connois point, et qui estincapable de connoissance : ce qui n' entend rien,entend ma pensée, et l' exécute dans le moment. Lapensée de l' homme n' a aucun empire sur les corps ;je le vois en parcourant toute la nature. Il n' y aqu' un seul corps que ma simple

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volonté remue, comme si elle étoit une divinité ;et elle en remue tous les ressorts les plussubtils, sans les connoître. Qui est-ce qui l' aunie à ce corps, et lui a donné tant d' empire surlui ?Finissons ces remarques par une courte réflexionsur le fond de notre esprit. J' y trouve un mélangeincompréhensible de grandeur et de foiblesse.Sa grandeur est réelle : il rassemble sansconfusion le passé avec le présent, et il perce parses raisonnemens jusque dans l' avenir ; il a l' idéedes corps et celle des esprits ; il a l' idée del' infini même, car il en affirme tout ce qui luiconvient, et il en nie tout ce qui ne lui convientpas. Dites-lui que l' infini est triangulaire ; ilvous répondra sans hésiter, que ce qui n' a aucuneborne ne peut avoir aucune figure. Demandez-luiqu' il vous assigne la première des unités quicomposent un nombre infini ; il vous répondrad' abord, qu' il ne peut y avoir ni premier ni dernier,ni commencement ni fin, ni nombre dans l' infini ;parce que si on pouvoit y marquer une première ouune dernière unité, on pourroit ajouter quelqueautre unité auprès de celle-là, et par conséquentaugmenter le nombre : or un nombre ne peut êtreinfini lorsqu' il peut recevoir quelque addition, etqu' on peut lui assigner une borne, du côté où ilpeut recevoir un accroissement.C' est même dans l' infini que mon esprit connoîtle fini. Qui dit un homme malade, dit un hommequi n' a pas la santé ; qui dit un homme foible,dit un homme qui manque de force. On ne conçoit

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la maladie, qui n' est qu' une privation de lasanté, qu' en se représentant la santé même commeun bien réel dont cet homme est privé : on neconçoit la foiblesse, qu' en se représentant la forcecomme un avantage réel que cet homme n' a pas :on ne conçoit les ténèbres, qui ne sont rien depositif, qu' en niant, et par conséquent enconcevant la lumière du jour qui est très-réelle ettrès-positive. Tout de même on ne conçoit le finiqu' en lui attribuant une borne, qui est une purenégation d' une plus grande étendue. Ce n' est doncque la privation de l' infini ; et on ne pourroitjamais se représenter la privation de l' infini, si

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on ne concevoit l' infini même ; comme on ne pourroitconcevoir la maladie, si on ne concevoit la santé,dont elle n' est que la privation. D' où vient cetteidée de l' infini en nous ?ô que l' esprit de l' homme est grand ! Il porteen lui de quoi s' étonner et se surpasserinfiniment lui-même : ses idées sont universelles,éternelles et immuables. Elles sont universelles ;car lorsque je dis : il est impossible d' être etde n' être pas : le tout est plus grand que sapartie : une ligne parfaitement circulaire n' aaucune partie droite : entre deux points donnés,la ligne droite est la plus courte : le centred' un cercle parfait est également éloigné de tousles points de la circonférence : un triangleéquilatéral n' a aucun angle obtus ni droit ; toutesces vérités ne peuvent souffrir aucune exception ;il ne pourra jamais y avoir d' être, de ligne, decercle, d' angle, qui ne soit suivant ces règles.Ces règles sont de tous les temps,

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ou, pour mieux dire, elles sont avant tous lestemps, et seront toujours au-delà de toutedurée compréhensible. Que l' univers se bouleverseet s' anéantisse ; qu' il n' y ait plus mêmeaucun esprit pour raisonner sur les êtres, sur leslignes, sur les cercles et sur les angles ; il seratoujours également vrai en soi, que la même chosene peut tout ensemble être et n' être pas ; qu' uncercle parfait ne peut avoir aucune portion deligne droite ; que le centre d' un cercle parfait nepeut être plus d' un côté de la circonférence quede l' autre, etc. On peut bien ne penser pasactuellement à ces vérités ; et il pourroit même sefaire qu' il n' y auroit ni univers, ni espritscapables de penser à ces vérités : mais enfin cesvérités n' en seroient pas moins constantes enelles-mêmes, quoique nul esprit ne les connût ; commeles rayons du soleil n' en seroient pas moinsvéritables, quand même tous les hommes seroientaveugles, et que personne n' auroit des yeux pouren être éclairé.En assurant que deux et deux font quatre, ditsaint Augustin, non-seulement on est assuréde dire vrai, mais on ne peut douter que cetteproposition n' ait été toujours également vraie, etqu' elle ne doive l' être éternellement. Ces idées,que nous portons au fond de nous-mêmes, n' ontpoint de bornes et n' en peuvent souffrir. On nepeut point dire que ce que j' ai avancé sur le

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centre des cercles parfaits ne soit vrai que pour

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un certain nombre de cercles : cette propositionest vraie par une nécessité évidente pour tous lescercles à l' infini.Ces idées sans bornes ne peuvent jamais ni changer,ni s' effacer en nous, ni être altérées : ellessont le fond de notre raison. Il est impossible,quelque effort qu' on fasse sur son propre esprit,de parvenir à douter jamais sérieusement de ceque ces idées nous représentent avec clarté. Parexemple, je ne puis entrer dans un doute sérieuxpour savoir si le tout est plus grand qu' une deses parties, si le centre d' un cercle parfait estégalement éloigné de tous les points de lacirconférence. L' idée de l' infini est en moi commecelle des nombres, des lignes, des cercles, d' untout et d' une partie. Changer nos idées, ce seroitanéantir la raison même. Jugeons de notre grandeurpar l' infini immuable qui est empreint au dedans denous, et qui ne peut jamais y être effacé.Mais de peur qu' une grandeur si réelle ne nouséblouisse et ne nous flatte dangereusement,hâtons-nous de jeter les yeux sur notre foiblesse. Cemême esprit qui voit sans cesse l' infini, et dansla règle de l' infini toutes les choses finies,ignore aussi à l' infini tous les objets quil' environnent. Il s' ignore profondément lui-même ;il marche comme à tâtons dans un abîme de ténèbres :il ne sait ni ce qu' il est, ni comment il estattaché à un corps, ni comment il a tant d' empiresur tous les ressorts de ce corps qu' il ne connoîtpoint. Il ignore ses propres pensées et ses propresvolontés : il ne sait avec certitude ni ce qu' ilcroit,

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ni ce qu' il veut. Souvent il s' imagine croire etvouloir ce qu' il n' a ni cru ni voulu. Il se trompe ;et ce qu' il a de meilleur, c' est de le reconnoître.Il joint à l' erreur des pensées le déréglement dela volonté ; et il est réduit à gémir dansl' expérience de sa corruption.Voilà l' esprit de l' homme, foible, incertain,borné, plein d' erreurs. Qui est-ce qui a mis l' idéede l' infini, c' est-à-dire du parfait, dans un sujetsi borné, et si rempli d' imperfection ? Se l' est-ildonnée lui-même cette idée si haute et si pure,

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cette idée qui est elle-même une espèce d' infinien représentation ? Quel être fini distingué de luia pu lui donner ce qui est si disproportionné avectout ce qui est renfermé dans quelque borne ?Supposons que l' esprit de l' homme est comme unmiroir, où les images de tous les corps voisinsviennent s' imprimer : quel être a pu mettre ennous l' image de l' infini, si l' infini ne futjamais ? Qui peut mettre dans un miroir l' imaged' un objet chimérique, qui n' est, ni n' a jamais étévis-à-vis de la glace de ce miroir ? Cette image del' infini n' est point un amas confus d' objets finis,que l' esprit prenne mal à propos pour un infinivéritable : c' est le vrai infini dont nous avons lapensée. Nous le connoissons si bien, que nousle distinguons précisément de tout ce qu' il n' estpas, et que nulle subtilité ne peut nous mettreaucun autre objet en sa place. Nous le connoissonssi bien, que nous rejetons de lui toute propriétéqui marque la moindre borne. Enfin nous leconnoissons si bien, que c' est en lui seul que

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nous connoissons tout le reste ; comme onconnoît la nuit par le jour, et la maladie par lasanté.Encore une fois, d' où vient une image si grande ?La prend-on dans le néant ? L' être borné peut-ilimaginer et inventer l' infini, si l' infini n' estpoint ? Notre esprit si foible et si court ne peutse former par lui-même cette image, qui n' auroitaucun patron. Aucun des objets extérieurs qui nousenvironnent ne peut nous donner cette image : car ilsne peuvent nous donner l' image que de ce qu' ilssont ; et ils ne sont rien que de borné etd' imparfait. Où la prenons-nous donc cette imagedistincte, qui ne ressemble à rien de tout ce quenous sommes, et de tout ce que nous connoissonsici-bas hors de nous ? D' où nous vient-elle ?Où est donc cet infini que nous ne pouvonscomprendre, parce qu' il est réellement infini, et quenous ne pouvons néanmoins méconnoître, parce quenous le distinguons de tout ce qui lui estinférieur ? Où est-il ? S' il n' étoit pas, pourroit-ilvenir se graver au fond de notre esprit ?Mais outre l' idée de l' infini, j' ai encore desnotions universelles et immuables qui sont la règlede tous mes jugemens. Je ne puis juger d' aucunechose qu' en les consultant, et il ne dépend pas demoi de juger contre ce qu' elles me représentent.Mes pensées, loin de pouvoir corriger ou forcer

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cette règle, sont elles-mêmes corrigées malgrémoi par cette règle supérieure, et elles sontinvinciblement assujetties à sa décision. Quelqueeffort d' esprit que je fasse, je ne puis jamaisparvenir,

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comme je viens de le remarquer, à douterque deux et deux ne fassent quatre ; que le toutne soit plus grand que sa partie ; que le centred' un cercle parfait ne soit également distant detous les points de la circonférence. Je ne suispoint libre de nier ces propositions ; et si je nieces vérités, ou d' autres à peu près semblables, j' aien moi quelque chose qui est au-dessus de moi,et qui me ramène par force au but. Cette règlefixe et immuable est si intérieure et si intime,que je suis tenté de la prendre pour moi-même :mais elle est au-dessus de moi, puisqu' elle mecorrige, me redresse, me met en défiance contremoi-même, et m' avertit de mon impuissance. C' estquelque chose qui m' inspire à toute heure, pourvuque je l' écoute ; et je ne me trompe jamais qu' enne l' écoutant pas. Ce qui m' inspire me préserveroitsans cesse de toute erreur, si j' étois docile etsans précipitation : car cette inspiration intérieurem' apprendroit à bien juger des choses qui sont à maportée, et sur lesquelles j' ai besoin de formerquelque jugement. Pour les autres, elle m' apprendroità n' en juger pas ; et cette seconde sorte de leçonn' est pas moins importante que la première. Cetterègle intérieure est ce que je nomme ma raison :mais je parle de ma raison sans pénétrer la force deces termes, comme je parle de la nature et del' instinct, sans entendre ce que signifient cesexpressions.à la vérité ma raison est en moi ; car il fautque je rentre sans cesse en moi-même pour latrouver : mais la raison supérieure qui me corrige

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dans le besoin, et que je consulte, n' est pointà moi, et elle ne fait point partie de moi-même.Cette règle est parfaite et immuable : je suischangeant et imparfait. Quand je me détrompe, elle neperd point sa droiture : quand je me détrompe, cen' est pas elle qui revient au but ; c' est elle qui,

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sans s' en être jamais écartée, a l' autorité sur moide m' y rappeler et de m' y faire revenir. C' est unmaître intérieur, qui me fait taire, qui me faitparler, qui me fait croire, qui me fait douter, qui mefait avouer mes erreurs ou confirmer mes jugemens :en l' écoutant, je m' instruis ; en m' écoutantmoi-même, je m' égare. Ce maître est partout ; et savoix se fait entendre d' un bout de l' univers àl' autre, à tous les hommes comme à moi. Pendantqu' il me corrige en France, il corrige d' autreshommes à la Chine, au Japon, dans le Mexiqueet dans le Pérou, par les mêmes principes.Deux hommes qui ne se sont jamais vus, quin' ont jamais entendu parler l' un de l' autre, etqui n' ont jamais eu de liaison avec aucun autrehomme qui ait pu leur donner des notionscommunes, parlent aux deux extrémités de la terresur un certain nombre de vérités, comme s' ilsétoient de concert. On sait infailliblement paravance dans un hémisphère ce qu' on répondradans l' autre sur ces vérités. Les hommes de tousles pays et de tous les temps, quelque éducationqu' ils aient reçue, se sentent invinciblementassujettis à penser et à parler de même. Le maîtrequi nous enseigne sans cesse, nous fait penser tousde la même façon. Dès que nous nous hâtons de juger,

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sans écouter sa voix, avec défiance de nous-mêmes,nous pensons et nous disons des songes pleinsd' extravagance.Ainsi ce qui paroît le plus à nous, et être lefond de nous-mêmes, je veux dire notre raison,est ce qui nous est le moins propre, et qu' ondoit croire le plus emprunté. Nous recevons sanscesse et à tout moment une raison supérieure ànous ; comme nous respirons sans cesse l' air, quiest un corps étranger, ou comme nous voyonssans cesse tous les objets voisins de nous à lalumière du soleil, dont les rayons sont des corpsétrangers à nos yeux.Cette raison supérieure domine jusqu' à uncertain point, avec un empire absolu, tous leshommes les moins raisonnables, et fait qu' ils sonttoujours tous d' accord, malgré eux, sur cespoints. C' est elle qui fait qu' un sauvage duCanada pense beaucoup de choses comme lesphilosophes grecs et romains les ont pensées. C' estelle qui fait que les géomètres chinois ont trouvéà peu près les mêmes vérités que les européens,pendant que ces peuples si éloignés étoient

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inconnus les uns aux autres. C' est elle qui faitqu' on juge au Japon, comme en France, que deux etdeux font quatre ; et il ne faut pas craindrequ' aucun peuple change jamais d' opinion là-dessus.C' est elle qui fait que les hommes pensent encoreaujourd' hui sur divers points comme on pensoitil y a quatre mille ans. C' est elle qui donne despensées uniformes aux hommes les plus jaloux etles plus irréconciliables entre eux : c' est elle par

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qui les hommes de tous les siècles et de tous lespays sont comme enchaînés autour d' un certaincentre immobile, et qui les tient unis parcertaines règles invariables, qu' on nomme lespremiers principes, malgré les variations infiniesd' opinions qui naissent en eux de leurs passions,de leurs distractions et de leurs caprices, pourtous leurs autres jugemens moins clairs. C' est ellequi fait que les hommes, tout dépravés qu' ilssont, n' ont point encore osé donner ouvertementle nom de vertu au vice, et qu' ils sont réduitsà faire semblant d' être justes, sincères, modérés,bienfaisans, pour s' attirer l' estime les uns desautres.On ne parvient point à estimer ce qu' on voudroitpouvoir estimer, ni à mépriser ce qu' on voudroitpouvoir mépriser. On ne peut forcer cette barrièreéternelle de la vérité et de la justice. Le maîtreintérieur, qu' on nomme raison, le reprocheintérieurement avec un empire absolu. Il ne lesouffre pas ; et il sait borner la folie la plusimpudente des hommes. Après tant de siècles de règneeffréné du vice, la vertu est encore nommée vertu ;et elle ne peut être dépossédée de son nom par sesennemis les plus brutaux et les plus téméraires.De là vient que le vice, quoique triomphantdans le monde, est encore réduit à se déguisersous le masque de l' hypocrisie, ou de la fausseprobité, pour s' attirer une estime qu' il n' oseespérer en se montrant à découvert. Ainsi, malgrétoute son impudence, il rend un hommage forcé

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à la vertu, en voulant se parer de ce qu' elle a deplus beau pour recevoir les honneurs qu' elle sefait rendre. On critique, il est vrai, les hommes

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vertueux, et ils sont effectivement toujoursrépréhensibles en cette vie par leursimperfections : mais les hommes les plus vicieuxne peuvent venir à bout d' effacer en eux l' idéede la vraie vertu. Il n' y a point encore eu d' hommesur la terre qui ait pu gagner, ni sur les autres,ni sur lui-même, d' établir dans le monde qu' il estplus estimable d' être trompeur que d' être sincère ;d' être emporté et malfaisant, que d' être modéréet de faire du bien.Le maître intérieur et universel dit donc toujourset partout les mêmes vérités. Nous ne sommespoint ce maître : il est vrai que nous parlonssouvent sans lui, et plus haut que lui ; maisalors nous nous trompons, nous bégayons, nousne nous entendons pas nous-mêmes : nous craignonsmême de voir que nous nous sommes trompés ; etnous fermons l' oreille, de peur d' être humiliéspar ses corrections. Sans doute l' homme qui craintd' être corrigé par cette raison incorruptible, etqui s' égare toujours en ne la suivant pas, n' est pascette raison parfaite, universelle et immuable, quile corrige malgré lui. En toutes choses nous trouvonscomme deux principes au dedans de nous ; l' un donne,l' autre reçoit ; l' un manque, l' autre supplée ; l' unse trompe, l' autre corrige ; l' un va de travers parsa pente, l' autre le redresse : c' est cetteexpérience mal prise et mal entendue, qui avoit faittomber

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dans l' erreur les marcionites et les manichéens.Chacun sent en soi une raison bornée etsubalterne, qui s' égare dès qu' elle échappe à uneentière subordination, et qui ne se corrige qu' enrentrant sous le joug d' une autre raisonsupérieure, universelle et immuable. Ainsi tout porteen nous la marque d' une raison subalterne, bornée,participée, empruntée, et qui a besoin qu' uneautre la redresse à chaque moment. Tous les hommessont raisonnables de la même raison, qui secommunique à eux selon divers degrés : il y a uncertain nombre de sages ; mais la sagesse, où ilspuisent comme dans la source, et qui les fait cequ' ils sont, est unique.Où est-elle cette sagesse ? Où est-elle cette raisoncommune et supérieure tout ensemble à toutes lesraisons bornées et imparfaites du genre humain ?Où est-il donc cet oracle qui ne se tait jamais,et contre lequel ne peuvent jamais rien tous lesvains préjugés des peuples ? Où est-elle cette

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raison qu' on a sans cesse besoin de consulter,et qui nous prévient pour nous inspirer ledésir d' entendre sa voix ? Où est-elle cette vivelumière, qui illumine tout homme venant en cemonde ? Où est-elle cette pure et doucelumière, qui non-seulement éclaire les yeuxouverts, mais qui ouvre les yeux fermés, qui guéritles yeux malades, qui donne des yeux à ceux quin' en ont pas, pour la voir, enfin qui inspirele désir d' être éclairé par elle, et qui se faitaimer par ceux-mêmes qui craignent de la voir ?

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Tout oeil la voit ; et il ne verroit rien s' il ne lavoyoit pas, puisque c' est par elle et à la faveurde ses purs rayons qu' il voit toutes choses. Commele soleil sensible éclaire tous les corps, de mêmece soleil d' intelligence éclaire tous les esprits. Lasubstance de l' oeil de l' homme n' est point lalumière ; au contraire, l' oeil emprunte à chaquemoment la lumière des rayons du soleil. Tout demême mon esprit n' est point la raison primitive,la vérité universelle et immuable ; il est seulementl' organe par où passe cette lumière originale, etqui en est éclairé.Il y a un soleil des esprits, qui les éclaire tous,beaucoup mieux que le soleil visible n' éclaire lescorps : ce soleil des esprits nous donne toutensemble et sa lumière et l' amour de sa lumièrepour la chercher. Ce soleil de vérité ne laisseaucune ombre, et il luit en même temps dans lesdeux hémisphères : il brille autant sur nous lanuit que le jour : ce n' est point au dehors qu' ilrépand ses rayons ; il habite en chacun de nous.Un homme ne peut jamais dérober ses rayons à unautre homme : on le voit également en quelquecoin de l' univers qu' on soit caché. Un homme n' ajamais besoin de dire à un autre : retirez-vous,pour me laisser voir ce soleil ; vous me dérobez sesrayons ; vous enlevez la portion qui m' est due. Cesoleil ne se couche jamais, et ne souffre aucunnuage que ceux qui sont formés par nos passions :c' est un jour sans ombre ; il éclaire les sauvagesmêmes dans les antres les plus profonds et les plusobscurs : il n' y a que les yeux malades qui seferment

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à sa lumière ; et encore même n' y a-t-il pointd' homme si malade et si aveugle, qui ne marche encoreà la lueur de quelque lumière sombre qui lui reste dece soleil intérieur des consciences. Cette lumièreuniverselle découvre et représente à nos esprits tousles objets ; et nous ne pouvons rien juger que parelle, comme nous ne pouvons discerner aucun corps qu' auxrayons du soleil.Les hommes peuvent nous parler pour nous instruire ;mais nous ne pouvons les croire qu' autant que noustrouvons une certaine conformité entre ce qu' ils nousdisent, et ce que nous dit le maître intérieur. Aprèsqu' ils ont épuisé tous leurs raisonnemens, il fauttoujours revenir à lui, et l' écouter, pour la décision.Si un homme nous disoit qu' une partie égale le toutdont elle est partie, nous ne pourrions nous empêcherde rire, et il se rendroit méprisable, au lieu de nouspersuader : c' est au fond de nous-mêmes, par laconsultation du maître intérieur, que nous avonsbesoin de trouver les vérités qu' on nous enseigne,c' est-à-dire qu' on nous propose extérieurement. Ainsi,à proprement parler, il n' y a qu' un seul véritablemaître, qui enseigne tout, et sans lequel on n' apprendrien. Les autres maîtres nous ramènent toujours danscette école intime, où il parle seul. C' est là quenous recevons ce que nous n' avions pas ; c' est là quenous apprenons ce que nous avions ignoré ; c' est làque nous retrouvons ce que nous avions perdu parl' oubli ; c' est dans le fond intime de nous-mêmes qu' ilnous garde

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certaines connoissances comme ensevelies, qui seréveillent au besoin ; c' est là que nous rejetons lemensonge que nous avions cru. Loin de juger ce maître,c' est par lui seul que nous sommes jugéssouverainement en toutes choses. C' est un jugedésintéressé et supérieur à nous. Nous pouvons refuserde l' écouter, et nous étourdir ; mais en l' écoutantnous ne pouvons le contredire. Rien ne ressemble moinsà l' homme que ce maître invisible qui l' instruit etqui le juge avec tant de rigueur et de perfection.Ainsi notre raison, bornée, incertaine, fautive, n' estqu' une inspiration foible et momentanée d' une raisonprimitive, suprême et immuable, qui se communique avecmesure à tous les êtres intelligens.On ne peut point dire que l' homme se donne lui-mêmeles pensées qu' il n' avoit pas : on peut encore moinsdire qu' il les reçoive des autres hommes ; puisqu' ilest certain qu' il n' admet et ne peut rien admettre du

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dehors, sans le trouver aussi dans son propre fonds,en consultant au dedans de soi les principes de laraison, pour voir si ce qu' on lui dit y répugne. Il ya donc une école intérieure où l' homme reçoit ce qu' ilne peut ni se donner, ni attendre des autres hommes,qui vivent d' emprunt comme lui.Voilà donc deux raisons que je trouve en moi : l' uneest moi-même ; l' autre est au-dessus de moi. Celle quiest moi est très-imparfaite, fautive, incertaine,prévenue, précipitée, sujette à s' égarer, changeante,opiniâtre, ignorante et bornée ; enfin elle ne possèdejamais rien que d' emprunt. L' autre

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est commune à tous les hommes, et supérieure à eux ;elle est parfaite, éternelle, immuable, toujours prêteà se communiquer en tous lieux, et à redresser tous lesesprits qui se trompent ; enfin incapable d' être jamaisni épuisée ni partagée, quoiqu' elle se donne à tousceux qui la veulent. Où est cette raison parfaite, quiest si près de moi, et si différente de moi ? Oùest-elle ? Il faut qu' elle soit quelque chose de réel ;car le néant ne peut être parfait, ni perfectionner lesnatures imparfaites. Où est-elle cette raison suprême ?N' est-elle pas le dieu que je cherche ?Je trouve encore d' autres traces de la divinité enmoi ; en voici une bien touchante.Je connois des nombres prodigieux, avec les rapportsqui sont entre eux. Par où me vient cetteconnoissance ? Elle est si distincte que je n' en puisdouter sérieusement, et que je redresse d' abord, sanshésiter, tout homme qui manque à la suivre ensupputant.Si un homme dit que 17 et 3 font 22 ; je me hâte de luidire, 17 et 3 ne font que 20 : aussitôt il estvaincu par sa propre lumière, et il acquiesce à macorrection. Le même maître, qui parle en moi pour lecorriger, parle aussitôt en lui pour lui dire qu' ildoit se rendre. Ce ne sont point deux maîtres quisoient convenus de nous accorder ; c' est quelque chosed' indivisible, d' éternel, d' immuable, qui parle en mêmetemps avec une persuasion invincible dans tous lesdeux. Encore une fois, d' où me vient cette notion sijuste des nombres ? Les nombres ne sont tous que desunités

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répétées. Tout nombre n' est qu' une composition ou unerépétition d' unités. Le nombre de deux n' est que deuxunités ; le nombre de 4 se réduit à 1 répété quatrefois. On ne peut donc concevoir aucun nombre, sansconcevoir l' unité, qui est le fondement essentiel detout nombre possible. On ne peut donc concevoir aucunerépétition d' unités, sans concevoir l' unité même quien est le fond.Mais par où est-ce que je puis connoître quelque unitéréelle ? Je n' en ai jamais vu, ni même imaginé par lerapport de mes sens. Que je prenne le plus subtilatôme ; il faut qu' il ait une figure, une longueur,une largeur et une profondeur ; un dessus, un dessous,un côté gauche, un autre droit ; et le dessus n' estpoint le dessous ; un côté n' est point l' autre. Cetatôme n' est donc pas véritablement un ; il est composéde parties. Or le composé est un nombre réel, et unemultitude d' êtres : ce n' est point une unité réelle ;c' est un assemblage d' êtres dont l' un n' est pas l' autre.Je n' ai donc jamais appris ni par mes yeux, ni par mesoreilles, ni par mes mains, ni même par monimagination, qu' il y ait dans la nature aucune réelleunité ; au contraire, mes sens et mon imagination, neme présentent jamais rien que de composé, rien qui nesoit un nombre réel, rien qui ne soit une multitude.Toute unité m' échappe sans cesse ; elle me fuit, commepar une espèce d' enchantement. Puisque je la cherchedans tant de divisions d' un atôme, j' en ai certainementl' idée distincte ; et ce

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n' est que par sa simple et claire idée, que je parviens,en la répétant, à connoître tant d' autres nombres.Mais puisqu' elle m' échappe dans toutes les divisionsdes corps de la nature, il s' ensuit clairement que jene l' ai jamais connue par le canal de mes sens et demon imagination. Voilà donc une idée qui est en moiindépendamment des sens, de l' imagination, et desimpressions des corps.De plus, quand même je ne voudrois pas reconnoître debonne foi que j' ai une idée claire de l' unité, qui estle fond de tous les nombres, parce qu' ils ne sont quedes répétitions ou des collections d' unités ; ilfaudroit au moins avouer que je connois beaucoup denombres, avec leurs propriétés et leurs rapports. Jesais, par exemple, combien font 900000000 joints avec800000000 d' une autre somme. Je ne m' y trompe point ;et je redresserois d' abord avec certitude un autrehomme qui s' y tromperoit. Cependant ni mes sens nimon imagination n' ont jamais pu me présenterdistinctement tous ces millions rassemblés. L' image

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qu' ils m' en présenteroient ne ressembleroit pas mêmedavantage à dix-sept cents millions qu' à un nombretrès-inférieur.D' où me vient donc une idée si distincte des nombres,que je n' ai jamais pu ni sentir ni imaginer ? Cesidées indépendantes des corps, ne peuvent ni êtrecorporelles, ni être reçues dans un sujet corporel :elles me découvrent la nature de mon ame, qui reçoitce qui est incorporel, et qui le reçoit au dedans desoi d' une manière incorporelle.

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D' où me vient une idée si incorporelle des corpsmêmes ? Je ne puis la porter par ma propre nature audedans de moi, puisque ce qui connoît en moi les corpsest incorporel, et qu' il les connoît sans que cetteconnoissance lui vienne par le canal des organescorporels, tels que les sens et l' imagination. Il fautque ce qui pense en moi soit pour ainsi dire un néantde nature corporelle. Comment ai-je pu connoître desêtres qui n' ont aucuns rapports de nature avec monêtre pensant ? Il faut sans doute qu' un être supérieurà ces deux natures si diverses, et qui les renfermetoutes deux dans son infini, les ait jointes dans moname, et m' ait donné l' idée d' une nature toutedifférente de celle qui pense en moi.Pour les unités, quelqu' un dira peut-être que je neles connois point par les corps, mais seulement parles esprits ; et qu' ainsi mon esprit étant un, etm' étant véritablement connu, c' est par-là, et non parles corps, que j' ai l' idée de l' unité. Mais voici maréponse.Il s' ensuivra du moins de là que je connois dessubstances qui n' ont rien d' étendu ni de divisible, etqui sont présentes. Voilà déjà des natures purementincorporelles, au nombre desquelles je dois mettre moname. Qui est-ce qui l' a unie à mon corps ? Cette amen' est point un être infini ; elle n' a pas toujoursété ; elle pense dans certaines bornes. Qui est-ce quil' a faite ? Qui est-ce qui lui fait connoître lescorps, si différens d' elle ? Qui est-ce qui lui donnetant d' empire sur un certain corps, et qui donneréciproquement à ce corps

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tant d' empire sur elle ? De plus, comment sais-je sicette ame qui pense est réellement une, ou bien si

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elle a des parties ? Je ne vois point cette ame.Dira-t-on que c' est dans une chose si invisible et siimpénétrable que je vois clairement ce que c' estqu' unité ? Loin d' apprendre par mon ame ce que c' estque d' être un, c' est au contraire par l' idée claireque j' ai déjà de l' unité, que j' examine si mon ame estune ou divisible.Ajoutez à cela que j' ai au dedans de moi une idéeclaire d' une unité parfaite qui est bien au-dessus decelle que je puis trouver dans mon ame : elle setrouve souvent comme partagée entre deux opinions,entre deux inclinations, entre deux habitudescontraires. Ce partage que je trouve au fond demoi-même ne marque-t-il point quelque multiplicité,ou composition de parties ? L' ame d' ailleurs a toutau moins une composition successive de pensées dontl' une est très-différente de l' autre. Je conçois uneunité infiniment plus une, s' il m' est permis de parlerainsi : je conçois un être qui ne change jamais depensée, qui pense toujours toutes choses tout à lafois, et en qui on ne peut trouver aucune compositionmême successive. Sans doute c' est cette idée de laparfaite et suprême unité, qui me fait tant chercherquelque unité dans les esprits, et même dans les corps.Cette idée, toujours présente au fond de moi-même, estnée avec moi ; elle est le modèle parfait sur lequelje cherche partout quelque copie imparfaite de l' unité.Cette idée de ce qui est un ,

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simple et indivisible par excellence, ne peut être quel' idée de Dieu. Je connois donc Dieu avec une telleclarté, que c' est en le connoissant que je cherchedans toutes les créatures, et en moi-même, quelqueouvrage et quelque ressemblance de son unité. Les corpsont, pour ainsi dire, quelque vestige de cette unité,qui échappe toujours dans la division de ses parties ;et les esprits en ont une plus grande ressemblance,quoiqu' ils aient une composition successive de pensées.Mais voici un autre mystère que je porte au dedans demoi, et qui me rend incompréhensible à moi-même ;c' est que d' un côté je suis libre, et que de l' autreje suis dépendant. Examinons ces deux choses, pour voirs' il est possible de les accorder.Je suis un être dépendant : l' indépendance est lasuprême perfection. être par soi-même, c' est porteren soi-même la source de son propre être, c' est ne rienemprunter d' aucun être différent de soi. Supposez unêtre qui rassemble toutes les perfections que vouspourrez concevoir, mais qui sera un être emprunté etdépendant, il sera moins parfait qu' un autre être en

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qui vous ne mettrez que la simple indépendance ; caril n' y a aucune comparaison à faire entre un être quiest par soi, et un être qui n' a rien que d' emprunté,et qui n' est en lui que comme par prêt.Ceci me sert à reconnoître l' imperfection de ce quej' appelle mon ame. Si elle étoit par elle-même, ellen' emprunteroit rien d' autrui, elle n' auroit besoin nide s' instruire dans ses ignorances,

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ni de se redresser dans ses erreurs ; rien ne pourroitni la corriger de ses vices, ni lui inspirer aucunevertu, ni rendre sa volonté meilleure qu' elle ne setrouveroit d' abord : cette ame posséderoit toujourstout ce qu' elle seroit capable d' avoir, et ne pourroitjamais rien recevoir du dehors. En même temps il seroitcertain qu' elle ne pourroit rien perdre ; car ce quiest par soi, est toujours nécessairement tout ce qu' ilest. Ainsi mon ame ne pourroit tomber ni dansl' ignorance, ni dans l' erreur, ni dans le vice, nidans aucune diminution de bonne volonté : elle nepourroit aussi ni s' instruire, ni se corriger, nidevenir meilleure qu' elle n' est. Or j' éprouve tout lecontraire. J' oublie, je me trompe, je m' égare ; jeperds la vue de la vérité et l' amour du bien ; je mecorromps, je me diminue. D' un autre côté, jem' augmente en acquérant la sagesse et la bonne volontéque je n' avois jamais eue. Cette expérience intimeme convainc que mon ame n' est point un être par soi,et indépendant, c' est-à-dire nécessaire, et immuableen tout ce qu' il possède. Par où me peut venir cetteaugmentation de moi-même ? Qui est-ce qui peutperfectionner mon être en me rendant meilleur, et parconséquent en me faisant être plus que je n' étois.La volonté ou capacité de vouloir est sans doute undegré d' être, et de bien ou de perfection ; mais labonne volonté ou le bon vouloir est un autre degré debien supérieur : car on peut abuser de la volonté pourvouloir mal, pour tromper, pour nuire, pour fairel' injustice ; au lieu que le bon vouloir

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est le bon usage de la volonté même, lequel ne peutêtre que bon. Le bon vouloir est donc ce qu' il y a deplus précieux dans l' homme ; c' est ce qui donne leprix à tout le reste ; c' est là, pour ainsi dire, toutl' homme.

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Nous venons de voir que ma volonté n' est point parelle-même, puisqu' elle est sujette à perdre et àrecevoir des degrés de bien ou de perfection : nousavons vu qu' elle est un bien inférieur au bon vouloir,parce qu' il est meilleur de bien vouloir que d' avoirsimplement une volonté susceptible du bien et du mal.Comment pourrois-je croire que moi, être foible,imparfait, emprunté et dépendant, je me donne àmoi-même le plus haut degré de perfection, pendantqu' il est visible que l' inférieur me vient d' unpremier être ? Puis-je m' imaginer que Dieu me donnele moindre bien, et que je me donne sans lui le plusgrand ? Où prendrois-je ce haut degré de perfectionpour me le donner ? Seroit-ce dans le néant, qui estmon propre fond ? Dirai-je que d' autres esprits à peuprès égaux au mien me le donnent ? Mais puisque cesêtres bornés et dépendans comme le mien, ne peuvent serien donner à eux-mêmes, ils peuvent encore moinsdonner à autrui. N' étant point par eux-mêmes, ilsn' ont par eux-mêmes aucun vrai pouvoir ni sur moi, nisur les choses qui sont imparfaites en moi, ni sureux-mêmes. Il faut donc, sans s' arrêter à eux,remonter plus haut, et trouver une cause première quisoit féconde

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et toute-puissante, pour donner à mon ame le bonvouloir qu' elle n' a pas.Ajoutons encore une réflexion. Ce premier être est lacause de toutes les modifications de ses créatures.L' opération suit l' être, comme disent les philosophes.L' être qui est dépendant dans le fond de son être, nepeut être que dépendant dans toutes ses opérations.L' accessoire suit le principal. L' auteur du fond del' être l' est donc aussi de toutes les modificationsou manières d' être des créatures. C' est ainsi queDieu est la cause réelle et immédiate de toutes lesconfigurations, combinaisons et mouvemens de tous lescorps de l' univers : c' est à l' occasion d' un corpsqu' il a mu, qu' il en meut un autre ; c' est lui qui atout créé, et c' est lui qui fait tout dans son ouvrage.Or le vouloir est la modification des volontés, commele mouvement est la modification des corps. Dirons-nousqu' il est la cause réelle, immédiate et totale dumouvement de tous les corps, et qu' il n' est pas autantla cause réelle et immédiate du bon vouloir desvolontés ? Cette modification, la plus excellente detoutes, sera-t-elle la seule que Dieu ne fera pointdans son ouvrage, et que l' ouvrage se donneralui-même avec indépendance ? Qui le peut penser ? Monbon vouloir, que je n' avois pas hier, et que j' ai

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aujourd' hui, n' est donc pas une chose que je me donne :il me vient de celui qui m' a donné la volonté etl' être.Comme vouloir est plus parfait qu' être simplement,bien vouloir est plus parfait que vouloir. Le passagede la puissance à l' acte vertueux est

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ce qu' il y a de plus parfait dans l' homme. Lapuissance n' est qu' un équilibre entre la vertu et levice, qu' une suspension entre le bien et le mal. Lepassage à l' acte est la décision pour le bien, et parconséquent le bien supérieur. La puissance susceptibledu bien et du mal vient de Dieu. Nous avons fait voirqu' on n' en pouvoit douter. Dirons-nous que le coupdécisif, qui détermine au plus grand bien, ne vientpas de lui, ou en vient moins ? Tout ceci prouveévidemment ce que dit l' apôtre ; savoir, que Dieudonne le vouloir et le faire, selon son bon plaisir.Voilà la dépendance de l' homme ; cherchons sa liberté.Je suis libre, et je n' en puis douter : j' ai uneconviction intime et inébranlable que je puis vouloiret ne vouloir pas, qu' il y a en moi une élection,non-seulement entre le vouloir et le non-vouloir, maisencore entre diverses volontés, sur la variété desobjets qui se présentent. Je sens, comme ditl' écriture, que je suis dans la main de mon conseil .En voilà déjà assez pour me montrer que mon ame n' estpoint corporelle. Tout ce qui est corps ou corporelne se détermine en rien soi-même, et est au contrairedéterminé en tout par des lois qu' on nomme physiques,qui sont nécessaires, invincibles, et contraires à ceque j' appelle liberté. De là je conclus que mon ameest d' une nature entièrement différente de celle demon corps. Qui est-ce qui a pu unir d' une unionréciproque deux natures si différentes, et les tenirdans un concert si juste pour toutes leurs opérations ?

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Ce lien ne peut être formé, comme nous l' avons déjàremarqué, que par un être supérieur qui réunisse cesdeux genres de perfections dans sa perfection infinie.Il n' en est pas de même de cette modification de moname, qu' on nomme vouloir, comme des modifications descorps. Un corps ne se modifie en rien lui-même ; ilest modifié par la seule puissance de Dieu : il ne semeut point, il est mu ; il n' agit en rien, il est

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seulement agi, s' il m' est permis de parler de la sorte.Ainsi Dieu est l' unique cause réelle et immédiate detoutes les différentes modifications des corps. Pourles esprits, il n' en est pas de même ; ma volonté sedétermine elle-même. Or, se déterminer à un vouloir,c' est se modifier : ma volonté se modifie doncelle-même. Dieu peut prévenir mon ame ; mais il nelui donne point le vouloir de la même manière dont ildonne le mouvement aux corps.Si c' est Dieu qui me modifie, je me modifie moi-mêmeavec lui ; je suis cause réelle avec lui de mon proprevouloir. Mon vouloir est tellement à moi, qu' on ne peuts' en prendre qu' à moi, si je ne veux pas ce qu' il fautvouloir. Quand je veux une chose, je suis maître de nela vouloir pas ; quand je ne la veux pas, je suismaître de la vouloir. Je ne suis pas contraint dans monvouloir, et je ne saurois l' être ; car je ne sauroisvouloir malgré moi ce que je veux, puisque le vouloirque je suppose exclut évidemment toute contrainte.Outre l' exemption de toute contrainte, j' ai encore

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l' exemption de toute nécessité. Je sens que j' ai unvouloir, pour ainsi dire à deux tranchans, qui peutse tourner à son choix vers le oui et vers le non, versun objet ou vers un autre : je ne connois point d' autreraison de mon vouloir, que mon vouloir même ; je veuxune chose, parce que je veux bien la vouloir, et querien n' est tant en ma puissance que de vouloir ou dene vouloir pas. Quand même ma volonté ne seroit pascontrainte, si elle étoit nécessitée, elle seroit aussiinvinciblement déterminée à vouloir, que les corps lesont à se mouvoir. La nécessité invincible tomberoitautant sur le vouloir pour les esprits, qu' elle tombesur le mouvement pour les corps. Alors il ne faudroitpas s' en prendre davantage aux volontés de ce qu' ellesvoudroient, qu' aux corps de ce qu' ils se mouvroient.Il est vrai que les volontés voudroient vouloir cequ' elles voudroient ; mais les corps se meuvent dumouvement dont ils se meuvent, comme les volontésveulent du vouloir dont elles veulent. Si le vouloirest nécessité comme le mouvement, il n' est ni plusdigne de louange, ni plus digne de blâme. Le vouloirnécessité, pour être un vrai vouloir non contraint,n' en est pas moins un vouloir qu' on ne peut s' abstenird' avoir, et duquel on ne peut se prendre à celui quil' a. La connoissance précédente ne donne point deliberté véritable ; car un vouloir peut être précédéde la connoissance de divers objets, et n' avoirpourtant aucune réelle élection. La délibération mêmen' est qu' un jeu ridicule, si je délibère entre deux

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partis,

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étant dans l' impuissance actuelle de prendre l' un, etdans la nécessité actuelle de prendre l' autre. Enfin iln' y a aucune élection sérieuse et véritable entre deuxobjets, s' ils ne sont tous deux actuellement tout prêts,en sorte que je puisse laisser et prendre celui qu' ilme plaira.En disant que je suis libre, je dis donc que mon vouloirest pleinement en ma puissance, et que Dieu même me lelaisse pour le tourner où je voudrai ; que je ne suispoint déterminé comme les autres êtres, et que je medétermine moi-même. Je conçois que si ce premier êtreme prévient pour m' inspirer une bonne volonté, jedemeure le maître de rejeter son actuelle inspiration,quelque forte qu' elle soit ; de la frustrer de soneffet ; et de lui refuser mon consentement. Je conçoisaussi que quand je rejette son inspiration pour le bien,j' ai le vrai et actuel pouvoir de ne la rejeter pas,comme j' ai le pouvoir actuel et immédiat de me leverquand je demeure assis, et de fermer les yeux quand jeles ai ouverts. Les objets peuvent me solliciter, partout ce qu' ils ont d' agréable, à les vouloir : lesraisons de vouloir peuvent se présenter à moi avec cequ' elles ont de plus vif et de plus touchant : lepremier être peut aussi m' attirer par ses pluspersuasives inspirations. Mais enfin, dans cet attraitactuel des objets, des raisons, et même de l' inspirationd' un être supérieur, je demeure encore maître de mavolonté pour vouloir ou ne vouloir pas.

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C' est cette exemption non-seulement de toute contrainte,mais encore de toute nécessité, et cet empire sur mespropres actes, qui fait que je suis inexcusable quandje veux mal, et que je suis louable quand je veux bien.Voilà le fond du mérite et du démérite ; voilà ce quirend juste la punition ou la récompense ; voilà ce quifait qu' on exhorte, qu' on reprend, qu' on menace, qu' onpromet. C' est là le fondement de toute police, de touteinstruction, et de toute règle des moeurs. Tout seréduit, dans la vie humaine, à supposer comme lefondement de tout, que rien n' est tant en la puissancede notre volonté, que notre propre vouloir ; et quenous avons ce libre arbitre, ce pouvoir, pour ainsidire, à deux tranchans, cette vertu élective entredeux partis qui sont immédiatement comme sous notremain.

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C' est ce que les bergers et les laboureurs chantent surles montagnes, ce que les marchands et les artisanssupposent dans leur négoce, ce que les acteursreprésentent dans les spectacles, ce que les magistratscroient dans leurs conseils, ce que les docteursenseignent dans leurs écoles, ce que nul homme senséne peut révoquer en doute sérieusement. Cette vérité,imprimée au fond de nos coeurs, est supposée dans lapratique par les philosophes mêmes qui voudroientl' ébranler par de creuses spéculations. L' évidenceintime de cette vérité est comme celle des premiersprincipes, qui n' ont besoin d' aucunes preuves, et quiservent eux-mêmes de preuves aux autres vérités moinsclaires. Comment le premier être peut-il avoir fait

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une créature qui soit ainsi l' arbitre de ses propresactes ?Rassemblons maintenant ces deux vérités égalementcertaines : je suis dépendant d' un premier être dansmon vouloir même, et néanmoins je suis libre. Quelleest donc cette liberté dépendante ? Comment peut-oncomprendre un vouloir qui est libre, et qui est donnépar un premier être ? Je suis libre dans mon vouloir,comme Dieu dans le sien. C' est en cela principalementque je suis son image, et que je lui ressemble. Quellegrandeur, qui tient de l' infini ! Voilà le trait de ladivinité même. C' est une espèce de puissance divine quej' ai sur mon vouloir ; mais je ne suis qu' une simpleimage de cet être si libre et si puissant.L' image de l' indépendance divine n' est pas la réalitéde ce qu' elle représente ; ma liberté n' est qu' uneombre de celle de ce premier être par qui je suis etpar qui j' agis. D' un côté, le pouvoir que j' ai devouloir mal est moins un vrai pouvoir qu' une foiblesseet une fragilité de mon vouloir : c' est un pouvoir dedéchoir, de me dégrader, de diminuer mon degré deperfection et d' être. D' un autre côté, le pouvoir quej' ai de bien vouloir n' est point un pouvoir absolu,puisque je ne l' ai point de moi-même. La libertén' étant donc autre chose que ce pouvoir, le pouvoiremprunté ne peut faire qu' une liberté empruntée etdépendante. Un être si imparfait et si emprunté ne peutdonc être que dépendant. Comment est-il libre ? Quelprofond mystère ! Sa liberté, dont je ne

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puis douter, montre sa perfection ; sa dépendancemontre le néant dont il est sorti.Nous venons de voir les traces de la divinité, ou, pourmieux dire, le sceau de Dieu même, dans tout ce qu' onappelle les ouvrages de la nature. Quand on ne veutpoint subtiliser, on remarque du premier coup-d' oeilune main qui est le premier mobile dans toutes lesparties de l' univers. Les cieux, la terre, les astres,les plantes, les animaux, nos corps, nos esprits ;tout marque un ordre, une mesure précise, un art, unesagesse, un esprit supérieur à nous, qui est commel' ame du monde entier, et qui mène tout à ses finsavec une force douce et insensible, maistoute-puissante. Nous avons vu, pour ainsi dire,l' architecture de l' univers, la juste proportion detoutes ses parties ; et le simple coup-d' oeil nous asuffi partout pour trouver dans une fourmi, encore plusque dans le soleil, une sagesse et une puissance quise plaît à éclater en façonnant ses plus vils ouvrages.Voilà ce qui se présente d' abord sans discussion auxhommes les plus ignorans. Que seroit-ce si nousentrions dans les secrets de la physique, et si nousfaisions la dissection des parties internes desanimaux, pour y trouver la plus parfaite mécanique.

PARTIE 1 CHAPITRE 3

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réponse aux objections des épicuriens. j' entends certains philosophes qui me répondent quetout ce discours, sur l' art qui éclate dans toute lanature, n' est qu' un sophisme perpétuel. Toute lanature, me diront-ils, est à l' usage de l' homme, il estvrai ; mais vous en concluez mal à propos qu' elle a étéfaite avec art pour l' usage de l' homme. C' est êtreingénieux à se tromper soi-même pour trouver ce qu' oncherche, et qui ne fut jamais. Il est vrai,continueront-ils, que l' industrie de l' homme se sertd' une infinité de choses que la nature lui fournit, etqui lui sont commodes ; mais la nature n' a point faittout exprès ces choses pour sa commodité. Par exemple,des villageois grimpent tous les jours par certainespointes de rochers au sommet d' une montagne ; il nes' ensuit pas néanmoins que ces pointes de rochers aientété taillées avec art comme un escalier pour laommodité des hommes. Tout de même, quand on est à lacampagne pendant un orage, et qu' on rencontre unecaverne, on s' en sert, comme d' une maison, pour se

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mettre à couvert : il n' est pourtant pas vrai que cettecaverne ait été faite exprès pour servir de maison auxhommes. Il en est de même du monde entier : il a étéformé par le hasard, et sans dessein ; mais les hommesle trouvant tel qu' il est, ont eu l' invention de letourner à leurs usages. Ainsi l' art

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que vous voulez admirer dans l' ouvrage et dans sonouvrier, n' est que dans les hommes, qui savent aprèscoup se servir de tout ce qui les environne. Voilàsans doute la plus forte objection que ces philosophespuissent faire ; et je crois qu' ils ne peuvent pointse plaindre que je l' aie affoiblie. Mais nous allonsvoir combien elle est foible en elle-même, quand onl' examine de près : la simple répétition de ce que j' aidéjà dit suffira pour le démontrer.Que diroit-on d' un homme qui se piqueroit d' unephilosophie subtile, et qui, entrant dans une maison,soutiendroit qu' elle a été faite par le hasard, et quel' industrie n' y a rien mis pour en rendre l' usagecommode aux hommes, à cause qu' il y a des cavernes quiressemblent en quelque chose à cette maison, et quel' art des hommes n' a jamais creusées ? On montreroit,à celui qui raisonneroit de la sorte, toutes lesparties de cette maison. Voyez-vous, lui diroit-on,cette grande porte de la cour ? Elle est plus grandeque toutes les autres, afin que les carrosses y puissententrer. Cette cour est assez spacieuse pour y fairetourner les carrosses avant qu' ils sortent. Cetescalier est composé de marches basses, afin qu' onpuisse monter sans effort ; il tourne suivant lesappartemens et les étages pour lesquels il doit servir.Les fenêtres, ouvertes de distance en distance,éclairent tout le bâtiment ; elles sont vitrées, depeur que le vent n' entre avec la lumière ; on peut lesouvrir quand on veut, pour respirer un air doux dansla belle saison. Le toit est fait pour défendre

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tout le bâtiment des injures de l' air. La charpenteest en pointe, afin que la pluie et la neige s' yécoulent facilement des deux côtés. Les tuiles portentun peu les unes sur les autres, pour mettre à couvertle bois de la charpente. Les divers planchers desétages servent à multiplier les logemens dans un petitespace, en les faisant les uns au-dessus des autres.

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Les cheminées sont faites pour allumer du feu en hiversans brûler la maison, et pour faire exhaler la fuméesans la laisser sentir à ceux qui se chauffent. Lesappartemens sont distribués de manière qu' ils ne sontpoint engagés les uns dans les autres ; que toute unefamille nombreuse y peut loger, sans que les uns aientbesoin de passer par les chambres des autres ; et quele logement du maître est le principal. On y voit descuisines, des offices, des écuries, des remises decarrosses. Les chambres sont garnies de lits pour secoucher, de chaises pour s' asseoir, de tables pourécrire et pour manger.Il faut, diroit-on à ce philosophe, que cet ouvrageait été conduit par quelque habile architecte ; cartout y est agréable, riant, proportionné, commode : ilfaut même qu' il ait eu sous lui d' excellens ouvriers.Nullement, répondroit ce philosophe ; vous êtesingénieux à vous tromper vous-même. Il est vrai quecette maison est riante, agréable, proportionnée,commode ; mais elle s' est faite d' elle-même avec toutesses proportions. Le hasard en a assemblé les pierresavec ce bel ordre ; il a élevé les murs, assemblé etposé la charpente, percé les fenêtres, placé l' escalier.Gardez-vous

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bien de croire qu' aucune main d' homme y ait eu aucunepart : les hommes ont seulement profité de cet ouvrage,quand ils l' ont trouvé fait. Ils s' imaginent qu' il estfait pour eux, parce qu' ils y remarquent des chosesqu' ils savent tourner à leur commodité ; mais tout cequ' ils attribuent au dessein d' un architecte imaginaire,n' est que l' effet de leur invention après coup. Cettemaison si régulière et si bien entendue ne s' est faiteque comme une caverne ; et les hommes, la trouvantfaite, s' en servent, comme ils se serviroient, pendantun orage, d' un antre qu' ils trouveroient sous un rocherau milieu d' un désert.Que penseroit-on de ce bizarre philosophe, s' ils' obstinoit à soutenir sérieusement que cette maison nemontre aucun art ? Quand on lit la fable d' Amphion,qui, par un miracle de l' harmonie, faisoit élever avecordre et symétrie les pierres les unes sur les autrespour former les murailles de Thèbes, on se joue decette fiction poétique ; mais cette fiction n' est passi incroyable que celle que l' homme que nous supposonsoseroit défendre. Au moins pourroit-on s' imaginer quel' harmonie, qui consiste dans un mouvement local decertains corps, pourroit, par quelqu' une de ces vertussecrètes qu' on admire dans la nature sans les entendre,ébranler les pierres avec un certain ordre, et une

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espèce de cadence, qui feroit quelque régularité dansl' édifice. Cette explication choque néanmoins, etrévolte la raison ; mais enfin elle est encore moinsextravagante que celle que je viens de mettre dans labouche d' un philosophe.

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Qu' y a-t-il de plus absurde que de se représenter despierres qui se taillent, qui sortent de la carrière,qui montent les unes sur les autres sans laisser devide, qui portent avec elles leur ciment pour leurliaison, qui s' arrangent pour distribuer lesappartemens, qui reçoivent au-dessus d' elles le boisd' une charpente avec les tuiles pour mettre l' ouvrageà couvert ? Les enfans mêmes qui bégayent encore riroientsi on leur proposoit sérieusement cette fable.Mais pourquoi rira-t-on moins d' entendre dire que lemonde s' est fait de lui-même, comme cette maisonfabuleuse ? Il ne s' agit pas de comparer le monde àune caverne informe qu' on suppose faite par le hasard ;il s' agit de le comparer à une maison où éclateroit laplus parfaite architecture. Le moindre animal est d' unestructure et d' un art infiniment plus admirable que laplus belle de toutes les maisons.Un voyageur entrant dans le Saïde, qui est le pays del' ancienne Thèbes à cent portes, et qui est maintenantdésert, y trouveroit des colonnes, des pyramides, desobélisques avec des inscriptions en caractèresinconnus. Diroit-il aussitôt : les hommes n' ont jamaishabité ces lieux ; aucune main d' homme n' a travailléici ; c' est le hasard qui a formé ces colonnes, qui lesa posées sur leurs piédestaux, et qui les a couronnéesde leurs chapitaux avec des proportions si justes ;c' est le hasard qui a lié si solidement les morceauxdont ces pyramides sont composées ; c' est le hasardqui a taillé ces obélisques d' une seule pierre, et quiy a gravé tous

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ces caractères ? Ne diroit-il pas au contraire, avectoute la certitude dont l' esprit des hommes estcapable : ces magnifiques débris sont les restes d' unearchitecture majestueuse qui florissoit dans l' ancienneégypte.Voilà ce que la simple raison fait dire au premiercoup-d' oeil, et sans avoir besoin de raisonner. Il enest de même du premier coup-d' oeil jeté sur l' univers.

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On peut s' embrouiller soi-même après coup par de vainsraisonnemens pour obscurcir ce qu' il y a de plusclair ; mais le simple coup-d' oeil est décisif. Unouvrage tel que le monde ne se fait jamais delui-même : les os, les tendons, les veines, lesartères, les nerfs, les muscles qui composent le corpsde l' homme, ont plus d' art et de proportion que toutel' architecture des anciens grecs et égyptiens. L' oeildu moindre animal surpasse la mécanique de tous lesartisans ensemble. Si on trouvoit une montre dans lessables d' Afrique, on n' oseroit dire sérieusement quele hasard l' a formée dans ces lieux déserts ; et onn' a point de honte de dire que les corps des animaux,à l' art desquels nulle montre ne peut jamais êtrecomparée, sont des caprices du hasard !Je n' ignore pas un raisonnement que les épicurienspeuvent faire. Les atômes, diront-ils, ont un mouvementéternel ; leur concours fortuit doit avoir déjàépuisé, dans cette éternité, des combinaisons infinies.Qui dit l' infini, dit quelque chose qui comprend toutsans exception. Parmi ces combinaisons infinies desatômes qui sont déjà arrivées

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successivement, il faut nécessairement qu' on y trouvetoutes celles qui sont possibles. S' il y en avoit uneseule de possible au-delà de celles qui sont contenuesdans cet infini, il ne seroit plus un infinivéritable, parce qu' on pourroit y ajouter quelque chose,et que ce qui peut être augmenté, ayant une borne parle côté susceptible d' accroissement, n' est pointvéritablement infini. Il faut donc que la combinaisondes atômes qui fait le systême présent du monde, soitune des combinaisons que les atômes ont euessuccessivement. Ce principe étant posé, faut-ils' étonner que le monde soit tel qu' il est ? Il a dûprendre cette forme précise un peu plus tôt ou un peuplus tard. Il falloit bien qu' il parvînt, dans quelqu' unde ces changemens infinis, à cette combinaison qui lerend aujourd' hui si régulier, puisqu' il doit avoirdéjà eu tour-à-tour toutes les combinaisons concevables.Dans le total de l' éternité sont renfermés tous lessystêmes. Il n' y en a aucun que le concours des atômesne forme et n' embrasse tôt ou tard. Dans cette variétéinfinie de nouveaux spectacles de la nature, celui-cia été formé en son rang : il a trouvé place à son tour.Nous nous trouvons actuellement dans ce systême. Leconcours des atômes, qui l' a fait, le défera ensuite,pour en faire d' autres à l' infini de toutes les espècespossibles. Ce systême ne pouvoit manquer de trouver saplace, puisque tous, sans exception, doivent trouver la

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leur chacun à son tour. C' est en vain qu' on cherche unart chimérique dans un ouvrage que le hasard a dû fairetel qu' il est.

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Un exemple achevera d' éclaircir ceci. Je suppose unnombre infini de combinaisons des lettres de l' alphabetformées successivement par le hasard : toutes lescombinaisons possibles sont sans doute renfermées dansce total qui est véritablement infini. Or est-il quel' iliade d' Homère n' est qu' une combinaison delettres ? L' iliade d' Homère est donc renfermée dansce recueil infini de combinaisons des caractères del' alphabet. Ce fait étant supposé, un homme qui voudratrouver de l' art dans l' iliade raisonnera très-mal. Ilaura beau admirer l' harmonie des vers, la justesse etla magnificence des expressions, la naïveté despeintures, la proportion des parties du poème, sonunité parfaite, et sa conduite inimitable ; en vain ilse récriera que le hasard ne peut jamais faire rien desi parfait, et que le dernier effort de l' art humainpeut à peine achever un si bel ouvrage : tout ceraisonnement si spécieux portera visiblement à faux. Ilsera certain que le hasard ou concours fortuit descaractères les assemblant tour-à-tour avec une variétéinfinie, il a fallu que la combinaison précise qui faitl' iliade vînt à son tour, un peu plus tôt ou un peuplus tard. Elle est enfin venue ; et l' iliade entièrese trouve parfaite, sans que l' art d' un Homère s' ensoit mêlé. Voilà l' objection rapportée de bonne foi,sans l' affoiblir en rien. Je demande au lecteur uneattention suivie pour les réponses que j' y vais faire.1 rien n' est plus absurde que de parler decombinaisons successives des atômes qui soient

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infinies en nombre. L' infini ne peut jamais êtresuccessif ni divisible. Donnez-moi un nombre que vousprétendrez être infini ; je pourrai toujours fairedeux choses qui démontreront que ce n' est pas uninfini véritable. 1 j' en puis retrancher une unité :alors il deviendra moindre qu' il n' étoit, et seracertainement fini ; car tout ce qui est moindre quel' infini a une borne par l' endroit où l' on s' arrête,et où l' on pourroit aller au-delà : or le nombre quiest fini dès qu' on en retranche une seule unité, nepouvoit pas être infini avant ce retranchement. Une

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seule unité est certainement finie : or un fini jointà un autre fini, ne sauroit faire l' infini. Si uneseule unité ajoutée à un nombre fini faisoit l' infini,il faudroit dire que le fini égaleroit presquel' infini ; ce qui est le comble de l' absurdité. 2 jepuis ajouter une unité à ce nombre, et par conséquentl' augmenter : or ce qui peut être augmenté n' est pointinfini ; car l' infini ne peut avoir aucune borne ; etce qui peut recevoir de l' augmentation est borné parl' endroit où l' on s' arrête, pouvant aller plus loin,et y ajouter quelque unité. Il est donc évident quenul composé divisible ne peut être l' infini véritable.Ce fondement étant posé, tout le roman de la philosophieépicurienne disparoît en un moment. Il ne peut jamais yavoir aucun corps divisible qui soit véritablementinfini en étendue, ni aucun nombre ni aucune successionqui soit un infini véritable. De là il s' ensuit qu' ilne peut jamais y avoir un nombre successif decombinaisons d' atômes qui soit infini. Si cet infinichimérique étoit

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véritable, toutes les combinaisons possibles etconcevables d' atômes s' y rencontreroient, j' en conviens ;par conséquent il seroit vrai qu' on y trouveroittoutes les combinaisons qui semblent demander la plusgrande industrie : ainsi on pourroit attribuer au purhasard tout ce que l' art fait de plus merveilleux.Si on voyoit des palais d' une parfaite architecture,des meubles, des montres, des horloges, et toutessortes de machines les plus composées, dans une îledéserte, il ne seroit plus permis de conclure qu' il ya eu des hommes dans cette île, et qu' ils ont faittous ces beaux ouvrages. Il faudroit dire : peut-êtrequ' une des combinaisons infinies des atômes, que lehasard a faites successivement, a formé tous cescomposés dans cette île déserte, sans que l' industried' aucun homme s' en soit mêlée. Ce discours ne seroitqu' une conséquence très-bien tirée du principe desépicuriens : mais l' absurdité de la conséquence sert àfaire sentir celle du principe qu' ils veulent poser.Quand les hommes, par la droiture naturelle de leursens commun, concluent que ces sortes d' ouvrages nepeuvent venir du hasard ; ils supposent visiblement,quoique d' une manière confuse, que les atômes ne sontpoint éternels, et qu' ils n' ont point eu dans leurconcours fortuit une succession de combinaisonsinfinies ; car si on supposoit ce principe, on nepourroit plus distinguer jamais les ouvrages de l' artd' avec ceux de ces combinaisons qui seroient fortuitescomme des coups de dés.

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Tous les hommes, qui supposent naturellement unedifférence sensible entre les ouvrages de l' art etceux du hasard, supposent donc, sans l' avoir bienapprofondi, que les combinaisons d' atômes n' ont pointété infinies ; et leur supposition est juste. Cettesuccession infinie de combinaisons d' atômes, est,comme je l' ai déjà montré, une chimère plus absurdeque toutes les absurdités qu' on voudroit expliquer parce faux principe. Aucun nombre, ni successif, nicontinu, ne peut être infini : d' où il s' ensuitclairement que les atômes ne peuvent être infinis ennombre, que la succession de leurs divers mouvemens etde leurs combinaisons n' a pu être infinie, que le monden' a pu être éternel, et qu' il faut trouver uncommencement précis et fixe de ces combinaisonssuccessives. Il faut trouver un premier individu dansles générations de chaque espèce ; il faut trouver demême la première forme qu' a eue chaque portion dematière qui fait partie de l' univers : et comme leschangemens successifs de cette matière n' ont pu avoirqu' un nombre borné, il ne faut admettre dans cesdifférentes combinaisons que celles que le hasardproduit d' ordinaire, à moins qu' on ne reconnoisse unesagesse supérieure qui ait fait avec un art parfaitles arrangemens que le hasard n' auroit su faire.2 les philosophes épicuriens sont si foibles dans leursystême, qu' ils ne peuvent venir à bout de le former,qu' autant qu' on leur donne sans preuve tout ce qu' ilsdemandent de plus fabuleux. Ils supposent d' abord desatômes éternels ; c' est

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supposer ce qui est en question. Où prennent-ils queles atômes ont toujours été, et sont par eux-mêmes ?être par soi-même, c' est la suprême perfection. De queldroit supposent-ils, sans preuve, que les atômes ontun être parfait, éternel, immuable dans leur proprefond ? Trouvent-ils cette perfection dans l' idée qu' ilsont de chaque atôme en particulier ? Un atôme n' étantpas l' autre, et étant absolument distingué de lui, ilfaudroit que chacun d' eux portât en soi l' éternité etl' indépendance à l' égard de tout autre être. Encoreune fois, est-ce dans l' idée qu' ils ont de chaqueatôme, que ces philosophes trouvent cette perfection ?Mais donnons-leur là-dessus tout ce qu' ils demanderont,et ce qu' ils ne devroient pas même oser demander.Supposons donc que les atômes sont éternels, existanspar eux-mêmes, indépendans de tout autre être, et par

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conséquent entièrement parfaits.Faudra-t-il supposer encore qu' ils ont par eux-mêmes lemouvement ? Le supposera-t-on à plaisir, pour réaliserun systême plus chimérique que les contes des fées ?Consultons l' idée que nous avons d' un corps ; nous leconcevons parfaitement sans supposer qu' il se meuve :nous nous le représentons en repos ; et l' idée n' en estpas moins claire en cet état ; il n' en a pas moins sesparties, sa figure et ses dimensions.C' est en vain qu' on veut supposer que tous les corpssont sans cesse en quelque mouvement sensible ouinsensible ; et que, si quelques portions

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de la matière sont dans un moindre mouvement que lesautres, du moins la masse universelle de la matière atoujours dans sa totalité le même mouvement. Parlerainsi, c' est parler en l' air, et vouloir être cru surtout ce qu' on s' imagine. Où prend-on que la masse de lamatière a toujours dans sa totalité le même mouvement ?Qui est-ce qui en a fait l' expérience ? Ose-t-on appelerphilosophie cette fiction téméraire qui suppose ce qu' onne peut jamais vérifier ? N' y a-t-il qu' à supposer toutce qu' on veut, pour éluder les vérités les plus simpleset les plus constantes ? De quel droit suppose-t-onaussi que tous les corps se meuvent sans cessesensiblement ou insensiblement ? Quand je vois unepierre qui paroît immobile, comment me prouvera-t-onqu' il n' y a aucun atôme dans cette pierre qui ne semeuve actuellement ? Ne me donnera-t-on jamais, pourpreuves décisives, que des suppositions sansvraisemblance ?Allons encore plus loin. Supposons, par un excès decomplaisance, que tous les corps de la nature semeuvent actuellement : s' ensuit-il que le mouvementleur soit essentiel, et qu' aucun d' eux ne puissejamais être en repos ? S' ensuit-il que le mouvementsoit essentiel à toute portion de matière ? D' ailleurs,si tous les corps ne se meuvent pas également ; si lesuns se meuvent plus sensiblement et plus fortement queles autres ; si le même corps peut se mouvoir tantôtplus et tantôt moins ; si un corps qui se meutcommunique

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son mouvement au corps voisin qui étoit en repos, oudans un mouvement tellement inférieur, qu' il étoit

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insensible ; il faut avouer qu' une manière d' être quitantôt augmente et tantôt diminue dans les corps, neleur est pas essentielle.Ce qui est essentiel à un être, est toujours le mêmeen lui. Le mouvement qui varie dans les corps, et qui,après avoir augmenté, se ralentit jusqu' à paroîtreabsolument anéanti ; le mouvement qui se perd, qui secommunique, qui passe d' un corps dans un autre commeune chose étrangère, ne peut être de l' essence descorps. Je dois donc conclure que les corps sont parfaitsdans leur essence, sans qu' on leur attribue aucunmouvement : s' ils ne l' ont point par leur essence, ilsne l' ont que par accident ; s' ils ne l' ont que paraccident, il faut remonter à la vraie cause de cetaccident. Il faut, ou qu' ils se donnent eux-mêmes lemouvement, ou qu' ils le reçoivent de quelque autreêtre. Il est évident qu' ils ne se le donnent pointeux-mêmes ; nul être ne se peut donner ce qu' il n' apas en soi. Nous voyons même qu' un corps qui est enrepos, demeure toujours immobile, si quelque autrecorps voisin ne vient l' ébranler. Il est donc vrai quenul corps ne se meut par soi-même, et n' est mu que parquelque autre corps qui lui communique son mouvement.Mais d' où vient qu' un corps en peut mouvoir un autre ?D' où vient qu' une boule qu' on fait rouler sur une tableunie, ne peut en aller toucher

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une autre sans la remuer ? Pourquoi n' auroit-il pas puse faire que le mouvement ne se communiquât jamais d' uncorps à un autre ? En ce cas une boule mue s' arrêteroitauprès d' une autre en la rencontrant, et ne l' ébranleroitjamais.On me répondra que les lois du mouvement entre lescorps décident que l' un ébranle l' autre. Mais oùsont-elles écrites ces lois du mouvement ? Qui est-cequi les a faites, et qui les rend si inviolables ?Elles ne sont point dans l' essence des corps ; car onpeut concevoir les corps en repos, et on conçoit mêmedes corps dont les uns ne communiqueroient point leurmouvement aux autres, si ces règles, dont la source estinconnue, ne les y assujettissoient. D' où vient cettepolice, pour ainsi dire arbitraire, pour le mouvemententre tous les corps ? D' où viennent ces lois siingénieuses, si justes, si bien assorties les unes auxautres, et dont la moindre altération renverseroittout-à-coup tout le bel ordre de l' univers ?Un corps étant entièrement distingué de l' autre, il estpar le fond de sa nature absolument indépendant de luien tout : d' où il s' ensuit qu' il ne doit rien recevoirde lui, et qu' il ne doit être susceptible d' aucune de

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ses impressions. Les modifications d' un corps ne sontpoint une raison pour modifier de même un autre corps,dont l' être est entièrement indépendant de l' être dupremier. C' est en vain qu' on allègue que les massesles plus solides et les plus pesantes entraînent

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celles qui sont moins grosses et moins solides, et que,suivant cette règle, une grosse boule de plomb doitébranler une petite boule d' ivoire. Nous ne parlonspoint du fait ; nous en cherchons la cause. Le faitest constant ; la cause en doit aussi être certaine etprécise. Cherchons-la sans aucune prévention, et dansun plein doute sur tout préjugé. D' où vient qu' un groscorps en entraîne un petit ? La chose pourroit se fairetout aussi naturellement d' une autre façon ; ilpourroit tout aussi bien se faire que le corps le plussolide ne pût jamais ébranler aucun autre corps,c' est-à-dire que le mouvement fût incommunicable. Iln' y a que l' habitude qui nous assujettisse à supposerque la nature doit agir ainsi.De plus, nous avons vu que la matière ne peut être niinfinie ni éternelle. Il faut donc trouver un premieratôme par où le mouvement aura commencé dans un momentprécis, et un premier concours des atômes qui auraformé une première combinaison. Je demande quel moteura mu ce premier atôme, et a donné ce premier branle àla machine de l' univers. Il n' est pas permis d' éluderune question si précise par un cercle sans fin. Cecercle, dans un tout fini, doit avoir une fin certaine :il faut trouver le premier atôme ébranlé, et le premiermoment de cette première motion, avec le premiermoteur dont la main a fait ce premier coup.Parmi les lois du mouvement, il faut regarder commearbitraires toutes celles dont on ne trouve

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pas la raison dans l' essence même des corps. Nousavons déjà vu que nul mouvement n' est essentiel àaucun corps. Donc toutes ces lois, qu' on suppose commeéternelles et immuables, sont au contraire arbitraires,accidentelles, et instituées sans nécessité ; car iln' y en a aucune dont on trouve la raison dans l' essenced' aucun corps.S' il y avoit quelque règle du mouvement qui fûtessentielle aux corps, ce seroit sans doute celle quifait que les masses moins grandes et moins solides

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sont mues par celles qui ont plus de grandeur et desolidité : or nous avons vu que celle-là même n' a pointde raison dans l' essence des corps. Il y en a une autrequi sembleroit encore être très-naturelle ; c' est celleque les corps se meuvent toujours plutôt en lignedirecte qu' en ligne détournée, à moins qu' ils ne soientcontraints dans leur mouvement par la rencontred' autres corps : mais cette règle même n' a aucunfondement réel dans l' essence de la matière. Lemouvement est tellement accidentel et surajouté à lanature des corps, que cette nature des corps ne nousmontre point une règle primitive et immuable, suivantlaquelle ils doivent se mouvoir, et encore moins semouvoir suivant certaines règles. De même que lescorps auroient pu ne se mouvoir jamais, ou ne secommuniquer jamais de mouvement les uns aux autres, ilsauroient pu aussi ne se mouvoir jamais qu' en lignecirculaire ; et ce mouvement auroit été aussi naturelque le mouvement en ligne directe. Qui est-ce qui a

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choisi entre ces deux règles également possibles ? Ceque l' essence des corps ne décide point, ne peut avoirété décidé que par celui qui a donné aux corps lemouvement qu' ils n' avoient point par leur essence.D' ailleurs ce mouvement en ligne directe pouvoit êtrede bas en haut, ou de haut en bas, du côté droit aucôté gauche, ou du côté gauche au droit, ou en lignediagonale. Qui est-ce qui a déterminé le sens danslequel la ligne droite seroit suivie ?Ne nous lassons point de suivre les épicuriens dansleurs suppositions les plus fabuleuses. Poussons lafiction jusqu' au dernier excès de complaisance. Mettonsle mouvement dans l' essence des corps. Supposons àleur gré que le mouvement en ligne directe est encorede l' essence de tous les atômes. Donnons aux atômes uneintelligence et une volonté, comme les poètes en ontdonné aux rochers et aux fleuves. Accordons-leur lechoix du sens dans lequel ils commenceront leur lignedroite. Quel fruit tireront ces philosophes de tout ceque je leur aurai donné contre toute évidence ? Ilfaudra 1 que tous les atômes se meuvent de touteéternité ; 2 qu' ils se meuvent tous également ; 3 qu' ilsse meuvent tous en ligne droite ; 4 qu' ils le fassentpar une règle immuable et essentielle.Je veux bien encore, par grâce, supposer que ces atômessont de figures différentes ; car je laisse supposer ànos adversaires tout ce qu' ils seroient obligés deprouver, et sur quoi ils n' ont pas même l' ombre d' unepreuve. On ne sauroit trop

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donner à des gens qui ne peuvent jamais rien conclurede tout ce qu' on leur donnera. Plus on leur passed' absurdités, plus ils sont pris par leurs propresprincipes.Ces atômes de tant de bizarres figures, les uns ronds,les autres crochus, les autres en triangle, etc. Sontobligés par leur essence d' aller toujours tout droit,sans pouvoir jamais tant soit peu fléchir ni à droiteni à gauche. Ils ne peuvent donc jamais s' accrocher,ni faire ensemble aucune composition. Mettez, tantqu' il vous plaira, les crochets les plus aiguisésauprès d' autres crochets semblables : si chacun d' euxne se meut jamais qu' en ligne véritablement directe,ils se mouvront éternellement tout auprès les uns desautres sur des lignes parallèles, sans pouvoir sejoindre et s' accrocher. Les deux lignes droites qu' onsuppose parallèles, quoique immédiatement voisines, nese couperont jamais, quand même on les pousseroit àl' infini. Ainsi pendant toute l' éternité il ne peutrésulter aucun accrochement, ni par conséquent aucunecomposition, de ce mouvement des atômes en lignedirecte.Les épicuriens ne pouvant fermer les yeux àl' évidence de cet inconvénient, qui sape les fondemensde tout leur systême, ont encore inventé comme unedernière ressource ce que Lucrèce nomme clinamen .C' est un mouvement qui décline un peu de la lignedroite, et qui donne moyen aux atômes de se rencontrer.Ainsi ils les tournent en imagination comme il leurplaît,

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pour parvenir à quelque but. Mais où prennent-ilscette petite inflexion des atômes, qui vient si àpropos pour sauver leur systême ? Si la ligne droitepour le mouvement est essentielle aux corps, rien nepeut les fléchir, ni par conséquent les joindrependant toute l' éternité ; le clinamen violel' essence de la matière, et ces philosophes secontredisent sans pudeur. Si au contraire la lignedroite pour le mouvement n' est pas essentielle à tousles corps, pourquoi nous allègue-t-on d' un ton siaffirmatif des lois éternelles, nécessaires etimmuables pour le mouvement des atômes, sans recourirà un premier moteur ; et pourquoi élève-t-on tout unsystême de philosophie sur le fondement d' une fable siridicule ? Sans le clinamen la ligne droite nepeut jamais rien faire, et le systême tombe par terre.

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Avec le clinamen , inventé comme les fables despoètes, la ligne droite est violée, et le systême setourne en dérision. L' un et l' autre, c' est-à-dire laligne droite et le clinamen , sont des suppositionsen l' air, et de purs songes. Mais ces deux songess' entre-détruisent ; et voilà à quoi aboutit la licenceeffrénée que les esprits se donnent de supposer commevérité éternelle tout ce que leur imagination leurfournit pour autoriser une fable, pendant qu' ilsrefusent de reconnoître l' art avec lequel toutes lesparties de l' univers ont été formées, et mises en leursplaces.Pour dernier prodige d' égarement, il falloit que lesépicuriens osassent expliquer encore par

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ce clinamen , qui est lui-même si inexplicable, ceque nous appelons l' ame de l' homme, et son librearbitre. Ils sont donc réduits à dire que c' est dansce mouvement où les atômes sont dans une espèced' équilibre entre la ligne droite et la ligne un peucourbée, que consiste la volonté humaine.étrange philosophie ! Les atômes, s' ils ne vont qu' enligne droite, sont inanimés, incapables de tout degréde connoissance et de volonté : mais les mêmes atômes,s' ils ajoutent à la ligne droite un peu de déclinaison,deviennent tout-à-coup animés, pensans et raisonnables ;ils sont eux-mêmes des ames intelligentes, qui seconnoissent, qui réfléchissent, qui délibèrent, et quisont libres dans ce qu' elles font. Quellesmétamorphoses, plus absurdes que celles des poètes !Que diroit-on de la religion, si elle avoit besoin,pour être prouvée, de principes aussi puériles queceux de la philosophie qui ose la combattresérieusement ?Mais remarquons à quel point ces philosophes s' imposentà eux-mêmes. Qu' est-ce qu' ils peuvent trouver dans leclinamen , qui explique avec quelque couleur laliberté de l' homme ? Cette liberté n' est pointimaginaire ; et il faudroit douter de tout ce qui nousest le plus intime et le plus certain, pour douter denotre libre arbitre. Je sens que je suis libre dedemeurer assis, quand je me lève pour marcher ; je lesens avec une si pleine certitude, qu' il n' est pas enmon pouvoir d' en douter jamais sérieusement, et que jeme

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démentirois moi-même, si j' osois dire le contraire.Peut-on pousser plus loin l' évidence de la preuve de lareligion ? Il faut douter de notre liberté même, pourpouvoir douter de la divinité : d' où je conclus qu' onne sauroit douter de la divinité sérieusement ; carpersonne ne peut entrer en un doute sérieux sur sapropre liberté. Si au contraire on avoue de bonne foique les hommes sont véritablement libres, rien n' estplus facile que de montrer que la liberté de lavolonté humaine ne peut consister en aucune combinaisondes atômes.S' il n' y a aucun premier moteur qui ait donné à lamatière des lois arbitraires pour son mouvement, ilfaut que le mouvement soit essentiel aux corps, et quetoutes les lois du mouvement soient aussi nécessairesque les essences des natures le sont. Tous lesmouvemens des corps doivent donc, suivant ce systême,se faire par des lois constantes, nécessaires, etimmuables. La ligne droite doit donc être essentielleà tous les atômes qui ne sont pas détournés pard' autres atômes. La ligne droite doit être essentielle,ou de bas en haut, ou de haut en bas, ou de droite àgauche, ou de gauche à droite, ou de quelque sens dediagonale qui soit précis et immuable. D' ailleurs, ilest évident que nul atôme ne peut être détourné par unautre ; car cet autre atôme porte aussi dans sonessence la même détermination invincible et éternelleà suivre la ligne directe dans le même sens. D' où ils' ensuit que tous les atômes d' abord

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posés sur différentes lignes, doivent parcourir àl' infini ces mêmes lignes parallèles, sans s' approcherjamais, et que ceux qui sont dans la même ligne doiventse suivre les uns les autres à l' infini, sans pouvoirs' attraper. Le clinamen , comme nous l' avons déjàdit, est manifestement impossible ; mais supposant,contre la vérité évidente, qu' il soit possible, ilfaudroit alors dire que le clinamen n' est pasmoins nécessaire, immuable et essentiel aux atômes, quela ligne droite.Dira-t-on qu' une loi essentielle et immuable dumouvement local des atômes explique la véritableliberté de l' homme ? Ne voit-on pas que leclinamen ne peut pas mieux l' expliquer que laligne directe même ? Le clinamen , s' il étoit vrai,seroit aussi nécessaire que la ligne perpendiculairepar laquelle une pierre tombe du haut d' une tour dansla rue. Cette pierre est-elle libre dans sa chute ?La volonté de l' homme, selon le principe du

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clinamen , ne l' est pas davantage. Est-ce ainsiqu' on explique la liberté ? Est-ce ainsi que l' hommeose démentir son propre coeur sur son libre arbitre,de peur de reconnoître son dieu ? D' un côté, dire quela liberté de l' homme est imaginaire, c' est étoufferla voix et le sentiment de toute la nature ; c' est sedémentir sans pudeur ; c' est nier ce qu' on porte deplus certain au fond de soi-même ; c' est vouloirréduire un homme à croire qu' il ne peut jamais choisirentre les deux partis sur lesquels il délibère debonne foi en toute occasion.Rien n' est plus glorieux à

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la religion, que de voir qu' il faille tomber dans desexcès si monstrueux, dès qu' on veut révoquer en doutece qu' elle enseigne. D' un autre côté, avouer quel' homme est véritablement libre, c' est reconnoître enlui un principe qui ne peut jamais être expliquésérieusement par les combinaisons d' atômes, et par leslois du mouvement local, qu' on doit supposer touteségalement nécessaires et essentielles à la matière,dès qu' on nie le premier moteur. Il faut donc sortirde toute l' enceinte de la matière, et chercher loindes atômes combinés quelque principe incorporel pourexpliquer le libre arbitre, dès qu' on l' admet de bonnefoi. Tout ce qui est matière et atômes ne se meut quepar des lois nécessaires, immuables et invincibles.La liberté ne peut donc se trouver, ni dans les corps,ni dans aucun mouvement local ; il faut donc lachercher dans quelque être incorporel. Cet êtreincorporel, qui doit se trouver en moi uni à mon corps,quelle main l' a attaché et assujetti aux organes decette machine corporelle ? Où est l' ouvrier qui liedes natures si différentes ? Ne faut-il pas unepuissance supérieure aux corps et aux esprits, pourles tenir dans cette union avec un empire si absolu ?Deux atômes crochus, dit un épicurien, s' accrochentensemble. Tout cela est faux, selon son systême ; carj' ai prouvé que ces deux atômes crochus ne s' accrochentjamais, faute de se rencontrer. Mais enfin, aprèsavoir supposé que deux atômes crochus s' unissent ens' accrochant, il faudra

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que l' épicurien avoue que l' être pensant qui estlibre dans ses opérations, et qui par conséquent n' est

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point un amas d' atômes toujours mus par des loisnécessaires, est incorporel, et qu' il n' a pus' accrocher par sa figure au corps qu' il anime. Ainsil' épicurien, de quelque côté qu' il se tourne, renversede ses propres mains son systême. Mais gardons-nousbien de vouloir confondre les hommes qui se trompent,puisque nous sommes hommes comme eux, et aussicapables de nous tromper : plaignons-les ; ne songeonsqu' à les éclairer avec patience, qu' à les édifier,qu' à prier pour eux, et qu' à conclure en faveur d' unevérité évidente.Tout porte donc la marque divine dans l' univers ; lescieux, la terre, les plantes, les animaux, et leshommes plus que tout le reste. Tout nous montre undessein suivi, un enchaînement de causes subalternesconduites avec ordre par une cause supérieure.Il n' est point question de critiquer ce grand ouvrage.Les défauts qu' on y trouve viennent de la volontélibre et déréglée de l' homme, qui les produit par sondéréglement ; ou de celle de Dieu, toujours sainte ettoujours juste, qui veut tantôt punir les hommesinfidèles, et tantôt exercer par les méchans les bonsqu' il veut perfectionner. Souvent même ce qui paroîtdéfaut à notre esprit borné, dans un endroit séparé del' ouvrage, est un ornement par rapport au desseingénéral, que nous ne sommes pas capables

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de regarder avec des vues assez étendues et assezsimples pour connoître la perfection du tout.N' arrive-t-il pas tous les jours qu' on blâmetémérairement certains morceaux des ouvrages deshommes, faute d' avoir assez pénétré toute l' étenduede leurs desseins ? C' est ce qu' on éprouve tous lesjours pour les ouvrages des peintres et desarchitectes.Si des caractères d' écriture étoient d' une grandeurimmense, chaque caractère regardé de près occuperoittoute la vue d' un homme ; il ne pourroit enapercevoir qu' un seul à la fois, et il ne pourroitlire, c' est-à-dire assembler les lettres, et découvrirle sens de tous ces caractères rassemblés. Il en estde même des grands traits que la providence forme dansla conduite du monde entier pendant la longue suitedes siècles. Il n' y a que le tout qui soit intelligible,et le tout est trop vaste pour être vu de près. Chaqueévénement est comme un caractère particulier, qui esttrop grand pour la petitesse de nos organes, et qui nesignifie rien, s' il est séparé des autres. Quand nousverrons en Dieu à la fin des siècles, dans son vraipoint de vue, le total des événemens du genre humain,

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depuis le premier jusqu' au dernier jour de l' univers,et leurs proportions par rapport aux desseins de Dieu,nous nous écrierons : Seigneur, il n' y a que vous dejuste et de sage.On ne juge des ouvrages des hommes qu' en examinant letotal : chaque partie ne doit point

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avoir toute perfection, mais seulement celle qui luiconvient dans l' ordre et dans la proportion desdifférentes parties qui composent le tout. Dans uncorps humain, il ne faut pas que tous les membressoient des yeux ; il faut aussi des pieds et des mains.Dans l' univers, il faut un soleil pour le jour ; maisil faut aussi une lune pour la nuit. C' est ainsi qu' ilfaut juger de chaque partie par rapport au tout :toute autre vue est courte et trompeuse. Mais qu' est-ceque les foibles desseins des hommes, si on les compareavec celui de la création et du gouvernement del' univers ? Autant que le ciel est élevé au-dessus dela terre, autant, dit Dieu dans les écritures, mesvoies et mes pensées sont-elles élevées au-dessus desvôtres. Que l' homme admire donc ce qu' il entend, etqu' il se taise sur ce qu' il n' entend pas.Mais, après tout, les vrais défauts mêmes de cetouvrage ne sont que des imperfections que Dieu y alaissées pour nous avertir qu' il l' avoit tiré du néant.Il n' y a rien dans l' univers qui ne porte et qui nedoive porter également ces deux caractères si opposés ;d' un côté, le sceau de l' ouvrier sur son ouvrage ; del' autre côté, la marque du néant d' où il est tiré, etoù il peut retomber à toute heure. C' est un mélangeincompréhensible de bassesse et de grandeur, defragilité dans la

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matière, et d' art dans la façon. La main de Dieuéclate partout, jusque dans un ver de terre. Le néantse fait sentir partout, jusque dans les plus vasteset les plus sublimes génies. Tout ce qui n' est pointDieu ne peut avoir qu' une perfection bornée ; et cequi n' a qu' une perfection bornée demeure toujoursimparfait, par l' endroit où la borne se fait sentir,et avertit que l' on y pourroit encore beaucoup ajouter.La créature seroit le créateur même, s' il ne luimanquoit rien ; car elle auroit la plénitude de laperfection, qui est la divinité même. Dès qu' elle ne

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peut être infinie, il faut qu' elle soit bornée enperfection, c' est-à-dire imparfaite par quelque côté.Elle peut avoir plus ou moins d' imperfection ; maisenfin il faut qu' elle soit toujours imparfaite. Ilfaut qu' on puisse toujours marquer l' endroit précisoù elle manque, et que la critique puisse dire :voilà ce qu' elle pourroit avoir encore, et qu' elle n' apas.Concluons-nous qu' un ouvrage de peinture est fait parle hasard, quand on y remarque des ombres, ou mêmequelques négligences de pinceau ? Le peintre, dit-on,auroit pu finir davantage ces carnations, ces draperies,ces lointains. Il est vrai que ce tableau n' est pointparfait selon les règles. Mais quelle folie seroit-cede dire : ce tableau n' est point absolument parfait ;donc ce n' est qu' un amas de couleurs formé par lehasard, et la main d' aucun peintre n' y a travaillé !Ce qu' on rougiroit de dire d' un tableau mal fait etpresque sans art, on n' a pas de honte de le dire del' univers,

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où éclate une foule de merveilles incompréhensiblesavec tant d' ordre et de proportion.Qu' on étudie le monde tant qu' on voudra ; qu' ondescende au dernier détail ; qu' on fasse l' anatomiedu plus vil animal ; qu' on regarde de près le moindregrain de bled semé dans la terre, et la manière dontce germe se multiplie ; qu' on observe attentivement lesprécautions avec lesquelles un bouton de roses' épanouit au soleil, et se referme vers la nuit : ony trouvera plus de dessein, de conduite et d' industrie,que dans tous les ouvrages de l' art. Ce qu' on appellemême l' art des hommes n' est qu' une foible imitation dugrand art qu' on nomme les lois de la nature, et que lesimpies n' ont pas eu de honte d' appeler le hasardaveugle.Faut-il donc s' étonner si les poètes ont animé toutl' univers ; s' ils ont donné des ailes aux vents, etdes flèches au soleil ; s' ils ont peint les fleuvesqui se hâtent de se précipiter dans la mer, et lesarbres qui montent vers le ciel, pour vaincre lesrayons du soleil par l' épaisseur de leurs ombrages ?Ces figures ont passé même dans le langage vulgaire :tant il est naturel aux hommes de sentir l' art donttoute la nature est pleine. La poésie n' a faitqu' attribuer aux créatures inanimées le dessein ducréateur, qui fait tout en elles. Du langage figurédes poètes, ces idées ont passé dans la théologie despaïens, dont les théologiens furent les poètes. Ilsont supposé un art, une puissance, une sagesse, qu' ils

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ont nommé numen ,

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dans les créatures même les plus privéesd' intelligence. Chez eux les fleuves ont été desdieux, et les fontaines des naïades : les bois et lesmontagnes ont eu leurs divinités particulières : lesfleurs ont eu Flore, et les fruits Pomone. Plus oncontemple sans prévention toute la nature, plus on ydécouvre partout un fonds inépuisable de sagesse, quiest comme l' ame de l' univers.Que s' ensuit-il de là ? La conclusion vient d' elle-même.S' il faut tant de sagesse et de pénétration, ditMinutius Félix, même pour remarquer l' ordre et ledessein merveilleux de la structure du monde, à plusforte raison combien en a-t-il fallu pour le former ?Si on admire tant les philosophes parce qu' ilsdécouvrent une petite partie des secrets de cettesagesse qui a tout fait, il faut être bien aveuglepour ne l' admirer pas elle-même.Voilà le grand objet du monde entier, où Dieu, commedans un miroir, se présente au genre humain. Mais lesuns (je parle des philosophes) se sont évanouis dansleurs pensées ; tout s' est tourné pour eux en vanité.à force de raisonner subtilement, plusieurs d' entreeux ont perdu même une vérité qu' on trouvenaturellement et simplement en soi, sans avoir besoinde philosophie.Les autres, enivrés par leurs passions, viventtoujours distraits. Pour apercevoir Dieu dans sesouvrages, il faut au moins y être attentif. Lespassions aveuglent à un tel point, non-seulement lespeuples sauvages, mais encore les nations qui

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semblent les mieux policées, qu' elles ne voient pas lalumière même qui les éclaire. à cet égard, leségyptiens, les grecs et les romains n' ont pas été moinsaveuglés et moins abrutis que les sauvages les plusgrossiers ; ils se sont ensevelis comme eux dans leschoses sensibles, sans remonter plus haut ; et ilsn' ont cultivé leur esprit que pour se flatter par deplus douces sensations, sans vouloir remarquer dequelle source elles venoient.Ainsi vivent les hommes sur la terre : ne leur ditesrien ; ils ne pensent à rien, excepté à ce qui flatteleurs passions grossières ou leur vanité. Leurs ames

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s' appesantissent tellement, qu' ils ne peuvent pluss' élever à aucun objet incorporel : tout ce qui n' estpoint palpable, et qui ne peut être ni vu, ni goûté,ni entendu, ni senti, ni compté, leur semblechimérique. Cette foiblesse de l' ame, se tournant enincrédulité, leur paroît une force ; et leur vanités' applaudit de résister à ce qui frappe naturellementle reste des hommes. C' est comme si un monstre seglorifioit de n' être pas formé selon les règlescommunes de la nature ; ou comme si un aveugle-nétriomphoit de ce qu' il seroit incrédule pour lalumière et pour les couleurs, que le reste des hommesaperçoit.ô mon dieu ! Si tant d' hommes ne vous découvrent pointdans ce beau spectacle que vous leur donnez de lanature entière, ce n' est pas que vous soyez loin dechacun de nous. Chacun de nous vous touche comme avecla main ; mais les sens,

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et les passions qu' ils excitent, emportent toutel' application de l' esprit. Ainsi, Seigneur, votrelumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres sontsi épaisses, qu' elles ne la comprennent pas : vousvous montrez partout, et partout les hommes distraitsnégligent de vous apercevoir. Toute la nature parle devous, et retentit de votre saint nom ; mais elle parleà des sourds, dont la surdité vient de ce qu' ilss' étourdissent toujours eux-mêmes. Vous êtes auprèsd' eux, et au dedans d' eux ; mais ils sont fugitifs eterrans hors d' eux-mêmes. Ils vous trouveroient, ôdouce lumière, ô éternelle beauté, toujours ancienneet toujours nouvelle, ô fontaine des chastes délices,ô vie pure et bienheureuse de tous ceux qui viventvéritablement, s' ils vous cherchoient au dedansd' eux-mêmes. Mais les impies ne vous perdent qu' en seperdant. Hélas ! Vos dons, qui leur montrent la maind' où ils viennent, les amusent jusqu' à les empêcher dela voir : ils vivent de vous, et ils vivent sans penserà vous : ou plutôt ils meurent auprès de la vie, fautede s' en nourrir ; car quelle mort n' est-ce point devous ignorer ? Ils s' endorment dans votre sein tendreet paternel ; et pleins des songes trompeurs qui lesagitent pendant leur sommeil, ils ne sentent pas lamain puissante qui les porte. Si vous étiez un corpsstérile, impuissant et inanimé, tel qu' une fleur qui seflétrit, une rivière qui coule, une maison qui vatomber en ruine, un tableau qui n' est qu' un amas decouleurs pour frapper l' imagination, ou un

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métal inutile qui n' a qu' un peu d' éclat, ils vousapercevroient, et vous attribueroient follement lapuissance de leur donner quelque plaisir, quoique eneffet le plaisir ne puisse venir des choses inaniméesqui ne l' ont pas, et que vous en soyez l' uniquesource. Si vous n' étiez donc qu' un être grossier,fragile et inanimé, qu' une masse sans vertu, qu' uneombre de l' être, votre nature vaine occuperoit leurvanité ; vous seriez un objet proportionné à leurspensées basses et brutales : mais parce que vous êtestrop au dedans d' eux-mêmes, où ils ne rentrent jamais,vous leur êtes un dieu caché ; car ce fond intimed' eux-mêmes est le lieu le plus éloigné de leur vue,dans l' égarement où ils sont. L' ordre et la beauté quevous répandez sur la face de vos créatures, sont commeun voile qui vous dérobe à leurs yeux malades. Quoidonc ? La lumière qui devroit les éclairer, lesaveugle ; et les rayons du soleil même empêchent qu' ilsne l' aperçoivent ? Enfin, parce que vous êtes unevérité trop haute et trop pure pour passer par lessens grossiers, les hommes rendus semblables aux bêtes,ne peuvent vous concevoir : comme si l' homme neconnoissoit pas tous les jours la sagesse et la vertu,dont aucun de ses sens néanmoins ne peut lui rendretémoignage ; car elles n' ont ni son, ni couleur, niodeur, ni goût, ni figure, ni aucune qualité sensible.Pourquoi donc, ô mon Dieu ! Douter plutôt de vous quede ces autres choses, très-réelles et très-manifestes,dont on suppose la vérité certaine dans

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toutes les affaires les plus sérieuses de la vie, etlesquelles, aussi bien que vous, échappent à nosfoibles sens ? ô misère ! ô nuit affreuse quienveloppe les enfans d' Adam ! ô monstrueuse stupidité !ô renversement de tout l' homme ! L' homme n' a des yeuxque pour voir des ombres, et la vérité lui paroît unfantôme : ce qui n' est rien est tout pour lui ; ce quiest tout ne lui semble rien. Que vois-je dans toute lanature ? Dieu, Dieu partout, et encore Dieu seul.Quand je pense, Seigneur, que tout l' être est en vous,vous épuisez et vous engloutissez, ô abîme de vérité,toute ma pensée ; je ne sais ce que je deviens : toutce qui n' est point vous disparoît, et à peine mereste-t-il de quoi me trouver encore moi-même. Qui nevous voit point n' a rien vu, qui ne vous goûte pointn' a jamais rien senti : il est comme s' il n' étoit pas ;sa vie entière n' est qu' un songe. Levez-vous,

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Seigneur, levez-vous ; qu' à votre face vos ennemis sefondent comme la cire, et s' évanouissent comme lafumée. Malheur à l' ame impie, qui, loin de vous, estsans Dieu, sans espérance, sans éternelleconsolation ! Déjà heureuse celle qui vous cherche, quisoupire, et qui a soif de vous ! Mais pleinementheureuse celle sur qui rejaillit la lumière de votreface, dont votre main a essuyé les larmes, et dontvotre amour a déjà comblé les désirs ! Quand sera-ce,Seigneur ? ô beau jour sans nuage et sans fin, dontvous serez vous-même le soleil, et où vous coulerezau travers de mon coeur comme un torrent de

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volupté ! à cette douce espérance mes os tressaillent,et s' écrient : qui est semblable à vous ? moncoeur se fond, et ma chair tombe en défaillance, ôDieu de mon coeur, et mon éternelle portion !

PARTIE 2 CHAPITRE 1

Démonstration de l' existence et des attributs de Dieu,tirée des idées intellectuelles.méthode qu' il faut suivre dans la recherche de lavérité. il me semble que la seule manière d' éviter touteerreur est de douter sans exception de toutes leschoses dans lesquelles je ne trouverai pas une pleineévidence. Je me défie donc de tous mes préjugés : laclarté avec laquelle j' ai cru jusqu' ici voir diverseschoses n' est point une raison de les supposer vraies.Je me défie de tout ce qu' on appelle impression dessens, principes accoutumés, vraisemblances : je neveux rien croire, s' il n' y a rien qui soitparfaitement certain ; je veux que ce soit la seuleévidence, et l' entière certitude des choses qui meforce à y acquiescer, faute de quoi je les laisseraiau nombre des douteuses.Cette règle posée, je ne compte plus sur aucun desêtres que j' ai cru jusqu' ici apercevoir autour

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de moi : peut-être ne sont-ils que des illusions. J' aitoujours reconnu qu' il y a un temps toutes les nuitsoù je crois voir ce que je ne vois point, et où jecrois toucher ce que je ne touche pas ; j' ai appelé

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ce temps le temps du sommeil : mais qui m' a dit que jene suis pas toujours endormi, et que toutes mesperceptions ne sont pas des songes ?Si le sommeil dans un certain degré peut causer uneillusion que la veille fait découvrir, qui est-ce qui merépondra que la veille elle-même n' est pas une autreespèce de sommeil dans un autre degré, d' où je ne sorsjamais, et dont aucun autre état ne me peut découvrirl' illusion ? Quelle différence suppose-t-on entre unhomme qui dort, et un homme que la fièvre met dans ledélire ? Celui qui dort ne rêve que pendant quelquesheures ; ensuite il s' éveille, et le réveil lui montrela fausseté de ses songes : celui qui est en délirefait des espèces de songes pendant plusieurs jours ;la guérison est pour lui ce que le réveil est pourl' autre ; il n' aperçoit ses erreurs qu' après la fin desa maladie. Voilà une illusion plus longue, mais quia pourtant ses bornes, et qu' on découvre après qu' onn' y est plus.Il y a d' autres illusions encore plus longues, et quidurent même toute la vie. Un insensé qui estincurable, passera sa vie à croire voir ce qui n' estpoint devant ses yeux ; jamais il ne s' apercevra deson illusion : c' est un songe de toute la vie qu' onfait les yeux ouverts, et sans être endormi. Commentpourrai-je m' assurer que je ne suis point dans ce cas ?Celui qui y est ne croit point y être ;

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il se croit aussi sûr que moi de n' y être pas. Je necrois pas plus fermement que lui voir ce qu' il mesemble que je vois. Mais quoi ? Je n' en sauroispourtant douter dans la pratique, il est vrai ; maiscet insensé dans la pratique ne peut non plus que moidouter de tout ce qu' il s' imagine voir, et qu' il nevoit point. Cette persuasion inévitable dans lapratique n' est donc point une preuve : peut-êtren' est-elle en moi, non plus que dans cet insensé,qu' une misère de ma condition, et un entraînementinvincible dans l' erreur. Quoique celui qui songe nepuisse s' empêcher de croire ce que ses songes luireprésentent, il ne s' ensuit pas que ses songes soientvrais. Quoiqu' un insensé ne puisse s' empêcher de secroire roi, et de penser qu' il voit ce qu' il ne voitpoint, il ne s' ensuit pas que sa royauté et tous lesautres objets de son extravagance soient véritables.Peut-être que dans le moment de ce que j' appelle lamort, j' éprouverai une espèce de réveil, qui medétrompera de tous les songes grossiers de cette vie ;comme le réveil du matin me détrompe des songes de lanuit, ou comme la guérison d' un fou le désabuse des

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erreurs dont il a été le jouet pendant sa folie.Une autre chose est peut-être encore possible, qui estque l' illusion, que je vois plus longue dans un fouque dans un homme qui dort, sera encore plus longue etplus constante dans l' homme qui ne dort ni n' extravague.Peut-être que, dans la veille et dans le plus grandsang-froid, je suis le jouet d' une illusion qui ne sedissipera jamais, et que nul autre état ne me tirerade cette tromperie

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perpétuelle. Que ferai-je ? Du moins je veux tâcher deme préserver de l' illusion, en doutant de tout. Maisquoi, peut-on toujours douter de tout ? Est-ce un étatsérieux et possible ? Ne seroit-ce point une folie pireque l' illusion même que je veux tâcher d' éviter ? Non,il ne peut point y avoir de folie à n' assurer pas cequ' on ne trouve point entièrement assuré. Si lapratique m' entraîne à supposer les choses dont je n' aipoint de preuve évidente, je me regarderai comme unhomme qu' un torrent entraîne toujours insensiblement,et qui se prend toujours, pour se retenir, aux branchesdes arbres plantés sur le rivage.Un homme fort assoupi se fait violence pour vaincre lesommeil ; mais le sommeil le surprend toujours, etaussitôt qu' il dort sa raison disparoît : il rêve, ilfait des songes ridicules ; dès qu' il s' éveille, ilaperçoit son erreur et l' illusion de ses songes, danslesquels néanmoins il retombe au bout de trois minutes.C' est ainsi que je suis entre la veille et le sommeil,entre mon doute philosophique qui seul est raisonnable,et le songe trompeur de la vie commune. Pour medéfendre de cette continuelle et invincible illusion,au moins je tâcherai de temps en temps de me reprendreà ma règle immuable de n' admettre que ce qui estcertain. Dans ces momens de retour au dedans demoi-même, je désavouerai tous mes jugemens précipités,je me remettrai en suspens, et je me défierai autant demoi que de tout ce qu' il me semble qui m' environne.Voilà ce qu' il faut faire, si je veux suivre la

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raison ; elle ne doit croire que ce qui est certain,elle ne doit que douter de ce qui est douteux. Jusqu' àce que je trouve quelque chose d' invincible par pureraison pour me montrer la certitude de tout ce qu' onappelle nature et univers, l' univers entier doit m' être

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suspect de n' être qu' un songe et une fable. Toute lanature n' est peut-être qu' un vain fantôme. Cet état desuspension, il est vrai, m' étonne et m' effraie ; il mejette au dedans de moi dans une solitude profonde etpleine d' horreur ; il me gêne, il me tient comme enl' air : il ne sauroit durer, j' en conviens ; mais il estle seul état raisonnable. Ma pente à supposer les chosesdont je n' ai point de preuve, est semblable au goût desenfans pour les fables et les métamorphoses. On aimemieux supposer le mensonge, que de se tenir dans cetteviolente suspension, pour ne se rendre qu' à la seulevérité exactement démontrée.ô raison, où me jetez-vous ? Où suis-je ? Que suis-je ?Tout m' échappe ; je ne puis me défendre de l' erreur quim' entraîne, ni renoncer à la vérité qui me fuit.Jusques à quand serai-je dans ce doute, qui est uneespèce de tourment, et qui est pourtant le seul usageque je puisse faire de la raison ? ô abîme de ténèbresqui m' épouvante ! Ne croirai-je jamais rien ? Croirai-jesans être assuré ? Qui me tirera de ce trouble ?Il me vient une pensée que je dois examiner. S' il y aun être de qui je tienne le mien, ne doit-il pas êtrebon et véritable ? Pourroit-il l' être s' il me trompoit,et s' il ne m' avoit mis au monde que pour une illusionperpétuelle ? Mais qui m' a dit

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qu' un être puissant, malin et trompeur, ne m' ait pointformé ? Qui est-ce qui m' a dit que je n' ai point étéformé par le hasard dans un état qui porte l' illusionpar lui-même ? De plus, comment sais-je si je ne suispas moi-même la cause volontaire de mon illusion ? Pouréviter l' erreur, je n' ai qu' à ne juger jamais, et àdemeurer dans un doute universel sans exception. C' esten voulant juger que je m' expose à me tromper moi-même.Peut-être que celui qui m' a mis au monde ne m' y a misque pour demeurer toujours dans le doute. Peut-être quej' abuse de ma raison, que je passe au-delà des bornesqui me sont marquées, et que je me livre moi-même àl' erreur toutes les fois que je veux juger. Je nejugerai donc plus : mais j' examinerai toutes choses, enme défiant de moi-même et de celui qui m' a formé,supposé que j' aie été formé par un être supérieur à moi.Dans cette incertitude, que je veux pousser aussi loinqu' elle peut aller, il y a une chose qui m' arrête toutcourt. J' ai beau vouloir douter de toutes choses ; ilm' est impossible de pouvoir douter si je suis. Le néantne sauroit douter ; et quand même je me tromperois, ils' ensuivroit par mon erreur même que je suis quelquechose, puisque le néant ne peut se tromper. Douter etse tromper, c' est penser. Ce moi qui pense, qui doute,

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qui craint de se tromper, qui n' ose juger de rien, nesauroit faire tout cela, s' il n' étoit rien.Mais d' où vient que je m' imagine que le néant ne sauroitpenser ? Je me réponds aussitôt à moi-même :

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c' est que, qui dit néant, exclut sans réserve toutepropriété, toute action, toute manière d' être, et parconséquent la pensée ; car la pensée est une manièred' être et d' agir. Cela me paroît clair. Mais peut-êtreque je me contente trop aisément. Allons donc encoreplus loin, et voyons précisément pourquoi cela meparoît clair.Toute la clarté de ce raisonnement roule sur laconnoissance que j' ai du néant, et sur celle que j' aide la pensée. Je connois clairement que le néant nepeut rien, ne fait rien, ne reçoit rien, et n' a jamaisrien : d' un autre côté, je connois clairement quepenser c' est agir, c' est faire, c' est avoir quelquechose : donc je connois clairement que la penséeactuelle ne peut jamais convenir au néant. C' est l' idéeclaire de la pensée qui me découvre l' incompatibilitéqui est entre le néant et elle, parce qu' elle est unemanière d' être : d' où il s' ensuit que quand j' ai uneidée claire d' une chose, il ne dépend plus de moid' aller contre l' évidence de cette idée. L' exemple surlequel je suis le montre invinciblement. Quelqueviolence que je me fasse, je ne puis parvenir à doutersi ce qui pense en moi existe : il n' est donc questionque d' avoir des idées bien claires comme celles quej' ai de la pensée ; en les consultant on sera toujoursdéterminé à nier de la chose ce que son idée en exclut,et à affirmer de cette même chose ce que son idéerenferme clairement.Mais je parle d' idée, et je ne sais encore ce que c' est.C' est quelque chose que je ne puis encore biendémêler : c' est une lumière qui est en

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moi, qui n' est point moi-même, qui me corrige, qui meredresse, ou peut-être qui me trompe, mais enfin quim' entraîne par son évidence véritable ou fausse. Quoiqu' il en soit, c' est une règle qui est au dedans demoi, de laquelle je ne puis juger, et par laquelle aucontraire il faut que je juge de tout, si je veuxjuger : c' est une règle qui me force même à juger,comme il paroît par l' exemple de ce que j' examine

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maintenant ; car il m' est impossible de m' abstenir dejuger que je suis, puisque je pense ; la clarté del' idée de la pensée, me met dans une absolueimpuissance de douter si je suis.Ma règle de ne juger jamais pour ne me tromper pas, nepeut donc me servir que dans les choses où je n' ai pointd' idée claire : mais pour celles où j' ai une idéeentièrement claire, cette clarté trompeuse ouvéritable me force à juger malgré moi ; je ne suis pluslibre d' hésiter. Quand même cette clarté d' idée neseroit qu' une illusion, il faut que je me livre à elle.Je pousse le doute aussi loin que je puis ; mais je nepuis le pousser jusqu' à contredire mes idées claires.Qu' un autre encore plus incrédule et plus défiant quemoi le pousse plus loin : je l' en défie ; je le défiede douter sérieusement de son existence. Pour endouter, il faudroit qu' il crût qu' on peut penser, etn' être rien. La raison n' a que ses idées ; elle n' apoint en elle de quoi les combattre ; il faudroitqu' elle sortît d' elle-même, et qu' elle se tournâtcontre elle-même, pour les contredire. Quand même ellene trouveroit point de quoi montrer la certitude de ses

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idées, elle n' a rien en elle qui puisse lui servird' instrument pour ébranler ce que ses idées luireprésentent. Il est vrai, encore une fois, qu' ellepeut douter de ce que ses idées lui proposent commedouteux : ce doute, bien loin de combattre les idées,est au contraire une manière très-exacte de les suivreet de s' y soumettre : mais pour les choses qu' ellesreprésentent clairement, on ne peut s' empêcher ni deles concevoir clairement, ni de les croire aveccertitude.Je conclus donc trois choses sur l' idée claire quej' ai de mon existence par ma pensée : la première estque nul homme de bonne foi ne peut douter contre uneidée entièrement claire ; la seconde, que quand mêmenos idées seroient trompeuses, elles nous entraîneroientinvinciblement toutes les fois qu' elles auroient cetteclarté parfaite ; la troisième, que nous n' avons rienen nous qui nous mette en droit de douter de lacertitude de nos idées claires. Ce seroit douter sanssavoir pourquoi, et ce doute n' auroit rien devraisemblable ; car toute l' étendue de notre raison,loin de nous révolter contre nos idées, ne consistequ' à les consulter comme une règle supérieure etimmuable.Je sais bien que ceux qui se plaisent à douterconfondront toujours les idées entièrement clairesavec celles qui ne le sont pas, et qu' ils se serviront

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de l' exemple de certaines choses dont les idées sontobscures, et laissent une entière liberté d' opinion,pour combattre la certitude des idées claires surlesquelles on n' est point libre de douter : mais je lesconvaincrai toujours par leur propre expérience,

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s' ils sont de bonne foi. Pendant qu' ils doutent detout, je les défie de douter si ce qui doute en euxest un néant. Si la croyance que je suis parce que jedoute est une erreur, non-seulement c' est une erreursans remède, mais encore une erreur de laquelle laraison n' a aucun prétexte de se défier.Ce qui résulte de tout ceci, est qu' il faut bien segarder de prendre une idée obscure pour une idée claire,ce qui fait la précipitation des jugemens et l' erreur ;mais aussi qu' on ne doit et qu' on ne peut jamaissérieusement hésiter sur les choses que nos idéesrenferment clairement.Ce que je viens de dire est une espèce de lueur qui seprésente à moi dans cet abîme de ténèbres où je suisenfoncé ; ce n' est point encore un vrai jour : ce n' estqu' un foible commencement ; et quelque envie que j' aiede voir la lumière, j' aime encore mieux la plusaffreuse obscurité, qu' une lumière fausse. Plus lavérité est précieuse, plus je crains de trouver ce quilui ressembleroit, et qui ne seroit pas elle-même. ôvérité, si vous êtes quelque chose qui puissem' entendre et me voir, écoutez mes désirs ; voyez lapréparation de mon coeur ; ne souffrez pas que jeprenne votre ombre pour vous-même ; soyez jalouse devotre gloire ; montrez-vous, il me suffira de vousvoir : c' est pour vous seule, et non pour moi, que jevous veux. Jusques à quand m' échapperez-vous ?Mais que dis-je ? Peut-être que la vérité ne sauroitm' entendre. Il est vrai que ma raison ne me

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fournit aucun sujet de doute sur mes idées claires :mais que sais-je si ma raison elle-même n' est pointune fausse mesure pour mesurer toutes choses ? Qui m' adit que cette raison n' est point elle-même uneillusion perpétuelle de mon esprit séduit par un espritpuissant et trompeur qui est supérieur au mien ?Peut-être que cet esprit me représente comme clair cequi est le plus absurde. Peut-être que le néant estcapable de penser, et qu' en pensant je ne suis rien.

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Peut-être qu' une même chose peut tout ensemble existeret n' exister pas. Peut-être que la partie est aussigrande que le tout. Me voilà rejeté dans une étrangeincertitude ; et il ne m' est pas même permis d' avoirimpatience d' en sortir, quelque violent que soit cetétat, puisque mon impatience seroit une mauvaisedisposition pour connoître la vérité. Examinons donctranquillement ce que je viens de dire.Je fais une extrême différence entre mes opinionslibres et variables, et mes idées claires que je nesuis jamais libre de changer. Quand même elles seroientfausses, il m' est impossible de les redresser, et jesuis sans ressource dévoué à l' erreur. Ceux mêmes quim' accuseront de me tromper, si c' est une tromperie,sont dans la nécessité de se tromper toujours aussibien que moi. Cette erreur n' est point un accident ;c' est un état fixe où nous sommes nés : c' est leurnature, c' est la mienne. Cette raison qui nous trompe,n' est point une inspiration étrangère, ni quelque chosede dehors qui vienne porter la séduction au dedans denous, ou qui nous pousse pour nous égarer : cetteraison

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trompeuse est nous-mêmes ; et s' il est vrai que noussoyons quelque chose, nous sommes précisément cetteraison qui se trompe. Puisque cette raison est lefond de notre nature même, il faudroit que l' espritsupérieur qui nous tromperoit nous eût donné lui-mêmeune nature fausse, toute tournée à l' erreur, etincapable de la vérité ; il faudroit qu' il nous eûtdonné, pour ainsi dire, une raison à l' envers, et quis' attacheroit toujours au contre-pied de la vérité.Un esprit qui auroit fait le mien de la sorte seroitnon-seulement supérieur, mais tout-puissant. Un espritqui fait des esprits, qui les fait de rien, qui netrouve rien de fait en eux par une règle droite etsimple, mais qui y fait et qui y met tout suivant sondessein, et qui fait à son gré une raison qui n' estpoint une raison, une raison qui renverse la raisonmême, doit être un esprit tout-puissant. Il faut qu' ilsoit créateur, et qu' il ait fait son ouvrage de rien :s' il avoit fait son ouvrage de quelque chose, il auroitété assujetti à cette chose dont il se seroit servidans sa production : ce qu' il auroit trouvé déjà fait,auroit été dans la règle droite et primitive de lasimple nature. Mais pour faire en sorte que tout ce quiest en nous et que tout nous-mêmes ne soit qu' erreuret illusion, il faut, pour ainsi dire, qu' il n' ait rienpris dans la nature, et qu' il ait formé tout exprès derien un être tout nouveau qui soit l' antipode de la

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vraie raison. N' est-ce pas être créateur ? N' est-ce pasêtre tout-puissant ?J' ose même dire que cet esprit trompeur seroit

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plus que tout-puissant ; et voici ma raison. Je conçoisque l' être et la vérité sont la même chose ; en sortequ' une chose n' est qu' autant qu' elle est vraie, etqu' elle n' est vraie qu' autant qu' elle est. L' êtreintelligent, suivant cette règle, n' a d' être qu' autantqu' il a d' intelligence : donc si un esprit n' étoitpoint intelligent, il ne pourroit pas être ; car iln' a d' autre être que son intelligence. Maisl' intelligence elle-même, qui est-elle ? Qui ditintelligence, dit essentiellement la connoissance dequelque vérité. Le pur néant ne sauroit être l' objetde l' intelligence ; on ne le conçoit point ; on n' en apoint d' idée ; il ne peut se présenter à l' esprit. Sidonc il n' y avoit dans toute la nature rien de vrai nide réel qui répondît à nos idées, notre intelligenceelle-même, et par conséquent notre être, n' auroit riende réel. Comme nous ne connoîtrions rien de véritablehors de nous ni en nous, nous ne serions aussi rien devéritable nous-mêmes ; nous serions un néant quidoute : nous serions un néant qui ne peut s' empêcherde se tromper, parce qu' il ne peut s' empêcher de juger ;un néant qui agit toujours, qui pense et qui repensesans cesse sur sa pensée ; un néant qui se replie surlui-même ; un néant qui se cherche, qui se trouve, etenfin qui s' échappe à soi-même. Quel étrange néant !C' est ce néant monstrueux qu' un esprit supérieurtromperoit. N' est-ce pas être plus que tout-puissant,d' agir sur le néant comme sur quelque chose de vrai etde réel ? Bien plus, quel prodige de faire que le néantagisse, qu' il se croie quelque chose, et qu' il se diseà lui-même, comme à quelqu' un :

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je pense, donc je suis ! Mais non, peut-être que jepense sans exister, et que je me trompe sans être sortidu néant.Si cet esprit est tout-puissant, il ne peut donc m' avoirdonné l' être qu' autant qu' il m' aura donné la vraieintelligence ; car il n' y a que le réel et le véritablequi soit intelligible. Ainsi, supposé que je soisquelque chose, et quelque chose d' intelligent, uncréateur tout-puissant n' a pu me créer qu' en me rendant

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intelligent de la vérité. Il n' est pas question desavoir s' il a voulu me tromper ou non : quand même ill' auroit voulu, il ne l' auroit pas pu. Il a bien pu medonner une intelligence bornée, et l' exclure deconnoître les vérités infinies ; mais il n' a pu medonner quelque degré d' être, sans me donner aussiquelque degré d' intelligence de la vérité. La raisonest, comme je l' ai déjà dit plusieurs fois, que lenéant est aussi incapable d' être connu, qu' il estincapable de connoître. Si je pense, il faut que jesois quelque chose, et il faut que ce que je pense soitquelque chose aussi.Ce que je dis d' un être tout-puissant, il faut à plusforte raison le dire du hasard. Supposé même que lehasard pût former un être intelligent, et faire, parun assemblage fortuit, que ce qui ne pensoit pointcommençât à penser ; du moins il ne pourroit pas fairequ' un être qui penseroit, pensât sans penser rien devrai ; car le mensonge est un néant, et le néant n' estpoint l' objet de la pensée. On ne peut penser qu' àl' être, et à ce qui est vrai ; car l' être et la véritésont la même chose.

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On peut bien se tromper en partie, en joignant sansraison des êtres séparés ; mais cette erreur estmélangée de vérité, et il est impossible de se tromperen tout : ce seroit ne plus penser ; car la pensée nesubsisteroit plus, si elle portoit entièrement à faux,et si elle n' avoit aucun objet réel et véritable.Tout se réduit donc à ce désespoir absolu, et à cenaufrage universel de la raison humaine, de dire : unemême chose peut tout ensemble être et n' être pas ;penser et n' être rien ; penser et ne penser rien : oubien il faut conclure qu' un premier être, quoiquetout-puissant, n' a pu nous donner l' intelligence àquelque degré, sans nous donner en même temps quelqueportion de vérité intelligible pour objet de notrepensée.Je sais bien qu' après ce raisonnement il reste toujoursà savoir si nous pouvons penser sans être, et si unemême chose peut tout ensemble être et n' être pas :mais au moins il est manifeste, que, si ces deux chosessont incompatibles, un premier être par satoute-puissance n' a pu, quand même il l' auroit voulu,nous créer intelligens dans une entière privation dela vérité.D' ailleurs, si cet être supérieur est créateur ettout-puissant, il faut qu' il soit infiniment parfait.Il ne peut être par lui-même, et pouvoir tirer quelquechose du néant, sans avoir en soi la plénitude de

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l' être ; puisque l' être, la vérité, la bonté, laperfection, ne peut être qu' une même chose. S' il estinfiniment parfait, il est infiniment vrai ; s' il estinfiniment vrai, il est infiniment opposé à l' erreur et

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au mensonge. Cependant, s' il avoit fait ma raisonfausse et incapable de connoître la vérité, il l' auroitfaite essentiellement mauvaise ; et par conséquent ilseroit mauvais lui-même : il aimeroit l' erreur : il enseroit la cause volontaire ; et en me créant il n' auroiteu d' autre fin que l' illusion et la tromperie : il fautdonc ou qu' il soit incapable de me créer de la sorte,ou qu' il n' existe point.Je vois bien, par mes songes, que je puis avoir étécréé pour être quelquefois dans une illusion passagère.Cette illusion est plutôt une suspension de ma raisonqu' une véritable erreur. Pendant cette illusion je n' airien de libre : un moment après il me vient des penséesnettes, précises et suivies, qui sont supérieures àcelles du songe, et qui les font évanouir. Ainsi cetétat est bien appelé du nom d' illusion passagère, etd' impuissance de raisonner de suite. Mais si l' état dela veille me trompoit de même, ce seroit une chose biendifférente : ma raison seroit essentiellement fausse,parce que toutes mes idées qui sont le fond de maraison même, et qui sont immuables en moi, seroient lecontre-pied de la véritable raison : ce seroit uneerreur de nature et essentielle, de laquelle rien nepourroit me tirer ; il faudroit faire de moi un autremoi-même, et anéantir toutes mes idées pour me faireconcevoir la moindre vérité ; ou, pour mieux dire, cettenouvelle créature qui commenceroit à voir quelquevérité, ne seroit rien moins que moi-même : elle seroitplutôt une nouvelle créature produite en ma place aprèsmon anéantissement.

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Je comprends bien qu' un être créateur, et infinimentparfait, peut quelquefois suspendre pour un peu de tempsma raison et ma liberté, en me donnant des perceptionsconfuses qui s' effacent et se perdent les unes dans lesautres, comme je l' éprouve dans mes songes. Ces erreurspassagères, si on peut les nommer ainsi, sont bientôtcorrigées par les pensées fixes et réfléchies de laveille. Je ne sais même si on peut dire que je fasseaucun véritable jugement, ni par conséquent que je

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tombe réellement dans l' erreur pendant que je dors.J' avoue qu' à mon réveil il me semble que pendant messonges j' ai jugé, j' ai raisonné, j' ai craint, j' aiespéré, j' ai aimé, j' ai haï, en conséquence de mesjugemens : mais peut-être que mes jugemens, non plus queles actes de ma volonté, n' ont point été véritablespendant que je dormois. Il peut se faire que des imagesempreintes dans mon cerveau pendant la journée, se sontréveillées la nuit par le cours fortuit des esprits.Ces images de mes pensées et de mes volontés de laveille étant ainsi excitées, ont fait une nouvelletrace qui a été accompagnée de perceptions confuses, etde sensations passagères, sans aucune réflexion nijugement formel. à mon réveil je puis apercevoir cesnouvelles traces des images faites pendant la veille,et croire que j' y ai joint dans mon songe lesjugemens qu' elles représentent, quoique je ne les aiepas joints réellement pendant mon sommeil. Le souvenirn' est apparemment que la perception des traces déjàfaites : ainsi quand j' aperçois à mon réveil les

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traces renouvelées en dormant, je rappelle lesjugemens du jour, dont les images du songe de la nuitsont composées ; et par conséquent je puis bien croireme souvenir que j' ai jugé en dormant, quoique je n' aiefait aucun jugement réel.De plus, quand même j' aurois jugé et me seroisréellement trompé pendant mes songes, je ne seroispoint surpris qu' un être infiniment parfait etvéritable m' eût mis dans cette nécessité de me tromperpendant que je dors. Ces erreurs n' influent dansaucune action libre et raisonnable de ma vie ; elles neme font faire rien de méritoire ni de déméritoire ;elles ne sont ni un abus de la raison, ni uneopposition fixe à la vérité ; elles sont bientôtredressées par les jugemens que je fais quand jeveille, et qui sont suivis d' une volonté libre.Je comprends que le premier être peut vouloir tirer lavérité de l' erreur, comme tirer le bien du mal, enpermettant que par la suspension des esprits je fasseen dormant des songes trompeurs. Par cette expérienceil me montre de grandes vérités : car qu' y a-t-il deplus propre à me montrer la foiblesse de ma raison, etle néant de mon esprit, que d' éprouver cet égarementpériodique et inévitable de mes pensées ? C' est undélire réglé, qui tient près d' un tiers de ma vie, etqui m' avertit, pour les deux autres tiers, que je doisme défier de moi, et rabaisser mon orgueil. Ilm' apprend que ma raison même n' est pas à moi en propre,qu' elle m' est prêtée et retirée tour à tour, sans que

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je puisse ni la retenir quand elle m' échappe,

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ni la rappeler quand elle est absente, ni résister àl' illusion que son absence cause en moi, ni même avoirpar mon industrie aucune part à son retour.Voilà un temps d' erreur bien employé, s' il me mène toutdroit à me connoître, et à me faire remonter à unesagesse sans laquelle la mienne n' est que folie. Maisquelle comparaison peut-on faire de cette illusion sipassagère et si utile, avec un état d' erreur d' où rienne me pourroit tirer, et où ma raison la plus évidenteseroit par elle-même un fonds inépuisable de séductionet de mensonge ? Une nature et une essence touted' erreur, qui seroit un néant de raison ; une naturetoute fausse et toute mauvaise, ou, pour mieux dire,qui ne seroit point une nature positive, mais unabsolu néant en toute manière, ne peut jamais êtrel' ouvrage d' un créateur tout bon, tout véritable ettout-puissant.Voilà ce que ma raison me représente sur elle-même, etvoilà ce que je trouve, ce me semble, clairement toutesles fois que je la consulte. Le doute universel etabsolu dans lequel je m' étois retranché, n' est-il pasplus sûr ? Nullement : car on se trompe autant à douterlorsqu' il faudroit croire, que l' on se trompe à croirelorsqu' il faudroit encore douter. Douter, c' est jugerqu' il ne faut rien croire. Supposé qu' il faille croirequelque chose, et que j' hésite mal à propos, je metrompe en doutant de tout, et je suis en demeure àl' égard de la vérité qui se présente à moi. Queferai-je ? La dernière espérance m' est arrachée ; il

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ne me reste pas même la triste consolation d' éviterl' erreur en me retranchant dans le doute. Où suis-je ?Que suis-je ? Où est-ce que je vais ? Oùm' arrêterai-je ? Mais comment puis-je m' arrêter ? Sije renonce à ma raison, et si elle m' est suspecte ence qu' elle me présente de plus clair, je suis réduità cette extrémité, de douter si une même chose peuttout ensemble être et n' être pas. Je ne puis me prendreà rien pour m' arrêter dans une pente si effroyable ;il faut que je tombe jusqu' au fond de cet abîme. Encoresi je pouvois y demeurer ! Mais cet abîme où je suistombé me repousse, et le doute me paroît aussi sujet àl' erreur que mes anciennes opinions. Si un être

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tout-puissant, infiniment bon et véritable, m' a faitpour connoître la vérité par la raison droite qu' ilm' a donnée, je suis inexcusable de m' aveugler moi-mêmepar un doute capricieux, et mon doute universel estun monstre. Si au contraire ma raison est fausse, jene laisse pas d' être excusable en la suivant ; car quepuis-je faire de mieux que de me servir fidèlement detout ce qui est en moi, pour tâcher d' aller droit à lavérité ? M' est-il permis de me défier, sans aucunfondement ni intérieur ni extérieur, de tout ce qui meparoît également dans tous les temps, raison,certitude, évidence ? Il vaut donc mieux suivre cetteévidence qui m' entraîne nécessairement, qui ne peutm' être suspecte d' aucun côté, qui est conforme à toutce que je puis concevoir de l' être tout-puissant quipeut m' avoir fait, enfin contre laquelle je ne sauroistrouver aucun fondement de doute

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solide ; que de me livrer au doute vague, qui peutêtre lui-même une erreur et une hésitation de monfoible esprit, qui demeure incertain, faute de savoirsaisir la vérité par une vue ferme et constante.Me voilà donc enfin résolu à croire que je pense,puisque je doute ; et que je suis, puisque je pense :car le néant ne sauroit penser, et une même chose nepeut tout ensemble être et n' être pas. Ces vérités queje commence à connoître, et dont la découverte a tantcoûté à mon esprit, sont en bien petit nombre. Si j' endemeure là, je ne connois dans toute la nature que moiseul, et cette solitude me remplit d' horreur. De plus,si je me connois, je ne me connois guère. Il est vraique je suis quelque chose qui se connoît soi-même, etdont la nature est de connoître : mais d' où est-ce queje viens ? Est-ce du néant que je suis sorti ; ou bienai-je toujours été ? Qui est-ce qui a pu commencer enmoi la pensée ? Ce qu' il me semble voir autour de moiest-il quelque chose ? ô vérité, vous commencez à luireà mes yeux. Je vois poindre un foible rayon de lumièrenaissante sur l' horizon au milieu d' une profonde etaffreuse nuit : achevez de percer mes ténèbres ;débrouillez peu à peu le chaos où je suis enfoncé. Ilme semble que mon coeur est droit devant vous ; je necrains que l' erreur ; je crains autant de résister àl' évidence, et de ne pas croire ce qui mérite d' êtrecru, que de croire trop légèrement ce qui estincertain. ô vérité, venez à moi, montrez-vous toutepure : que je vous voie, et je serai rassasié en vousvoyant !

PARTIE 2 CHAPITRE 2

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preuves métaphysiques de l' existence de Dieu. notions préliminaires.Tous mes soins pour douter ne me peuvent donc plusempêcher de croire certainement plusieurs vérités. Lapremière est que je pense quand je doute. La seconde,que je suis un être pensant, c' est-à-dire, dont lanature est de penser ; car je ne connois encore quecela de moi. La troisième, d' où les deux autrespremières dépendent, est qu' une même chose ne peut toutensemble exister et n' exister pas ; car si je pouvoistout ensemble être et n' être pas, je pourrois aussipenser et n' être pas. La quatrième, que ma raison neconsiste que dans mes idées claires, et qu' ainsi jepuis affirmer d' une chose tout ce qui est clairementrenfermé dans l' idée de cette chose-là ; autrement jene pourrois conclure que je suis puisque je pense. Ceraisonnement n' a aucune force, qu' à cause quel' existence est clairement renfermée dans l' idée de lapensée. Penser est une action et une manière d' être :donc il est évident, par cet exemple, qu' on peutassurer d' une chose tout ce qui est clairementrenfermé dans son idée : hésiter encore là-dessus, cen' est plus exactitude et force d' esprit pour douter dece qui est douteux ; c' est légèreté et irrésolution ;c' est inconstance

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d' un esprit flottant, qui ne sait rien saisir par unjugement ferme, qui n' embrasse ni ne suit rien, à quila vérité connue échappe, et qui se laisse ébranlercontre ses plus parfaites convictions, par toutessortes de pensées vagues.Ce fondement immobile étant posé, je me réjouis deconnoître quelques vérités ; c' est là mon véritablebien : mais je suis bien pauvre ; mon esprit se trouverétréci dans quatre vérités ; je n' oserois passerau-delà sans crainte de tomber dans l' erreur. Ce queje connois n' est presque rien ; ce que j' ignore estinfini : mais peut-être que je tirerai insensiblementdu peu que je connois déjà, quelque partie de cetinfini qui m' est jusqu' ici inconnu.Je connois ce que j' appelle moi , qui pense, et àqui je donne le nom d' esprit. Hors de moi je ne connoisencore rien ; je ne sais s' il y a d' autres esprits que

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le mien, ni s' il y a des corps. Il est vrai que jecrois apercevoir un corps, c' est-à-dire, une étenduequi m' est propre, que je remue comme il me plaît, etdont les mouvemens me causent de la douleur ou duplaisir. Il est vrai aussi que je crois voir d' autrescorps à peu près semblables au mien, dont les uns semeuvent et les autres sont immobiles autour de moi.Mais je me tiens ferme à ma règle inviolable, qui estde douter sans relâche de tout ce qui peut être tantsoit peu douteux.Non-seulement tous ces corps, qu' il me sembleapercevoir, tant le mien que les autres, mais encoretous les esprits qui me paroissent en société

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avec moi, qui me communiquent leurs pensées, et quisont attentifs aux miennes ; tous ces êtres, dis-je,peuvent n' avoir rien de réel, et n' être qu' une pureillusion qui se passe toute entière au dedans de moiseul : peut-être suis-je moi seul toute la nature.N' ai-je pas l' expérience que quand je dors je croisvoir, entendre, toucher, flairer, goûter ce qui n' estpoint et qui ne sera jamais. Tout ce qui me frappependant mon songe, je le porte au dedans de moi, etau dehors il n' y a rien de vrai. Ni les corps que jem' imagine sentir, ni les esprits que je me représenteen société de pensée avec le mien, ne sont ni esprits nicorps ; ils ne sont, pour ainsi dire, que mon erreur.Qui me répondra, encore une fois, que ma vie entièrene soit point un songe, et un charme que rien ne peutrompre ? Il faut donc par nécessité suspendre encoremon jugement sur tous ces êtres qui me sont suspects defausseté.étant ainsi comme repoussé par tout ce que je m' imagineconnoître au dehors de moi, je rentre au dedans, et jesuis encore étonné dans cette solitude au fond demoi-même. Je me cherche, je m' étudie : je vois bien queje suis ; mais je ne sais ni comment je suis, ni sij' ai commencé à être, ni par où j' ai pu exister. ôprodige ! Je ne suis sûr que de moi-même ; et ce moioù je me renferme, m' étonne, me surpasse, me confond,et m' échappe dès que je prétends le tenir. Me suis-jefait moi-même ? Non ; car pour faire il faut être ; lenéant ne fait rien : donc pour me faire il auroit falluque j' eusse été avant que d' être ; ce qui est une

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manifeste contradiction. Ai-je toujours été ? Suis-jepar moi-même ? Il me semble que je n' ai pas toujoursété ; je ne connois mon être que par la pensée, et jesuis un être pensant. Si j' avois toujours été, j' auroistoujours pensé ; si j' avois toujours pensé, ne mesouviendrois-je point de mes pensées ? Ce que j' appellemémoire, c' est ce qui fait connoître ce que l' on apensé autrefois. Mes pensées se replient surelles-mêmes ; en sorte qu' en pensant je m' aperçois queje pense, et ma pensée se connoît elle-même : il m' enreste une connoissance après même qu' elle est passée,qui fait que je la retrouve quand il me plaît ; etc' est ce que j' appelle souvenir. Il y a donc bien del' apparence que si j' avois toujours pensé, je m' ensouviendrois.Il peut néanmoins se faire que quelque cause inconnueet étrangère, quelque être puissant et supérieur aumien, auroit agi sur le mien pour lui ôter laperception de ses pensées anciennes, et auroit produiten moi ce que j' appelle oubli. J' éprouve en effet quequelques-unes de mes pensées m' échappent, en sorte queje ne les retrouve plus. Il y en a même quelques-unesqui se perdent tellement, qu' à cet égard-là je ne pensepoint d' avoir jamais pensé.Mais quel seroit cet être étranger et supérieur aumien, qui auroit empêché ma pensée de se replier ainsisur elle-même, et de s' apercevoir, comme elle le faitnaturellement ? Dans cette incertitude je suspens monjugement, suivant ma règle, et je me tourne d' un autrecôté par un

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chemin plus court. Suis-je par moi-même, ou suis-je parautrui ? Si je suis par moi-même, il s' ensuit que j' aitoujours été ; car je porte, pour ainsi dire, au dedansde moi essentiellement la cause de mon existence : cequi me fait exister aujourd' hui a dû me faire existeréternellement et d' une manière immuable. Si au contraireje suis par autrui, d' une manière variable etempruntée, cet autrui, quel qu' il soit, m' a fait passerdu néant à l' être. Qui dit un passage du néant àl' être, dit une succession dans laquelle on commenceà être, et où le néant précède l' existence. Toutconsiste donc à examiner si je suis par moi-même, ounon.Pour faire cet examen, je ne puis manquer enm' attachant à une de mes principales règles, qui estcomme la clef universelle de toute vérité ; qui est deconsulter mes idées, et de n' affirmer que ce qu' ellesrenferment clairement.Pour démêler ceci, j' ai besoin de rassembler certaines

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choses qui me paroissent claires. L' être, la vérité etla bonté ne sont qu' une même chose ; en voici lapreuve. La bonté et la vérité ne peuvent convenir aunéant ; car le néant ne peut jamais être ni vrai nibon à aucun degré : donc la vérité et la bonté nepeuvent convenir qu' à l' être. Pareillement l' être nepeut convenir qu' à ce qui est vrai ; car ce qui estentièrement faux, n' est rien ; et ce qui est faux enpartie, n' existe aussi qu' en partie. Il en est de mêmede la bonté : ce qui n' est qu' un peu bon, n' a qu' unpeu d' être ; ce qui est meilleur, est davantage ; cequi n' a aucune

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bonté, n' a aucun être. Le mal n' est rien de réel, iln' est que l' absence du bien ; comme une ombre n' estqu' une absence de la lumière.Il est vrai qu' il y a certaines choses très-réelles ettrès-positives que l' on nomme mauvaises, non à causede leur nature réelle et véritable, qui est bonne enelle-même en tout ce qu' elle contient, mais par laprivation de certains biens qu' elles devroient avoiret qu' elles n' ont pas. Je ne saurois donc me tromperen croyant que la vérité et la bonté ne sont que l' être.La bonté et la vérité étant réelles, et n' y ayantpoint d' autre réalité que l' être, il s' ensuitclairement qu' être vrai, être bon, et être simplement,c' est la même chose : mais comme je puis concevoirqu' une chose soit plus ou moins, je la puis concevoiraussi plus ou moins vraie, plus ou moins bonne.

PART. 2 CHAP. 2 PREMIERE PREUVE

tirée de l' imperfection de l' être humain. ces principes posés, je reviens à l' être qui seroitpar lui-même, et je trouve qu' il seroit dans lasuprême perfection. Ce qui a l' être par soi, estéternel et immuable ; car il porte toujours égalementdans son propre fond la cause et la nécessité de sonexistence. Il ne peut rien recevoir de dehors : cequ' il recevroit de dehors ne pourroit jamais faire unemême chose avec lui, ni par conséquent leperfectionner ; car ce qui seroit d' une naturecommuniquée et variable, ne peut jamais faire un mêmeêtre avec ce qui est par soi et incapable

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de changement. La distance et la disproportion entre detelles parties seroit infinie : donc elles ne pourroientjamais entre elles composer un vrai tout. On ne peutdonc rien ajouter à sa vérité, à sa bonté et à saperfection ; il est par lui-même tout ce qu' il peutêtre, et il ne peut jamais être moins que ce qu' ilest. être ainsi, c' est exister au suprême degré del' être, et par conséquent au suprême degré de vérité etde perfection.Donnez-moi un être communiqué et dépendant, etconcevez-le à l' infini aussi parfait qu' il vous plaira,il demeurera toujours infiniment au-dessous de celuiqui est par lui-même. Quelle comparaison entre un êtreemprunté, changeant, susceptible de perdre et derecevoir, qui est sorti du néant, et qui est prêt à yretomber ; avec un être nécessaire, indépendant,immuable, qui ne peut dans son indépendance rienrecevoir d' autrui, qui a toujours été, qui seratoujours, et qui trouve en soi tout ce qu' il doit être ?Puisque l' être qui est par lui-même, surpassetellement la perfection de tout être créé qu' on puisseconcevoir en montant jusqu' à l' infini, il s' ensuitqu' un être qui est par lui-même, est au suprême degréd' être, et par conséquent infiniment parfait dans sonessence.Il reste à savoir si ce que j' appelle moi, qui pense,qui raisonne, et qui se connoît soi-même, est cet êtreimmuable qui subsiste par lui-même, ou non. Ce quej' appelle moi, ou mon esprit, est infiniment éloignéde l' infinie perfection. J' ignore,

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je me trompe ; je me détrompe, du moins je m' imagineme détromper ; je doute, et souvent le doute, qui estune imperfection, est le meilleur parti pour moi.Quelquefois j' aime mes erreurs, je m' y obstine, et jecrains de m' en détromper ; je tombe dans la mauvaisefoi, et je dis le contraire de ce que je pense. Jereçois l' instruction d' autrui ; on me reprend, on araison de me reprendre ; je reçois donc la véritéd' autrui. Mais, ce qui est bien pis encore, je veux,je ne veux pas ; ma volonté est variable, incertaine,contraire à elle-même. Puis-je me croiresouverainement parfait parmi tant de changemens et dedéfauts, parmi tant d' ignorance et d' erreursinvolontaires et même volontaires ?S' il est manifeste que je ne suis point infinimentparfait, il est manifeste aussi que je ne suis pointpar moi-même. Si je ne suis point par moi-même,il faut que je sois par autrui ; car j' ai déjà reconnu

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clairement que je n' ai pu me produire moi-même. Si jesuis par autrui, il faut que cet autrui, qui m' a faitpasser du néant à l' être, soit par lui-même, et parconséquent infiniment parfait. Ce qui fait passer unechose du néant à l' être, non-seulement doit avoirl' être par soi-même, mais encore une puissance infiniede le communiquer ; car il y a une distance infiniedepuis le néant jusqu' à l' existence. Si quelque chosepouvoit ajouter à l' infini, il faut avouer que lafécondité de créer ajouteroit infiniment à laperfection infinie de l' être qui est par lui-même :donc cet être qui est

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par lui-même, et par qui je suis, est infinimentparfait ; et c' est ce qu' on appelle Dieu.Toutes ces propositions sont claires, et rien ne peutm' arrêter dans leur enchaînement. Car de quoidouterai-je ? N' est-il pas vrai que ce qui est parsoi-même, est pleinement et parfaitement ? C' est sansdoute, s' il est permis de parler ainsi, le plus être detous les êtres, et par conséquent infiniment parfait.Mon esprit n' est donc point par soi-même ; car il n' estpoint dans cette infinie perfection : en lereconnoissant, je ne dois point craindre de me tromper ;et je me tromperois bien grossièrement, si peu que j' endoutasse. Il est donc indubitable que je ne suis pointpar moi-même, et que je suis par autrui.Encore une fois, cet autrui, s' il est lui-même sorti dunéant, n' a pu m' en tirer. Ce qui n' a l' être que parautrui, ne peut le garder par soi-même, bien loin de lepouvoir donner à qui ne l' a pas. Faire que ce quin' étoit pas commence à être, c' est disposer de l' êtreen propre, et avoir la puissance infinie ; car on nepeut concevoir nulle puissance finie à aucun degré, quine soit au-dessous de celle-là. Donc l' être par qui jesuis, est au suprême degré d' être et de puissance ; ilest infiniment parfait, et je ne vois plus rien qui medonne le moindre prétexte de doute.Voilà donc enfin le premier rayon de vérité qui luit àmes yeux. Mais quelle vérité ? Celle du premier être.ô vérité plus précieuse elle seule que toutes les autresensemble que je puis découvrir !

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Vérité qui me tient lieu de toutes les autres ! Non,je n' ignore plus rien, puisque je connois ce qui est

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tout ; et que tout ce qui n' est pas lui, n' est rien.ô vérité universelle, infinie, immuable, c' est doncvous-même que je connois ; c' est vous qui m' avez fait,et qui m' avez fait par vous-même ! Je serois comme sije n' étois pas, si je ne vous connoissois point.Pourquoi vous ai-je si longtemps ignorée ? Tout ce quej' ai cru voir sans vous n' étoit point véritable ; carrien ne peut avoir aucun degré de vérité que par vousseule, ô vérité première ! Je n' ai vu jusqu' ici que desombres ; ma vie entière n' a été qu' un songe. J' avoueque je connois jusqu' à présent peu de vérités ; mais cen' est pas la multitude que je cherche.ô vérité précieuse ! ô vérité féconde ! ô véritéunique ! En vous seule je trouve tout, et ma curiosités' épuise. De vous sortent tous les êtres comme deleur source ; en vous je trouve la cause immédiate detout : votre puissance, qui est sans bornes, n' enlaisse aucune à ma contemplation. Je tiens la clef detous les mystères de la nature, dès que je découvre sonauteur. ô merveille qui m' explique toutes les autres !Vous êtes incompréhensible ; mais vous me faites toutcomprendre : vous êtes incompréhensible, et je m' enréjouis. Votre infini m' étonne et m' accable ; c' est maconsolation : je suis ravi que vous soyez si grand queje ne puisse vous voir tout entier ; c' est à cetinfini que je vous reconnois pour l' être qui m' a tirédu néant. Mon esprit succombe sous tant de majesté ;heureux de baisser les yeux, ne pouvant

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soutenir par mes regards l' éclat de votre gloire.

PART. 2 CHAP. 2 SECONDE PREUVE

tirée de l' idée que nous avons de l' infini. toutes les choses que j' ai déjà remarquées me fontvoir que j' ai en moi l' idée de l' infini, et d' uneinfinie perfection. Il est vrai que je ne sauroisépuiser l' infini, ni le comprendre, c' est-à-dire, leconnoître autant qu' il est intelligible. Je ne doispas m' en étonner ; car j' ai déjà reconnu que monintelligence est finie : par conséquent elle ne sauroitégaler ce qui est infiniment intelligible. Il estnéanmoins constant que j' ai une idée précise del' infini ; je discerne très-nettement ce qui luiconvient et ce qui ne lui convient pas ; je n' hésitejamais à en exclure toutes les propriétés des nombreset des quantités finies. L' idée même que j' ai del' infini n' est ni confuse ni négative ; car ce n' est

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point en excluant indéfiniment toutes bornes, que jeme représente l' infini. Qui dit borne, dit unenégation toute simple ; au contraire, qui nie cettenégation, affirme quelque chose de très-positif. Doncle terme d' infini, quoiqu' il paroisse dans ma langueun terme négatif, et qu' il veuille dire non fini ,est néanmoins très-positif. C' est le mot de fini ,dont le vrai sens est très-négatif. Rien n' est sinégatif qu' une borne ; car qui dit borne, ditnégation de toute étendue ultérieure. Il faut donc queje m' accoutume à regarder toujours le terme de fini comme étant négatif : par

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conséquent celui d' infini est très-positif. Lanégation redoublée vaut une affirmation ; d' où ils' ensuit que la négation absolue de toute négation estl' expression la plus positive qu' on puisse concevoir,et la suprême affirmation : donc le terme d' infini estinfiniment affirmatif par sa signification, quoiqu' ilparoisse négatif dans le tour grammatical. En nianttoutes bornes, ce que je conçois est si précis et sipositif, qu' il est impossible de me faire jamaisprendre aucune autre chose pour celle-là.Donnez-moi une chose finie aussi prodigieuse qu' il vousplaira ; faites en sorte qu' à force de surpasser toutemesure sensible, elle devienne comme infinie à monimagination : elle demeure toujours finie en monesprit ; j' en conçois la borne lors même que je nepuis l' imaginer. Je ne puis marquer où elle est ; maisje sais clairement qu' elle est ; et loin qu' elle seconfonde avec l' infini, je conçois avec évidence qu' elleest encore infiniment distante de l' idée que j' ai del' infini véritable.Que si on me vient parler d' indéfini, comme d' unmilieu entre ce qui est infini et ce qui est borné, jeréponds que cet indéfini ne peut signifier rien, àmoins qu' il ne signifie quelque chose de véritablementfini, dont les bornes échappent à l' imagination, sanséchapper à l' esprit. Mais enfin tout ce qui n' est pointprécisément l' infini, de quelque grandeur énorme qu' ilsoit, est infiniment éloigné de lui ressembler.Non-seulement j' ai l' idée de l' infini, mais encore

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j' ai celle d' une perfection infinie. Parfait et bon,c' est la même chose. La bonté et l' être sont encore la

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même chose. être infiniment bon et parfait, c' est êtreinfiniment. Il est certain que je conçois un êtreinfini et infiniment parfait. Je distingue nettementde lui tout être d' une perfection bornée, et je ne melaisserois non plus éblouir à une perfection indéfinie,qu' à un corps indéfini. Il est donc vrai, et je ne metrompe point, que je porte toujours au dedans de moi,quoique je sois fini, une idée qui me représente unechose infinie.Où l' ai-je prise cette idée, qui est si fort au-dessusde moi, qui me surpasse infiniment, qui m' étonne, quime fait disparoître à mes propres yeux, qui me rendl' infini présent ? D' où vient-elle ? Où l' ai-je prise ?Dans le néant ? Rien de ce qui est fini ne peut me ladonner ; car le fini ne représente point l' infini, dontil est infiniment dissemblable. Si nul fini, quelquegrand qu' il soit, ne peut me donner l' idée du vraiinfini, comment est-ce que le néant me la donneroit ?Il est manifeste d' ailleurs que je n' ai pu me ladonner moi-même ; car je suis fini comme toutes lesautres choses dont je puis avoir quelques idées. Bienloin que je puisse comprendre que j' invente l' infini,s' il n' y en a aucun de véritable ; je ne puis pas mêmecomprendre qu' un infini réel hors de moi ait puimprimer en moi, qui suis borné, une image ressemblanteà la nature infinie. Il faut donc que l' idée del' infini me soit venue du dehors, et je suis même bienétonné qu' elle ait pu y entrer.

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Encore une fois, d' où me vient-elle cette merveilleusereprésentation de l' infini, qui tient de l' infinimême, et qui ne ressemble à rien de fini ? Elle esten moi ; elle est plus que moi ; elle me paroît tout,et moi rien. Je ne puis l' effacer, ni l' obscurcir, nila diminuer, ni la contredire. Elle est en moi ; je nel' y ai pas mise ; je l' y ai trouvée ; et je ne l' y aitrouvée qu' à cause qu' elle y étoit déjà avant que jela cherchasse. Elle y demeure invariable, lors mêmeque je n' y pense pas, et que je pense à autre chose.Je la retrouve toutes les fois que je la cherche, etelle se présente souvent quoique je ne la cherche pas.Elle ne dépend point de moi ; c' est moi qui dépendsd' elle. Si je m' égare, elle me rappelle : elle mecorrige ; elle redresse mes jugemens ; et quoique jel' examine, je ne puis ni la corriger, ni en douter,ni juger d' elle ; c' est elle qui me juge et qui mecorrige.Si ce que j' aperçois est l' infini même immédiatementprésent à mon esprit, cet infini est donc : si aucontraire ce n' est qu' une représentation de l' infini

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qui s' imprime en moi, cette ressemblance de l' infinidoit être infinie ; car le fini ne ressemble en rienà l' infini, et n' en peut être la vraie représentation.Il faut donc que ce qui représente véritablementl' infini ait quelque chose d' infini pour lui ressembleret pour le représenter.Cette image de la divinité même sera donc un secondDieu semblable au premier en perfection infinie :comment sera-t-il reçu et contenu dans mon espritborné ? D' ailleurs qui aura fait cette représentationinfinie de l' infini pour me la donner ?

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Se sera-t-elle faite elle-même ? L' image infinie del' infini n' aura-t-elle ni original sur lequel elle soitfaite, ni cause réelle qui l' ait produite ? Où ensommes-nous ? Et quel amas d' extravagances ! Il fautdonc conclure invinciblement que c' est l' êtreinfiniment parfait qui se rend immédiatement présentà moi, quand je le conçois, et qu' il est lui-mêmel' idée que j' ai de lui.Je l' avois déjà trouvé lorsque j' ai reconnu qu' il y anécessairement dans la nature un être qui est parlui-même, et par conséquent infiniment parfait. J' aireconnu que je ne suis point cet être, parce que jesuis infiniment au-dessous de l' infinie perfection.J' ai reconnu qu' il est hors de moi, et que je suis parlui. Maintenant je découvre qu' il m' a donné l' idée delui, en me faisant concevoir une perfection infiniesur laquelle je ne puis me méprendre ; car quelqueperfection bornée qui se présente à moi, je n' hésitepoint ; sa borne fait aussitôt que je la rejette, etje lui dis dans mon coeur : vous n' êtes point monDieu : vous n' êtes point mon infiniment parfait : vousn' êtes point par vous-même : quelque perfection quevous ayez, il y a un point et une mesure au-delà delaquelle vous n' avez plus rien et vous n' êtes rien.Il n' en est pas de même de mon Dieu, qui est tout :il est, et il ne cesse point d' être : il est, et iln' y a pour lui ni degré ni mesure : il est, et rienn' est que par lui. Tel est ce que je conçois ; etpuisque je le conçois ; il est, car il n' est pasétonnant qu' il soit, puisque rien, comme je l' ai

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vu, ne peut être que par lui. Mais ce qui est étonnantet incompréhensible, c' est que moi, foible, borné,

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défectueux, je puisse le concevoir. Il faut qu' il soitnon-seulement l' objet immédiat de ma pensée, maisencore la cause qui me fait penser ; comme il est lacause qui me fait être, et qu' il élève ce qui est finià penser l' infini.Voilà le prodige que je porte toujours au dedans demoi. Je suis un prodige moi-même. N' étant rien, dumoins n' étant qu' un être emprunté, borné, passager, jetiens de l' infini et de l' immuable que je conçois :par-là je ne puis me comprendre moi-même. J' embrassetout, et je ne suis rien ; je suis un rien qui connoîtl' infini : les paroles me manquent pour m' admirer etme mépriser tout ensemble. ô Dieu ! ô le plus être detous les êtres ! ô être devant qui je suis comme si jen' étois pas ! Vous vous montrez à moi ; et rien detout ce qui n' est pas vous ne peut vous ressembler. Jevous vois ; c' est vous-même : et ce rayon qui part devotre face rassasie mon coeur, en attendant le pleinjour de la vérité.

PART. 2 CHAP. 2 TROISIEME PREUVE

tirée de l' idée de l' être nécessaire. mais la règle fondamentale de toute certitude, que j' aiposée d' abord, me découvre encore évidemment la véritédu premier être. J' ai dit que si la raison est raison,elle ne consiste que dans la simple et fidèleconsultation de mes idées. Je ne saurois juger d' elle,et je juge de tout par elle.

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Si quelque chose me paroît certain et évident, c' estque mes idées me le représentent comme tel, et je nesuis plus libre d' en douter. Si au contraire quelquechose me paroît faux et absurde, c' est que mes idéesy répugnent. En un mot, dans tous mes jugemens, soitque j' affirme ou que je nie, c' est toujours mes idéesimmuables qui décident de ce que je pense. Il fautdonc ou renoncer pour jamais à toute raison, ce que jene suis pas libre de faire, ou suivre mes idées clairessans crainte de me tromper.Quand j' examine si le néant peut penser, au lieu del' examiner sérieusement, il me prend envie de rire.D' où cela vient-il ? C' est que l' idée de la penséerenferme clairement quelque chose de positif et deréel qui ne convient qu' à l' être. La seule attention àcette idée porte un ridicule manifeste dans ma question.Il en est de même de certaines autres questions.Demandez à un enfant de quatre ans si la table de la

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chambre où il est se promène d' elle-même, et si ellese joue comme lui ; au lieu de répondre il rira.Demandez à un laboureur bien grossier si les arbres deson champ ont de l' amitié pour lui, si ses vaches luiont donné conseil dans ses affaires domestiques, si sacharrue a bien de l' esprit ; il répondra que vous vousmoquez de lui. En effet toutes ces questions ont uneimpertinence qui choque même le laboureur le plusignorant et l' enfant le plus simple.En quoi consiste cette impertinence ? à quoiprécisément se réduit-elle ? à choquer le sens

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commun, dira quelqu' un. Mais qu' est-ce que le senscommun ? N' est-ce pas les premières notions que tousles hommes ont également des mêmes choses ? Ce senscommun, qui est toujours et partout le même, quiprévient tout examen, qui rend l' examen même decertaines questions ridicule, qui fait que malgré soion rit au lieu d' examiner, qui réduit l' homme à nepouvoir douter, quelque effort qu' il fît pour se mettredans un vrai doute ; ce sens qui est celui de touthomme ; ce sens qui n' attend que d' être consulté, maisqui se montre au premier coup-d' oeil, et qui découvreaussitôt l' évidence ou l' absurdité de la question ;n' est-ce pas ce que j' appelle mes idées ? Les voilàdonc ces idées ou notions générales que je ne puis nicontredire ni examiner, suivant lesquelles au contrairej' examine et je décide tout, en sorte que je ris aulieu de répondre toutes les fois qu' on me propose cequi est clairement opposé à ce que ces idées immuablesme représentent.Ce principe est constant, et il n' y auroit que sonapplication qui pourroit être fautive : c' est-à-direqu' il faut sans hésiter suivre toutes mes idéesclaires ; mais qu' il faut bien prendre garde de neprendre jamais pour idée claire celle qui renfermequelque chose d' obscur. Aussi veux-je suivreexactement cette règle dans les choses que je vaisméditer.J' ai déjà reconnu que j' ai l' idée d' un être infinimentparfait : j' ai vu que cet être est par lui-même,supposé qu' il soit ; qu' il est nécessairement ; qu' onne sauroit jamais le concevoir que

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comme existant, parce que l' on conçoit que son essence

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est d' exister toujours par soi-même. Si on ne le peutconcevoir que comme existant, parce que l' existenceest renfermée dans son essence, on ne sauroit jamaisle concevoir comme n' existant pas actuellement, etn' étant que simplement possible. Le mettre hors del' existence actuelle au rang des choses purementpossibles, c' est anéantir son idée, c' est changer sonessence : par conséquent ce n' est plus lui ; c' estprendre un autre être pour lui, afin de pouvoir s' enimaginer ce qui ne peut jamais lui convenir ; c' estdétruire la supposition ; c' est se contredire soi-même.Il faut donc ou nier absolument que nous ayons aucuneidée d' un être nécessaire et infiniment parfait, oureconnoître que nous ne le saurions jamais concevoirque dans l' existence actuelle qui fait son essence.S' il est donc vrai que nous le concevions, et si nousne pouvons le concevoir qu' en cette manière, je doisconclure, suivant ma règle, sans crainte de me tromper,qu' il existe toujours actuellement.1 il est certain que j' ai une idée de cet être,puisqu' il faut nécessairement qu' il y en ait un. Si jene suis pas moi-même cet être, il faut que j' aie reçul' existence par lui. Non-seulement je le conçois, maisencore je vois évidemment qu' il faut qu' il soit dansla nature. Il faut, ou que tout soit nécessaire, ouqu' un seul être nécessaire ait fait tous les autres :mais, dans l' une et dans l' autre de ces deuxsuppositions, il demeure toujours également vrai qu' onne peut se passer de

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quelque être nécessaire. Je conçois cet être et sanécessité.2 l' idée que j' en ai renferme clairement l' existenceactuelle. Je ne le distingue de tout autre être quepar-là. Ce n' est que par cette existence actuelle queje le conçois : ôtez-la lui, il n' est plus rien ;laissez-la lui, il demeure tout. Elle est doncclairement renfermée dans son essence, comme l' existenceest renfermée dans la pensée. Il n' est pas plus vraide dire que qui dit penser dit être, que qui dit êtrepar soi-même dit essentiellement une existenceactuelle et nécessaire. Donc il faut affirmerl' existence actuelle, de la simple idée de l' êtreinfiniment parfait ; de même que j' affirme monactuelle existence de ma pensée actuelle.On me dira peut-être que c' est un sophisme. Il estvrai, dira quelqu' un, que cet être existenécessairement, supposé qu' il existe : mais commentsaurons-nous s' il existe effectivement ? Quiconque mefera cette objection, n' entend ni l' état de la

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question, ni la valeur des termes. Il est question icide juger de l' existence pour Dieu, comme nous sommesobligés de juger, par rapport à tous les autres êtres,des qualités qui conviennent ou ne conviennent pas àleur essence. Si l' existence actuelle est aussiinséparable de l' essence de Dieu, que la raison, parexemple, est inséparable de l' homme, il faut conclureque Dieu existe essentiellement, avec la mêmecertitude que l' on conclut que l' homme estessentiellement raisonnable. Quand on a vu clairementque la raison est essentielle

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à l' homme, on ne s' amuse pas à conclure puérilement quel' homme est raisonnable, supposé qu' il soitraisonnable ; mais on conclut absolument etsérieusement qu' il ne peut jamais être queraisonnable. De même, quand on a une fois reconnu quel' existence actuelle est essentielle à l' êtrenécessaire et infiniment parfait que nous concevons,il n' est plus temps de s' arrêter ; il fautnécessairement achever d' aller jusqu' au bout : en unmot, il faut conclure que cet être existeactuellement et essentiellement, en sorte qu' il nesauroit jamais n' exister pas.Que si ce raisonnement abstrait de toutes les chosessensibles échappe à quelques esprits par son extrêmesimplicité et son abstraction ; loin de diminuer saforce, cela l' augmente ; car il n' est fondé sur aucunedes choses qui peuvent séduire les sens oul' imagination : tout s' y réduit à deux règles ; l' unede pure métaphysique que nous avons déjà admise, quiest de consulter nos idées claires et immuables ;l' autre est de pure dialectique, qui est de tirer laconséquence immédiate, et d' affirmer précisément d' unechose ce que son idée claire renferme.Ainsi ce qui arrête pour une conclusion si évidenteen elle-même quelques esprits, c' est qu' ils ne sontpoint accoutumés à raisonner certainement sur ce quiest abstrait et insensible ; c' est qu' ils tombentdans un préjugé d' habitude, qui est de raisonner surl' existence de Dieu comme ils raisonnent sur lesqualités des créatures, ne voyant pas combien leursophisme est absurde.

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Il faut ici raisonner de l' existence qui est

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essentielle, comme on raisonne sur l' intelligence quiest essentielle à l' homme. Il n' est pas essentiel àl' homme d' être ; mais supposé qu' il soit, il lui estessentiel d' être intelligent : donc on peut affirmeren tout temps de l' homme, que c' est un être intelligentquand il existe. Pour Dieu, l' existence actuelle luiest essentielle : donc il faut toujours affirmer delui, non pas qu' il existe actuellement supposé qu' ilexiste ; ce qui seroit ridicule et identique, pourparler comme l' école ; mais qu' il existe actuellement,puisque les essences ne peuvent changer, et que lasienne emporte l' existence actuelle. Si on étoitferme à contempler les choses abstraites qui sontévidentes par elles-mêmes, on riroit autant de ceuxqui doutent là-dessus, qu' un enfant rit quand on luidemande si la table se joue avec lui, si une pierrelui parle, si sa poupée a bien de l' esprit.Il est donc vrai, ô mon Dieu, que je vous trouve detous côtés. J' avois déjà vu qu' il falloit dans lanature un être nécessaire et par lui-même ; que cetêtre étoit nécessairement parfait et infini ; que jen' étois point cet être, et que j' avois été fait parlui : c' étoit déjà vous reconnoître et vous avoirtrouvé. Mais je vous retrouve encore par un autreendroit : vous sortez, pour ainsi dire, du fond demoi-même par tous les côtés. Cette idée que je porteau dedans de moi-même d' un être nécessaire etinfiniment parfait, que dit-elle, si je l' écoute aufond de mon coeur ? Qui l' y a mise, si ce n' est vous ?Ou plutôt cette idée n' est-elle pas

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vous-même ? Le mensonge et le néant pourroit-il mereprésenter une suprême et universelle vérité ? Cetteidée infinie de l' infini dans un esprit borné,n' est-elle pas le sceau de l' ouvrier tout-puissant,qu' il a imprimé sur son ouvrage ?De plus, cette idée ne m' apprend-elle pas que vousêtes toujours actuellement et nécessairement ; commemes autres idées m' apprennent ce que d' autres chosespeuvent être par vous, ou n' être point, suivant qu' ilvous plaît ? Je vois aussi évidemment votre existencenécessaire et immuable, que je vois la mienneempruntée et sujette au changement. Pour en douter, ilfaudroit douter de la raison même, qui ne consisteque dans les idées : il faudroit démentir l' essencedes choses, et se contredire soi-même. Toutes cesdifférentes manières d' aller à vous, ou plutôt de voustrouver en moi, sont liées et s' entre-soutiennent.Ainsi, ô mon Dieu, quand on ne craint point de vousvoir, et qu' on n' a point des yeux malades qui fuient

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la lumière, tout sert à vous découvrir, et la natureentière ne parle que de vous : on ne peut même laconcevoir, si on ne vous conçoit. C' est dans votrepure et universelle lumière qu' on voit la lumièreinférieure par laquelle tous les objets particulierssont éclairés.

PARTIE 2 CHAPITRE 3

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réfutation du spinosisme. il me reste encore une difficulté à éclaircir : ellese présente à moi tout-à-coup, et me rejette dansl' incertitude. La voici dans toute son étendue. J' ail' idée de quelque chose qui est infiniment parfait, ilest vrai, et je vois bien que cette idée doit avoir unfondement réel : il faut qu' elle ait son objetvéritable ; il faut que quelque chose ait mis en moiune si haute idée : tout ce qui est inférieur àl' infini en est infiniment dissemblable, et parconséquent n' en peut donner l' idée. Il faut donc quel' idée de l' infinie perfection me vienne par un êtreréel et existant avec une perfection infinie : toutcela est certain. J' ai cru trouver un premier être parcette preuve : mais ne pourrois-je point me tromper ?Ce raisonnement prouve bien qu' il y a réellement dansla nature quelque chose qui est infiniment parfait ;mais il ne prouve point que cette perfection infiniesoit distinguée de tous les êtres qui paroissentm' environner. Peut-être que cette multitude d' êtres,dont l' assemblage porte le nom d' univers, est une masseinfinie qui dans son tout renferme des perfectionsinfinies par sa variété. Peut-être même que toutes sesparties, qui paroissent se diviser les unes des autres,sont indivisibles du tout ; et que ce tout infini etindivisible en lui-même contient cette

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infinie perfection dont j' ai l' idée, et dont je cherchela réalité.Pour mieux développer cette indivisibilité du tout, jeme représente que la séparation des parties entreelles ne doit pas me faire conclure qu' aucune de cesparties puisse jamais être séparée du tout. Laséparation des parties entre elles n' est qu' un

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changement de situation, et point une division réelle.Afin que les parties fussent réellement divisées, ilfaudroit qu' elles ne fissent plus un même toutensemble. Pendant qu' une partie qui est dans uneextrême distance d' une autre tient à elle par toutescelles qui occupent le milieu, on ne peut pas direqu' il y ait une réelle division. Pour séparerréellement une partie de toutes les autres, il faudroitmettre quelque espace réel entre toutes les autres etelle : or cela est impossible, supposé que le toutsoit infini ; car où trouvera-t-on au-delà de l' infini,qui n' a point de bornes, un espace vide qu' on puissemettre entre une partie de cet infini et tout le restedont il est composé ? Il est donc vrai que cet infinisera indivisible dans son tout, quoiqu' il soitdivisible pour le rapport que chacune de ses partiesa avec les autres parties voisines.Un corps rond qui se meut sur son propre centre,demeure immobile dans son tout, quoique chacune de sesparties soit en mouvement. Cet exemple fait entendrequelque chose de ce que je veux dire ; mais il esttrès-imparfait : car ce corps rond a une superficiequi correspond à d' autres corps voisins ; et commetoute cette superficie

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change de situation et de correspondance aux corpsvoisins, on peut conclure par-là que tout le corps defigure ronde se meut et change de place. Mais pourune masse infinie, il n' en est pas de même : elle n' aaucune borne ni superficie ; elle ne correspond àaucun corps étranger : donc il est certain qu' elle estdans son tout parfaitement immobile, quoique sesparties bornées, si on les considère par rapport lesunes aux autres, se meuvent perpétuellement. En unmot, le tout infini ne peut se mouvoir, quoique lesparties étant finies se meuvent sans cesse. Par-là jerassemble dans ce tout infini toutes les perfectionsd' une nature simple et indivisible, et toutes lesmerveilles d' une nature divisible et variable. Le toutest un et immuable par son infini : les parties semultiplient à l' infini, et forment par descombinaisons infinies une variété que rien n' épuise.Une même chose prend successivement toutes les formesles plus contraires : c' est une fécondité de naturesdiverses, où tout est nouveau, tout est éternel, toutest changeant, tout est immuable. N' est-ce point cetassemblage infini, ce tout infini, et par conséquentindivisible et immuable, qui m' a donné l' idée d' uneinfinie perfection ? Pourquoi irois-je la chercherailleurs, puisque je puis si facilement la trouver là ?

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Pourquoi ajouter à l' univers qui paroît m' environner,une autre nature incompréhensible que j' appelle Dieu ?Voilà, ce me semble, la difficulté aussi grande qu' ellepeut l' être ; et de bonne foi je n' oublie rien de toutce qui peut la fortifier : mais je trouve,

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sans prévention, qu' elle s' évanouit dès que je veuxl' examiner de près. Voici comment.1 quand je suppose l' univers infini, je ne puis éviterde croire que le tout est changeant, si toutes lesparties prises séparément sont changeantes. Il estvrai qu' il n' y aura point dans cet univers infini unesuperficie ou circonférence qui tourne comme lacirconférence d' un corps circulaire dont le centre estimmobile : mais comme toutes les parties de ce toutinfini seront en mouvement et changeantes, il s' ensuivranécessairement que tout sera aussi en mouvement etdans un changement perpétuel : car le tout n' est pointun fantôme ni une idée abstraite ; il n' estprécisément que l' assemblage des parties : donc sitoutes les parties se meuvent, le tout, qui n' est quetoutes les parties prises ensemble, se meut aussi.à la vérité, je dois, pour lever toute équivoque,distinguer soigneusement deux sortes de mouvemens ;l' un interne, pour ainsi dire, l' autre externe. Parexemple, on fait rouler une boule dans un lieu uni,et on fait bouillir devant le feu un pot rempli d' eau,et bien fermé : la boule se meut de ce mouvement quej' appelle externe, c' est-à-dire qu' elle sort touteentière d' un espace pour aller dans un autre. Voilà ceque l' univers qu' on suppose infini ne sauroit faire ;je l' avoue. Mais le pot rempli d' eau bouillante, etqui est bien fermé, a une autre sorte de mouvement quej' appelle interne ; c' est-à-dire que cette eau semeut, et très-rapidement, sans sortir de l' espace quila renferme : elle est toujours au même lieu, et ellene

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laisse pas de se mouvoir sans cesse. Il est vrai dedire que toute cette eau bout, qu' elle est agitée,qu' elle change de rapports, et qu' en un mot rien n' estplus changeant par le dedans, quoique le dehorsparoisse immobile. Il en seroit précisément de mêmede cet univers qu' on supposeroit infini : il nepourroit changer tout entier de place ; mais tous les

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mouvemens différens du dedans qui forment tous lesrapports, qui font les générations et les corruptionsdes substances, seroient perpétuels et infinis. Lamasse entière se mouvroit sans cesse dans toutes sesparties. Or, il est évident qu' un tout qui changeperpétuellement ne sauroit remplir l' idée que j' ai del' infinie perfection ; car un être simple, immuable,qui n' a aucune modification, parce qu' il n' a ni partiesni bornes ; qui n' a en soi ni changement ni ombre dechangement, et qui renferme toutes les perfections detoutes les modifications les plus variées dans saparfaite et immuable simplicité, est plus parfait quecet assemblage infini et éternel d' êtres changeans,bornés, et incapables d' aucune consistance. Donc il estmanifeste qu' il faut renoncer à l' idée d' un êtreinfiniment parfait, ou qu' il le faut chercher dans unenature simple et indivisible, loin de ce chaos qui nesubsisteroit que dans un perpétuel changement.2 il faut reconnoître de bonne foi qu' un assemblagede parties réellement distinguées les unes des autresne peut point être cette unité souveraine et infiniedont j' ai l' idée. Si ce tout étoit réellement un etsimple, il seroit vrai de dire que

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chaque partie seroit le tout : si chaque partie étoitréellement le tout, il faudroit qu' elle fût comme luiréellement infinie, indivisible, immobile, immuable,incapable d' aucune borne ni modification. Tout aucontraire, chaque partie est défectueuse, bornée,changeante, sujette à je ne sais combien demodifications successives.Il faudroit encore admettre une autre absurdité etcontradiction manifeste ; c' est qu' y ayant une identitéréelle entre toutes les parties qui feroient un toutréellement un et indivisible, il s' ensuivroit que lesparties ne seroient plus parties, et que l' une seroitréellement l' autre : d' où il faudroit conclure que l' airseroit l' eau ; que le ciel seroit la terre ; quel' hémisphère où il est nuit seroit celui où il seroitjour ; que la glace seroit chaude, et le feu froid ;qu' une pierre seroit du bois ; que le verre seroit dumarbre ; qu' un corps rond seroit tout ensemble rond,carré, triangulaire, et de toutes les figures etdimensions concevables à l' infini ; que mes erreursseroient celles de mon voisin ; que je serois toutensemble croyant ce qu' il croit, et doutant des mêmeschoses qu' il croit et dont je doute : il seroit vicieuxpar mes vices ; je serois vertueux par ses vertus ; jeserois tout ensemble vicieux et vertueux, sage etinsensé, ignorant et instruit. En un mot, tous les

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corps et toutes les pensées de l' univers ne faisanttous ensemble qu' un seul être simple, réellement unet indivisible, il faudroit brouiller toutes les idées,confondre toutes les natures et propriétés, renoncer àtoutes les distinctions, attribuer à la

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pensée toutes les qualités sensibles des corps, etaux corps toutes les pensées des êtres pensans : ilfaudroit attribuer à chaque corps toutes lesmodifications de tous les corps et de tous les esprits :il faudroit conclure que chaque partie est le tout, etque chaque partie est aussi chacune des autresparties : ce qui feroit un monstre dont la raison ahonte et horreur. Ainsi rien n' est si insensé que cettevision.S' il y a identité réelle entre les parties et le tout,il faut dire ou que le tout est chaque partie, ou quechaque partie est le tout : si le tout est chaquepartie, il a toutes les modifications changeantes ettous les défauts qui sont dans les parties : donc cetout n' est pas l' être infiniment parfait ; et ilrenferme en soi d' infinies contradictions parl' opposition de toutes les modifications ou qualitésdes parties. Si au contraire chaque partie est le tout,chaque partie est donc infinie, immuable, incapable debornes et de modifications : donc elle n' est pluspartie, ni rien de tout ce qu' elle paroît.3 dès que vous n' admettez point cette identité réelleet réciproque de tous les êtres de l' univers, vous nepouvez plus en faire quelque chose d' une unité réelle,ni par conséquent en rien faire ni de parfait nid' infini. Chacun de ces êtres a une existenceindépendante des autres. Chaque atôme existant parlui-même, il faudroit qu' il fût lui seul prisséparément infiniment parfait ; car, suivant la règleque nous avons posée, on ne peut être à un plus hautdegré d' être, que d' être par

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soi. Il est manifeste qu' un seul atôme n' est pointinfiniment parfait, puisque tout le reste de la matièrede l' univers ajoute tant à son étendue et à saperfection : donc chaque atôme pris séparément ne peutexister par soi-même. S' il n' existe point par soi-même,il ne peut exister que par autrui ; et cet autrui,qu' il faut nécessairement trouver, est la première

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cause que je cherche.Je remarque, en passant, qu' il faut conclure de toutceci, que tout composé doit nécessairement avoir desbornes. Un être qui est parfaitement un et simple peutêtre infini, parce que l' unité ne le borne point ; etqu' au contraire plus il est un, plus il est parfait :de sorte que s' il est souverainement un, il estsouverainement et infiniment parfait. Mais pour toutce qui est composé, ayant des parties bornées dontl' une n' est point réellement l' autre, et dont l' une ason existence indépendante de l' autre, je puis concevoirnettement la non-existence d' une de ses parties,puisqu' elle n' est point essentiellement existante parelle-même ; je puis, dis-je, la concevoir sans altérerni diminuer l' existence de toutes les autres. Cependantil est manifeste qu' en ne concevant plus cette partiecomme existante et unie aux autres, j' amoindris letout. Un tout amoindri n' est point infini : ce qui estmoindre est borné ; car ce qui est au-dessous del' infini n' est point infini. Si ce tout amoindri estborné, comme il n' est amoindri que par leretranchement d' une seule unité, il s' ensuitclairement qu' il n' étoit point infini avant même quecette unité en eût été détachée ; car

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vous ne pouvez jamais faire l' infini d' un composé fini,en lui ajoutant une seule unité finie.Ma conclusion est que tout composé ne peut jamais êtreinfini. Tout ce qui a des parties réelles qui sontbornées et mesurables, ne peut composer que quelquechose de fini : tout nombre collectif ou successif nepeut jamais être infini. Qui dit nombre, dit amasd' unités réellement distinguées, et réciproquementindépendantes les unes des autres pour exister etn' exister pas. Qui dit amas d' unités réciproquementindépendantes, dit un tout qu' on peut diminuer, et quipar conséquent n' est point infini. Il est certain quele même nombre étoit plus grand avant le retranchementd' une unité, qu' il ne l' est après qu' elle estretranchée. Depuis le retranchement de cette unitébornée, le tout n' est point infini : donc il ne l' étoitpas avant ce retranchement.L' unique moyen d' éluder ce raisonnement est de direqu' il y a dans l' infini des infinités d' infinis ; maisc' est un tour captieux : il ne faut point s' imaginerqu' il puisse y avoir des infinis plus grands les unsque les autres. Si l' on étoit bien attentif à la vraieidée de l' infini, on concevroit sans peine qu' il nepeut y avoir ni de plus ni de moins, qui sont lesmesures relatives, dans ce qui ne peut jamais avoir

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aucune mesure. Il est ridicule de penser qu' il y aitrien au-delà d' une chose dès qu' elle est véritablementinfinie, ni que cent mille millions d' infinis soientplus qu' un seul infini. C' est dégrader l' infini, qued' en imaginer

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plusieurs, puisque plusieurs n' ajoutent rien de réelà un seul.Voilà donc une règle qui me paroît certaine pourrejeter tous les infinis composés : ils se détruisentet se contredisent eux-mêmes par leur composition ;ils ne peuvent être ni infinis ni parfaits : ils nepeuvent être infinis, par la raison que je viensd' expliquer ; ils ne peuvent être parfaits au plushaut degré de perfection, puisque je conçois qu' unêtre infini et réellement un, doit êtreincomparablement plus parfait que tous ces composés.Donc il est essentiel, pour remplir mon idée d' uneinfinie perfection, de revenir à l' unité ; et toutesles perfections que je cherche dans les composés, loind' augmenter par la multitude, ne font que s' affoibliren se multipliant.4 j' ai reconnu une vérité dont il ne m' est pas permisde douter ; c' est que l' être et la bonté ou perfectionsont précisément la même chose. La perfection estquelque chose de positif, et l' imperfection n' est quel' absence de ce positif : or il n' y a rien de réel etde positif que l' être. Tout ce qui n' est pointréellement l' être est le néant. Diminuez la perfection,vous diminuez l' être ; ôtez-la entièrement, vousanéantissez l' être ; augmentez la perfection, vousaugmentez l' être : il est donc vrai que ce qui estpeu, a peu de perfection ; ce qui est davantage estplus parfait ; ce qui est infiniment est infinimentparfait.S' il y avoit donc un composé infini, il faudroit qu' ileût une perfection infinie. Puisqu' il auroit

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un être infini, il auroit une substance infinie, ilauroit une variété infinie de modifications quiseroient toutes de véritables degrés de perfection ; etpar conséquent il y auroit dans cet infini infinimentvarié un infini actuel de véritables perfections. Onn' oseroit pourtant dire qu' il fût infiniment parfait,par la raison que j' ai si souvent retouchée ; c' est

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que ce tout n' est point un ; il ne fait point uneunité simple, réelle, à laquelle on puisse donnerl' être de toutes les parties pour y accumuler uneinfinie perfection.Par-là on tombe, en supposant ce tout, dans uneabsurdité et une contradiction manifeste. Il y a desêtres infinis, et par conséquent des perfectionsinfinies : ce tout n' est pourtant pas infinimentparfait, quoiqu' il contienne un infini de perfections ;car un seul être qui sans parties existeroitinfiniment, seroit infiniment plus parfait : d' où jeconclus que ce composé infini est une chimère indigned' un examen sérieux.Pour me convaincre encore mieux de ce qui me paroîtdéjà clair, je prends l' assemblage de tous les corpsqui me paroissent m' environner, et que j' appellel' univers : je suppose cet univers infini. S' il estinfini en être, il doit par conséquent l' être enperfection. Cependant je ne saurois dire qu' une masseinfinie, en quelque ordre et arrangement qu' on lamette, puisse jamais être d' une infinie perfection ;car cette masse, quoique infinie, qui compose tant deglobes, de terres et de cieux, ne se connoît pointelle-même : je ne puis m' empêcher de croire que ce quise connoît soi-même,

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et qui pense, est d' une perfection supérieure.Je ne veux point examiner ici si la matière pense ; etje supposerai même, tant qu' on le voudra, que lamatière peut penser : mais enfin la masse infinie del' univers ne pense pas, et il n' y a que les corpsorganisés des animaux auxquels on peut vouloirattribuer la pensée. Qu' on le prétende donc tant qu' onvoudra, cela ne peut pas m' empêcher de reconnoîtremanifestement que cette portion de l' être qu' onappellera esprit ou matière, comme on voudra ; quecette portion, dis-je, de l' être qui pense et qui seconnoît, a plus de perfection que la masse infinie etinanimée du reste de l' univers. Voilà donc quelquechose qu' il faut mettre au-dessus de l' infini.Mais passons maintenant à cette portion de l' êtrepensant qui est supérieure au reste de l' univers.Supposons, pour pousser à bout la difficulté, unnombre infini d' êtres pensans ; toutes nos difficultésreviennent toujours : un de ces êtres n' est pointl' autre : on peut en concevoir un de moins sansdétruire tout le reste ; et par-là on détruit l' infini.étrange infini, que le retranchement d' une seule unitérend fini ! Ces êtres pensans sont toustrès-imparfaits ; ils ignorent, ils doutent, ils se

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contredisent ; ils pourroient avoir plus de perfectionqu' ils n' en ont ; et réellement ils croissent enperfection lorsqu' ils sortent de quelque ignorance,ou qu' ils se tirent de quelque erreur, ou qu' ilsdeviennent plus sincères et mieux intentionnés pour seconformer à la raison. Quel est donc cet infini enperfections, qui est plein

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d' imperfections manifestes ? Quel est cet infini sifini par tous les côtés, qui croît et qui décroîtsensiblement ?Je vois donc bien qu' il me faut un autre infini pourremplir cette haute idée qui est en moi. Rien ne peutm' arrêter qu' un infini simple et indivisible,immuable et sans aucune modification ; en un mot, uninfini qui soit un, et qui soit toujours le même. Cequi n' est pas réellement et parfaitement immuablen' est pas un ; car il est tantôt une chose, tantôtune autre : ainsi ce n' est pas un même être, maisplusieurs êtres successifs. Ce qui n' est passouverainement un, n' existe point souverainement :tout ce qui est divisible n' est point le vrai et réelêtre ; ce n' est qu' une composition et un rapport dedivers êtres, et non pas un être réel qu' on puissedésigner.Ce n' est pas encore la réalité qu' on cherche et qu' onveut trouver seule : on n' arrive à la réalité del' être que quand on parvient à la véritable unité dequelque être ; ce qui existe souverainement doit êtreun, et être même la souveraine unité. Il en est del' unité comme de la bonté et de l' être ; ces troischoses n' en font qu' une : ce qui existe moins estmoins bon et moins un ; ce qui existe davantage estdavantage bon et un ; ce qui existe souverainement estsouverainement bon et un. Donc un composé n' est pointsouverainement, et il faut chercher dans la parfaitesimplicité l' être souverain.Je vous avois donc perdu de vue pour un peu de temps,ô mon trésor ! ô unité infinie qui surpassez

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toutes les multitudes, je vous avois perdu, et c' étoitpis que me perdre moi-même ! Mais je vous retrouveavec plus d' évidence que jamais. Un nuage avoit couvertmes foibles yeux pour un moment ; mais vos rayons, ôvérité éternelle, ont percé ce nuage ! Non, rien ne

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peut remplir mon idée que vous, ô unité qui êtes tout,et devant qui tous les nombres accumulés ne serontjamais rien ! Je vous revois, et vous me remplissez.Tous les faux infinis mis en votre place me laissoientvide. Je chanterai éternellement au fond de mon coeur :qui est semblable à vous ?

PARTIE 2 CHAPITRE 4

nouvelle preuve de l' existence de Dieu, tirée de lanature des idées. il y a déjà quelque temps que je raisonne sur mes idées,sans avoir bien démêlé ce que c' est qu' idée : c' estsans doute ce qui m' est le plus intime, et c' estpeut-être ce que je connois le moins. En un sens, mesidées sont moi-même ; car elles sont ma raison. Quandune proposition est contraire à mes idées, je trouvequ' elle est contraire à tout moi-même, et qu' il n' y arien en moi qui n' y résiste. Ainsi mes idées et lefond de moi-même ou de mon esprit ne me paroissentqu' une même chose. D' un autre côté mon esprit estchangeant, incertain, ignorant, sujet à l' erreur,précipité dans ses jugemens, accoutumé à croire ce

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qu' il n' entend point clairement, et à juger sans avoirassez bien consulté ses idées, qui sont certaines etimmuables par elles-mêmes. Mes idées ne sont donc pointmoi, et je ne suis point mes idées. Que croirai-jedonc qu' elles puissent être ? Elles ne sont point lesêtres particuliers qui me paroissent autour de moi :car que sais-je si ces êtres sont réels hors de moi ?Et je ne puis douter que les idées que je porte audedans de moi ne soient très-réelles. De plus, tousces êtres sont singuliers, contingens, changeans etpassagers : mes idées sont universelles, nécessaires,éternelles et immuables.Quand même je ne serois plus pour penser aux essencesdes choses, leur vérité ne cesseroit point d' être : ilseroit toujours vrai que le néant ne pense point,qu' une même chose ne peut tout ensemble être et n' êtrepas ; qu' il est plus parfait d' être par soi que d' êtrepar autrui. Ces objets généraux sont immuables, ettoujours exposés à quiconque a des yeux : ils peuventbien manquer de spectateurs ; mais qu' ils soient vusou qu' ils ne le soient pas, ils sont toujourségalement visibles. Ces vérités, toujours présentes àtout oeil ouvert pour les voir, ne sont donc pointcette vile multitude d' êtres singuliers et changeans, qui

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n' ont pas toujours été, et qui ne commencent à êtreque pour n' être plus dans quelques momens. Où êtes-vousdonc, ô mes idées, qui êtes si près et si loin de moi,qui n' êtes ni moi ni ce qui m' environne ; puisque cequi m' environne et ce que j' appelle moi-même, est siimparfait ?

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Quoi donc, mes idées seront-elles Dieu ? Elles sontsupérieures à mon esprit, puisqu' elles le redressent etle corrigent. Elles ont le caractère de la divinité ;car elles sont universelles et immuables comme Dieu.Elles subsistent très-réellement, selon un principe quenous avons déjà posé : rien n' existe tant que ce quiest universel et immuable. Si ce qui est changeant,passager et emprunté, existe véritablement, à plus forteraison ce qui ne peut changer et qui est nécessaire. Ilfaut donc trouver dans la nature quelque chosed' existant et de réel qui soit mes idées ; quelque chosequi soit au dedans de moi et qui ne soit point moi, quime soit supérieur, qui soit en moi lors même que je n' ypense pas ; avec qui je croie être seul, comme si jen' étois qu' avec moi-même ; enfin qui me soit plusprésent et plus intime que mon propre fonds. Ce je nesais quoi si admirable, si familier et si inconnu nepeut être que Dieu. C' est donc la vérité universelleet indivisible qui me montre comme par morceaux, pours' accommoder à ma portée, toutes les vérités que j' aibesoin d' apercevoir.C' est dans l' infini que je vois le fini : en donnant àl' infini diverses bornes, je fais, pour ainsi dire, ducréateur diverses natures créées et bornées. Le mêmeDieu qui me fait être, me fait penser ; car la penséeest mon être. Le même Dieu qui me fait penser, n' estpas seulement la cause qui produit ma pensée ; il enest encore l' objet immédiat ; il est tout ensembleinfiniment intelligent et infiniment intelligible.Comme intelligence

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universelle, il tire du néant toute actuelleintellection ; comme infiniment intelligible, il estl' objet immédiat de toute intellection actuelle. Ainsitout se rapporte à lui : l' intelligence etl' intelligibilité sont comme l' être ; rien n' est quepar lui ; par conséquent rien n' est intelligent niintelligible que par lui seul. Mais l' intelligence et

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l' intelligibilité sont de même que l' être ; c' est-à-direqu' elles sont réelles dans les créatures, parce que lescréatures existent réellement.Tout ce qui est vérité universelle et abstraite estune idée. Tout ce qui est idée est Dieu même, comme jel' ai déjà reconnu.Il reste à expliquer plusieurs choses : 1 commentest-ce que, Dieu étant parfait, nos idées sontnéanmoins imparfaites ? 2 comment est-ce que nosidées, si elles sont Dieu, qui est simple,indivisible et infini, peuvent être distinctes lesunes des autres, et fixées par certaines bornes ?3 comment est-ce que nous pouvons connoître desnatures bornées dans un être qui ne peut avoir aucuneborne ? 4 comment est-ce que nous pouvons connoîtreles individus qui n' ont rien que de singulier et dedifférent des idées universelles, et qui étanttrès-réels, ont aussi immédiatement en eux-mêmes unevérité et une intelligibilité très-propre ettrès-réelle ?Il faut d' abord présupposer que l' être qui est parlui-même, et qui fait exister tout le reste, renfermeen soi la plénitude et la totalité de l' être. On peutdire qu' il est souverainement, et qu' il est

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le plus être de tous les êtres. Quand je dis le plusêtre , je ne dis pas qu' il est un plus grandnombre d' êtres ; car s' il étoit multiplié, il seroitimparfait. à choses égales, un vaut toujours mieuxque plusieurs. Qui dit plusieurs, ne sauroit faire unêtre parfait. Ce sont plusieurs êtres imparfaits, quine peuvent jamais faire une unité réelle et parfaite.Qui dit une multitude réelle de parties, ditnécessairement l' imperfection de chaque partie ; carchaque partie prise séparément est moins parfaite quele tout. De plus, il faut ou qu' elle soit inutile autout, et par conséquent un défaut en lui, ou qu' elleachève sa perfection : ce qui marque que cetteperfection est bornée, puisque sans cette union letout seroit fini et imparfait, et qu' en ajoutantquelque chose de fini à un tout qui étoit finilui-même, on ne peut jamais faire que quelque chosede fini et d' imparfait.D' ailleurs qui dit parties réellement distinguées lesunes des autres, dit des choses qui peuventréellement subsister sans faire un tout ensemble, etdont l' union n' est qu' accidentelle ; par conséquentle tout peut diminuer, et même souffrir une entièredissolution ; ce qui ne peut jamais convenir à un êtreinfiniment parfait. Je le conçois nécessairement

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immuable, et dont la perfection ne peut décroître. Jele conçois véritablement un, véritablement simple,sans composition, sans division, sans nombre, sanssuccession, et indivisible. C' est la parfaite unitéqui est équivalente à l' infinie multitude, ou pourmieux dire qui la surpasse infiniment ; puisque nullemultitude, ainsi

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que je viens de le remarquer, ne peut jamais êtreconçue infiniment parfaite.Cependant j' ai l' idée d' un être infiniment parfait :cette idée exclut toute composition et toutedivisibilité ; elle renferme donc essentiellement uneparfaite unité. Par conséquent le premier être doitêtre conçu comme étant tout, non comme plures ,mais comme plus omnibus . S' il est infiniment plusque toutes choses, n' étant néanmoins qu' une seulechose, il faut qu' il ait en vertu et en degré deperfection ce qu' il ne peut avoir en multiplication eten étendue. En un mot, il faut que l' unité ait elleseule, sans se multiplier, des degrés infinis deperfection qui surpassent infiniment toute multitude,si grande et si parfaite qu' on puisse la concevoir.C' est donc, s' il est permis de parler ainsi, par lesdegrés de perfections intensives, et non par lamultitude des parties et des perfections, qu' il fautélever le premier être jusqu' à l' infini. Cela posé, jedis que Dieu voit une infinité de degrés deperfection en lui, qui sont la règle et le modèle d' uneinfinité de natures possibles, qu' il est libre detirer du néant. Ces degrés n' ont rien de réellementdistingué entre eux ; mais nous les appelons degrés,parce qu' il faut bien parler comme on peut, et quel' homme, fini et grossier, bégaie toujours quand ilparle de l' être infini et infiniment simple. Celui quiexiste souverainement et infiniment, peut par sonexistence infinie faire exister ce qui n' existe pas.Il manqueroit quelque chose à l' être infiniment parfait,s' il ne pouvoit rien produire

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hors de lui. Rien ne marque tant l' être par soi, quede pouvoir tirer du néant, et faire passer àl' existence actuelle. Cette fécondité toute-puissante,plus elle nous est incompréhensible, plus elle est ledernier trait et le plus fort caractère de l' être

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infini.Cet être qui est infiniment, voit, en montant jusqu' àl' infini, tous les divers degrés auxquels il peutcommuniquer l' être. Chaque degré de communicationpossible constitue une essence possible, qui répond àce degré d' être qui est en Dieu indivisible avec tousles autres. Ces degrés infinis qui sont indivisiblesen lui, peuvent se diviser à l' infini dans lescréatures, pour faire une infinie variété d' espèces.Chaque espèce sera bornée dans un degré d' êtrecorrespondant à ces degrés infinis et indivisibles queDieu connoît en lui.Ces degrés, que Dieu voit distinctement en lui-même,et qu' il voit éternellement de la même manière parcequ' ils sont immuables, sont les modèles fixes de toutce qu' il peut faire hors de lui. Voilà la source desvrais universaux, des genres, des différences et desespèces ; et voilà en même temps les modèles immuablesdes ouvrages de Dieu, qui sont les idées que nousconsultons pour être raisonnables. Quand Dieu nousmontre en lui ces divers degrés, avec leurs propriétéset les rapports qu' ils ont entre eux éternellement,c' est Dieu même, infinie vérité, qui se montreimmédiatement à nous avec les bornes ou degrés auxquelsil peut communiquer son être.La perception de ces degrés de l' être de Dieu

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est ce que nous appelons la consultation de nos idées.Cela étant, il est aisé de voir comment nos idées sontimparfaites. Dieu ne nous montre pas tous les degrésinfinis d' être qui sont en lui ; il nous borne à ceuxque nous avons besoin de concevoir dans cette vie.Ainsi nous ne voyons l' infini que d' une manière finie,par rapport aux degrés ou bornes auxquelles il peut secommuniquer en la création de ses ouvrages.Ainsi nous n' avons qu' un petit nombre d' idées, etchacune d' elles est restreinte à un certain degréd' être. Il est vrai que nous voyons ce degré d' être,qui fait un genre ou une espèce, d' une manière abstraitede tout individu changeant, et avec une universalitésans bornes : mais enfin ce genre universel n' est pasle genre suprême ; ce n' est qu' un degré fini d' être,qui peut être communiqué à l' infini aux individus queDieu voudroit produire dans ce degré. Ainsi nos idéessont un mélange perpétuel de l' être infini de Dieuqui est notre objet, et des bornes qu' il donnetoujours essentiellement à chacune des créatures,quoique sa fécondité puisse produire des créatures àl' infini.Il est aisé de voir par là que nos idées, quoique

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imparfaites dans le sens que j' ai expliqué, ne laissentpas d' être Dieu même. C' est la raison infinie deDieu et sa vérité immuable, qui se présente à nous àdivers degrés selon notre mesure bornée.Il faut encore remarquer que parmi les degrés infinisd' être, qui constituent toutes les essences decréatures possibles, Dieu ne nous montre que

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celles qu' il lui plaît, suivant les usages qu' il veutque nous en fassions. Par exemple, je ne trouve enmoi l' idée que de deux sortes de substances, les unespensantes, les autres étendues. Pour la naturepensante, je vois bien qu' elle existe ; car je suisactuellement : mais je ne sais point encore si elleexiste hors de moi. Pour la nature étendue quej' appelle corps, je sais bien que j' en ai l' idée ;mais je doute encore s' il y a des corps réels dans lanature. Il faut donc convenir que Dieu, en me donnantdes idées, ne m' a montré, pour ainsi dire, qu' uneparcelle de lui-même. Ce n' est pas qu' il soitdivisible dans sa substance ; mais c' est que comme elleest communicable hors de lui avec une espèce dedivisibilité par degrés, une puissance bornée, telleque mon esprit, se soulage à la considérer suivantcette division de degrés.On peut aussi accuser nos idées d' imperfection sur cequ' il nous arrive de nous tromper souvent. Mais noserreurs ne viennent point de nos idées ; car nosidées sont vraies et immuables : en les suivant nousne connoîtrions pas toute vérité ; mais nous necroirions jamais rien que de véritable. Nous en avonsde claires ; nous en avons de confuses. à l' égard desconfuses, il faut demeurer dans la suspension dudoute : à l' égard des claires, il faut, ou renoncerà toute raison, ou décider comme elle sans crainte dese tromper.D' où viennent donc nos erreurs ? De la précipitationde nos jugemens. La suspension du doute nous est unsupplice : nous ne voulons nous assujettir long-tempsni à la peine d' examiner ce qui

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est obscur, ni à l' inquiétude attachée au doute. Nouscroyons nous rendre supérieurs aux difficultés, en lesdécidant bien ou mal, et en nous flattant de croireque nous en avons tranché le noeud. Au défaut de la

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vérité, son ombre nous flatte et nous amuse. Aprèsavoir jugé témérairement sur des idées obscures quinous avertissent de ne juger point, nous nous jetonsà contre-temps dans l' autre extrémité. Nous hésitonssans savoir pourquoi ; nous devenons ombrageux etirrésolus. La force nous manque pour suivre toute notreraison jusqu' au bout. Nous voyons clairement ce qu' ellerenferme, et nous n' osons le conclure avec elle ; nousnous en défions comme si nous étions en droit de laredresser, et que nous portassions au dedans de nousun principe plus raisonnable que la raison même. Ainsinous ne sommes pas trompés ; mais nous nous tromponstoujours nous-mêmes, ou en décidant sur des idéesobscures, ou en ne consultant pas assez des idéesclaires, ou enfin en rejetant par incertitude ce quenos idées claires nous ont découvert.Je crois avoir éclairci, par toutes ces remarques, lesquatre premières difficultés que j' avois proposées. Ilreste donc que toutes nos connoissances universelles,que nous appelons consultation d' idées, ont Dieu mêmepour objet immédiat ; mais Dieu considéré aveccertaine précision par rapport aux divers degrés selonlesquels il peut communiquer son être ; de même quenous le divisons quelquefois, par certaines précisionsde l' esprit, pour distinguer ses attributs les uns

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des autres, sans nier néanmoins sa souverainesimplicité.Si quelqu' un me demande comment est-ce que Dieu serend présent à l' ame ; quelle espèce, quelle image,quelle lumière nous le découvrent ; je réponds qu' iln' a besoin ni d' espèce, ni d' image, ni de lumière. Lasouveraine vérité est souverainement intelligible :l' être par lui-même est par lui-même intelligible :l' être infini est présent à tout. Le moyen par lequelon supposeroit que Dieu se rendroit présent à monesprit, ne seroit point un être par lui-même ; il nepourroit exister que par création : n' étant point parlui-même, il ne seroit point intelligible parlui-même, et ne le seroit que par son créateur. Ainsi,bien loin qu' il pût servir à Dieu de milieu, d' image,d' espèce, ou de lumière ; tout au contraire il faudroitque Dieu lui en servît. Ainsi je ne puis concevoirque Dieu seul intimement présent par son infinievérité, et souverainement intelligible par lui-même,qui se montre immédiatement à moi.Mais il reste une difficulté qui mérite d' êtredébrouillée ; c' est de savoir comment je connois lesindividus. Les idées universelles, nécessaires etimmuables ne peuvent me les représenter ; car elles ne

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leur ressemblent en rien, puisqu' ils sont contingens,changeans et particuliers. D' ailleurs, puisqu' ils ontun être réel et propre qui leur est communiqué, ilsont donc une vérité et une intelligibilité qui n' estpoint celle de Dieu ; autrement nous concevrions Dieuquand nous croyons concevoir la créature.

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à cela je réponds que l' intelligibilité n' est autrechose que la vérité, et que la vérité n' est autre choseque l' être. Quand nous considérons une choseuniverselle, nécessaire et immuable, c' est l' êtresuprême que nous considérons immédiatement, puisqu' iln' y a que lui seul à qui toutes ces choses conviennent.Quand je considère quelque chose de singulier, quin' est ni vrai, ni intelligible, ni existant par soi,mais qui a une véritable et propre intelligibilité parcommunication, ce n' est plus l' être suprême que jeconçois ; car il n' est ni singulier, ni produit, nisujet au changement : c' est donc un être changeant etcréé que j' aperçois en lui-même. Dieu qui me crée, etqui le crée aussi, lui donne une véritable et propreintelligibilité, en même temps qu' il me donne de moncôté une véritable et propre intelligence. Il ne nousen faut pas davantage, et je ne puis rien concevoirau-delà. Si on me demande encore comment est-ce qu' unêtre particulier peut être présent à mon esprit, et quiest-ce qui détermine mon esprit à l' apercevoir plutôtqu' un autre être ; je réponds qu' il est vrai qu' aprèsavoir conçu mon intelligence actuelle, etl' intelligibilité actuelle de cet individu, je metrouve encore indifférent à l' apercevoir plutôt qu' unautre : mais ce qui lève cette indifférence, c' estDieu, qui modifie ma pensée comme il lui plaît.Pour expliquer ce que je conçois là-dessus, je meservirai d' une comparaison tirée de la naturecorporelle. Ce n' est pas que je veuille affirmer qu' ily a des corps ; car il n' y a encore rien d' évident

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qui me tire du doute sur cette matière : mais c' estque la comparaison que je vais faire ne roule que surles apparences des corps, et sur les idées que j' aide leur possibilité, sans décider de leur existenceactuelle. Je suppose donc un corps capable par sesdimensions de correspondre à une superficie capablede recevoir ce corps. Ces deux choses posées, il ne

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s' ensuit point encore que ce corps soit actuellementdans ce lieu ; car il peut être aussitôt ailleurs, etrien de ce que nous avons vu ne le détermine à cettesituation. Que faut-il donc pour l' y déterminer ? Ilfaut que Dieu, qui crée de nouveau son ouvrage enchaque moment, comme nous l' avons déjà remarqué,détermine ce corps, dans le moment où il le crée, àcorrespondre plutôt à cette superficie qu' à une autre.Dieu, en donnant l' être dans chaque instant, donneaussi la manière et les circonstances de l' être. Parexemple, il crée le corps A voisin du corps B,plutôt que du corps C, parce que le corps qu' il créeest par lui-même indifférent à ces divers rapports.Ainsi la même action de Dieu qui crée le corps, faitsa position actuelle. Le même qui le crée, le modifie,et le rend contigu au corps qu' il lui plaît.Tout de même, quand Dieu tire du néant une puissanceintelligente, et que d' ailleurs il a formé des naturesintelligibles, il ne s' ensuit pas qu' une de cescréatures intelligibles doive être plutôt qu' une autrel' objet de cette intelligence. La puissance ne peutêtre déterminée par les objets, puisque je les supposetous également intelligibles :

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par où le sera-t-elle donc ? Par elle-même ?Nullement ; car étant en chaque moment créée, elle setrouve en chaque moment dans l' actuelle modificationoù Dieu la met par cette création toujours actuelle.C' est donc le choix de Dieu qui la modifie comme illui plaît. Il la détermine à un objet particulier de sapensée ; comme il détermine un corps à correspondrepar sa dimension à une certaine superficie plutôt qu' àune autre. Si un corps étoit immense, il seroitpartout, n' auroit aucune borne, et par conséquent neseroit resserré dans aucune superficie. De même, simon intelligence étoit infinie, elle atteindroittoute vérité intelligible, et ne seroit bornée àaucune en particulier. Ainsi le corps infini n' auroitaucun lieu, et l' esprit infini n' auroit aucun objetparticulier de sa pensée. Mais comme je connois l' unet l' autre borné, il faut que Dieu crée à chaquemoment l' un et l' autre dans des bornes précises : laborne de l' étendue c' est le lieu ; la borne de lapensée c' est l' objet particulier. Ainsi je conçois quec' est Dieu qui me rend les objets présens.J' avoue qu' il reste encore une difficulté, qui est desavoir ce que c' est qu' un individu. Tout le reste,comme nous l' avons vu, consiste en des véritésuniverselles et immuables, que j' appelle idées, quisont Dieu même. Mais elles ne sont point l' être

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singulier : et dans cet être singulier j' observe deuxchoses ; la première est son existence actuelle, quiest contingente et variable ; la seconde est sacorrespondance à un certain degré

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d' être qui est en Dieu, et dont cet individu estlui-même une communication. Cette correspondance estl' espèce de cette créature, et cela rentre dans lesidées universelles.Pour l' existence actuelle, il m' est impossible del' expliquer ; car je n' ai point de terme plus clairpour définir ceux-là. Il est inutile de m' objecter quedeux individus ne peuvent être distingués parl' existence actuelle, qui, loin d' être la différenceessentielle de chacun d' eux, leur est commune, puisquetous deux existent actuellement. C' est un sophismefacile à démêler.L' existence actuelle peut être prise génériquement ousingulièrement. L' existence actuelle prisegénériquement, non-seulement n' est point la différencedernière d' un être, mais elle est au contraire legenre suprême, et le plus universel de tous. Que si onveut de bonne foi considérer l' existence actuelle sansabstraction, il est vrai de dire qu' elle estprécisément ce qui distingue une chose d' une autre.L' existence actuelle de mon voisin n' est point lamienne ; la mienne n' est point celle de mon voisin ;l' une est entièrement indépendante de l' autre : il peutcesser d' être sans que mon existence soit en péril ; lasienne ne souffrira rien quand je serai anéanti. Cetteindépendance réciproque montre l' entière distinction,et c' est la véritable différence individuelle. Cetteexistence actuelle et indépendante de toute autreexistence produite, est l' être singulier ou l' individu :cet être singulier est vrai et intelligible selon lamesure dont il existe par communication. Il estintelligible ;

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je suis intelligent ; et c' est Dieu qui me modifiepour rapporter mon intelligence bornée à cet objetintelligible plutôt qu' à un autre : voilà tout ce queje puis concevoir là-dessus. Je conclus donc quel' objet immédiat de toutes mes connoissancesuniverselles est Dieu même, et que l' être singulierou l' individu créé, qui ne laisse pas d' être réel

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quoiqu' il soit communiqué, est l' objet immédiat de mesconnoissances singulières.Ainsi je vois Dieu en tout, ou, pour mieux dire,c' est en Dieu que je vois toutes choses : car je neconnois rien, je ne distingue rien, et je ne m' assurede rien que par mes idées. Cette connoissance même desindividus, où Dieu n' est pas l' objet immédiat de mapensée, ne peut se faire qu' autant que Dieu donne àcette créature l' intelligibilité, et à moil' intelligence actuelle. C' est donc à la lumière deDieu que je vois tout ce qui peut être vu.Mais quelle différence entre cette lumière et cellequi me paroît éclairer les corps ! C' est un jour sansnuage et sans ombre, sans nuit, et dont les rayons nes' affoiblissent par aucune distance. C' est unelumière qui n' éclaire pas seulement les yeux ouvertset sains ; elle ouvre, elle purifie, elle forme lesyeux qui doivent être dignes de la voir. Elle ne serépand pas seulement sur les objets pour les rendrevisibles ; elle fait qu' ils sont vrais, et hors d' ellerien n' est véritable ; car c' est elle qui fait tout cequ' elle montre. Elle est tout ensemble lumière etvérité ; car la vérité universelle

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n' a pas besoin de rayons empruntés pour luire. Il nefaut point la chercher cette lumière au dehors de soi :chacun la trouve en soi-même ; elle est la même pourtous. Elle découvre également toute chose ; elle semontre à la fois à tous les hommes dans tous les coinsde l' univers. Elle met au dedans de nous ce qui estdans la distance la plus éloignée ; elle nous faitjuger de ce qui est au-delà des mers, dans lesextrémités de la terre, par ce qui est au dedans denous. Elle n' est point nous-mêmes ; elle n' est pointà nous ; elle est infiniment au-dessus de nous :cependant elle nous est si familière et si intime, quenous la trouvons toujours aussi près de nous quenous-mêmes. Nous nous accoutumons même à supposer,faute de réflexion, qu' elle n' est rien de distingué denous. Elle nous réconcilie souvent avec nous-mêmes :jamais elle ne tarit ; jamais elle ne nous trompe ;et nous ne nous trompons que faute de la consulter assezattentivement, ou en décidant avec impatience, quandelle ne décide pas.ô vérité, ô lumière, tous ne voient que par vous ;mais peu vous voient et vous reconnoissent ! On ne voittous les objets de la nature que par vous ; et ondoute si vous êtes ! C' est à vos rayons qu' on discernetoutes les créatures ; et on doute si vous luisez !Vous brillez en effet dans les ténèbres ; mais les

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ténèbres ne vous comprennent pas, et ne veulent pasvous comprendre. ô douce lumière ! Heureux qui vousvoit ! Heureux, dis-je, par vous ! Car vous êtes lavérité et la vie. Quiconque ne vous voit pas, estaveugle :

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c' est trop peu, il est mort. Donnez-moi donc des yeuxpour vous voir, un coeur pour vous aimer. Que je vousvoie, et que je ne voie plus rien : que je vous voie,et tout est fait pour moi ! Je suis rassasié dès quevous paroissez.

PARTIE 2 CHAPITRE 5

de la nature et des attributs de Dieu. j' ai reconnu un premier être, qui a fait tout ce quin' est point lui : mais il s' en faut bien que je n' aieassez médité ce qu' il est, et comment tout le resteest par lui. J' ai dit qu' il est l' être infini, maisinfini par intension, comme dit l' école, et non parcollection : ce qui est un, est plus que ce qui estplusieurs. L' unité peut être parfaite ; la multitudene peut l' être, comme nous l' avons vu. Je conçois unêtre qui est souverainement un, et souverainementtout : il n' est formellement aucune chose singulière ;il est éminemment toutes choses en général. Il ne peutêtre resserré dans aucune manière d' être.être une certaine chose précise, c' est n' être que cettechose en particulier. Quand je dis de l' être infiniqu' il est l' être simplement, sans rien ajouter, j' aitout dit. Sa différence, c' est de n' en avoir point. Lemot d' infini que j' ai ajouté, ne lui donne riend' effectif ; c' est un terme presque superflu, que jedonne à la coutume et à l' imagination des hommes. Lesmots ne doivent être

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ajoutés que pour ajouter au sens des choses. Ici quiajoute au mot d' être, diminue le sens, bien loin del' augmenter : plus on ajoute, plus on diminue ; car cequ' on ajoute ne fait que limiter ce qui étoit dans sapremière simplicité sans restriction. Qui dit l' êtresans restriction, emporte l' infini ; et il est inutilede dire l' infini, quand on n' a ajouté aucunedifférence au genre universel, pour le restreindre à

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une espèce, ou à un genre inférieur. Dieu est doncl' être ; et j' entends enfin cette grande parole deMoïse : celui qui est, m' a envoyé vers vous .L' être est son nom essentiel, glorieux, incommunicable,ineffable, inoui à la multitude.J' ai l' idée de deux espèces de l' être ; je conçoisl' être pensant et l' être étendu. Que l' être étenduexiste actuellement ou non, il est certain que j' enai l' idée. Mais comme cette idée ne renferme pointcette existence actuelle, il pourroit n' exister pasquoique je le conçoive. Outre ces deux espèces del' être, Dieu peut en tirer du néant une infinitéd' autres, dont il ne m' a donné aucune idée ; car ilpeut former des créatures correspondantes aux diversdegrés d' être qui sont en lui, en remontant jusqu' àl' infini. Toutes ces espèces d' êtres sont en luicomme dans leur source. Tout ce qu' il y a d' être, devérité et de bonté dans chacune de ces essencespossibles découle de lui, et elles ne sont possiblesqu' autant que leur degré d' être est actuellement enDieu.Dieu est donc véritablement en lui-même tout ce qu' ily a de réel et de positif dans les esprits,

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tout ce qu' il y a de réel et de positif dans lescorps, tout ce qu' il y a de réel et de positif dansles essences de toutes les autres créatures possibles,dont je n' ai point d' idée distincte. Il a tout l' êtredu corps, sans être borné au corps ; tout l' être del' esprit, sans être borné à l' esprit ; et de même desautres essences possibles. Il est tellement tout être,qu' il a tout l' être de chacune de ses créatures, maisen retranchant la borne qui la restreint. ôtez toutesbornes ; ôtez toute différence qui resserre l' êtredans les espèces ; vous demeurez dans l' universalitéde l' être, et par conséquent dans la perfection infiniede l' être par lui-même.Il s' ensuit de là que l' être infini ne pouvant êtreresserré dans aucune espèce, Dieu n' est pas plusesprit que corps, ni corps qu' esprit : à parlerproprement, il n' est ni l' un ni l' autre ; car qui ditces deux sortes de substance, dit une différenceprécise de l' être, et par conséquent une borne, quine peut jamais convenir à l' être universel.

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Pourquoi donc dit-on que Dieu est un esprit ? D' oùvient que l' écriture même l' assure ? C' est pourapprendre aux hommes grossiers que Dieu estincorporel, et que ce n' est point un être borné par lanature matérielle : c' est encore dans le dessein defaire entendre que Dieu est intelligent comme lesesprits, et qu' il a en lui tout le positif, c' est-à-diretoute la perfection de la pensée, quoiqu' il n' en aitpoint la borne. Mais enfin, quand il envoie Moïseavec tant d' autorité pour prononcer son nom, et pourdéclarer ce qu' il est, Moïse ne dit point : celui quiest esprit m' a envoyé vers vous ; il dit : celuiqui est . Celui qui est , dit infinimentdavantage que celui qui est esprit . Celui qui estesprit n' est qu' esprit :

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celui qui est, est tout être, et est souverainement,sans être rien de particulier. Il ne faut pointdisputer sur un équivoque.Au sens où l' écriture appelle Dieu esprit, je conviensqu' il en est un ; car il est incorporel et intelligent :mais dans la rigueur des termes métaphysiques, il fautconclure qu' il n' est non plus esprit que corps. S' ilétoit esprit, c' est-à-dire déterminé à ce genreparticulier d' être, il n' auroit aucune puissance surla nature corporelle, ni aucun rapport à tout cequ' elle contient ; il ne pourroit ni la produire, nila conserver, ni la mouvoir. Mais quand je le conçoisdans ce genre que l' école appelle transcendentel, quenulle différence ne peut jamais faire déchoir de sasimplicité universelle, je conçois qu' il peutégalement tirer de son être simple et infini, lesesprits, les corps, et toutes les autres essencespossibles qui correspondent à ses degrés infinis d' être.

PARTIE 2 CHAPITRE 5 ARTICLE 1

unité de Dieu. j' ai commencé à découvrir l' être qui est par lui-même :mais il s' en faut bien que je ne le connoisse ; et jen' espère pas même de le connoître tout entier,puisqu' il est infini, et que ma pensée a des bornes.Je conçois néanmoins que je puis en connoîtrebeaucoup de choses très-utiles, en consultant l' idéeque j' ai de la suprême perfection. Tout ce qui estclairement renfermé dans cette idée doit être attribuéà cet être souverain ; et je dois aussi

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exclure de lui tout ce qui est contraire à cette idée.Il ne me reste donc, pour connoître Dieu autant qu' ilpeut être connu par ma foible raison, qu' à chercherdans cette idée tout ce que je puis concevoir de plusparfait. Je suis assuré que c' est Dieu. Tout ce quiparoît excellent, mais au-dessus de quoi on peutencore concevoir un autre degré d' excellence, ne peutlui appartenir ; car il n' est pas seulement laperfection, mais il est la perfection suprême en toutgenre. Ce principe est bientôt posé : mais il esttrès-fécond ; les conséquences en sont infinies ; etc' est à moi à prendre garde de les tirer toutes sansme relâcher jamais.I. L' être qui est par lui-même est un, comme je l' aidéjà remarqué : s' il étoit composé, il ne seroit plussouverainement parfait ; car je conçois qu' à choseségales d' ailleurs, ce qui est simple, indivisible etvéritablement un, est plus parfait que ce qui estdivisible et composé de parties. J' ai même déjàreconnu que nul composé divisible ne peut êtrevéritablement infini.Ii. Je conçois qu' il ne peut point y avoir deux êtresinfiniment parfaits. Toutes les raisons qui meconvainquent qu' il faut qu' il y en ait un, ne memènent point à croire qu' il y en ait deux. Il fautqu' il y ait un être par lui-même qui ait tiré du néanttous les autres êtres qui ne sont point pareux-mêmes : cela est clair. Mais un seul être parsoi-même suffit pour tirer du néant tout ce qui en aété tiré. à cet égard, deux ne feroient pas plusqu' un : par conséquent rien n' est plus inutile et plustéméraire que d' en croire plusieurs.

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Deux également parfaits seroient semblables en tout,et l' un ne seroit qu' une répétition inutile de l' autre.Il n' y a pas plus de raison de croire qu' il y en adeux, que de croire qu' il y en a cinq cent mille. Deplus, je conçois qu' une infinité d' êtres infinimentparfaits ne mettroient dans la nature rien de réelau-delà d' un seul être infiniment parfait. Rien nepeut aller au-delà du véritable infini ; et quand ons' imagine que plusieurs infinis font plus qu' uninfini tout seul, c' est qu' on perd de vue ce que c' estqu' infini, et qu' on détruit par une imaginationfausse, ce qu' on avoit supposé en consultant la pureidée de l' infini.Il ne peut point y avoir plusieurs infinis. Qui dit

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plusieurs, dit une augmentation de nombres. L' infinine peut admettre ni nombre ni augmentation. Cent milleêtres infiniment parfaits ne pourroient faire tousensemble dans leur collection qu' une perfectioninfinie, et rien au-delà. Un seul être infinimentparfait fournit également cette infinie perfection ;avec cette différence qu' un seul être infinimentparfait est infiniment un et simple, au lieu que cettecollection infinie d' êtres infiniment parfaits auroitle défaut de la composition ou de la collection, etpar conséquent seroit moins parfaite qu' un seul êtrequi auroit dans son unité l' infinie et souveraineperfection ; ce qui détruit la supposition et renfermeune contradiction manifeste.D' ailleurs il faut remarquer que si nous supposonsdeux êtres dont chacun soit par soi-même, aucun desdeux ne sera point véritablement d' une

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perfection infinie : en voici la preuve, qui estclaire. Une chose n' est point infiniment parfaitequand on peut en concevoir une autre d' une perfectionsupérieure. Or est-il que je conçois quelque chose deplus parfait que ces deux êtres par eux-mêmes que nousvenons de supposer : donc ces deux êtres ne seroientpoint infiniment parfaits.Il me reste à prouver que je conçois quelque chose deplus parfait que ces deux êtres ; et je n' aurai aucunepeine à le démontrer. Quelque concorde et quelqueunion qu' on se représente entre deux premiers êtres,il faut toujours se les représenter comme deuxpuissances mutuellement indépendantes, et dont l' unene peut rien ni sur l' action ni sur les ouvrages del' autre. Voilà ce qu' on peut penser de mieux pour cesdeux êtres, pour éviter l' opposition entre eux : maisce systême est bientôt renversé. Il est plus parfaitde pouvoir tout seul produire toutes les chosespossibles, que de n' en pouvoir produire qu' une partie,quelque infinie qu' on veuille se l' imaginer, et d' enlaisser à une autre cause une autre partieégalement infinie à produire de son côté. En un mot,il est plus parfait de réunir en soi latoute-puissance, que de la partager avec un autre êtreégal à soi. Dans ce systême chacun de ces deux êtresn' auroit aucun pouvoir sur tout ce que l' autre auroitfait : ainsi sa puissance seroit bornée, et nous enconcevons une autre bien plus grande ; je veux direcelle d' un seul premier être qui réunisse en lui lapuissance des deux autres. Donc

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un seul être par soi-même est quelque chose de plusparfait que deux êtres qui auroient par eux-mêmesl' existence.Cela posé, il s' ensuit clairement que pour remplirmon idée d' un être infiniment parfait, de laquelle jene dois jamais rien relâcher, il faut que je luiattribue d' être souverainement un. Ainsi, qui ditperfection souveraine et infinie, réduitmanifestement tout à l' unité. Je ne puis donc avoiraucune idée de deux êtres infiniment parfaits ; carl' un partageant la puissance infinie avec l' autre, ilpartageroit aussi avec lui l' infinie perfection, etpar conséquent chacun d' eux seroit moins puissant etmoins parfait, que s' il étoit tout seul. D' où il fautconclure, contre la supposition, que ni l' un ni l' autrene seroit véritablement cette souveraine et infinieperfection que je cherche, et qu' il faut que je trouvequelque part, puisque j' en ai une idée claire etdistincte.On peut encore faire ici une remarque décisive ; c' estque si ces deux êtres qu' on suppose sont également etinfiniment parfaits, ils se ressemblent en tout ; carsi chacun contient toute perfection, il n' y en aaucune dans l' un qui ne soit de même dans l' autre.S' ils sont si exactement semblables en tout, il n' y arien qui distingue l' idée de l' un d' avec l' idée del' autre ; et on ne peut les discerner que parl' indépendance mutuelle de leur existence, comme lesindividus d' une même espèce. S' ils n' ont aucunedistinction ou dissemblance dans l' idée, il n' est doncpas vrai que j' aie des idées distinctes de deux êtresde cette nature, et par

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conséquent je ne dois pas croire qu' ils existent.Iii. Il est évident qu' il ne peut point y avoirplusieurs êtres par eux-mêmes qui soient inégaux, ensorte qu' il y en ait un supérieur aux autres, etauquel les autres soient subordonnés. J' ai déjàremarqué que tout être qui existe par soi-même etnécessairement, est au souverain degré de l' être, etpar conséquent de la perfection. S' il estsouverainement parfait, il ne peut être inférieur enperfection à aucun autre. Donc il ne peut y avoirplusieurs êtres par eux-mêmes qui soient subordonnésles uns aux autres : il ne peut y en avoir qu' un seulinfiniment parfait, et nécessairement existant parsoi-même. Tout ce qui existe au-dessous de celui-là

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n' existe que par lui, et par conséquent tout ce quilui est inférieur est infiniment au-dessous de lui ;puisqu' il y a une distance infinie entre l' existencenécessaire par soi-même, qui emporte l' infinieperfection, et l' existence empruntée d' autrui, quiemporte toujours une perfection bornée, et parconséquent, s' il m' est permis de parler ainsi, uneimperfection infinie.L' être par lui-même ne peut être qu' un. Il est l' êtresans rien ajouter. S' il étoit deux, ce seroit unajouté à un, et chacun des deux ne seroit plus l' êtresans rien ajouter. Chacun des deux seroit borné etrestreint par l' autre. Les deux ensemble feroient latotalité de l' être par soi, et cette totalité seroitune composition. Qui dit composition, dit parties etbornes, parce que l' une n' est point l' autre. Qui ditcomposition de parties, dit nombre, et exclut l' infini.L' infini ne peut être qu' un.

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L' être suprême doit être la suprême unité, puisqueêtre et unité sont synonymes. Nombre et bornes sontsynonymes pareillement. De tous les nombres, celui quiest le plus éloigné de l' unité c' est le nombre de deux,parce qu' il est nombre, comme les autres, et qu' il estle plus borné de tous. Il n' y a aucun des autresnombres, quelque grand qu' on le conçoive, qui nedemeure toujours infiniment au-dessous de l' infini.J' en conclus que plusieurs dieux non-seulement neseroient pas plus qu' un seul Dieu, mais encoreseroient infiniment moins qu' un seul. 1 ils ne seroientpas plus qu' un seul ; car cent millions d' infinis nepeuvent jamais surpasser un seul infini : l' idéevéritable de l' infini exclut tout nombre d' infinis, etl' infinité même d' infinis. Qui dit infinité d' infinis,ne fait qu' imaginer une multitude confuse d' êtresindéfinis, c' est-à-dire sans bornes précises, maisnéanmoins véritablement bornés. Dire une infinitéd' infinis, c' est un pléonasme et une vaine et puérilerépétition du même terme, sans pouvoir rien ajouter àla force de sa simplicité ; c' est comme si on parloitde l' anéantissement du néant. Le néant anéanti estridicule, et il n' est pas plus néant que le néantsimple. De même l' infinité des infinis n' est que lesimple infini unique et indivisible. Qui ditsimplement infini, dit un être auquel on ne peut rienajouter, et qui épuise tout être. Si on pouvoit yajouter, ce qui pourroit être ajouté étant distinguéde cet infini, ne seroit point lui, et seroit quelquechose qui en seroit la borne. Donc l' infini auquel on

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pourroit ajouter ne seroit pas vrai infini. L' infiniétant l' être auquel on ne peut rien ajouter, uneinfinité d' infinis ne seroient pas plus que l' infinisimple. Ils sont donc clairement impossibles ; car lesnombres ne sont que des répétitions de l' unité, ettoute répétition est une addition. Puisqu' on ne peutajouter à l' infini, il est évident qu' il estimpossible de le répéter. Le tout est plus que lesparties : les infinis simples, dans cette supposition,seroient les parties : l' infinité d' infinis seroientle tout ; et le tout ne seroit point plus que chaquepartie. Donc il est absurde et extravagant de vouloirimaginer, ni une infinité d' infinis, ni même aucunnombre d' infinis.2 j' ajoute que plusieurs infinis seroient infinimentmoins qu' un ; un infini véritablement un estvéritablement infini. Ce qui est parfaitement etsouverainement un, est parfait, est l' être souverain,est l' être infini, parce que l' unité et l' être sontsynonymes. Un nombre pluriel ou une infinité d' infinisseroient infiniment moins qu' un seul infini. Ce quiest composé consiste en des parties, dont l' uneréellement n' est point l' autre, dont l' une est laborne de l' autre. Tout ce qui est composé de partiesbornées est un nombre borné, et ne peut jamais fairela suprême unité, qui est l' être suprême et le vraiinfini. Ce qui n' est pas véritablement infini estinfiniment moindre que l' infini véritable. Doncplusieurs infinis ou une infinité d' infinis seroientinfiniment moins qu' un seul véritable infini. Dieuest l' infini. Donc il est évident qu' il est un, et queplusieurs dieux

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ne seroient pas dieux. Cette supposition se détruitelle-même. En multipliant l' unité infinie, on ladiminue, parce qu' on lui ôte son unité dans laquelleseule peut se trouver le vrai infini.Le vrai infini est l' être le plus être que nouspuissions concevoir. Il faut remplir entièrement cetteidée de l' infini, pour trouver l' être infinimentparfait. Cette idée épuise d' abord tout l' être, et nelaisse rien pour la multiplication. Un seul être quiest par lui seul, qui a en soi la totalité de l' être,avec une fécondité unique et universelle, en sortequ' il fait être tout ce qu' il lui plaît, et que rienne peut être hors de lui que par lui seul, est sansdoute infiniment supérieur à un être qu' on suppose par

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soi, indépendant et fécond, mais qui a un égalindépendant et fécond comme lui. Outre que ces deuxprétendus infinis seroient la borne l' un de l' autre,et par conséquent ne seroient ni l' un ni l' autre rienmoins qu' infinis ; de plus, chacun d' eux seroit moinsqu' un seul infini qui n' auroit point d' égal. La simpleégalité est une dégradation par comparaison à l' êtreunique, et supérieur à tout ce qui n' est pas lui.Enfin chacun de ces deux dieux connoîtroit ouignoreroit son égal. S' il l' ignoroit, il auroit uneintelligence défectueuse ; il seroit ignorant d' unevérité infinie. S' il connoissoit parfaitement son égal,son intelligence surpasseroit infiniment sonintelligibilité. Son intelligibilité seroit la véritéau-delà de laquelle son intelligence apercevroit uneautre intelligibilité infinie ; je veux dire, cellede son égal : son intelligibilité et son intelligenceseroient

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pourtant sa propre essence : donc il seroit plusparfait et moins parfait que lui-même ; ce qui estimpossible.De plus, voici une autre contradiction. Ou chacun deces deux infinis pourroit produire des êtres à l' infini,ou il ne le pourroit pas. S' il ne le pouvoit pas, ilne seroit pas infini, contre la supposition. Si aucontraire il le pouvoit, indépendamment l' un del' autre, le premier qui commenceroit à produire desêtres, détruiroit son égal ; car cet égal ne pourroitpoint produire ce que le premier auroit produit :donc sa puissance seroit bornée par cette restriction.Borner sa puissance, ce seroit borner sa perfection,et par conséquent sa substance même. Donc il est clairque le premier des deux qui agiroit librement sansl' autre, détruiroit l' infini de son égal. Que si onsuppose qu' ils ne peuvent agir l' un sans l' autre, jeconclus que ces deux puissances réciproquementdépendantes sont imparfaites et bornées l' une parl' autre, et qu' elles font un composé fini. Il fautdonc revenir à une puissance véritablement une etindivisible, pour trouver le véritable infini.Il n' y auroit pas plus de raison à admettre deux êtresinfinis, qu' à en admettre cent mille, et qu' à enadmettre un nombre infini. On ne doit admettre l' infiniqu' à cause de l' idée que nous en avons. Il n' est doncquestion que de trouver ce qui remplit cette idée. Orest-il qu' un seul infini la remplit toute entière ;qu' une infinité d' infinis n' y ajoutent rien ; qu' aucontraire ils se détruiroient les uns les autres, etque leur collection ne

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feroit plus qu' un tout fini, par une contradictionmanifeste. Donc il est évident qu' il ne peut y avoirqu' un seul infini.Il faut même comprendre qu' il ne peut jamais y avoirdans la nature plusieurs infinis en divers genres.Les genres ne sont que des restrictions de l' être ;toutes les diversités d' être ne peuvent consister quedans les divers degrés ou bornes d' être, suivantlesquelles l' être est distribué : mais enfin il n' y aen toutes choses que de l' être, et les différences nesont que de pures bornes ou négations. Il n' y a riende réel et de positif que l' être ; car tout ce quin' est pas l' être n' est rien : les natures ne sontpoint différentes les unes des autres par l' être ;car c' est au contraire par l' être qu' elles sontcommunes : elles ne sont donc différentes que par leurdegré d' être, ou leur borne, qui est une négation.Suivant que les natures sont plus ou moins bornées,suivant qu' elles ont plus ou moins d' être, elles sontplus ou moins parfaites. Comme les divers degrés duthermomètre marquent le plus ou le moins de chaleurdans l' air, les divers degrés de l' être font le plusou le moins de perfection des natures. C' est ce quiconstitue tous les genres et toutes les espèces. Enfinon ne peut jamais concevoir dans aucune nature quel' être et sa restriction. Elle n' a rien de réel et depositif que l' être ; et il n' y a jamais rien d' ajoutéà l' être que sa restriction ou borne, qui n' est qu' une

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négation d' être ultérieur. Un genre n' étant doncqu' une certaine borne précise de l' être, il seroitridicule de supposer jamais aucun infini en aucungenre particulier ; ce seroit faire des infinis dansdes bornes précises. Le vrai infini exclut tout genreet toute notion limitée ; le vrai infini épuise tousles degrés d' être, et par conséquent tous les genres,qui ne consistent que dans ces degrés précis : ce quiest tout être n' est d' aucun genre d' être. Il est doncévidemment absurde de s' imaginer des infinis en diversgenres ; c' est n' avoir l' idée ni des genres ni del' infini. Qui dit infini, dit tous les degrés d' êtreréunis dans une suprême indivisibilité, et un être quiépuise tous les genres sans se renfermer en aucun.Il ne peut y avoir deux infinis qui soient en riendifférens l' un de l' autre, parce que ce qui seroitdans l' un et qui ne seroit pas dans l' autre, seroità l' égard de cet autre une borne de son être, et une

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chose réelle qu' on pourroit y ajouter : par conséquentil ne seroit pas infini. Deux vrais infinis nepourroient donc jamais être distingués l' un del' autre, parce qu' on ne pourroit jamais trouver dansl' un aucune chose que l' autre n' eût pas précisémentde même.Il ne me reste qu' une difficulté ; la voici : c' estque j' ai admis une extension, pour ainsi dire, del' être, qui est très-différente de son intension.L' intension consiste dans les degrés ; l' extension,dans le nombre d' êtres distingués les uns des autresqui ont le même degré d' être. Puisqu' il peut y avoir,outre un être infini, plusieurs êtres bornés qui ont

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tous certains degrés d' être correspondans aux diversdegrés qui sont tous réunis indivisiblement dans cetêtre infini, il s' ensuit que cet être infini n' épuisetout l' être qu' intensivement, c' est-à-dire qu' il en aen lui tous les degrés, en remontant toujours àl' infini. Mais il n' épuise point l' être extensivement ;puisqu' il peut y avoir d' autres êtres réellementdistingués de lui, et possédant d' une manière bornéedes degrés d' être qui sont en lui sans bornes.Puisqu' un être infini n' épuise pas l' êtreextensivement, il peut y avoir deux êtres infinis :chacun d' eux épuisera l' être intensivement, car chacunaura tous les degrés d' être ; mais ils ne l' épuiserontpas extensivement, car il sera vrai de direqu' extensivement ils ne seront que deux ; ce qui estbeaucoup au-dessous de la multitude des êtres que nousreconnoissons déjà extensivement. Voilà, ce me semble,l' objection dans toute sa force.Elle a quelque chose de vrai. Je conçois qu' un infinini cent infinis intensifs ne peuvent épuiser l' êtreextensivement : il n' y auroit qu' une extension oumultiplication infinie d' êtres distingués les uns desautres qui épuiseroient l' être pris extensivement ; enun mot, un seul infini intensif épuise l' êtreintensivement, et il faudroit de même un infiniextensif, c' est-à-dire une infinité d' êtres réellementdistingués les uns des autres pour épuiser l' être prisextensivement. Mais le nombre infini d' êtresdistingués les uns des autres est impossible, parcequ' il est essentiel à l' infini d' être indivisible, etpar conséquent sans aucun

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nombre. Dès qu' on mettroit la moindre distinction oudivisibilité, c' est-à-dire le moindre nombre ourépétition d' unités, dans l' infini, on le détruiroit ;car on pourroit retrancher une unité après laquellel' infini amoindri ne seroit plus infini, et parconséquent il ne l' auroit jamais été ; car un tout quiest fini après le retranchement d' une partie bornée,ne pouvoit être infini quand cette partie bornée yétoit. Deux finis ne peuvent jamais faire un infini.De là il faut conclure que tout être composé de parties,et qui renferme un vrai nombre ne peut jamais être quefini.Ce principe évident posé, je conclus trois choses.1 s' il y avoit plusieurs infinis, ils n' en pourroientjamais faire qu' un seul. 2 ils feroient moins qu' unseul infini ; car le total de ces infinis rassemblésseroit une composition et un nombre : donc le toutseroit fini. 3 un seul infini est conçu plus parfaitque plusieurs infinis distingués ne peuvent l' être :donc plusieurs sont impossibles ; car ils ne seroientpas dans la plus haute perfection qu' on puisseconcevoir.J' avoue qu' un seul infini, ni cent mille infinis,n' épuisent pas l' être extensivement ; car, en tant quedistingués les uns des autres, ils ne sont que lenombre de cent mille, qui est un nombre borné en eux,comme il le seroit dans des hommes. Mais je trouve quela nature de l' infini est d' être essentiellement un etincompatible avec un autre infini. Je ne puis admettrel' infini que par l' idée que j' en ai, et l' idée que j' enai exclut évidemment toute multiplication, mêmeextensive, de l' infini.

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Cette multiplication, qui semble d' abord possible ducôté par où l' infini semble fini, qui est le nombre,se trouve néanmoins absolument impossible par lavéritable nature de l' infini, qui est essentiellementsans bornes en tout genre réel. Qui dit infini, dit cequi n' a aucune borne en aucun sens concevable :l' infini est donc infini par son unité même. Cetteunité n' est pas comme les unités bornées, uncommencement de nombre auquel on peut ajouter : c' estune unité pleine et infinie, à laquelle vous nepouvez ajouter qu' en la détruisant par unecontradiction grossière. C' est se tromper à plaisir,que de s' imaginer Dieu un, comme chaque individu crééest un. De telles unités sont les derniers êtres ; carun est le plus bas degré des nombres : tout plurielest au-dessus de telles unités. Concevoir Dieu comme

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étant un de cette façon, c' est n' en avoir aucune idée.L' un infini épuise tous les nombres, et n' en admetaucun ; comme l' immensité renferme toutes les étenduessans en admettre aucune ; et comme l' éternitérenferme toutes les successions, sans en admettrejamais l' ombre. Cette unité qui est infinie, etinfiniment une, ne peut être plus une qu' elle l' est.Voici donc la contradiction qui se trouve à admettreplusieurs infinis. D' un côté le total de ces infinisne seroit pas souverainement un ; il ne seroit rienmoins que la suprême unité que je cherche, et quiseule remplit mon idée. D' un autre côté, chacune deces unités ne seroit pas aussi infinie qu' elle pourroitl' être ; car une unité

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qui en exclut toute autre en tout genre, est encoreplus infinie que celle qui peut avoir une égale : orce qui nous paroît le plus infini, est le seul infinivéritable : il n' y auroit donc ni unité pleinementinfinie en tout genre, qui est le seul véritableinfini, ni infini souverainement un, en sorte qu' onne pût rien concevoir de plus un, de plus simple, deplus indivisible, de moins composé par des nombres.Il faut donc conclure que cette objection, qui n' estrien dans son fond, n' est fortifiée que par unegrossière habitude de mon imagination, qui, par larègle commune des nombres pour les choses finies,ajoute toujours de nouvelles unités à la premièreunité conçue. L' un infini est plus que toutes lespluralités ; il ne souffre aucune addition ; il n' estpoint un à notre mode pour n' être qu' un : il est unpour être tout. Cet un infini et infiniment un peutfaire des êtres distingués de lui et bornés : maisces êtres ne sont point une addition à son infini ;car le fini joint à l' infini ne fait rien ; il ne peuty avoir entr' eux aucune mesure ; c' est un être d' unautre ordre, qui ne peut faire avec lui nicomposition, ni addition, ni nombre. Mais deux infinisseroient égaux ; ils feroient un nombre véritable, etpar conséquent fini : ils seroient parties de ce toutdont l' idée est présente à mon esprit quand jeprononce le mot d' infini. Les deux ensemble neseroient réellement qu' un seul infini ; il faudroitou qu' on ne pût ni les diviser ni les distinguer parl' idée, auquel cas ce ne seroit plus qu' un seul etmême être infiniment simple ; ou qu' ils

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fissent une composition d' un seul infini dont ilsseroient les parties, auquel cas ce seroit un toutdivisible, nombrable et borné. Voilà la conclusion oùje retombe toujours invinciblement. Donc il n' y a etil ne peut y avoir qu' un seul infini, qui est uneunité d' une autre nature que toutes les autres, et quine souffre d' addition en aucun genre.Après cet examen, je n' ai pas besoin de raisonner surla multitude des dieux dont les poètes ont faitdivers degrés. Il ne peut y avoir qu' un seul infini :tout ce qui n' est pas cet unique infini est fini ;tout ce qui est fini est infiniment au-dessous del' infini. Donc il y a la plus essentielle desdifférences entre le plus parfait des êtres finis quisont possibles et concevables, et cet unique infinipar qui seul tous ces êtres peuvent être possibles.Donc tous ces êtres, quoique inégaux entr' eux, sonttous égaux par comparaison à l' infini, puisqu' ilslui sont tous infiniment inférieurs, et que toutesces infériorités sont égales en tant qu' infinies ; caril ne peut y avoir d' inégalité entre des infinis. Donctout être, si parfait qu' on le conçoive, s' il n' estpoint l' unique infini, n' est devant lui que comme unnéant ; et loin de mériter un nom et un honneurcommun avec lui, ne peut servir qu' à être devant luicomme s' il n' étoit pas.Quelle folie donc d' adorer plusieurs dieux ! Pourquoien croirois-je plus d' un ? L' idée de la souveraineperfection ne souffre que l' unité. ô vous, être infiniqui vous montrez à moi, vous êtes tout, et il ne fautplus rien chercher après vous. Vous remplissez touteschoses, et il ne reste plus de

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place, ni dans l' univers, ni dans mon esprit même,pour une autre perfection égale à la vôtre. Vousépuisez toute ma pensée. Tout ce qui n' est pas vousest infiniment moins que vous. Tout ce qui n' est pasvous-même n' est qu' une ombre de l' être, un être àdemi-tiré du néant, un rien dont il vous plaît defaire quelque chose pour quelques momens.ô être seul digne de ce nom ! Qui est semblable àvous ? Où sont donc ces vains fantômes de divinitéque l' on a osé comparer à vous ? Vous êtes, et tout lereste n' est point devant vous. Vous êtes, et tout lereste, qui n' est que par vous, est comme s' il n' étoitpas. C' est vous qui avez fait ma pensée : c' est vousseul qu' elle cherche et qu' elle admire. Si je suisquelque chose, ce quelque chose sort de vos mains. Iln' étoit point, et par vous il a commencé à être. Il

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sort de vous, et il veut retourner à vous. Recevezdonc ce que vous avez fait ; reconnoissez votreouvrage. Périssent tous les faux dieux qui sont lesvaines images de votre grandeur ! Périsse tout êtrequi veut être pour soi-même, ou qui veut que quelqueautre être soit pour lui ! Périsse, périsse tout ce quin' est point à celui qui a tout fait pour lui-même !Périsse toute volonté monstrueuse et égarée qui n' aimepoint l' unique bien pour l' amour duquel tout ce quiest a reçu l' être !

PARTIE 2 CHAPITRE 5 ARTICLE 2

simplicité de Dieu. je conçois clairement par toutes les réflexions quej' ai déjà faites, que le premier être estsouverainement

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un et simple ; d' où il faut conclure que toutes sesperfections n' en font qu' une, et que si je lesmultiplie, c' est par la foiblesse de mon esprit, qui,ne pouvant d' une seule vue embrasser le tout qui estinfini et parfaitement un, le multiplie pour sesoulager, et le divise en autant de parties qu' il ade rapports à diverses choses hors de lui. Ainsi je mereprésente en lui autant de degrés d' être qu' il en acommuniqué aux créatures qu' il a produites, et uneinfinité d' autres qui correspondent aux créatures plusparfaites, en remontant jusqu' à l' infini, qu' ilpourroit tirer du néant.Tout de même je me représente cet être unique pardiverses faces, pour ainsi dire, suivant les diversrapports qu' il a à ses ouvrages : c' est ce qu' on nommeperfections ou attributs. Je donne à la même chosedivers noms, suivant ses divers rapports extérieurs ;mais je ne prétends point par ces divers noms exprimerdes choses réellement diverses.Dieu est infiniment intelligent, infiniment puissant,infiniment bon : son intelligence, sa volonté, sabonté, sa puissance, ne sont qu' une même chose. Ce quipense en lui est la même chose qui veut ; ce qui agit,ce qui peut et qui fait tout, est précisément la mêmechose qui pense et qui veut ; ce qui prépare, ce quiarrange, et qui conserve tout, est la même chose quidétruit ; ce qui punit est la même chose qui pardonneet qui redresse ; en un mot, en lui tout est un d' uneil est vrai que, malgré cette unité suprême,

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j' ai un fondement de distinguer ces perfections, etde les considérer l' une sans l' autre, quoique l' unesoit l' autre réellement. C' est qu' en lui, comme je l' airemarqué, l' unité est équivalente et infinimentsupérieure à la multitude. Ainsi je distingue cesperfections, non pour me représenter qu' elles ontquelque ombre de distinction entre elles, mais pourles considérer par rapport à cette multitude de chosescréées que l' unité souveraine surpasse infiniment.Cette distinction des perfections divines, que j' admetsen considérant Dieu, n' est donc rien de vrai enlui ; et je n' aurois aucune idée de lui, dès que jecesserois de le croire souverainement un. Mais c' estun ordre et une méthode que je mets par nécessitédans les opérations bornées et successives de monesprit, pour me faire des espèces d' entrepôts dans cetravail, et pour contempler l' infini à diversesreprises, en le regardant par rapport aux diverseschoses qu' il fait hors de lui.Il ne faut point s' étonner, que, quand je contemple ladivinité, mon opération ne puisse point être aussiune que mon objet. Mon objet est infini, etinfiniment un ; mon esprit et mon opération ne sont niinfinis, ni infiniment uns ; au contraire, ils sontinfiniment bornés et multipliés.ô unité infinie ! Je vous entrevois, mais c' esttoujours en me multipliant. Universelle et indivisiblevérité ! Ce n' est pas vous que je divise ; car vousdemeurez toujours une et toute entière, et je croiroisfaire un blasphême, que de croire en vous quelquecomposition. Mais c' est moi, ombre

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de l' unité, qui ne suis jamais entièrement un. Non,je ne suis qu' un amas et un tissu de penséessuccessives et imparfaites. La distinction qui ne peutse trouver dans vos perfections se trouve réellementdans mes pensées qui tendent vers vous, et dontaucune ne peut atteindre jusqu' à la suprême unité. Ilfaudroit être un autant que vous, pour vous voir d' unseul regard indivisible dans votre unité infinie.ô multiplicité créée, que tu es pauvre dans tonabondance apparente ! Tout nombre est bientôt épuisé ;toute composition a des bornes étroites ; tout ce quiest plus d' un, est infiniment moins qu' un. Il n' y aque l' unité ; elle seule est tout, et après elle iln' y a plus rien. Tout le reste paroît exister, et onne sait précisément où il existe, ni quand il existe.

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En divisant toujours, on cherche toujours l' être quiest l' unité, et on le cherche sans le trouver jamais.La composition n' est qu' une représentation et uneimage trompeuse de l' être. C' est un je ne sais quoi,qui fond dans mes mains dès que je le presse. Lorsquej' y pense le moins, il se présente à moi, je n' enpuis douter : je le tiens ; je dis : le voilà.Veux-je le saisir encore de plus près, etl' approfondir ? Je ne sais plus ce qu' il devient ; etje ne puis me prouver à moi-même que ce que je tiensa quelque chose de certain, de précis et de consistant.Ce qui est réel n' est point plusieurs ; il estsingulier, et n' est qu' une seule chose. Ce qui estvrai et réel, doit sans doute être précisémentsoi-même, et rien au-delà. Mais où trouverons-nous cetêtre réel et précis

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de chaque chose, qui la distingue de toute autre ?Pour y parvenir il faut arriver jusqu' à la réelle etvéritable unité. Cette unité où est-elle ? Parconséquent où sera donc l' être et la réalité deschoses ?ô Dieu ! Il n' y a que vous. Moi-même, je ne suispoint : je ne puis me trouver dans cette multitude depensées successives, qui sont tout ce que je puistrouver de moi. L' unité, qui est la vérité même, setrouve si peu en moi, que je ne puis concevoir l' unitésuprême qu' en la divisant et en la multipliant, commeje suis moi-même multiplié. à force d' être plusieurspensées, dont l' une n' est point l' autre, je ne suisplus rien, et je ne puis pas même voir d' une seule vuecelui qui est un ; parce qu' il est un, et que je ne lesuis pas. ô qui me tirera des nombres, des compositionset des successions, qui sentent si fort le néant ?Plus on multiplie les nombres, plus on s' éloigne del' être précis et réel qui n' est que dans l' unité.Les compositions ne sont que des assemblages debornes ; tout y porte le caractère du néant ; c' estun je ne sais quoi qui n' a aucune consistance, quiéchappe de plus en plus à mesure que l' on s' y enfonceet qu' on y veut regarder de plus près. Ce sont desnombres magnifiques, et qui semblent promettre lesunités qui les composent ; mais ces unités ne setrouvent point. Plus on presse pour les saisir, pluselles s' évanouissent. La multitude augmente toujours,et les unités, seuls véritables fondemens de lamultitude, semblent fuir

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et se jouer de notre recherche. Les nombres successifss' enfuient aussi toujours : celui dont nous parlons,pendant que nous en parlons n' est déjà plus : celuiqui le touche, à peine est-il, et il finit ;trouvez-le si vous pouvez : le chercher, c' est l' avoirdéjà perdu. L' autre qui vient, n' est pas encore : ilsera, mais il n' est rien ; et il fera néanmoins untout avec les autres qui ne sont plus rien. Quelassemblage de ce qui n' est plus, de ce qui cesseactuellement d' être, et de ce qui n' est pas encore !C' est pourtant cette multitude de néants qui est ceque j' appelle moi : elle contemple l' être ; elle ledivise pour le contempler ; et en le divisant elleconfesse que la multitude ne peut contempler l' unitéindivisible.

PARTIE 2 CHAPITRE 5 ARTICLE 3

immutabilité et éternité de Dieu. quoique je ne puisse voir d' une vue assez simple lasouveraine simplicité de Dieu, je conçois néanmoinscomment toute la variété des perfections que je luiattribue se réunit dans un seul point essentiel. Jeconçois en lui une première chose, qui est lui-mêmetout entier, si je l' ose dire, et dont toutes lesautres résultent. Posez ce premier point, tout lereste s' ensuit clairement et immédiatement. Mais quelest-il ce premier point ? C' est celui-là même parlequel nous avons commencé, et qui m' a découvert lanécessité d' un premier être.être par soi-même, c' est la source de tout ce

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que je trouve en Dieu : c' est par là que j' aireconnu qu' il est infiniment parfait. Ce qui a l' êtrepar soi, existe au suprême degré, et par conséquentpossède la plénitude de l' être. On ne peut atteindreau suprême degré et à la plénitude de l' être, que parl' infini ; car aucun fini n' est jamais ni plein nisuprême, puisqu' il y a toujours quelque chose depossible au-dessus. Donc il faut que l' être parsoi-même soit un être infini.S' il est un être infini, il est infiniment parfait ;car l' être, la bonté et la perfection sont la mêmechose. D' ailleurs on ne peut rien concevoir de plusparfait, que d' être par soi ; et toute perfection d' unêtre qui n' est point par soi, quelque haute qu' on sela représente, est infiniment au-dessous de celle d' un

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être qui est par lui-même : donc l' être qui est parlui-même, et par qui tout ce qui n' est point luiexiste, est infiniment parfait.Il faut même pour faciliter cette discussion, enréglant les termes dont je suis obligé de me servir,arrêter, une fois pour toutes, qu' à l' avenir cesmanières de m' exprimer, être par soi-même, êtrenécessaire, être infiniment parfait, premier être,première cause, et Dieu , sont termesabsolument synonymes.De cette idée de l' être nécessaire j' ai tiré lasimplicité et l' unité de Dieu : sa simplicité, parceque rien de composé ne peut être ni infiniment parfaitni même infini : son unité, puisque s' il y avoit deuxêtres nécessaires et indépendans l' un de l' autre,chacun d' eux seroit moins parfait dans cette puissance

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partagée, qu' un seul qui la réunit toute entière.Maintenant examinons les autres perfections que jedois lui attribuer.Il est immuable. Ce qui est par soi ne peut jamaisêtre conçu autrement : il a toujours la même raisond' exister, et la même cause de son existence, qui estson essence même : il est donc immuable dans sonexistence. Il n' est pas moins incapable dechangement pour les manières d' être, que pour le fondde l' être. Dès qu' on le conçoit infini et infinimentsimple, on ne peut plus lui attribuer aucunemodification ; car les modifications sont des bornesde l' être. être modifié d' une telle façon, c' est êtrede cette façon à l' exclusion de toutes les autres.L' infini parfait ne peut donc avoir aucunemodification, et par conséquent n' en sauroit changer :il n' en peut avoir non plus pour ses parties que pourson tout, puisqu' il n' a aucune partie : donc il estsimplement et absolument immuable.Ce qu' il produit hors de lui est toujours fini. Lacréature ayant des bornes dans son être, elle a parconséquent des modifications : n' étant pas tout être,il faut qu' elle soit quelque être particulier ; ilfaut qu' elle soit resserrée dans les bornes étroitesde quelque manière précise d' être. Il n' y a que celuiqui est tout, qui n' est jamais rien de singulier, etqui efface toutes les distinctions : il est l' êtresimple et sans restriction.Quoique chaque modification prise en particulier nesoit pas essentielle à la créature, parce qu' elle n' arien en soi de nécessaire, rien qui ne

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soit contingent et variable au gré de celui qui l' aproduite, il lui est néanmoins essentiel d' avoirtoujours quelque modification. Ce qui n' est point parsoi ne peut jamais être tout être ; ce qui n' est pointtout être ne peut exister qu' avec une borne : vouspouvez changer sa borne ; mais il lui en fauttoujours une nécessairement.Aussitôt que j' ai reconnu que la créature estessentiellement bornée, et changeante par lamutabilité de ses bornes, je trouve ce que c' est quele temps. Le temps, sans en chercher une définitionplus exacte, est le changement de la créature. Qui ditchangement dit succession ; car ce qui change passenécessairement d' un état à un autre : l' état d' où l' onsort précède, et celui où l' on entre suit. Le tempsest le changement de l' être créé : le temps est lanégation d' une chose très-réelle, et souverainementpositive, qui est la permanence de l' être : ce qui estpermanent d' une absolue permanence n' a en soi ni avantni après, ni plus tôt ni plus tard. La non-permanenceest le changement ; c' est la défaillance de l' être, oula mutation d' une manière en une autre : mais enfintoute mutation renferme une succession, et touteexistence bornée emporte une durée divisible et plusou moins longue.Il y a des changemens incertains, que l' on mesure pard' autres qui sont certains et réglés : comme on peutmesurer une promenade ou un travail qu' on fait, ou uneconversation dont on s' occupe, par le cours des astres,par une pendule, ou par une horloge de sable. C' est unchangement

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ou un mouvement incertain d' un être, qu' on mesure parun autre mouvement plus précis et plus uniforme. Quandmême les êtres créés ne changeroient point demodifications, il ne laisseroit pas d' y avoir, quantau fond de la substance, une mutation continuelle.Voici comment.C' est que la création de l' être qui n' est point parlui-même, n' est pas absolue et permanente : l' être quiest par lui-même, ne tire point du néant des êtresqui ensuite subsistent par eux-mêmes hors du néantd' une manière fixe ; ils ne peuvent continuer àexister qu' autant que l' être nécessaire les soutienthors du néant ; ils n' en sont jamais dehors pareux-mêmes : donc ils n' en sont dehors que par un donactuel de l' être. Ce don actuel est libre, et par

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conséquent révocable : s' il est libre et révocable, ilpeut être plus ou moins long ; dès qu' il peut êtreplus ou moins long, il est divisible ; dès qu' il estdivisible, il renferme une succession ; dès qu' on ymet une succession, voilà un tissu de créationssuccessives. Ainsi ce n' est point une existence fixeet permanente ; ce sont des existences bornées etdivisibles qui se renouvellent sans cesse par denouvelles créations.Il est donc certain que tout est successif dans lacréature, non-seulement la variété des modifications,mais encore le renouvellement continuel d' une existencebornée. Cette non-permanence de l' être créé est ce quej' appelle le temps. Ainsi loin de vouloir connoîtrel' éternité par le temps, comme je suis tenté de lefaire, il faut au contraire connoître le temps parl' éternité : car

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on peut connoître le fini par l' infini, en y mettantune borne ou négation ; mais on ne peut jamaisconnoître l' infini par le fini, car une borne ounégation ne donne aucune idée de ce qui estsouverainement positif.Cette non-permanence de la créature est donc ce queje nomme le temps ; par conséquent la parfaite etabsolue permanence de l' être nécessaire et immuableest ce que je dois nommer l' éternité. Dieu ne peutchanger de modifications, puisqu' il n' en peut jamaisavoir aucune, le vrai infini ne souffrant point debornes dans son être. Il ne peut avoir aucune bornedans son existence : par conséquent il ne peut avoiraucun temps ni durée ; car ce que j' appelle durée,c' est une existence divisible et bornée ; c' est ce quiest précisément opposé à la permanence. Il est doncpermanent et fixe dans son existence.J' ai déjà remarqué que comme tout être divisible estborné, aussi tout véritable infini est indivisible.L' existence divine qui est infinie est donc indivisible.Si elle n' est point divisible comme l' existence bornéedes créatures dans lesquelles il y a ce que l' onappelle la partie antérieure et la partie postérieure,il s' ensuit donc que cette existence infinie esttoujours toute entière. Celle des créatures n' estjamais toute à la fois ; ses parties ne peuvent seréunir ; l' une exclut l' autre, et il faut que l' unefinisse afin que l' autre commence.La raison de cette incompatibilité entre ces partiesd' existence, est que le créateur ne donne

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qu' avec mesure l' existence à sa créature : dès qu' illa lui donne bornée, il la lui donne divisible enparties dont l' une n' est pas l' autre. Mais pour l' êtrenécessaire, infini et immuable, c' est tout lecontraire ; son existence est infinie et indivisible.Ainsi non-seulement il n' y a point d' incompatibilitédans les parties de son existence, comme dans cellesde l' existence de la créature ; mais, pour parlercorrectement, il faut dire que son existence n' aaucunes parties ; elle est essentiellement toujourstoute entière.C' est donc retomber dans l' idée du temps et confondretout, que de vouloir encore imaginer en Dieu rien quiait rapport à aucune succession. En lui rien ne dure,parce que rien ne passe ; tout est fixe, tout est à lafois, tout est immobile. En Dieu rien n' a été, rienne sera ; mais tout est. Supprimons donc pour luitoutes les questions que l' habitude et la foiblesse del' esprit fini, qui veut embrasser l' infini à sa modeétroite et raccourcie, me tenteroit de faire. Dirai-je,ô mon Dieu ! Que vous aviez déjà eu une éternitéd' existence en vous-même avant que vous m' eussiez créé,et qu' il vous reste encore une autre éternité, aprèsma création, où vous existez toujours ? Ces mots dedéjà et d' après sont indignes de celui qui est . Vousne pouvez souffrir aucun passé et aucun avenir en vous.C' est une folie que de vouloir diviser votre éternité,qui est une permanence indivisible : c' est vouloir quele rivage s' enfuie, parce qu' en descendant le longd' un fleuve je m' éloigne toujours de ce rivage qui estimmobile. Insensé que je suis !

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Je veux, ô immobile vérité ! Vous attribuer l' êtreborné, changeant et successif de votre créature ! Vousn' avez en vous aucune mesure dont on puisse mesurervotre existence, car elle n' a ni bornes ni parties :vous n' avez rien de mesurable ; les mesures mêmes qu' onpeut tirer des êtres bornés, changeans, divisibles etsuccessifs, ne peuvent servir à vous mesurer, vous quiêtes infini, indivisible, immuable et permanent.Comment dirai-je donc que la courte durée de lacréature est par rapport à votre éternité ?N' étiez-vous pas avant moi ? Ne serez-vous pas aprèsmoi ? Ces paroles tendent à signifier quelque vérité ;mais elles sont, à la rigueur, indignes et impropres :ce qu' elles ont de vrai, c' est que l' infini surpasseinfiniment le fini ; qu' ainsi votre existence infinie

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surpasse infiniment en tout sens mon existence, qui,étant bornée, a un commencement, un milieu, et une fin.Mais il est faux que la création de votre ouvragepartage votre éternité en deux éternités. Deuxéternités ne feroient pas plus qu' une seule : uneéternité partagée qui auroit une partie antérieure etune partie postérieure ne seroit plus une véritableéternité ; en voulant la multiplier on la détruiroit,parce qu' une partie seroit nécessairement la borne del' autre par le bout où elles se toucheroient. Qui ditéternité, s' il entend ce qu' il dit, ne dit que ce quiest, et rien au-delà ; car tout ce qu' on ajoute à cetteinfinie simplicité, l' anéantit : qui dit éternité, nesouffre plus le langage du temps. Le temps etl' éternité sont incommensurables :

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ils ne peuvent être comparés ; et on est séduit par sapropre foiblesse toutes les fois qu' on imagine quelquerapport entre des choses si disproportionnées.Vous avez néanmoins, ô mon Dieu, fait quelque chosehors de vous ; car je ne suis pas vous, et il s' en fautinfiniment. Quand est-ce donc que vous m' avez fait ?Est-ce que vous n' étiez pas avant que de me faire ?Mais que dis-je ? Me voilà déjà retombé dans monillusion, et dans les questions du temps : je parle devous comme de moi, ou comme de quelque autre êtrepassager que je pourrois mesurer avec moi. Ce qui passepeut être mesuré avec ce qui passe ; mais ce qui nepasse point est hors de toute mesure et de toutecomparaison avec ce qui passe : il n' est permis dedemander ni quand il a été, ni s' il étoit avant ce quin' est pas, ou qui n' est qu' en passant. Vous êtes, etc' est tout. ô que j' aime cette parole, et qu' elle meremplit pour tout ce que j' ai à connoître de vous !Vous êtes celui qui est . Tout ce qui n' est pointcette parole, vous dégrade : il n' y a qu' elle qui vousressemble : en n' ajoutant rien au mot d' être , ellene diminue rien de votre grandeur. Elle est, je l' osedire, cette parole, infiniment parfaite comme vous :il n' y a que vous qui puissiez parler ainsi, etrenfermer votre infini dans trois mots si simples.Je ne suis pas, ô mon Dieu, ce qui est : hélas ! Jesuis presque ce qui n' est pas. Je me vois comme unmilieu incompréhensible entre le néant et l' être : jesuis celui qui a été ; je suis celui qui sera ; jesuis celui qui n' est plus ce qu' il a été ; je

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suis celui qui n' est pas encore ce qu' il sera : etdans cet entre-deux que suis-je ? Un je ne sais quoiqui ne peut s' arrêter en soi, qui n' a aucuneconsistance, qui s' écoule rapidement comme l' eau ; unje ne sais quoi que je ne puis saisir, qui s' enfuitde mes propres mains, qui n' est plus dès que je veuxle saisir ou l' apercevoir ; un je ne sais quoi quifinit dans l' instant même où il commence ; en sorte queje ne puis jamais un seul moment me trouver moi-mêmefixe et présent à moi-même pour dire simplement,je suis . Ainsi ma durée n' est qu' une défaillanceperpétuelle.ô que je suis loin de votre éternité, qui estindivisible, infinie et toujours présente touteentière ! Que je suis même bien éloigné de lacomprendre ! Elle m' échappe à force d' être vraie,simple et immense ; comme mon être m' échappe à forced' être composé de parties, mêlé de vérité et demensonge, d' être et de néant. C' est trop peu que dedire de vous que vous étiez des siècles infinis avantque je fusse. J' aurois honte de parler ainsi ; carc' est mesurer l' infini avec le fini, qui est undemi-néant. Quand je crains de dire que vous étiezavant que je fusse, ce n' est pas pour douter que vousexistant, vous ne m' ayez créé, moi qui n' existoispas ; mais c' est pour éloigner de moi toutes les idéesimparfaites qui sont indignes de vous. Dirai-je quevous étiez avant moi ? Non ; car voilà deux termes queje ne puis souffrir. Il ne faut pas dire, vousétiez ; car vous étiez marque un temps passé etune succession. Vous êtes ; et il n' y a qu' un présentimmobile, indivisible et infini,

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que l' on puisse vous attribuer. Pour parler dans larigueur des termes, il ne faut point dire que vousavez toujours été ; il faut dire que vous êtes ; et ceterme de toujours , qui est si fort pour lacréature, est trop foible pour vous ; car il marqueune continuité, et non pas une permanence : il vautmieux dire simplement et sans restriction que vous êtes.ô être ! ô être ! Votre éternité, qui n' est que votreêtre même, m' étonne ; mais elle me console. Je metrouve devant vous comme si je n' étois pas ; jem' abîme dans votre infini : loin de mesurer votrepermanence par rapport à ma fluidité continuelle, jecommence à me perdre de vue, à ne me trouver plus, età ne voir en tout que ce qui est, je veux direvous-même.Ce que j' ai dit du passé, je le dis de même de

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l' avenir. On ne peut point dire que vous serez aprèsce qui passe ; car vous ne passez point : ainsi vousne serez pas, mais vous êtes ; et je me trompe toutesles fois que je sors du présent en parlant de vous. Onne dit point d' un rivage immobile, qu' il devance ouqu' il suit les flots d' une rivière : il ne devance nine suit, car il ne marche point. Ce que je remarque dece rivage par rapport à l' immobilité locale, je le doisdire de l' être infini par rapport à l' immobilitéd' existence. Ce qui passe a été et sera, et passe duprétérit au futur par un présent imperceptible qu' onne peut jamais assigner. Mais ce qui ne passe pointexiste absolument, et n' a qu' un présent infini. Il est,et

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c' est tout ce qu' il est permis d' en dire : il est sanstemps dans tous les temps de la créature. Quiconquesort de cette simplicité tombe de l' éternité dans letemps.Il n' y a donc en vous, ô vérité infinie ! Qu' uneexistence indivisible et permanente. Ce qu' on appelleéternité a parte post , et éternité a parteante , n' est qu' une illusion grossière : il n' y aen vous non plus de milieu que de commencement et defin. Ce n' est donc point au milieu de votre éternitéque vous avez produit quelque chose hors de vous.Je le dirai trois fois ; mais ces trois n' en fontqu' une : les voici : ô permanente et infinie vérité !vous êtes , et rien n' est hors de vous : vousêtes , et ce qui n' étoit pas commence à être horsde vous : vous êtes , et ce qui étoit hors de vouscesse d' être. Mais ces trois répétitions de cestermes vous êtes , ne font qu' un seul infini quiest indivisible. C' est cette éternité même qui resteencore toute entière : il n' en est point écoulé unemoitié, car elle n' a aucune partie : ce qui estessentiellement toujours tout présent ne peut jamaisêtre passé. ô éternité ! Je ne puis vous comprendre,car vous êtes infinie : mais je conçois tout ce que jedois exclure de vous pour ne vous méconnoître jamais.Cependant, ô mon Dieu ! Quelque effort que je fassepour ne point multiplier votre éternité par lamultitude de mes pensées bornées, il m' échappetoujours de vous faire semblable à moi,

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et de diviser votre existence indivisible. Souffrezdonc que j' entre encore une fois dans votre lumièreinaccessible dont je suis ébloui.N' est-il pas vrai que vous avez pu créer une choseavant que d' en créer une autre ? Puisque cela estpossible, je suis en droit de le supposer. Ce que vousn' avez pas fait encore ne viendra sans doute qu' aprèsce que vous avez déjà fait. La création n' est passeulement la créature produite hors de vous ; ellerenferme aussi l' action par laquelle vous produisezcette créature. Si vos créations sont les unes plustôt que les autres, elles sont successives : si vosactions sont successives, voilà une succession en vous ;et par conséquent voilà le temps dans l' éternité même.Pour démêler cette difficulté, je remarque qu' il y aentre vous et vos ouvrages toute la différence qui doitêtre entre l' infini et le fini, entre le permanent etle fluide ou successif. Ce qui est fini et divisiblepeut être comparé et mesuré avec ce qui est fini etdivisible : ainsi vous avez mis un ordre et unarrangement dans vos créatures par le rapport de leursbornes ; mais cet ordre, cet arrangement, ce rapportqui résulte des bornes, ne peut jamais être en vousqui n' êtes ni divisible ni borné. Une créature peutdonc être plus tôt que l' autre, parce que chacuned' elles n' a qu' une existence bornée : mais il estfaux et absurde de penser que vous soyez créant plustôt l' une que l' autre. Votre action par laquelle vouscréez est vous-même ; autrement vous ne pourriez agirsans cesser d' être simple et indivisible. Il faut

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donc concevoir que vous êtes éternellement créant toutce qu' il vous plaît de créer.De votre part, vous créez éternellement par uneaction simple, infinie et permanente, qui estvous-même : de sa part, la créature n' est pas crééeéternellement ; la borne est en elle, et point dansvotre action. Ce que vous créez éternellement n' estque dans un temps ; c' est que l' existence infinie etindivisible ne communique au dehors qu' une existencedivisible et bornée. Vous ne créez donc point unechose plus tôt que l' autre, quoiqu' elle doive existerdeux mille ans plus tôt. Ces rapports sont entre vosouvrages ; mais ces rapports de bornes ne peuventaller jusqu' à vous. Vous connoissez ces rapports quevous avez faits ; mais la connoissance des bornes devotre ouvrage ne met aucune borne en vous. Vous voyezdans ce cours d' existences divisibles et bornées, ceque j' appelle le présent, le passé, l' avenir : maisvous voyez ces choses hors de vous ; il n' y en a

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aucune qui vous soit plus présente qu' une autre. Vousembrassez tout également par votre infini indivisible :ce qui n' est plus, n' est plus, et sa cessation estréelle ; mais la même existence permanente, à laquellece qui n' est plus étoit présent pendant qu' il étoit,est encore la même, lorsqu' une autre chose passagèrea pris la place de celle qui est anéantie.Comme votre existence n' a aucune partie, une chose quipasse ne peut dans son passage répondre à une partieplutôt qu' à une autre : ou, pour mieux dire, elle nepeut répondre à rien ; car il

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n' y a nulle proportion concevable entre l' infiniindivisible, et ce qui est divisible et passager.Il faut néanmoins qu' il y ait quelque rapport entrel' ouvrier et l' ouvrage ; mais il faut bien se garderd' imaginer un rapport de successions et de bornes :l' unique rapport qu' il y faut concevoir est que cequi est, et qui ne peut cesser d' être, fait que ce quin' est point reçoit de lui une existence bornée quicommence pour finir. Tout autre rapport, ô mon Dieu !Détruit votre permanence et votre simplicité infinie.Vous êtes si grand et si pur dans votre perfection,que tout ce que je mêle du mien dans l' idée que j' aide vous, fait qu' aussitôt ce n' est plus vous-même. Jepasse ma vie à contempler votre infini, et à ledétruire. Je le vois, et je ne saurois en douter :mais dès que je veux le comprendre, il m' échappe ; cen' est plus lui ; je retombe dans le fini. J' en voisassez pour me contredire et pour me reprendre toutesles fois que j' ai conçu ce qui est moins quevous-même : mais à peine me suis-je relevé, que jeretombe de mon propre poids.Ainsi c' est un mélange perpétuel de ce que vous êteset de ce que je suis. Je ne puis ni me tromperentièrement, ni posséder d' une manière fixe votrevérité : c' est que je vous vois de la même manière quej' existe : en moi tout est fini et passager : je voispar des pensées courtes et fluides l' infini qui nes' écoule jamais. Bien loin de vous méconnoître danscet embarras, je vous reconnois à ce caractèrenécessaire de l' infini, qui ne seroit plus l' infini,si le fini pouvoit y atteindre.

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Ce n' est pas un nuage qui couvre votre vérité ; c' est

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la lumière de cette vérité même qui me surpasse :c' est parce que vous êtes trop clair et troplumineux, que mon regard ne peut se fixer sur vous.Je ne m' étonne point que je ne puisse vous comprendre ;mais je ne saurois assez m' étonner de ce que je puismême vous entrevoir, et de ce que je m' aperçois de monerreur lorsque je prends quelque autre chose pour vous,ou que je vous attribue ce qui ne vous convient pas.

PARTIE 2 CHAPITRE 5 ARTICLE 4

immensité de Dieu. après avoir considéré l' éternité et l' immutabilité deDieu, qui sont la même chose, je dois examiner sonimmensité. Puisqu' il est par lui-même, il estsouverainement. Puisqu' il est souverainement, il atout l' être en lui. Puisqu' il a tout l' être en lui, ila sans doute l' étendue : l' étendue est une manièred' être dont j' ai l' idée. J' ai déjà vu que mes idéessur l' essence des choses sont des degrés réels del' être, qui sont actuellement existans en Dieu, etpossibles hors de lui, parce qu' il peut les produire.L' étendue est donc en lui ; et il ne peut la produireau dehors qu' à cause qu' elle est renfermée dans laplénitude de son être.D' où vient donc que je ne le nomme point étendu etcorporel ? C' est qu' il y a une extrême différence,comme je l' ai déjà remarqué, entre attribuer à Dieutout le positif de l' étendue, ou lui attribuerl' étendue avec une borne ou négation. Qui met l' étenduesans bornes, change l' étendue

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en l' immensité : qui met l' étendue avec une borne,fait la nature corporelle. Dès que vous ne mettezaucune borne à l' étendue, vous lui ôtez la figure, ladivisibilité, le mouvement, l' impénétrabilité : lafigure, parce qu' elle n' est que la manière d' être bornépar une superficie : la divisibilité, parce que ce quiest infini, comme nous l' avons vu, ne peut êtrediminué, ni par conséquent divisé, ni par conséquentcomposé et divisible : le mouvement, parce que si voussupposez un tout qui n' a ni parties ni bornes, il nepeut ni se mouvoir au-delà de sa place, puisqu' il nepeut y avoir de place au-delà du vrai infini, nichanger l' arrangement et la situation de ses parties,puisqu' il n' a aucunes parties dont il soit composé :enfin l' impénétrabilité, puisqu' on ne peut concevoirl' impénétrabilité qu' en concevant deux corps bornés,

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dont l' un n' est point l' autre, et dont l' un ne peutoccuper le même espace que l' autre. Il n' y a pointdeux corps de la sorte dans l' étendue infinie etindivisible : donc il n' y a point en elled' impénétrabilité.Ces principes posés, il s' ensuit que tout le positifde l' étendue se trouve en Dieu, sans que Dieu soitni figuré, ni capable de mouvement, ni divisible, niimpénétrable, ni par conséquent palpable, ni parconséquent mesurable. Il n' est en aucun lieu, non plusqu' il n' est en aucun temps : car il n' a, par son êtreabsolu et infini, aucun rapport aux lieux et auxtemps, qui ne sont que des bornes et des restrictionsde l' être. Demander s' il est au-delà de l' univers,s' il en surpasse

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les extrémités en longueur, largeur, profondeur ;c' est faire une question aussi absurde que de demanders' il étoit avant que le monde fût, et s' il sera encoreaprès que le monde ne sera plus.Comme il ne peut y avoir en Dieu ni passé ni futur,il ne peut y avoir aussi en lui au-delà ni au-deçà.Comme la permanence absolue exclut toute mesure desuccession, l' immensité n' exclut pas moins toutemesure d' étendue. Il n' a point été, il ne sera point ;mais il est. Tout de même, à proprement parler, iln' est point ici, il n' est point là, il n' est pointau-delà d' une telle borne ; mais il est absolument.Toutes ces expressions qui le rapportent à quelqueterme, qui le fixent à un certain lieu, sontimpropres et indécentes.Où est-il donc ? Il est ; et il est tellement, qu' ilfaut bien se garder de demander où. Ce qui n' est qu' àdemi, ce qui n' est qu' avec des bornes, est tellementune certaine chose, qu' il n' est que cette choseprécisément. Pour lui, il n' est précisément aucunechose singulière et restreinte : il est tout ; il estl' être ; ou, pour dire encore mieux en disant plussimplement, il est : car moins on dit de paroles delui, et plus on dit de choses. Il est : gardez-vousbien d' y rien ajouter. Les autres êtres, qui ne sontque des demi-êtres, des êtres estropiés, des portionsimperceptibles de l' être, ne sont point simplement :on est réduit à demander quand et où est-ce qu' ilssont. S' ils sont, ils n' ont pas été : s' ils sont ici,ils ne sont pas là. Ces deux questions, quand etoù , épuisent leur être.

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Mais pour celui qui est, tout est dit quand on a ditqu' il est. Celui qui demande encore quelque chose n' arien compris dans l' unique chose qu' il fautconcevoir : l' infini indivisible ne peut répondre àaucun être divisible et fini que l' on nomme un corps.Mais refuserai-je de dire qu' il est partout ? Non, jene refuserai point de le dire, s' il le faut, pourm' accommoder aux notions populaires et imparfaites. Jene lui attribuerai point une présence corporelle enchaque lieu ; car il n' a point une superficiecontiguë à la superficie des autres corps : mais jelui attribuerai, par condescendance, une présenced' immensité : c' est-à-dire que comme en chaque tempson doit toujours dire de Dieu, il est, sans lerestreindre en disant, il est aujourd' hui ; de mêmeen chaque lieu on doit dire, il est, sans lerestreindre en disant, il est ici.Mais, encore une fois, n' est-ce pas lui ôter uneperfection, et à moi une consolation merveilleuse, quede n' oser pas dire qu' il est ici ? Hé bien, je ledirai tant qu' on voudra, pourvu que je l' entende commeje le dois. Quand je crains de dire qu' il est présentici, ce n' est pas pour lui attribuer quelque chose demoins réel et de moins grand que la présence ; c' estau contraire pour m' élever à une manière plus pure dele concevoir dans sa simplicité universelle ; c' estpour reconnoître qu' il est infiniment plus que présent.Je soutiens qu' être simplement et absolument, estinfiniment plus que d' être partout ; car être partoutest une chose bornée, puisque les lieux qui sont des

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superficies de corps, et par conséquent des corpsvéritables, sont divisibles et ont nécessairement desbornes. Il est vrai que je ne puis concevoir aucunlieu où Dieu n' agisse, c' est-à-dire aucun être queDieu ne produise sans cesse. Tout lieu est corps : iln' y a aucun corps sur lequel Dieu n' agisse, et qui nesubsiste par l' actuelle opération de Dieu. Il estdonc clair qu' il n' y a aucun lieu où Dieu n' opère :mais il y a une grande différence entre opérer sur uncorps, ou être par sa propre substance dans ce corps.Je ne puis concevoir la présence locale que par unrapport local de substance à substance : il n' y aaucun rapport local entre une substance qui n' a niborne ni lieu, et une substance bornée et figurée :il est donc manifeste que Dieu, à proprement parler,n' est en aucun lieu, quoiqu' il agisse sur tous leslieux ; car il ne peut avoir aucun rapport local parsa substance avec aucun corps.

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Mais où est-il donc ? N' est-il nulle part ? Non, iln' est en aucun lieu : il existe trop pour existeravec quelque borne, et par conséquent pour être présentpar sa substance dans un certain lieu. Ces sortes dequestions, qui paroissent si embarrassantes, ne lesont qu' à cause qu' on s' engage mal-à-propos à yrépondre : au lieu d' y répondre il faut les supprimer.C' est comme qui demanderoit de quel bois est unestatue de marbre ; de quelle couleur est l' eau pure,qui n' en a aucune ; de quel âge est l' enfant qui n' estpas encore né.Que deviennent donc toutes ces idées d' immensité

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qui représentent Dieu comme remplissant tous lesespaces de l' univers, et débordant infinimentau-delà ? Ce ne sont point des idées de mon espritattentif sur lui-même ; ce sont au contraire desimaginations ridicules. à proprement parler, Dieun' est ni dedans ni dehors le monde ; car il n' y a pourl' être infini ni dedans ni dehors, qui sont des termesde mesure.Toute cette erreur grossière vient de ce que les idéesd' éternité et d' immensité nous surmontent par leurcaractère d' infini, et nous échappent par leursimplicité. On veut toujours rentrer dans le composé,dans le fini, dans le nombre et dans la mesure. Ainsion imagine, contre ses propres idées, une fausseéternité qui n' est qu' une suite ou succession confusede siècles à l' infini, et une fausse immensité quin' est qu' une composition confuse d' espaces et desubstances à l' infini : mais tout cela n' a aucunrapport à l' éternité et à l' immensité véritable. Cessuccessions de siècles, ces assemblages d' espacesremplis par des substances, sont divisibles, et parconséquent ont essentiellement des bornes, quoique jene me représente pas actuellement et distinctementces bornes, en considérant ces deux objets. Ainsiquand je leur attribue l' infini, je me contredismoi-même par distraction, et je dis une chose qui nepeut avoir aucun sens.La seule véritable manière de contempler l' éternité etl' immensité de Dieu, c' est de bien croire qu' il nepeut être en aucun temps, ni en aucun lieu ; que toutesles questions du temps et du lieu

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sont impertinentes à son égard ; qu' il y faut répondre,non par une réponse catégorique et sérieuse, mais ense rappelant leur absurdité, et en leur imposantsilence pour toujours. Ces deux choses, savoirl' éternité et l' immensité, ont entre elles unmerveilleux rapport : aussi ne sont-elles que la mêmechose, c' est-à-dire l' être simple et sans bornes.écartez scrupuleusement toute idée de bornes, et vousn' hésiterez plus par de vaines questions.Dieu est : tout ce que vous ajoutez à ces deux mots,sous les plus beaux prétextes, obscurcit au lieud' éclaircir. Dire qu' il est toujours , c' esttomber dans une équivoque, et se préparer uneillusion : toujours peut vouloir dire unesuccession qui ne finit point ; et Dieu n' a pointune succession de siècles qui ne finisse jamais. Ainsidire qu' il est, dit plus que dire qu' il esttoujours . Tout de même, dire qu' il estpartout , dit moins que de dire qu' il est ; cardire qu' il est partout , c' est vouloir persuaderque la substance de Dieu s' étend et se rapportelocalement à tous les espaces divisibles : or l' infiniindivisible ne peut avoir ce rapport local desubstance avec les corps divisibles et mesurables.Il est donc vrai qu' à parler en rigueur il ne faut pasdire que Dieu est toujours et partout. Si Dieu agitsur un corps, il ne s' ensuit pas pour cela qu' il soitpar une présence substantielle dans ce corps :l' infini indivisible sans rapport de sa part au finidivisible, ne laisse pas d' agir sur lui. Tout demême, quoique Dieu agisse sur les temps ou

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successions de créatures, il ne s' ensuit pas qu' ilsoit dans aucun temps ou mutation de créatures.L' immense borne et arrange tout. L' immobile meut tout.Celui qui est, fait que chaque chose est avec mesurepour l' étendue et pour la durée.Les choses bornées peuvent se comparer et se rapporterpar leurs bornes les unes aux autres. L' infiniindivisible ne peut être ni comparé, ni rapporté, nimesuré. En lui tout est absolu ; nul terme relatif nepeut lui convenir. Il n' est pas plus dans le mondequ' il a créé, que hors du monde dans les espaces qu' iln' a point créés ; car il n' est ni dans l' un ni dansl' autre.Il n' a point été créant certaines choses plus tôt qued' autres, quoiqu' il ait mis une succession àl' existence bornée de ses créatures ; car il estéternellement créant tout ce qui doit être créé etexister successivement. Tout de même, il n' y a point

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en lui des rapports différens aux parties les pluséloignées entre elles, qui composent l' univers. Laborne étant dans la créature, et point dans lui ; ils' ensuit que les rapports, les successions et lesmesures sont uniquement dans les créatures, sans qu' ilsoit permis de lui en rien donner.Il est éternellement créant ce qui est crééaujourd' hui ; comme il est éternellement créant ce quifut créé au premier jour de l' univers : de même il estimmense dans les plus petites créatures comme dans lesplus grandes. L' ordre et les relations sont dans lescréatures entre elles. Comparez-les entre elles, ilest vrai de dire qu' une créature est plus ancienne

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que l' autre, que l' une est plus étendue ou pluséloignée que l' autre. La borne fait cet ordre et cerapport. Il est vrai aussi que Dieu voit cet ordreet ce rapport qu' il a fait dans ses ouvrages : maisce qu' il voit dans le fini divisible n' est pas en lui,puisqu' il est indivisible et infini ; car il ne sedivise ni ne se borne en faisant hors de soi des êtresdivisibles et bornés. Loin donc, loin de moi, toutesces questions importunes où je trouve que mon Dieuest méconnu : il est plus que toujours, car il est :il est plus que partout, car il est. En lui il n' y ani présence ni absence locale, puisqu' il n' y a pointde lieu ni de bornes : il n' y a ni au-delà niau-deçà, ni dedans ni dehors. Il est, et toutes chosessont par lui : on peut dire même qu' elles sont enlui, non pour signifier qu' il est leur lieu et leursuperficie, mais pour représenter plus sensiblementqu' il agit sur tout ce qui est, et qu' il peut, outreces êtres bornés, en produire d' autres plus étendussur lesquels il agiroit avec la même puissance.ô mon Dieu, que vous êtes grand ! Peu de penséesatteignent jusqu' à vous ; et quand on commence à vousconcevoir, on ne peut vous exprimer : les termesmanquent : les plus simples sont les meilleurs ; lesplus figurés et les plus multipliés sont les plusimpropres. Si on a la sobriété de la sagesse, aprèsavoir dit que vous êtes on n' ose plus rien ajouter.Plus on vous contemple, plus on aime à se taire, enconsidérant ce que c' est que cet être qui n' estqu' être, qui est le plus être de tous les êtres, etqui est si souverainement

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être, qu' il fait lui seul comme il lui plaît être toutce qui est. En vous voyant, ô simple et infinievérité, je deviens muet : mais je deviens, si je l' osedire, semblable à vous ; ma vue devient simple etindivisible comme vous. Ce n' est point en parcourantla multitude de vos perfections que je vous conçoisbien ; au contraire, en les multipliant pour lesconsidérer par divers rapports et diverses faces, jevous affoiblis, je vous diminue ; je me diminue, jem' affoiblis, je me confonds : cet amas de parcellesdivines n' est plus parfaitement mon Dieu ; cesinfinis partagés et distingués ne sont plus ce simpleinfini qui est le seul infini véritable.ô que j' aime bien mieux vous voir tout réuni envous-même d' un seul regard ! Je vois l' être, et j' aitout vu ; j' ai puisé dans la source ; je vous aipresque vu face à face. C' est vous-même ; carqu' êtes-vous, sinon l' être ? Et qu' y pourroit-onajouter qui fût au-delà ?Hélas ! Comment cela se peut-il faire ? Moi qui suiscelui qui n' est point, ou, tout au plus, qui est un jene sais quoi qu' on ne peut trouver ni nommer, et quidans le moment n' est déjà plus ; moi, néant ; moi,ombre de l' être, je vois celui qui est ; et en lenommant celui qui est , j' ai tout dit ; je necrains point d' en dire trop peu. Dès-lors il n' estplus resserré ni dans les temps ni dans les espaces.Des mondes infinis tels que je puis me les figurer ;des siècles infinis imaginés de même, ne sont rien enprésence de celui qui est. Il m' étonne, et j' en suisravi ; je succombe en le voyant,

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et c' est ma joie ; je bégaie, et c' est tant mieux dece qu' il ne me reste plus aucune parole pour dire, nice qu' il est, ni ce que je ne suis pas, ni ce qu' ilfait en moi, ni ce que je conçois de lui.Mais, ô mon Dieu ! Craindrai-je que vous nem' entendiez pas, ou que vous soyez absent de moi,parce que j' ai reconnu qu' il est indigne de vous, devous attribuer une présence substantielle en chaquepartie de l' univers ? Non, non, mon Dieu, je ne lecrains point : je vous entends, et vous m' entendezmieux que toutes vos créatures ne m' entendront : vousêtes plus que présent ici : vous êtes au dedans demoi plus que moi-même : je ne suis dans le lieu mêmeoù je suis que d' une manière finie : vous êtesinfiniment, et votre action infinie est sur moi : vousn' êtes borné nulle part, et je vous trouve partout :vous y êtes avant que j' y sois ; et je n' y vais qu' à

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cause que vous m' y portez : je vous laisse au lieuque je quitte ; je vous trouve partout où je passe ;vous m' attendez au lieu où j' arrive. Voilà, ô monDieu ! Ce que ma tendresse grossière me fait dire,ou plutôt bégayer.Ces paroles impropres et imparfaites sont le langaged' un amour foible et grossier : je les dis pour moi,et non pas pour vous ; pour contenter mon coeur, nonpour m' instruire ni pour vous louer dignement. Quandje parle pour vous, je trouve toutes mes expressionsbasses et impures ; je reviens à l' être ; je m' envolejusqu' à celui qui est ; je ne suis plus en moi nimoi-même ; je deviens celui qui voit, celui qui est :je le vois, je me

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perds, je m' entends, mais je ne saurois me faireentendre : ce que je vois éteint toute curiosité ;sans raisonner, je vois la vérité universelle : jevois, et c' est ma vie ; je vois ce qui est, et neveux plus voir ce qui n' est pas. Quand sera-ce que jeverrai ce qui est, pour n' avoir plus d' autre vie quecette vue fixe ? Quand serai-je, par ce regard simpleet permanent, une même chose avec lui ? Quand est-ceque tout moi-même sera réduit à cette seule paroleimmuable : il est, il est, il est ? Si j' ajoute, ilsera au siècle des siècles, c' est pour parler selonma foiblesse, et non pour mieux exprimer sa perfection.

PARTIE 2 CHAPITRE 5 ARTICLE 5

science de Dieu. je ne puis concevoir Dieu comme étant par lui-même,sans le concevoir comme ayant en lui-même laplénitude de l' être, et par conséquent toutes lesmanières d' être à l' infini. Ce fondement posé, ils' ensuit que l' intelligence ou pensée, qui est unemanière d' être, est en lui. Moi qui pense, je ne suispoint par moi-même : c' est ce que j' ai déjàclairement reconnu par mon imperfection. Puisque je nesuis point par moi-même, il faut que je sois par unautre. Cet autre que je cherche est Dieu. Ce Dieuqui m' a fait, et qui m' a donné l' être pensant, n' auroitpu me le donner, s' il ne l' avoit pas. Il pense donc,et il pense infiniment : puisqu' il a la plénitude del' être, il faut qu' il ait la plénitude de l' intelligence,qui est une sorte d' être.

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La première chose qui se présente à examiner, est desavoir ce que c' est que pensée et intelligence ; maisc' est une question à laquelle je ne puis répondre.Penser, concevoir, connoître, apercevoir, sont lestermes les plus simples et les plus clairs dont jepuisse me servir ; je ne puis donc expliquer nidéfinir ces termes : d' autres les obscurciroient,loin de les éclaircir. Si je ne conçois pasclairement ce que c' est que concevoir et connoître, jene conçois rien. Il y a certaines premières notionsqui développent toutes les autres, et qui ne peuventêtre développées à leur tour ; et il n' y en a aucunequi soit plus dans ce premier rang que la notion de lapensée.La seconde question à faire, est de savoir quelle estla science ou intelligence que Dieu a en lui-même. Jene puis douter qu' il ne se connoisse. Puisqu' il estinfiniment intelligent, il faut qu' il connoissel' universelle et infinie intelligibilité, qui estlui-même. S' il ne connoissoit pas sa propre essence,il ne connoîtroit rien. On ne peut connoître les êtresparticipés et créés, que par l' être nécessaire etcréateur, dans la puissance duquel on trouve leurpossibilité ou essence, et dans la volonté duquel onvoit leur existence actuelle ; car cette existenceactuelle n' étant point par soi-même, et ne portantpoint sa cause dans son propre fond, ne peut êtredécouverte que médiatement dans ce qui estprécisément sa raison d' être, dans la cause qui latire actuellement de l' indifférence à être ou à n' êtrepas.Si donc Dieu ne se connoissoit pas lui-même,

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il ne pourroit rien connoître hors de lui, et parconséquent il ne connoîtroit rien du tout. S' il neconnoissoit rien, il seroit un néant d' intelligence.Comme au contraire je dois lui attribuer l' intelligencela plus parfaite, qui est l' infinie, il faut conclurequ' il connoît actuellement une intelligibilitéinfinie : il n' y en a qu' une seule qui soitvéritablement infinie, je veux dire la sienne ; carl' intelligibilité et l' être sont la même chose. Lacréature ne peut jamais être infinie, car elle nepeut jamais avoir un être infini, qui seroit uneinfinie perfection. Dieu ne peut donc trouver qu' enlui seul l' infinie intelligibilité, qui doit êtrel' objet de son intelligence infinie.

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D' ailleurs il est aisé de voir tout d' un coup quel' idée d' une intelligence qui se connoît touteentière parfaitement, est plus parfaite que l' idéed' une intelligence qui ne se connoîtroit point, ouqui se connoîtroit imparfaitement. Il faut toujoursremplir cette idée de la plus haute perfection pourjuger de Dieu. Il est donc manifeste qu' il se connoîtlui-même, et qu' il se connoît parfaitement,c' est-à-dire qu' en se voyant il égale par sonintelligence son intelligibilité ; en un mot il secomprend.J' aperçois une extrême différence entre concevoir etcomprendre. Concevoir un objet, c' est en avoir uneconnoissance qui suffit pour le distinguer de toutautre objet avec lequel on pourroit le confondre, etne connoître pourtant pas tellement tout ce qui esten lui, qu' on puisse s' assurer de connoîtredistinctement toutes ses perfections

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autant qu' elles sont en elles-mêmes intelligibles.Comprendre signifie connoître distinctement et avecévidence toutes les perfections de l' objet, autantqu' elles sont intelligibles. Il n' y a que Dieu quiconnoisse infiniment l' infini : nous ne connoissonsl' infini que d' une manière finie. Il doit donc voiren lui-même une infinité de choses que nous nepouvons y voir ; et celles mêmes que nous y voyons, illes voit avec une évidence et une précision, pour lesdémêler et les accorder ensemble, qui surpasseinfiniment la nôtre.Dieu, qui se connoît de cette connoissance parfaiteque je nomme compréhension, ne se contemple pointsuccessivement et par une suite de pensées réfléchies.Comme Dieu est souverainement un, sa pensée, qui estlui-même, est aussi souverainement une : comme il estinfini, sa pensée est infinie : une pensée simple,indivisible et infinie, ne peut avoir aucunesuccession : il n' y a donc dans cette pensée aucunedes propriétés du temps, qui est une existence bornée,divisible et changeante.On ne peut point dire que Dieu commence à connoîtrece qu' il n' a pas connu, ni qu' il cesse de connoître etde penser ce qu' il pensoit. On ne peut mettre aucunordre ni arrangement dans ses pensées, en sorte quel' une précède et que l' autre suive ; car cet ordre,cette méthode et cet arrangement ne peut se trouverque dans les pensées bornées et divisibles qui fontune succession.L' infinie intelligence connoît l' infinie et universelleintelligibilité ou vérité par un seul regard,

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qui est lui-même, et qui par conséquent n' a ni variété,ni progrès, ni succession, ni distinction, nidivisibilité. Ce regard unique épuise toute vérité, etil ne s' épuise jamais lui-même ; car il est toujourstout entier ; ou, pour mieux dire, il faut parler delui comme de Dieu, puisqu' il n' est avec lui qu' unemême chose. Il n' a point été ; il ne sera point : maisil est ; et il est toujours toute pensée réduite àune.Si l' intelligence divine n' a point de succession etde progrès, ce n' est pas que Dieu ne voie la liaisonet l' enchaînement des vérités entre elles. Mais il y aune extrême différence entre voir toutes ces liaisonsdes vérités, ou ne les voir que successivement entirant peu à peu l' une de l' autre par la liaisonqu' elles ont entre elles. Il voit sans doute toutesces liaisons des vérités ; il voit comment l' uneprouve l' autre ; il voit tous les différens ordres queles intelligences bornées peuvent suivre pourdémontrer ces vérités : mais il voit et les véritéset leurs liaisons, et l' ordre pour les tirer les unesdes autres, par une vue simple, unique, permanente,infinie et incapable de toute division. Telle estl' intelligence par laquelle Dieu connoît toute véritéen lui-même.Il faut maintenant examiner comment il connoît ce quiest hors de lui.Il ne faut point regarder ce qui est purement possiblecomme étant hors de lui. Nous avons déjà reconnu, enparlant des idées et des divers degrés de l' être enremontant à l' infini, que Dieu voit en lui-même tousles différens degrés auxquels

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il peut communiquer l' être à ce qui n' est pas, et queces divers degrés de possibilité constituent toutesles essences de natures possibles. Elles n' ont dedifférence entre elles que par le plus ou moinsd' être : Dieu les voit donc dans sa puissance, quiest lui-même ; et comme ce qui est purement possiblen' est rien de réel hors de sa puissance et des degrésinfinis d' être qui sont communicables à son choix,cette possibilité n' est rien qui soit hors de lui, niqu' on en puisse distinguer.Pour les êtres futurs, ils ne sont jamais futurs à

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son égard, et ils ne seront jamais passés pour lui ;car il n' y a, comme je l' ai remarqué, pas mêmel' ombre de passé ou d' avenir pour lui. Il voit bienque dans l' ordre qu' il met entre les existencesbornées, qui par leurs bornes sont successives, lesunes sont devant, et les autres viennent après ; ilvoit que l' une est future, l' autre présente, etl' autre passée, par le rapport qu' elles ont entreelles. Mais cet ordre qu' il voit entre elles n' estpoint pour lui : tout lui est donc également présent.Le mot de présent même n' exprime qu' imparfaitementce que je conçois ; car le mot de présence signifieune chose contemporaine à l' autre ; et en ce sens iln' y a non plus de présent que de passé et de futur enDieu. à parler dans l' exactitude rigoureuse, il n' y aaucun rapport d' existence entre l' existence fluide,divisible et successive, et la permanence absolue del' existence infinie et indivisible de Dieu. Maisenfin, quoiqu' on exprime imparfaitement lapermanence

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absolue par le mot de présence continuelle, on peutdire, avec le correctif que je viens de marquer, quetout est toujours présent à Dieu.Le futur qu' il voit dans cette sorte de présence,est un objet qu' il trouve encore en lui-même. Envoici deux raisons. 1 il voit les choses selon qu' ilconvient à sa perfection de les voir. 2 il les voittelles qu' elles sont en elles-mêmes.Il voit les choses suivant qu' il convient à saperfection de les voir. Quand je vois une chose, jela vois parce qu' elle est : c' est la vérité de l' objetqui me donne la connoissance de l' objet même. Commecette vérité de l' objet n' est point par elle-même, cen' est point par elle, mais par celui qui l' a faite,que je suis rendu intelligent. Ainsi c' est la véritépar elle-même qui reluit dans cette véritéparticulière et communiquée : c' est cette véritéuniverselle, dis-je, qui m' éclaire. Mais enfin lavérité qui est mon objet est hors de moi, et c' estelle qui me donne la connoissance que je n' avois pas ;et il est certain que ce que j' appelle moi, qui estun être pensant, reçoit une lumière ou connoissance del' objet.Il n' en est pas de même de Dieu. Comme il est parlui-même, il est aussi intelligent par lui-même. êtrepar soi, c' est être infiniment, sans rien recevoird' autrui. être intelligent par soi, c' est êtreinfiniment intelligent sans rien recevoir d' autrui.Dieu a donc l' intelligence infinie, sans pouvoir rien

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recevoir même de son objet : son objet ne peut donclui rien donner.Conclurons-nous de là que Dieu ne voit point

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les choses parce qu' elles sont, mais qu' au contraireelles ne sont qu' à cause qu' il les voit ? Non, je nepuis entrer dans cette pensée. Dieu ne pense unechose qu' autant qu' elle est vraie ou existante. Il lavoit donc parce qu' elle est réelle. Il est vraiqu' elle n' est réelle que par lui. Si on prend sapensée et sa science pour lui-même, parce qu' en effetsa science n' est rien de distingué de lui, il faudroitavouer en ce sens que sa science est la cause desêtres qui en sont les objets. Mais si on considère sascience sous cette idée précise de science, et en tantqu' elle n' est qu' une simple vue des objetsintelligibles, il faut conclure qu' elle ne fait pointles choses en les voyant, mais qu' elle les voit parcequ' elles sont faites.La raison qui me le persuade, est que l' idée de penser,de concevoir, de connoître, prise dans une entièreprécision, ne renferme que la simple perception d' unobjet déjà existant, sans aucune action ni efficacitésur lui. Qui dit simplement connoissance, dit uneaction qui suppose son objet, et qui ne le fait pas.C' est donc par autre chose que par la simple penséeprise dans cette précision de son idée, que Dieu agitsur les objets pour les rendre vrais et réels ; et sascience ou pensée ne les fait point, mais elle lessuppose.Comment dirons-nous donc que Dieu ne reçoit rien del' objet qu' il conçoit ? Le voici : c' est que l' objetn' est vrai ou intelligible que par la puissance etpar la volonté de Dieu. Cet objet n' ayant pointl' être par lui-même, est par lui-même indifférent àexister ou à n' exister pas : ce qui le

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détermine à l' existence est la volonté de Dieu, etc' est son unique raison d' être. Dieu voit donc lavérité de cet être sans sortir de lui-même, et sansrien emprunter de dehors. Il en voit la possibilité ouessence dans ses propres degrés infinis d' être, commenous l' avons expliqué plusieurs fois ; il en voitl' existence ou vérité actuelle dans sa propre volonté,qui est l' unique raison ou cause de cette existence.

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Il est inutile de demander si Dieu ne connoît pas lesobjets en eux-mêmes ; il les connoît tels qu' ils sont.Ils ne sont point par eux-mêmes ; ils ne sont que parlui, et par conséquent ce n' est que par lui qu' ilssont intelligibles : il ne peut donc les connoîtreque par soi-même et par sa volonté. S' il considèreleur essence, il n' y trouvera nulle détermination àexister ; il n' y trouvera même aucune possibilité parelles-mêmes : il trouvera seulement qu' elles ne sontpas impossibles à sa puissance. Ainsi c' est dans saseule puissance qu' il trouve leur possibilité, quin' est rien par elle-même. C' est aussi dans sa volontépositive qu' il trouve leur existence ; car pour leuressence, elle ne renferme en soi aucune raison oucause d' exister : au contraire, elle renferme par soinécessairement la non-existence. Il n' y voit donc quenéant, et il ne peut jamais trouver l' existence de sacréature, que dans sa pure volonté, hors de laquellel' objet lui-même n' est plus que néant.Ainsi Dieu n' est point éclairé comme moi par desobjets extérieurs ; il ne peut voir que ce qu' il

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fait ; car tout ce qu' il ne fait point actuellementn' est pas. L' intelligibilité de mon objet estindépendante de mon intelligence, et mon intelligencereçoit de cet objet intelligible une nouvelleperception. Il n' en est pas de même de Dieu ; l' objetn' est objet, n' est vrai et intelligible, que par lui :ainsi c' est l' objet qui reçoit son intelligibilité, etl' intelligence infinie de Dieu ne peut en recevoiraucune nouvelle perception. Comme tout n' est vrai etintelligible que par lui, pour voir toutes chosescomme elles sont, il faut qu' il les connoissepurement par lui-même, et dans sa seule volonté, quien est l' unique raison ; car hors de cette volonté,et par elles-mêmes, elles n' ont rien de réel, ni parconséquent de véritable et d' intelligible.Je ne saurois trop me remplir de cette vérité, parceque je prévois que, pourvu qu' elle me soit toujoursbien présente dans toute sa force et son évidence, elleservira dans la suite à en démêler beaucoup d' autres.Je viens de considérer comment Dieu voit les êtrespurement possibles, et ceux qui doivent exister dansquelque partie du temps. Il me reste à examinercomment il connoît les êtres que je nomme futursconditionnels, c' est-à-dire qui doivent être sicertaines conditions arrivent, et non autrement. Lesfuturs conditionnels qui seront absolument, parce quela condition à laquelle ils sont attachés doitcertainement arriver, retombent manifestement dans le

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rang des futurs absolus. Ainsi je comprends sans peine,que, comme

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ils arriveront absolument, Dieu voit leur futuritionabsolue, si je puis parler ainsi, dans la volontéabsolue qu' il a formée de faire arriver la conditionà laquelle ils sont attachés.Pour les futurs conditionnels dont la condition nedoit point arriver, et qui par conséquent ne sontpoint absolument futurs, Dieu ne les voit que dansla volonté qu' il avoit de les faire exister, supposéque la condition à laquelle il les attachoit fûtarrivée. Ainsi, à leur égard, on peut dire qu' il n' avoulu ni la condition, ni l' effet qui étoit la suitede la condition : il a seulement voulu lier cettecondition avec cet effet, en sorte que l' un devoitarriver de l' autre ; et c' est dans sa propre volonté,laquelle lioit ces deux événemens possibles, qu' ilvoit la futurition du second. Mais enfin il ne peutrien voir que dans sa propre volonté qui fait l' être,la vérité, et par conséquent l' intelligibilité de toutce qui existe hors de lui. S' il ne voit les êtresréels et actuellement existans que dans sa purevolonté en laquelle ils existent, à plus forte raisonne voit-il que dans cette même volonté les êtresconditionnellement futurs, qui par le défaut de lacondition, ne sont point absolument futurs, et qui,par conséquent n' ont ni existence, ni réalité, nivérité, ni intelligibilité propre. Que faut-ilconclure de tout ceci ? Que Dieu ne se déterminepoint à certaines choses plutôt qu' à d' autres, parcequ' il voit ce qui doit résulter de la combinaison desfuturs conditionnels ? Ce seroit attribuer à l' êtreparfait deux grandes imperfections : l' une, d' êtreéclairé par son propre ouvrage qui

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est son objet, au lieu qu' il ne peut rien voir qu' enlui seul, lumière et vérité universelle : l' autre, dedépendre de son ouvrage, et de s' accommoder à ce qu' ilen peut tirer, après l' avoir tourné de toutes lesfaçons pour voir celle qui lui donne plus de facilités.Je comprends donc que, loin de chercher bassement lacause de ses volontés dans la prévision qu' il a euedes futurs conditionnels, dans les divers plans qu' ila formés de son ouvrage, tout au contraire il n' est

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permis de chercher la cause de toutes ces futuritionsconditionnelles, et de la prévision qu' il en a eue,que dans sa seule volonté, qui est l' unique raison detout.Non, mon Dieu, vous n' avez point consulté plusieursplans auxquels vous fussiez contraint de vousassujettir. Qu' est-ce qui vous pouvoit gêner ? Vousne préférez point une chose à une autre à cause quevous prévoyez ce qu' elle doit être ; mais elle ne doitêtre ce qu' elle sera qu' à cause que vous voulezqu' elle le soit. Votre choix ne suit pointservilement ce qui doit arriver ; c' est au contrairece choix souverain, fécond et tout-puissant, qui faitque chaque chose sera ce que vous lui ordonnez d' être.ô que vous êtes grand et éloigné d' avoir besoin derien ! Votre volonté ne se mesure sur rien, parcequ' elle fait elle seule la mesure de toutes choses.Il n' y a rien qui soit ni conditionnellement niabsolument, si votre volonté ne l' appelle, et ne letire de l' absolu néant. Tout ce que vous voulez quisoit, vient aussitôt à l' être ; mais au degré

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précis d' être que vous lui marquez. Vous ne pouveztrouver aucune convenance dans les choses, puisquec' est vous qui les faites toutes : les objets que vousconnoissez n' impriment rien en vous ; au lieu queceux que je commence à connoître impriment en moi ety font la perception de quelque vérité particulièrequi augmente mon intelligence.Pour vous, ô infinie vérité, vous trouvez toutevérité en vous-même. Les objets créés, loin de vousdonner quelque intelligence, reçoivent de vous touteleur intelligibilité ; et comme cette intelligibilitén' est qu' en vous, ce n' est aussi qu' en vous que vousla pouvez voir. Vous ne pouvez les voir eneux-mêmes, puisqu' en eux-mêmes ils ne sont rien, etque le néant n' est point intelligible : ainsi vous nepouvez les voir qu' en vous, qui êtes leur uniqueraison d' existence.à force d' être grand, vous êtes d' une simplicité quiéchappe à mes regards successifs et bornés. Quand jesupposerois que vous auriez créé cent mille mondesdurables pour une suite innombrable de siècles, ilfaudroit conclure que vous verriez le tout d' une seulevue dans votre volonté, comme vous voyez de la mêmevue toutes les créatures possibles dans votrepuissance qui est vous-même. C' est un étonnement demon esprit, que l' habitude de vous contempler nediminue point. Je ne puis m' accoutumer à vous voir, ôinfini simple, au-dessus de toutes les mesures par

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lesquelles mon foible esprit est toujours tenté devous mesurer. J' oublie toujours le point essentiel

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de votre grandeur ; et par là je retombe àcontretemps dans l' étroite enceinte des choses finies.Pardonnez ces erreurs, ô bonté qui n' êtes pas moinsinfinie que toutes les autres perfections de monDieu ; pardonnez les bégaiemens d' une langue qui nepeut s' abstenir de vous louer, et les défaillancesd' un esprit que vous n' avez fait que pour admirervotre perfection.

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