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STANLEY CAVELL ET L'EXPÉRIENCE DU CINÉMA Marc Cerisuelo Belin | Revue française d'études américaines 2001/2 - no88 pages 53 à 61 ISSN 0397-7870 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2001-2-page-53.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Cerisuelo Marc, « Stanley Cavell et l'expérience du cinéma », Revue française d'études américaines, 2001/2 no88, p. 53-61. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 175.158.170.239 - 17/07/2012 01h25. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 175.158.170.239 - 17/07/2012 01h25. © Belin

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STANLEY CAVELL ET L'EXPÉRIENCE DU CINÉMA Marc Cerisuelo Belin | Revue française d'études américaines 2001/2 - no88pages 53 à 61

ISSN 0397-7870

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2001-2-page-53.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Cerisuelo Marc, « Stanley Cavell et l'expérience du cinéma »,

Revue française d'études américaines, 2001/2 no88, p. 53-61.

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Stanley Cavell et l’expérience du cinéma

Marc CERISUELO

Paris III –CNRS (UMR Intermedia)

Stanley Cavell is one of the very few renowned Americanthinkers who have shown interest in the cinema. Whether he stu-dies a genre like “the comedy of remarriage” (Pursuits ofHappiness) or the “melodrama of the unknown woman”(Contesting Tears), or whether he ventures on an ontologicalinvestigation (The World Viewed), the philosopher addressesissues which are central to the rest of his work : scepticism, thequestion of the ordinary, the possibility of thought in America. Theoriginality of Cavell’s discourse resides in its being rooted in theclassical Hollywood cinema which, according to him, constitutesone of America’s essential contributions to culture.

S i elle reste marginale et parfois frappée d’ostracisme dans certains dépar-tements de Film Studies, l’œuvre de Stanley Cavell consacrée au cinéma

(trois livres et de nombreux articles) occupe une place capitale dans l’histoirede la philosophie américaine au vingtième siècle. Cavell est tout simplementle philosophe qui a su reconnaître la double importance du cinéma : pour lui-même et pour l’Amérique. Puissant révélateur – plus photographique quesociologique – le cinéma parlant hollywoodien, le tout-venant des salles obs-cures des années 1930-1960, offre une situation particulièrement privilégiéepour nous faire comprendre et surtout entendre ces voix qui constituentl’Amérique. Passer à côté du cinéma quand on prétend s’intéresser à la resamericana constitue pour Stanley Cavell la faute philosophique par excel-lence, l’ultime chapitre de l’histoire du recouvrement d’autres «voix améri-caines» (celles d’Emerson et de Thoreau) dont la cause n’est plus seulementà chercher dans une éventuelle contamination européenne mais surtout dansun déni par l’Amérique de son propre héritage.

L’entreprise de Cavell prend d’emblée des airs de paradoxe si l’onconsidère cet esprit formé à l’école de J. L. Austin, fort proche du « second»Wittgenstein (celui des Recherches philosophiques) et qui n’a pourtant eu decesse de mettre entre parenthèses (et en difficulté) les différents héritiers du

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positivisme logique et autres tenants de la tradition analytique, pour remon-ter aux sources d’une philosophie spécifiquement américaine dont le « sagede Concord», méconnu par-delà son influence, représente la plus augustefigure. Le terme même de « transcendantalisme» a peut-être joué un sale tourà la postérité d’Emerson, mais Cavell ne se trompe pas d’ennemi pour autant :les idéaux proprement américains portés par Emerson, et en premier lieucelui de la confiance en soi (self-reliance), constituent la meilleure réponseau scepticisme qui est pour Cavell, comme pour ses adversaires, la questionphilosophique essentielle.

De Pyrrhon aux Lumières ou d’Érasme à Spinoza (pour saluer l’œuvrede R. Popkin qui en fut l’insurpassable historien), l’attitude sceptique – et ledébat qu’elle engendre – se confond avec l’exercice même de la pensée phi-losophique : suis-je assuré de ma propre existence? de celle d’autrui ? puis-jeconnaître autrui ? De telles questions, et en particulier la dernière qui nemanque pas d’évoquer la connaissance par conjecture de Malebranche, ren-contrent un singulier écho dans le débat américain contemporain. Aux logi-ciens dominants, du moins au sein de ce que l’on appelle encore outre-Atlantique des départements de philosophie, Cavell répond non sans netteté :à la maladie du scepticisme, aucun remède conceptuel ou logique, rien de cequi ressortirait en quelque façon au domaine de la connaissance (knowledge)ne peut apporter la guérison ; seule une approche attentive aux modes dereconnaissance (acknowledgment) fera toucher du doigt l’objet du doute etréconciliera l’individu avec le monde qu’il a pour tâche d’habiter. Une telle«conception» n’est pas une vue de l’esprit, elle a sa source dans l’expérience– le commerce – que nous entretenons avec les choses, le langage et les autreshommes ; pour le dire avec Wittgenstein : le scepticisme est vécu. Le livre deCavell consacré à la comédie américaine est à cet égard un parfait exemplede l’adéquation d’un sujet à son propos.

L’ouvrage étudie le cinéma, mais a pour domaine la philosophie morale,comme l’indique clairement son titre Pursuits of Happiness – ce qui nous ren-voie, on l’aura noté, aux fondements de la politique américaine. Le sous-titredonne le thème, qui réunit philosophie et cinéma: The Hollywood Comedy ofRemarriage. Dans le vaste champ de la «comédie américaine», grand genre ducinéma qui sut conjuguer les aspirations populaires et un raffinement résolu-ment élitiste, Cavell isole sept films dont l’étrange particularité n’est pas de seterminer par un mariage (ce qui n’a rien de vraiment saugrenu dans une comé-die), mais bien par le remariage, réel ou formel, des protagonistes. L’homme etla femme ont fait l’épreuve du scepticisme; à tort ou à raison, ils ont douté l’unde l’autre et doivent se reconquérir pour finalement «se remettre» ensemble.L’adéquation de la forme au contenu comme l’illustration du thème initial sem-blent avérées, mais l’essentiel est encore ailleurs dans cette entreprise de hautevolée. Tout d’abord, les sept films étudiés comptent parmi les chefs-d’œuvre du

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genre et le cinéphile français se retrouve immédiatement en pays de connais-sance puisque les chapitres du livre étudient les œuvres suivantes : The LadyEve de Preston Sturges, It Happened One Night de Frank Capra, Bringing UpBaby et His Girl Friday de Howard Hawks, The Philadelphia Story et Adam’sRib de George Cukor et, pour finir, The Awful Truth de Leo McCarey. La ques-tion du remariage apparaît ainsi comme une des conditions de la comédie amé-ricaine, les sept films étudiés formant eux-mêmes un genre spécifique queCavell identifie comme «le noyau central de la comédie hollywoodienne»: «Iam for myself satisfied that this group of films is the principal group ofHollywood comedies after the advent of sound and therewith one definitiveachievement in the history of the art of film» (PH, 1)1.

S’inspirant de Northrop Frye, Cavell rattache tout d’abord le genre àcelui de la comédie romanesque shakespearienne et l’oppose à l’autre ver-sant, celui de la comédie de mœurs représentée par Ben Jonson dans lemonde anglo-saxon, et la quasi-totalité de l’inspiration française à l’excep-tion notable de Marivaux. Dans les films du remariage comme dans les comé-dies de Shakespeare, il y va d’une mort et d’une résurrection qui ne peuts’opérer que par le passage de la ville à la campagne, vers ce «monde vert »où se résout l’intrigue (pensons à la forêt habitée par les fées du Songe d’unenuit d’été) et qui, dans les comédies américaines, a toujours pour cadre leConnecticut – c’est très précisément dans cet État, et non dans un autre, quese termine l’action de The Awful Truth et de Bringing Up Baby, comme celled’Adam’s Rib et de The Lady Eve. S’il est promptement rattaché à une tradi-tion qui le dépasse, le genre cinématographique est tout aussi vite rendu à lui-même par la subversion que représente le remariage : comme chezShakespeare, l’accent est plutôt mis sur l’héroïne (c’est elle avant tout qui faitl’épreuve d’une mort et d’une résurrection), mais il s’agit d’une femmemariée et l’expérience qui la métamorphosera concerne la réalité conjugale,tout entière subordonnée à la menace du divorce.

Cavell s’interroge sur la nécessité d’une telle transformation pour fairepasser la comédie classique à l’écran et propose plusieurs réponses parfaite-ment convaincantes. La première est d’ordre cinématographique : à partir desannées 1930, la comédie américaine se substitue au burlesque comme grandart comique du cinématographe. Quelques traces du slapstick persisteront (lesMarx Brothers, par exemple), mais le passage au parlant a définitivementsonné le glas d’une forme exclusivement burlesque dont la comédie améri-caine prend en quelque façon la relève. Or une telle mutation suppose unesérie de transformations qui affectent tout autant le scénario et les dialogues,la mise en scène et le montage, le jeu et le choix même des comédiens. Cesfaits sont bien connus des historiens du septième art, mais Cavell les orientedans un sens tout à fait original qui concerne en premier lieu les actrices : sile genre a pu se développer, affirme-t-il en substance, c’est qu’il « attendait »

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le parlant et la nouvelle race de comédiennes qui pourrait l’illustrer (JeanArthur, Irene Dunne, Barbara Stanwyck et, last but not least, KatharineHepburn, omniprésente dans les films étudiés).

Ce point acquis, le propos s’étend à la philosophie morale tout en gardantson assise cinéphilique et critique. Notamment à cause du succès phénoménalde It Happened One Night, de l’antériorité de ce film unanimement consacrécomme «l’origine» de la comédie américaine et de la personnalité de FrankCapra, aux préoccupations «sociales» bien connues, ces films sont souventconsidérés comme des «contes de fées de la crise». Pour notre plus grand plai-sir, Cavell s’en prend à cette vulgate qui ne peut s’empêcher de sociologiserl’œuvre d’art en appliquant coûte que coûte la même théorie du reflet à desœuvres qui, fort heureusement, disent tout autre chose. À l’opposé d’une tellepaupérisation de l’interprétation, Cavell propose une lecture qui scandaliserales bien-pensants puisqu’elle relie la possibilité de la conversation au luxe et autemps dont seuls disposent ceux qui appartiennent à la classe oisive.L’argumentation se fait ici implacable : le genre attendait des actrices sachantparler, ou mieux sachant converser, c’est-à-dire raviver les lieux communs etfuir les banalités, ménager les rythmes et les degrés, les préséances et leuroubli. Ce génie de la conversation, qui fut longtemps une spécialité française,passe au cinéma dans ces quelques films hollywoodiens. Mais il ne consistenullement en mondanités et futilités : comme toujours, la comédie traite d’unproblème sérieux. L’homme et la femme séparés ne vont pas se retrouver parl’effet d’une intervention magique, céleste ou divine, et encore moins – neconfondons pas les genres – parce que «l’amour est le plus fort». L’amoromnia n’explique rien; il demande à être expliqué. Les protagonistes doiventdonc impérativement trouver un terrain d’entente où (autre thème shakespea-rien) le pardon des offenses permettra l’oubli des fautes. La force du lien amou-reux est celle d’un passé commun qui remonte souvent à l’enfance: Cary Grantet Katharine Hepburn (ou leurs personnages) ont grandi ensemble dans ThePhiladelphia Story, ce qui leur confère, en dehors de l’appartenance à la mêmehigh society, l’accès à un répertoire identique que ni le nouveau riche préten-dant au titre de second mari, ni même le journaliste méritant interprété parJames Stewart, ne peuvent effacer ou juger. Dans Bringing Up Baby, cesmêmes acteurs (et leurs personnages) poursuivent dans les sous-bois duConnecticut un léopard qui a dérobé un os de diplodocus: un fait si hautementimprobable montre également que l’enfance n’a pas à être attestée ou «histo-rique», mais qu’une aventure impromptue peut avantageusement se substituerà elle et valoir pour un trait définitoire du genre. Il en va de même pour lemariage et le remariage qui peuvent être effectifs (The Philadelphia Story, TheAwful Truth, His Girl Friday), détournés (dans The Lady Eve, BarbaraStanwyck s’invente un sosie pour épouser Henry Fonda une seconde fois) oupurement symboliques (Bringing Up Baby).

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Une telle fiction du genre par l’interprète montre clairement qu’un genren’est pas une forme fixe, qu’il est modulable et ne saurait naître tout armé, etCavell démontre les insuffisances d’une théorie – poétique ou philoso-phique – qui s’attacherait à rendre raison du problème avec des critères uni-quement formels. Il ne s’agit pas de désigner une appartenance en remarquantdes « traits» remarquables : le remariage, le pardon, le Connecticut, l’enfanceen commun, mais tout aussi bien l’absence d’enfant dans le couple et sa sub-stitution par un animal, d’où l’importance du chien, notamment dans TheAwful Truth. Car, se demande Cavell, « if the genre emerges full-blown, howcan later members of the genre add anything to it ?» (PH, 28). À l’origine decette question se trouve l’idée qu’un genre est une forme caractérisée par destraits, de la même manière qu’un objet est caractérisé par ses propriétés. Ettout comme Wittgenstein ne pouvait accepter une telle définition de l’objet,Cavell s’insurge contre un réductionnisme bien connu qui vise à substituer leremplissage de cases à l’exercice de la réflexion. Toute tentative de réponseà la question de l’appartenance d’une œuvre au genre est en effet confrontéeau cercle suivant : le film participe-t-il du genre parce qu’il en possède lestraits spécifiques ou bien les possède-t-il parce qu’il appartient au genre? SiCavell convient de la nécessité d’une naissance du genre (dont il se proposed’être le biologiste plutôt que l’historien), il envisage la perpétuation de l’es-pèce en termes d’héritage et de compensation. Plutôt que de présenter destraits de conformité, le film s’inscrit dans le genre en acceptant son héritage(mot essentiel dans toute l’œuvre de Cavell), son bien commun dont aucundes exemples n’est l’unique dépositaire et qui permet de réitérer un geste. Defait, les films ne sont bien évidemment pas des copies conformes, même s’ilspossèdent un air de famille : si un trait attendu est absent d’une œuvre, il estaussitôt compensé par un autre trait au lieu du précédent. Ainsi va la vie d’ungenre – jusqu’à l’épuisement des conventions. Cavell ne craint pas d’étonnerles littéraires (auxquels il emprunte une partie de sa science) et d’effaroucherles spécialistes de cinéma (qu’il pratique mais qui ne lui sont pas ici d’unegrande utilité) ; c’est que sa démarche est de part en part philosophique, alorsqu’elle semble s’intéresser à un simple divertissement – voire un double puis-qu’il s’agit à la fois de comédie et de cinéma. S’il prend la comédie améri-caine au sérieux et propose de minutieuses lectures de chacun des films, lephilosophe élève le cinéma à la dignité de la réflexion : «Film exists in a stateof philosophy : it is inherently self-reflexive, takes itself as an inevitable partof its craving for speculation.» (PH, 13-14)

La comédie est une réponse aimable et heureuse au scepticisme ; il enest d’autres, plus tristes, offertes par la tragédie ou encore le mélodrame hol-lywoodien auquel Cavell a consacré un livre récent (Contesting Tears : TheHollywood Melodrama of the Unknown Woman, 1996) où sont analysées,

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dans la perspective de l’occultation de la voix féminine, des œuvres commeStella Dallas, Now Voyager, Gaslight et le film d’Ophuls qui donne son nomanglais au genre. Le scepticisme n’est cependant pas la seule voie d’accès aurapport entre la philosophie de Cavell et le cinéma. Il est un chemin plus clas-sique, disons ontologique, que le philosophe emprunta en premier lieu poursimplement faire le point, et découvrir la nature exacte de son rapport avecune pratique qu’il définit comme la justification d’«une heure et demie desolitude spéculative». Ce moment est celui de The World Viewed, paru enfrançais sous le titre La Projection du monde au moment du colloque consa-cré à Stanley Cavell à Paris en 19992. Publié une première fois en 1971, TheWorld Viewed connut une seconde édition augmentée d’un long supplémenten 1979, et était de fait un grand classique de la théorie cinématographiqueau moment où Gilles Deleuze écrivait ses ouvrages sur le septième art. Ladémarche de Cavell apparaîtra familière aux philosophes : elle est celle d’uneperte. Ce qui était naturel (aller au cinéma deux fois par semaine) ne l’estplus. Il ne s’agit pas de chercher une cause, d’exprimer un regret ou d’inter-roger l’histoire de l’objet du délit ; il faut surtout rendre compte d’une expé-rience en définitive tout à fait ordinaire et pratiquée par des millions d’indi-vidus à l’époque de l’âge d’or des studios. Des centaines de films ont été vus,un monde a été donné par le cinéma, les questions se bousculent : qu’en reste-t-il ? Quel fut ce monde? Comment tout cela a-t-il eu une quelconque réalité ?Le philosophe résume de manière saisissante ces interrogations au début desa préface : «Having completed the pages that follow, I feel that I have beencomposing a kind of metaphysical memoir – not the story of a period of mylife but an account of the conditions it has satisfied.» (WV, XIX)

Contrairement aux ouvrages postérieurs, l’écriture se fonde par suite surla seule mémoire des films vus, ce qui ne va pas sans erreurs, que Cavell dis-sèque d’ailleurs avec beaucoup d’humour dans le «Supplément». Travaillantsans filet, l’auteur se repose sur quelques grands auteurs (comme Bazin ouPanofsky) qu’il soumet volontiers au feu de sa critique, mais qui demeurentles boussoles d’une réflexion souvent désorientée dans un pays où la critiquede cinéma n’a jamais su se séculariser (même si Cavell ne méconnaît nulle-ment les mérites d’un Robert Warshow – son précurseur en matière de recon-naissance de la culture populaire – ou d’un James Agee). Sans prétendre êtreexhaustif, ni même se mettre au simple diapason d’une œuvre si prodigue, l’onse bornera à inviter à la lecture en signalant quelques pistes : Cavell insiste enpremier lieu sur le caractère proprement réflexif du cinéma. Mais il ne secontente nullement de réitérer selon d’autres modes une « réflexion» ducinéma dont la critique française, de Jean Epstein à André Bazin, ou deMerleau-Ponty à Christian Metz, a su tisser la toile en suivant résolument,sinon délibérément, la voie phénoménologique. Plutôt que de s’attacher auprésent de la perception, à la « réalité» du monde présenté à l’écran (et conçu

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depuis toujours comme un «enregistrement»), Cavell étonne d’abord par saméthode (cantonnée à la réminiscence des films), puis davantage encore parl’instauration d’un décalage temporel induit logiquement par ce décalage dusouvenir ; le cinéma devient l’art du passé, de l’im-posture du spectateur tou-jours en retard par rapport à un film auquel il n’est proprement jamais présent :

The depth of the automatism of photography is to be read not alone in its mechani-cal production of an image of reality, but in its mechanical defeat of our presenceto that reality […]. Movies allow the audience to be mechanically absent […]. Inviewing a movie my helplessness is mechanically assured: I am present not at some-thing happening, which I must confirm, but at something that has happened, whichI absorb (like a memory). In this, movies resemble novels, a fact mirrored in thesound of narration itself, whose tense is the past.

(WV, 25-26)

De ce fait, comme les choses montrées sur un écran participent de leurpropre être par leur absence même, leur image filmique ne saurait être conçuecomme un enregistrement. Ce dont on voit l’empreinte en mouvement cor-respond davantage à son être par le fait même de la projection que par l’exis-tence ou la relation à un référent. Le cinéma est projection réflexive où la pré-sence ne se donne que sur fond d’absence – dispositif qui se complète par saréciproque chez le spectateur qui, quant à lui, peut voir sans être vu.

Une telle démonstration (mot à entendre dans toutes ses acceptions, ycompris celle d’epideixis) va à l’encontre de tout ce que «nous» a appris«notre» tradition. Ce que l’on pourrait baptiser le «dogme de l’enregistre-ment» empoisonne en particulier la réflexion française, et s’insinue chez desauteurs de grand talent – tel Jean Louis Schefer3 – qui restent en ces matièresplus baziniens qu’on ne croit. «The camera is outside its subject as I am out-side my language» (WV, 127). La caméra ne «prend» rien dans l’ordre dudocumentaire qu’elle n’assimile automatiquement dans celui de la fiction. Si,comme ne cesse de le souligner Wittgenstein, je parle toujours le langage desautres – celui qui m’attend et que j’hérite —, il faut insister de même sur l’im-portance constitutive du cinéma dans mon rapport au monde. Si le mythe apour fonction de briser le mutisme des commencements, la force d’élabora-tion du cinéma (parlant) lui donne, sans l’ombre d’une complaisance àl’égard d’un désir de mythe entendu comme un « retour du divin» ou une«nostalgie de la communauté», les attributs d’une pensée initiale dispensa-trice de sens par le biais de fictions : comment comprendre en dehors ducinéma la naissance du désir, le labyrinthe des passions, l’idée de la justiceou la reconnaissance du talent ? Le cinéma trouve d’ailleurs en lui-même lesmoyens d’assumer pleinement une telle fonction ; voilà pourquoi, notammentdans sa variante hollywoodienne, il se manifeste par des acteurs qui n’incar-nent pas simplement des personnages, mais sont eux-mêmes les «vecteurs»(media) de leur propre présentation. Une telle immédiateté renoue le double

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fil du dialogue avec le langage et avec le mythe : tautologique et tautégorique,le cinéma se distingue à nouveau du théâtre déjà déterminé comme l’art duprésent et de la présence. Au cinéma, l’acteur montre ce qu’il est plutôt qu’ilne joue un personnage ; le spectateur va plutôt voir Greta Garbo qu’il ne vaentendre La Dame aux camélias. L’éloignement et le décalage constitutifs del’expérience cinématographique toujours ancrée dans le passé trouvent icileur emblème, comme le note Cavell en un saisissant raccourci : « the stars areonly to gaze at, after the fact, and their actions divine our projects» (WV, 29).Parce que nous voyons des choses qui ne sont pas présentes, le cinéma nepeut plus être déterminé après la lecture de La Projection du monde commeun art dont la fonction est de reproduire la réalité ; il produit tout au contraire,et automatiquement, un monde qui vient du passé.

Il est d’autant moins inutile de rattacher une telle position ontologiqueà l’évolution du cinéma, notamment dans sa variante hollywoodienne, queCavell lui-même entame sa réflexion au moment de la chute du système desstudios en 1963. Animé à la fois par un goût baudelairien pour ce qui va dis-paraître, et qu’il importe de sauver, et par un souci moderniste – qu’ilemprunte à son ami, l’historien d’art Michael Fried – qui lui fait reconnaîtrel’apport des cinéastes européens, le propos de Cavell rencontre les préoccu-pations de son époque. La maturation et l’écriture du livre (de 1963 à 1971),contemporaines des stimulantes productions du néo-Hollywood et de laréception américaine de la nouvelle vague, sont marquées par la consciencemélancolique d’un après et d’une ruine. Sans jamais établir de lui-même unlien de causalité entre la fin du cinéma classique et sa propre désaffection,Cavell ne peut manquer de constater que sa relation «naturelle» avec lecinéma est désormais rompue. L’intérêt proprement philosophique de la pos-ture cavellienne réside dans l’exploration des différentes conditions d’exis-tence du spectacle cinématographique : «aller au cinéma», comme il le fai-sait dans sa jeunesse en entrant à n’importe quel moment des séances«permanentes», est une activité foncièrement différente de celle qui consisteà «voir un film». De l’un à l’autre mode d’assistance spectatorielle, il se jouedavantage qu’un simple procès de légitimation culturelle qui rapprocherait lefilm de la pièce de théâtre. À présent qu’il y a un public, «mon domaine privéfait l’objet d’une demande» («a claim is made upon my privacy», WV, 11).Ce qui est perdu, c’est moins le «cinéma classique» qu’une dispositionallègre et quasi-libertaire à l’expérience du monde qu’offrait la salle decinéma. Stanley Cavell reste à cet égard l’élève de Panofsky. Le cinéma nedevient pas un grand art en déclinant sous une forme seconde ou bis la litté-rature ou la peinture, mais en créant des genres à partir d’émotions premières(la peur, le sens de la justice, le rire, la «douce pornographie»)4. Si Cavells’éloigne de son modèle en pensant le cinéma comme une image mouvantedu scepticisme, il s’inscrit dans la droite ligne des Européens qui surent

MARC CERISUELO

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reconnaître l’importance propre de l’Amérique. Par delà Panofsky quiimposa le cinéma comme un grand art aux racines authentiquement popu-laires, il rejoint la pensée d’un Béla Balázs persuadé à bon droit qu’avec lefilm, «c’est la première fois dans l’histoire que l’Europe apprenait un art del’Amérique» (Balázs 11).

STANLEY CAVELL ET L’EXPÉRIENCE DU CINÉMA

REVUE FRANÇAISE D’ÉTUDES AMÉRICAINES 61

BALÁZS, Béla. «Le premier et seul art bourgeois», in Cinéma: théories, lectures.Dir. Dominique Noguez. Paris : Klincksieck, 1978. – CAVELL, Stanley. The WorldViewed : Reflections on the Ontology of Film. Harvard UP, 1971/1979. Trad. fr. LaProjection du monde. Paris : Belin, 1999 ; Pursuits of Happiness : The HollywoodComedy of Remarriage. Harvard UP, 1981. Trad. fr. À la recherche du bonheur.Paris : Éditions des Cahiers du Cinéma, 1993 ; Contesting Tears : The HollywoodMelodrama of the Unknown Woman. Chicago UP, 1996. – LAUGIER, Sandra &Marc Cerisuelo, dir. Stanley Cavell. Cinéma et philosophie, Actes du ColloqueStanley Cavell, P de la Sorbonne Nouvelle, 2001. – PANOFSKY, Erwin. «Style etmatière du septième art » in Trois essais sur le style. trad. fr. Bernard Turle. Paris :Le Promeneur, 1996. – SCHEFER, Jean Louis. Du monde et du mouvement desimages. Paris : Éditions des Cahiers du cinéma, 1997.

OUVRAGES CITÉS

1. Les citations renvoient aux deux premiers livres de Cavell consacrés au cinéma : TheWorld Viewed : Reflections on the Ontology of Film (WV), 1979 et Pursuits of Happiness : TheHollywood Comedy of Remarriage (PH) 1981.

2. Ce colloque s’est tenu les 5 et 6 mai 1999 à l’Université Paris III – SorbonneNouvelle. Voir Sandra Laugier et Marc Cerisuelo (dir.), 2001.

3. Jean Louis Schefer, «Cet art a périmé ce qu’il enregistrait […]. Qu’est-ce à dire aumoins? Que cet art d’enregistrement mécanique a changé la durée du monde et sa surface.»(10)

4. Voir le célèbre essai (qui ne connut pas moins de vingt-deux éditions) «Style etmatière du septième art », in Panofsky, 1996.

NOTES

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