Catherine Blair - Les Amants de l'Orage

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Catherine Blair Les amants de l’orage

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Prologue Les sourcils froncés, Gareth Devlin laissa son regard vagabonder au-

delà des parterres de fleurs et des pelouses verdoyantes qui montaient en pente douce jusqu'aux gros rochers de granit noir qui délimitaient la crête de la falaise sur laquelle était bâti Devil Wind, le château de ses ancêtres, construit par les chevaliers normands au Moyen Age, quand Henry Ier Beauclerc régnait sur l'Angleterre. Un nid d'aigle qui, pendant des siècles, avait résisté aux tempêtes et aux assauts furieux de la mer.

Les yeux levés vers les grosses tours rondes, il écouta le sifflement du vent à travers les créneaux et les meurtrières — un bruit qui ne cessait jamais, même lorsque, comme aujourd'hui, un soleil radieux baignait les vieilles murailles.

Le chant des sirènes... Doux et mélodieux au printemps. Plein de fureur en hiver, quand le vent d'ouest s'acharnait sur le pays et sur ses malheureux habitants.

— Comment envisages-tu de répondre à la requête du marquis de Cramant ?

La question de Robert Sinclair arracha Gareth à ses pensées et le ramena au présent et à la lettre qu'il tenait dans sa main. Il aurait voulu pouvoir refuser la demande du marquis de Cramant, mais il devait l'accepter — l'honneur de sa famille l'exigeait.

Il se retourna lentement vers son cousin, un jeune homme aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Robert avait hérité ses traits nordiques des Charmont, la famille de sa mère, alors que Gareth était un pur Devlin, noir de poil èt le teint mat, le dernier rejeton d'une longue lignée qui, selon les généalogistes, remontait jusqu'à un riche patricien romain, contemporain des derniers empereurs d'Occident.

— J'avais fait le serment de ne jamais me marier, mais je me dois d'honorer la promesse de mon père, même si elle a été faite plusieurs années avant ma naissance.

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— Si tu lui exposes tes arguments, je ne vois pas pourquoi le marquis de Cramant ne se montrerait pas compréhensif.

— J'en doute fort. Il appartient à une autre génération et il ne comprendra pas plus mes motivations que je ne comprends la raison pour laquelle il désire donner sa fille unique à un homme qu'il n'a jamais rencontré.

— Alors, tu vas épouser cette fille ? Gareth soupira et les traits de son visage se contractèrent. — Comme je te l'ai dit, je n'ai pas le choix. Le marquis de Cramant a

sauvé la vie de mon père et, aujourd'hui, il s'inquiète pour sa fille, car la situation en France s'aggrave de jour en jour. Depuis la prise de la Bastille, personne ne sait quand les troubles s'arrêteront. Ici, au moins, elle sera en sécurité.

— Essaie de regarder le bon côté des choses. Il est temps que tu fondes une famille et, aussi bien, cette fille se révélera une épouse admirable. Devil Wind a besoin d'un héritier.

Une remarque qui assombrit encore l'humeur de Gareth. — Robert, je t'en prie... Tu sais très bien pour quelle raison je

préférerais être le dernier des Devlin. Son cousin secoua la tête. — J'espérais que tu avais chassé ces billevesées de ton esprit. Tu es

un homme intelligent. Regarde autour de toi... D'un geste large, il embrassa le château et les terres environnantes. — Tout cela est à toi. Tu ne peux pas laisser se perdre un aussi bel

héritage simplement parce que tu n'arrives pas à te défaire d'une vieille superstition qui a déjà gâché une bonne partie de ta vie.

Une grimace douloureuse déforma les traits aristocratiques de Gareth Devlin.

— Il ne s'agit pas d'une superstition, Robert, mais de la malédiction qui me poursuit depuis ma naissance. J'ai fait le serment qu'elle s'arrêterait avec moi et jamais je ne laisserai un enfant venir au monde avec une goutte de sang Devlin dans ses veines.

Son cousin leva les yeux au ciel. — Puis-je te poser une question ? — Bien sûr.

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Le visage de Gareth se détendit légèrement et un sourire erra sur ses lèvres. Les manières nonchalantes de Robert constituaient l'un de ses traits les plus charmants. Quoi qu'il dise ou quoi qu'il fasse, il n'avait jamais réussi à rester fâché avec lui pendant très longtemps.

— Comment comptes-tu t'y prendre pour t'abstenir d'avoir des enfants quand tu auras épousé Mlle de Cramant ? Tu es riche et tu possèdes une grande influence à la Chambre des Lords, mais, pour autant que je sache, cela ne suffit pas pour dicter sa loi à la nature.

— Sans doute, mais je peux choisir la façon dont je vivrai avec ma femme.

Robert haussa les sourcils, mais il s'abstint de poser la question qui était sur ses lèvres. Si son cousin avait décidé de ne pas consommer son mariage, c'était son affaire et il n'avait pas l'intention de s'immiscer plus avant dans sa vie privée. Ce qu'il ferait — ou ne ferait pas — dans sa chambre à coucher ne regardait que lui et lui seul.

— Alors, quand est-ce que tu pars pour la France ? Avant de lui répondre, Gareth se dirigea vers un guéridon sur lequel

était posée une carafe de whisky, remplit deux verres et lui en tendit un. — Il ne m'est pas possible de quitter l'Angleterre en ce moment. Robert le regarda avec curiosité, tout en tournant distraitement son

verre dans sa main. — Ah bon ? Gareth vida son verre d'un seul trait. — C'est la raison pour laquelle je t'ai demandé de venir, poursuivit-il

en détachant chacun de ses mots. Le marquis de Cramant voudrait que la cérémonie ait lieu le plus tôt possible et j'ai pensé à un mariage par procuration — si tu acceptes de me faire l'honneur de me représenter.

Les yeux bleus de Robert s'élargirent de surprise. — Tu veux que j'aille en France à ta place ? — Oui. J'ai besoin de ton aide, Robert. Le ministre de la Marine a

réquisitionné mes bateaux et je dois me rendre à Londres pour les mettre en état de prendre la mer.

Son cousin fronça les sourcils. — Pourquoi diable a-t-il besoin de tes bateaux alors qu'il dispose

déjà de toutes les flottes royales ?

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— Il y a des choses que je ne peux pas te révéler, même si j'ai une confiance pleine et entière dans ta discrétion.

Il s'agissait d'une mission secrète — ses bateaux devaient transporter des armes pour aider la Turquie dans sa lutte contre la Russie. L'Angleterre n'était pas en guerre avec l'Impératrice, mais elle craignait son expansionnisme dans les Balkans et ne voulait surtout pas qu'elle devienne une puissance navale en Méditerranée. Tant que la Sublime Porte serait maîtresse des détroits du Bosphore et des Dardanelles, la flotte russe resterait prisonnière dans ses ports de la mer Noire.

Une lueur sombre brilla dans les yeux de Gareth. Il était prêt à mettre tous ses biens et toute son énergie au service du royaume, mais, parfois, il eût aimé que les membres du cabinet se montrent un peu plus compréhensifs à son égard. Ils connaissaient ses problèmes familiaux et le calvaire qu'il endurait jour après jour — un calvaire qui exigeait sa présence presque continuelle à Devil Wind.

La voix de Robert l'arracha à ses pensées. — Je n'avais pas l'intention de me montrer indiscret. Quant à ta

requête... Je... je ne sais pas comment te répondre. — Contente-toi d'accepter. Cela sera suffisant. Un sourire éclaira le visage de Robert Sinclair. — Je serai très honoré de te rendre ce service. Gareth lui tapa sur l'épaule affectueusement. — Je savais que je pouvais compter sur toi. En plus d'être un cousin,

tu as toujours été un véritable ami. — Comme tu l'as été avec moi. Au fil des années, Robert Sinclair avait acquis une profonde estime à

l'égard de son illustre cousin, même quand il se trouvait dans l'un de ses accès d'humeur noire, comme aujourd'hui. Pour le monde extérieur, lord Gareth Devlin était le maître sombre et sinistre de Devil Wind, mais Robert savait qu'il y avait un autre homme derrière cette façade froide et hautaine. Un homme bon et généreux, pourvu d'un véritable sens de l'honneur.

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Chapter 1 — Non, papa ! Vous pouvez renvoyer M. Sinclair dans son pays. Je

ne me laisserai pas imposer un mariage aussi ridicule ! Les yeux vert émeraude d'Angélique foudroyèrent le malheureux

gentleman anglais qui, visiblement, commençait à se sentir fort mal à l'aise.

Le marquis de Cramant resta impassible. — Je ne cederai pas, Angélique, répondit-il d'une voix très calme. J'ai

souvent été faible avec toi, mais cette fois-ci, tu obéiras. C'est ma volonté et je n'en changerai pas.

Il avait longuement réfléchi et ne laisserait pas réduire à néant le projet qu'il avait échafaudé.

Angélique fusilla de nouveau du regard l'envoyé de Gareth Devlin. C'était lui la cause de tous ses malheurs. S'il n'était pas venu en France pour accomplir la sinistre mission de son cousin, elle ne serait pas obligée de s'opposer à la volonté de son père.

Robert Sinclair croisa et décroisa ses jambes nerveusement. Il était très embarrassé de devoir assister à cette confrontation orageuse entre le marquis de Cramant et sa bouillante progéniture. Ne voulant pas se mêler à un conflit qui, après tout, ne le concernait pas, il concentra son attention sur les jardins à la française et sur les parterres de fleurs qui s'offraient à ses regards à travers les portes-fenêtres du salon. L'ironie de la situation fit naître un sourire sur ses lèvres. Cette dispute serait presque amusante si le bonheur de deux personnes n'était pas en jeu.

La voix du marquis l'arracha une fois de plus à ses pensées. — Je vous prie d'excuser ma fille, monsieur Sinclair. Ses réactions

sont parfois un peu vives, mais je puis vous assurer que le mariage aura lieu, comme j'en ai convenu avec lord Devlin.

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Robert risqua un coup d'œil en direction d'Angélique et ressentit une pointe de jalousie envers son cousin.

Elle se tenait très droite, la tête haute et le menton en bataille. Nullement domptée, apparemment, par les menaces de son père.

La beauté du diable... Un visage régulier, un teint de pêche, une silhouette fière et altière. Elle portait une robe d'intérieur à falbalas en satin bleu pervenche,

avec un corsage en dentelle largement décolleté et une large ceinture qui soulignait la finesse de sa taille.

Malgré lui, il laissa son regard s'attarder sur sa poitrine — une poitrine blanche, haut placée, délicieusement attirante. Le soleil du matin entrait à flots par les grandes portes-fenêtres et dessinait un halo de lumière autour de ses longs cheveux auburn.

La lueur qui brillait dans ses yeux dénotait un caractère ardent et passionné, capable de tenir tête à n'importe quel homme, même au maître de Devil Wind.

Robert Sinclair commença à envier un peu moins son cousin. Angélique était encore jeune et innocente, mais dans quelques

années, elle deviendrait une maîtresse femme et seul un homme comme Gareth pourrait jouer d'égal à égale avec elle.

Très peu pour lui ! Lorsqu'il déciderait de convoler en justes noces, il choisirait une

jeune fille timide et douce. Une épouse attentionnée qui penserait seulement à élever ses enfants et à satisfaire les moindres désirs de son mari. Il avait déjà assez de combats à mener à l'extérieur pour ne pas avoir envie d'en mener un de plus à l'intérieur de son foyer.

Il s'arracha, non sans mal, au regard belliqueux d'Angélique de Cramant et s'éclaircit la gorge.

— Vous n'avez pas besoin de vous excuser, monsieur le marquis. Je suis seulement désolé de l'appréhension que votre fille semble nourrir envers le mariage que vous avez arrangé pour elle. Je suis sûr que lorsqu'elle sera installée à Devil Wind, elle verra la sagesse de votre décision.

— La sagesse ! s'exclama Angélique, furieuse de les entendre parler d'elle comme si son opinion n'avait aucune importance. On m'envoie

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dans un pays étranger pour devenir la femme d'un homme qui n'a même pas eu la courtoisie de venir à son propre mariage !

Robert Sinclair soupira. — Je vous ai déjà expliqué les raisons de son absence,

mademoiselle. Lord Devlin est retenu en ce moment à Londres pour une affaire d'une extrême importance et il ne lui était pas possible de venir en France avant plusieurs mois.

— Alors, je suggère de reporter la cérémonie jusqu'au moment où il pourra se libérer, répliqua-t-elle avec hauteur.

Le marquis de Cramant secoua la tête. — Non. Elle aura lieu demain matin, comme prévu. Tout est prêt et

le prêtre sera là ce soir. Angélique avait envie de hurler. Des larmes de frustration envahirent

ses yeux et elle dut faire un effort pour ne pas trépigner et taper du pied — une stratégie qui lui avait réussi souvent quand, petite fille, elle n'arrivait pas à obtenir ce qu'elle voulait. Mais, en l'occurrence, une scène n'aurait aucun effet. Son père était un homme têtu et, sauf si elle parvenait à le raisonner, elle serait mariée avant midi le lendemain matin dans la chapelle du château.

— Essayez au moins de me comprendre, papa... Je ne vous reproche pas d'avoir arrangé ce mariage pour moi. Je sais que c'est la coutume, mais je ne vois vraiment pas pourquoi vous avez choisi un Anglais. L'Angleterre a toujours été notre ennemie et je n'ai pas envie de m'exiler aussi loin de ma famille et de mon pays. Ne devrais-je pas plutôt épouser un Français ? Il n'en manque pas, pour autant que je sache !

Une lueur d'hésitation brilla dans les yeux de son père. L'espace d'un instant, elle crut avoir gagné, mais, presque aussitôt, la lueur s'éteignit et il secoua la tête avec détermination.

— J'ai pris ma décision, Angélique. Elle est irrévocable et je ne tolererai plus aucune discussion sur ce sujet.

Incapable de contenir plus longtemps ses larmes, Angélique lui tourna le dos et s'enfuit du salon. Elle se réfugia dans sa chambre, en claquant sa porte avec une telle violence que le bruit résonna dans tout le château.

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Le marquis de Cramant soupira lugubrement et se laissa tomber dans un élégant fauteuil Louis XV.

— J'ai fait ce que je devais faire pour assurer sa sécurité, murmura-t-il, mais jamais elle ne me pardonnera quand elle apprendra la véritable raison pour laquelle j'ai décidé de l'envoyer en Angleterre.

— Je comprends mieux maintenant les raisons de votre décision, acquiesça Robert. Quand j'étais à Londres, j'ai entendu parler des émeutes qui agitaient la France, mais avant d'arriver à Paris et de voir les rues envahies par une populace déchaînée, je ne pensais pas que la situation était aussi critique dans votre pays. Si je peux vous donner un conseil, vous devriez vous aussi envisager de vous réfugier en Angleterre avec votre femme.

Les mâchoires serrées, le marquis contempla les jardins de son château et les vignobles qui s'étageaient à perte de vue sur les coteaux ensoleillés de sa Champagne natale. Jamais il n'aurait le cœur de partir. Il mourrait ici, comme son père et son grand-père avant lui.

— Je dois rester, répondit-il simplement. Un jour ou l'autre, cette folie s'arrêtera et ma fille et ses enfants pourront revenir et réclamer les biens qui ont appartenu à notre famille depuis la nuit des temps.

— Mais si elle ne s'arrête pas ? Le roi est prisonnier de la Commune et les révolutionnaires ont pris le pouvoir dans toutes les provinces. Ils ne se contenteront pas de l'abolition des privilèges de la noblesse. Ils voudront plus, beaucoup plus, et même votre vie pourrait être en danger.

— Nous avons eu d'autres révoltes auparavant et la monarchie a toujours survécu. Mes petits-enfants verront de nouveau un roi sur le trône de France. J'en suis persuadé.

Robert ne répondit pas. Après ce qu'il avait vu et entendu tout au long de son voyage, il doutait fort que les rêves du marquis de Cramant puissent un jour se réaliser. La chaleur de l'été et la misère avaient exacerbé encore les passions, et le peuple parisien, chauffé à blanc par les discours vengeurs de Robespierre et de Marat, voulait la destruction de l'ancien régime et l'anéantissement de cette aristocratie qui, pendant des siècles, l'avait opprimée et affamée. Après une pareille tourmente, la France ne serait plus jamais la même.

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— Maintenant, monsieur, si vous voulez bien m'excuser, je vais aller voir ma fille, afin d'essayer d'apaiser ses inquiétudes.

— Ne serait-ce pas plus simple si vous lui expliquiez les raisons de votre décision ? Elle est jeune, mais je la crois intelligente et je suis sûr qu'elle comprendrait la situation.

— Non. Si elle apprenait la vérité, rien ni personne ne pourrait la convaincre de quitter la France. Vous avez vu seulement un petit échantillon de l'obstination dont elle est capable. Elle se battrait jusqu'à son dernier souffle pour défendre ce qu'elle aime et elle a une véritable passion pour Cramant.

— Alors, ne craignez rien. Je ne divulguerai pas votre secret. — Merci, monsieur Sinclair. J'aime ma fille et sa sécurité est

essentielle pour moi, d'autant plus qu'elle est l'avenir de notre lignée. Robert Sinclair hocha la tête. — Je comprends vos inquiétudes. J'espère que vous parviendrez à la

convaincre que ce mariage n'est pas la chose horrible qu'elle semble avoir imaginée. Mon cousin possède de nombreuses qualités. Il est peut-être d'un extérieur un peu froid, mais c'est un homme sensible et foncièrement honnête — sans parler de son intelligence et de sa force de caractère. Ils devraient aller très bien ensemble.

— Plaise au ciel que vous ayez raison ! murmura le marquis. Une brise légère faisait onduler l'herbe verte des pelouses et

apportait un peu de fraîcheur dans la chaleur estivale. Au milieu des parterres, les marguerites ployaient au bout de leurs longues tiges et offraient leurs corolles jaune et blanche au bleu azuréen d'un ciel sans nuages. Les papillons et les abeilles voletaient de fleur en fleur, à la recherche du nectar dont dépendaient leur subsistance et la survie de leur espèce.

Un bel après-midi calme et serein, sauf pour Angélique qui, assise sur un banc, regardait sombrement la nature en fête, tout en effeuillant les pétales d'une rose. Jamais le monde ne lui avait semblé aussi triste.

Elle était sortie dans le parc afin d'essayer de se réconcilier avec le destin qui l'attendait le lendemain matin. Mais plus elle regardait les jardins et les vignobles qui environnaient le château de Cramant, plus elle avait de la peine à accepter le diktat de son père. Malgré tous ses

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efforts, elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi il avait décidé de l'envoyer aussi loin de tout ce qu'elle avait toujours connu et aimé. Elle était née dans ce pays, elle y avait grandi et, maintenant, elle allait devoir le quitter... A jamais ?

A cette pensée, un long frisson la parcourut. C'était trop cruel, trop injuste ! Elle se retourna et, en contemplant la demeure où elle avait passé

son enfance, sentit une boule se former au fond de sa gorge. Posé sur une petite éminence, dominant les vignobles de Champagne, le château de Cramant, avec ses fenêtres aux carreaux biseautés sertis de plomb, ressemblait à une couronne royale constellée de pierres précieuses. Ses murs de pierre blanche, patinés par le temps, étaient le témoin de la puissance et de la richesse de la famille qui avait habité sous son toit d'ardoise depuis des temps immémoriaux.

— Et je serai la dernière Cramant a avoir vécu ici, murmura Angélique.

Un flot de larmes voila de nouveau son regard. Elle jeta avec dépit le calice de la rose qu'elle avait martyrisée et

s'essuya les yeux d'un geste agacé. Depuis une semaine, elle n'avait pas cessé de pleurer et de se lamenter, comme si elle ne savait rien faire d'autre. Pourtant ce n'était vraiment pas dans ses habitudes, contrairement à certaines de ses amies qui fondaient en larmes à la moindre contrariété.

Pendant des années, son père n'avait cessé de lui dire à quel point il était fier d'elle. Elle était une vraie Cramant. La digne descendante d'une longue lignée d'hommes et de femmes qui s'étaient illustrés par leur courage, par leur intelligence et par la force de leur caractère. Et voilà que maintenant il décidait de son avenir sans même avoir pris la peine de lui demander son avis !

C'était incompréhensible. Elle inspira profondément et essaya de nouveau de s'accommoder

avec le destin qui l'attendait. Lorsqu'elle se leva, sa robe de satin tournoya autour de ses chevilles. Ses grands yeux verts s'assombrirent et, les poings crispés, elle parcourut du regard la terre où elle était née. Aussi loin que ses yeux pouvaient voir, les vignes ondulaient sur la

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plaine et montaient à l'assaut des coteaux. Des vignes réputées qui, depuis dom Pérignon, donnaient ce vin blanc pétillant qui avait fait la gloire et la fortune de la Champagne et de ses habitants.

Elle se pencha et, prenant un peu de terre dans sa main, elle la laissa filer entre ses doigts. C'était son héritage. La terre de France qui avait nourri sa famille pendant des générations et elle allait devoir la quitter...

Elle fit le serment de revenir un jour et de réclamer les biens qui lui appartenaient légitimement. Elle voulait que ses enfants éprouvent la même fierté que celle qu'elle avait ressentie en contemplant le domaine de ses ancêtres. Elle voulait qu'ils sentent sous leurs pieds le sol sur lequel les Cramant avaient travaillé et s'étaient battus pour faire de la Champagne un pays riche et prospère.

A l'idée qu'elle allait devoir quitter tout ce qu'elle avait aimé, son cœur se serra de nouveau et un soupir s'échappa de ses lèvres.

Envolés ses rêves et ses projets d'avenir... Elle s'était imaginée vivant jusqu'à la fin de sa vie à Cramant, auprès

d'un mari qui l'aimerait et la protégerait. Un amour auquel elle allait devoir renoncer, car elle ne se faisait aucune illusion sur les raisons pour lesquelles cet Anglais avait accepté de l'épouser.

Sûrement pas par amour ! L'importance de sa dot était, sans nul doute, l'argument qui avait

emporté la décision. En plus d'une somme considérable, payable à Londres, son père lui avait donné la moitié de ses biens immobiliers en pleine propriété. Il aurait fallu qu'il soit vraiment très désintéressé pour résister à une offre aussi alléchante.

Aussi bien, il n'avait pas plus envie qu'elle de ce mariage. Oui, mais lui, au moins, il aurait toujours la possibilité de chercher ailleurs l'amour qu'il ne trouverait pas dans son foyer.

A cette pensée, une vague de fureur chassa ses larmes et son chagrin. Il pourrait raconter tous les boniments qu'il voudrait, elle ne serait pas dupe. Sans même l'avoir rencontré, elle savait qui était lord Devlin : un homme froid et calculateur, un égoïste qui pensait seulement à lui-même et à la satisfaction de ses propres plaisirs.

Elle se raidit et ses yeux lancèrent des éclairs. Elle était peut-être impuissante face à la volonté de son père, mais jamais elle ne se

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laisserait traiter comme une marionnette. Si son mari espérait trouver en elle une femme docile et malléable, il se faisait des illusions. Elle était un être humain, avec un esprit libre et indépendant, pas une poupée de salon. Elle tiendrait son rang, le rang auquel sa naissance lui donnait droit et elle ne laisserait personne empiéter sur sa liberté — pas même son mari.

Depuis l'une des portes-fenêtres du salon, le marquis de Cramant observait sa fille, l'air soucieux et inquiet. Angélique avait hérité de la force de caractère de ses ancêtres — une force de caractère qui, espéra-t-il, l'aiderait à surmonter les épreuves qui l'attendaient.

Elle ne lui pardonnerait pas sa décision, il le savait, mais, comme il avait besoin de sa compréhension, il sortit sur la terrasse et traversa la pelouse pour la rejoindre. Lorsqu'il posa la main doucement sur son épaule, elle ne se retourna pas et continua de regarder fixement devant elle.

— Papa, je vous en prie, ne m'obligez pas à me marier, murmura-t-elle après un long silence. J'ai envie de rester ici, auprès des gens que j'aime.

— Ma chère enfant, ce n'est pas possible, répondit-il d'une voix rauque d'émotion. Le moment est venu de te marier. Il le faut.

Angélique se retourna vers lui et se jeta dans ses bras. Le marquis sourit et lui caressa les cheveux avec une douceur toute paternelle.

— Je comprends tes sentiments. Mais l'homme que je t'ai choisi saura te protéger et veiller à ton bien-être. Il possède un vaste domaine hérité de ses ancêtres, en plus d'une compagnie maritime très florissante. Tu ne manqueras donc de rien. Peu d'unions sont bâties sur l'amour, mais si tu lui donnes sa chance, je suis sûr que ton mariage sera aussi heureux que le mien avec ta mère.

— C'est un Anglais, papa ! Il ne parle même pas notre langue. Comment puis-je espérer être aimée par un home qui ne m'a jamais vue et qui, il y a peu de temps encore, était un ennemi de notre pays ?

Le marquis prit le menton de sa fille dans sa main et la regarda dans les yeux.

— Tu es encore bien jeune, Angélique. Tu as sans doute rêvé à l'amour parfait, au Prince charmant... Dans la vie, ce n'est pas ainsi que

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les choses se passent, n'en déplaise aux poètes. Il faut de la persévérance. C'est un combat de tous les jours où chacun doit mettre du sien. Sinon, même les plus belles idylles se transforment en cauchemars.

L'obligeant à se retourner, il lui montra les vignobles d'un geste large. — L'amour, c'est comme le raisin. Il lui faut du temps et, surtout

beaucoup de soleil, pour acquérir cette douceur qui rend son goût si délicieux. Il grandit peu à peu, au gré des joies et des peines partagées.

— Mais... Le marquis posa un doigt sur ses lèvres. — Un jour tu comprendras ce que j'essaie de te dire. Et tu te rendras

compte alors que si j'ai pris cette décision, c'était pour ton bien. J'ai envie de te voir heureuse. C'est mon souhait le plus cher et le souhait de ta mère.

Des larmes brillèrent entre les cils d'Angélique et roulèrent lentement sur ses joues. Elle leva son visage vers son père et vit dans ses yeux le reflet de sa propre détresse. Lui non plus, il n'avait pas envie de la voir partir dans les brumes de l'Angleterre. Sa décision était prise, mais il l'avait prise à contrecœur, après un long combat avec lui-même. Il l'aimait, et s'il agissait ainsi, c'est parce qu'il croyait que c'était dans son intérêt.

Elle soupira et se blottit contre lui, comme au temps où elle était petite fille.

— J'essaierai de comprendre, papa, et je ferai ce que vous me demandez.

— Je ne veux que ton bonheur, ma chérie, murmura-t-il en la serrant contre lui.

Il regarda le ciel et adressa une prière silencieuse au Tout-Puissant. « Mon Dieu, il y a dix-huit ans, quand Angélique est venue au

monde, je vous ai remercié du merveilleux présent que vous m'aviez fait. Aujourd'hui, je suis âgé et les événements ne me permettent plus de la protéger comme je le devrais. Aussi, je vous la confie et je vous demande humblement de veiller à son bonheur et de faire qu'elle ne manque jamais de rien auprès du mari que je lui ai choisi. »

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Chapter 2 Assise sur une luxueuse banquette en velours, Angélique s'agrippait à

la poignée en cuir, le visage pâle et les yeux cernés de fatigue, tandis que la berline gravissait en cahotant la route étroite et sinueuse qui longeait le bord de la falaise. Par la fenêtre de la portière, elle apercevait sa nouvelle demeure enveloppée dans une écharpe de brume. Perché sur son éperon de granit, face à la mer démontée, Devil Wind dominait le paysage, comme un château surgi d'un conte de fées. Des tours rondes, un donjon crénelé et une armée de gargouilles, créatures fantasmagoriques qui semblaient mettre en garde les malheureux voyageurs qui auraient l'audace de franchir le pont-levis et la herse de l'antique forteresse. Lorsque la voiture s'arrêta dans la cour pavée, Angélique eut l'impression que leurs visages grimaçants se moquaient d'elle et riaient de sa témérité.

« Une oie blanche, semblaient-elles persifler en chœur. Nous n'en ferons qu'une seule bouchée ! »

Des histoires de fantômes et de lutins se pressèrent dans sa mémoire, plus effrayantes les unes que les autres. Un frisson lui parcourut le dos et se propagea le long de ses bras en lui donnant la chair de poule. Elle jeta un coup d'œil inquiet à son compagnon et ravala avec peine son angoisse. Ce château sombre et sinistre était un repère idéal pour le diable.

Lorsque le cocher ouvrit la portière et mit en place le marchepied, le rugissement assourdissant du ressac sur la falaise couvrit tous les autres bruits, hormis le sifflement du vent à travers les meurtrières. Robert Sinclair adressa un sourire rassurant à Angélique, puis il mit pied à terre et lui tendit la main pour l'aider à descendre. Après une brève hésitation, elle accepta son bras, tout en s'efforçant de maîtriser le sentiment de panique que ses pensées avaient fait naître.

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En sentant sa main trembler sur son bras, Robert Sinclair l'entraîna doucement vers la porte d'entrée du château.

— Venez. Ce temps est vraiment trop abominable pour nous attarder dehors. Gareth ne me le pardonnerait jamais si vous preniez froid à cause de moi.

Angélique lui jeta un regard qui ne pouvait laisser aucun doute sur ce qu'elle pensait — lord Devlin se moquait éperdument de son bien-être et son cousin ne risquait donc aucun reproche de sa part.

La porte du logis seigneurial s'ouvrit devant eux et Robert Sinclair s'effaça pour laisser entrer Angélique. En découvrant le vaste hall qui s'ouvrait devant elle, la jeune femme marqua un temps d'arrêt, tant lé contraste était saisissant entre l'austérité de la façade et le luxe de l'intérieur. Un sol pavé de marbre italien, des boiseries de chêne clair richement ouvragé, des tapisseries représentant des scènes de chasse... En levant la tête, elle découvrit un plafond à caissons et un magnifique lustre en cristal sur lequel vacillaient les flammes orangées de plus de cent bougies. Le personnel du château l'attendait, aligné respectueusement devant l'escalier d'honneur.

Une fois remise de sa surprise, Angélique se tourna vers les serviteurs. Une femme s'avança vers elle. Agée d'une trentaine d'années, les cheveux soigneusement tirés en arrière, elle était vêtue d'une robe noire très stricte, avec un col et des manchettes d'une blancheur immaculée. Elle souriait, mais son visage était dépourvu de grâce et il n'y avait aucune chaleur dans son regard.

— Bienvenue à Devil Wind, milady. Je suis Hilda Felton, la gouvernante de cette maison. Vous avez fait bon voyage ?

Angélique hocha la tête. — Oui, malgré l'état abominable des routes. Je vous remercie, Hilda,

et je vous remercie tous également pour la gentillesse de votre accueil, ajouta-t-elle à l'intention des autres domestiques.

— J'ai fait préparer votre chambre, milady, poursuivit la gouvernante d'une voix autoritaire. Quand vos bagages arriveront, je demanderai à Alice de les défaire et de pourvoir à vos besoins en attendant que vous ayez choisi une fille à votre convenance pour vous servir.

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— J'apprécie votre attention, Hilda, mais ce ne sera pas nécessaire. Ma camériste est venue de France avec moi. Elle arrivera tout à l'heure, avec mes malles.

La gouvernante se redressa et pinça inconsciemment les lèvres. — Très bien, milady. Si vous avez besoin de quoi que ce soit,

n'hésitez pas à me le demander. Lord Devlin m'a ordonné de tout faire pour rendre votre séjour ici le plus confortable possible.

— Pour le moment, Hilda, je pense que lady Devlin a surtout besoin d'une tasse de thé bien chaude — moi aussi, d'ailleurs, intervint Robert Sinclair avec l'un de ces sourires charmeurs dont il avait le secret. Pourriez-vous nous le faire servir dans le salon, devant la cheminée ?

— Je m'en occupe immédiatement, monsieur. Tandis que Hilda se retournait vers les domestiques et les renvoyait

à leurs tâches respectives, Robert offrit son bras à Angélique et lui adressa un sourire rassurant.

— Vous devez être épuisée après notre voyage, mais quand vous aurez goûté au mélange spécial de Hilda, je suis sûr que vous recouvrerez très vite l'énergie dont vous avez besoin pour attendre l'arrivée de vos bagages et de votre camériste.

Angélique haussa un sourcil intrigué. — Un mélange spécial ? s'enquit-elle en posant la main sur son bras. — Oui, acquiesça-t-il avec un petit rire entendu. Hilda s'y connaît en

herbes médicinales. Elle concocte elle-même les potions et les onguents que les domestiques utilisent pour se soigner et son thé est souverain pour effacer toutes les petites misères de la vie.

Il ouvrit la porte du salon et la fit asseoir sur un canapé devant une immense cheminée en marbre de Carrare.

Angélique regarda autour d'elle et fut de nouveau surprise par le luxe de sa nouvelle demeure. De proportions majestueuses, le salon était meublé avec un raffinement inégalé. Des tapis persans, des chaises et des fauteuils qui, visiblement, étaient l'œuvre de grands ébénistes, des vitrines remplies d'ivoires et d'objets précieux et, accrochés aux murs, des portraits de famille — généraux en uniforme et dames en tenue de cour. Un bon feu de bois brûlait dans l'âtre et la lueur orangée de ses

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flammes faisait chatoyer les marqueteries et les lambris, conférant à la pièce une atmosphère douce et chaleureuse.

— Je serais bien étonnée si ce mélange spécial avait le moindre effet sur moi, répondit-elle tout en continuant son inspection.

Robert Sinclair rit de nouveau. S'il en jugeait à l'expression de la jeune femme, le château de son cousin était déjà en train d'accomplir un petit miracle. Il produisait toujours une grande impression sur les gens qui le visitaient. Comme par un coup de baguette magique, la vieille forteresse médiévale se métamorphosait en palais des mille et une nuits et il fallait être particulièrement insensible à la beauté pour résister à son charme.

— J'espère que vous n'êtes pas déçue, au moins ? — Non, murmura Angélique, les yeux fixés sur le tableau qui ornait

le dessus de la cheminée. Robert suivit la direction de son regard et un sourire éclaira son

visage. — Il s'agit d'un portrait de Gareth quand il avait vingt et un ans. Il a

été peint par sir Joshua Reynolds. Dès le premier coup d'œil, Angélique avait été frappée par la beauté

aristocratique du jeune lord. Des pommettes légèrement saillantes, un nez droit et une expression pleine d'assurance et de maîtrise de soi. Mais, surtout, c'était son regard qui avait retenu son attention. Un regard pénétrant, plein d'intelligence et d'humour. Un sourire incurvait ses lèvres...

Un petit frisson la parcourut et elle sentit une étrange vague de chaleur monter dans ses reins.

Elle devait réagir, garder la tête froide. Son mari avait sans doute un visage séduisant, mais cela ne changeait rien au fait qu'elle avait été unie contre sa volonté à un homme qui, selon toutes probabilités, s'intéressait uniquement à sa dot. Sinon, comment expliquer le fait qu'il n'ait même pas daigné lui rendre visite avant de consentir à un tel mariage ?

— Au moins, je le reconnaîtrai quand il se présentera devant moi, commenta-t-elle sur un ton sarcastique. Comme il avait omis de vous confier un portrait miniature de lui avant de vous envoyer en France, je

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craignais d'avoir épousé une sorte de monstre — un nabot à deux têtes ou un ogre avec un œil unique au milieu du front. Sur ce point, au moins, je suis rassurée, même si je suis toujours persuadée qu'il a consenti à ce simulacre pour des raisons purement vénales.

Robert Sinclair détourna les yeux nerveusement. Il savait que l'argent n'avait été pour rien dans la décision de son cousin, mais il savait également que lui non plus n'avait pas consenti de gaieté de cœur à ce mariage. Heureusement, quelques instants plus tard, une jeune servante frappa à la porte et entra.

— Le thé, milady. Robert Sinclair poussa un soupir de soulagement. — Posez le plateau ici, sur le guéridon. Vous pouvez disposer. Je

ferai le service. Tandis qu'elle se retirait, il offrit une tasse à Angélique, se servit et se

rassit dans son fauteuil. Une tasse de thé de Hilda, une bonne nuit de sommeil et, demain

matin, il serait libre de retourner à Londres. Il avait accompagné lady Devlin à travers la France sans qu'elle se rende compte de la tourmente qui agitait son pays et l'avait amenée saine et sauve à Devil Wind. Sa mission était terminée et, maintenant, il n'avait plus qu'une seule idée en tête : laisser à son cousin le soin de dompter la fière et rebelle Angélique de Cramant.

— Oh ! mademoiselle, cet endroit me donne la chair de poule, murmura Suzon, tout en brossant délicatement les longs cheveux soyeux de sa maîtresse. La nuit, j'entends toute sorte de bruits et de craquements.

Angélique regarda sa camériste dans le miroir de sa toilette et ne put réprimer un sourire en voyant sa mine effarouchée.

Suzon jeta un coup d'œil nerveux autour d'elle, comme si elle s'attendait à tout moment à voir jaillir un fantôme de l'armoire ou de sous le lit. Pourtant, il était 10 heures du matin et un grand soleil inondait la chambre.

— Allons, ne sois pas stupide ! répondit-elle d'une voix apaisante. C'était seulement le vent à travers les meurtrières des tours et des remparts.

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Elle-même n'avait rien entendu. Depuis son arrivée à Devil Wind, elle s'endormait dès qu'elle posait la tête sur son oreiller et ne se réveillait que lorsque Suzon venait frapper à sa porte le lendemain matin.

— Non, mademoiselle. Ce n'est pas le vent. A Cramant aussi, il y avait des bruits, mais jamais je n'avais entendu des choses pareilles avant de venir habiter dans ce grand tas de pierres !

Connaissant la tendance de Suzon à laisser vagabonder son imagination, elle décida de mettre un terme immédiatement à ces dangereuses chimères.

Pour sa part, elle ne pouvait pas se permettre de donner libre cours à ses fantasmes, se dit-elle en soupirant. La veille, elle avait reçu un message de son mari, lui annonçant son retour pour le milieu de la semaine. Un retour qui l'angoissait déjà suffisamment, sans y ajouter les spectres et les esprits frappeurs de sa camériste.

— C'est ridicule ! répliqua-t-elle sur un ton péremptoire en lui prenant la brosse des mains. Je ne veux plus entendre parler de ces absurdités. Aucun fantôme ne se promène la nuit dans les couloirs de Devil Wind. Je peux te l'assurer.

— Vous vous trompez, mademoiselle. Je les ai vus de mes propres yeux. Ils ont des longues robes noires qui flottent autour d'eux et, dès que tout le monde est couché, ils font une abominable sarabande.

Angélique haussa les épaules. — Allons, ma pauvre fille, tu t'es laissée impressionner par les vieux

murs de cette demeure ! Les fantômes n'existent pas et je refuse d'écouter plus longtemps ces fariboles. Tu m'as comprise ? Si tu continues, je te renverrai en France, ajouta-t-elle en sachant que c'était la dernière chose qu'elle ferait.

Elle ne se voyait pas rester seule à Devil Wind, entourée de gens qui ne parlaient même pas sa langue. Suzon n'avait pas beaucoup de tête, mais c'était la seule personne qui lui rappelait la France et sa famille dans ce pays où tout lui était étranger.

Elle se leva et, traversant la chambre, prit son châle et le drapa autour de ses épaules.

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— Je vais descendre déjeuner, puis j'irai faire une promenade. C'est le premier jour où il fait beau depuis notre arrivée et je suis fatiguée d'être toujours confinée à l'intérieur.

— Vous voulez que je vous accompagne ? questionna Suzon avec une lueur d'espoir dans les yeux.

— Non. Tu peux prendre ta matinée. — Vous n'allez pas sortir toute seule, mademoiselle ? Cela pourrait

être dangereux. Angélique haussa les épaules. — Je ne pense pas qu'il puisse m'arriver quoi que ce soit dans les

jardins du château. Profite de ta liberté. Sur ces mots, elle quitta rapidement la chambre, avant que Suzon ait

pu trouver un autre prétexte pour la suivre. En haut de l'escalier, elle s'arrêta pour admirer les tapisseries et les

caissons du plafond. Son mari avait fait tout son possible pour égayer les murs de sa demeure et pour la rendre confortable, mais toutes ses rénovations n'avaient pas réussi à cacher complètement le fait que Devil Wind avait été pendant des siècles une forteresse féodale.

Un frisson lui parcourut le dos et elle serra nerveusement son châle autour de ses épaules.

« Arrête ! se gronda-t-elle. Tu es aussi stupide que Suzon.» Peine perdue. Une sensation bizarre l'envahit, comme si on la surveillait. A cette

pensée, elle eut la chair de poule et se mit à trembler. Non, ce n'était pas possible ! Elle se retourna brusquement, espérant surprendre quelqu'un en

train de l'espionner. Sa gorge était nouée et son cœur battait à grands coups désordonnés dans sa poitrine. Elle scruta la pénombre du couloir qui desservait l'aile est du château, mais il n'y avait personne et elle ne décela aucun mouvement suspect.

Décidément, elle était aussi superstitieuse que Suzon ! Elle soupira et descendit l'escalier en s'obligeant à ne pas regarder en

arrière, bien résolue à ne pas laisser les chimères de sa camériste lui gâcher sa première belle journée depuis son arrivée en Angleterre.

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Angélique remplit ses poumons d'air marin et offrit son visage à la brise océane. D'un geste machinal, elle chassa les cheveux fous qui virevoltaient devant ses yeux et contempla les murailles et les tours de Devil Wind.

Robert avait eu raison quand il lui avait vanté la beauté du château ancestral de son cousin. L'astre du jour avait triomphé de l'atmosphère lugubre qui avait enveloppé la forteresse pendant toute la semaine. Maintenant, elle se dressait dans toute sa gloire, comme une sentinelle de granit prête à affronter les fureurs de Neptune.

Sa nouvelle demeure... Les yeux dans le vague, elle réfléchit aux sentiments contradictoires que lui inspirait ce « grand tas de pierres » pour employer les mots utilisés par Suzon.

Soudain, un mouvement derrière une fenêtre du deuxième étage attira son attention. Mettant sa main en visière pour protéger ses yeux du soleil, elle aperçut le visage d'un homme à demi dissimulé derrière un rideau. Ces cheveux noirs, ces traits fins et aristocratique... La ressemblance avec le tableau au-dessus de la cheminée du salon était si frappante que son cœur se mit à battre plus vite. Apparemment, la confrontation tant redoutée allait se produire plus vite qu'elle ne l'avait prévu.

Elle ferma les yeux et inspira profondément. Elle savait qu'elle allait devoir, à un moment ou à un autre, se retrouver face à lord Devlin. Elle n'avait pas le choix. Elle était sa femme. Cependant, elle avait espéré pouvoir disposer de quelques jours de plus pour s'y préparer.

Rouvrant les yeux, elle regarda de nouveau vers la fenêtre. Le rideau était retombé. Il n'y avait plus aucun signe du maître de Devil Wind.

Angélique cligna des paupières plusieurs fois et poussa un soupir de soulagement, en riant tout bas de sa propre folie. Une fois de plus, elle avait été le jouet de son imagination.

Encouragée par ce sursis inattendu, elle retourna vers le château, bien décidée à explorer la salle de bal et la galerie de portraits qu'elle avait soigneusement évités au cours des jours précédents. Elle avait accepté de venir vivre à Devil Wind. Maintenant, elle devait accepter également la réalité de son mariage.

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Lorsqu'elle franchit le seuil de la salle de bal, elle eut de nouveau l'étrange sensation d'être épiée. Sentant une présence derrière elle, elle se retourna vivement et aperçut fugitivement une silhouette masculine, juste au moment où elle disparaissait derrière les rideaux de la galerie de l'orchestre. Elle n'avait pas été le jouet de son imagination. Ni maintenant ni tout à l'heure dans le jardin. Son mari était de retour à Devil Wind.

Croisant les bras sur sa poitrine, elle se redressa de toute sa taille et tapa du pied avec impatience.

— Comment osez-vous m'espionner de cette façon ? cria-t-elle d'une voix vibrante de colère.

Les sourcils froncés, Angélique regarda fixement le rideau derrière lequel son mari avait disparu.

Quelle sorte d'homme pouvait-il bien être ? Epier sa femme en jouant à cache-cache dans sa propre maison...Un jeu sinistre et proprement inconcevable ! Il était revenu chez lui mais refusait de se montrer. Au fait, était-il seulement parti ? Sa présence était peut-être l'explication des fantômes que Suzon prétendait avoir vus. Aucun spectre ne hantait les couloirs de Devil Wind : c'était seulement son mari, Gareth Devlin, qui s'amusait à faire peur aux domestiques.

— Mais pourquoi diable se cache-il ? se demanda-t-elle à haute voix. Qu'avait-il à gagner en agissant de cette façon ? Tôt ou tard, il

faudrait bien qu'il se décide à la rencontrer, même s'il éprouvait de l'aversion à son égard.

Il y avait une explication à sa conduite, mais elle osait à peine la formuler.

Sa gorge se noua et elle retint son souffle. Avait-il l'intention de lui faire croire qu'elle avait des hallucinations ?

Cherchait-il à la rendre folle, afin de la faire enfermer et de pouvoir jouir de sa dot sans avoir l'embarras de sa présence ? Ce ne serait pas la première fois qu'un homme essaierait de se débarrasser d'une femme non désirée.

Une pensée encore plus terrifiante effleura son esprit et elle eut l'impression qu'une main glacée lui enserrait le cou. Son mari avait-il envisagé une méthode encore plus radicale pour se débarrasser d'elle ?

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Elle savait déjà que c'était un rapace sans scrupules qui l'avait épousée seulement pour son argent, mais son avidité irait-elle jusqu'à le pousser à commettre un crime ?

« Arrête ! » s'objurgua-t-elle. Ses pensées avaient pris un tour dangereux — et totalement

irraisonné. Elle n'avait aucune idée des intentions de son mari à son égard, mais il serait vraiment trop absurde de se rendre folle en essayant de les imaginer. Lorsque le moment serait venu, elle serait prête à l'affronter. Elle n'était pas du genre à trembler devant quiconque et encore moins à défaillir sans raison. Elle attendrait Gareth Devlin de pied ferme et le combattrait sur son propre terrain.

Elle leva la tête de nouveau vers la galerie. — Je ne suis pas l'une de vos petites demoiselles anglaises qui ont

des vapeurs à la moindre contrariété ! Je suis une Cramant, une race guerrière qui n'a jamais cessé de se battre depuis le règne de Charlemagne. Le courage a toujours été notre première qualité, comme vous ne tarderez pas à l'apprendre, mon cher mari !

— Milady, vous prendrez votre déjeuner dans la salle à manger ou dans le petit salon ?

Angélique sursauta et se retourna, pour se retrouver face à face avec la gouvernante.

— Pardonnez moi, s'excusa Hilda avec un sourire faussement contrit. Je n'avais pas l'intention de vous effrayer. Je vous ai entendue parler et j'ai cru que vous m'aviez vue entrer.

— Ce n'est rien, Hilda. J'avais l'esprit ailleurs. Que m'avez-vous demandé ?

— Je voulais savoir si vous désiriez prendre votre déjeuner à la salle à manger ou dans le petit salon.

— Où mon mari a-t-il l'intention de prendre le sien ? s'enquit Angélique en scrutant son visage attentivement.

La gouvernante haussa un sourcil étonné. — Je ne saurais vous le dire, milady. Lord Devlin est encore à

Londres et...

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— Allons, Hilda ! l'interrompit Angélique avec impatience. Je l'ai vu de mes propres yeux il y a moins de cinq minutes ! Veuillez aller lui annoncer que je désire le rencontrer le plus tôt possible.

La gouvernante battit des cils, l'air de plus en plus embarrassée. — Lord Devlin n'est pas rentré de Londres, je vous l'assure, milady. — Alors, qui est l'homme que je viens de voir dans la galerie de

l'orchestre ? Hilda haussa les épaules. — L'un des domestiques, sans doute. Ces vauriens sont toujours en

train de se cacher pour échapper aux tâches qui leur incombent. La réponse de la gouvernante était trop évasive pour ne pas mettre

Angélique encore plus en fureur. — Vous vous moquez de moi ? L'homme que j'ai vu n'était pas un

domestique, je suis prête à le parier. J'exige que vous alliez dire à mon mari que je désire le voir — tout de suite !

— Milady, j'ai reçu l'ordre d'obéir à vos moindres désirs, mais là vous me demandez l'impossible, répondit la gouvernante, les lèvres pincées. Lord Devlin ne se trouve pas au château en ce moment et je ne vois donc pas comment je pourrais aller le chercher.

— Vous désirez me voir, madame ? s'enquit une voix grave. Les deux femmes sursautèrent et se retournèrent pour se trouver

face à face avec le maître de Devil Wind. Hilda fut la première à reprendre ses esprits. — Milord... Nous ne vous avons pas entendu entrer. Gareth accorda un bref regard à la gouvernante, avant de reporter

son attention sur Angélique. — Je ne vois guère comment vous auriez pu m'entendre. A propos,

quel était l'objet de la conversation fort animée que j'ai interrompue ? Hilda jeta un coup d'œil embarrassé à Angélique. — Veuillez m'excuser, milord. Lady Devlin me demandait d'aller

vous chercher, alors que j'étais persuadée, à tort, que vous étiez encore à Londres.

Gareth hocha la tête. — Je comprends, acquiesça-t-il d'une voix légèrement rauque. Ainsi, cette jeune personne était sa femme...

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A cette pensée, une vague de chaleur l'envahit et le submergea. Jamais il n'avait contemplé une créature d'une beauté aussi divine.

Ses grands yeux vert émeraude jetaient des éclairs. La colère la rendait encore plus belle. Elle se tenait très droite, les bras croisés sur la poitrine, le menton fier et hautain.

D'un seul coup, il eut envie d'oublier son serment. Cela aurait été tellement plus simple si elle avait été terne et effacée...

« Mon Dieu ! je vous en supplie, donnez moi la force de résister. » Après un long silence, il réussit à reprendre ses esprits et à s'arracher

à cette vision par trop délectable. — Ce sera tout pour maintenant, Hilda. Veuillez nous servir à

déjeuner immédiatement. J'ai pris la route à l'aube ce matin et je suis littéralement affamé.

— Tout de suite, milord. Hilda jeta un dernier regard hostile à Angélique, puis elle ébaucha

une révérence et se retira avec précipitation. L'inspection de Gareth avait achevé de mettre Angélique en fureur.

Il l'avait détaillée comme une jument sur un champ de foire ! Pis encore, il agissait comme s'il ne l'avait jamais vue auparavant, alors qu'elle l'avait surprise par deux fois en train de l'espionner.

Ebranlé par la tournure des événements, Gareth, de son côté, fit un effort pour se détendre. S'il voulait réussir à ne pas trahir son serment, il devait garder une certaine distance avec sa jeune épouse et il avait intérêt à fixer tout de suite les limites qui, à l'avenir, régiraient leurs relations.

Le visage impassible, il croisa les bras sur son torse et s'adossa au chambranle de la porte, attendant qu'Angélique se décide à parler.

En voyant qu'elle restait silencieuse, il haussa un sourcil ironique. — Alors, madame ? A mon arrivée, vous sembliez avoir hâte de me

rencontrer. Je suis là. Auriez-vous perdu votre langue ? Angélique s'empourpra et se mit à bredouiller. — Oh ! Quel toupet ! Vous... vous êtes exactement comme je l'avais

imaginé. Un sourire narquois erra sur les lèvres du maître de Devil Wind.

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— Ah bon ? Je serais curieux de savoir comment vous m'aviez imaginé.

Les yeux d'Angélique étincelèrent. — Vous êtes un... un homme arrogant et insensible ! Comment

osez-vous prétendre ne pas connaître la raison pour laquelle je voulais vous rencontrer ?

— Milady, je suppose que vous êtes ma femme, puisque Hilda vous a appelée lady Devlin, mais je vous assure ne rien savoir d'autre hormis quelques bribes de la conversation que j'ai surprise entre ma gouvernante et vous.

— Arrêtez de jouer avec moi, lord Devlin. Gareth fronça les sourcils et abandonna sa posture nonchalante. — Jouer avec vous, madame ? Que voulez-vous dire ? — Vous m'avez fort bien comprise. Je refuse de jouer à vos petits

jeux et je n'apprécie pas du tout d'être espionnée, surtout par mon mari. — Si vous voulez bien vous rappeler, je viens juste d'arriver et je ne

vois guère comment j'aurais pu jouer avec vous ou vous espionner, fit observer Gareth d'une voix très calme.

— Il ne sert à rien de mentir. Je vous ai vu. De mes propres yeux. Gareth sentit un frisson glacé lui parcourir le dos et tous les muscles

de son corps se tendirent. Les paroles de sa femme lui confirmaient que ses ordres n'avaient pas été complètement respectés pendant son absence.

— Madame, je vous assure que je n'ai nul besoin de vous mentir. Maintenant, je vais vous laisser pour aller déjeuner. Libre à vous de me rejoindre, si le cœur vous en dit.

Sur ces mots, il se dirigea vers la porte. Angélique courut après lui et le retint par la manche de sa veste.

— Vous n'allez pas vous en aller comme cela ! s'exclama- t-elle d'une voix ulcérée. Je ne suis pas folle, tout de même ! A vous entendre, j'aurais imaginé vous avoir surpris en train de m'espionner.

Gareth se retourna vers elle lentement. C'était contre Hilda qu'il était en colère, mais son visage se ferma néanmoins et une lueur sombre brilla dans son regard..

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— Madame, je ne sais pas de quoi vous parlez. Cela fait dix minutes à peine que je suis descendu de voiture et je ne vois donc vraiment pas comment j'aurais pu vous espionner.

— Vous pouvez nier autant que vous le voulez, milord. Il n'empêche que je vous ai vu tout à l'heure sur la galerie. Vous avez essayé de vous cacher derrière le rideau, mais vous n'avez pas été assez rapide et j'ai eu le temps de voir votre visage.

Lord Devlin haussa les épaules. — Si vous ne me croyez pas, je vous suggère d'aller interroger le

cocher qui m'a conduit depuis Londres. Il est dans la cuisine, en train de déjeuner et, si vous me le permettez, j'aimerais pouvoir, moi aussi, aller me restaurer, répliqua-t-il en retirant avec fermeté la main d'Angélique de sa manche.

La jeune femme hésita. — Cela ne prouverait rien, milord. Cet homme est votre employé et

il dira ce que vous lui avez ordonné de dire. — Pour votre information, madame, je suis revenu ici avec une

voiture de louage. Mon cocher est resté à Londres parce que la mienne avait une roue brisée et ne pouvait pas être réparée avant aujourd'hui. Cette explication ne vous satisfera peut-être pas, mais vous devrez vous en contenter, car je ne vous en fournirai pas d'autre. Vous êtes ma femme, mais j'ai ma fierté et je ne tolère pas que quiconque se permette de mettre ma parole en doute. Si vous ne me croyez pas, vous pouvez croire ce que bon vous semble. Cela m'est totalement indifférent. Maintenant, veuillez m'excuser, mais mon déjeuner m'attend.

Sur ces mots, Gareth lui tourna le dos et sortit de la salle de bal. Angélique le suivit des yeux, en proie à une vague incertitude. — Je n'ai pas eu la berlue, pourtant ! marmonna-t-elle dans un

dernier et brusque accès de colère. Je sais ce que j'ai vu et j'ai l'intention de le prouver. Lorsque je l'aurai fait, je vous forcerai à admettre vos mensonges.

Certaine de son fait, elle se dirigea vers la cuisine d'un pas plein de détermination.

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Moins de dix minutes plus tard, elle faisait son entrée dans la salle à manger, la mine contrite. Son mari était assis au bout de la table devant une assiette de viandes froides et de légumes variés.

Il but une gorgée de vin et s'essuya la bouche avec sa serviette, avant de daigner lever la tête vers elle.

— Alors, madame ? s'enquit-il d'une voix glaciale. Angélique rougit jusqu'à la racine des cheveux. Jamais elle ne s'était

sentie aussi mortifiée. Elle s'éclaircit la gorge et se passa la langue nerveusement sur les lèvres. Après tout ce qu'elle avait dit à lord Devlin, il n'allait pas être facile de lui présenter ses excuses. Elle s'était rendue ridicule.

— Milord... Elle hésita et prit une profonde inspiration avant de poursuivre. — Je sais que ni vous ni moi nous souhaitions ce mariage, mais

j'avais espéré que nous pourrions vivre au moins en bonne intelligence. Je crains que mes remarques de tout à l'heure n'aient gâché irrémédiablement cet espoir. Je viens donc vous demander de m'excuser de ne pas avoir accepté votre parole et de vous avoir accusé d'être un menteur.

Gareth contempla sa jeune épouse avec un mélange d'admiration et de culpabilité. Il avait été trop dur avec elle, mais il ne pouvait pas revenir en arrière sans lui dévoiler la vérité — une vérité qu'il avait juré de garder secrète jusqu'à son dernier souffle.

Il hocha la tête et la gratifia d'un sourire indulgent. — Moi aussi, madame, je suis désolé pour tout à l'heure. Maintenant

que ce malentendu est dissipé, j'espère que nous allons pouvoir tirer un trait sur cet incident et recommencer sur des bases nouvelles.

Bien qu'elle fût encore embarrassée par sa conduite, Angélique lui rendit son sourire... et se retrouva piégée dans les profondeurs de ses yeux d'ébène. Pendant un long moment, ils la caressèrent avec toute la douceur d'un velours noir sur sa peau nue. Une caresse qui éveilla en elle des sensations si troublantes qu'elle fut obligée de détourner la tête pour ne pas perdre complètement sa maîtrise de soi. Il avait accepté ses excuses, et se traîner à ses pieds ne servirait à rien, sinon à ajouter encore à son humiliation.

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— Asseyez-vous donc, suggéra Gareth courtoisement en se levant à demi et en tirant la chaise à côté de la sienne. Vous n'avez pas déjeuné, je suppose ? Pardonnez-moi d'avoir commencé sans vous, mais je me suis levé à l'aube et j'étais vraiment trop affamé pour pouvoir attendre.

— Merci. Tandis qu'elle prenait place, il ne put s'empêcher d'admirer la

courbe gracieuse de son cou sous la crinière bouclée qui cascadait en chatoyant jusqu'au milieu de son dos. De cette intéressante perspective, il laissa son regard vagabonder sur la peau douce et satinée de ses épaules, avant de s'aventurer sur sa gorge et sur les courbes par trop attirantes de sa poitrine. Pendant un dangereux moment, ses yeux s'attardèrent dans les profondeurs obscures de son décolleté et il sentit son cœur battre plus vite.

Lentement, il se rassit et reporta son attention sur son assiette, en se rappelant avec fermeté son serment. Angélique de Cramant était sa femme de nom seulement et il n'avait pas le droit d'entretenir des pensées charnelles à son égard.

Même si, pour cela, il devait endurer un véritable supplice.

Chapter 3 Un port de reine. Angélique monta l'escalier d'honneur d'un pas majestueux, en

relevant légèrement le bord de sa longue robe de satin bleu pervenche. Debout dans le hall, Gareth la suivit des yeux jusqu'à ce qu'elle ait

disparu de sa vue. Son déjeuner avec sa femme avait été loin d'être satisfaisant. Oh ! certes, il s'était déroulé beaucoup mieux que leur première rencontre ! Elle n'avait presque rien mangé et leur conversation s'était limitée au strict minimum, mais, au moins, elle ne lui avait pas sauté à la gorge.

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Il se passa la main nerveusement dans les cheveux, puis pivota sur ses talons et se dirigea vers son bureau. Après s'être servi un verre de cognac, il tira le cordon pour appeler un domestique. Quelques instants plus tard, Alice entrebâilla la porte et sourit timidement au maître de Devil Wind.

— Vous avez appelé, milord ? — Ah ! bonjour, Alice. Allez dire à Hilda que je veux la voir

immédiatement. La jeune servante hocha la tête et disparut aussi discrètement qu'elle

était venue. Le visage sombre et pensif, Gareth finit les dernières gouttes du

liquide ambré. En glissant le long de son œsophage,l'alcool lui apportait une douce sensation de chaleur. Il remplit de nouveau le verre en cristal et examina son contenu à la lumière de la fenêtre.

Seuls les Français étaient capables de produire un pareil nectar. Les Français... Cette maudite révolution était en train de bouleverser

l'Europe tout entière. Le roi George III avait rétabli l'embargo sur toutes les marchandises françaises et, depuis lors, il était obligé de passer par les contrebandiers pour approvisionner sa cave en vins et en cognac.

Tout le long de la côte, les pêcheurs et tous ceux qui possédaient un bateau s'adonnaient à ce commerce illicite. Une tradition qui, pendant des générations, avait enrichi les habitants du littoral. En un seul voyage de l'autre côté de la Manche, ils gagnaient plus que pendant toute une saison de pêche. Les dentelles, le vin, le cognac et ces objets de luxe dont la population anglaise était si friande... Les agents du roi patrouillaient avec une opiniâtreté louable, mais leur présence n'était pas suffisante pour décourager les contrebandiers.

Un sourire amusé erra sur les lèvres de Gareth. — Ce cher George serait furieux s'il savait que je contreviens à ses

édits en m'acoquinant avec ces misérables, dit-il à mi-voix. Il cautionnait totalement la politique de William Pitt quand il

s'agissait de lutter contre les désordres engendrés par les événements de Paris, mais il était très sceptique sur la nécessité d'un tel embargo. Il servait seulement à ruiner les commerçants anglais, pour le plus grand

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profit de trafiquants qui ne versaient aucune taxe au Trésor, ce qui avait pour effet d'aggraver encore les déficits de l'Etat.

Il but une nouvelle gorgée de cognac, émit un claquement de langue appréciateur et alla s'asseoir derrière le grand bureau en acajou qui occupait le centre de la pièce.

Au bout de quelques minutes, on frappa de nouveau. — Entrez ! La porte s'ouvrit et Hilda apparut, l'air affairé et faussement

modeste, comme à son habitude. — Vous désirez me parler, milord ? s'enquit-elle en restant sur le

seuil. Le visage de lord Devlin redevint grave et sévère. — Oui, acquiesça-t-il sèchement. Fermez la porte derrière vous et

approchez. Je crois que nous avons besoin d'avoir de nouveau une longue conversation, tous les deux.

La gouvernante obéit avec précipitation, quelque peu décontenancée par l'attitude du maître de Devil Wind.

— Aurais-je commis une faute, milord ? Les yeux noirs de Gareth étincelèrent. — Si ce que j'ai appris par ma femme est exact, il y a eu des

manquements graves pendant mon absence. Avant mon départ à Londres, je vous ai donné des consignes strictes. Pourquoi n'ont-elles pas été respectées ?

— J'ai fait de mon mieux, milord, mais ma position n'a pas été facile depuis l'arrivée de lady Devlin. Sa présence a eu un effet perturbateur au sein du personnel. J'ai essayé de vous en avertir avant votre départ.

— Vous êtes la gouvernante de ce château, Hilda, et avez pleine autorité sur les domestiques quand je ne suis pas là. Vous m'aviez donné votre parole que tout se passerait comme nous en avions convenu. Il est donc inutile d'essayer d'échapper à vos responsabilités. Si vous tenez à votre place, vous ferez en sorte que les incidents d'aujourd'hui ne se reproduisent plus. Vous m'avez compris ?

La gouvernante hocha la tête, le visage écarlate.

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— Vous devriez peut-être vous rendre dans l'aile nord, milord, suggéra-t-elle d'une voix hésitante. Cela m'aiderait à... à maintenir mon autorité sur... sur qui vous savez.

Gareth ferma les yeux brièvement. La peur lui noua l'estomac, comme un serpent qui s'enroule autour du corps de sa victime. Au bout d'un long moment, il soupira et hocha la tête.

— Oui, je vais y monter tout de suite. Je n'aurais pas dû rester absent aussi longtemps.

Il se leva, le visage las et hagard. — Assurez-vous que personne ne me suit. Il s'arrêta sur le pas de la porte et tourna la tête vers la gouvernante. — Avez-vous respecté mes autres instructions ? — Oui, milord. Pas un seul mot n'a été prononcé à propos de... de

qui vous savez. Quant à lady Devlin, elle a dormi comme un ange depuis son arrivée. Ma seule inquiétude a été au sujet de sa camériste — cette petite Française qu'elle a amenée avec elle. Elle fourre son nez partout et elle prétend avoir vu des fantômes rôder dans les couloirs la nuit.

Gareth sourit. — Elle devrait peut-être prendre l'une de vos infusions avant de

dormir. Cela résoudrait nos problèmes. Hilda hocha la tête. « Oui, cela résoudrait l'un de mes problèmes, se dit-elle

intérieurement. Et si je me montre patiente, tous les autres seront résolus également. »

Le maître de Devil Wind sortit de son bureau et gravit lentement l'escalier en colimaçon qui conduisait à l'aile nord — la partie la plus ancienne du château. Au deuxième étage, il s'arrêta, sortit une clé de sa poche et ouvrit une lourde porte en chêne massif. Une fois ce barrage franchi, on pénétrait dans un autre monde. Le monde glacial des forteresses du Moyen Age. Un long couloir étroit et sombre, des murs de granit brut et le sifflement du vent à travers les étroites meurtrières. Tout au bout, il fit une nouvelle pause et inspira profondément.

La porte devant laquelle il se trouvait avait un aspect encore plus rébarbatif que la première — une véritable porte de prison.

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Quand il poussa le battant, un désordre indescriptible s'offrit à ses yeux.

Tout était sens dessus dessous. Les tables et les chaises retournées. Le sol jonché de livres, leurs pages souillées et déchirées. Les oreillers éventrés, les draps du lit jetés par terre et piétinés...

Gareth ferma brièvement les yeux. Il n'avait pas besoin de fouiller la chambre pour connaître le responsable d'un tel gâchis.

— Enfin, te voilà mon cher frère ! Je commençais à me demander si tu te déciderais un jour à venir me sortir de cette geôle.

Le maître de Devil Wind se retourna et se trouva face à face avec sa propre image. Seuls les yeux étaient différents — pas dans leur couleur ou dans leur forme, mais dans le feu démoniaque qui couvait au fond de leurs pupilles.

Fou. Son frère jumeau avait perdu la raison. C'était là la malédiction qui,

depuis tant de générations, planait comme une épée de Damoclès au-dessus de leur famille.

— Comment vas-tu, Adam ? questionna-t-il d'une voix très calme. Un ricanement démentiel s'échappa des lèvres de son frère. — On ne peut mieux ! Comment te sentirais-tu si tu passais toutes

tes journées enfermé entre ces quatre murs ? — D'après ce que j'ai pu apprendre par ma femme, tu as réussi à te

ménager quelques moments de liberté. Adam s'esclaffa. — Tu as de la chance, Gareth. Elle est vraiment adorable. Il est

dommage que tu aies décidé de renoncer aux plaisirs de son corps. Une aussi belle poitrine... faite pour la main d'un homme, ajouta-t-il avec un geste suggestif.

Lord Devlin s'empourpra et ses poings se crispèrent. Si Adam n'avait pas été son frère, il lui aurait fait rentrer ses propos obscènes dans la gorge.

— Cela suffit ! Tu sais très bien que je ne consommerai pas mon mariage et tu en connais la raison.

Adam rejeta la tête en arrière et rit aux éclats. — Je connais très bien tes raisons, puisque j'en suis responsable.

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Gareth haussa les épaules. — Tu n'es pour rien dans ma décision, Adam. Tu as été malade

pendant de longues années, mais si ta santé continue de s'améliorer, il te sera bientôt possible de quitter l'aile nord et de te joindre de nouveau au reste de la famille.

Adam secoua la tête et fit semblant de frissonner. — Jamais je ne supporterai le regard des gens. — Ils ne te regarderont pas, affirma Gareth d'une voix rassurante. — Si. Je vois déjà leurs yeux se poser sur moi, comme si j'étais un

animal de foire. C'est la raison pour laquelle je sors seulement la nuit, quand tout le monde dort, ajouta-t-il avec un tremblement des lèvres fort bien imité.

— Tu es sorti également ce matin, si je ne m'abuse, fit observer Gareth.

Adam détourna la tête, afin de dissimuler la fureur meurtrière qui s'était mise à briller dans ses yeux. Il fit un pas vers la fenêtre et regarda sans les voir les rochers qui marquaient la limite des jardins de Devil Wind. Les grondements de la mer contre les falaises de granit reflétaient les sentiments qu'il dissimulait au fond de son cœur. Au fil des années, il avait appris à cacher sa véritable personnalité derrière le masque de la folie — cette folie qui, selon la légende, devait planer éternellement sur sa famille.

Une moue méprisante et pleine de frustration erra sur ses lèvres. Deux minutes avaient suffi pour qu'il perde le droit d'aînesse et le contrôle de Devil Wind, mais un jour cela changerait. Il savait maintenant comment utiliser le destin pour renverser la situation à son avantage.

Il se retourna lentement, le visage de nouveau impassible. — J'avais envie de voir ta femme. Je sais que je ne pourrai jamais me

marier à cause de l'état de mes pauvres nerfs, mais cela ne m'empêche pas d'avoir les mêmes désirs que tous les hommes normalement constitués.

Gareth sentit son cœur se serrer. Impulsivement, il traversa la chambre et le serra dans ses bras.

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— Rien n'est jamais désespéré, Adam. Un jour tu recouvreras la santé et rien alors ne t'empêchera de te marier.

C'était un pieux mensonge, mais il aurait dit n'importe quoi pour apaiser la souffrance qu'il voyait dans le regard de son frère.

— Je prie le Ciel pour que tu aies raison, murmura Adam. Puis, changeant brusquement d'attitude, il s'arracha à son étreinte et

se tapota le menton en inclinant la tête sur le côté et en clignant des yeux d'une façon comique.

— Entre fous, on devrait pouvoir s'entendre. Tu crois que ce cher vieux George accepterait de me donner l'une de ses filles ? Elles sont affreuses, mais je m'en contenterais.

Devant les mimiques de son frère, Gareth ne put s'empêcher de rire. — Je suis sûr qu'il en serait très honoré. — Alors, c'est décidé, répliqua Adam en riant. Je pars à Londres

tout de suite. Va dire à Hilda de préparer mes bagages. Je n'ai pas de temps à perdre.

— Je ne sais pas si Sa Majesté serait très heureuse de voir un Devlin en ce moment. Il est déjà assez furieux contre moi, sans que tu ailles te mêler de faire le joli cœur auprès de ses filles.

— Qu'as-tu donc fait pour déplaire ainsi à notre bon roi ? questionna Adam sans pouvoir cacher sa curiosité.

— J'ai pris prétexte de mon mariage pour refuser de me rendre personnellement en Turquie.

— En Turquie ? Pourquoi diable voulait-il t'envoyer chez ces Infidèles ?

— Le roi cherche en ce moment à aider la Sublime Porte, afin de contrecarrer les ambitions de la tsarine. Si la Russie devenait maître des détroits du Bosphore et des Dardanelles, elle deviendrait une puissance en Méditerranée et un danger pour notre commerce.

Adam fronça les sourcils. — De quelle manière étais-tu censé intervenir dans cette affaire ? — Mes bateaux ont pris la mer, leurs cales pleines de fusils, de

canons et de poudre et je devais me rendre en ambassade auprès du sultan, afin de l'assurer de notre soutien. Auparavant, c'était la France

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qui aidait les Turcs, mais avec la révolte qui gronde dans son pays, Louis XVI n'a plus les moyens de le faire.

— Ah bon... Sa curiosité satisfaite, Adam se dit que le moment était venu de

reprendre son rôle. Il releva brusquement la tête et se mit à trépigner, les yeux étincelant

de fureur. — Tu l'as fait exprès, n'est-ce pas ? Tu as refusé cette mission afin de

m'empêcher d'aller à Londres et d'épouser sa fille ! Tu n'as jamais voulu que je sois heureux !

— Calme-toi, Adam. Tu vas te faire du mal en t'agitant de cette façon, murmura Gareth afin d'essayer de prévenir la crise qui était en train de monter.

— Hors de ma vue, faux frère ! Tu es jaloux parce que le roi veut me donner sa fille. Va-t'en, je te dis ! Va-t'en !

Le visage écarlate, Adam se mit à donner des coups de pied dans le mobilier qui se trouvait sur son passage.

— Bon, bon, je m'en vais. Calme toi. Je vais demander à Hilda de t'apporter ton infusion.

— Dehors ! Adam semblait être sur le point de fondre en larmes. — Je te déteste ! Je ne veux plus jamais te voir dans ma chambre ! Les épaules basses, Gareth se fraya un chemin à travers les objets qui

jonchaient le sol. Il jeta un dernier regard douloureux à son frère jumeau, puis il sortit et ferma la porte à clé derrière lui.

Il trouva Hilda qui l'attendait à l'entrée de l'aile nord. — Allez le voir, Hilda. Votre infusion réussira peut-être à l'apaiser. Sans attendre sa réponse, il lui tourna le dos et redescendit l'escalier,

en courant presque, tellement il avait hâte de fuir cet endroit maudit. Quelques instants plus tard, il entra dans sa chambre, enleva sa veste

et la posa sur le dossier d'une chaise. Puis, en se massant la nuque, il alla jusqu'à la fenêtre qui donnait sur les falaises. Le regard perdu vers l'horizon, il rêva qu'il était sur l'un de ses bateaux, au milieu de l'océan. Là-bas, au moins, il aurait seulement les éléments à combattre...

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Un mouvement dans le jardin attira son attention. Un rayon de soleil fit chatoyer une cascade de cheveux auburn... Angélique. Elle marchait sur le sentier gravillonné le long de la falaise, un panier de fleurs coupées sur le bras. La brise de mer jouait avec l'étoffe légère de sa robe, soulignant la finesse de sa taille et les courbes ô combien féminines de son corps souple et gracieux. Une vision qui, de nouveau, mit son cœur en émoi. Adam avait au moins raison sur un point. Sa femme était adorable.

— Beaucoup trop pour la tranquillité de mon esprit, commenta-t-il à voix haute.

D'un mouvement brusque, il se retourna et alla s'asseoir devant la cheminée. Le feu était éteint. Il posa l'un de ses pieds bottés sur le dessus d'un landier et, le visage sombre, contempla les cendres froides.

Etait-ce un avant-goût de ce qui l'attendait à l'avenir : être obligé de se réfugier dans sa chambre pour éviter de croiser sa femme dans le château ou dans le jardin ?

Un sourire lugubre déforma les traits aristocratiques de son visage. — Il faudrait peut-être qu'on m'enferme, comme Adam, marmonna-

t-il. J'ai juré de garder mes distances avec ma femme et je reste ici à me morfondre, à l'instar d'un écolier trop timide pour aller avouer sa flamme à l'élue de son cœur.

Un éclat de rire s'échappa de ses lèvres. S'il ne se sentait pas assez fort pour respecter son serment, il lui

faudrait apprendre à sa jeune épouse qu'il avait un frère jumeau enfermé dans l'aile nord du château.

— Cela résoudrait tous mes problèmes, dit-il d'une voix amère. Il inspira profondément et hocha la tête. Oui, au cas où la tentation

deviendrait trop forte, il lui resterait ce recours : dire la vérité à Angélique. Toute la vérité.

Mais, au fond de lui-même, il savait qu'il ne pouvait pas lui parler d'Adam. Si elle venait à découvrir son existence et, surtout, la malédiction qui avait été jetée sur sa famille, elle voudrait retourner en France et cela, il ne pouvait pas le permettre. Surtout maintenant, après ce qu'il avait appris pendant son séjour à Londres. La situation en France s'aggravait un peu plus chaque jour et il était heureux que le

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marquis de Cramant ait songé à mettre sa fille en sécurité pendant qu'il en avait encore la possibilité.

Gareth ferma les yeux. Il était de retour à la case départ. Il n'y avait pas de solution facile à ses problèmes. Depuis trente-deux ans qu'il vivait dans cette vallée de misère, il n'y en avait jamais eu.

Dissimulé derrière un coin de rideau, Adam suivait des yeux la jeune femme qui se promenait dans le jardin. Un sourire maléfique incurvait ses lèvres, et ses yeux brillaient de convoitise. Angélique de Cramant était de loin la plus belle créature qu'il ait jamais rencontrée. Ses reins s'embrasaient à la seule pensée de la mettre dans son lit. Lui apprendre les subtilités de l'amour... une expérience dont il retirerait une jouissance particulière. Pour une fois, ce serait Gareth qui devrait se contenter de ses rogatons.

— D'ici peu, elle sera à moi, mon cher frère, murmura-t-il avec un éclat de rire diabolique.

— As-tu donc besoin de tout détruire sur ton passage, simplement pour faire croire à Gareth que tu es fou ? questionna Hilda en se penchant pour ramasser les draps qui jonchaient le plancher.

Surpris au milieu de ses pensées, Adam se retourna et la gratifia d'un sourire conquérant.

— Oui, il le faut, Hilda, sinon tous nos efforts n'auront servi à rien. Il fit un pas vers elle et lui tendit les bras. — Viens ici, ma pomme d'amour. Oubliant les draps et le désordre de la chambre, la gouvernante

répondit à son appel et se blottit amoureusement contre lui. — Je suis fatiguée de cette comédie. Aujourd'hui, il m'a menacée de

me renvoyer si je ne montais pas mieux la garde autour de toi. — Son heure viendra, Hilda. Nous n'avons plus très longtemps à

attendre. — Je l'espère. Je ne peux plus supporter ses manières hautaines et

méprisantes. — Ne t'inquiète pas, mon cœur. Lorsque nous aurons réglé son

affaire à cette petite Française, nous pourrons mettre en œuvre notre plan. As-tu commencé à diminuer la dose de soporifique de son infusion ?

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Hilda secoua la tête. — J'ai pensé qu'il valait mieux attendre le retour de ton frère. Adam sourit, tout en laissant sa main courir distraitement sur le bas

du dos de la gouvernante. — Une sage initiative. Maintenant que Gareth est de retour, le

moment est venu de réduire la dose. Ce soir, tu mettras juste ce qu'il faut pour la maintenir dans un état de demi-somnolence. Je me charge du reste.

Il y avait une pointe de jubilation dans la voix d'Adam, juste assez pour éveiller la jalousie de Hilda. Elle se pencha en arrière et le regarda dans les yeux.

— Tu n'as pas envie d'elle au moins, n'est-ce pas ? Adam haussa un sourcil étonné. — Envie d'elle, alors que je t'ai, toi ? Ne sois pas ridicule ! Elle est un

pion dans ma partie d'échecs avec Gareth, voilà tout. Hilda se blottit contre lui et l'étreignit comme une noyée une

planche de salut. — Je crois que je deviendrais folle si tu jetais les yeux sur une autre

femme. Adam lui caressa les cheveux et effleura sa joue de ses doigts

aristocratiques. — Mon Hilda adorée. Tu sais que tu es la seule femme qui compte

pour moi. Ce que j'ai l'intention de faire avec Angélique n'a qu'un seul but : nous assurer la possession définitive de Devil Wind et de la fortune qui aurait dû me revenir. Ne l'oublie jamais, Hilda. Maintenant, montre-moi combien tu m'aimes.

La gouvernante mit ses bras autour de son cou et l'attira vers elle. Leurs lèvres se joignirent avec violence et, la prenant dans ses bras, il la renversa sur le lit défait. Pendant un long moment, la chambre résonna de leurs cris de plaisir. Puis il s'arracha à elle et remit de l'ordre dans ses vêtements, comme si rien ne s'était passé. En se retournant, il rabattit négligemment sa jupe et la gratifia d'un sourire satisfait.

Hilda s'assit et remit son chignon en place d'une main tremblante.

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— Maintenant, il est temps que tu retournes à tes occupations, déclara-t-il d'une voix péremptoire. J'ai besoin de réfléchir avant mon expédition de cette nuit.

Congédiée par son amant, Hilda se hâta de sortir de la chambre. Elle ferma la porte à clé derrière elle, comme lord Devlin le lui avait ordonné, en sachant pertinemment qu'Adam possédait un double et pouvait sortir quand il en avait envie.

Après avoir quitté l'aile nord, elle se rendit à sa propre chambre, dans la partie du château réservée aux domestiques. Une fois la porte refermée, elle se laissa tomber sur son lit et des larmes de frustration jaillirent de ses yeux.

Une caresse très douce, ineffable... Angélique sourit dans son rêve et

se blottit dans la douce chaleur de ses draps. Une main effleura de nouveau sa joue... Elle ouvrit les yeux lentement. Quelques braises rougeoyaient encore dans la cheminée et dessinaient des ombres fantasmagoriques sur les murs de sa chambre.

Elle tourna son visage vers l'endroit d'où provenaient les caresses — et découvrit la silhouette d'un homme assis sur le bord de son lit. La pénombre l'empêchait de voir les traits de son visage, mais elle reconnut immédiatement son mari. Etrangement, elle ne ressentit aucune frayeur. Elle s'étira paresseusement et bâilla.

— Que faites-vous ici ? murmura-t-elle en frottant avec délice sa joue contre sa main.

Le contact de ses doigts était si doux, si agréable... — Vous êtes ma femme, Angélique, répondit-il d'une voix rauque de

désir. Ma place est ici, auprès de vous. L'esprit encore embrumé, Angélique accepta son explication sans

réfléchir et un sourire éclaira son visage. — Mais... tout à l'heure, vous aviez l'air de n'éprouver aucun désir

pour moi. — Aucun désir pour vous ? Ma délicieuse petite Française, vous êtes

trop adorable pour laisser un homme indifférent. Ses doigts glissèrent le long de sa joue et la caressèrent derrière

l'oreille, avant de descendre lentement sur son cou et sur sa gorge.

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Un soupir de plaisir s'échappa des lèvres d'Angélique, qui sourit de nouveau. Elle avait eu désespérément besoin d'être rassurée, de savoir que Gareth ne la détestait pas, car, malgré ses réticences à l'égard de son mariage, quelque part, tout au fond d'elle même, une lueur d'espoir n'avait jamais cessé de briller.

Lord Devlin était son mari, et ce serait tellement merveilleux de découvrir l'amour dans ses bras.

— Vous êtes si belle... Une nymphe, un ange descendu du ciel. Brusquement, Angélique sentit sa gorge se nouer, tandis qu'une

étrange excitation l'envahissait. Elle avait la tête qui tournait et elle pouvait à peine respirer. Des sensations qu'elle avait déjà éprouvées dans l'après-midi, quand son regard s'était perdu dans la douceur veloutée des yeux de son époux. Une vague de chaleur monta dans ses reins et elle sentit le bout de ses seins durcir. D'elles-mêmes, ses lèvres s'entrouvrirent, tandis que son cœur se mettait à battre à grands coups dans sa poitrine.

— Vous m'appartenez, Angélique, et, bientôt, vous apprendrez à connaître le véritable maître de Devil Wind.

Prise dans le tourbillon de ses émotions, Angélique réussit seulement à hocher la tête.

— Maintenant, fermez les yeux, mon épouse adorée... Elle obéit et sentit les doigts de son compagnon effleurer ses

paupières. Dormir. Une force invincible l'attirait dans la spirale sans fond du sommeil et

elle dut faire un terrible effort sur elle-même pour rester éveillée. Pour la première fois depuis son arrivée à Devil Wind, elle avait l'impression d'avoir trouvé le foyer auquel elle avait rêvé.

« Reste avec moi, implora-t-elle. Ne m'abandonne pas. » Elle entendit le plancher craquer et un souffle d'air froid lui caressa

le visage. Faisant un nouvel effort pour s'arracher à l'engourdissement qui

l'envahissait, elle ouvrit les yeux et scruta la pénombre de la chambre. Il n'y avait personne.

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Son mari avait disparu et elle était seule, assise au milieu de son grand lit à baldaquin.

Dans la cheminée, deux ou trois braises continuaient de rougeoyer. Pourquoi Gareth était-il venu lui rendre visite ? Et, surtout, pourquoi était-il reparti de cette façon ?

Autant de questions sans réponses. Brusquement, une autre pensée jaillit dans son esprit. Et si tout cela n'avait été qu'un rêve ? Certes, son mari lui avait parlé et ses caresses lui avaient semblé bien

réelles, mais son esprit était trop embrumé de sommeil pour qu'elle puisse jurer que tout cela s'était réellement produit.

Il y avait une seule façon de le savoir : lui en demander confirmation demain soir, quand elle dînerait avec lui.

Sur cette promesse, elle succomba de nouveau aux effets soporifiques de l'infusion de Hilda.

Chapter 4 Un coup de tonnerre plus violent que les autres fit trembler les murs

de granit de Devil Wind. Surprise dans son sommeil, Angélique sursauta et, se levant brusquement de son fauteuil, laissa échapper le roman qu'elle lisait avant de s'assoupir. Elle se pencha pour le ramasser et regarda lugubrement la fenêtre contre laquelle la pluie battait sans relâche depuis le début de l'après-midi.

— Ne cessera-t-il donc jamais de pleuvoir dans ce maudit pays ? marmonna-t-elle en soupirant.

Elle n'avait pas eu l'intention de s'endormir, mais le mauvais temps, combiné avec le style ampoulé et vieillot de son livre, avait eu raison de ses bonnes intentions.

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— Comme si j'avais besoin de quelque chose pour m'aider à dormir! marmonna-t-elle en se rasseyant dans son fauteuil.

Depuis son arrivée en Angleterre, sa vie ressemblait à une cure de sommeil. Chaque journée était exactement semblable à la précédente. Elle se réveillait, faisait sa toilette, prenait son déjeuner dans sa chambre, puis essayait de trouver quelque chose pour occuper son temps pendant le reste de la journée.

Au cours des dernières semaines, elle avait puisé abondamment dans la bibliothèque du château. Elle y avait trouvé des livres en français, mais la plupart dataient du siècle précédent et, si elle avait relu avec plaisir les pièces de Molière et les poèmes de Ronsard ou de Du Bellay, elle regrettait la richesse de la bibliothèque de Cramant. Quant aux auteurs anglais, elle avait été très vite rebutée par leur manque de fantaisie et par sa connaissance trop sommaire de la langue de Shakespeare.

Heureusement, elle ne voyait presque jamais son mari, hormis à l'heure du dîner. Chaque soirée se déroulait selon un protocole apparemment immuable. Après quelques questions polies sur la façon dont elle avait passé sa journée — questions auxquelles elle répondait d'une manière tout aussi polie — ils mangeaient en silence. Puis, le repas terminé, Gareth lui souhaitait bonne nuit et se retirait dans son bureau.

La monotonie de sa vie commençait à mettre ses nerfs à rude épreuve et la distance que son mari maintenait avec elle ajoutait encore à ses frustrations. Même pendant le peu de temps qu'ils passaient ensemble, il lui était difficile de prétendre que son existence à Devil Wind lui procurait la moindre satisfaction. Depuis le jour où elle s'était excusée pour avoir mis en doute sa parole, une trêve tacite s'était instaurée entre eux et elle répugnait à la rompre en se plaignant de la monotonie de ses journées. Alors, en désespoir de cause, elle se réfugiait dans la lecture.

Naturellement, cette situation commençait à avoir d'autres effets néfastes. Elle était de plus en plus irritable et, à la moindre peccadille, la pauvre Suzon faisait les frais de sa mauvaise humeur. Elle avait presque perdu l'appétit et, à force de ne pas manger, elle commençait à flotter

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dans ses robes. Sa plus grande inquiétude, cependant, concernait quelque chose sur lequel elle n'avait aucune maîtrise : ses rêves étranges au sujet de son mari. Ils revenaient régulièrement et ils étaient si réels qu'elle sentait sa barbe lui piquer les joues quand il la prenait dans ses bras pour l'embrasser.

Après la première nuit, elle avait pensé lui en parler, mais elle avait changé d'avis. Son attitude au dîner le lendemain soir l'avait convaincue qu'il s'agissait d'un rêve et elle avait préféré ne pas évoquer sa « visite », de peur d'avoir l'air ridicule. Aucun homme de chair et de sang ne pouvait montrer deux visages à ce point différents : tendre et attentionné la nuit ; froid et distant le jour.

— Je suis en train de devenir chaque jour un peu plus comme Suzon, grommela-t-elle en posant son livre et en se levant. Il faut que cela cesse. Je ne vais tout de même pas passer toutes mes journées à rêver à l'homme que l'on m'a forcée à épouser !

Si son mari croyait pouvoir la reléguer dans une position aussi humiliante, il se trompait lourdement. Elle était lady Devlin et, que cela lui plaise ou non, elle prendrait la place qui lui revenait de droit dans ce château — même si, pour cela, elle devait empiéter sur les prérogatives de cette gouvernante dont elle supportait de moins en moins l'hostilité à peine voilée.

Pleine de détermination, elle se dirigea vers la porte du salon, décidée à aller trouver son mari et à lui faire part de sa décision. Elle venait à peine de poser la main sur la poignée, lorsqu'un cri strident résonna dans le château. Le cœur battant à se rompre, elle ouvrit la porte et se précipita dans le hall. Suzon gisait sur le palier, à mi-étage, et un homme enveloppé dans un grand manteau noir était penché sur elle. Pendant une seconde ou deux, elle resta figée sur place — jusqu'au moment où elle reconnut son mari.

— Mon Dieu ! Que lui avez-vous fait ? s'exclama-t-elle en courant au secours de sa camériste.

Gareth releva la tête et la considéra d'un air surpris. — Moi ? Rien du tout, madame. Je descendais simplement l'escalier.

Quand elle m'a vu, elle a poussé un cri et s'est évanouie à mes pieds.

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Dans d'autres circonstances, cela aurait été charmant, vous ne croyez pas ? ajouta-t-il avec un sourire mi-figue mi-raisin.

Choquée par ce trait d'humour pour le moins inhabituel de son mari, Angélique lui décocha un regard incendiaire et s'agenouilla à côté de sa camériste. Elle lui tapota les joues doucement, afin d'essayer de la ramener à elle.

— Réveille-toi, voyons ! Tu n'as rien à craindre. Personne ne te veut de mal.

Suzon battit des cils et regarda Angélique, l'air désorientée. Puis, lentement, elle commença à reprendre ses esprits. Se redressant brusquement, elle regarda autour d'elle, les yeux pleins d'effroi.

— Le fantôme, mademoiselle, murmura-t-elle d'une voix tremblante. Je l'ai vu descendre sur moi avec ses grandes ailes noires qui battaient dans les airs.

Angélique entendit Gareth s'esclaffer derrière elle. — Vous lisez trop de romans, Suzon. C'est moi que vous avez pris

pour un fantôme et je vous assure que je n'ai absolument rien de surnaturel.

La camériste se retourna vers lui et secoua la tête. — Non, affirma-t-elle, c'était le fantôme qui hante les couloirs du

château chaque nuit. — Allons, Suzon, tu as été le jouet de ton imagination et tu as

confondu lord Devlin avec l'une de tes visions nocturnes. Tu as besoin de te reposer. Viens, déclara Angélique en essayant de l'aider à se relever.

La camériste résista, en continuant de secouer la tête avec obstination.

— Je sais ce que j'ai vu. — Nous vous avons déjà expliqué ce que vous avez vu, intervint

Gareth, le visage de nouveau grave. Faites ce que votre maîtresse vous dit et arrêtez de divaguer. Il n'y a jamais eu de fantôme dans ce château.

La camériste se leva, une lueur hystérique dans le regard. — Peu m'importe ce que vous me dites, je ne resterai pas une nuit

de plus dans ce grand tas de pierres ! Je veux m'en aller. Retourner en France.

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Angélique sentit son estomac se nouer. Elle n'allait pas la quitter, la laisser toute seule dans ce château ?

— Tu ne parles pas sérieusement, n'est-ce pas, Suzon ? — Si, mademoiselle. Je vous aime, mais je vais devenir folle si je

reste une seule nuit de plus ici. Des larmes roulèrent sur ses joues et elle se mit à trembler de la tête

aux pieds. Angélique regarda son mari. Pourquoi ne l'aidait-il pas, pourquoi

n'usait-il pas de son autorité ? Il dut voir la lueur implorante qui brillait dans ses yeux, car il hocha la tête et posa une main apaisante sur le bras de la camériste.

— Allons, Suzon, soyez raisonnable. Ma femme désire que vous restiez. Elle a besoin de vous.

— Non, je veux rentrer chez moi, répondit-elle avec véhémence. Monsieur le marquis m'a promis que je pourrais retourner à Cramant si je ne me plaisais pas ici.

— Tu ne vas pas m'abandonner, Suzon ? plaida Angélique d'une voix angoissée.

— Oh ! mademoiselle... Déchirée entre son affection pour Angélique et la peur qui la

dévorait depuis son arrivée à Devil Wind, la jeune camériste éclata en sanglots. La gorge serrée, elle secoua la tête, incapable d'expliquer ses sentiments. Puis, cédant à son besoin de mettre derrière elle Devil Wind et ses fantômes, elle tourna le dos et s'enfuit. Il ne lui faudrait que quelques minutes pour serrer dans un balluchon le peu d'objets et de vêtements qu'elle possédait ; ensuite, elle se mettrait en route pour le village — à pied, s'il le fallait. Rien ni personne ne la persuaderait de rester une heure de plus dans ce château du diable.

Angélique mit la main sur sa bouche pour ne pas crier. Elle avait l'impression de vivre un cauchemar. Ce n'était pas vrai ! Elle allait se réveiller. Ce serait vraiment trop cruel...

En voyant à quel point elle était bouleversée, Gareth se mordit la lèvre. Pour la première fois, il se rendait compte qu'en s'efforçant d'éviter Angélique pour fuir l'attirance physique qu'elle exerçait sur lui

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depuis leur première rencontre, il ne lui avait pas donné la chaleur humaine dont elle avait besoin.

— Je suis désolé, murmura-t-il en posant la main sur son épaule. Je sais combien elle va vous manquer.

Angélique se retourna vers lui, les yeux embués de larmes et les lèvres tremblantes.

— Elle est tout ce qui me reste de Cramant. Lorsqu'elle sera partie, je n'aurais plus personne.

Très doucement, il la prit dans ses bras et la serra contre lui. — Vous êtes chez vous ici maintenant, Angélique. Ayant désespérément besoin de consolation, elle enfouit son visage

dans le jabot de sa chemise. Gareth lui caressa les cheveux d'une main hésitante. Ses boucles soyeuses glissaient entre ses doigts et une fragrance légère et subtile émanait de sa peau douce et satinée.

— Tout ira bien. Vous verrez. Alice est une fille très gentille qui fera une excellente camériste.

Angélique soupira. — Vous ne comprenez pas. Depuis que mon père m'a contrainte à

ce mariage, tout est allé de travers et, maintenant, voilà en plus que même Suzon a décidé de m'abandonner.

— Je sais que les choses n'ont pas été faciles pour vous, acquiesça Gareth. Elles ne l'ont pas été pour moi non plus, mais nous devons accepter le fait que nous sommes mariés. Vous êtes la châtelaine de Devil Wind, maintenant, et il faut en prendre votre parti.

— Mariés ? répéta Angélique avec une pointe de sarcasme dans la voix.

Elle se pencha en arrière et regarda Gareth dans les yeux. — Un prêtre a inscrit nos noms sur un registre, mais nous ne

sommes pas mari et femme. Nous sommes à peine plus que des étrangers l'un pour l'autre. Nous vivons sous le même toit, mais nous ne partageons rien, pas même une conversation aimable quand nous dînons ensemble.

Ces reproches touchèrent profondément Gareth. Certaines choses allaient devoir être changées dans leurs relations, même si d'autres ne le pouvaient pas.

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— Je vous le concède, murmura-t-il. Notre vie commune a bien mal commencé et, moi aussi, je pense qu'il serait peut-être temps de nous comporter l'un à l'égard de l'autre comme si nous étions mari et femme.

Se méprenant sur la direction de ses pensées, Angélique secoua la tête avec véhémence. Malgré toute l'attirance physique qu'il lui inspirait, elle n'avait aucunement l'intention de l'inviter dans son lit.

— Il ne s'agit pas de cela, protesta-t-elle. Je voulais seulement dire que nous ne connaissions rien l'un de l'autre.

Gareth sourit. Sur ce point, au moins, leurs pensées étaient à l'unisson.

— Nous pourrions devenir... amis, suggéra-t-il d'une voix conciliante. — Amis ? répéta Angélique, à la fois rassurée et un peu perplexe à

l'idée de nouer des liens d'amitié avec son propre mari. — Oui. Cela rendrait notre vie plus facile. Avec un peu de chance,

nous parviendrons même peut-être à trouver du plaisir à être en compagnie l'un de l'autre. Nous étions tous les deux réticents à l'égard de ce mariage, mais comme il s'agit maintenant d'un fait accompli, nous devrions essayer d'en tirer le meilleur parti possible. Vous ne croyez pas?

— Vous pensez que je devrais me conduire comme si j'étais réellement la châtelaine de Devil Wind ?

— Vous l'êtes réellement, affirma Gareth, un peu surpris par sa question.

Un sourire illumina le visage d'Angélique. — Alors, vous m'autorisez à diriger cette maison comme bon me

semble ? — Dans la limite du raisonnable ! acquiesça Gareth avec un rire

amusé. J'espère que vous m'aviserez de vos décisions, si l'envie vous prend d'entreprendre des rénovations importantes ou de congédier tout ou partie de mon personnel.

Le cœur d'Angélique bondit dans sa poitrine et des larmes de reconnaissance brillèrent dans ses yeux.

— Milord, je ne sais comment vous remercier... — Vous n'avez aucune raison de me remercier, madame. Vous êtes

la maîtresse de cette maison et votre désir de la mener à votre guise est

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tout à fait légitime. Si vous aviez le moindre problème, n'hésitez pas à m'en avertir.

— Si, je me dois de vous remercier. Vous ne pouvez pas imaginer ce que cela signifie pour moi. Je suis presque devenue folle, à force de n'avoir rien à faire. La lecture et les promenades ne suffisent pas à remplir une journée.Maintenant, au moins, je pourrai faire des projets, avoir un but.

Gareth lui sourit et, malgré lui, leva la main pour caresser sa joue tandis que son regard se perdait dans la profondeur de ses grands yeux vert émeraude.

— Pardonnez-moi de ne pas y avoir pensé plus tôt. J'aurais dû me rendre compte que vous vous ennuyiez et que vous aviez besoin d'une activité pour occuper vos journées.

Un toussotement discret derrière eux mit un terme à leur conversation. Gareth laissa retomber son bras et s'écarta à regret d'Angélique.

— J'apporte l'infusion de madame, déclara la gouvernante. Gareth se retourna et la remercia d'un signe de tête. — A propos, Hilda, ma femme et moi venons de bavarder

longuement et je pense qu'il est temps qu'elle prenne ses responsabilités au château. Je vous demande donc de faire tout votre possible pour l'aider.

La gouvernante hocha la tête, le visage fermé. — Je ferai de mon mieux pour seconder lady Devlin, milord. — C'est bien. Bonne nuit, madame. Je vais aller prendre l'air

pendant quelques minutes avant de monter me coucher. — Bonne nuit, monsieur. Il redescendit deux ou trois marches, puis leva de nouveau les yeux

vers la gouvernante. — La camériste de ma femme a décidé de retourner en France.

Vous chargerez Alice de la remplacer dans toutes ses attributions. Sur cette dernière recommandation, il s'éloigna, pressé de s'enfuir,

avant d'avoir succombé à son envie de prendre de nouveau Angélique dans ses bras.

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Une promenade le long de la falaise réussirait peut-être à calmer le feu qui l'embrasait.

Satisfaite à l'idée qu'elle avait réussi à chasser cette petite Française qui fouinait partout dans le château, Hilda suivit Angélique dans sa chambre.

— Votre camériste n'étant pas là ce soir, vous désirez peut-être que je vous aide à vous déshabiller ? proposa-t-elle d'une voix doucereuse quand la porte se fut refermée sur elles.

— Merci, Hilda, mais je me débrouillerai toute seule, répondit Angélique en allant à la fenêtre.

La pluie continuait de battre les carreaux et elle se demanda pour quelle raison son mari avait besoin de sortir par un temps aussi détestable.

— Très bien, milady. La gouvernante posa son plateau sur la table de nuit et entreprit de

verser le breuvage fumant dans une petite tasse en porcelaine de Limoges.

— Votre infusion, milady... Angélique secoua la tête. — Laissez la sur la table, Hilda. Je la boirai plus tard. — Vous devez la prendre maintenant, sinon elle va refroidir, insista

la gouvernante en lui tendant la tasse. Elle vous aidera à vous reposer après toute cette excitation.

Angélique regarda la tasse en fronçant les sourcils. — Je n'en ai pas envie ce soir. Remportez-la dans la cuisine. Hilda pinça les lèvres. — C'est lord Devlin qui m'a demandé de vous préparer cette

infusion, milady. Il me l'a ordonné expressément. Angélique haussa un sourcil étonné. — Mon mari ? Il vous l'a ordonné ? — Oui. Vous devez la prendre chaque soir, afin de vous aider à

dormir. Après son entrevue avec Gareth et la gentillesse qu'il lui avait

montrée, Angélique ne se demanda pas pour quelle raison il prenait autant soin de son sommeil. Elle prit la tasse et but une gorgée. Le goût

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était bizarre, légèrement amer. Elle grimaça et rendit la tasse à la gouvernante.

— Je pense que j'en ai eu assez pour ce soir. Hilda secoua la tête. — Vous devez la finir. Lord Devlin y tient beaucoup. Craignant qu'elle ne reste toute la nuit si elle ne faisait pas ce qu'elle

lui demandait, la jeune femme porta de nouveau la tasse à ses lèvres. Hilda la regarda boire avec un mélange de satisfaction et de joie

maligne. Il était temps que lord et lady Devlin deviennent réellement mari et femme. Les herbes qu'elle avait ajoutées à l'infusion d'Angélique devraient favoriser un tel projet. Elle savait que lady Devlin était loin d'être indifférente à son mari, aussi, quand l'infusion produirait son effet, elle serait incapable de résister plus longtemps aux pulsions de son corps.

Une fois leur mariage consommé, elle pourrait enfin dormir tranquille. Quand Adam apprendrait qu'elle avait couché avec son frère, il n'aurait plus aucune envie de mettre la belle Angélique dans son lit. Jamais il n'accepterait de se contenter des restes de Gareth. Depuis sa naissance, il avait toujours été le deuxième en tout et la seule idée de l'être de nouveau lui était intolérable.

Chaque nuit, Hilda avait surveillé furtivement Adam à travers le trou de la serrure de la porte de la chambre d'Angélique, et elle savait qu'il devenait de plus en plus obsédé par la femme de son frère. Cette infusion mettrait un terme à ses tentations et sauverait, du même coup, ses relations avec le seul homme qu'elle ait jamais aimé.

Angélique lui rendit la tasse vide. — Vous pouvez me laisser, maintenant. Je me débrouillerai toute

seule pour me déshabiller et pour me coucher. La gouvernante hocha la tête. — Bonne nuit, milady. Dormez bien. « Fais de beaux rêves, ma petite ! » ajouta-t-elle intérieurement. — Bonne nuit, Hilda, murmura Angélique, soulagée d'être enfin

débarrassée de sa présence. Lorsque la porte de la chambre se fut refermée, elle se déshabilla et

ouvrit sa penderie. Après une brève hésitation, elle choisit une chemise

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de nuit en soie bleu ciel, avec un corsage et des manchettes en dentelle d'Alençon. L'étoffe légère et souple moulait son corps, révélant les courbes si féminines de sa poitrine et de ses hanches.

Elle avait la tête qui tournait légèrement. Elle bâilla et, en se regardant dans sa psyché, elle sentit une bouffée de chaleur monter dans ses reins. Une lueur intense brillait dans ses yeux et, pendant quelques instants, elle resta comme hypnotisée par l'image que lui renvoyait le miroir.

— Que m'arrive-t-il ? murmura-t-elle en essayant de chasser les sensations étranges qui, peu à peu, étaient en train de l'envahir.

Des images se bousculaient dans sa tête — toutes ou presque en relation avec les « visites » nocturnes de son mari. Elle leva la main et ses doigts tracèrent le contour de ses lèvres. Même dans ses rêves, Gareth ne l'avait jamais embrassée et elle ne put s'empêcher de se demander si elle aimerait le contact de sa bouche sur la sienne. Une pensée qui fit palpiter furieusement son cœur dans sa poitrine.

Malgré tous ses efforts, son esprit faisait renaître tous les fantasmes de ses nuits. Ils revenaient inlassablement tourmenter son corps et, soudain, elle se revit, quelques instants plus tôt, dans les bras de Gareth, juste avant que Hilda ne vienne les interrompre... Elle avait le visage enfoui dans sa chemise, ses mains caressaient ses cheveux et sa joue...

Puis il s'était enfui. Exactement comme dans ses rêves. Brusquement, elle eut envie de sentir de nouveau le contact viril et

tendre à la fois de son corps contre le sien. Incapable de résister à la violence de ses désirs, elle pivota sur elle-

même, traversa sa chambre en trois pas rapides et tourna la poignée de sa porte. Puis, sans un regard derrière elle, elle sortit dans le couloir et se dirigea vers la chambre de son mari. Sans la moindre hésitation, elle poussa le battant et entra, comme si c'était la chose la plus naturelle au monde.

Il n'y avait pas de lumière dans la pièce, mais la lueur du feu dans la cheminée dissipait suffisamment la pénombre pour qu'elle puisse voir l'homme qui dormait dans le grand lit à baldaquin. Il était couché sur le côté, la tête posée sur son bras et le haut du torse nu.

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Angélique resta muette d'admiration. Elle le dévora des yeux, émerveillée par la largeur de ses épaules et par les muscles de ses bras. Il était si fort, si solide...

Lentement, son regard descendit et embrassa le bas de son corps, enveloppé dans les plis de ses draps. Des images encore plus troublantes l'envahirent et firent monter une nouvelle onde de chaleur dans ses reins.

Ses mains se mirent à trembler. Elle mourait d'envie de le toucher, de laisser ses doigts courir sur sa peau lisse et satinée. Elle s'approcha du lit, sans se rendre compte que le craquement des lames du parquet avait réveillé Gareth et qu'il la regardait à travers ses paupières mi-closes.

Gareth suivit son manège, incapable d'en croire ses yeux. Tous les muscles de son corps se tendirent et sa bouche devint sèche. Il retint son souffle. Jamais son cœur n'avait battu aussi frénétiquement !

Angélique sortit de l'ombre et les flammes orangées du feu dessinèrent les contours de son corps.

Seigneur Dieu, sa chemise était presque transparente ! Une vision par trop délectable. Il se dit qu'il devrait réagir, faire

quelque chose, mais ses membres refusèrent de lui obéir. Lorsqu'elle se pencha sur lui pour le toucher, il sentit sa gorge se

nouer. Elle lui caressa l'épaule du bout des doigts, comme pour mieux savourer le contact de sa peau.

Les dents serrées, il ferma les yeux. Sa main glissait le long de son cou et explorait son torse... Jusqu'où allait-elle aller ?

Il sentit son corps vibrer de désir. Dire qu'il eût suffi de l'attirer vers lui pour mettre fin à ses tourments... Non sans peine, il se força à rester immobile. Les doigts d'Angélique, avec une lenteur irréelle, tracèrent un sillon de feu à travers la toison de son torse et de son ventre.

Lorsqu'il comprit ses intentions, Gareth ouvrit brusquement les yeux. Promptement, il lui saisit la main et l'empêcha de descendre plus bas.

— Fini de jouer, Angélique. Retournez à votre chambre. L'effet de la drogue arrivant à son paroxysme, la jeune femme perdit

le peu de modestie qui lui restait encore.

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— Laissez-moi vous toucher, plaida-t-elle d'une voix rauque. — Je vous ai dit de retourner dans votre lit. Vous n'avez rien à faire

ici et vous le savez. Gareth s'efforça de la repousser. Si elle refusait d'obéir, il ne serait

pas responsable de ce qui pourrait arriver. — Je suis votre femme et ma place est auprès de vous, murmura-t-

elle en posant un genou sur le lit et en commençant à s'insinuer sous les draps.

— Vous ne savez pas ce que vous dites, Angélique. Vous ne m'aimez pas... c'est vous-même qui me l'avez dit !

Elle lui caressa la joue. — Je sais parfaitement ce que je dis et, même si je ne vous aime pas,

j'ai envie de vous, répondit-elle avec un sourire enjôleur. Votre peau est aussi douce que du satin.

Ne comprenant rien à l'étrangeté de son comportement, Gareth se leva vivement et tira le drap pour dissimuler sa nudité.

— Auriez-vous bu ? questionna-t-il en fronçant les sourcils. Il avala avec peine et fît un effort surhumain pour endiguer le torrent

de lave qui coulait dans ses veines. « Souviens-toi de ton serment ! Tu as juré de mettre un terme à la

malédiction qui pèse sur ta famille. Veux-tu prendre le risque de mettre au monde un fou, un pauvre illuminé qui gâchera les années qui te restent à vivre ? Adam ne te suffit-il donc pas ? »

— Je vous en prie Angélique, arrêtez ce jeu absurde ! Je ne sais pas ce que vous cherchez en venant dans ma chambre sans y avoir été conviée, mais je vous suggère instamment de retourner dans vos appartements. Vous...

Il ne finit pas sa phrase. Dans son émoi, son pied accrocha le bord du tapis et il bascula en arrière, laissant échapper le drap qui couvrait sa nudité. Angélique resta immobile et le contempla pendant une seconde ou deux, puis, très naturellement, elle souleva sa chemise et la fit passer par-dessus sa tête. D'un geste gracieux, elle jeta le fragile vêtement sur une chaise et s'offrit à ses regards, entièrement nue, sans la moindre honte.

Gareth retint son souffle. La bataille était perdue.

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Lorsqu'il ouvrit les bras, Angélique se jeta contre son torse et s'empara de sa bouche avec une ardeur dévastatrice. Jamais aucune femme ne l'avait embrassé d'une façon aussi passionnée et, dans le duel que se livrèrent leurs langues, il perdit définitivement contact avec la réalité. Quand il l'emporta sur le lit, elle gémit de plaisir et lui rendit ses caresses avec un manque total de pudeur. Ses mains couraient dans ses cheveux, sur ses épaules, ses hanches...

Tout son corps vibrait de désir et des sensations ineffables la submergeaient. Jamais elle n'aurait pensé pouvoir éprouver un tel plaisir dans les bras d'un homme.

Gareth s'écarta légèrement et la contempla avec une expression à la fois douloureuse et admirative.

— Oh ! Angélique...Tu es si belle... Le ton rauque de sa voix acheva de l'embraser et, instinctivement,

elle sut qu'il était le seul à pouvoir éteindre le feu qui menaçait de la dévorer. D'elles-mêmes, ses hanches se plaquèrent aux siennes.

Gareth gémit de plaisir et une lueur indécise brilla dans ses yeux. Non, il n'aurait pas la force de résister. « Pardonnez-moi, mon Dieu... » La virginité d'Angélique ne résista pas à son premier assaut. Surprise,

elle se raidit légèrement, puis, très vite, la douleur s'estompa et elle s'abandonna aux sensations qu'il faisait naître dans son corps.

C'était trop bon... Des plaintes inarticulées s'échappèrent de ses lèvres et elle s'offrit à

son étreinte, les jambes nouées autour de sa taille pour mieux l'accueillir.

Gareth n'en était pas à sa première expérience, mais jamais encore il n'avait éprouvé une union aussi totale — c'était comme s'ils ne formaient plus qu'un seul être, animé par un seul esprit, une seule volonté.

Il plongeait en elle, se retirait... de plus en plus vite, jusqu'au moment où, dans une ultime estocade, leurs corps connurent le plaisir ultime. Ils crièrent leur bonheur à l'unisson.

Hélas ! l'enchantement fut bref. Très vite, Gareth redescendit sur terre et l'horrible réalité s'imposa à

son esprit.

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Il avait trahi son serment. Angélique se blottit contre lui et il la serra farouchement contre son

torse. Son cœur battait à se rompre dans sa poitrine. Il ferma les yeux et adressa une prière muette au Tout-Puissant :

« Mon Dieu ! je vous en supplie, punissez-moi, mais épargnez Angélique. Ce serait trop cruel si elle venait à attendre un enfant par ma faute... »

Il sentit Angélique se détendre et, au bruit régulier de sa respiration, il sut qu'elle s'était endormie. Très doucement, il se glissa hors de son étreinte et mit sa robe de chambre. Puis il enveloppa la jeune femme dans l'un des draps et la prit dans ses bras, en prenant soin de ne pas la réveiller. Pendant un long moment, il contempla son visage calme et apaisé.

— Tu es une créature de feu, mon Angélique. Et s'il n'y avait pas cette terrible malédiction qui plane sur ma famille et sur les enfants que nous pourrions concevoir, rien ni personne ne m'empêcherait de t'aimer et de te donner tout le bonheur auquel tu aspires.

Il sourit douloureusement et, prenant au passage la chemise de nuit de la jeune femme, se dirigea vers la porte puis sortit dans le couloir. Grâce à Dieu, tout le monde dormait dans le château. En quelques pas rapides, il se rendit dans la chambre d'Angélique. Après l'avoir déposée sur son lit, il s'assit et s'émerveilla de nouveau de sa beauté. Demain, il lui ferait comprendre que ce qui s'était passé entre eux cette nuit ne devrait jamais plus se reproduire.

Demain... Un soupir plein de regret s'échappa de ses lèvres et, se penchant sur

elle, il déposa un baiser sur son front. Il connaissait sa faiblesse, maintenant. S'il la touchait de nouveau, il n'aurait pas la force de résister à la tentation.

Il borda tendrement les draps et les couvertures, comme si elle était une enfant. Puis, les épaules basses, il sortit de la chambre, sans un regard derrière lui.

Les sourcils froncés et l'œil noir, Adam regarda Gareth refermer sans bruit la porte de la chambre de sa femme et se diriger vers la sienne, à l'autre bout du couloir.

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Il jura avec violence entre ses dents. Jamais il n'avait autant haï son frère. Gareth avait toujours été le

premier pour tout et maintenant, il avait pris la femme sur laquelle lui, Adam, avait jeté son dévolu. Le visage blême de rage, il se retourna et agrippa brutalement le bras de Hilda qui se dissimulait derrière lui, dans l'ombre d'une tenture.

— Comment as-tu pu laisser arriver une chose pareille ? questionna-t-il d'une voix tremblante de fureur.

Malgré la douleur, la gouvernante serra les dents et ne recula pas d'un pouce.

— Je n'y suis pour rien, Adam. J'ai seulement obéi aux ordres que tu m'as donnés et réduit les doses comme tu me l'avais demandé. Ce n'est pas ma faute si elle a decide de forcer les événements en allant se glisser dans le lit de Gareth.

— Tu te rends compte que cela change tout, n'est-ce pas ? Hilda se réjouit intérieurement. « Oui, pensa-t-elle, cela change tout. Maintenant, je pourrai dormir

tranquille. Tu n'auras aucune envie de quitter mon lit pour le sien. » — Si j'avais su que tu en serais aussi affecté, je ne serais pas allée te

prévenir, Adam. Le frère de Gareth s'empourpra. — Tu es vraiment trop stupide ! Affecté... le mot est faible. Tous nos

plans sont ruinés ! Si nous voulons réussir, il faut absolument trouver un moyen de les éloigner l'un de l'autre.

Hilda haussa les épaules. — Rien de plus facile, répondit-elle calmement. Il suffit de mettre

quelques herbes dans son infusion et elle n'aura plus aucune envie d'aller rendre visite à son mari.

S'il ne tenait qu'à elle, elle lui administrerait de la ciguë ou de la colchique, se dit-elle intérieurement. Une dose suffisante pour la plonger dans un sommeil définitif.

Adam lui sourit et la serra brièvement dans ses bras. — Tu es une véritable perle, mon trésor. Sans ta connaissance des

herbes médicinales, je ne sais vraiment pas ce que je pourrais faire.

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La gouvernante lui enlaça la taille et posa sa tête amoureusement sur son torse.

— Tout ce que je fais, c'est pour toi, murmura-t-elle. Tu es toute ma vie... Sans toi, je ne suis rien.

— Je le sais, mais nous allons devoir agir vite. Gareth est un homme normal et il ne faudra pas longtemps avant qu'il ait de nouveau envie de la rejoindre. Elle est sa femme et il ne lui sera pas facile de se dérober à ses « attentions » — même si tes herbes réussissent à calmer ses ardeurs.

Hilda se pencha en arrière et le regarda dans les yeux. — Tu es sûr de ne pas avoir une autre raison pour vouloir autant

éloigner ton frère de sa femme ? Les traits d'Adam se durcirent et une lueur glaciale brilla dans ses

yeux. Il la repoussa brusquement et pivota sur les talons. — Arrête de me poser des questions, jeta-t-il par-dessus son épaule.

Je n'ai pas de comptes à te rendre. Malgré elle, Hilda ne réussit pas à tenir sa langue. — Tu ne vas pas me dire que tu as encore envie d'elle, après qu'elle

ait couché avec ton frère ? Adam se mordit la lèvre. S'il n'avait pas eu besoin de Hilda pour

accomplir ses projets, il n'aurait pas hésité à lui dévoiler ses intentions réelles — à son sujet et à celui d'Angélique.

— Tu devrais savoir maintenant que je n'ai aucune envie de me repaître des rogatons de Gareth, répondit-il d'une voix un peu radoucie.

La gouvernante se détendit. — Pardonne-moi, Adam, supplia-t-elle en le rejoignant avec

précipitation. Je n'avais pas l'intention de te blesser. Adam hocha la tête et un sourire charmeur éclaira son visage. — Mes sentiments pour toi n'ont jamais varié et ils ne varieront

jamais. Hilda ne mit pas en doute sa sincérité — même si de telles paroles

pouvaient avoir un double sens. Elle l'avait toujours suivi aveuglément et continuerait de le suivre, quoi qu'il arrive. Il l'aimait. Tout le reste n'avait pas d'importance.

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Chapter 5 Le ciel s'était éclairci pendant la nuit. L'horizon commença à

rougeoyer et, lentement, l'astre du jour s'insinua dans la pénombre de la chambre. Lorsque ses rayons caressèrent son visage, Angélique ouvrit les yeux et s'étira paresseusement. Elle bâilla et, se retournant sur le côté, se blottit de nouveau dans son oreiller. Les paupières mi-closes, elle se laissa envahir par la beauté du jour naissant, tandis que son esprit se remémorait les rêves merveilleux qui avaient animé son sommeil. Des rêves tellement vivaces...

Ses joues s'enflammèrent et un petit sourire espiègle erra sur ses lèvres. Gareth n'apprécierait sans doute guère les rêves qu'elle faisait à son sujet et elle se demanda ce qu'il penserait d'elle s'il venait à les connaître. D'après ses observations, il n'était pas le genre d'homme à s'intéresser à ce qu'elle pensait et encore moins à ses divagations nocturnes. Depuis son arrivée, il l'avait traitée comme un fardeau, comme un boulet — sauf la veille au soir, dans l'escalier, où il lui avait montré un peu de considération. Un moment d'égarement ou bien le signe d'un changement d'attitude durable ? Elle n'aurait su le dire.

Un soupir s'échappa de ses lèvres. Il ne servait à rien de se lamenter. Après tout, cela pourrait être pire. Grâce à Dieu, il n'avait pas exigé qu'elle remplisse ses devoirs conjugaux et elle lui en était reconnaissante. Elle ne savait pas comment elle aurait réagi s'il avait voulu la contraindre à partager son lit.

Rejetant ses draps et ses couvertures, elle s'assit, bien décidée à ne plus penser à la froideur de son mari. La journée s'annonçait magnifique et elle ne laisserait personne lui gâcher son plaisir. Elle allait enfin pouvoir sortir, descendre explorer les petites criques qu'elle avait aperçues au bas de la falaise. Elle en avait eu envie plusieurs fois, mais Suzon avait toujours refusé de l'accompagner. Alice était du pays. Elle

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ne lui avait pas semblé être d'un tempérament craintif et elle connaissait sans doute tous les sentiers qui conduisaient au bord de la mer.

Elle se leva, sans prêter attention à la légère douleur dans son bas-ventre, et alla se regarder dans sa psyché, à l'autre bout de sa chambre. Lorsqu'elle découvrit son corps nu dans le miroir, elle ne put réprimer un cri de surprise. Comment avait-elle pu se coucher avec sa chemise de nuit et se réveiller sans elle ? Brusquement, les pensées qu'elle avait eues à son réveil revinrent à sa mémoire.

Le rêve... Une bouffée de chaleur monta dans ses reins et elle se sentit devenir

écarlate. Et si ce rêve n'avait pas été un rêve ? La main sur sa bouche et les yeux écarquillés, elle scruta son image à

la recherche d'une preuve physique de ce qu'elle avait fait pendant son sommeil. Apparemment, rien n'avait changé, mais à l'intérieur d'elle-même elle sentait que tout était différent.

— Mon Dieu ! Comment ai-je pu... Sa voix s'étrangla dans sa gorge. Elle ferma les yeux, incapable de

regarder plus longtemps le reflet de sa folie. Elle était allée dans le lit de son mari, sans y avoir été invitée. Jamais plus elle ne pourrait regarder Gareth dans les yeux.

On frappa à la porte. Angélique sursauta. Elle était nue ! Où était sa chemise ? Les yeux

affolés, elle regarda autour d'elle. Ne la voyant pas, elle courut se jeter dans son lit et s'enfouit dans ses draps.

— En... entrez ! Le battant de la porte pivota et Alice passa la tête timidement dans

l'entrebâillement. — Je... Mlle Felton m'a dit que je devais venir me mettre à votre

service. Je ne vous ai pas réveillée, au moins, milady ? Angélique poussa un soupir de soulagement. Grâce à Dieu, ce n'était

pas son mari. — Non, je ne dormais plus, la rassura-t-elle en souriant. — Je peux faire quelque chose pour vous ?

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— Oui, acquiesça Angélique. Va chercher de l'eau chaude dans la cuisine. J'ai envie de prendre un bain.

Le visage de la jeune fille s'éclaira. — Tout de suite, milady ! Elle sortit et revint quelques minutes plus tard, un seau dans chaque

main. Pendant son absence, Angélique avait eu le temps de retrouver sa chemise de nuit et de l'enfiler.

Alice passa derrière le paravent et versa l'eau chaude dans la baignoire en fonte émaillée.

— Vous aurez besoin de mon aide pour votre toilette, milady ? — Non, ce ne sera pas nécessaire. Mais j'aimerais que tu me

prépares mon costume de chasse en velours vert. Il devrait convenir pour une promenade au bord de la mer. Si tu n'es pas trop occupée, tu pourrais peut-être m'accompagner... Je ne connais pas les sentiers qui permettent de descendre au pied de la falaise et j'ai peur de m'y aventurer toute seule.

Les yeux bleus d'Alice pétillèrent d'excitation. — Je serai très honorée de venir avec vous, milady. Même dans ses rêves, elle n'avait jamais imaginé qu'elle aurait un

jour l'honneur de servir la châtelaine de Devil Wind. Ses parents seraient tellement fiers d'elle s'ils le savaient ! Ils l'avaient envoyée travailler au château, car ils n'avaient pas de place pour elle à la taverne. La Sirène bleue était le rendez-vous des pêcheurs du voisinage et ses affaires étaient florissantes, mais avec ses huit frères et sœurs, il y avait tout simplement trop de bouches à nourrir à la maison.

Tandis qu'Alice allait chercher deux autres seaux, Angélique s'assit à sa toilette et entreprit de tresser ses cheveux et de les nouer sur sa tête. Elle allait enfin pouvoir s'échapper de Devil Wind et respirer un peu d'air frais... Ayant vécu toute sa jeunesse au milieu des vignes et des plaines à blé de la Champagne, la mer était pour elle un univers à la fois mystérieux et un peu inquiétant. Des images de bateaux passèrent devant ses yeux, les illustrations des récits de voyages qui avaient enchanté son adolescence. Les combats navals, la vaillance des corsaires du roi, les expéditions dans les mers du Sud et dans ces pays aux noms enchanteurs, l'Amérique, les Indes orientales, la Chine...

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— Votre bain est prêt, milady. — Merci, Alice. La servante se retira discrètement de l'autre côté du paravent et,

laissant glisser sa chemise le long de son corps, Angélique testa la température de l'eau avec le bout de son pied.

Chaude, mais supportable. Enjambant le rebord de la baignoire, elle s'immergea lentement, en

regardant sa peau devenir rouge sous l'effet de la chaleur. Un bon bain l'aiderait à apaiser ses tourments et cette douleur vague

mais lancinante qu'elle ressentait entre les cuisses. La tête penchée en arrière, elle ferma les yeux et chercha une

explication à sa conduite de la nuit précédente. Elle avait l'impression d'avoir complètement perdu le sens commun. Elle s'était rendue dans la chambre de Gareth et l'avait séduit, alors que depuis son arrivée à Devil Wind, elle n'avait qu'un seul désir : ne pas consommer ce mariage qui lui avait été imposé. Jusqu'à la nuit dernière, elle ne savait même pas ce qui se passait entre un homme et une femme dans l'obscurité du lit nuptial.

Mille questions se pressaient dans son esprit, mais elle ne trouvait aucune réponse. A la vérité, tout cela ressemblait à un rêve. Si elle ne s'était pas réveillée sans sa chemise et avec cette douleur entre les jambes, elle aurait sans doute continué de croire qu'elle avait été le jouet de son imagination.

Elle fronça les sourcils et essaya de se remémorer la soirée de la veille. Son dernier souvenir remontait au moment où elle se forçait à boire l'infusion de Hilda.

Brusquement, ses yeux se rouvrirent. Il y avait eu quelque chose dans cette infusion. Hilda l'avait obligée à

la boire, sur ordre de lord Devlin. « Comment ai-je pu être aussi stupide ? se dit-elle. C'est mon cher

mari qui a tout manigancé, depuis le début ! » Elle se redressa et sortit de l'eau, si rapidement que la baignoire

déborda sur le parquet. Sans prêter la moindre attention à l'inondation qu'elle avait provoquée, elle s'enveloppa dans son peignoir de bain et contourna le paravent.

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Complètement médusée, Alice s'écarta de son chemin et la regarda prendre au hasard une robe dans son armoire.

En deux temps, trois mouvements, elle fut habillée. — Milady, je... Angélique ne prit pas la peine de lui répondre. Le visage furibond,

elle sortit de la chambre comme une tornade, les pieds nus et les cheveux encore noués sur sa tête.

Le dos très droit, elle alla directement à la chambre de Gareth et entra sans frapper, comme la nuit précédente, mais elle trouva seulement une servante occupée à refaire le lit.

— Où est lord Devlin ? demanda-t-elle d'une voix vibrante de fureur.

La servante fit un pas en arrière, visiblement effrayée par la lueur meurtrière qui brillait dans les yeux de sa maîtresse.

— Je... Il a quitté le château à l'aube, milady. — Savez-vous où il est allé ? La servante secoua la tête. — No... on, mi... milady, bredouilla-t-elle. Je l'ai seulement vu partir.

Il est monté à cheval et il a pris la direction du village. Angélique tapa du pied et un soupir de frustration s'échappa de ses

lèvres. Puis, sans un mot d'explication, elle lui tourna le dos et retourna à sa

chambre. C'était partie remise, mais Gareth ne perdait rien pour attendre. S'il croyait qu'elle allait se laisser droguer sans réagir, il se trompait lourdement ! Elle était sa femme, pas son esclave, et jamais elle n'accepterait de se soumettre à ses caprices ! Comment avait-il pu employer un moyen aussi... aussi vil pour la contraindre à partager son lit ?

« Non, je n'aurai pas la patience d'attendre son retour ! Il faut que je le trouve. Tout de suite. »

— J'ai changé d'avis, Alice, déclara-t-elle en refermant la porte derrière elle. Tu vas m'accompagner au village. Nous irons au bord de la mer un autre jour.

Le visage de la jeune servante s'éclaira et elle oublia instantanément la peur qu'elle avait ressentie quand sa maîtresse était sortie de son bain

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comme un diable de sa boîte. Elle réussirait peut-être à la persuader de venir prendre une tasse de thé à la Sirène bleue... A cette pensée, elle se rengorgea et imagina la fierté de ses parents et de ses frères et sœurs.

— Comme vous voudrez, milady, répondit-elle en souriant. Vous voulez toujours mettre votre costume de velours vert ?

Angélique hocha la tête distraitement, l'esprit accaparé par ce qu'elle allait dire à son mari quand elle le retrouverait.

Ah ! il s'était moqué d'elle ! Maintenant, il allait voir ce qu'il en coûte de vouloir s'amuser aux dépens d'une Cramant !

Les yeux rougis à cause du manque de sommeil, Gareth tira sur les rênes de sa monture écumante et se laissa glisser à terre. Après avoir attaché l'étalon à une branche d'arbre, il se mit à marcher en espérant qu'un tel exercice serait plus efficace que sa chevauchée à bride abattue à travers la lande. Depuis qu'il avait pris Angélique dans ses bras pour la porter dans sa chambre, il avait vécu un véritable enfer.

Il s'arrêta au bord de la falaise et laissa son regard se perdre à l'horizon. La mer était calme et les rayons du soleil faisaient naître des arcs-en-ciel à travers les myriades de gouttelettes qui jaillissaient de la crête des vagues à chaque risée du vent d'ouest. Un calme qui contrastait avec la tempête qui faisait rage dans son cœur.

Ah ! si seulement il pouvait tirer un trait sur le passé... Ne plus être l'héritier d'une lignée maudite, pouvoir vivre, aimer !

Il serra les poings et les traits de son visage se durcirent. Devrait-il à jamais rester dans l'ombre, regarder la vie de loin,

pendant que les autres profitaient pleinement de chaque instant de leur existence ?

C'était trop injuste. Il secoua la tête et un soupir s'échappa de ses lèvres. Se plaindre ne servait à rien. Son ancêtre avait scellé sa destinée

quand il avait laissé mourir de faim les jumeaux issus de sa chair et de son sang. Leur mère, la sorcière qui les avait maudits à jamais, lui et ses descendants, devait savourer sa vengeance. Elle savait que la mort n'était rien en comparaison d'une vie sous la menace perpétuelle de la folie.

Les épaules basses, il tourna le dos à la mer. Quelle que soit la beauté de sa femme et la passion qu'elle lui inspirait, il ne pouvait pas

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se permettre de succomber de nouveau à la tentation. Ce serait trop dangereux, pour elle et pour lui.

S'il n'était pas déjà trop tard... Le vent défit le ruban de velours noir qui retenait ses cheveux et les

fit voleter sur son front et devant ses yeux. Il n'y prêta même pas attention, tellement il était accaparé par les tourments de son âme. Devant lui, la lande ondulait à perte de vue, une vaste étendue morne et désolée — une image prémonitoire des années qui lui restaient à vivre ?

Suivie par Alice à califourchon sur une mule, Angélique trottait en

silence sur la route qui, longeant la falaise, conduisait au village, un petit port de pêche blotti au fond d'une crique. Sous l'effet des rayons du soleil de midi, elle sentait sa colère perdre rapidement de son intensité. Elle commençait à se dire qu'il aurait été plus raisonnable d'attendre le retour de son mari au château — ne serait-ce que pour prendre le temps de la réflexion avant de lui dire ce qu'elle pensait de sa conduite. Elle avait déjà été échaudée et n'avait aucune envie de devoir de nouveau lui présenter ses excuses. Maintenant, sa fureur s'étant un peu apaisée, elle se demandait si, une fois de plus, elle ne l'avait pas mal jugé. Plusieurs semaines s'étaient écoulées depuis son arrivée à Devil Wind et, bien qu'il fût son mari, donc en droit d'exercer ses privilèges conjugaux, il ne lui avait jamais donné l'impression de vouloir s'en prendre à sa vertu. Au contraire, même. D'autre part, elle n'avait aucune preuve qu'une drogue avait été versée dans son infusion et il pouvait très bien prétendre qu'elle s'était rendue dans sa chambre de son plein gré — si elle y avait été. Son « rêve » était encore vivace dans sa mémoire, trop vivace pour ne pas la troubler jusqu'au plus profond de son être. C'était elle qui avait pris l'initiative, c'était elle qui avait...

A cette pensée, ses joues s'empourprèrent et elle secoua la tête. — Mon Dieu ! Qu'ai-je fait ? J'ai tout gâché entre nous... — Vous avez dit quelque chose, milady ? questionna Alice d'une

voix tout essoufflée. Elle n'était montée que fort rarement sur une mule et, le visage

blême de peur, elle se raccrochait désespérément au pommeau de sa

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selle, chaque fois que sa monture se rapprochait un peu trop près du bord de la falaise.

— Je ne sais pas si j'ai vraiment envie d'aller visiter le village aujourd'hui, répondit Angélique. Si nous faisons demi-tour maintenant, nous avons encore le temps d'aller explorer le bord de la mer.

Alice protesta. — Oh ! milady, je me faisais une joie d'aller prendre le thé à la

Sirène bleue ! Mon père et ma mère seront tellement fiers quand je leur apprendrai que je suis devenue votre camériste !

En voyant sa déception, Angélique n'eut pas le cœur de lui refuser ce plaisir.

— Bon, si tu veux. Nous irons au bord de la mer une autre fois. Un grand sourire illumina le visage d'Alice. — Oh ! merci, milady ! Moins d'un quart d'heure plus tard, Angélique se retrouva assise à

une table, devant une tasse de thé fumante et une assiette de biscuits. Auparavant, Alice avait voulu absolument la présenter à toute sa famille, y compris au petit dernier, un garçon de trois ans qui commençait à peine à parler, mais qui était déjà plein de vie et d'exubérance.

Quand elle l'eut laissée seule, Angélique laissa son regard parcourir le cadre dans lequel sa nouvelle « camériste » était née et avait grandi. Elle comprenait mieux maintenant sa fierté quand elle avait été promue femme de chambre de la « châtelaine » de Devil Wind. La taverne de ses parents était un bouge misérable garni d'une demi-douzaine de tables de bois brut, avec un sol en terre battue et des murs en torchis blanchis à la chaux.

Les autres clients étaient trop accaparés par leurs chopes de bière et par leur propre conversation pour remarquer sa présence et Angélique les aurait également ignorés si l'un des hommes, assis à l'autre bout de la salle, n'avait pas brusquement élevé la voix.

— Sacré bon Dieu, Harry. J'ai entendu dire que c'était devenu l'enfer, là-bas. Les gens du peuple son ivres de sang et il y aurait des scènes d'émeutes dans toutes les provinces. Les châteaux sont mis à sac, les nobles massacrés par-milliers. On raconte même que le roi Louis

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n'a plus très longtemps à attendre avant de passer sous le couteau de la guillotine.

— Tu n'as pas besoin de crier, Ben, protesta l'homme à qui il s'adressait. Je ne suis pas sourd.

— Tu es sourd comme un pot, oui, répliqua Ben en baissant la voix, mais pas assez pour qu'Angélique ne puisse pas l'entendre.

— Qu'est-ce que tu as dit ? questionna Harry en mettant la main en pavillon autour de son oreille.

Ben soupira. — Tu ne devrais jamais sortir sans ton cornet. Les gens sont fatigués

de m'entendre hurler pour essayer de me faire entendre de toi. Harry hocha la tête doctement. — Tu as raison, Ben. Le climat est malsain pour tous ceux qui ont

du sang bleu dans les veines. Le vieux George lui-même commence à s'inquiéter. Tous ces beaux messieurs du Parlement et de la chambre des Lords ont peur que cela donne des idées au peuple de Londres.

Ben secoua la tête et leva les yeux au ciel. Le cas de son ami était désespéré et il valait mieux continuer la conversation en espérant qu'il réussirait au moins à en saisir une partie.

— Ils les envoient à la guillotine par tombereaux entiers, comme si c'était du bétail. Même les prêtres et les bonnes-sœurs !

Angélique pâlit en se rendant compte que les deux hommes parlaient de la France. Elle essaya de boire une gorgée de thé, mais sa main tremblait si violemment que le liquide brûlant déborda et se répandit sur la table. Son anglais était encore approximatif et certains mots lui avaient échappé, mais, d'après le sens général, elle avait compris que son pays était le théâtre d'affrontements meurtriers.

Elle ferma les yeux et pria le Ciel de s'être trompée. « Ce n'est pas possible. Mon Dieu ! faites que ce ne soit pas vrai. » Soudain, une voix familière résonna à côté d'elle. — Angélique ! Que diable faites-vous ici ? Elle sursauta et, rouvrant les yeux, se retrouva face à face avec son

mari. Elle ne l'avait pas entendu entrer, tellement elle avait été absorbée

dans ses pensées.

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— Saviez-vous qu'il y avait des troubles en France quand vous avez accepté de m'épouser ? demanda-t-elle en omettant de répondre à sa question.

Gareth battit des cils et son visage affecta une expression pleine de circonspection.

— Que voulez-vous dire ? — Arrêtez de jouer à ce petit jeu avec moi ! Je ne suis plus une

enfant et j'ai besoin de savoir. Il inspira profondément et posa très doucement sa main sur son

bras. — Venez, mon amie. Il se fait tard et nous serons plus à l'aise pour

parler à Devil Wind. Angélique se dégagea d'un mouvement brusque. — Je n'irai nulle part tant que vous ne m'aurez pas dit la vérité. Mon

père savait que je serais en danger si je restais à Cramant et c'est pour cela qu'il vous a demandé de m'épouser. Il voulait assurer ma sécurité. C'est cela, n'est-ce pas ?

Gareth regarda avec embarras autour de lui. — Cet endroit n'est guère approprié pour une conversation de ce

genre. Soyez raisonnable... Angélique lui fit front, le menton en bataille et les yeux étincelants

de colère et de frustration. — Vous n'avez pas cessé de me mentir depuis mon arrivée et vous

espérez que je vais continuer de vous croire ? Si ce que j'ai entendu est vrai, mes parents sont peut-être en danger de mort ! Mon Dieu ! comment avez-vous pu être aussi cruel ?

Trahie. Elle avait été trahie par l'homme auquel elle avait donné son corps... et bien autre chose. Jusqu'à ce moment, elle ne s'était pas rendu compte qu'il l'avait touchée beaucoup plus profondément qu'elle l'avait imaginé. Une pensée par trop troublante...

Gareth lui saisit de nouveau le bras et, malgré sa résistance, la força à se lever et la poussa devant lui à travers la salle. Lorsqu'ils furent à l'extérieur de la taverne, il l'aida à se mettre en selle et lui tendit ses rênes. Puis il enfourcha son étalon et, l'un derrière l'autre, ils reprirent le chemin du château.

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Pendant tout le trajet, Angélique ne dit pas un mot, mais lorsqu'ils furent derrière la porte fermée de son bureau, elle laissa exploser sa colère.

— Comment avez-vous osé me traiter d'une façon aussi... aussi odieuse ? Ni vous ni moi ne voulions de ce mariage, mais comme nous ne pouvons pas revenir en arrière, j'exige au moins un minimum de respect, surtout en public.

Gareth soupira. — Arrêtez de vous conduire comme une enfant ! grom- mela-t-il en

lui avançant un fauteuil. Vous ne voulez pas que je vous prenne sur les genoux et que je vous administre une fessée, n'est-ce pas ?

Le visage d'Angélique s'empourpra. — Oh ! Vous oseriez... — Oui, répliqua-t-il en lui indiquant le fauteuil d'un geste impérieux.

Maintenant, asseyez-vous et dites-moi ce que vous avez entendu cet après-midi.

Angélique se rebella intérieurement, mais son bon sens lui dit qu'il valait mieux obéir. Il serait bien capable de mettre sa menace à exécution.

Elle s'assit donc à contrecœur, tout en le toisant d'un air buté et hostile.

Satisfait, il sourit et alla s'asseoir avec nonchalance derrière son bureau.

— Bien. Ici, nous pouvons parler tranquillement. Je comprends que vous ayez été bouleversée par les événements qui se produisent en France, mais ni vous ni personne ne peut rien y changer.

Il avait sans doute raison, mais cela ne suffit pas à calmer la fureur d'Angélique.

— Tout le monde s'est ligué pour me cacher la vérité, n'est-ce pas ? Gareth hocha la tête. Il n'y avait plus de raison de mentir,

maintenant. Le marquis de Cramant lui-même lui avait dit que ce moment arriverait un jour ou l'autre.

— C'était le souhait de votre père. Il désirait vous tenir le plus possible à l'écart de cette folie qui s'est emparée de la France et des Français.

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— J'avais le droit de savoir ! protesta Angélique, les dents serrées. — Je suis d'accord avec vous, acquiesça-t-il, mais c'était la volonté de

votre père, pas la mienne. Par respect à son égard, je me devais de lui obéir.

Angélique baissa les yeux et sa voix se radoucit. — Je comprends sa façon de raisonner, murmura-t-elle, mais cela

n'arrange rien. — Je vous l'accorde. Cependant, il est trop tard et nous ne pouvons

plus rien y changer. Vous êtes désormais lady Devlin et votre foyer est ici, dans cette maison.

Angélique se leva brusquement. — Il faut que je retourne en France immédiatement. — Il n'en est pas question, répliqua-t-il avec fermeté. — Mes parents sont peut-être en danger ! protesta-t-elle avec des

larmes dans les yeux. — Comme je vous l'ai dit, ni vous ni personne ne peut rien faire en

France pour le moment. — Je dois au moins essayer. Je ne peux pas rester ici et continuer de

vivre tranquillement alors que leur vie est menacée. L'homme de la taverne a dit que tous les nobles étaient envoyés à la guillotine, sans même pouvoir se défendre dans un procès équitable.

— Si vous retourniez là-bas, vous réussiriez seulement à mettre votre propre vie en danger. Votre père m'a demandé de vous protéger et je lui ai donné ma parole qu'il ne vous arriverait aucun mal.

Angélique fit le tour du bureau et prit sa main dans les siennes. — Je vous en prie, laissez-moi partir ! murmura-t-elle d'une voix

suppliante. En la voyant s'humilier ainsi devant lui, Gareth se sentit remué

jusqu'au plus profond de son être. S'il avait écouté son cœur, il aurait cédé à sa requête, mais la voix de sa raison fut la plus forte.

Il s'éclaircit la gorge et secoua la tête avec détermination. — Je suis désolé, mais vous devez rester à Devil Wind — pour votre

bien.

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Angélique baissa la tête et resta silencieuse pendant un long moment. Quand elle se décida à parler, il dut se pencher vers elle pour entendre le murmure rauque qui s'échappa de ses lèvres.

— Je vous déteste, monsieur, et vous ne m'empêcherez pas de retourner en France.

Gareth eut l'impression qu'un poignard lui transperçait le cœur, mais, néanmoins, il se força à rire.

— Vous pouvez me détester, madame, cela ne changera rien à ma décision. Maintenant, je vous suggère de vous retirer dans vos appartements et de vous donner le temps de la réflexion. Vous avez eu une journée épuisante et je suis sûr que la fatigue est pour une bonne part dans votre aveuglement.

Angélique redressa la tête et lui décocha un regard plein de mépris et de haine. Puis elle pivota sur les talons et quitta le bureau sans un mot.

Gareth la suivit des yeux, incapable de dire ou de faire quoi que ce soit pour lui mettre un peu de baume au cœur. Il comprenait sa réaction devant son refus catégorique de l'aider. Si un membre de sa famille avait été pris dans une tourmente semblable à celle qui secouait la France, il aurait remué ciel et terre pour le sauver.

Il se passa la main nerveusement dans les cheveux, puis il prit une feuille de papier et trempa sa plume dans son encrier. Le ministre des Affaires étrangères était son ami et il allait lui demander de faire tout ce qui était en son pouvoir pour aider le marquis de Cramant et sa femme à quitter la France avant qu'il ne soit trop tard. D'après les nouvelles qu'il avait reçues récemment, l'agitation s'était étendue aux provinces et de nombreux châteaux avaient déjà été la proie des flammes et des pillards. Quand leurs propriétaires n'étaient pas massacrés sur place, ils étaient jetés en prison avant d'être jugés d'une façon expéditive et, presque invariablement, condamnés à mort.

Angélique tournait en rond dans sa chambre, comme une lionne en cage, en maudissant silencieusement spn mari. Elle ne comprenait pas son refus de la laisser retourner en France et refusait de croire qu'il agissait ainsi seulement pour la protéger.

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Les lèvres pincées, elle s'arrêta et regarda le reflet de son visage dans le miroir au-dessus de sa cheminée.

Ses yeux étincelaient de fureur et de frustration. — Vous ne m'empêcherez pas d'aller secourir mes parents, Gareth

Devlin. Avec ou sans votre aide, je retournerai à Cramant ! Sa décision prise, elle alla s'asseoir à sa toilette et entreprit de

démêler ses longs cheveux auburn. Quelques instants plus tard, on frappa à la porte et Alice entra, le

visage pâle et inquiet. — Oh ! milady, comment pourrez-vous jamais me pardonner ? En

vous laissant seule, j'ai manqué à tous mes devoirs — vous comprenez, j'étais tellement contente d'être avec ma famille... Si lord Devlin n'était pas venu vous chercher, vous auriez été obligée de rentrer seule au château. Tout cela à cause de moi ! Si vous décidez de me congédier, je l'aurais vraiment bien mérité.

Angélique leva les yeux, l'esprit encore absorbé par le sort de ses parents et par le refus de Gareth.

— Rassure-toi, je n'ai aucunement l'intention de te congédier. Si lord Devlin venait à me demander pourquoi j'étais seule à la taverne, je lui dirai que je t'avais donné congé, afin que tu puisses passer un moment avec tes frères et sœurs.

Immédiatement, Alice recouvra le sourire et ses yeux s'illuminèrent. — Vous êtes vraiment trop gentille, milady ! Je ne sais pas comment

vous remercier. Cela m'ennuierait beaucoup si je venais à perdre ma place ici — même si papa gagne un peu plus d'argent avec le vin que les pêcheurs lui rapportent de France.

L'évocation de son pays éveilla aussitôt l'intérêt d'Angélique. — Que veux-tu dire, Alice ? Ton père serait-il de connivence avec

les contrebandiers ? La jeune domestique poussa un petit cri étranglé et mit sa main sur

sa bouche. Elle avait déjà beaucoup trop parlé pour sa sécurité. — Je t'ai posé une question, insista Angélique. Ton père est-il de

connivence avec les contrebandiers ? Alice tomba à genoux, le visage blême.

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— Oh ! milady, je vous en prie, murmura-t-elle d'une voix blanche, ne répétez à personne ce que je viens de vous dire !

— Tu n'as pas à t'inquiéter. Je ne trahirai pas ton secret. Je te le jure. Alice poussa un soupir de soulagement et un sourire hésitant

trembla sur ses lèvres. — Merci, milady ! Merci ! Angélique lui prit les mains gentiment et l'aida à se relever. — Laisse moi, maintenant. J'ai besoin de me reposer. Quand elle fut sortie, Angélique se retourna vers son miroir. Un

sourire triomphal éclairait son visage. — C'est moi qui devrais te remercier, Alice, dit-elle à voix basse. Tu

m'as donné un moyen de retourner en France sans l'aide de mon mari.

Chapter 6 Ne réussissant pas à trouver le sommeil, Angélique se leva et alla

regarder à la fenêtre de sa chambre. Le ciel était sans nuages et une myriade d'étoiles scintillaient comme autant de paillettes sur le velours noir du firmament. Derrière elle, la pendule de la cheminée égrenait les secondes et les minutes avec une lenteur inexorable. Distraitement, elle suivit des yeux l'ascension de la lune qui, peu à peu, se détachait de l'horizon et inondait de sa lumière argentée les falaises de granit et l'immensité mouvante de l'océan.

Le spectacle était d'une beauté irréelle, mais ses pensées étaient ailleurs.

Deux semaines s'étaient écoulées depuis sa confrontation avec son mari et, depuis lors, il n'y avait pas eu d'autres incidents entre eux. Ils vivaient comme des étrangers, prenaient rarement leurs repas ensemble et, le plus souvent, un silence glacial régnait entre eux.

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Malgré la désapprobation à peine déguisée de Hilda, Angélique avait pris à cœur son rôle de châtelaine. Désormais, elle régnait en maîtresse sur Devil Wind et vaquait à ses occupations en ignorant les regards noirs de la gouvernante. Ses journées étaient bien remplies et, comme elle ne se plaignait plus, son mari pensait qu'elle s'était fait une raison et qu'elle avait définitivement renoncé à son projet de retourner en France.

Un soupir s'échappa de ses lèvres et elle appuya son front sur l'un des carreaux de la fenêtre à meneaux. Elle n'avait jamais surpris son mari en train de l'espionner mais, fréquemment, elle sentait son regard sur elle quand elle allait et venait dans le château. Elle le soupçonnait également d'avoir ordonné aux domestiques de la surveiller quand elle sortait, car il y avait toujours quelqu'un auprès d'elle quand elle avait besoin de quelque chose.

Les sourcils froncés, elle serra son châle autour de ses épaules. Le printemps était en train de céder la place lentement à l'été et elle avait l'impression que plus le temps passait, moins elle trouverait un moment favorable pour fuir sa prison de granit. Jour après jour, elle continuait d'espérer, mais rien ne changeait. Elle n'avait eu aucune occasion de rencontrer les contrebandiers et elle commençait à croire qu'elle ne parviendrait jamais à entrer en contact avec eux sans impliquer Alice dans ses projets. Sachant les risques qu'elle encourrait, elle hésitait à lui demander son aide, mais si aucune opportunité ne se présentait, elle n'aurait pas le choix. La vie de ses parents était en jeu et il lui fallait trouver au plus vite un moyen de retourner en France à l'insu de son mari.

Ses journées s'écoulaient paisiblement, mais elle aurait aimé pouvoir dire la même chose de ses nuits. Depuis le soir où elle avait eu l'effronterie de se rendre dans la chambre de son mari, elle refusait de boire les infusions de Hilda. En conséquence, elle avait du mal à s'endormir, et quand, après s'être tournée et retournée cent fois dans son lit, elle parvenait à s'assoupir, son sommeil était peuplé de rêves où revenait sans cesse l'homme qu'elle avait juré de haïr.

Ses rêves commençaient également à la tourmenter pendant les heures de veille. Plusieurs fois, elle s'était surprise à observer Gareth à

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son insu. Chaque soir, quand il allait faire sa promenade après le dîner, elle trouvait une excuse pour être dans le boudoir — un petit salon dont les fenêtres donnaient sur le parc. Elle s'asseyait sur la banquette en bois de l'une des embrasures et le regardait marcher sur les allées bordées de rosiers, puis gravir le sentier de la falaise et s'arrêter tout en haut pour offrir son visage au vent du large et scruter longuement l'horizon — comme s'il attendait l'arrivée d'un navire. A ces moments là, elle ne parvenait pas à détacher ses yeux de son visage. Debout, face aux rochers battus par les vagues de l'océan, il ne se savait pas observé et, pendant quelques instants, il se découvrait, laissant apparaître un homme accablé par un fardeau trop lourd pour ses épaules. Un homme qu'elle pourrait aimer, s'il n'y avait pas eu autant de malentendus entre eux.

Elle ne pouvait pas s'empêcher de se souvenir de la nuit qu'elle avait passée dans ses bras. Pourtant, depuis son refus de l'aider à retourner en France, elle avait évité sa compagnie comme s'il était un pestiféré.

— Je ne peux pas attendre plus longtemps, dit-elle à voix haute. Demain, je demanderai à Alice de m'aider.

Sa décision prise, elle se détendit. Bientôt, son calvaire serait terminé et elle serait de nouveau auprès de ses parents, à Cramant. Quittant la fenêtre, elle retourna vers son lit et déposa, au passage, son châle sur le dossier d'une chaise — ici, même le mobilier lui était étranger ! Le style anglais lui paraissait bizarre, torturé, emberlificoté. Il était tellement contraire à l'esprit français — jamais elle n'avait autant regretté son petit secrétaire en marqueterie, la vitrine où elle exposait ses trésors et ses sièges Louis XV pleins de grâce et de finesse.

En bâillant, elle se glissa dans son grand lit à baldaquin et tira sur elle ses draps et ses couvertures.

Elle ferma les yeux et, quelques instants plus tard, elle dormait à poings fermés.

Un hurlement démoniaque résonna à travers l'aile nord et le long des couloirs de l'ancien logis seigneurial. Puis il y eut un bruit de table qui s'écrasait contre un mur, suivi par des coups de poing et des coups de pied rageurs.

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— Calme-toi, Adam ! ordonna Gareth d'une voix impérieuse. Tu vas réveiller toute la maison.

La crise de son frère était plus violente que toutes celles auxquelles il avait assisté et il craignait qu'il finisse par se blesser, s'il ne parvenait pas à le raisonner.

— C'est la seule chose qui t'inquiète, n'est-ce pas ? Surtout pas de bruit ! Il ne faut pas que l'on sache que le haut et puissant lord Devlin est affligé d'un frère fou à lier.

Gareth soupira. — Il est minuit passé, Adam, et il y a des gens qui ont envie de

dormir. Après deux semaines de frustration, pendant lesquelles il s'était

interdit tout contact avec sa femme, ses nerfs étaient à fleur de peau et il n'était pas d'humeur à se montrer conciliant avec son frère.

— Oui, je sais. Tu préférerais jouir tout seul de ce château et de tous les biens que t'ont légués nos parents. C'est facile, quand on est le Devlin qui n'a pas hérité de la malédiction familiale. Tu ne voudrais surtout pas choquer ta femme, n'est-ce pas ? Je me demande qu'elle serait sa réaction, si elle venait à apprendre la vérité. Je vois déjà son angoisse dans ses yeux et son...mépris. Liée à jamais à une famille de fous. Tu préfères que les choses ne changent pas — c'est tellement plus simple de me garder enfermé dans cette chambre...

— Cela suffit, l'interrompit sèchement Gareth. Tu sais très bien pourquoi j'ai décidé de t'installer dans l'aile nord. C'est la partie la plus calme du château et le seul endroit où tu peux te reposer et calmer tes nerfs.

— C'est vrai, concéda Adam avec un ricanement sarcas- tique. Cette chambre est aussi calme qu'un tombeau. Et pour mieux m'enterrer, tu as acheté le silence des domestiques. Aurais-tu peur que je réclame quelque chose que tu considères t'appartenir ? Est-ce pour cela que tu me tiens enfermé, Gareth ? Pourtant, tu n'as rien à craindre de moi et tu le sais très bien. Avant même d'avoir appris à parler, j'avais déjà compris que je serais toujours le deuxième en tout et pour tout.

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— Seigneur Dieu ! Pourquoi as-tu besoin de te tourmenter de cette façon ? Nous sommes frères, mais à t'entendre, nous sommes des ennemis.

Adam ricana de nouveau. — Des frères ennemis. Tu es l'archange du Bien et moi je suis

l'archange du Mal — Lucifer, Satan, celui que le Tout-Puissant a chassé de son paradis. Le maître des enfers. Toi, tu sièges à la chambre des Lords, pendant que moi je moisis dans cet infâme cachot.

— Tu ne penses pas vraiment ce que tu dis, n'est-ce pas ? — Pourquoi ne le penserais-je pas ? répliqua Adam, les dents

serrées. Je suis maudit. Tu as tout et je n'ai rien. Gareth baissa la tête, vaincu une fois de plus par autant de violence

et de fureur. — Tu es mon frère, Adam, et je t'aime. — Moi aussi, je t'aime, répondit Adam, mais il n'y avait aucune

chaleur dans son regard. — N'est-ce pas la seule chose qui compte entre nous ? — Oui, c'est la seule chose qui compte, acquiesça Adam avec

froideur. Laisse moi maintenant, j'ai envie d'être seul, ajouta-t-il en lui tournant le dos.

— Alors, je te souhaite bonne nuit, murmura Gareth. Quand la porte se fut refermée, un sourire méprisant déforma les

traits d'Adam. Il rejeta la tête en arrière et laissa échapper un éclat de rire démoniaque. Un éclat de rire qui résonna dans la pénombre de la vieille forteresse et qui rendit encore plus sinistre le hurlement du vent à travers les meurtrières.

Angélique se redressa brusquement dans son lit. Des gouttes de sueur froide perlaient sur son front et le long de son cou. Les yeux écarquillés, elle fouilla la pénombre de sa chambre, en se demandant ce qui avait bien pu la réveiller. Elle ne tarda pas à le savoir. Soudain, un bruit étrange, ressemblant à un cri humain, couvrit le gémissement du vent dans la cheminée. Un long frisson lui parcourut le dos et elle eut l'impression que ses cheveux se dressaient sur sa tête.

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Suzon n'avait donc pas rêvé... A cette pensée, une peur panique l'envahit et des images de spectres et de vampires se pressèrent dans son esprit.

« Tu es stupide ! » se réprimanda-t-elle après avoir écouté pendant un long moment les battements de son cœur qui résonnaient dans sa poitrine et contre ses tempes.

D'un geste plein de détermination, elle rejeta ses couvertures et posa ses pieds nus sur le parquet. Sa pierre à briquet était posée sur sa table de nuit. Elle la chercha à tâtons et, après deux ou trois essais infructueux, réussit à allumer une chandelle. Puis, à la clarté vacillante de sa flamme, elle se leva et enfila sa robe de chambre.

Aucun fantôme ne hantait les couloirs de Devil Wind. Elle se le prouverait à elle-même. Une Cramant devait savoir dominer sa peur.

D'un pas décidé, elle alla jusqu'à la porte et souleva le loquet. Lorsque le battant pivota, un cri de frayeur s'échappa de ses lèvres et elle fit un pas en arrière. Tout se mit à tourner autour d'elle et elle sentit ses genoux flageoler. Aussitôt, la silhouette qui se tenait dans l'ombre se précipita vers elle et la prit dans ses bras.

— Angélique, vous ne vous sentez pas bien ? questionna Gareth en couvrant, en trois enjambées, la distance qui les séparait de son lit.

Il la déposa très doucement au milieu des draps et pencha vers elle un visage anxieux.

— Ce n'est rien, murmura-t-elle au bout de quelques instants. Un simple étourdissement. Vous m'avez fait sursauter. Je ne m'attendais pas à trouver quelqu'un devant ma porte.

Elle chassa d'une main tremblante une mèche de cheveux qui s'était échappée de son bonnet de nuit et se redressa en calant un oreiller derrière son dos.

D'un geste plein de douceur, Gareth lui caressa la joue du bout des doigts.

— Vraiment ? — Oui, bien sûr. Leurs regards se croisèrent et Angélique sentit son cœur battre plus

vite en découvrant le feu qui brûlait dans les pupilles de son mari.

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— Je n'avais pas l'intention de vous effrayer. Je n'arrivais pas à dormir et j'étais sorti de ma chambre pour aller chercher un livre à la bibliothèque.

Un pieux mensonge. En fait, il avait voulu s'assurer qu'elle n'avait pas été réveillée par les hurlements d'Adam.

— Voulez-vous que j'aille demander à Hilda de vous préparer une infusion ?

Angélique secoua la tête lentement. — Non, merci, ce n'est pas nécessaire. Fasciné par les courbes idéales de sa femme, Gareth oublia Adam et

s'assit à côté d'elle, sur le rebord du lit. Il n'avait pas eu l'intention d'entrer dans sa chambre, mais toutes ses bonnes intentions s'étaient évanouies quand il l'avait prise dans ses bras.

— Tu es si belle..., murmura-t-il en roulant distraitement une mèche de ses cheveux sur l'un de ses doigts.

Le timbre rauque de sa voix acheva de mettre les sens d'Angélique en émoi. Un torrent de lave se mit à couler dans ses veines, la rendant incapable de réagir lorsque son visage descendit lentement vers elle. Sa bouche s'empara de ses lèvres pour un baiser plein de passion et, instantanément, elle s'abandonna aux sensations qu'il faisait jaillir au plus profond de son être. Malgré son inexpérience dans les choses de l'amour, elle sentit un désir plein de tendresse dans son baiser, un désir auquel se mêlait quelque chose d'indéfinissable...du désespoir ? Elle n'en connaissait pas la cause, mais elle savait instinctivement qu'elle était capable de lui donner le réconfort dont il avait besoin. Elle avait vu son angoisse sur son visage quand il regardait l'océan depuis le haut de la falaise et elle devinait confusément les tourments qui agitaient son cœur.

Gareth n'était plus en état de réfléchir. Il avait trop besoin d'Angélique, de sa douceur féminine. Besoin de se perdre dans la chaleur de ses bras... Besoin d'oublier, l'espace d'une nuit, Adam et la terrible malédiction qui était suspendue au-dessus de sa tête. Besoin de croire qu'il pourrait un jour mener une vie normale, besoin d'aimer et d'être aimé par la femme admirable que le destin lui avait donnée.

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— Je t'en prie, ma chérie, laisse-moi te faire l'amour, murmura-t-il en faisant pleuvoir une pluie de petits baisers sur son cou et sur sa gorge.

Ses lèvres suivirent ses doigts tandis qu'ils faisaient glisser sa chemise de nuit sur ses épaules, révélant la blancheur immaculée de ses seins. Lorsqu'il enfouit son visage dans leur tiédeur parfumée, un gémissement de pure jouissance s'échappa de ses lèvres. Pendant un instant merveilleux, il resta immobile, les yeux fermés, enivré par la douceur satinée de sa peau et par les battements désordonnés de son cœur. Quand il rouvrit les yeux, la vision de ses tétons roses s'avéra une tentation trop grande pour qu'il puisse y résister. Ses lèvres s'en emparèrent et sa langue les taquina jusqu'au moment où il sentit Angélique se cambrer contre lui.

Elle gémit et poussa un petit cri inarticulé. Elle avait envie de lui, autant qu'il avait envie d'elle.

« Mon Dieu, pardonnez-moi... » Fébrilement, sa main s'insinua sous l'étoffe de sa chemise et

descendit lentement sur sa hanche et sur son ventre, pour s'arrêter sur l'éminence soyeuse de son mont de Vénus. Puis, très doucement, ses doigts glissèrent vers le cœur de sa féminité.

— Oooh... Oui... Un long frisson parcourut Angélique et, d'elles-mêmes, ses jambes

s'écartèrent pour mieux accueillir ses caresses. — Viens... La tête penchée en arrière, elle s'abandonna aux sensations

ineffables qu'il faisait naître dans son corps. Elle ne pensait plus à rien, ni à ses parents ni à ses projets de retour en France. Plus rien ne comptait, hormis les vagues de désir qui montaient dans ses reins et menaçaient à chaque instant de l'engloutir.

Les doigts tremblants, elle dénoua la ceinture de la robe de chambre de Gareth et poussa un soupir de bonheur en sentant sa peau nue sous ses mains.

Il était tellement fort, tellement viril... — Viens...

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Sa respiration se fit plus brève, saccadée, et elle l'enlaça, murmurant son nom d'une voix rauque et chaude, le suppliant d'éteindre le brasier qui la dévorait.

Incapable d'attendre plus longtemps, Gareth bascula sur elle et, tout en capturant sa bouche, la prit.

Emportés dans le plus merveilleux des tourbillons, ils franchirent les frontières de l'univers pour entrer dans un monde de lumière et d'extase. Jusqu'à la délivrance...

Puis lentement, à regret, ils revinrent sur terre et, ne voulant pas briser le charme, restèrent un long moment silencieux et immobile, enlacés dans les bras l'un de l'autre.

Hélas ! même les choses les plus merveilleuses ont une fin. Peu à peu, ils reprirent contact avec la réalité et, avec elle, des

pensées plus sombres revinrent les assaillir. Gareth repoussa doucement les bras d'Angélique et s'assit sur le

bord du lit. Sans regarder vers elle, il enfila sa robe de chambre et poussa un soupir résigné.

— Je suis désolé, murmura-t-il. Je n'avais pas l'intention de me laisser emporter de nouveau par... par...

— Vous n'avez pas besoin de vous excuser, Gareth, l'interrompit Angélique d'une voix rauque d'émotion.

Ses regrets l'avaient piquée au vif et elle se demanda si leur union lui avait procuré le même plaisir que celui qu'elle avait éprouvé. D'un mouvement brusque, elle tira le drap sur elle pour couvrir sa nudité.

Gareth se retourna vers elle, les yeux hagards. — Si, affirma-t-il, je suis impardonnable. Vous n'êtes pour rien dans

ce qui vient d'arriver entre nous et j'en assume l'entière responsabilité. Je vous promets que cela ne se reproduira plus jamais.

Angélique battit des paupières afin de chasser les larmes qui lui brûlaient les yeux. Elle était trop fière pour lui laisser voir le désarroi dans lequel ses paroles l'avaient plongée. Par deux fois elle s'était donnée à lui et, par deux fois, elle avait été humiliée.

— Je suis d'accord avec vous. Cela ne se reproduira plus jamais, répondit-elle en luttant pour recouvrer son sang-froid. Maintenant, je

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vous serais reconnaissante de bien vouloir me laisser. Il est tard et j'ai sommeil.

Gareth se leva et la regarda pendant un long moment, le cœur déchiré par la douleur qu'il lisait dans ses yeux. Il savait qu'il ne pouvait pas en rester là, car, sinon, ils ne seraient plus jamais capable de vivre en bonne amitié sous le même toit.

Il alla à la fenêtre et contempla le paysage illuminé par la clarté blafarde de la lune.

Devil Wind... la vieille forteresse bâtie par ses ancêtres. Ah ! si seulement il n'y avait pas cette malédiction ! — Nous avons besoin de parler, Angélique, murmura-t-il en se

retournant. — Je crois que tout a été dit, répondit-elle avec raideur. — Non. Nous avons encore beaucoup de choses à mettre au point

entre nous. Ni vous ni moi nous n'avons voulu ce mariage, mais nous sommes mari et femme désormais et personne ne peut rien y changer. Nous devons en accepter les implications et arriver à un modus vivendi entre nous.

Angélique rougit et détourna la tête. — De mon côté, je pense avoir fait de mon mieux. J'ai accepté mon

rôle de châtelaine de Devil Wind et, jusqu'à présent, je me suis efforcée d'accomplir toutes les tâches qui m'étaient dévolues.

Gareth hocha la tête. — J'ai apprécié pleinement votre travail et je n'ai aucun reproche à

vous faire à cet égard, mais vous savez aussi bien que moi que ce n'était pas de cela dont je voulais parler.

— Ah bon ? De quoi vouliez-vous parler alors ? Gareth se passa la main nerveusement dans les cheveux. Que pouvait-il lui dire ? Pas la vérité, en tout cas. Si elle venait à

apprendre la malédiction qui pesait sur sa famille, elle se détournerait de lui avec dégoût et cela il ne pourrait jamais le supporter.

— Comme nous sommes d'accord sur le fait que je ne dois plus partager votre lit, vous devez comprendre certaines choses. Je suis un homme et, comme tous les hommes, je ressens certains... désirs. Il y

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aura des moments où j'aurai besoin de les satisfaire. Comme vous ne serez pas disponible, je serai obligé d'aller chercher ailleurs.

Il avait parlé calmement, sans la moindre trace d'émotion — en apparence du moins. Il ne voyait pas d'autre moyen pour lui donner une raison de le rejeter, tout en préservant sa fierté.

Angélique grimaça, comme si elle avait reçu une gifle, et tout le sang se retira de son visage. Gareth lui avait dit clairement quelle était la nature des sentiments qu'il éprouvait à son égard. S'il lui avait fait l'amour, c'était pour assouvir ses appétits charnels — rien de plus. N'importe quelle autre femme aurait fait tout aussi bien l'affaire, même une catin. Mieux, sans doute, car elle aurait été plus expérimentée.

Elle le toisa, les yeux brillant d'une émotion mal contenue. — Si c'est la permission de prendre une maîtresse que vous me

demandez, je vous l'accorde, monsieur. — Alors, le problème est réglé. Il y a autre chose, poursuivit-il d'une

voix neutre. Je veux la paix entre nous. Ni vous ni moi, nous n'avons intérêt à nous faire la guerre. Ne pourrions-nous pas mettre un terme aux hostilités et vivre en bonne intelligence tous les deux ?

Jamais Angélique ne s'était sentie aussi mortifiée. Elle lui aurait volontiers arraché les yeux, mais elle n'avait pas l'intention de lui faire une scène de jalousie. Il en serait trop content.

— Je vous l'accorde également, acquiesça-t-elle en se mordant les lèvres jusqu'au sang. Nous n'avons aucune raison de nous battre.

Gareth hocha la tête. — C'est bien. Je suis content d'avoir réussi à mettre les choses au

point entre nous. Maintenant, je vais vous laisser vous reposer. En regardant la porte se refermer derrière lui, Angélique se

demanda comment elle avait pu imaginer qu'elle était capable d'aimer un homme comme Gareth Devlin.

— Jamais je ne commettrai une erreur pareille ! jura-t-elle, la gorge nouée.

Posant les pieds par terre, elle se leva et enfila sa chemise de nuit et sa robe de chambre. Puis elle alla à la fenêtre et laissa son regard se perdre dans la nuit étoilée. Elle ne pleurerait pas. Gareth Devlin ne signifiait rien pour elle. Cependant, malgré toute sa détermination, des

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larmes pleines d'amertume jaillirent entre ses longs cils noirs et roulèrent silencieusement le long de ses joues.

— Je veux retourner chez moi, murmura-t-elle d'une voix brisée. Revoir ses parents, se jeter dans leurs bras... Eux, au moins, ils

sauraient la consoler et apaiser les tourments de son cœur. A cette pensée, elle redressa la tête et inspira profondément. Cette

nuit rendait encore plus impératif son départ de Devil Wind. Même si ses parents n'étaient pas en danger, elle refusait de rester plus longtemps la femme de Gareth Devlin. Jamais elle n'accepterait de vivre auprès de lui en sachant qu'il préférait partager le lit d'une autre femme plutôt que le sien.

Demain, elle irait au bord de la mer avec Alice et elle lui demanderait de l'aider. Elle connaissait les contrebandiers et elle pourrait sûrement lui ménager un rendez-vous — quelques pièces d'or devraient suffire à les convaincre de l'emmener de l'autre côté de la Manche.

Le lendemain matin, Angélique se réveilla fraîche et dispose. Elle s'étira paresseusement et se cala confortablement dans ses oreillers, tout en réfléchissant à ses projets pour la journée. Si tout se passait bien, elle aurait avant ce soir les renseignements dont elle avait besoin pour rencontrer l'un de ces contrebandiers qui, chaque nuit ou presque, se rendaient en France au nez et à la barbe des gardes-côtes de Sa Majesté le roi George III.

Un coup léger frappé à sa porte l'arracha à ses pensées. — Entrez ! La porte s'ouvrit et Alice apparut, un plateau à la main. — Bonjour, milady. Votre petit déjeuner. J'espère que vous avez

bien dormi ? Elle s'approcha du lit et déposa son fardeau sur les genoux de sa

maîtresse. Angélique lui sourit. — Très bien. Merci, Alice. C'est une journée beaucoup trop

magnifique pour rester confinées à l'intérieur. Que dirais-tu si nous allions déjeuner au bord de la mer ?

Aussitôt, les yeux de la jeune servante pétillèrent d'excitation.

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— Oh ! ce serait merveilleux, milady ! Je connais une petite crique adorable, avec du sable fin, mais, malheureusement, j'ai rarement le temps d'y aller.

— Aujourd'hui, nous aurons tout notre temps. En allant chercher de l'eau chaude pour ma toilette, tu demanderas à la cuisinière de nous préparer un panier de provisions. Dépêche-toi. Nous nous mettrons en route dès que je serai prête.

— Tout de suite, milady ! Alice ressortit en courant, tellement elle était pressée d'obéir aux

ordres de sa maîtresse. Une journée au grand air ! Pouvoir enfin respirer l'air de la mer... C'était presque trop beau pour être vrai !

Lorsqu'elle remonta avec le broc d'eau chaude, Angélique en était à peine à la moitié de son petit déjeuner.

— Vous voulez que je vous prépare votre costume de chasse en velours vert, milady ? questionna-t-elle après avoir posé le broc sur la toilette.

— Non, le bleu, plutôt, répondit Angélique en finissant sa tasse de thé.

Comme elle n'avait plus faim, elle posa le plateau sur la table de nuit et se leva. Elle se sentait presque aussi excitée qu'Alice à l'idée de quitter Devil Wind.

« Si tout va bien, je le quitterai bientôt définitivement », murmura une petite voix joyeuse tout au fond d'elle-même.

* * *

Angélique rejoignit Alice dans la cour et, après avoir franchi le pont-levis, elles se mirent en route d'un pas vif et alerte. Elles marchèrent ainsi pendant une bonne demi-heure et parvinrent à un étroit sentier escarpé qui permettait de descendre au pied de la falaise, dans cette petite crique qu'Alice trouvait si pittoresque.

— Tu es sûre que ce n'est pas dangereux ? questionna Angélique avec une pointe d'inquiétude.

La jeune servante sourit. — Pas du tout ! affirma-t-elle d'une voix enjouée. Il faut seulement

faire attention où vous mettez les pieds. A certains endroits, il y a des

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marches taillées dans le rocher et la pierre est parfois glissante, surtout lorsque le temps est humide. Mais aujourd'hui, vous ne risquez rien.

Angélique la suivit prudemment et, quelques minutes plus tard, elles arrivèrent sur une plage de sable fin parsemée de gros rochers de granit.

— Ils ont tous un nom, expliqua Alice en respirant avec délice l'air du large. Celui-là c'est la Tortue et l'autre là-bas le Chaudron du Diable. Il y a également la Pierre branlante, car on peut la faire bouger en la poussant avec la main. Comme elle est en équilibre, elle revient toujours à sa place.

Angélique regarda autour d'elle, les yeux émerveillés, puis, levant la tête, elle ne put réprimer un frisson en contemplant la falaise.

— Mon Dieu ! ce doit être affreux de glisser et de tomber au milieu de ces rochers...

Alice hocha la tête. — Si les histoires qu'on raconte au village sont vraies, de nombreux

malheureux ont perdu la vie en essayant de l'escalader. Après avoir choisi un emplacement à l'ombre pour poser leur

panier, les deux jeunes femmes passèrent le reste de la matinée à explorer la crique. Ayant toujours habité au bord de la mer, Alice était une véritable experte et elle montra à sa maîtresse comment pêcher et ouvrir les coques, les palourdes, les huîtres sauvages et les moules. Jamais Angélique n'avait rien goûté d'aussi délicieux.

Et puis, il y avait tellement d'autres choses à admirer ! Des morceaux de bois aux formes étranges, blanchis par le sel, des os de seiche, des galets sculptés par la mer — sans parler des mouettes et des cormorans qui se livraient à un ballet incessant au-dessus de leurs têtes.

A midi, elles s'assirent sur un rocher et firent l'inventaire de leur panier de provisions. L'exercice et le grand air avaient aiguisé leur appétit et elles dévorèrent les victuailles que la cuisinière du château leur avait préparées. Petits pâtés en croûte, cuisses de poulet dorées et croustillantes, fromage de Cheddar et tartelettes aux fruits, le tout accompagné par une bouteille de vin de Bordeaux léger et fruité. Finalement, le corps et l'esprit rassasiés, elles s'allongèrent sur le sable au soleil pour contempler les vagues qui venaient mourir doucement sur la plage.

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Appuyée sur un coude, Angélique cligna des yeux pour suivre le vol d'une mouette dans le ciel. Le moment était venu de passer aux choses sérieuses.

— Est-ce dans cette crique que tes amis contrebandiers viennent décharger leurs marchandises ? questionna-t-elle en jetant un coup d'œil de biais à sa compagne.

Alice pâlit et regarda nerveusement autour d'elle. — Oh ! milady, il ne faut pas parler de cela ! C'est trop dangereux. — Ici, personne ne peut nous entendre, lui fit observer Angélique

d'une voix rassurante. Ces histoires de contrebandiers m'ont toujours excitée. La mer, l'aventure... Tu les connais, n'est-ce pas ?

Alice s'assit et croisa ses mains dans le creux de sa jupe. Elle aimait bien lady Devlin, mais elle avait peur de répondre à ses questions. Les contrebandiers n'étaient pas des mauvaises gens — la plupart d'entre eux étaient des pêcheurs qui faisaient ce métier pour améliorer leur ordinaire — mais ils pouvaient devenir dangereux s'ils se sentaient menacés. Ils jouaient continuellement à cache-cache avec les gabelous et, quand ils étaient aux abois, ils n'hésitaient pas à tuer ceux qui risquaient de les dénoncer ou qui se montraient simplement un peu trop bavards.

— Milady, il vaut mieux ne rien savoir, murmura-t-elle en regardant fixement ses mains. Pour votre sécurité et pour la mienne.

Angélique se mordit la lèvre. La partie n'était pas gagnée d'avance. Elle allait devoir gagner la confiance d'Alice, lui faire comprendre qu'elle ne voulait aucun mal à ses amis.

— Tu n'as pas à avoir peur, Alice. Je ne trahirai pas ton secret. La jeune servante la regarda, les yeux pleins d'angoisse et

d'incertitude. — Je... je ne sais pas, bredouilla-t-elle. Je n'ai pas peur seulement

pour moi, milady. Il y a ma famille. Mes parents, mes frères, mes sœurs...

Angélique soupira. — Je comprends tes inquiétudes, mais tu peux me faire confiance.

Tu es ma seule amie à Devil Wind, et ton amitié est mon bien le plus précieux. Pas un seul mot ne sortira de ma bouche. Je te le promets.

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Un sourire timide trembla sur les lèvres d'Alice. Lady Devlin la considérait comme son amie... Jamais elle n'avait osé espérer un pareil honneur.

Elle jeta de nouveau un coup d'oeil furtif autour d'elle, puis elle se pencha vers Angélique.

— Ce sera un secret entre nous ? Seulement entre nous ? Angélique leva la main et la posa sur son cœur. — Ce sera notre secret, Alice. Je te donne ma parole d'honneur.

Même si on me torturait, je ne parlerais pas. — Bien, alors, je vais vous dire tout ce que je sais... Elle se pencha encore un peu plus et prit un ton de conspiratrice. — Je connais très bien plusieurs contrebandiers. L'un d'entre eux est

le galant de ma sœur aînée, Beth. Ils viennent boire à la taverne de mon père et y préparent leurs expéditions. Papa les aide à écouler leur marchandise et les prévient dès qu'il repère un espion des gabelous. Sans l'argent qu'ils lui donnent, il ne réussirait jamais à nourrir toute la famille.

Les yeux d'Angélique s'animèrent. — Qui sont-ils ? Des brigands, des bandits de grands chemins ? Alice secoua la tête. — Non. Du moins, pas ceux que je connais. La plupart sont de

simples pêcheurs, mais ils peuvent être violents quand leur vie est en danger. Si on les attrape, ils sont pendus haut et court, milady.

— Ils se rendent souvent en France ? — Chaque fois qu'ils le peuvent, mais ils sont obligés de se montrer

très prudents. Ils prennent la mer seulement les nuits où il n'y a pas de lune, afin de pouvoir échapper plus facilement aux bateaux des gardes-côtes.

— La nuit dernière, c'était le dernier quartier... Sais-tu s'ils vont en profiter pour effectuer un voyage ?

Alice hocha la tête. — Oui... A condition qu'il y ait assez de vent. Leurs bateaux sont

rapides et plus il y a de vent, plus ils ont de chances de passer entre les filets des gabelous.

— J'aimerais pouvoir les rencontrer...

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Alice pâlit de nouveau et elle secoua la tête avec véhémence. — Oh non ! milady ! Ce serait trop dangereux. Pour vous et pour

moi. Angélique posa une main rassurante sur son bras. — N'aie pas peur. Tu as eu confiance en moi et je sais maintenant

que je peux te confier moi aussi mon secret. Mais d'abord, il faut que tu me promettes de ne répéter à personne ce que je vais te dire.

Alice hocha la tête et posa la main sur son cœur. — Je vous le promets, milady. Angélique sourit. — C'est bien. Je n'en attendais pas moins de toi. Maintenant, je vais

te raconter comment je suis arrivée à Devil Wind et pourquoi j'ai autant envie de rencontrer tes amis contrebandiers.

La gorge nouée par l'émotion, elle lui parla de la France, des circonstances de son mariage et des raisons pour lesquelles elle voulait retourner auprès de ses parents — en omettant seulement le chapitre de ses relations intimes avec son mari. Comment aurait-elle pu lui expliquer ce qui s'était passé entre eux, alors qu'elle-même ne le comprenait pas ?

Lorsqu'elle eut terminé son histoire, elle inspira profondément et la regarda avec des yeux suppliants.

— Maintenant, tu comprends pourquoi il faut que je rencontre tes amis ?

— Oui, milady, acquiesça Alice gravement. Mais ce serait plus approprié si lord Devlin...

— Tu ne m'as pas écoutée ! l'interrompit Angélique avec une pointe d'exaspération. Il refuse de m'emmener à Cramant ! Pour lui, ma place est à Devil Wind. Je suis sa femme et il a juré à mon père de me protéger. Si tes parents étaient en danger de mort, pourrais-tu rester ici sans rien faire, sans rien tenter pour les sauver ?

Alice rougit et baissa les yeux. — Non, milady, avoua-t-elle. Je vous comprends et je veux bien

accepter de vous aider. Demain, c'est ma journée de congé. D'habitude, je retourne chez moi et je travaille à la taverne avec mes parents. J'irai parler à Beth et je lui demanderai de vous arranger un rendez-vous avec

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son galant. Mais s'il refuse, je ne pourrai rien faire de plus pour vous, ajouta-t-elle en levant vers elle des yeux embués de larmes.

Angélique lui serra les mains impulsivement. — Oh ! merci ! Merci, murmura-t-elle d'une voix vibrante d'émotion.

Jamais je ne pourrai te rendre ce que tu fais pour moi. Un grand sourire éclaira le visage de la jeune servante. — Vous m'avez fait l'honneur de me donner votre amitié, milady.

C'est déjà beaucoup plus que ce que je pouvais espérer. Elle jeta un coup d'œil vers la mer et se leva. — Il est tard, milady, dit-elle en rangeant dans le panier les restes de

leur déjeuner. Il faut remonter, si nous ne voulons pas être surprises par la marée.

— Alors, dépêchons-nous, acquiesça Angélique en se levant également. Je ne sais pas nager.

Lorsqu'elles parvinrent au pied de la falaise, la plage commençait déjà à se rétrécir. Angélique resta immobile pendant quelques instants, face à la mer et aux vagues qui ondulaient jusqu'à l'horizon.

Bientôt, elle serait en France, auprès de ses parents.

Chapter 7 Pour la dixième fois, au moins, Angélique se leva de sa chaise et alla

regarder à la fenêtre. Des domestiques allaient et venaient dans la cour, mais toujours aucune trace d'Alice. Elle se demanda de nouveau comment les choses s'étaient passées à la Sirène bleue. Alice avait-elle su se montrer assez convaincante ? Les contrebandiers étaient des gens méfiants et elle n'était pas du tout sûre de sa réussite. Si elle échouait, elle n'aurait aucune chance, ou presque, de trouver un autre moyen pour se rendre en France. Gareth lui avait dit clairement qu'il ne

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changerait pas d'avis et elle ne recevrait aucune aide des gens qui étaient à son service.

Elle soupira et retourna s'asseoir avec lassitude. Le menton dans la paume de sa main, elle regarda fixement les flammes qui dansaient dans la cheminée, tout en écoutant le tic-tac régulier de la pendule.

Finalement, son attente fut récompensée. On frappa à la porte. Deux petits coups légers et timides... Alice était

de retour. — Entrez ! Les joues de la jeune domestique étaient rouges d'excitation. Elle jeta

un coup d'œil autour d'elle pour s'assurer que sa maîtresse était seule, puis elle se glissa rapidement à l'intérieur et referma la porte derrière elle.

— Tu leur as parlé ? questionna Angélique d'une voix pleine d'anxiété.

— Oui, milady. Le galant de ma sœur a accepté de vous rencontrer. La prochaine fois où j'irai chez moi, vous m'accompagnerez et, si vous parvenez à vous entendre, il vous emmènera en France.

Angélique la prit dans ses bras et la fit tournoyer autour d'elle avec toute l'exubérance de son tempérament latin.

— C'est merveilleux, Alice ! Encore une semaine et je serai libre ! La jeune servante hocha la tête, mais elle avait la gorge nouée à la

pensée que sa maîtresse — son amie — allait entreprendre une aventure aussi périlleuse. Elle avait accepté de l'aider, mais elle avait entendu raconter par les contrebandiers les événements terribles qui secouaient la France et il ne lui semblait pas raisonnable qu'une dame comme lady Devlin puisse envisager un pareil voyage.

Sentant ses réticences, Angélique s'arrêta et la regarda en fronçant les sourcils.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ? Les yeux d'Alice s'embuèrent de larmes. — J'ai peur pour vous, milady. J'ai entendu des choses affreuses... Je

me sens tellement coupable. S'il vous arrivait malheur, je ne m'en consolerais jamais.

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— La France est mon pays, Alice. Tu es gentille de te faire du souci pour moi, mais tu n'as rien à craindre. Il ne m'arrivera rien, j'en suis sûre.

— Vous serez seule, là-bas...Laissez-moi au moins vous accompagner. Je vous en prie. Je ne serai pas un fardeau, je vous le promets.

Angélique secoua la tête. — Je suis désolée, Alice, mais je ne peux pas te permettre de venir

avec moi. — Alors, vous devez demander au galant de Beth de trouver

quelqu'un pour vous escorter jusque chez vous. Une suggestion pleine de bon sens. Comment n'y avait-elle pas

pensé elle-même ? — Tu as raison. Cela résoudrait une bonne partie de mes

problèmes. — Si vous avez de l'argent pour le payer, je suis sûre qu'il trouvera

quelqu'un. Angélique fronça de nouveau les sourcils. L'argent ! Elle n'avait même pas réfléchi à la question. Si les

contrebandiers acceptaient de l'aider, ils ne le feraient pas gratuitement. — Tu penses qu'ils voudront bien prendre mes bijoux en paiement

de leurs services ? Alice secoua la tête. — Ils exigeront de l'or, milady. Des bonnes pièces, sonnantes et

trébuchantes. — Mais je... je n'en ai pas ! — Ne pouvez-vous pas leur donner l'argent qui vous sert à régler les

dépenses du château ? Angélique soupira. — J'ai déjà payé tous les fournisseurs et il ne reste plus grand-chose

dans ma cassette. Juste assez pour aller jusqu'à la fin du mois. Alice écarta les bras. — Je suis désolée, milady, mais là je ne peux rien faire pour vous. Angélique réfléchit, puis brusquement son visage s'éclaira.

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— Gareth a sûrement de l'argent quelque part dans le château... murmura-t-elle, comme si elle se parlait à elle-même.

Oui, son mari devait posséder un coffre. Si elle pouvait le trouver, tous ses problèmes seraient résolus. Lors de son mariage, Gareth avait reçu une somme importante du marquis de Cramant — sa dot — payable dans une banque à Londres. Elle n'avait donc aucun scrupule à avoir. Elle prendrait seulement une toute petite partie de ce qui lui appartenait.

— Dès demain, tu vas envoyer un message à ta sœur, dit-elle à voix haute. Tu lui diras que je désire rencontrer son ami le plus rapidement possible. La semaine prochaine, il n'y aura pas de lune et je désire que tout soit réglé avant la prochaine expédition de ses amis contrebandiers.

Alice battit des cils. — Mais, milady, Mlle Felton va m'écorcher vive si je lui demande un

autre jour de congé. — Ne t'inquiète pas pour elle. Tu es à mon service et si j'ai envie de

te donner la permission de passer un peu plus de temps dans ta famille, cela ne regarde que moi. Tu iras chez toi demain matin, après m'avoir apporté mon petit déjeuner.

— Bien milady. Je ferai comme vous me le demandez. — C'est parfait. Il est tard maintenant, et tu as besoin d'aller te

reposer. D'autant plus que demain tu auras de nouveau une longue journée.

Congédiée, Alice rejoignit avec soulagement son lit dans les communs du château. Sa mission pour lady Devlin l'avait épuisée et elle s'endormit dès que sa tête toucha son oreiller.

Le lendemain matin, comme tous les jours, Alice vint apporter son petit déjeuner sur un plateau à sa maîtresse. Puis, elle l'aida à se coiffer et à s'habiller.

— C'est bien, déclara Angélique en se regardant une dernière fois dans le miroir de sa toilette. J'ai des choses à faire et je n'aurai plus besoin de toi jusqu'à ce soir. Si tu en as envie, tu peux aller passer la journée au village avec ta famille.

— Oh ! merci, milady !

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Alice lui adressa un sourire de connivence et sortit de la chambre en emportant la cuvette qui avait servi aux ablutions de sa maîtresse ou — plutôt — de son amie.

Lorsqu'elle fut partie, Angélique finit de se préparer, puis elle sortit dans le couloir et se dirigea vers le bureau de Gareth. C'était l'endroit le plus approprié pour commencer ses recherches. Si son mari avait de l'or dans le château, il le gardait probablement à portée de sa main.

Elle frappa à la porte. Puis, comme il n'y avait pas de réponse, elle jeta un coup d'œil furtif autour d'elle et se glissa à l'intérieur.

Pendant une seconde ou deux, elle resta immobile, le cœur battant, puis, sans perdre de temps pour se féliciter de sa bonne fortune, elle traversa la pièce et commença à fouiller dans les tiroirs du grand secrétaire en acajou. Les deux premiers ne contenaient que des papiers, mais en ouvrant le troisième, elle retint son souffle.

Un coffret. Elle le souleva et, tout de suite, un sourire éclaira son visage. Si elle

en jugeait à son poids, il contenait ce dont elle avait besoin. Il fallait une clé pour l'ouvrir. Gareth la conservait probablement sur

lui. Déçue mais pas découragée, elle le remit à sa place et referma le tiroir. L'essentiel était d'avoir trouvé la cachette. Elle trouverait sûrement un autre moyen pour...

Accaparée par ses pensées, elle n'entendit pas la porte s'ouvrir derrière elle.

— Puis-je vous aider, milady ? questionna une voix glaciale. Angélique sursauta et se retourna pour se retrouver face à face avec

Hilda qui la regardait avec des yeux soupçonneux. Les joues rouges de confusion, elle s'éclaircit la gorge et redressa le menton impérieusement.

Elle n'allait tout de même pas s'en laisser imposer par une domestique, fût-elle la gouvernante de Devil Wind !

— Je cherchais mon mari et, comme vous pouvez le voir, il n'est pas ici. Savez-vous où il est allé ?

— Lord Devlin s'est rendu à Padstow pour ses affaires. — Ah bon...

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Embarrassée par le regard incisif de la gouvernante, Angélique détourna les yeux et fit un pas vers la fenêtre. En voyant qu'un grand soleil illuminait la cour et la façade des communs, elle dit la première chose qui lui vint à l'esprit.

— Une aussi belle journée... Il est dommage de la gâcher dans un bureau. Enfin, il a ses obligations, je suppose.

— Ce n'est pas à moi de juger ce qu'il doit faire, répondit Hilda sur un ton compassé.

« Ce n'est pas à vous non plus. » Elle ne le dit pas, mais son expression était assez explicite. Angélique se mordit la lèvre et la toisa avec hauteur. — Vous avez raison, Hilda. Mon mari n'a pas de comptes à vous

rendre. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, je vais vous laisser vaquer à vos occupations.

Le dos très droit, elle passa devant elle et remonta dans sa chambre. Une fois en sécurité derrière sa porte fermée à clé, elle alla s'asseoir à sa toilette et se regarda fixement dans son miroir. Elle avait réussi à trouver la cachette de Gareth. Maintenant, il lui fallait trouver un moyen d'ouvrir le coffret. La seule solution serait de forcer la serrure avec un canif.

Un sourire flotta sur ses lèvres. Ses parents seraient outrés s'ils venaient à apprendre ce qu'elle envisageait de faire !

Lorsque Alice revint de la Sirène bleue, le soleil n'était plus qu'une grosse boule rouge à l'horizon. Ses rayons orangés caressaient les vieilles murailles du château et adoucissaient ses lignes rudes et belliqueuses. Assise dans le petit salon, Angélique vit la jeune servante franchir le pont-levis et elle courut à sa rencontre.

— As-tu réussi à transmettre mon message au galant de ta sœur ? questionna-t-elle en l'entraînant dans les jardins.

Alice hocha la tête. — Oui, milady. Il a dit qu'il vous rencontrerait demain à la Sirène

bleue. Angélique se caressa le menton pensivement. Quelle excuse allait-

elle pouvoir imaginer pour se rendre de nouveau à la taverne avec

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seulement Alice pour l'accompagner ? Gareth s'était montré fort mécontent quand il l'y avait trouvée lors de sa première visite.

Brusquement, ses yeux s'éclairèrent. Une châtelaine avait des obligations à l'intérieur de sa maison, mais

elle devait également veiller au bien être des gens du village. Les parents d'Alice étaient pauvres et ils avaient une famille nombreuse à nourrir et à habiller...

— J'ai rapporté de France plusieurs robes que je ne mets jamais, parce qu'elles me serrent un peu à la taille. Elles ne sont même pas défraîchies et il est vraiment dommage de les laisser au fond d'une malle... Tu crois que ta mère se sentirait humiliée, si je les lui donnais pour tes sœurs ?

— Pas du tout, milady, répondit Alice, les yeux brillants de reconnaissance. Elle sera au contraire très flattée de votre générosité.

Intérieurement, elle imagina la joie de Beth, Cathy et Jane. Comme il n'y avait jamais assez d'argent à la maison, elles coupaient et cousaient elles-mêmes leurs vêtements et, naturellement, elles devaient se contenter des tissus que le colporteur leur présentait. Des tissus choisis pour « faire de l'usage ». Gris, bleu foncé ou brun, afin de ne(pas devoir les laver trop souvent.

— Alors, c'est parfait. Mais dépêchons-nous maintenant de rentrer, Alice. Il est tard et je dois encore m'habiller pour le dîner.

Gareth tendit son manteau au valet de pied et se dirigea vers le salon. Fatigué par une longue journée passée à Padstow où il avait étudié les plans d'un nouveau bateau avec son architecte naval, il alla directement au petit meuble en acajou dans lequel il gardait sa carafe de cognac. Il se servit et but une longue gorgée avec un soupir de satisfaction. L'alcool le réchauffa intérieurement et, peu à peu, il sentit ses muscles se détendre.

Après tout, il avait bien le droit de savourer quelques instants de paix et de tranquillité, avant de retourner travailler dans son bureau... Etre riche avait, certes, des avantages, mais il préférait ne pas compter le nombre d'heures qu'il passait à gérer sa fortune — sans parler de ses obligations à la chambre des Lords. Les notes à rédiger, les discours à préparer, les contrats à relire avant de les signer et, le plus fastidieux, les

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livres de comptes qu'il devait vérifier périodiquement — par acquit de conscience, car il avait totalement confiance dans son comptable.

Il but une nouvelle gorgée et, juste au moment où il reposait son verre, un frou-frou d'étoffes froissées attira son attention.

Il se figea. Angélique. Elle était assise dans un fauteuil, modeste et réservée,

comme il sied à une jeune épouse qui attend le retour de son mari. Son regard se posa sur ses cheveux coiffés artistiquement, à la mode de l'ancienne Cour de France, puis descendit sur ses lèvres pulpeuses et bien dessinées, avant de s'arrêter sur sa poitrine ample et généreuse, mise en valeur par un décolleté des plus provocants.

Une vision par trop troublante. Il détourna les yeux et s'éclaircit la gorge laborieusement. — Bonsoir, madame. Veuillez me pardonner de ne pas vous avoir

présenté tout de suite mes hommages. Je ne m'attendais pas à avoir le plaisir de votre compagnie...

Angélique lui sourit. Avant même qu'il soit entré dans le salon, son cœur s'était mis à battre plus vite. Le seul fait de le voir mettait ses sens en émoi, au point qu'elle en avait presque oublié la raison pour laquelle elle avait décidé de dîner avec lui.

— Bonsoir, monsieur, répondit-elle d'une voix un peu rauque. J'ai pensé que nous pourrions dîner ensemble ce soir, sauf, naturellement, si vous avez d'autres projets.

— Non, madame, je n'en ai pas. Je serai très heureux de dîner en votre compagnie. Si vous me le permettez, je vais aller me changer avant de passer à la salle à manger.

Malgré lui, il ne pouvait s'empêcher d'être intrigué. C'était la première fois depuis leur mariage qu'elle exprimait le désir d'être avec lui et il en ressentit une joie indicible.

Si seulement ils pouvaient faire la paix, devenir au moins des amis... Il aurait voulu beaucoup plus, mais, hélas ! ce n'était pas possible.

Angélique hocha la tête gracieusement. — Vous avez ma permission, monsieur. Lorsque Gareth eut quitté le salon pour monter à sa chambre, elle se

mordit la lèvre jusqu'au sang. Si elle ne parvenait pas à maîtriser ses

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émotions, jamais elle ne réussirait à le convaincre de la laisser rendre visite à la Sirène bleue avec Alice. Elle devait se servir de lui, comme il s'était servi d'elle, avec froideur, sans le moindre remords. Une seule chose comptait : le succès de son évasion.

En entendant le bruit de ses pas dans l'escalier d'honneur, elle raidit sa volonté pour combattre l'effet que sa présence produisait sur ses sens. Elle inspira profondément et redressa le menton en s'imaginant que cela suffirait à maîtriser son émoi.

Peine perdue. Dès qu'il entra dans le salon, son cœur se mit à battre la chamade et

elle sentit sa gorge se nouer. Quelques minutes lui avaient suffi pour se changer et, malgré elle, elle ne put s'empêcher d'admirer son élégance. Comme beaucoup d'aristocrates anglais, il s'habillait à la française, mais avec une sobriété de bon aloi. Chemise d'un blanc immaculé — sans dentelles ni fioritures — cravate ornée d'une simple épingle en or, veste demi longue et culotte de soie. Une fois de plus, elle fut impressionnée par la force virile qui émanait de tout son corps, la largeur de ses épaules, la puissance de son cou, de ses cuisses et de ses mollets.

— Nous allons dîner, madame ? Les yeux baissés modestement, Angélique se leva et posa une main

tremblante sur le bras qu'il lui offrait. Elle pouvait sentir le jeu de ses muscles sous le velours noir de sa veste.

Ignorant les battements désordonnés de son propre cœur, Gareth l'escorta galamment jusqu'à la salle à manger. Il la fit asseoir, puis il prit place en face d'elle et agita la sonnette.

Quelques instants plus tard, un valet de pied entra et posa une soupière sur la table.

Ils mangèrent en silence le potage traditionnel, puis un autre valet entra avec le premier plat. Un faisan présenté tout découpé sur un plat en argent avec une macédoine de petits légumes. Pendant qu'il les servait, le sommelier du château ouvrit une bouteille de vin.

Gareth leva son verre et sourit à Angélique. — A la châtelaine de Devil Wind. Puisse-t-elle trouver joie et

bonheur à l'intérieur de ses murs vénérables.

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Les joues rouges de plaisir, Angélique lui rendit timidement son sourire et leva son verre également.

Après une légère hésitation, elle but une gorgée de vin et fut surprise par la finesse de son bouquet.

— C'est un véritable nectar, Gareth. Si je ne savais pas que le roi d'Angleterre avait banni toutes les importations de France, je jurerais que c'est un grand cru de Bourgogne.

Un sourire fin et mystérieux erra sur les lèvres de lord Devlin. Elle avait deviné l'origine du vin, mais il préférait garder son petit secret — au moins pour le moment.

— Malgré ce que pensent les Français, les Anglais ne sont pas des barbares. Ils connaissent les bonnes choses et savent les apprécier.

Angélique lui concéda ce point gracieusement et, les yeux baissés, fit tourner lentement le verre de cristal dans sa main. Ce dîner ne se présentait pas du tout comme elle l'avait imaginé et elle ne voyait guère comment elle pourrait lui répliquer que le principal défaut de l'Anglais qu'elle avait épousé était sa versatilité. Un jour enjoué, le lendemain sombre comme une porte de prison. Si tous les Anglais lui ressemblaient, elle plaignait de tout son cœur les Anglaises. Cependant, le moment n'était pas à la polémique. Rien ne devait la détourner du but qu'elle s'était fixé.

— Je sais que les Anglais ne sont pas des barbares, murmura-t-elle en relevant la tête, mais, néanmoins, ils pourraient apprendre beaucoup de choses au contact de mes compatriotes.

— C'est vrai, acquiesça Gareth. La France est le pays de la beauté et de l'art de vivre. La cuisine, le vin et les jolies femmes...

Son regard se posa sur elle avec la douceur d'une caresse et Angélique sentit de nouveau sa gorge se nouer. Leur conversation commençait à prendre un tour vraiment trop dangereux.

Levant son verre, elle le finit d'un seul trait. Immédiatement, le sommelier le remplit de nouveau. L'alcool lui donnerait peut-être le courage dont elle avait besoin, se dit-elle.

Le faisan s'avéra succulent et elle le dégusta en buvant sans aucune modération.

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Puis vinrent la salade, les fromages et le dessert — des profiteroles fourrées de crème pâtissière et nappées de chocolat.

Un vin blanc, doux et léger, avait succédé au vin rouge et Angélique commençait à voir le monde à travers un petit nuage rose.

Gareth mangeait et buvait, tout en surveillant sa femme à la dérobée. Il n'avait pas compté les verres qu'elle avait bus, mais une chose était certaine : elle se préparait un joli mal de tête pour le lendemain matin.

En la voyant lever de nouveau son verre, il fronça les sourcils et se demanda à quel jeu elle jouait. Depuis le début, il y avait quelque chose de bizarre dans cette soirée et le moment était venu de s'en enquérir — avant qu'elle ne soit plus en état de lui répondre.

— Ne croyez-vous pas qu'il est temps de me dire ce que tout cela signifie ?

Angélique essaya de fixer son regard sur le visage de son mari. — Que... que voulez-vous dire ? — J'ai l'impression que vous avez une idée derrière la tête, sinon

vous ne boiriez pas autant pour noyer votre ennui de devoir dîner en ma compagnie.

Angélique releva le menton bravement et fit un effort pour prendre un air offensé.

— Monsieur, je ne comprends rien à vos insinuations. Auriez-vous des reproches à me faire sur la façon dont je joue mon rôle de châtelaine de Devil Wind ?

Les traits du visage de Gareth se durcirent. Avant qu'Angélique ait eu le temps de comprendre ses intentions, il se leva et contourna la table pour la rejoindre. Puis, sans le moindre effort, il fit pivoter sa chaise vers lui et maintint ses bras prisonniers, afin de l'empêcher de s'enfuir.

Se penchant vers elle, il plongea ses yeux dans les siens, comme s'il voulait voir jusqu'au fond de son âme.

— Votre changement d'attitude à mon égard ressemble vraiment par trop à une comédie. Et, si je ne vous avais pas vue boire autant de vin, je ne m'en serais pas rendu compte.

Angélique secoua la tête avec véhémence. — Vous vous trompez, Gareth. Ce n'est pas du tout cela. Je...

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Ses lèvres se mirent à trembler. Tous ses beaux projets étaient en train de s'effondrer. Si elle ne parvenait pas à le persuader de l'autoriser à se rendre à la Sirène bleue, elle ne trouverait jamais un autre moyen de retourner en France. D'un geste impulsif, elle s'essuya les yeux et renifla comme une petite fille prise en faute, les doigts dans un pot de confiture.

— Je... je sais que vous ne voulez pas de moi comme femme, mais je... je pensais que je pourrais au moins vous être agréable en dirigeant votre maison.

— Vous pensez cela, alors que vous avez besoin de vous enivrer simplement pour supporter ma présence ? répliqua Gareth en ignorant délibérément ses larmes.

La froideur glaciale de son regard la troubla jusqu'au plus profond d'elle-même. Comment pouvait-elle lui dire que si elle avait bu autant de vin, c'était pour calmer l'émoi qu'il faisait naître dans son corps ? Comment pouvait-elle expliquer à un homme qui lui avait annoncé sans détour son intention de prendre une maîtresse que son cœur se brisait un peu plus chaque fois qu'elle l'imaginait dans les bras d'une autre femme ? C'était l'homme qu'elle était supposée haïr. L'homme qu'elle avait décidé de quitter... Pourquoi alors avait-elle autant envie qu'il la prenne dans ses bras ?

Autant de questions qui l'amenèrent à réfléchir sur les sentiments qu'elle nourrissait à l'égard de son mari.

Etait-ce de l'amour ? Une notion qu'elle rejeta immédiatement. Non, elle n'aimait pas

Gareth Devlin. Ce qu'elle ressentait en ce moment n'était rien d'autre que l'effet de l'alcool sur son organisme.

Posant les mains sur les accoudoirs de sa chaise, elle fit un effort pour se lever. Tout tournait autour d'elle et, pendant quelques secondes, elle tangua dangereusement.

— Je refuse de répondre à un interrogatoire aussi... aussi offensant, murmura-t-elle quand elle eut réussi à reprendre à peu près son équilibre.

Sur ces mots, elle se redressa et sortit de la salle à manger avec ce qu'elle pensait être l'allure d'une reine outragée. Au pied de l'escalier, le

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sol se déroba sous elle, comme si elle était sur le pont d'un bateau, et elle dut se raccrocher à la rampe pour ne pas tomber. Agrippée à la main courante, elle posa le pied sur la première marche, bien décidée à monter toute seule jusqu'à sa chambre.

La marche se mit à bouger elle aussi et elle recommença à vaciller. Gareth la rattrapa juste au moment où elle allait tomber en arrière. — Petite folle ! Vous vous briseriez le cou avant de parvenir au

premier palier, mais vous êtes trop fière et trop entêtée pour demander de l'aide.

Sans le moindre effort apparent, il la souleva dans ses bras et entreprit de gravir l'escalier. La tête appuyée contre son torse, Angélique ferma les yeux, apaisée par les battements puissants et régulier de son cœur. Lorsqu'il arriva à sa chambre, il ordonna à Alice de les laisser et la posa doucement sur son lit.

Elle ne chercha même pas à protester. Elle ne pensait plus à rien. Elle se sentait bien, tout le reste n'avait plus d'importance.

Gareth déboutonna le haut de sa robe, avec des gestes très doux, comme s'il s'agissait d'une enfant. Lorsque son corsage commença à glisser le long de ses bras, il regretta d'avoir renvoyé Alice. Etant donné l'état d'ébriété d'Angélique, il avait pensé que la femme de chambre aurait de la peine à se débrouiller toute seule et qu'il valait mieux qu'il se charge lui-même de déshabiller sa femme, mais il avait compté sans la violence de ses propres désirs.

Il continua, les dents serrées. Les jupons et les sous-vêtements d'Angélique allèrent rejoindre sa

robe sur le dossier d'une chaise. Elle était nue devant lui. Il détourna les yeux, le souffle court et saccadé. Maintenant, il lui

fallait trouver une chemise de nuit. Il alla jusqu'à la commode et fouilla dans les tiroirs à travers les dentelles,les satins et les dessous de soie. Non sans mal, il réussit finalement à exhumer quelque chose qui ressemblait à une chemise de nuit.

Prenant son courage à deux mains, il retourna auprès d'Angélique et s'assit sur le bord du lit. Il la souleva pour la mettre en position assise et entreprit de lui enfiler la chemise. La tête, d'abord, puis les bras...

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L'étoffe légère et vaporeuse l'enveloppa, soulignant ses charmes féminins au lieu de les dissimuler. L'effet fut dévastateur et il eut l'impression qu'un torrent de lave se mettait à couler dans ses veines.

La fuite. C'était la seule solution s'il voulait pouvoir échapper à la tentation. Il commença à se lever, mais pour se retrouver prisonnier entre les

bras d'Angélique. Ses grands yeux vert émeraude le regardèrent. — Reste, murmura-t-elle d'une voix chaude et un peu rauque. S'il te

plaît, serre-moi contre toi. — Sois raisonnable, Angélique. Tu as besoin de te reposer. Il ferma les yeux et lutta pour résister à une invitation à laquelle il

n'avait que trop envie de céder. — Je ne te demande pas de me faire l'amour. J'ai seulement besoin

que tu me prennes dans tes bras. Sa voix s'était faite suppliante, angoissée. Croyant que l'alcool avait

exacerbé le sentiment de solitude qui n'avait pas quitté Angélique depuis son départ de France, il n'eut pas le cœur de résister à son appel. Depuis son arrivée à Devil Wind, elle avait fait front courageusement, malgré son exil dans un pays si différent de sa Champagne natale. Maintenant, elle se raccrochait à lui, cherchant désespérément cet amour dont elle avait autant besoin que lui.

Très doucement, il la prit dans ses bras et s'allongea à côté d'elle, la laissant se blottir contre lui et enfouir son visage contre son torse. Au bout d'un moment, sa respiration devint plus profonde et plus régulière. Elle s'était endormie.

Il se déplaça légèrement sur le côté et contempla son visage détendu et apaisé. Tendrement, il repoussa une mèche de cheveux qui lui barrait le front et déposa un baiser sur le bout de son nez.

Puis il posa sa tête dans le creux de son bras et essaya de trouver lui aussi le sommeil. Son corps était encore brûlant de désir, mais il éprouvait un sentiment de victoire. Il avait réussi à se maîtriser !

— C'est peut-être un nouveau recommencement pour nous, Angélique, murmura-t-il en fermant les yeux.

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Chapter 8 Une brise légère entra par la fenêtre ouverte, apportant avec elle la

fraîcheur de l'aube et les embruns salés de la mer. Angélique frissonna dans son sommeil et chercha machinalement la chaleur de son compagnon. Enlaçant son bras autour de sa taille, elle remonta sa jambe sur les siennes et posa son visage sur son torse.

Quel était ce picotement sur sa joue ? D'un seul coup, son esprit s'éclaircit, comme si un ouragan avait

chassé les brumes qui l'enveloppaient. Elle s'assit brusquement en tirant le drap sur sa poitrine. Gareth ! Il

était allongé à côté d'elle, les yeux grands ouverts. — Que faites-vous ici ? questionna-t-elle d'une voix tremblante. Il s'étira et lui sourit langoureusement. — Vous m'avez demandé de rester. L'auriez-vous oublié ? Remontant ses genoux contre sa poitrine, elle se prit la tête dans les

mains afin d'essayer d'arrêter les coups de marteau qui résonnaient dans ses tempes à chaque battement de son cœur.

La douleur était atroce, mais, peu à peu, quelques images commencèrent à remonter du fond de sa mémoire. Ils avaient diné ensemble, elle avait bu — beaucoup trop bu... Qu'avait-elle pu bien faire ensuite ? L'escalier... Elle avait posé le pied sur la première marche, puis plus rien. Le trou noir.

— Oui, j'ai oublié, avoua-t-elle finalement d'une voix presque inaudible.

Sentant son désarroi, Gareth posa une main apaisante sur son épaule.

— Ne te tourmente pas, ma chérie. Tu n'as aucune raison d'avoir honte. Tu n'as rien fait de mal.

Ses paroles ne lui apportèrent aucun réconfort. Des larmes brillèrent entre ses cils et son menton se mit à trembler.

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— Je... je ne sais pas ce qui m'a pris. Je voulais seulement vous demander de me permettre de rendre visite à la mère d'Alice afin de lui donner des vêtements pour ses sœurs.

Malgré lui, Gareth ne put s'empêcher de sourire. Il leva la main et recueillit l'une de ses larmes au bout de son doigt.

— C'était donc cela. Si vous aviez été franche avec moi, vous auriez pu vous épargner beaucoup de tracas et un horrible mal de tête.

Angélique battit des paupières. — Vous voulez dire que cela ne vous ennuie pas si j'apporte

quelques unes de mes vieilles robes aux sœurs d'Alice ? — Pas du tout. Vous êtes libre de disposer de vos affaires

personnelles comme bon vous semble et j'approuve totalement votre désir d'aider les familles nécessiteuses. La châtelaine de Devil Wind a le devoir de se montrer généreuse envers les gens du voisinage.

Angélique écarquilla les yeux. Elle n'arrivait pas à croire qu'elle était parvenue aussi facilement à son but.

— Vrai... vraiment ? bredouilla-t-elle. — Oui, bien sûr. Maintenant, revenez dans mes bras et dormons

encore une heure ou deux. J'aurai une longue journée devant moi, aujourd'hui. Si je n'arrive pas à trouver quelqu'un à Padstow pour me seconder dans la direction de mon chantier naval, je vais sans doute devoir me rendre à Londres.

Angélique sentit sa gorge se nouer. S'il était obligé d'aller à Londres, il serait absent plusieurs jours et elle serait libre d'organiser sa fuite. Une opportunité à ne pas manquer. Mais, par ailleurs, elle ne le reverrait peut-être jamais plus...

A cette pensée, elle eut l'impression que son cœur se brisait dans sa poitrine. Aurait-elle la force de le quitter ? Déchirée entre son angoisse pour ses parents et son attirance instinctive pour Gareth, elle se laissa aller dans ses bras avec la passion du désespoir. S'ils devaient être les derniers, autant savourer pleinement les quelques instants qu'il leur restait à passer ensemble.

Avant qu'il ait eu le loisir de protester, elle s'empara de sa bouche pour un baiser qui eut raison de ses ultimes velléités de résistance. Il la serra dans ses bras avec toute l'ardeur dont il était capable. En réponse

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à son étreinte, son corps se cambra contre le sien, achevant de le mettre en feu.

Il avait trop envie d'elle, trop envie de se perdre dans la douce tiédeur de sa féminité.

En quelques gestes rapides, il se débarrassa de sa culotte de soie et aida Angélique à faire passer sa chemise de nuit au-dessus de sa tête. Puis, basculant sur elle, il plongea son regard dans ses yeux embrumés de sommeil.

— Mon Dieu, tu es si belle, si désirable..., murmura-t-il d'une voix rauque.

Ses lèvres tracèrent un sillon brûlant sur sa gorge, tandis que ses mains glissaient avec délice sur la peau satinée de ses seins et de ses hanches.

Instantanément, Angélique perdit le sens des réalités. Le contact de ses lèvres et de ses mains viriles embrasait ses reins et lui arrachait de petits cris inarticulés.

— Oh ! viens, viens... Tes caresses vont me rendre folle ! C'est trop bon...

Lui non plus, il ne pouvait plus attendre. Il la pénétra et, serrés dans les bras l'un de l'autre, ils commencèrent le voyage plein de volupté qui conduit au paradis des amants. Ils gravirent ensemble tous les sommets de la passion, puis, dans un assaut ultime, leurs corps et leurs âmes s'unirent dans un éblouissement.

Hors d'haleine, mais leurs sens apaisés, ils restèrent un long moment silencieux, écoutant les battements désordonnés de leurs cœurs.

Confronté une fois de plus à son incapacité à se maîtriser quand il se trouvait dans les bras de sa femme, Gareth eut l'impression qu'une main de fer enserrait son cœur à le briser. Maintenant, il commençait à comprendre ce que ses ancêtres avaient enduré et pourquoi aucun d'entre eux n'avait eu la force de mettre un terme à la lignée maudite des Devlin. Il était plus facile de condamner un être pas encore né que de renoncer au seul véritable bonheur que l'on pouvait espérer dans cette vallée de misère.

Très doucement, il se dégagea de l'étreinte d'Angélique et s'assit sur le bord du lit. Etait-ce lui, le fou de la famille ? Après tout, les crises de

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nerfs d'Adam ne prêtaient guère à conséquence. Par contre, il savait à quoi il s'exposait en faisant l'amour à sa femme. Il avait trahi son serment et il le trahirait de nouveau. Son seul recours était de mettre une certaine distance entre eux. Il avait besoin de temps pour mettre de l'ordre dans son esprit et trouver un moyen de maîtriser ses émotions. S'il n'y parvenait pas, tout serait perdu.

Se retournant vers Angélique, il lui caressa la joue et lui sourit. Un sourire à la fois tourmenté et plein de tendresse.

- Je... — Non, l'interrompit Angélique en posant un doigt sur ses lèvres.

Ne dis rien. Je sais ce que tu penses. Nous venons de passer un moment merveilleux... Prenons le temps de le savourer.

Ce matin serait sans doute leur dernier matin ensemble et elle n'avait pas envie de le gâcher avec des paroles inutiles. Elle en emporterait le souvenir en France et le garderait dans son cœur, comme le plus précieux des trésors.

Il hocha la tête lentement. Elle avait raison. Il était trop tard pour revenir en arrière. Seuls le temps et la distance parviendraient peut-être à assurer son salut.

Sans un mot, il s'allongea de nouveau à côté d'elle et l'attira dans ses bras. Encore une heure ou deux, puis il partirait pour Londres...

Lorsque Angélique se réveilla, elle était de nouveau seule. Elle avait un mal de tête atroce, comme si une machine infernale cherchait à lui broyer le crâne. Espérant calmer la douleur, elle fit un effort pour se mettre en position assise. Mal lui en prit. Son estomac se rebella et un horrible goût amer remonta dans sa bouche. Elle posa ses pieds par terre avec précaution et cligna des yeux. Les rideaux étaient ouverts et elle vit que le beau ciel bleu de la veille avait été remplacé par des nuages gris qui bouchaient tout l'horizon.

Les événements de la soirée précédente et des petites heures de l'aube revinrent dans sa mémoire et la remplirent de honte, la submergeant avec une telle force qu'elle dut serrer les dents pour ne pas crier.

N'avait-elle aucun amour-propre ? Aucune fierté ? Etait- elle incapable de résister à son attirance pour Gareth ?

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Le cœur déchiré par des questions auxquelles elle ne pouvait répondre, elle se laissa retomber au milieu de ses oreillers et regarda fixement les poutres du plafond. Elle avait accepté l'attirance physique que son mari exerçait sur elle, mais elle n'avait pas prévu qu'elle se transformerait en amour.

— Ce n'est pas vrai ! murmura-t-elle d'une voix gémissante. Si, c'était vrai et toutes ses dénégations ne pouvaient rien y changer.

Elle était tombée complètement sous le charme de son mari. Il n'en était pas conscient, mais elle lui avait donné son cœur sans partage, d'une façon irrémédiable.

Elle fronça les sourcils et se mordit la lèvre jusqu'au sang. Que ne donnerait-elle pas pour conquérir l'amour de Gareth ! Mais elle savait qu'elle n'y parviendrait jamais, quoi qu'elle fasse. Elle retournerait en France dès que les contrebandiers seraient en mesure de lui faire traverser la Manche et Gareth trouverait quelqu'un d'autre pour la remplacer dans son lit. Elle ne put s'empêcher d'envier celle qui serait l'élue de son cœur. Sans éprouver le moindre sentiment à son égard, il lui avait fait connaître le paradis... Comment cela aurait-il été s'il l'avait aimée ?

Cette pensée la troubla jusqu'au plus profond d'elle- même. Un coup sec frappé à la porte l'arracha à ses rêveries. — Entrez ! La porte s'ouvrit et Hilda apparut avec le plateau de son petit

déjeuner. La gouvernante embrassa d'un coup d'œil le lit en désordre et un petit sourire narquois erra sur ses lèvres.

— Votre thé, milady. Ce matin, la cuisinière vous a préparé des crêpes et des petits friands fourrés à la confiture.

A cette seule évocation, Angélique eut un haut-le-cœur. — Où est Alice ? questionna-t-elle en fronçant les sourcils. — Elle est de corvée au lavoir, ce matin, répondit Hilda en posant le

plateau sur le lit. — De corvée au lavoir ? Cela ne fait pas partie de ses tâches

habituelles, pour autant que je sache. — Vous avez raison, milady, mais cette petite effrontée a pris deux

journées de congé cette semaine au lieu d'une. Elle doit être punie. Si je

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laissais les domestiques faire ce qu'ils veulent, il n'y aurait bientôt plus aucune discipline dans cette maison.

Les yeux d'Angélique étincelèrent de colère. — Comment avez-vous pu prendre sur vous de punir ma femme de

chambre personnelle ? Je vous ordonne d'aller la chercher et de lui présenter vos excuses !

Hilda se redressa et croisa les bras sur sa poitrine, la mine butée et hostile.

— Je n'ai pas outrepassé mes fonctions, milady. En tant que gouvernante de ce château, j'ai le devoir de punir les serviteurs chaque fois que je l'estime nécessaire.

Angélique la toisa avec hauteur. — Et moi, je suis la maîtresse de Devil Wind et j'ai le droit de

m'opposer à vos décisions quand je les estime injustifiées. J'ai également autorité pleine et entière pour congédier toutes les personnes qui s'opposeraient à ma volonté, y compris vous-même, mademoiselle Felton.

Hilda se déplaça d'un pied sur l'autre avec embarras. — Peut-être ai-je été mal informée, milady... — Sans aucun doute, répliqua sèchement Angélique. Maintenant,

envoyez-moi immédiatement Alice. J'ai besoin d'elle pour m'aider à ma toilette et pour m'habiller.

Hilda baissa les yeux afin de dissimuler la colère qui bouillonnait dans ses veines.

— Veuillez me pardonner, milady. Je n'avais pas l'intention d'empiéter sur vos prérogatives.

— J'accepte vos excuses. Mais la prochaine fois, je vous saurai gré de venir me rendre compte avant de donner une punition, surtout lorsqu'il s'agit de ma femme de chambre. J'ai autorisé personnellement Alice à aller rendre visite à sa famille, comme vous l'auriez appris si vous étiez venue me consulter avant de prendre une décision coercitive à son égard.

— Je suis désolée, milady. Je ne le savais pas. Je vais aller la chercher tout de suite et lui dire de monter vous aider à votre toilette.

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Quand la porte se fut refermée sur la gouvernante, Angélique poussa un soupir de soulagement. Elle prit le plateau et alla le poser sur la commode — le plus loin possible, afin de ne pas avoir à supporter la vue et l'odeur de la nourriture. Puis, l'estomac tout retourné, elle se recoucha et, les yeux fermés, se jura de ne plus jamais boire un verre de vin pendant le reste de son existence.

— Je n'aurai pas à tenir très longtemps, murmura-t-elle misérablement en enfouissant son visage dans la fraîcheur de son oreiller.

Ses nausées et son mal de tête étaient tellement horribles qu'elle s'attendait à tout instant à rendre son âme et — surtout — son corps au Créateur.

« Tu es poussière et tu redeviendras poussière. » — Mon Dieu ! je vous en supplie, mettez fin à mon martyre... On frappa à la porte. C'était Alice, sans doute. — Entre ! marmonna-t-elle sans même essayer de se lever. L'oreiller avait étouffé sa voix. On frappa de nouveau. Agacée, elle leva la tête et marmonna un peu plus fort, en français

cette fois-ci. — Mais entre donc, bonté divine ! Puis, avant que la porte se fût ouverte, elle laissa retomber sa tête sur

l'oreiller. Lorsqu'une main lui caressa doucement les cheveux, elle comprit

que ce n'était pas Alice. Elle se retourna douloureusement et vit son mari penché sur elle, le regard anxieux.

— Je vous souhaiterais volontiers le bonjour, dit-il en s'asseyant au pied du lit, mais visiblement l'expression serait mal choisie.

— Je crains que vous n'ayez raison, acquiesça Angélique en faisant un effort pour ne pas grogner. Ce n'est pas du tout un bon jour. Le temps est positivement horrible.

Gareth sourit. — Je ne crois pas que le temps soit la cause primordiale de votre

humeur de ce matin, chère amie. A mon avis, le coupable serait plutôt le penchant excessif que vous avez montré hier soir pour le fruit de la vigne.

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Angélique fit un effort pour s'asseoir, mais la main de Gareth l'en empêcha.

— Non, restez couchée, dit-il en secouant la tête. Vous avez besoin de vous reposer. Le sommeil est encore le meilleur moyen pour venir à bout de votre mal de tête.

Angélique se laissa faire sans protester — d'autant plus facilement qu'elle ne se sentait vraiment pas en état de se lever.

— C'est bien, murmura-t-il en souriant. Vous êtes raisonnable. Je suis venu vous annoncer que je partais à Londres pour essayer de trouver un homme de confiance pour mon chantier naval. Je ne sais pas combien de temps cela me prendra et je ne peux donc pas vous dire quand je reviendrai.

Une nouvelle qui fit oublier momentanément à Angélique ses nausées et son mal de tête. Si elle parvenait à s'entendre avec les contrebandiers, elle serait libre de partir à la première occasion favorable. Gareth serait loin et il ne pourrait donc rien faire pour l'en empêcher.

A cette pensée, elle eut l'impression qu'un poignard lui transperçait le cœur et elle s'efforça de mémoriser les traits du visage de son mari. Lorsqu'elle serait en France, il ne lui resterait plus que ses souvenirs pour la réconforter. Jamais elle n'oublierait son regard, ces grands yeux noirs qui semblaient pouvoir lire jusqu'au plus profond de son âme, ni sa bouche, si sensuelle, dont les baisers resteraient gravés sur ses lèvres, sur sa gorge et partout où ils avaient tracé leur sillon de feu.

« Mon Dieu ! je l'aime comme aucune femme avant moi n'a aimé un homme. »

Ses doigts frémirent. Elle avait trop envie de le toucher, de le prendre une dernière fois dans ses bras... Non, elle devait se maîtriser, ne pas lui montrer son émoi.

— Je vous souhaite un voyage agréable, réussit-elle à murmurer. Revenez-nous vite... Vous allez me manquer...

Gareth se leva brusquement. — Je ferai de mon mieux, madame, répondit-il après s'être éclairci la

gorge. Maintenant, il faut que je me mette en route. Au revoir. J'espère qu'à mon retour vous vous sentirez mieux.

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— Au revoir, monsieur... Il hocha la tête et quitta précipitamment la chambre. Quand la porte

se fut refermée derrière lui, il s'adossa au battant et ferma les yeux, le souffle court et saccadé. S'il s'écoutait, il retournerait auprès de sa femme et lui dirait combien il l'aime. Mais c'était la seule chose qu'il ne pouvait pas faire. Si jamais il succombait à la tentation, ils seraient perdus, l'un et l'autre.

La voix de Hilda l'arracha à ses pensées. — Milord, votre frère est très agité et il dit ne plus supporter d'être

enfermé dans l'aile nord. Pourriez-vous venir essayer de le calmer avant votre départ ?

Gareth se retourna lentement vers la gouvernante. — Bien sûr, j'y vais, répondit-il avec résignation. De toute façon,

j'avais Pintention d'aller le voir afin de lui expliquer les raisons de mon absence et vous donner mes nouvelles instructions.

Hilda haussa les sourcils. — Vos nouvelles instructions ? — Oui, cette fois-ci je compte sur vous pour l'empêcher de sortir de

l'aile nord pendant mon séjour à Londres. A mon retour, je vous ferai part de mes décisions pour l'avenir — cette situation ne pourra pas durer éternellement.

Lorsqu'ils entrèrent dans l'aile nord, Gareth et Hilda furent surpris par le calme qui y régnait. Aucun cri, aucun éclat de voix. Les sourcils froncés, Gareth ouvrit la porte de la chambre de son frère et découvrit Adam en train de lire, assis tranquillement à côté de la fenêtre.

Un peu déconcertée par le changement d'humeur d'Adam, Hilda haussa les épaules et écarta les bras en signe d'ignorance. L'homme qu'elle voyait maintenant ne ressemblait en rien au forcené qu'elle avait quitté quelques instants plus tôt. Quand elle lui avait raconté que Gareth avait passé de nouveau la nuit dans la chambre de sa femme, il était devenu livide et s'était mis dans une fureur noire. Ses menaces de mettre le feu au château et de faire brûler vif son frère et sa maudite Française l'avaient tellement effrayée qu'elle avait couru chercher lord Devlin, car lorsqu'il était dans cet état, lui seul était capable de le calmer.

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— Comment te sens-tu, aujourd'hui ? questionna Gareth en entrant dans la chambre.

Adam referma son livre et le posa soigneusement à côté de lui. — Pourquoi me le demandes-tu ? Je suppose que Hilda t'a déjà mis

au courant de mon état. C'est une excellente geôlière — efficace et digne de confiance.

Gareth tira une chaise et s'assit à côté de lui. — Elle m'a dit qu'il y avait quelque chose qui te tourmentait. As-tu

envie d'en parler avec moi ? — Non. Tu ne comprendrais pas. — Donne-moi au moins une chance. Comment puis-je t'aider, si tu

refuses de me parler ? Une lueur froide et cynique brilla dans les yeux d'Adam. — Je t'ai déjà parlé auparavant, mais cela n'a servi à rien. Tu refuses

toujours de me laisser sortir de ma prison et de me permettre de me conduire comme un membre normal de cette maison.

— Je te promets que tu pourras bientôt quitter cette chambre, mais, pour le moment, il vaut mieux que tu restes ici.

— Oh ! allons, arrête de te moquer de moi ! Je ne suis pas un imbécile et il ne sert à rien de me mentir. Je sais que tu as l'intention de me garder enfermé pendant le reste de ma vie.

Gareth laissa échapper un long soupir et ses épaules s'affaissèrent légèrement.

— Dès que je serai de retour de Londres, tu seras autorisé à te joindre à nous. J'ai seulement besoin d'un peu de temps pour expliquer la situation à ma femme.

Adam jura grossièrement. — Ta femme ! Parlons-en... Tu me gardes enfermé parce que tu as

peur de sa réaction lorsqu'elle apprendra la vérité sur nous. Ce serait vraiment trop frustrant, si elle décidait de te chasser de son lit...

Gareth se leva brusquement, le visage blême. — Tu es injuste, Adam ! — Injuste ? Ce qui est injuste, c'est que je suis enfermé ici, pendant

que toi tu batifoles avec ta femme. Ton vœu de mettre un terme à notre lignée maudite n'a pas duré longtemps, n'est-ce pas ?

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Gareth eut l'impression d'avoir reçu un coup de poing dans le ventre. Nier la vérité ne servait à rien. S'il n'avait pas parlé de son frère à sa femme, c'était uniquement parce qu'il avait peur qu'elle se détourne de lui comme d'un pestiféré.

Un soupir résigné s'échappa de ses lèvres. Le temps des secrets était terminé. Quand il reviendrait de Londres, il dirait la vérité à Angélique. Toute la vérité. S'il lui faisait trop horreur et si elle décidait de le quitter, il lui rendrait sa liberté.

— Tu as raison, Adam. Je te demande seulement de patienter encore quelques jours. A mon retour de Londres, je lui raconterai tout. Tu seras libre alors d'aller et venir à ta guise dans le château.

Adam sourit, tout heureux de la douleur qui brillait dans les yeux de son frère.

— Bien, j'attendrai ton retour ; mais, au-delà, je ne te fais aucune promesse.

— Je ne t'en demande pas. Gareth lui tendit la main pour sceller leur contrat et Adam la serra

hypocritement. Pour le moment, il était satisfait. Il avait gagné cette première bataille et, lorsque son frère reviendrait de Londres, il mettrait son plan en œuvre pour gagner la guerre.

— Adieu, mon amour, murmura Angélique à travers un voile de larmes en regardant la voiture de Gareth franchir le pont-levis.

— Milady, il se fait tard. Si nous voulons y aller, nous devons nous dépêcher, dit Alice en posant une main apaisante sur le bras de sa maîtresse. Le ciel est de plus en plus sombre et nous risquons d'être noyées avant d'arriver à la Sirène bleue.

Angélique hocha la tête. — Oui, il pourrait bien pleuvoir... Va à l'écurie et demande au chef

palefrenier de nous atteler un cabriolet. Ainsi, nous ferons le trajet à l'abri.

Lorsque Alice fut sortie, elle s'essuya les yeux et s'éloigna de la fenêtre. Il ne servait à rien de regretter la perte de quelque chose qu'elle n'avait jamais eu.

Gareth était parti et le moment était venu de tirer un trait définitif sur son mariage. Le chapitre était clos. Désormais, elle devait mettre

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toutes ses pensées et toute son énergie dans son projet de retour en France. Lorsqu'elle se serait assurée que ses parents étaient en sécurité, elle aurait tout le loisir de regarder en arrière et de se lamenter sur un amour qui, de toute façon, n'aurait jamais été payé de retour.

Le gris du ciel semblait à l'unisson des sentiments qu'elle s'efforçait d'ignorer. Quand elles furent à mi-chemin du village, les nuées s'ouvrirent et déversèrent une pluie de larmes, détrempant la terre et rendant la route presque impraticable.

Heureusement, leur voiture était légère et elle ne s'embourba pas dans les ornières. Lorsqu'elles arrivèrent à la taverne, les deux jeunes femmes étaient transies de froid.

La famille d'Alice les accueillit avec des transports de joie et les fit entrer dans la salle commune. Un feu de tourbe achevait de se consumer en dispensant une chaleur parcimonieuse, insuffisante pour réchauffer l'atmosphère froide et humide. Un nuage de fumée bleue flottait dans la pièce et il était difficile de respirer, mais, apparemment, les consommateurs y étaient habitués, car personne ne s'en plaignait. La mère et les sœurs d'Alice entourèrent Angélique et, après l'avoir installée confortablement, lui apportèrent du vin chaud.

Lorsque Alice ouvrit les paquets qu'Angélique avait apportés pour ses sœurs, toutes les conversations cessèrent instantanément. Les yeux des trois jeunes filles se mirent à briller d'envie, mais aucune d'entre elles n'osa toucher au satin et à la soie des robes. Elles n'en avaient sans doute jamais vu d'aussi belles, même dans leurs rêves.

Embarrassée par leur silence — et par un vague sentiment de culpabilité à l'idée d'avoir utilisé ce prétexte pour rencontrer les contrebandiers — Angélique se tourna vers la mère de famille qui se tenait un peu en retrait, la tête haute et le visage empreint de fierté.

L'avait-elle blessée ? A cette pensée, elle rougit de confusion. Elle avait accepté

l'hospitalité de ces braves gens et, en retour, elle leur faisait la charité, alors qu'ils ne lui avaient rien demandé.

— Veuillez me pardonner, madame Broome, s'excusa- t-elle. Je n'avais pas l'intention de vous offenser, vous ou votre famille.

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Un sourire plein de compréhension et de gentillesse éclaira le visage ridé de la mère d'Alice.

— Je ne suis pas du tout offensée, milady, affirma-t-elle en lui prenant la main et en la serrant chaleureusement dans les siennes. Je suis très fière de l'intérêt que vous portez à mes filles et je ne sais comment vous remercier pour votre libéralité. Ces robes sont vraiment magnifiques...

Soulagée par sa réaction, Angélique lui rendit son sourire, tandis que les sœurs d'Alice, comme si elles avaient reçu un signal, se précipitaient sur les robes avec des cris de joie.

Jusqu'à ce moment-là, elle ne s'était jamais vraiment rendu compte de la chance qu'elle avait eue en naissant dans une famille riche. Le luxe dans lequel elle avait été élevée avait été une chose naturelle, établie. Désormais, elle savait que d'autres avaient été moins fortunées et qu'elle ne devait plus accepter ce que la vie lui avait donné comme un privilège de droit divin. Seul le hasard de la naissance la différenciait d'Alice et de ses sœurs.

Un coup de tonnerre secoua la taverne et, au même instant, la porte s'ouvrit devant un homme grand et solide, vêtu d'un sarrau de marin élimé et détrempé par la pluie. Une bourrasque de vent l'inonda encore un peu plus et, non sans mal, il referma le battant derrière lui, avant de se retourner vers la salle. En voyant que tout le monde s'était tu, il sourit et, enlevant sa casquette de marin, se passa la main dans ses cheveux mouillés.

— Je n'avais pas l'intention de jouer les rabat-joie, déclara- t-il sur un ton jovial.

Beth fut la première à retrouver la parole. — Oh ! Sam, viens voir ce que lady Devlin nous a donné ! dit-elle

d'une voix tout excitée en présentant une robe en satin bleu devant elle. Qu'en penses-tu ? Elle est adorable, n'est-ce pas ?

Le nouvel arrivant hocha la tête et son sourire s'élargit. — Adorable, ma chérie ! acquiesça-t-il. Tu vas rendre jalouses toutes

tes amies. Son regard embrassa le reste du clan Broome, puis il se posa sur

Angélique.

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— Milady, comme Beth et ses sœurs semblent être trop accaparées par leurs trésors, permettez-moi de me présenter tout seul. Je suis l'homme que vous êtes venue voir — Samuel Heath, Sam pour mes amis et pour Beth.

— Je suis heureuse de vous rencontrer, monsieur Heath, répondit Angélique en lui tendant la main. Merci d'avoir bravé ce mauvais temps pour venir me voir.

Il prit sa main dans la sienne et s'inclina gauchement. — Vous me permettez de m'asseoir, milady ? Elle hocha la tête et il s'installa à califourchon sur une chaise, un bras

musclé et poilu en travers du dossier. Il ne jeta qu'un bref coup d'œil en direction des Broome, mais cela suffit pour que chacun se souvienne brusquement qu'il avait quelque chose à faire. En un instant, la salle fut vide et Angélique se retrouva seule en face du contrebandier.

— Puis-je vous demander, milady, pour quelle raison vous êtes si pressée de retourner en France ? questionna-t-il sans parvenir à changer ses façons franches et directes, bien qu'il se trouvât en face de la femme de lord Devlin.

— Je suis inquiète pour la vie de mes parents et mon mari refuse de m'aider à me rendre auprès d'eux.

Sam se tapota le menton et la considéra pensivement pendant un long moment avant de continuer.

— La France est un pays dangereux pour une personne comme vous en ce moment. Votre mari le sait et c'est sans doute la raison pour laquelle il a refusé d'accéder à votre demande.

— Je le sais également, mais je ne changerai pas d'avis, monsieur Heath, répondit-elle d'une voix ferme. Si vous ne voulez pas m'aider, je continuerai de chercher jusqu'à ce que je trouve quelqu'un qui acceptera de me faire traverser la Manche.

— Je n'ai pas dit que je ne voulais pas vous aider. Je pensais seulement qu'il était de mon devoir de vous mettre en garde contre les dangers auxquels vous aurez à faire face quand vous mettrez le pied sur le sol français.

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— Je vous remercie de vous soucier de moi, mais ma décision est prise. Je ne peux pas rester ici sans rien faire, en sachant que mes parents risquent à chaque instant d'être arrêtés et jetés en prison.

Sam hocha la tête gravement. — Il y aura un prix à payer, milady. Avec tous ces bouleversements,

chaque traversée est plus périlleuse et, en plus, je risque d'encourir la colère de lord Devlin s'il venait à apprendre que je vous ai aidée à vous échapper. Je préférerais avoir affaire au diable lui-même, plutôt qu'à votre mari quand il est en colère.

— Je comprends vos réticences, monsieur Heath, acquiesça Angélique. Je paierai la somme que vous me demanderez. Lit si vous pouvez me fournir quelqu'un pour m'escorter, je me montrerai généreuse également.

Le contrebandier haussa les sourcils. — Quelqu'un pour vous escorter ? Je veux bien vous emmener

jusqu'à un port français, mais ne comptez pas sur moi pour vous accompagner au-delà.

Angélique sourit malgré elle. — Je ne pensais pas à vous, monsieur Heath. Je me disais seulement

que vous connaissiez peut-être quelqu'un — un Français de préférence — qui accepterait de voyager avec moi jusqu'au château de mes parents en Champagne.

Sam réfléchit un instant avant de répondre. — Un Français..., murmura-t-il finalement. J'ai peut-être ce qu'il vous

faut. Il y a quelques jours, j'ai rencontré un émigré qui cherchait du travail sur le port. Il avait besoin d'argent et était prêt à faire n'importe quoi, mais je n'avais rien à lui offrir.

— Comme je vous l'ai dit, l'argent n'est pas un problème. — Je ne vous promets rien, milady, marmonna Sam en se grattant la

tête. L'argent est une chose, mais ce ne sera peut-être pas suffisant pour le convaincre de retourner en France. Il prendra un risque énorme en traversant de nouveau la Manche. La dernière fois, il a failli laisser sa tête sous le couperet de la guillotine. C'est le genre de chose qui donne à réfléchir.

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— Transmettez-lui néanmoins ma proposition. S'il refuse, je comprendrai sa décision, mais cela ne changera pas la mienne.

— Bien, alors l'affaire est conclue. Si la mer n'est pas trop mauvaise, nous partirons demain soir. Apportez vingt pièces d'or pour votre passage et venez me retrouver à 9 heures du soir dans la crique de Tintagel. Alice vous montrera le chemin. Je vous attendrai avec une barque.

— J'y serai, monsieur Heath. Merci. — Vous n'avez pas besoin de me remercier, milady. Votre or me

suffira. Avec lui, je pourrai enfin me marier avec Beth et avoir une vraie famille.

— Je vous souhaite tout le bonheur possible avec elle. Angélique se leva et lui tendit la main. — Au revoir, monsieur Heath. Sam se leva également et lui serra la main avec vigueur. — Au revoir, milady. Lorsqu'il fut parti, elle fit ses adieux aux Broome et reprit le chemin

de Devil Wind avec Alice. Pendant tout le trajet, elle resta silencieuse, car son esprit était trop accaparé par la perspective de son départ pour pouvoir penser à autre chose.

Encore une journée d'attente... Tout en tenant les guides, elle leva les yeux distraitement. La brume

s'enroulait comme une écharpe autour des murailles et des tours de Devil Wind et, malgré elle, elle ressentit un pincement au cœur. Au fil des jours, la vieille forteresse était devenue sa maison, son foyer — sans même qu'elle s'en rende compte. Quand cela avait-il commencé ? Elle n'en avait aucune idée. C'était comme son amour pour Gareth. Il s'était insinué dans son cœur, sans y avoir été attendu et encore moins invité.

Ses yeux glissèrent vers le sommet de la falaise et elle imagina Gareth debout face à l'océan, comme elle l'avait épié tant de fois depuis la fenêtre du boudoir. Bien campé sur ses jambes écartées. En habit et en culotte de velours. Sa chemise blanche ouverte, ses cheveux ébouriffés par le vent...

Sa gorge se noua et elle détourna la tête, mais la vision était toujours là, par trop réelle.

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Quelques instants plus tard, elle arrêta le cabriolet dans la cour du château et un palefrenier se précipita pour l'aider à mettre pied à terre, tandis que l'un de ses aides s'occupait de la jument.

Son imagination avait eu raison de ses belles résolutions et, malgré tous ses efforts, elle ne réussit pas à se concentrer sur son projet de retour en France. A la seule pensée de ne plus jamais revoir son mari, elle avait l'impression que son cœur se brisait en mille morceaux.

Sans un regard ni un mot pour Alice, elle traversa la cour les yeux baissés et monta directement à sa chambre. Ayant besoin d'être seule, elle ferma la porte derrière elle et, le corps secoué de sanglots déchirants, se jeta sur son lit et enfouit son visage dans son oreiller.

Chapter 9 Depuis son réveil, Angélique n'avait trouvé que fort peu d'énergie

pour préparer ses affaires en prévision de son départ. Elle avait autorisé Alice à serrer les vêtements dont elle aurait besoin dans un sac de voyage, mais, hormis cela, elle avait passé la journée à broyer du noir dans sa chambre, en redoutant le moment où elle allait devoir quitter Devil Wind et son propriétaire, ce mari énigmatique pour lequel elle éprouvait des sentiments si contradictoires.

Lorsque le soleil descendit au-dessous de l'horizon, plongeant le château et le parc dans la pénombre d'une nuit sans lune, elle était toujours assise à son secrétaire, la tête dans les paumes de ses mains. Avant de pouvoir partir, elle devait encore s'habiller et aller forcer le coffret de Gareth. Elle savait qu'il ne lui restait plus beaucoup de temps, mais elle n'arrivait pas à se résoudre à franchir le pas.

A l'intérieur de ces murs vénérables, elle avait connu un bonheur ineffable — oh ! d'une façon bien éphémère, certes...

A quoi bon se lamenter ? Elle devait agir, faire quelque chose.

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Elle chassa ses souvenirs avec détermination et, se levant, elle alla ouvrir sa penderie et en sortit un manteau et son costume de chasse en velours vert.

Stoïquement, elle s'habilla, prit son sac de voyage et souffla sa bougie. Puis, à pas de loup, elle sortit de sa chambre et se dirigea vers le bureau de Gareth. Une fois à l'intérieur de la petite pièce, elle ferma la porte au verrou et alluma une chandelle.

Le canif. Elle fouilla dans son sac et le trouva à l'endroit où Alice l'avait caché. Le cœur battant, elle ouvrit le tiroir, en sortit le coffret et le posa sur

le bureau. Elle n'avait encore jamais forcé une serrure... Après une brève hésitation, elle tenta d'insérer la lame dans la fente

du couvercle. En vain. Elle réussit seulement à faire éclater le placage en marqueterie. Voyant que ses efforts ne servaient à rien, elle enfonça la pointe dans la serrure et tourna dans un sens, puis dans l'autre. Toujours aucun résultat.

Comment les voleurs s'y prenaient-ils ? Dans les romans qu'elle avait lus, il leur suffisait d'un tournemain. Un déclic et le couvercle se soulevait, comme par magie.

Exaspérée, elle faillit jeter le coffret par la fenêtre et renoncer à ses projets.

Et si elle pouvait trouver la clé ? Gareth avait peut-être un double dans un autre tiroir, au cas où il perdrait celle qu'il gardait dans sa poche.

Elle se remit à fouiller dans le secrétaire. Il y avait sûrement une cache, un tiroir secret, comme dans le sien à Cramant.

Tiens, celui-ci est moins profond que les autres... Elle le tira complètement et tâtonna. Après deux ou trois essais

infructueux, le fond bascula. Elle avait trouvé la cache... et la clé ! Elle la saisit fébrilement et l'inséra dans la serrure du coffret. Gagné ! Le couvercle se souleva et, pendant une seconde ou deux, elle fut

hypnotisée par l'éclat des pièces d'or. Prenant son petit sac à main, elle y déversa le contenu du coffret. Puis, satisfaite de son expédition, elle

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remit en place le coffret vide dans le secrétaire, souffla sa chandelle et sortit du bureau.

Après un coup d'œil prudent à gauche et à droite, elle se glissa furtivement le long du couloir et traversa le hall pour rejoindre Alice qui l'attendait dans la pénombre de la cour.

En quittant le château, elle contempla une dernière fois la silhouette massive de la vieille forteresse de granit. Tout était silencieux et seule une fenêtre était éclairée, au deuxième étage de l'aile nord.

Qui pouvait bien veiller dans cette partie inoccupée du château ? La question n'effleura que brièvement son esprit. Devil Wind

appartenait au passé, désormais. Elle lui dit adieu en silence et suivit Alice sur le chemin de la crique de Tintagel.

Ayant passé son enfance à explorer toutes les anfractuo- sités de la côte en compagnie de ses frères et sœurs, Alice en connaissait chaque sentier et elle aurait presque pu la conduire les yeux fermés. Moins d'une demi-heure plus tard, les deux jeunes femmes parvenaient à une petite plage de galets battue par les vagues où Sam Heath les attendait avec une petite barque.

Il déposa le sac de voyage d'Angélique dans le fond de la barque et se passa la main nerveusement dans les cheveux.

— Ne nous attardons pas, milady. La marée commence à descendre et, bientôt, nous n'aurons plus assez d'eau pour prendre la mer.

Angélique se tourna vers Alice et la serra dans ses bras avec des larmes de gratitude dans les yeux.

— Adieu et merci pour tout, murmura-t-elle en pressant plusieurs pièces d'or dans la paume de sa main.

Alice les regarda et secoua la tête. — Je ne peux pas les accepter, milady. — Si. Tu le dois. Tu as été une amie pour moi et tu mérites

beaucoup plus, mais, hélas ! je n'ai rien d'autre à t'offrir, répondit Angélique en refermant la main de la jeune domestique sur les pièces.

— Oh ! milady... La voix d'Alice se brisa et des larmes embuèrent ses yeux. — Je... vous... vous allez me manquer.

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Sentant qu'elle allait éclater en sanglots si elle n'abrégeait pas leurs adieux, Angélique la serra une dernière fois dans ses bras.

— Au revoir. Dieu vous garde, toi et ta famille. — Vous aussi, milady, murmura Alice, sans pouvoir maîtriser plus

longtemps son émotion. Angélique laissa le contrebandier lui donner la main pour monter

dans la barque. Lorsqu'il eut commencé à ramer vers le large, elle regarda une dernière fois en direction du sombre château de granit où elle était devenue une femme. Elle était libre, maintenant. Elle avait brisé la chaîne qui la retenait prisonnière, mais, au fond d'elle-même, elle savait qu'elle n'oublierait jamais l'homme dans les bras duquel elle avait connu les premiers émois de l'amour.

Sam continuait de ramer à grands coups réguliers. La côte s'éloignait et commençait à disparaître, enveloppée dans une épaisse brume blanche. La mer était forte et le frêle esquif, ballotté par les vagues, était difficile à contrôler, mais Sam le manœuvrait avec toute la dextérité d'un marin expérimenté.

Bientôt, une masse sombre apparut devant eux. Elle grossit rapidement et Angélique vit qu'il s'agissait de l'un de ces grands cotres pontés que les pêcheurs utilisaient pour la pêche au large. Ils l'abordèrent par le travers et l'un des marins de Sam leur envoya une échelle de corde. Bravant le roulis et les vagues qui se brisaient contre la coque, elle réussit à gravir les échelons et à enjamber le plat-bord — saine et sauve, mais dans quel état ! Son costume de chasse était complètement détrempé et les embruns salés ruisselaient sur son visage et dans son cou.

Les nerfs à vif, elle se raidit et frissonna lorsqu'une brise glaciale chassa brusquement le banc de brume qui enveloppait le bateau. A la lumière du fanal, elle découvrit l'équipage du cotre, une demi-douzaine d'hommes dépenaillés. Leurs mines patibulaires la firent frissonner de nouveau et, pour la première fois, elle se demanda si elle n'avait pas commis une grave imprudence en faisant confiance à des contreban-diers. Elle ne savait rien de Sam, hormis ce qu'Alice lui en avait dit. Il pouvait très bien l'avoir attirée à son bord dans le but de la dépouiller et de jeter son corps à la mer, après avoir laissé ses compagnons abuser

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d'elle. Personne ne saurait jamais ce qui lui était arrivé. A son retour, il aurait les poches pleines d'or et Alice s'imaginerait qu'il l'avait conduite à bon port en France.

« Allons, tu es ridicule ! » se dit-elle. Ces braves pêcheurs ne sont pas des pirates. Leur apparence ? La vie sur un bateau est rude et tu ne peux guère leur reprocher d'être sales et mal rasés.

Elle avait confiance en Sam Heath. D'emblée, il l'avait frappée par sa franchise et par son honnêteté. Il ne respectait peut-être pas les lois anglaises en important illicitement des marchandises françaises, mais, malgré ses manières bourrues, c'était un homme d'honneur et de parole. Tant qu'elle serait auprès de lui, elle ne courrait aucun risque.

Cette certitude apaisa ses craintes et elle attendit patiemment qu'il attache la barque à la poupe et qu'il monte sur le pont.

Puis, alors qu'il donnait l'ordre de lever l'ancre et de larguer les voiles, elle vit un homme grand et mince sortir de l'ombre et s'avancer vers elle.

A sa grande surprise, il s'inclina courtoisement et s'adressa à elle en français.

— Bienvenue à bord, madame. Augustin Duval, pour vous servir. M. Heath m'a demandé de vous servir d'escorte jusqu'en Champagne.

Avant qu'Angélique ait eu le temps de lui répondre, Sam les rejoignit en s'essuyant le visage avec le revers de sa manche.

— Je vois que vous avez déjà fait connaissance avec M. Duval, déclara-t-il avec un grand sourire. Il a accepté de vous accompagner chez vous.

Angélique lui rendit son sourire et le remercia chaleureusement. Le contrebandier leva la main. — Vous n'avez pas besoin de me remercier. Tout ce que je fais, je le

fais pour Beth et pour sa famille. Maintenant, si vous le voulez bien, M. Duval va vous accompagner à votre cabine. Nous sommes encore dans les eaux anglaises et nous devons nous méfier des gardes-côtes.

— Ne devrions-nous pas discuter de votre paiement auparavant ? questionna Angélique, la main sur son sac.

— Rien ne presse, milady, répondit le contrebandier. Pour le moment, je dois m'occuper de la manoeuvre. Allez à votre cabine et

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faites le moins de bruit possible. Sur la mer, les sons portent très loin et il est inutile d'alerter les gabelous de Sa Majesté.

Angélique hocha la tête. — Je vous suis, monsieur Duval. Augustin Duval se pencha vers elle, le visage aimable et souriant.

Grâce à son charme et à sa prestance, il avait toujours eu beaucoup de succès auprès des femmes. S'il avait accepté l'offre de Sam Heath, c'était uniquement par besoin d'argent, mais depuis que lady Devlin était montée à bord, son esprit commençait à échafauder des projets d'une autre nature. Il n'y avait pas assez de lumière pour discerner ses traits, mais s'il en jugeait à la douceur de sa voix et à la finesse de sa silhouette, sa protégée était jeune et belle. Si, en plus, elle était riche...

— Venez, madame, murmura-t-il en lui offrant son bras. Angélique posa la main avec légèreté sur sa manche et sentit une

vague de nostalgie l'envahir en entendant le son de sa langue maternelle. A force d'entendre parler anglais, elle avait presque oublié combien il était doux à son oreille.

Augustin la conduisit en silence jusqu'à une écoutille et, après l'avoir aidée à descendre une échelle en bois, il la fit entrer dans un réduit sombre et bas de plafond.

Sa « cabine ». Elle était sur un bateau de pêche et se dit qu'elle avait déjà de la

chance d'avoir un coin pour elle toute seule. Un rideau noir occultait l'unique hublot et le mobilier se limitait à

une banquette étroite et à une petite table basse. Elle rejeta en arrière le capuchon de son manteau et s'assit.

— Parlons affaires, dit-elle en prenant son sac à main. Combien me demandez-vous pour m'accompagner jusqu'en Champagne, monsieur Duval ?

Augustin réfléchit un instant avant de répondre. — Je ne sais pas... Que me proposez-vous ? Angélique ouvrit son sac et en sortit une poignée de pièces. — Vingt souverains en or. Cela vous suffira-t-il ?

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Le cœur d'Augustin se mit à battre plus vite. Jamais il n'aurait osé demander une somme pareille ! Apparemment, dame Fortune avait décidé de lui sourire de nouveau.

— Cela sera plus que suffisant, madame, acquiesça-t-il en mettant prestement l'or dans sa poche. Où désirez-vous aller, en Champagne ?

— Au château de Cramant. C'est la demeure de mes parents. Augustin se mordit la lèvre. La fille du marquis de Cramant ! Il avait

devant lui l'une des plus riches héritières de France. Cela changeait tout, se dit-il intérieurement. Quand il avait accepté

l'offre de Sam, il avait projeté de l'accompagner seulement pendant quelques lieues, avant de l'abandonner à son sort. Maintenant, il avait bien envie d'accomplir sa mission jusqu'au bout. S'il jouait sa partie intelligemment, il n'aurait plus de soucis d'argent quand il retournerait en Angleterre.

— Je suppose, madame, que vous connaissez les dangers qui nous attendent. Le roi n'a plus aucune autorité et les campagnes sont parcourues par des bandes de brigands sans foi ni loi.

— Je le sais, monsieur, mais je n'ai pas le choix. Il faut que j'aille à Cramant — à n'importe quel prix.

Augustin hocha la tête avec compréhension. — Alors, je ne dis plus rien. Reposez-vous, maintenant. Nous

jetterons l'ancre demain soir et quand nous serons à terre, vous aurez besoin de toutes vos forces.

Il prit la main d'Angélique et s'inclina galamment. — Bonne nuit, madame. — Bonne nuit, monsieur. Après avoir quitté Angélique, Augustin Duval retourna à la « cabine

» que Sam avait mise à sa disposition — un réduit encore plus étroit que celui d'Angélique. Il dénoua sa cravate et posa sa veste sur la caisse qui lui servait de table et de chaise, puis il accrocha son hamac et s'allongea.

Les mains derrière la tête, il contempla les planches rugueuses du pont, tandis qu'un sourire satisfait incurvait sa bouche sensuelle et finement dessinée. Il avait eu cent fois raison de prendre le risque de retourner en France. La guillotine ? Il en avait peur, mais il préférait encore braver son couperet, plutôt que de vivre comme un paria en

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Angleterre. S'il décidait de nouveau de s'exiler, ce serait les poches pleines et, avec cette héritière providentielle à « protéger », il était presque sûr de pouvoir les remplir.

Vingt pièces d'or... Ce n'était rien, mais c'était déjà beaucoup pour un homme qui, la veille encore, errait, le ventre creux, sur les quais de Padstow.

Ses yeux s'assombrirent et son sourire s'effaça. La vie n'avait pas été juste avec lui. Aussi loin qu'il s'en souvenait, il avait été obligé de se battre pour survivre. Sa lignée était aussi ancienne que celle des Cramant — les du Val avaient autrefois appartenu à la noblesse et accompagné les rois de France à la Croisade — mais sa famille s'était ruinée lors des malheureuses spéculations de Law et, depuis lors, elle avait vécu d'expédients. Enfant, il avait connu la misère et avait dû voler parfois pour ne pas mourir de faim, jusqu'au moment où un lointain cousin de sa mère l'avait pris en pitié. Au début, il lui avait été reconnaissant. Mais, très vite, il avait appris ce que cela signifiait d'être un parent pauvre.

Un domestique avait le droit de quitter son employeur si celui-ci devenait trop injuste ou trop exigeant ; lui, il n'avait même pas eu ce privilège. Il avait été obligé d'accepter les brimades de son cousin et de se plier à son autorité, sans jamais pouvoir se rebeller. Ne devait-il pas déjà le remercier d'avoir un toit et de quoi manger ? Cette expérience lui avait appris beaucoup de choses et, avant même l'adolescence, il était devenu un maître dans l'art de dissimuler ses sentiments.

Intelligent et sans scrupules, il avait réussi à se faire une place dans la vie — en écrasant sans vergogne tous ceux qui se mettaient en travers de son chemin. Après de longues années d'intrigues, il était entré, grâce à ses relations, au ministère de la Guerre — dans l'intendance, le service où l'on pouvait le plus facilement s'enrichir, sans courir le risque de tomber sous les balles de l'ennemi. A trente ans, son avenir semblait assuré... Puis il y avait eu la prise de la Bastille. Finis les projets, finie la belle alliance qu'il convoitait et qui devait lui apporter la fortune et la célébrité...

Il jura entre ses dents.

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La révolution l'avait surpris en pleine ascension et il avait dû fuir la France pour échapper à la machine infernale du Dr Guillotin.

— Avec de l'argent, je vivrai tout aussi bien en Angleterre, murmura-t-il en retrouvant brusquement le sourire.

Il avait enfin trouvé un moyen de parvenir à son but. Mais, pour le moment, il devait se reposer, se dit-il en fermant les yeux. Dans les jours à venir, il aurait besoin d'avoir l'esprit clair s'il voulait surmonter les obstacles qui, immanquablement, allaient se mettre en travers de sa route.

La fortune... Elle était à la fois toute proche et très loin, avec, planant au-dessus de lui, l'ombre effrayante du « rasoir national ».

Les mains posées sur le bastingage, Angélique regardait le goulet d'entrée du port de Dieppe et les toits d'ardoise de la petite ville normande. Cela faisait quelques mois à peine qu'elle avait quitté sa terre natale, mais, malgré elle, elle ressentit un frisson d'excitation en voyant les lumières briller aux fenêtres des maisons.

Avant de quitter Cramant, son petit monde avait été centré autour d'elle et des gens qu'elle aimait. Maintenant, son expérience anglaise lui avait donné une certaine maturité et elle se rendait compte qu'il y avait bien autre chose dans la vie au-delà des plaisirs innocents de l'enfance.

Elle avait beaucoup appris et pourtant elle se rendait compte qu'elle ne connaissait rien ou presque du pays dans lequel elle s'apprêtait à débarquer. La France qu'elle avait connue était maintenant aux mains d'hommes qui considéraient son père et les gens de sa caste comme des profiteurs et des accapareurs.

A cette pensée, elle sentit son estomac se nouer. Pourvu qu'il ne soit pas trop tard ! Pourvu qu'elle arrive à temps pour empêcher ses parents de se sacrifier au nom d'un régime qui ne reviendrait jamais plus. Si le roi acceptait la nouvelle Constitution, sa famille perdrait tous ses privilèges et serait rabaissée au rang des gens ordinaires. Créée sur le modèle de la déclaration d'indépendance des Etats-Unis d'Amérique, elle abolirait les titres nobiliaires et imposerait une monarchie constitutionnelle dans laquelle le roi devrait obéir à tous les caprices du peuple.

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Lorsqu'ils accostèrent, Angélique était tellement absorbée par ses pensées qu'elle sursauta en entendant la voix d'Augustin Duval.

— Madame, nous allons devoir bientôt descendre à terre. Si je puis me permettre une suggestion, vous devriez aller changer de robe.

Angélique se retourna vers lui, les sourcils froncés. — Changer de robe ? Pourquoi donc ? Augustin réprima avec peine une réplique cinglante. Etait-elle donc

innocente à ce point ? — Pour dissimuler votre identité. Avec une robe pareille, tout le

monde saurait immédiatement qui vous êtes et nous ne ferions pas trois pas sans être arrêtés et jetés en prison. La France que vous avez connue n'existe plus. Par les temps qui courent, même les bourgeois, qui, normalement n'ont rien à craindre de la vindicte populaire, s'habillent comme les gens du peuple. Passer inaperçu est encore le meilleur sauf-conduit pour échapper au couperet de la guillotine.

Angélique regarda son élégante robe de satin bleu pastel et s'interrogea de nouveau sur la folie qui s'était emparée de son pays. Les belles choses étaient-elles donc proscrites, condamnées à se cacher ? La laideur érigée en qualité et considérée comme un gage d'honnêteté... C'était inimaginable !

Néanmoins, elle hocha la tête et retourna à sa cabine. Après une brève hésitation, elle choisit une robe en calicot, grise, avec juste un petit col en dentelle — la plus simple qu'elle possédait.

Lorsqu'elle réapparut sur le pont, Augustin sourit appro- bativement. — C'est beaucoup mieux ainsi. Maintenant, nous pouvons

descendre à terre, madame. Il prit son sac de voyage et lui donna le bras courtoisement. Une fois

sur le quai, il ne chercha pas à louer une voiture et l'entraîna à travers des ruelles mal pavées jusqu'à une bâtisse délabrée dont la façade arborait une enseigne rouillée.

— L'hôtel des Trois Faisans, annonça-t-il laconiquement. J'y ai passé une nuit avant mon départ pour l'Angleterre.

A l'intérieur, la salle commune était noire et enfumée. Le tenancier, un homme mal rasé aux sourcils broussailleux, s'avança vers eux et les considéra avec des yeux de fouine.

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— Vous désirez, citoyen ? Très calmement, Augustin lui expliqua qu'il était le citoyen

Marchais. Il arrivait de Boulogne et se rendait à Paris avec sa femme pour assister à la signature de la Constitution par le roi.

Angélique fronça les sourcils lorsqu'il signa le registre avec leur faux nom, mais ne fit aucun commentaire. Augustin lui prit le bras et, précédés par le tenancier, ils gravirent un escalier en bois vermoulu. La chambre qu'il avait louée était petite et poussiéreuse. Lorsque la porte se fut refermée derrière eux, Angélique se retourna vers son compagnon, les yeux étincelants de fureur.

— Monsieur, comment avez-vous osé demander une seule chambre? Il est hors de question que je passe la nuit ici avec vous !

Un sourire amusé incurva les lèvres d'Augustin. — Calmez-vous, madame, murmura-t-il d'une voix apaisante. J'ai pris

une seule chambre afin de ne pas éveiller les soupçons. Un couple marié passe plus facilement inaperçu.

Votre honneur ne court aucun danger avec moi et, si cela peut vous rassurer, je suis prêt à dormir par terre.

— Je l'espère bien, monsieur ! répliqua-t-elle sèchement. Son explication ne l'avait qu'à demi convaincue, mais elle était bien

obligée de le croire si elle voulait qu'il l'accompagne jusqu'à Cramant. Les lèvres pincées, elle s'assit sur le lit et croisa les bras sur sa

poitrine. — A l'avenir, monsieur, je vous suggère de m'exprimer vos

intentions clairement avant de prendre des initiatives de ce genre, sinon vous pourriez vous attirer de graves désagréments.

Les traits du visage d'Augustin se durcirent. Il n'avait pas l'habitude de se laisser traiter d'une façon aussi hautaine par une femme et, si elle n'avait pas été une riche héritière, il n'aurait pas hésité à la gifler. Cependant, sa cupidité eut raison de sa vanité et il préféra se montrer conciliant.

« Tu ne perds rien pour attendre, ma petite », se dit-il. — Je suis désolé de vous avoir contrariée, madame. Je pensais que

vous comprendriez que j'agissais uniquement dans votre intérêt.

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— Je le comprends, monsieur. Cependant, je ne suis pas idiote et si vous m'expliquez vos intentions à l'avance, je saurai comment réagir. Quelle aurait été la tête du tenancier, si j'avais déclaré que vous n'étiez pas mon mari ?

Augustin grimaça. Ses intentions n'étaient pas été aussi honorables qu'il l'avait prétendu. Il aurait très bien pu louer deux chambres — en la présentant comme étant sa sœur, par exemple — mais il avait préféré un cadre plus intime, en espérant jouer de son charme pour la séduire. Il avait eu de nombreuses aventures et, jusqu'à présent, aucune femme ne lui avait résisté.

— De nouveau, je vous prie de m'excuser. J'aurais dû vous prévenir. Vous ne le savez peut-être pas, mais les émigrés, s'ils sont pris, sont immédiatement condamnés à mort comme traîtres à la patrie. Au cours des jours prochains, nous allons devoir vivre en compagnie l'un de l'autre et personne ne devra soupçonner que nous ne sommes pas ce que nous prétendons être. Si quelqu'un venait à découvrir la vérité, nous serions jetés en prison et...

Il ne finit pas sa phrase, mais fit un geste significatif avec le tranchant de sa main sur son cou.

— Cependant, ajouta-t-il, si ma présence vous met vraiment trop mal à l'aise, je peux m'en aller.

Angélique secoua la tête. Elle se sentait ridicule. Augustin Duval connaissait beaucoup mieux qu'elle la situation en France et elle n'avait aucune raison de ne pas lui faire confiance. Il risquait sa tête en l'accompagnant et vingt pièces d'or étaient bien peu de chose en échange d'un pareil service.

— Je suis désolée, monsieur Duval, murmura-t-elle en rougissant. Je n'aurais pas dû réagir d'une façon aussi vive. Je vous prie d'accepter mes excuses.

Augustin étendit son manteau par terre et s'allongea en lui tournant le dos ostensiblement.

— Je les accepte, madame, murmura-t-il avec un sourire satisfait, mais seulement si vous m'appelez Augustin.

Angélique poussa un soupir de soulagement. Il n'était pas fâché. — Bonne nuit, Augustin.

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Elle souffla la bougie et s'allongea sur le lit, persuadée qu'elle n'arriverait jamais à trouver le sommeil. Mais, très vite, ses yeux se fermèrent et, la fatigue aidant, elle sombra dans les bras de Morphée.

Augustin sourit de nouveau et se retourna pour essayer de trouver une position plus confortable. Il aurait préféré être couché à côté d'elle, mais la brusquer ne servirait à rien. Il devait jouer serré et, surtout, se montrer patient. Ses efforts trouveraient leur récompense lorsqu'ils arriveraient à Cramant. Il s'endormit en rêvant à sa fortune future et, bientôt, ses ronflements se mêlèrent au bruit régulier de la respiration d'Angélique.

Chapter 10 Debout au milieu de la chambre, Augustin regardait Angélique

dormir. La lumière orangée du candélabre se reflétait sur son beau visage, fin et aristocratique. Elle lui rappelait la Belle au Bois Dormant, cette princesse de conte de fées condamnée au sommeil par une sorcière jusqu'au moment où le baiser de son Prince charmant viendrait la réveiller. A une différence près : le monde qu'Angélique avait connu était à jamais révolu. Même si elle dormait pendant cent ans, elle ne retrouverait pas les privilèges qui avaient été les siens sous l'ancien régime. Aucune bonne fée ne pourrait changer les événements qui étaient en train de bouleverser la France et, après ce qu'il venait d'entendre dans la salle commune de l'auberge, le moment était venu de prendre une décision.

Oui, mais quelle décision ? Il était en proie à un terrible dilemme. En homme pragmatique, il

avait l'habitude de parier seulement quand il était sûr de gagner. Or, s'il en jugeait d'après les nouvelles qu'il avait apprises, les membres du club des Jacobins, les députés les plus radicaux de l'Assemblée nationale,

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envisageaient de confisquer tous les biens des ci-devant aristocrates. Au cas où ils parviendraient à leurs fins, son voyage en Champagne risquait de s'avérer à la fois dangereux et inutile. Si le château de Cramant venait à être déclaré propriété de la Nation, le père d'Angélique se retrouverait pauvre comme Job.

Il posa le candélabre sur la table de nuit et alla regarder à la fenêtre. Les carreaux étaient sales et la rue devant l'auberge était plongée dans une profonde obscurité.

Il avait eu froid dans le dos en entendant l'aubergiste rire aux éclats quand l'un de ses clients avait parlé de cette armée que les émigrés tentaient de lever pour protéger leurs châteaux et leurs familles. Une poignée de mercenaires qui s'enfuiraient comme des lapins dès qu'ils se trouveraient face à l'armée du peuple ! Maintenant, les idées de la révolution s'étaient propagées jusqu'au fond des provinces et chaque paysan, chaque ouvrier était prêt à prendre qui sa fourche, qui sa hache pour courir sus à tous ceux qui voulaient les empêcher de s'approprier les terres et les richesses qui avaient été accaparées par leurs anciens maîtres.

A cette pensée, il sentit le souffle du couperet sur son cou et jeta de nouveau un coup d'oeil à la jeune femme qui dormait sur le lit. Son instinct lui criait de fuir, de l'abandonner à son sort. En restant avec elle, il courait le risque d'être reconnu — la suite était facile à deviner. Ils seraient massacrés par la populace et leurs têtes seraient promenées en triomphe au bout d'une pique. D'un côté il jouait sa vie, de l'autre il espérait que le marquis de Cramant lui serait reconnaissant s'il lui amenait sa fille saine et sauve... Le jeu en valait-il la chandelle ?

C'était une course de vitesse. Il lui fallait arriver à Cramant avant que l'Assemblée nationale n'ait décidé de confisquer les biens de tous les aristocrates.

Il haussa les épaules. Avait-il vraiment le choix ? Les pièces d'or qu'Angélique lui avait

données seraient à peine suffisantes pour payer son retour en Angleterre — à condition, encore, de trouver un capitaine désireux de lui faire traverser la Manche.

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Entre-temps, il lui faudrait se cacher, en craignant à chaque instant d'être dénoncé et jeté en prison. Ses amis et ses relations ? La plupart d'entre eux étaient des fugitifs comme lui et ceux qui ne l'étaient pas n'hésiteraient pas à le dénoncer afin de rentrer en grâce auprès des autorités. Non, il ne pouvait compter que sur lui-même.

Il réfléchit encore pendant quelques instants, puis il soupira. Décidément, le mieux était encore d'aller au bout de son contrat. Si sa chance ne l'abandonnait pas, il quitterait la Champagne en vie et les poches pleines.

Sa décision prise, il s'approcha du lit et secoua doucement Angélique. La jeune femme se réveilla en sursaut et poussa un cri de frayeur.

— N'ayez pas peur, madame. C'est seulement moi, Augustin. C'est l'heure de partir. J'ai trouvé une voiture de louage et il nous faut faire le plus de chemin possible aujourd'hui.

Angélique bâilla et se frotta les yeux. Il faisait encore nuit, mais elle ne protesta pas. Elle s'assit et posa les pieds par terre. Son estomac gargouillait et elle aurait volontiers pris un petit déjeuner avant de se mettre en route, mais à l'expression du visage d'Augustin, elle vit tout de suite que son désir ne serait pas exaucé.

— Je suis désolé, mais nous ne pouvons pas nous attarder, murmura-t-il en lui tendant son manteau. Le tenancier de cet hôtel est un sans-culotte convaincu et j'ai eu l'impression qu'il avait des soupçons à notre sujet.

Dès qu'elle eut enfilé son manteau, il prit son sac de voyage et, l'un derrière l'autre, il descendirent l'escalier de service et sortirent par l'arrière de l'auberge dans une ruelle pleine d'immondices. La puanteur était horrible et,plusieurs fois, Angélique sentit son pied glisser dans des ordures innommables, mais elle n'osa pas baisser les yeux pour regarder de quoi il s'agissait.

La main sur la bouche, elle devait presque courir pour arriver à suivre Augustin. Après ce qui lui sembla une éternité, ils émergèrent dans une rue mal pavée où les attendait une voiture attelée à deux chevaux maigres et efflanqués.

Jamais Angélique n'avait voyagé dans un aussi piètre équipage !

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Tout le bas du véhicule était recouvert d'une véritable gangue de poussière et de boue et les vitres des portières étaient cassées ou remplacées par des morceaux de papier huilé.

L'estomac encore tout retourné, Angélique jeta un bref coup d'œil au cocher. Enveloppé dans une grande cape noire élimée et rapiécée, il était recroquevillé sur lui-même, le visage dissimulé par un chapeau à large bord.

Un vautour perché sur un corbillard. Augustin ne lui laissa pas le temps de poursuivre son inspection. Il

descendit le marchepied et la fit monter à l'intérieur du véhicule. Malgré la pénombre, dissipée imparfaitement par la lueur vacillante de la lanterne de la berline, Angélique discerna des parois d'une saleté repoussante et des banquettes dont le velours était déchiré et usé jusqu'à la corde.

Protester ? Elle avait déjà bien assez de mal à contenir les horribles nausées qui

ne l'avaient pas quittée depuis leur départ de l'hôtel. Elle posa la tête en arrière et ferma les yeux, tandis que son compagnon prenait place en face d'elle.

Dès que la portière se fut refermée sur eux, le cocher fit claquer son fouet et la berline s'ébranla en cahotant. L'état de la chaussée et l'absence presque totale de suspension eurent un effet dévastateur sur la jeune femme et elle dut lutter désespérément pour ne pas restituer le contenu de son estomac sur les bottes de son compagnon.

Elle n'avait vraiment pas besoin de cette humiliation supplémentaire! Bientôt, le bruit sourd et régulier des sabots sur la terre battue

remplaça le cliquetis métallique des fers sur les pavés. Ils avaient quitté Dieppe et s'enfonçaient lentement dans la campagne normande.

— Etes-vous malade, madame ? questionna Augustin. Avant de quitter la ville, il avait été trop préoccupé pour prêter une

quelconque attention à la jeune femme. Mais maintenant, dans la grisaille de l'aube, il distinguait mieux son visage et la pâleur de son teint.

— Ce n'est rien, murmura Angélique d'une voix rauque. Cela va passer.

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Les sourcils froncés, il se pencha en avant et posa la main sur son front. Sa peau était moite et glacée.

Elle n'avait donc pas de fièvre. A demi rassuré, il se rassit en arrière et essuya machinalement sa

main sur la jambe de son pantalon. « Il ne manquerait plus qu'elle tombe malade et meure pendant le

voyage ! se dit-il. Si cela venait à se produire, j'aurais pris tous ces risques pour rien. »

— Vous n'avez vraiment pas l'air bien... Angélique fit un effort pour lever la tête et lui adressa un sourire qui

se voulait rassurant. — Ne vous inquiétez pas, c'est passager. J'ai été un peu indisposée

par la puanteur de la ruelle et par le balancement de la voiture. Cela commence déjà à aller mieux.

Augustin hocha la tête. — Je suppose que vous êtes habituée à des véhicules plus

confortables, mais je n'ai pas réussi à trouver une voiture de louage en meilleur état. Nous avons eu déjà de la chance de pouvoir l'obtenir.

— Vous voulez dire que la situation en France est tellement catastrophique que l'on ne peut même plus louer une voiture convenable ? questionna Angélique d'une voix incrédule.

— Oui, demanda-t-il sombrement. A notre départ d'Angleterre, je n'avais même pas imaginé que les choses avaient empiré à ce point. Avec tous ces troubles, les paysans ont négligé le travail des terres et les récoltes ont été mauvaises presque partout. Le peuple n'a pas encore faim, mais l'hiver sera très rude et, comme chacun sait, ventre affamé n'a pas d'oreilles. Des bandes de brigands infestent les campagnes et les nobles fuient par milliers pour échapper au massacre.

Angélique sentit un frisson glacé lui parcourir le dos. Ses parents ne seraient sûrement pas parmi ces fuyards. Son père était trop obstiné et trop orgueilleux. Jamais il n'abandonnerait Cramant à la vindicte de la populace. Il se battrait. Jusqu'à la mort.

— Mon Dieu ! Nous devons nous hâter et essayer d'arriver à Cramant avant qu'il ne soit trop tard, dit-elle sans se rendre compte

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qu'elle parlait à voix haute. Je dois absolument convaincre papa que sa vie et la vie de maman sont plus importantes qu'un tas de pierres.

— Allons, vous vous faites trop de souci. Je suis sûr que vos parents seront assez prudents pour aller se mettre à l'abri si la situation devient trop dangereuse pour eux. En outre, nous ne savons même pas s'il y a eu des désordres en Champagne. Le tenancier de l'hôtel et ses amis étaient des sans-culottes et, aussi bien, ils prenaient leurs désirs pour des réalités.

— J'espère que vous avez raison, murmura Angélique en regardant le soleil se lever lentement au-dessus de l'horizon.

Mais, au fond d'elle-même, elle continuait de ressentir une angoisse sourde et lancinante.

Augustin hocha la tête silencieusement. Il recommençait à douter et craignait de plus en plus d'avoir pris un risque inconsidéré en décidant de l'accompagner.

Les heures et les lieues passèrent, accompagnées par le battement régulier des sabots sur la chaussée. Assise dans son coin, Angélique regardait le paysage avec une inquiétude croissante. Ils étaient passés devant plusieurs châteaux et, chaque fois, c'était le même spectacle de désolation : des cours et des parcs envahis par les herbes folles, des volets fermés et, souvent, des traces d'incendies et de pillages.

A midi, lorsqu'ils s'arrêtèrent pour déjeuner dans un relais de poste, ils apprirent des nouvelles encore plus alarmantes. La France était en guerre et des régiments de soldats levés en hâte par l'Assemblée nationale convergeaient vers les frontières de l'Est et du Nord. Des patriotes galvanisés par leur haine des envahisseurs et de la reine, cette Marie-Antoinette qui espérait secrètement faire mater le peuple de France par les troupes autrichiennes.

Angélique se sentit défaillir. L'appétit brusquement coupé, elle finit laborieusement son fromage et son morceau de pain.

— Je veux repartir, murmura-t-elle en se levant, le visage blême. Tout de suite.

Puis, sans attendre sa réponse, elle se dirigea vers la porte d'un pas mal assuré.

Augustin but son verre de vin et la rejoignit dans la cour.

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— Vous voulez que je dise au cocher de faire demi-tour ? proposa-t-il en l'aidant à monter en voiture.

Angélique secoua la tête avec véhémence. — Non. Mes parents sont en danger et je dois les rejoindre. Au plus

vite. — Vous ne parlez pas sérieusement, n'est-ce pas ? C'est la guerre ! Il

serait plus raisonnable, pour votre sécurité et pour la mienne, de retourner à Dieppe et de prendre le premier bateau en partance pour l'Angleterre.

Les yeux d'Angélique étincelèrent. — Je vous ai dit que je voulais aller à Cramant, monsieur, répliqua-t-

elle tandis qu'il s'asseyait en face d'elle. Si vous avez envie de retourner à Dieppe, libre à vous de le faire. Je ne vous retiens pas. Cependant, il vous faudra trouver une autre voiture, car j'ai besoin de celle-ci pour continuer mon voyage.

Augustin se mordit la lèvre. — Très bien, madame. C'est votre décision et c'est votre vie que

vous mettez en danger. Néanmoins, je ne vous abandonnerai pas, même si je crois que vous faites une folie en vous obstinant.

De toute façon, il était trop tard pour changer ses plans. — Merci, monsieur. Je demanderai à mon père de vous

récompenser généreusement pour l'aide que vous m'apportez. La berline s'ébranla et ils poursuivirent leur route en silence. A la tombée de la nuit, ils s'arrêtèrent dans une petite auberge à la

sortie de Gournay en Bray. En guise de dîner, on leur servit une soupe de légumes dans laquelle

surnageaient quelques morceaux de viande bouillie. L'aubergiste s'excusa de n'avoir rien d'autre à leur offrir. Une troupe

de soldats était passée la veille et ils avaient dévoré la plus grande partie de ses provisions.

La journée avait été longue et Angélique était trop épuisée pour protester quand Augustin, une fois de plus, déclara qu'ils étaient mari et femme. Elle ne désirait plus qu'une seule chose, dormir, et n'avait vraiment plus le courage de se soucier des convenances.

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Cependant, lorsqu'elle fut couchée, ses yeux refusèrent de se fermer et, malgré tous ses efforts, elle ne réussit pas à chasser les images de pillage et de massacre que son esprit enfiévré n'avait pas cessé d'imaginer. Les toits de Cramant en flammes, les salons dévastés, les meubles éventrés, ses parents injuriés et molestés par...

Non ! Ce n'était pas possible. « Comment, en si peu de temps, ses compatriotes avaient-ils pu

perdre la raison ? » se demanda-t-elle en se rendant compte que quelques mois avaient suffi pour que la France devienne un pays étranger. Elle n'arrivait pas à comprendre cette soif de sang qui s'était emparée des gens du peuple.

Gareth avait essayé de lui expliquer la situation, mais elle ne l'avait pas écouté. Elle avait eu une seule idée en tête : les dangers auxquels ses parents seraient exposés s'ils s'aventuraient à Paris. Dans sa naïveté, elle n'avait même pas envisagé que les troubles puissent se propager en Champagne, dans un petit village comme Cramant.

Craignant, tout d'un coup, ce que l'avenir lui réservait, elle se prit le visage dans les mains et se reprocha amèrement sa stupidité. Elle avait abandonné la sécurité de sa maison en Angleterre pour se jeter, tête la première, dans ce monde de fous. Comment avait-elle pu se croire assez forte pour affronter n'importe quel obstacle ? Maintenant, elle se demandait si elle aurait le courage de tenir un jour de plus.

Si seulement Gareth pouvait être là... Jamais elle n'avait eu aussi désespérément besoin de sentir ses bras autour d'elle.

En pensant à la précarité de sa situation, un flot de larmes envahit ses yeux. Le regard fixé sur le plafond çouvert de toiles d'araignées, elle inspira profondément afin d'essayer d'apaiser son angoisse. Avant même de le quitter, elle avait su qu'elle aimait son mari. Maintenant, elle éprouvait un regret supplémentaire, plus puissant que tous les autres. Gareth ne saurait jamais qu'il avait réussi à conquérir son cœur. Elle ne vivrait jamais assez longtemps pour le lui dire. Si ce qu'elle avait appris sur son pays était vrai, ses chances de revoir un jour l'Angleterre étaient pour ainsi dire inexistantes.

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Les jours suivants, elle eut l'occasion de voir la révolution à l'œuvre. Dans les faubourgs de Reims, ils se retrouvèrent pris au milieu d'une foule d'émeutiers et, sans la présence d'esprit d'Augustin, ils auraient été arrachés de leur voiture et mis en pièces. En voyant la tournure des événements, il ordonna à Angélique de ne pas bouger et, vêtu de noir, une cocarde tricolore au chapeau, il ouvrit la portière et se dressa, face à la populace déchaînée.

— Vive la Révolution ! cria-t-il de toute la force de ses poumons. A mort les aristocrates !

Surpris par la véhémence de ses paroles, les émeutiers se turent et il poursuivit sa harangue, en levant les bras, comme s'il était l'un de ces tribuns du peuple qui avaient si bien su enflammer les Parisiens.

— Citoyens de Reims, allez-vous vous en prendre à l'un de vos frères, un pauvre marchand qui ne peut pas nourrir ses enfants à cause des taxes prélevées par les fermiers généraux, ces prévaricateurs qui affament le peuple et les honnêtes travailleurs ? Nous sommes tous unis dans notre misère pour combattre les voleurs et les ennemis de la France. Nous voulons seulement du pain, pour nous et pour nos enfants. Liberté, égalité, justice pour tous... Ne vous laissez pas détourner des objectifs glorieux fixés par les représentants du peuple ! Allez débusquer les aristocrates dans les tanières où ils se cachent et faites leur payer chèrement les avanies qu'ils vous ont fait subir pendant tant d'années, mais laissez un humble marchand poursuivre sa route. La France est en guerre, et je pars rejoindre nos vaillants soldats qui combattent les princes et les ennemis de notre pays.

Un long murmure parcourut la foule, puis un cri jaillit, repris en chœur par cent gosiers avinés.

— Vive la Révolution ! Vive Marat ! Vive Robespierre ! Les émeutiers fêtèrent Augustin et le congratulèrent,comme s'il était

l'un des leurs et on leur ouvrit le passage, après leur avoir donné une bouteille de vin, une miche de pain frais et un fromage de pays.

Il reprit place en face d'Angélique, le visage écarlate et la sueur au front. Pendant quelques minutes, ils roulèrent en silence, puis un sourire éclaira le visage d'Augustin.

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— Vous comprenez sans doute mieux maintenant pourquoi il était préférable de renoncer à vos belles robes et à vos dentelles, dit-il d'une voix suffisante.

Angélique redressa la tête et le regarda, les yeux étin- celants de colère.

— Comment avez-vous pu oser dire des choses pareilles ? Au lieu d'essayer de raisonner ces gens, vous les avez incités au meurtre !

Augustin se raidit et se renfonça dans son coin, la mine renfrognée. Jamais aucune femme n'avait osé se montrer aussi hautaine avec lui. Il le ressentait d'autant plus mal que cette petite mijaurée ne semblait même pas se rendre compte du danger qu'ils couraient depuis leur arrivée en France.

— Si je n'avais pas dit ce que j'ai dit, madame, vous seriez morte maintenant, répliqua-t-il sur un ton glacial. J'ai fait tout mon possible pour assurer notre sécurité. Chacun pour soi et Dieu pour tous. Il n'y a pas d'autre attitude à adopter si l'on veut survivre dans un monde aussi troublé.

— Aviez-vous besoin, pour autant, d'attiser la haine de cette populace en folie ? La vie des autres n'a-t-elle donc aucune importance pour vous ?

— C'était votre vie que j'essayais de sauver, fit-il observer sèchement. J'avais espéré un peu de gratitude en récompense de mes efforts, mais, au lieu de cela, je n'obtiens que des critiques. Avouez que j'ai des raisons d'être déçu.

Angélique soupira. — Je vous suis reconnaissante et je comprends votre façon de

raisonner, concéda-t-elle à contrecœur. Néanmoins, vous n'auriez pas dû encourager cette canaille à pourchasser les gens de notre caste. Je préfère ne pas imaginer ce qui arrivera aux malheureux qui croiseront leur route après un discours aussi enflammé.

Augustin dut faire un effort pour conserver son calme. La vie d'Angélique n'était rien pour lui, mais il tenait à sa propre tête et, si cela devenait nécessaire, il n'hésiterait pas à la jeter en pâture à la foule. Pour le moment, cependant, il devait continuer de se conduire en

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gentleman et faire amende honorable, s'il voulait pouvoir mettre un jour la main sur une partie de l'or des Cramant.

— Vous pensez peut-être que j'ai aimé mon rôle de tribun ? Je sais que je n'aurais jamais dû dire ce que j'ai dit, mais j'avais besoin de leur faire croire que nous étions des gens du peuple, comme eux. Je vous prie de me pardonner, lady Devlin. Dans la chaleur de l'action, je crains de n'avoir pas mesuré complètement la portée de mes paroles.

Sa mine faussement contrite émut Angélique. Il avait risqué sa propre vie pour la protéger et elle le récompensait en lui reprochant d'avoir dit à la canaille ce qu'elle désirait entendre. Elle n'approuvait pas ses méthodes, mais elle était obligée d'admettre qu'il avait fait la seule chose qui pouvait les sauver.

— C'est moi qui dois vous prier de me pardonner, monsieur, dit-elle d'une voix radoucie. Je me suis laissé emporter... Je suis terriblement angoissée pour mes parents et, en vous écoutant, je pensais à tout ce qui pourrait leur arriver s'ils venaient à rencontrer cette foule d'enragés.

Augustin savoura avec délice sa victoire. Se penchant en avant, il lui prit la main et lui adressa un sourire hypocrite.

— Je vous comprends, acquiesça-t-il sur un ton plein de fausse compassion. J'aurais réagi de la même façon si j'avais été à votre place. Maintenant, si vous le voulez bien, oublions cet incident. Dans trois heures, tout au plus, nous serons à Cramant et vous verrez alors que vous avez eu tort de vous inquiéter.

— Je prie le Ciel que vous ayez raison, murmura-t-elle en retirant sa main et en luttant pour maîtriser la répulsion qu'elle avait éprouvée à son contact.

Il avait un visage séduisant et une certaine prestance, mais il y avait quelque chose en lui qui ne lui inspirait pas confiance. Elle serait vraiment soulagée quand elle serait à Cramant et qu'elle pourrait enfin être débarrassée de sa compagnie.

Sentant sa réaction, Augustin se renfonça dans son coin, le visage sombre et fermé. Les bras croisés sur sa poitrine,il appuya sa tête contre le dossier de la banquette et ferma les yeux.

Elle regretterait de l'avoir dédaigné, se jura-t-il. Depuis aussi longtemps qu'il s'en souvenait, il avait toujours été regardé de haut par

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ces dames de l'aristocratie, imbues de leurs titres, de leurs châteaux et de leurs toilettes. supporterait sa compagnie jusqu'à Cramant. Puis, lorsqu'il aurait reçu la récompense de son « dévouement », il lui montrerait qui était le véritable Augustin Duval.

Tout en feignant de dormir, il mit soigneusement au point sa vengeance. Une lettre anonyme au Comité de Salut public... Une espionne anglaise en Champagne, juste au moment où les armées du peuple s'apprêtaient à livrer bataille aux envahisseurs autrichiens...

En imaginant sa jolie tête sous le couperet de la guillotine, un sourire maléfique erra sur ses lèvres.

Leur voiture roulait en cahotant sur la route poussiéreuse. Plus ils approchaient de Cramant, plus Angélique se sentait devenir nerveuse et tendue. Partout, ce n'étaient que ruines et dévastations. Les terres à blé en friche, les maisons des notables pillées et abandonnées. Un silence de mort régnait sur les villages et les cloches des églises qui, un an auparavant, rythmaient les travaux des champs, semblaient s'être tues à jamais. Parfois, ils croisaient des troupes de paysans qui erraient, hâves et dépenaillés. Si les gens du peuple n'étaient pas inquiétés, la révolution n'avait visiblement pas amélioré leur existence quotidienne. Au contraire.

Des images passèrent dans sa mémoire. Son dernier printemps à Cramant. Ses longues chevauchées à travers les prés verdoyants, l'accueil chaleureux des fermiers de son père quand elle s'arrêtait chez eux pour se désaltérer...

Leurs enfants étaient bien nourris et aucun d'entre eux ne se plaignait.

Alors, pourquoi ? Pourquoi ? Les grilles du château. Elles étaient ouvertes, comme d'habitude.

Son père n'avait jamais éprouvé le besoin de se protéger contre « ses » gens.

Les lèvres blêmes, elle se redressa et regarda par la fenêtre, tandis que les deux vieilles juments de leur équipage trottaient sur l'allée gravillonnée qui conduisait à la demeure de ses ancêtres. Lorsque la berline ralentit pour négocier le dernier tournant, elle retint sa respiration et passa la tête à l'extérieur, tant sa hâte était grande

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d'apercevoir les toits de Cramant. Le château était toujours là, resplendissant de blancheur. Son cœur battait à se rompre à l'idée de revoir ses parents et elle ne vit pas les parterres à l'abandon et les pelouses jaunes et envahies par les mauvaises herbes.

La voiture décrivit un demi-cercle dans la cour et s'arrêta devant le perron. Sans attendre l'aide d'Augustin, Angélique descendit prestement et courut vers la porte d'entrée. Elle frappa avec le heurtoir en bronze, mais ne reçut aucune réponse.

Où diable étaient passés les domestiques ? Elle tourna la poignée et le battant pivota lentement en grinçant,

comme si les gonds étaient rouillés. Devant le spectacle qui s'offrit à ses yeux, ses derniers espoirs

s'évanouirent. Elle fit deux ou trois pas à l'intérieur du hall, sans parvenir à croire ce qu'elle voyait. Les tapisseries en lambeaux, les meubles brisés, le plafond noirci et à moitié effondré...

Devant une telle désolation, ses genoux fléchirent et le noir se fit autour d'elle. Juste avant de perdre connaissance, une dernière pensée traversa son esprit.

« Ils ont brûlé ma maison... » Angélique se débattit et essaya de repousser la main qui lui tapait

doucement sur les joues. — Non, non, non, murmura-t-elle en luttant pour rester dans le

monde rassurant du néant. Tout son être se rebellait à l'idée de revenir à elle et de devoir

affronter la réalité. — Madame ! Réveillez vous... C'était la voix d'Augustin, anxieuse, lointaine, comme si elle lui

parvenait à travers un épais brouillard. Elle souleva lentement ses paupières et le regarda, les yeux pleins

d'angoisse. Puis elle s'accrocha à lui et des larmes roulèrent sur ses joues, tandis que des sanglots déchirants secouaient son corps frêle et gracieux.

— Mon Dieu ! Mes parents...Que sont-ils devenus ? Augustin regarda les débris calcinés autour de lui et une grimace

déforma ses traits.

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— Je ne le sais pas, mais nous ne devons pas rester ici. C'est beaucoup trop dangereux.

Angélique s'écarta de lui en reniflant et fit un effort pour se calmer. — Je ne partirai pas avant d'avoir eu des nouvelles de mes parents,

répondit-elle en essuyant ses yeux avec son mouchoir. Augustin soupira. — Ne soyez pas stupide. Vous voyez bien qu'il n'y a personne dans

ce château. Angélique secoua la tête avec obstination. — Je ne partirai pas ! Je suis chez moi ici et je resterai tant que je ne

saurai pas ce qui est arrivé à mon père et à ma mère. Un sourire méprisant se forma sur les lèvres d'Augustin. Etait-elle

aveugle ? Ne voyait-elle pas les dangers qu'ils couraient en s'attardant dans ce monceau de ruines ? Pour sa part, il avait joué et il avait perdu. Ses rêves de fortune s'étaient envolés et, s'il en avait le temps, il dirait à cette péronnelle ce qu'il pensait réellement d'elle et de tous les gens de sa caste. Des êtres vaniteux et futiles, imbus de leurs quartiers de noblesse qui, en s'accrochant à leurs privilèges, avaient précipité la France dans la tourmente où elle se trouvait. S'ils avaient accepté de partager le pouvoir avec le tiers-état, le roi ne vacillerait pas sur son trône et lui, il continuerait de gravir les échelons de la fortune et de la notoriété.

Mais à quoi bon lui dire tout cela ? Elle ne comprendrait pas et, s'il restait plus longtemps, son cocher allait s'impatienter.

Il jeta subrepticement un coup d'œil vers la porte d'entrée. Sa vengeance serait complète s'il abandonnait cette mijaurée aux

brigands qui, sans nul doute, ne tarderaient pas à revenir sur le théâtre de leurs méfaits.

Quand il pivota sur les talons pour s'en aller, son pied accrocha le sac à main d'Angélique. Il se pencha et le ramassa. En découvrant son contenu, un sourire éclaira son visage. Après tout, ses efforts n'auraient pas été complètement vains. Angélique ne regardait pas vers lui. Il glissa furtivement le sac à l'intérieur de sa veste et se retourna vers sa « protégée » .

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— Si je ne peux pas vous faire changer d'avis, madame, permettez moi de prendre congé. Vous êtes arrivée chez vous, saine et sauve, donc ma mission est terminée et il ne me reste plus qu'à vous dire adieu.

Encore en état de choc, Angélique ne saisit pas complètement la signification de ses paroles.

Elle leva les yeux vers lui et hocha la tête. — Merci pour votre aide, monsieur. Augustin Duval s'inclina courtoisement, tout en serrant le sac à

l'intérieur de sa veste. — Bonne chance, madame, murmura-t-il avec un sourire hypocrite. Puis, sans plus s'occuper d'elle, il lui tourna le dos et quitta le

château de Cramant. Avant de monter en voiture, il vit le sac de voyage d'Angélique et il

éprouva un vague remords. Il le prit et le jeta sur le perron, puis il ordonna au cocher de fouetter ses chevaux.

Au moins, il lui laissait quelque chose, se dit-il en s'asseyant sur la banquette.

Debout devant une porte-fenêtre dont tous les carreaux avaient explosé sous l'effet de la chaleur, Angélique regarda la vieille berline s'éloigner et disparaître dans l'allée, sans même se rendre compte qu'elle était seule désormais dans un pays où les gens de sa caste étaient considérés comme des parasites et des profiteurs.

Le spectacle qui l'entourait était trop horrible. Jamais elle n'avait imaginé que des êtres civilisés étaient capables de détruire sans raison, pour le seul plaisir de faire du mal. Les yeux embués de larmes, elle quitta la fenêtre et s'avança comme une somnambule au milieu de ce qui avait été le grand salon de Cramant, la pièce la plus prestigieuse du château. Son père était tellement fier quand il avait fait venir des peintres de Paris pour décorer les caissons du plafond et le dessus des portes !

Ses jambes flageolaient. Elle se laissa tomber assise par terre et prit ses genoux entre ses bras.

Maintenant, tout était noir et calciné. Les rideaux et les lambris arrachés, les meubles brisés, comme si un vent de folie avait traversé la

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maison de part en part. Une maison dans laquelle quinze générations de Cramant étaient nées et avaient grandi...

Elle posa sa tête sur ses genoux et se laissa aller à son chagrin, le corps agité par des sanglots déchirants.

Puis elle redressa la tête et puisa dans ses dernières ressources d'énergie pour revenir à la réalité. Elle n'avait plus rien à faire ici et se lamenter sur le passé ne pourrait rien lui apporter, sinon accroître encore son désarroi.

Elle se releva et parcourut lentement les pièces du rez-de-chaussée. Un voyage au fond de l'enfer. Elle avait presque décidé de faire demi-tour, lorsqu'elle se rendit compte que le feu avait ravagé seulement la partie centrale du château. Brusquement, son cœur se remplit d'espoir et elle se mit à courir en appelant à tue-tête.

— Papa ! Maman ! Vous êtes là ? Elle ne reçut aucune réponse. Lorsqu'elle arriva à la chambre de ses

parents, elle sut qu'elle n'en recevrait pas. Le matelas du grand lit à baldaquin avait été tiré au milieu de la pièce et éventré. Ses plumes s'étaient répandues partout et, à chaque pas, un nuage blanc se levait autour d'elle. Les rideaux derrière lesquels elle se cachait quand elle était enfant avaient été lacérés et pendaient misérablement, à moitié arrachés de leurs tringles. Des armoires vides, les tiroirs des commodes retournés... Rien n'avait échappé à la fureur des pillards.

Des larmes jaillirent de nouveau dans ses yeux. — Papa, maman, où êtes-vous ? murmura-t-elle d'une voix étranglée

par les sanglots. De nouveau, personne ne lui répondit. Les épaules basses, elle rebroussa chemin et retourna dans le hall

d'entrée. La porte était restée ouverte et elle vit que la nuit commençait à tomber.

Elle était seule maintenant. Totalement seule. A cette pensée, un long frisson lui parcourut le dos et ses jambes se

remirent à trembler. Des larmes menacèrent de nouveau d'envahir ses yeux, mais elle réussit à les refouler. Si elle voulait survivre, elle devait garder sa maîtrise de soi.

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Elle sortit sur le perron et contempla les jardins abandonnés. Au-delà des murs du parc, le spectacle était moins affligeant. Les vignes n'étaient pas aussi bien entretenues qu'auparavant, mais elles n'avaient pas été arrachées et, au loin, une spirale de fumée sortait de la cheminée d'une chaumière et montait lentement vers le ciel.

Aussitôt, le. cœur d'Angélique se mit à battre plus vite. Sans même réfléchir au danger, elle releva le bord de sa jupe et se mit à courir en direction du premier signe de vie qu'elle avait vu depuis son retour à Cramant.

Elle trébuchait à chaque pas ou presque, les ronces lui fouettaient les jambes et, une fois ou deux, elle faillit tomber la tête la première dans un buisson d'orties, mais rien ne semblait pouvoir arrêter sa course, tellement elle avait hâte de trouver quelqu'un à qui demander des nouvelles de ses parents.

Hors d'haleine, elle tambourina sur la porte de la chaumière. — Ouvrez ! Ouvrez, je vous en prie ! Le battant s'entrouvrit et les pointes d'une fourche de bois

apparurent. Angélique recula brusquement, avant d'avoir eu le temps de voir quelle était la personne qui la menaçait avec cette arme rudimentaire.

— Je ne vous veux aucun mal. C'est moi, Angélique de Cramant... Je cherche mes parents.

— Mademoiselle ? C'est vraiment vous ? questionna Suzon en posant sa fourche.

Elle fit un pas à l'extérieur et la regarda, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, comme si elle n'arrivait pas à croire que sa maîtresse était revenue en France.

— Suzon ! Angélique poussa un soupir de soulagement et se jeta dans les bras

de sa camériste en riant et en pleurant tout à la fois. Lorsque les effusions de son ancienne maîtresse se furent un peu

calmées, Suzon regarda avec inquiétude autour d'elle, puis elle tira Angélique à l'intérieur et referma la porte en la bloquant avec une barre de bois.

— Que faites-vous ici, mademoiselle ?

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— Je cherche mes parents. Où sont-ils ? Pourquoi le château a-t-il été brûlé ? Nous n'avions fait de mal à personne !

Tout en parlant, Angélique s'était assise sur un tabouret devant la cheminée. Suzon battit des cils et se mit à tortiller nerveusement le bord de son tablier.

— Ce sont les paysans, mademoiselle, dit-elle finalement en détournant les yeux avec embarras. Un samedi ils se sont réunis sur la place du village. Le tenancier du relais de poste avait reçu les journaux de Paris... Il n'y avait plus de roi, plus de maîtres, plus de privilèges. Ils se sont enivrés et sont montés au château...

— Mes parents, je t'en supplie ! Dis-moi ce qu'il sont devenus ! Angélique se mit à trembler, attendant et craignant tout à la fois la

réponse à sa question. Suzon écarta les bras en signe d'ignorance. — Je ne sais pas où ils sont maintenant, mademoiselle, mais j'ai

entendu plusieurs des hommes rire en disant que le marquis recevrait un accueil digne de son rang s'il s'avisait de se rendre à Paris.

Une lueur d'espoir, encore bien fragile, se mit à briller dans le cœur d'Angélique.

— Alors, ils n'ont pas été tués quand le château a été brûlé ? — Oh non, mademoiselle ! Ils étaient déjà partis depuis plusieurs

jours quand le pillage a commencé. Angélique ferma les yeux et un soupir de soulagement s'échappa de

ses lèvres. Ses parents étaient en vie. Son père s'était montré raisonnable et il avait préféré s'enfuir, plutôt que d'essayer de défendre ses biens l'épée à la main.

Mais où étaient-ils allés ? A leur hôtel particulier du Marais ? Non. Son père lisait les journaux et il savait qu'il y serait encore moins en sécurité.

Elle fronça les sourcils. S'exiler ? Partir à l'étranger ? L'Assemblée nationale avait promulgué

une loi qui décrétait la confiscation des biens de tous les émigrés. Son père ne l'ignorait pas et il était trop obstiné pour abandonner Cramant et son cher vignoble. Il avait de nombreux amis à Paris et, parmi eux, il y avait des bourgeois qui n'avaient rien à craindre de la révolution.

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Aussi bien, il était allé se réfugier chez l'un d'entre eux en attendant le moment où les événements lui permettraient de rentrer en possession de ses propriétés...

— Tu m'as dit que c'étaient les paysans du village qui avaient brûlé le château ? questionna-t-elle en haussant les sourcil. Je n'ai vu personne... Où sont-ils allés ?

— Ils se sont enfuis également quand ils ont appris que l'armée autrichienne avait traversé la frontière. Ils ont eu peur d'être pris au milieu des combats.

Les yeux d'Angélique s'élargirent de surprise. — Les Autrichiens ? Ils sont en Champagne ? — Oui, mademoiselle. On a signalé des patrouilles de cavaliers à

cinq lieues à peine de Cramant. — Et les armées françaises ? Où sont-elles ? — Tout près d'ici également. Des nouveaux régiments arrivent sans

cesse de toutes les provinces. — Mon Dieu ! — Jacques dit que nos armées vont battre les Autrichiens et que le

monde reconnaîtra alors que les Français sont libres de décider de leur propre destin au lieu de le laisser entre les mains d'un tyran incapable et stupide, déclara Suzon avec fierté.

Angélique la considéra d'un air soupçonneux. — Tu parles comme si tu étais d'accord avec les idées des

révolutionnaires... Suzon releva le menton et ses yeux se mirent à briller. — Je suis d'accord avec elles, mademoiselle. Jacques m'a fait

comprendre que j'avais été stupide de croire que les êtres humains n'étaient pas égaux entre eux. Nous sommes tous nés de la même chair. Ne vous en déplaise, votre sang n'est pas meilleur que le mien.

— Je vois, murmura Angélique en se levant. Elle s'était crue en sécurité auprès de Suzon, mais maintenant elle

n'en était plus aussi sûre. — Où est Jacques en ce moment ? questionna-t-elle en jetant un

coup d'œil inquiet vers la porte.

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— Il est parti avec les autres hommes du village. Quand les Autrichiens arriveront, ils ne trouveront pas seulement devant eux les soldats envoyés par l'Assemblée nationale, mais également tous les citoyens de France ! Même les femmes se battront, s'il le faut.

Angélique hocha la tête. Elle avait au moins un moment de répit. Suzon ne lui ferait aucun mal intentionnellement, mais elle n'avait aucune confiance en Jacques Lenoir. Suzon ne le lui avait pas dit, mais elle soupçonnait son « galant » d'avoir été l'un des instigateurs du soulèvement des paysans de Cramant.

— Je dois partir avant le retour de Jacques. Suzon hocha la tête. — Je le sais, mademoiselle. Il ne serait pas bon qu'il vous trouve ici.

Mon Jacques ne vous aime pas beaucoup, vous et votre famille. — Et toi ? Tu accepteras de m'aider à retrouver mes parents ? La jeune servante soupira. — Je n'ai pas de grief contre vous, mademoiselle, mais je ne peux

pas vous aider. J'aime trop mon Jacques pour risquer de mettre en danger mon bonheur. Il est toute ma vie et si je venais à le perdre, j'en mourrais.

— Je te comprends, murmura Angélique. Elle regrettait d'avoir perdu son amitié, mais, en un sens, elle

l'enviait. Elle était prête à tout sacrifier pour l'homme à qui elle avait donné son cœur.

S'attarder ici serait trop dangereux. D'un pas rapide, elle alla à la porte et l'ouvrit. Sur le pas de la porte,

elle hésita brièvement et jeta un coup d'œil derrière elle. — Dieu te protège, Suzon. — Vous aussi, mademoiselle. Même si Jacques dit que ce sont les

prêtres qui ont inventé Dieu pour mieux asservir les pauvres gens. Angélique referma la porte derrière elle et sortit dans la nuit. Elle

était seule, une fois de plus. En levant la tête, elle aperçut des feux de camp qui brillaient au loin,

à la lisière de la forêt. Malgré elle, elle frissonna de la tête aux pieds.

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Les soldats... Etaient-ce des Autrichiens ou des Français ? Bientôt, tout le pays résonnerait de coups de fusils et de coups de canons. Une fois de plus, le sang coulerait sur la terre de Champagne...

Elle prit une profonde inspiration et tourna son regard vers la silhouette fantomatique du château où elle avait vu le jour. Cette nuit, pour la dernière fois, elle dormirait entre ses murs martyrisés par la folie destructrice des hommes. Demain, elle prendrait la route de Paris et se mettrait en quête de ses parents.

Chapter 11 Dissimulée derrière un rideau qui avait échappé miraculeusement à

l'incendie et aux lacérations des pillards, Angélique regardait la route qui serpentait entre les vignobles. Depuis l'aube, un flot continu de soldats défilait devant les grilles du château. Des fantassins, armés de fusils, baïonnette au canon, de l'artillerie, de la cavalerie — des troupes régulières en uniforme et bien équipées, mais également des groupes plus hétéroclites : paysans et hommes du peuple avec des fourches, des faux et des piques. Parmi ceux-ci, elle avait reconnu Jacques Lenoir, le « galant » de Suzon, à la tête d'un peloton de braillards avinés.

En les entendant hurler « les aristocrates à la lanterne », elle n'avait pu s'empêcher de frissonner et de penser à ses parents.

Tout en se bouchant les oreilles avec les paumes des mains, elle se reprocha amèrement son inconscience. Tout le monde l'avait mise en garde — Gareth, Alice, Sam et même Augustin Duval. Malgré cela, elle s'était obstinée et maintenant elle se retrouvait seule au milieu d'un pays en guerre.

Elle savait qu'elle ne pouvait pas rester plus longtemps à Cramant sans courir le risque d'être capturée. Elle n'était pas assez innocente

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pour ignorer le sort que les soudards réservaient aux femmes qui avaient le malheur de tomber entre leurs mains. Français ou Autrichiens, cela ne ferait aucune différence.

Son seul espoir maintenant était de retrouver son sac à main et d'espérer que l'or qu'il contenait suffirait à lui acheter un sauf-conduit pour échapper à l'enfer des batailles.

Une heure plus tard, cet ultime espoir s'était évanoui. Son sac à main était introuvable. Elle s'accroupit dans un coin du salon et se prit le visage entre les paumes de ses mains. Jamais elle ne s'était sentie aussi vulnérable. Elle n'avait pas d'argent, pas de nourriture, aucun endroit où se cacher et aucun ami susceptible de l'aider.

Le bruit de la canonnade l'arracha brutalement à la léthargie dans laquelle elle était en train de sombrer. Les murs du château se mirent à trembler et l'un des lustres du plafond tomba au milieu de la pièce avec un fracas épouvantable.

En un instant, elle fut sur ses pieds. Alors qu'elle courait, aussi vite que ses jambes pouvaient la porter,

elle entendit une explosion derrière elle et s'arrêta brièvement, juste assez longtemps pour voir le toit du château s'effondrer. Si elle était restée une minute de plus, elle serait maintenant ensevelie sous les décombres.

Ce n'était pas le moment de savourer sa chance. Soulevant le bord de sa jupe, elle se remit à courir vers la lisière de la forêt.

Enfin ! Elle était à couvert. Les branches des arbres déchiraient sa robe et se prenaient dans ses

cheveux, mais la peur et l'instinct de conservation la poussaient à s'enfoncer le plus possible au milieu des bois.

Derrière elle, la canonnade continuait. Un roulement sourd qui résonnait dans ses oreilles et l'empêchait de réfléchir. Soudain, ses pieds se prirent dans une racine et elle tomba,

la tête la première sur un tapis de mousse. Hors d'haleine, elle tenta de se relever — pour s'apercevoir que ses dernières forces l'avaient abandonnée. Un gémissement de désespoir s'échappa de ses lèvres. Elle était vaincue. Elle ne pouvait pas aller plus loin. Elle allait mourir

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ici, sur cette terre qui avait appartenu à sa famille depuis l'aube des temps.

Enveloppant ses genoux avec ses bras, elle se roula en boule et attendit le destin que Gareth lui avait prédit quand il avait refusé d'accéder à son désir de retourner en France.

A la seule évocation de son mari, des larmes de frustration envahirent ses yeux.

Elle aurait pu être heureuse auprès de lui, avoir un foyer, des enfants...

S'il l'avait aimée, elle ne l'aurait jamais quitté pour retourner en France. Elle savait qu'elle était seule responsable des décisions qu'elle avait prises, mais, néanmoins, si les choses avaient été différentes entre eux, ils auraient pu trouver ensemble un moyen d'aider ses parents.

— Mademoiselle ? Vous êtes blessée ? murmura une voix douce et compatissante.

Angélique resta silencieuse. — Etes-vous blessée, mademoiselle ? En sentant une main lui secouer l'épaule, Angélique redressa la tête

lentement et son regard rencontra le visage d'une jeune paysanne. — Vous pouvez vous lever, mademoiselle ? questionna-t-elle

timidement en s'agenouillant à côté d'elle. Angélique hocha la tête et, avec l'aide de la jeune paysanne, elle

réussit à se remettre sur ses pieds. — Quel est votre nom et d'où êtes vous, mademoiselle ? Angélique hésita. Après ce que Suzon lui avait dit, il était peut-être

dangereux de révéler sa véritable identité. — Je... je m'appelle... Marie et j'ai habité autrefois non loin d'ici. La jeune paysanne posa une main compréhensive sur son bras. — Moi, je m'appelle Nicole Dubois et, comme vous, j'ai été chassée

de ma maison. Mais il vaut mieux ne pas traîner dans cette forêt. C'est beaucoup trop dangereux. Je viens ici seulement quand c'est nécessaire. Pour cueillir des baies sauvages et pour poser des collets. Venez, je vais vous emmener chez moi, près de la lisière. J'ai réussi à attraper un lapin.

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Elle sortit l'animal du sac qu'elle portait en bandoulière et le lui montra avec fierté.

— Nous aurons au moins de quoi manger aujourd'hui. Avec l'aide de Nicole, Angélique réussit à marcher jusqu'à une petite

chaumière presque entièrement enfouie au milieu de la végétation. Une seule pièce, un sol en terre battue, des fenêtres minuscules... Les chiens de son père à Cramant avaient été mieux logés que cette pauvre fille.

Une pile de chiffons lui servait de lit et ses richesses se limitaient à un pot en fer, un bol et une assiette en terre, mais, malgré cela, elle était prête à partager le peu qu'elle possédait avec une inconnue.

Angélique sentit des larmes envahir ses yeux. C'était facile d'être généreux quand on était riche, mais quand on ne possédait rien... la générosité et la gentillesse de Nicole révélaient une chose que tout l'argent du monde ne pouvait pas acheter — un cœur d'or.

En voyant des larmes rouler sur les joues d'Angélique, Nicole la poussa doucement vers le tas de chiffons.

— Là, asseyez-vous. Vous ne vous sentez pas bien ? Angélique obéit, tout en se frottant les yeux. — Je ne suis pas malade. Je suis seulement fatiguée... je... si j'ai la

tête qui tourne, c'est parce que je n'ai rien mangé depuis hier. Nicole hocha la tête et sourit. — Dans ce cas, notre lapin aura tôt fait de vous remettre sur pied.

Reposez-vous pendant que je le dépouillé et que je le vide. Dès que vous aurez mangé, tout ira mieux.

— Merci, Nicole, murmura Angélique d'une voix tremblante d'émotion. Je ne sais pas ce qui me serait arrivé si vous n'étiez pas venue à mon secours.

— Le Bon Dieu veille sur ses enfants, Marie, répondit simplement Nicole en soulevant la vieille couverture qui servait de porte d'entrée à la chaumière.

Pendant qu'elle était dehors, occupée à préparer le lapin, Angélique regarda fixement le toit de chaume au-dessus de sa tête. Comment Nicole pouvait-elle croire que le Bon Dieu veillait sur elle ? Si elle en jugeait par tout ce qu'elle avait vu et entendu depuis son arrivée à

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Dieppe, Dieu avait abandonné la France et c'était maintenant le Diable qui régnait en maître sur la fille aînée de l'Eglise.

Un frisson secoua Angélique. S'il n'y avait pas des gens comme Nicole, il lui serait facile de haïr le peuple... Sa gentillesse lui faisait comprendre que les paysans et les ouvriers n'étaient pour rien dans les atrocités qui étaient commises en leur nom. C'était la faim et la misère qui les avaient poussés à se révolter et ils s'étaient laissé abuser par des hommes sans scrupules qui leur avaient promis un monde meilleur le jour où ils seraient au pouvoir. Le roi et les princes étaient coupables eux aussi, car ils n'avaient pas su faire les réformes dont le pays avait besoin. Ils avaient pensé seulement à eux-mêmes et à préserver des privilèges qui n'avaient plus aucune raison d'exister. Une culpabilité que son père avait partagée, avec tous ceux de sa caste.

Quelques minutes plus tard, Nicole revint avec le lapin et, après l'avoir coupé en morceaux, elle le fit cuire dans son pot en fer avec les quelques légumes dont elle disposait — des navets et deux ou trois carottes.

Lorsqu'elle eut apaisé sa faim, Angélique retrouva toute son énergie. Elle se battrait jusqu'à son dernier souffle ! Elle braverait la populace parisienne et retrouverait ses parents. Puis, ensemble, ils iraient se réfugier en Angleterre et attendraient la fin de la tourmente. Car, elle en était sûre, cette folie prendrait fin un jour ou l'autre. Pour le moment, elle n'envisageait même pas de ne pas être accueillie à bras ouverts à son retour à Devil Wind.

Chassant toutes les pensées défaitistes de son esprit, elle s'allongea sur le tas de chiffons et s'endormit, blottie contre sa protectrice.

Le lendemain matin, elle fut réveillée par un roulement sourd et continu.

Un orage ? Les yeux embrumés de sommeil, elle regarda autour d'elle en se

demandant où diable elle pouvait bien être. Une nouvelle explosion, plus forte que les autres, fit trembler la chaumière et la ramena instantanément à la réalité.

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Elle n'était pas en Angleterre, mais en Champagne et le bruit qu'elle entendait n'était pas le tonnerre, mais la canonnade entre les armées française et autrichienne.

— Nicole, réveille toi, murmura-t-elle en secouant sa compagne. La jeune paysanne cligna des yeux pendant une seconde ou deux,

puis elle se redressa brusquement. — Qu'y a-t-il, Marie ? — Nous ne pouvons pas rester ici, répondit Angélique en se levant.

C'est trop dangereux. Une nouvelle explosion fit vibrer la chaumière et des morceaux de

torchis se détachèrent des murs. Nicole fut debout en un instant. — Il faut aller nous réfugier dans la forêt, dit-elle en rassemblant à la

hâte le peu d'affaires qu'elle possédait. Les arbres nous protégeront. Mais, au moment où elles allaient franchir la porte, deux silhouettes

massives surgirent et leur barrèrent le passage. Avant qu'Angélique ait eu le temps de réagir, Nicole sortit le couteau qu'elle gardait dans sa ceinture et fit face aux intrus.

Angélique fit un pas en avant. — Qu'est-ce que cela signifie ? Je suis... Nicole ne lui laissa pas terminer sa phrase. Elle la tira en arrière et fit

face aux deux hommes. — Que voulez-vous de nous, citoyens ? Ma sœur et moi, nous

sommes deux pauvres paysannes et il n'y a rien à prendre dans cette maison.

Angélique se mordit la lèvre et adressa un regard plein de gratitude à sa protectrice qui lui répondit par un clin d'œil entendu. Sous l'effet de la surprise, elle avait failli se trahir. Nicole avait su dès le début qu'elle lui mentait, mais, malgré cela, elle l'avait secourue et partagé son repas avec elle.

Les deux hommes se regardèrent avec un large sourire et firent un pas en avant à l'intérieure de la masure. Ils étaient très grands et leurs têtes touchaient presque les poutres du plafond.

— C'est un plaisir de rencontrer d'aussi adorables personnes. Je m'appelle Pierre...

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— Et moi, Mathurin, ajouta son compagnon avec un éclat de rire. — Les présentations sont inutiles, répliqua Nicole en les menaçant

avec son couteau. Allez-vous en. C'est notre maison et vous n'avez rien à faire ici.

Mathurin la considéra de la tête aux pieds, le regard plein de concupiscence, et fit un autre pas en avant, nullement impressionné par la lame de son couteau.

— Allons, ma jolie, est-ce une façon d'accueillir deux valeureux soldats qui se battent pour la liberté de notre beau pays ?

La jeune paysanne s'esclaffa. — Deux valeureux soldats qui n'ont pas l'air pressés de se mesurer

aux Autrichiens ! rétorqua-t-elle sur un ton méprisant. Vous m'avez tout l'air de déserteurs en maraude et vous feriez mieux de partir avant d'être repris et pendus pour votre couardise.

Au lieu de la rassurer, l'intrépidité de Nicole acheva de paralyser Angélique. C'était de la folie de provoquer ces hommes de cette façon.

Une lueur mauvaise s'était mise à briller dans les yeux de Mathurin. — Tu n'as pas la langue dans ta poche, ma petite, mais à ta place, je

me méfierais, grommela-t-il avec un éclat de rire grossier. Aussi grosse qu'un moineau et elle voudrait me faire peur !

— Si vous êtes gentilles avec nous, nous ne vous ferons pas de mal, déclara son compagnon en saisissant Nicole à la gorge. Mais si vous nous résistez, tant pis pour vous. Ça fait longtemps que mon ami et moi nous n'avons pas eu de femme.

— Enlevez votre sale patte de mon cou ! ordonna Nicole en levant son couteau.

Avant qu'elle n'ait eu le temps de frapper, Mathurin lui saisit le poignet et le tordit avec une telle violence qu'elle poussa un cri de douleur et laissa échapper son arme.

— Tu ne gagneras rien à vouloir te battre, ma jolie. Sauf si tu as envie de souffrir.

Tout en parlant, il tira sur son corsage et le déchira jusqu'à la taille. Nicole se défendit en poussant des cris outragés, mais ses coups de

pied et ses coups de poing n'eurent aucun effet sur son tortionnaire.

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C'en était trop pour Angélique. Abandonnant toute prudence, elle se jeta dans la bataille, le visage écarlate.

— Laissez-la ! Sales brutes ! Laissez-la ! Mathurin la repoussa brutalement. — Emmène-la dehors, dit-il à son compagnon. Pendant ce temps-là,

je vais m'occuper de cette teigne. Pierre saisit Angélique par la taille et l'emporta à l'extérieur de la

chaumière, malgré ses cris et ses coups de pied. Absorbés par leur lutte, ni l'un ni l'autre n'entendirent le battement des sabots d'un cheval.

— Halte ! ordonna une voix masculine, grave et autoritaire. Qu'est-ce que cela signifie, grenadier ?

Aussitôt, Pierre lâcha Angélique et rectifia sa position. — Nous avons capturé une espionne, mon capitaine. Le jeune officier sauta à terre et s'avança vers eux. Il embrassa la

scène d'un coup d'œil rapide, notant au passage les vêtements chiffonnés d'Angélique et ses cheveux en désordre.

— Comment sais-tu que c'est une espionne ? questionna-t-il sèchement.

— C'est une ci-devant aristocrate déguisée en paysanne. Pourquoi se serait-elle déguisée, si ce n'était pas pour nous espionner ?

Le capitaine considéra Angélique pendant un long moment d'un air pensif. Un examen qui fit naître une peur nouvelle dans le cœur de la jeune femme.

En entendant un bruit de lutte à l'intérieur de la chaumière, l'officier se retourna vers Pierre, les sourcils froncés.

Le grenadier avala avec peine et se déplaça d'un pied sur l'autre d'un air embarrassé. A en juger par son allure, le capitaine n'était pas le genre d'officier qui plaisantait sur la discipline.

— Croyez-moi, mon capitaine, c'est une aristocrate. Une ennemie du peuple...

L'officier haussa les épaules et entra dans la chaumière. Quelques secondes plus tard, il y eut un coup de pistolet et il ressortit, le visage blême.

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En voyant son expression, Angélique sentit son cœur se serrer. Elle se leva avec précipitation et courut vers la chaumière, mais il l'arrêta avant qu'elle n'ait pu franchir le seuil de la porte.

— Ce n'est pas joli à voir, mademoiselle. — Laissez-moi passer ! Nicole... Le capitaine secoua la tête. — Vous ne pouvez plus rien faire pour elle. Votre amie est morte. Angélique le regarda fixement, les yeux écarquillés de stupeur. — Ce n'est pas possible, murmura-t-elle d'une voix blanche. Il n'est

resté que quelques minutes seul avec elle... — Cette brute lui a tranché la gorge, répondit le capitaine en

grimaçant. Mais maintenant, il ne fera plus de mal à personne. Les genoux d'Angélique se mirent à trembler et tout se mit à tourner

autour d'elle. — Mon Dieu... Non... Pierre leva les mains et recula, le visage vert de peur. — Je... je ne savais pas qu'il voulait lui faire du mal... Le capitaine sortit un deuxième pistolet de son ceinturon et le

braqua sur lui. — Vous êtes en état d'arrestation, grenadier, déclara-t-il sur un ton

cassant. — Nous voulions seulement les conduire toutes les deux au quartier

général, mon capitaine, protesta Pierre. Elles nous ont menacés avec des couteaux et nous avons dû les maîtriser. Nous n'avons rien fait d'autre, je vous le jure.

— Vous raconterez votre histoire aux juges de la cour martiale, rétorqua sèchement l'officier. Quant à vous, mademoiselle, poursuivit-il en se retournant vers Angélique, vous allez devoir m'accompagner. Le général décidera de ce qu'il convient de faire à votre sujet.

Angélique hocha la tête silencieusement. Ce qu'elle craignait le plus était arrivé. Puisant dans le peu de courage qui lui restait encore, elle se redressa et soutint son regard.

— M'autorisez-vous à enterrer Nicole chrétiennement avant de partir?

— Non. J'enverrai une escouade se charger de cette tâche.

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Il lui prit le bras, la conduisit à son cheval et l'aida à se mettre en selle. Puis, sans cesser de braquer son pistolet sur le grenadier, il monta derrière elle et rassembla ses rênes.

— Allez, en route ! Nous tirerons cette affaire au clair quand nous serons au camp.

Gareth descendit de voiture et remplit ses poumons d'air marin. C'était bon d'être de retour chez soi, dans une maison où il pouvait s'isoler du monde extérieur. Quelques jours lui avaient suffi pour se lasser de la ville et des plaisirs qui faisaient les délices de ses pairs. Il ne trouvait vraiment aucun attrait à Londres, surtout en été quand la puanteur envahissait les rues — les égouts à ciel ouvert, les échoppes de bouchers où le sang des animaux abattus coulait librement dans les caniveaux, sans parler des fumées des manufactures qui, certains jours, quand il n'y avait pas de vent, enveloppaient les maisons d'un linceul grisâtre.

Mais, après aujourd'hui, Devil Wind pourrait bien ne plus jamais être ce refuge où, tant de fois, il était venu chercher le calme et le repos dont il avait besoin pour ne pas désespérer complètement de l'existence.

A cette pensée, son regard s'assombrit et il se retourna pour contempler l'immensité lisse et brillante de l'océan.

Comment Angélique allait-elle réagir quand il lui apprendrait l'horrible malédiction qui, depuis des générations, faisait le malheur de sa famille ?

La peur lui nouait l'estomac, mais, il pivota néanmoins sur les talons et se dirigea d'un pas résolu vers la porte d'honneur du château. Elle se détournerait peut-être de lui quand elle connaîtrait la vérité, mais il ne pouvait pas vivre indéfiniment dans le mensonge. Angélique méritait autre chose. Elle avait été honnête avec lui et, maintenant, il se devait d'être honnête avec elle.

— Où est ma femme, John ? questionna-t-il en tendant son manteau à un valet de pied.

John roula des yeux embarrassés et se mit à bredouiller.

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— Je... Milord... Lady Devlin n'est pas au château en ce moment. Ma... mademoiselle Felton pourra mieux vous informer que moi à ce sujet.

Gareth fronça les sourcils. Pourquoi John était-il aussi troublé et évasif ? Il semblait avoir peur de quelque chose.

— Bien. Va lui dire que je veux la voir immédiatement. Intrigué par l'attitude du valet de pied, Gareth secoua la tête et se

rendit à son bureau. Là, comme chaque fois qu'il revenait de Londres, il ouvrit le tiroir de son secrétaire afin de déposer dans son coffret l'argent qu'il n'avait pas dépensé pendant son voyage.

En découvrant qu'il était vide et que la serrure avait été forcée, son visage s'empourpra.

— C'est inconcevable ! marmonna-t-il en jurant entre ses dents. Quel est le bandit qui a bien pu oser venir me voler sous mon propre toit ?

— Milord, vous m'avez demandée ? s'enquit Hilda depuis le seuil de la porte.

Il se retourna vers elle, les yeux étincelant de fureur, et abattit violemment son poing sur la table.

— Il y a un voleur dans cette maison ! La gouvernante entra et ferma sans bruit la porte derrière elle. Elle

avait attendu — et redouté — ce moment. Avant de parler, elle s'éclaircit la gorge et se passa la langue nerveusement sur les lèvres.

— J'ai bien peur de connaître le — ou plutôt — la coupable, milord. — Qui est-ce ? questionna Gareth d'une voix vibrante de colère. Hilda s'éclaircit de nouveau la gorge. — Je... C'est... c'est votre femme, lady Devlin. — Allons donc ! Votre accusation est ridicule ! Il n'était pas d'humeur à entendre quiconque essayer de souiller la

réputation d'Angélique. — Pourtant, c'est la vérité, Votre Grâce. — Pourquoi ma femme irait-elle me voler alors qu'il lui suffit de

demander pour obtenir tout ce qu'elle désire ?répliqua-t-il en dardant sur la gouvernante un regard brûlant d'indignation.

— Je ne le sais pas, milord. Seule lady Devlin pourrait répondre à cette question.

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— Alors, allez la chercher. Je veux la voir immédiatement. — Il ne m'est pas possible de vous obéir, Votre Grâce. — Pourquoi donc ? Hilda hésita de nouveau avant de répondre. — Je... lady Devlin n'est pas au château. Le visage de Gareth se détendit légèrement. Angélique avait peut-

être eu besoin d'argent pour payer des fournisseurs ou pour aider les familles nécessiteuses du voisinage... Dans ce cas, il ne pourrait guère lui en vouloir.

— Bien? Dès son retour, vous lui demanderez de venir me voir. Hilda se déplaça d'un pied sur l'autre en prenant un air embarrassé. — Je crains que lady Devlin n'ait pas l'intention de revenir, milord.

Cela fait presque deux semaines qu'elle a quitté le château. — Comment ? — Lady Devlin est partie le lendemain de votre départ à Londres.

Personne n'était au courant de ses intentions. Je me suis aperçue de son absence en lui apportant son petit déjeuner, car son lit n'était pas défait.

Elle sortit une enveloppe de sa poche et la posa sur le bureau. — Il y avait cette lettre en évidence sur sa table de nuit. Elle vous est

adressée. Gareth prit l'enveloppe d'une main tremblante. — Ce sera tout, Hilda. Vous pouvez disposer. — Bien, milord. La gouvernante se retira avec précipitation. Adam n'était pas le seul

membre de la famille à avoir un tempérament colérique et elle n'avait aucune envie de se trouver sur le chemin de lord Devlin lorsqu'il laisserait exploser sa fureur.

Une fois dans le couloir, un sourire sardonique erra sur ses lèvres. Angélique était retournée en France, et qùand lord Devlin lirait la lettre qu'elle avait écrite après avoir forcé Alice à lui dire où sa maîtresse était partie, il ne serait sans doute plus tellement désireux de la revoir. Et, aussi bien, elle ne remettrait plus jamais les pieds à Devil Wind.

L'affaire était réglée et bien réglée.

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Tout en se frottant les mains, elle monta l'escalier pour se rendre dans l'aile nord. Adam serait content de la façon dont elle avait géré la situation.

Incapable d'ouvrir la lettre tout de suite, Gareth se laissa tomber dans son fauteuil et regarda fixement l'enveloppe cachetée et marquée au sceau des Cramant.

Il avait désespérément envie de savoir ce qu'elle contenait, mais il savait que lorsqu'il l'aurait lue, cela ne changerait rien au fait qu'elle l'avait quitté.

Il connaîtrait seulement les raisons de son départ. La tête penchée en arrière, il ferma les yeux pour contenir les

émotions qui étaient en train de le submerger. Ni l'un ni l'autre n'avaient voulu de ce mariage, mais elle était venue vers lui et elle avait réussi à abattre toutes les barrières qu'il avait érigées pour se protéger. Elle l'avait contraint à l'aimer, malgré tous ses serments, puis elle était partie, sans même une pensée pour la souffrance qu'il éprouverait quand il rentrerait chez lui et trouverait une maison vide.

Il rouvrit les yeux et regarda de nouveau fixement l'enveloppe. Puis, brusquement, il la décacheta et la déplia. Il lui fallut lire plusieurs fois la missive griffonnée à la hâte avant de comprendre le sens des mots que sa femme avait écrits.

Cher Gareth, Notre mariage a été une erreur depuis le début. Je retourne en

France où je pourrai être heureuse. N'essayez pas de me suivre. Je ne reviendrai jamais à Devil Wind.

Angélique. » Les traits du visage de Gareth se durcirent. Il ne s'était pas attendu à

un message aussi bref, aussi sec. Ses yeux s'étréci- rent dangereusement et, les lèvres pincées, il froissa la lettre rageusement. Si elle pensait mettre fin à leur mariage avec trois phrases aussi laconiques, elle se trompait lourdement. Il ne la laisserait pas sortir de sa vie sans une explication en bonne et due forme. Leur mariage avait peut-être été une erreur au début, mais les moments qu'ils avaient partagés dans les bras l'un de l'autre étaient bien réels. Il ne les avait pas rêvés, que diable !

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Elle était sa femme, maintenant, et pas seulement sur le papier. Il irait la chercher et la ramènerait en Angleterre, bon gré, mal gré.

En pensant à la tourmente dans laquelle la France était plongée, sa colère se dissipa aussi vite qu'elle avait éclaté. Son cœur se mit à battre avec violence et, pour la première fois de sa vie, il sut vraiment ce qu'était la peur.

« Mon Dieu ! Elle s'est précipitée comme une petite folle dans un pays où le seul fait d'être noble est considéré comme un crime... »

Il devait agir, vite, s'il ne voulait pas que sa jolie tête roule sous le couperet de la guillotine.

Saisissant une feuille de papier, il écrivit une lettre à son cousin Robert afin de lui demander de venir à Devil Wind et de s'occuper de ses affaires pendant son absence.

Puis, après l'avoir confiée à un valet, avec ordre de la porter immédiatement au relais de poste, il monta dans sa chambre et troqua sa tenue de ville contre un costume de chasse en velours.

Moins d'un quart d'heure plus tard, il galopait sur la route de Londres.

S'il voulait pouvoir voyager librement en France, il avait besoin d'une autorisation royale et d'un passeport diplomatique qui lui assurerait l'aide et la protection du gouvernement britannique.

Chapter 12 Le quartier général de l'armée en campagne était dressé dans une

prairie au milieu des vignes. Un alignement de tentes autour desquelles s'affairaient des soldats en armes. Cavaliers, fantassins, artilleurs, prêts à aller au combat et à mourir pour cette liberté qu'ils avaient si chèrement acquise.

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Tandis que le capitaine se frayait un chemin au milieu des canons et des faisceaux de fusils, Angélique sentit un frisson lui parcourir le dos. C'étaient ses compatriotes, mais elle avait l'impression de se trouver au milieu d'une armée ennemie. Sur leur passage, les hommes tournaient la tête et la regardaient avec curiosité — une curiosité qui se changerait en haine meurtrière s'ils venaient à savoir que du sang bleu coulait dans ses veines.

Le capitaine arrêta sa monture devant une tente plus grande que les autres, gardée par deux grenadiers, baïonnette au canon.

Après avoir sauté à terre, il aida Angélique à descendre de cheval. — Allez demander au général s'il veut bien me recevoir, ordonna-t-il

à l'un des gardes. Dites-lui que j'ai trouvé une espionne qui se cachait dans la forêt.

L'attente fut brève. Le garde ressortit et souleva le pan de toile pour permettre au capitaine et à sa prisonnière d'entrer sous la tente. A l'intérieur, le capitaine rectifia sa position et salua l'homme qui était assis derrière un bureau formé de planches posées sur des tréteaux.

— Mon général, l'un de mes hommes a trouvé cette fille dans une chaumière non loin d'ici. Il affirme que c'est une aristocrate et une espionne à la solde des Autrichiens.

Le général se leva et fit le tour de son bureau. — C'est également votre opinion, capitaine ? — Je ne saurais l'affirmer, mon général. Elle prétend être une simple

paysanne... — C'est bien. Je vais l'interroger moi-même. Vous pouvez disposer. Le capitaine salua et sortit de la tente. Il avait une autre mission à

accomplir. Traduire Pierre devant la commission de discipline de son régiment.

Les bras croisés, le général s'appuya contre son bureau et reporta son attention sur Angélique. Il était très grand et, malgré elle, elle ne put s'empêcher d'être impressionnée par sa prestance. Il l'examina pendant un long moment, en cherchant visiblement à se faire une opinion à son sujet. Sa robe grise était déchirée et ses longs cheveux auburn étaient poussiéreux et emmêlés, mais son visage n'était pas halé par le soleil et ses mains étaient bien trop fines et bien trop blanches

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pour une paysanne habituée aux rudes travaux de la terre. Une aristocrate ou, au moins, une bourgeoise, se dit-il.

— Vous ne voulez pas vous asseoir, mademoiselle ? proposa-t-il courtoisement en lui indiquant l'une des chaises paillées qui complétaient le mobilier rudimentaire de sa tente de commandement.

Angélique obéit et se passa la langue nerveusement sur les lèvres. — Permettez-moi de me présenter, poursuivit-il d'une voix grave et

calme. Je suis le marquis de Lafayette, le commandant de la Garde nationale et le général en chef de l'armée de Champagne.

En voyant qu'Angélique restait muette, un sourire erra sur ses lèvres. — Puis-je savoir votre nom, mademoiselle ? Angélique se déplaça sur sa chaise, visiblement mal à l'aise. Elle avait entendu parler du marquis de Lafayette, mais après tout ce

qu'elle avait vu, elle ne savait pas si elle pouvait lui faire confiance. Finalement, elle choisit de mentir.

— Je... je m'appelle Marie Dubois. Le général haussa les sourcils dubitativement. — Je comprends vos inquiétudes, mademoiselle, mais je vous assure

que vous n'avez rien à craindre de ma part si vous me dites la vérité. — Je vous ai dit la vérité, protesta Angélique en baissant les yeux. Le général fit un pas vers elle, mais elle continua de regarder

obstinément le bout de ses pieds. Quand il lui prit la main, elle sursauta et redressa brusquement la tête.

— Je... Vous... bredouilla-t-elle, le visage écarlate. Il retourna sa main dans la sienne et l'examina attentivement. — Vous avez la peau bien douce pour une paysanne, murmura-t-il

d'une voix suave. Des doigts longs et fins... faits pour jouer du clavecin ou de la harpe. Je suis prêt à parier que vous n'avez jamais manié une fourche ou une houe.

Angélique soupira et redressa le menton. Sa ruse était découverte et nier ne servait plus à rien. Quoi qu'il arrive,elle ferait face à son destin avec courage et avec fierté, comme une digne descendante de ses ancêtres.

— Je suis Angélique de Cramant. Mon père était gouverneur royal d'Epernay avant cette... les derniers événements.

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Le général Lafayette s'esclaffa. — Ah ! le marquis de Cramant ! Je me souviens de l'avoir rencontré

plusieurs fois à Versailles. Un homme admirable, honnête et cultivé, même s'il n'était guère ouvert aux idées libérales. Vos parents habitent-ils toujours à Cramant ?

— Non, monsieur. Ils en ont été chassés par une bande de forcenés qui ont brisé tous les meubles et mis le feu au château.

Lafayette haussa un sourcil étonné. — Alors, pourquoi vous cachiez-vous dans une chaumière de

paysan? Pourquoi n'êtes-vous pas partie avec eux ? — Je me trouvais à l'étranger pendant ces événements et j'ai appris

ce qui s'était passé seulement à mon retour, il y a quelques jours, en découvrant notre demeure saccagée et incendiée, répondit-elle en maîtrisant avec peine son émotion.

En voyant la lueur d'angoisse qui brillait dans ses grands yeux vert émeraude, le général hocha la tête avec compréhension et reprit sa place derrière son bureau. Lui-même, il se demandait ce qu'il allait faire dans un proche avenir. Il avait combattu la monarchie absolue et avait été un partisan loyal des réformes, mais les « enragés » étaient en train de prendre le pouvoir à l'Assemblée nationale et les modérés dont il faisait partie étaient l'objet de critiques de plus en plus ouvertes.

— Savez-vous où sont vos parents en ce moment ? Angélique secoua la tête. — Non, mais je ne pense pas qu'ils aient émigré. Jamais mon père

ne se serait résolu à quitter la France et à abandonner tous ses biens. J'ai peur qu'il soit allé se réfugier chez des amis à Paris.

— Quels sont vos projets, maintenant, mademoiselle ? — Je voudrais essayer de les retrouver. — Vous n'avez tout de même pas l'intention de vous rendre vous-

même à Paris ? s'enquit-il d'une voix incrédule. — Si. Il le faut. Le général secoua la tête. — C'est de la folie. Paris est beaucoup trop dangereux en ce

moment, surtout pour une jeune aristocrate seule et sans appuis. En

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outre, vous m'avez été présentée comme une espionne et je dois encore prendre une décision à votre sujet.

Angélique se sentit de nouveau terriblement mal à l'aise. L'espace d'un instant, elle avait oublié la position du marquis. C'était un aristocrate, lui aussi, mais il avait juré fidélité à la Constitution et à l'Assemblée nationale.

— Que voulez-vous dire ? murmura-t-elle d'une voix presque inaudible. Suis-je en état d'arrestation ?

Le général Lafayette leva une main soigneusement manu- curée et un sourire apaisant erra sur ses lèvres.

— Non, mademoiselle, rassurez-vous. Vous n'êtes pas en état d'arrestation, mais je dois faire en sorte que personne ne soit au courant de ma mansuétude. Par ailleurs, je ne vois pas comment, pour le moment, je pourrais assurer votre protection. Nous sommes en guerre et une jeune femme de votre condition n'a pas sa place dans une armée en marche.

— Vous ne pourriez pas simplement me rendre ma liberté ? Le général secoua la tête et un nouveau sourire éclaira son visage. — Je crains de ne pas en avoir le pouvoir. Vous comprenez, j'ai des

comptes à rendre... Il la considéra pensivement pendant un long moment, puis il prit

une pincée de tabac dans une petite boîte au couvercle délicatement ouvragé et prisa avec tout le raffinement d'un courtisan du grand siècle.

— J'ai peut-être une idée, déclara-t-il finalement. Je crains cependant qu'elle ne soit pas très agréable pour vous, mademoiselle.

Angélique regarda sa robe déchirée et grimaça un sourire. — Vous savez, depuis mon retour en France, j'ai déjà été exposée à

de nombreux désagréments... — Je vous crois, mademoiselle, acquiesça le général avec un rire

amusé. Honnêtement, s'il ne tenait qu'à moi, je vous enverrais dans la direction opposée — vers Nancy, par exemple, où M. de Bouillé pourrait assurer votre protection — mais, puisque vous le désirez, je veux bien vous envoyer à Paris. Un chariot de l'intendance doit partir à l'aube. Vous monterez dedans et je dirai au représentant de l'Assemblée que je vous envoie à Paris pour y être jugée.

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Angélique se leva et ébaucha une révérence. — Je vous en serai éternellement reconnaissante, général. Lafayette se leva et, contournant son bureau, il lui prit la main et la

porta à ses lèvres. — Ne vous hâtez pas trop de me remercier, mademoiselle. Vous

pourriez le regretter, car le voyage que vous allez entreprendre risque d'être fort périlleux. Je vous confierai une lettre d'introduction pour l'un de mes amis. Il pourra peut-être vous aider à retrouver vos parents s'ils sont réellement à Paris.

Des larmes de reconnaissance brillèrent dans les yeux d'Angélique. — Oh ! merci Général ! Lafayette soupira et se demanda intérieurement ce qu'elle allait

trouver à Paris à un moment où le roi de France lui- même n'y était pas en sécurité. Il pouvait seulement espérer qu'il ne la condamnait pas à mort en acceptant d'accéder à sa requête.

— Maintenant, l'un de mes gardes va vous accompagner à votre tente. Si je puis vous donner un conseil, reposez- vous. Vous aurez besoin de toutes vos forces dans les jours à venir.

Lorsqu'elle fut partie, le général s'assit de nouveau derrière son bureau et reprit la carte qu'il avait été en train d'étudier avant l'arrivée du capitaine et de sa belle prisonnière. Il disposait de plus de cent mille hommes, mais la plupart d'entre eux étaient des volontaires mal armés et mal entraînés. Par dérision on les surnommait « vaincre ou courir ». Comment se comporteraient-ils face à des soldats de métier ? Il n'en avait pas la moindre idée et il ne pouvait s'empêcher de frissonner en songeant à toutes les vies qui risquaient d'être gâchées inutilement.

Il réfléchit longuement, puis il prit une plume, la trempa dans son encrier et commença à écrire une lettre à l'empereur d'Autriche. Cette guerre était trop absurde. Il réussirait peut-être à l'arrêter avant qu'il ne soit trop tard.

Angélique se réveilla à l'aube. Elle avait dormi profondément et se sentait fraîche et reposée. Elle s'étira longuement et sourit en regardant la toile de tente au-dessus d'elle. Elle irait à Paris sous la protection de soldats français, avec, comme viatique, une lettre du général Lafayette à l'un de ses amis. Grâce à cette aide providentielle, elle réussirait sans

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nul doute à retrouver ses parents. En vingt-quatre heures à peine, sa situation s'était complètement métamorphosée.

Elle ferma les yeux et chassa délibérément les images terribles qui surgissaient du fond de sa mémoire. Le calvaire de Nicole l'avait profondément touchée, mais elle ne pouvait pas se permettre de gémir sur la mort de la jeune paysanne. Elle devait concentrer toutes ses forces et toute son énergie sur un seul but : aller à Paris et retrouver ses parents. La tempête révolutionnaire faisait rage autour d'elle et c'était seulement en se battant, en s'efforçant de garder la tête au- dessus de l'eau, qu'elle réussirait à échapper au tourbillon de sang et de feu qui était en train de ravager la France.

Elle repoussa résolument ses couvertures et s'assit sur son étroit lit de camp. Elle avait dormi tout habillée et, une fois debout, elle s'efforça de défroisser sa robe.

S'il la voyait dans une tenue pareille, même son père ne la reconnaîtrait pas !

Elle poussa un soupir résigné et haussa les épaules. De toute façon, elle n'avait rien d'autre à se mettre.

Quand elle souleva le pan de toile qui faisait office de porte, le garde affecté à la surveillance de sa tente se retourna vers elle.

— Le général Lafayette a pensé que vous auriez besoin de ceci, mademoiselle, dit-il en lui tendant son sac de voyage.

Angélique écarquilla les yeux et resta sans voix. Un grand sourire barra le visage du grenadier. — Le général m'a envoyé au château de Cramant pour voir si je

pourrais sauver une partie de vos effets personnels. Le château a été complètement détruit par la canonnade, mais, heureusement, j'ai trouvé ce sac sur le perron et, en l'ouvrant, j'ai vu qu'il contenait des vêtements de femme.

Angélique lui rendit son sourire. — Merci, murmura-t-elle d'une voix rauque d'émotion. Si je ne le

vois pas, vous transmettrez également toute ma gratitude au général Lafayette.

— Je ne manquerai pas de le faire à son retour, mademoiselle. Il est parti inspecter le front avant l'aube avec son état-major.

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— Ah... — Avant de partir, il a laissé des ordres à votre sujet. Le chariot qui

doit vous emmener à Paris viendra vous chercher d'ici à une heure. J'ai pensé que vous aimeriez pouvoir vous laver et vous changer avant de vous mettre en route, ajouta-t-il en lui indiquant un seau d'eau posé à côté de la porte de la tente.

— Vous êtes trop gentil, acquiesça-t-elle en lui décochant un nouveau sourire. Cela faisait longtemps que je n'avais pas disposé d'un tel luxe.

Le grenadier s'éclaircit la gorge. — Bon, alors je vais vous laisser à votre toilette et aller m'occuper de

votre déjeuner. Angélique le regarda s'éloigner, une lueur amusée au fond des yeux.

Il y avait des choses qui ne changeaient pas, même en temps de guerre et pendant les pires révolutions.

Puis, le seau dans une main et le sac de voyage dans l'autre, elle rentra sous sa tente, le cœur joyeux.

Moins d'une heure plus tard, elle ressortit, lavée, coiffée et vêtue d'une robe de mousseline bleue. Le grenadier l'attendait pour l'escorter au chariot qui devait l'emmener à Paris. Après avoir jeté un coup d'œil furtif autour de lui, il lui tendit une enveloppe dont le sceau portait les armes du marquis de Lafayette.

— Le général m'a demandé de vous transmettre ses vœux de réussite, mademoiselle, dit-il à voix basse.

La lettre était adressée au citoyen Talleyrand. En voyant un nom aussi prestigieux, Angélique sentit son cœur se gonfler d'espoir. Elle avait entendu plusieurs fois son père et sa mère parler de lui, quand ils revenaient de la Cour, et elle savait que si quelqu'un pouvait l'aider, c'était l'illustre évêque d'Autun — même si ses parents avaient souvent critiqué ses idées par trop libérales pour un dignitaire de l'Eglise.

Après avoir rangé soigneusement dans son sac le précieux viatique, Angélique remercia chaleureusement le jeune grenadier.

Il hocha la tête et l'escorta sans un mot de plus jusqu'à un chariot bâché. Deux soldats les attendaient, le dos appuyé avec nonchalance contre la ridelle. Des hommes du peuple, au visage rude et hâlé par les

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intempéries. Ils la regardèrent d'un air soupçonneux pendant que le grenadier l'aidait à monter à l'arrière du chariot et à s'installer sur une pile de couvertures. Ils avaient entendu dire par leurs camarades qu'une aristocrate avait été capturée et envoyée à Paris pour être jugée, mais ils n'avaient reçu aucune consigne de ce genre. Au contraire. Ils devaient montrer le plus grand respect à leur passagère et assurer sa protection jusqu'à Paris. Puis, une fois les barrières de la ville franchies, ils avaient ordre de la laisser s'en aller librement.

Enfin, les ordres étaient les ordres et ils ne pouvaient pas se permettre de désobéir, même s'ils sentaient confusément que toute cette affaire n'était pas très régulière.

Au bout de quatre longues journées, Angélique arriva enfin en vue des barrières de Paris. Le général Lafayette l'avait prévenue, mais jamais elle n'avait imaginé que son voyage serait aussi abominable. Tout son corps était douloureux et elle était couverte de bleus, principalement à un endroit qu'une dame bien élevée ne saurait évoquer. Les routes avaient été de vulgaires chemins de terre défoncés par le passage de milliers de soldats en route pour le front. Ornières, nids-de-poule, rien ne lui avait été épargné et, à chaque cahot, ses jambes, ses bras et son dos heurtaient les montants de bois du chariot.

Ses gardes n'avaient rien fait non plus pour améliorer l'inconfort de sa situation. Ils avaient suivi leurs ordres à la lettre. On les avait chargés d'assurer sa protection, point final. Ils étaient restés ensemble et ne lui avaient adressé la parole que lorsque cela était absolument nécessaire.

Les heures s'étaient écoulées avec une lenteur interminable, ce qui lui avait donné tout le temps de réfléchir au passé et à l'avenir. Au milieu de la journée, quand la chaleur devenait oppressante, elle se surprenait souvent en train de penser à Devil Wind. Ses pelouses vertes, la rosée du matin, la fraîcheur de la brise océane et, surtout, son maître sombre et mystérieux. Dans ces moments-là, elle ne pouvait s'empêcher de se demander comment Gareth avait réagi en apprenant sa fuite. Avait-il été soulagé ? Furieux ? Lui manquait-elle ? Autant de questions auxquelles elle ne pouvait pas répondre, mais qui revenaient sans cesse la tourmenter.

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Maintenant, alors que le soir commençait à tomber sur la ville, le chariot se frayait un chemin à travers le dédale de maisons, d'entrepôts et de manufactures bâtis au-delà de l'enceinte des Fermiers généraux. En jetant un coup d'œil à travers les fentes de la bâche, Angélique aperçut les soldats en armes postés à la barrière de Charonne et elle ne put s'empêcher de frissonner en pensant que son destin était entre les mains de ses compagnons. Si jamais ces brutes décidaient de la trahir...

Pour le moment, les deux hommes étaient assis sur le siège avant, penchés l'un vers l'autre. Ils parlaient à voix basse, afin qu'elle ne puisse pas entendre ce qu'ils disaient, mais il n'était pas difficile de comprendre quel était le sujet de leur conversation.

Elle retint sa respiration et son cœur se mit à battre avec violence dans sa poitrine. Depuis le début, elle savait qu'ils la soupçonnaient d'être une émigrée. Avaient-ils décidé de ne pas obéir aux ordres du général et de la livrer au tribunal ?

Brusquement, son instinct la poussa à agir. Elle se glissa sans bruit vers l'arrière du chariot, saisit son sac de voyage et profita d'un ralentissement pour sauter à terre. Emportée par le poids de son sac, elle faillit tomber la tête la première dans la poussière, mais elle réussit à reprendre son équilibre.

Une étroite venelle s'ouvrait devant elle. Courir... L'ombre des maisons protégeait sa fuite et, au bout de quelques instants, elle s'arrêta hors d'haleine. Sans s'en rendre compte, elle avait contourné un entrepôt et se trouvait à portée de voix de la barrière.

Le chariot s'était arrêté et, très vite, elle eut confirmation de ses soupçons. Elle retint sa respiration en entendant ses anciens compagnons expliquer qu'ils avaient reçu l'ordre de l'amener à Paris.

Les gardes de la barrière ouvrirent l'arrière du chariot et elle sourit de leur stupéfaction quand ils découvrirent qu'il n'y avait personne à l'intérieur. Ses deux compagnons descendirent de leur siège et vinrent vérifier par eux-mêmes, puis ils secouèrent la tête et écartèrent les bras en signe d'ignorance.

— Elle était encore là il y a cinq minutes à peine... Il y a quelque chose de bizarre dans cette histoire. Au camp, des camarades nous ont dit que c'était une aristocrate.

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— Nous garderons un œil sur elle, déclara le sergent qui commandait la barrière. C'est peut-être une espionne. Il y a eu beaucoup de désertions ces derniers temps et on ne peut plus faire confiance à personne.

— Que voulez-vous dire ? — Vous ne savez pas ? Plusieurs détachements de cavalerie sont

passés à l'ennemi, avec leurs officiers. C'était dans le communiqué de guerre de ce matin.

— Alors, vous avez intérêt à garder les yeux ouverts. C'était une amie du général Lafayette et je n'ai aucune confiance dans ces anciens nobles qui prétendent vouloir le bien du peuple. La plupart d'entre eux cherchent seulement à protéger leurs intérêts personnels.

Le sergent hocha la tête. Les deux hommes remontèrent sur leur siège et firent claquer leur fouet.

Tandis que le chariot franchissait la barrière, Angélique se demanda comment elle allait pouvoir entrer dans la ville. Un petit vent frais s'était mis à souffler et elle se frotta les bras machinalement tout en cherchant désespérément un moyen de passer devant les gardes sans être inquiétée. En vain.

Un chien errant aboya derrière elle. Elle sursauta et se retourna brusquement.

— Va-t'en ! murmura-t-elle en essayant de le chasser. Au lieu d'obéir, le chien se campa sur ses pattes avant et aboya de

plus belle. La gorge nouée, elle jeta un coup d'œil angoissé en direction de la

barrière. — Vas-tu filer, sale bête ! Elle ramassa une petite pierre et la lui jeta. — Allez, décampe ! A son grand soulagement, le corniaud s'enfuit, la queue entre les

pattes. Elle regarda de nouveau vers la barrière. Grâce à Dieu, les

aboiements n'avaient pas attiré l'attention des gardes.

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Au même instant, un groupe de soldats auquel s'étaient mêlées plusieurs femmes s'approcha en riant et en plaisantant. Les sentinelles les laissèrent passer sans leur poser la moindre question.

Angélique sourit intérieurement. Elle avait trouvé un moyen d'entrer en ville sans être arrêtée : en se

joignant à des soldats qui revenaient d'une « virée » dans les faubourgs. Si elle choisissait le bon moment, personne ne se rendrait compte qu'elle n'était pas l'une des grisettes qui les accompagnaient.

Satisfaite de son plan, elle regarda le sac de voyage posé à ses pieds. Elle allait devoir l'abandonner derrière elle... La lettre ! Si elle voulait pouvoir retrouver ses parents, elle allait avoir besoin de sa lettre d'introduction à Talleyrand.

Après l'avoir prise dans le sac, elle la glissa dans son corsage. Le papier était un peu rêche sur sa peau et il crissait à chacun de ses mouvements. Si elle venait à être arrêtée et fouillée, une missive aussi compromettante suffirait à la faire jeter en prison...

Elle ne pouvait pas prendre un tel risque. Finalement, elle décida de la remettre dans le sac. Où pourrait-elle le cacher ? Elle regarda autour d'elle. En face de l'entrepôt, il y avait un terrain

vague où étaient stockés du bois de chauffage et des matériaux divers. Après s'être assurée que personne ne la regardait, elle prit le sac et le dissimula soigneusement sous un tas de vieilles planches.

Elle n'aimait guère la pensée de laisser cette lettre derrière elle, mais elle n'avait pas le choix. Elle pouvait seulement prier pour qu'elle soit toujours là quand elle viendrait la rechercher.

Puis, prudemment, elle retourna dans la direction d'où elle était venue au moment de sa fuite. En arrivant à la route, elle se glissa dans l'ombre d'un mur et attendit.

Les heures passèrent. La nuit était tombée maintenant et elle commençait à douter de la

sagesse de son plan quand un groupe de joyeux fêtards sortit d'un cabaret et se dirigea en titubant vers la barrière de la ville. Il passa devant elle et, après une brève hésitation, elle sortit de sa cachette et le suivit à une certaine distance, jusqu'au moment où il arriva à portée de

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voix des sentinelles. Puis, elle accéléra le pas et se mêla au groupe de soldats éméchés, comme si elle était l'une des filles qui les accompagnaient.

Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Les soldats s'arrêtèrent et échangèrent des plaisanteries grossières

avec les sentinelles, tandis que les ribaudes se frottaient ouvertement contre leurs partenaires de la nuit.

Les sentinelles allaient-elles se rendre compte qu'elle n'avait pas de compagnon ?

Heureusement, il n'y avait pas de lune. Le sergent ouvrit la barrière et les joyeux fêtards passèrent sans que

personne ne s'avise de leur demander leurs papiers. Ouf ! Elle avait réussi. Dès qu'elle fut hors de vue de la barrière, elle se laissa distancer et se

jeta à corps perdu dans l'ombre d'une ruelle. Quand elle s'arrêta, ses genoux tremblaient et elle était hors d'haleine. Elle était arrivée à un carrefour où se croisaient plusieurs grandes rues. Malgré l'heure tardive, il y avait encore une certaine activité et un attroupement s'était formé autour d'un orateur juché sur le plateau d'une charrette.

L'homme était plutôt petit, la peau blême et les joues creuses. Ses petits yeux noirs étincelaient et il haranguait la foule d'une voix grave et puissante, en ponctuant chacune de ses phrases avec des coups de poing sur la ridelle de la charrette.

— Lafayette a ordonné la retraite et l'armée ennemie s'apprête à nous écraser, pendant que notre bon roi se prélasse dans son palais des Tuileries, en attendant l'arrivée des reîtres de son beau-frère, l'empereur d'Autriche. Le moment est venu d'exterminer tous ces aristocrates qui ne pensent qu'à nous trahir et à nous piétiner ! Aux armes, citoyens ! Nous ne laisserons pas une poignée de mercenaires à la solde des princes détruire ce que nous avons bâti.

Un murmure approbateur parcourut la foule et des cris se mirent à fuser.

— Vive la liberté ! Vive la nation ! Les aristocrates à la lanterne !

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Depuis le renfoncement où elle était cachée, Angélique voyait l'attroupement grossir et se transformer peu à peu en une foule haineuse et déchaînée.

Le danger était partout autour d'elle. A cette pensée, elle fut prise de panique et se remit à courir dans la

direction d'où elle était venue. Une course aveugle, frénétique, à la recherche d'un refuge, même précaire, où elle pourrait passer la nuit sans risquer d'être mise en pièces par des émeutiers en furie.

Elle n'en trouva pas et, au bout d'un moment, elle se laissa tomber sous le porche d'une église. Elle était hors d'haleine et son cœur battait douloureusement contre ses tempes.

Elle ne pouvait pas aller plus loin. Jamais elle n'en aurait la force. A quoi bon, d'ailleurs ?

Elle ferma les yeux et, lentement, sa terreur commença à s'estomper. Elle devait se reprendre, essayer de réfléchir.

Où aller ? Vers qui se tourner ? Elle n'avait pas d'argent et tous les amis de sa famille avaient fui la

capitale. Talleyrand. Lui seul était en mesure de l'aider. Elle n'avait aucune idée de la façon dont elle pourrait arriver jusqu'à

la demeure parisienne de l'ancien évêque d'Autun, mais elle savait que c'était sa seule chance de salut.

Le clocher de l'église égrena les douze coups de minuit. Elle se releva et se remit en marche, sans courir cette fois-ci. Jamais elle n'avait été aussi consciente de la folie de son entreprise. Comment avait-elle pu s'imaginer qu'elle réussirait à retrouver ses

parents dans une ville où elle pouvait à chaque instant être arrêtée et jetée en prison ?

Gareth, Alice, Sam, Augustin, Lafayette... Tout le monde avait essayé de la dissuader. En vain.

Elle avait voulu n'en faire qu'à sa tête, comme une gamine capricieuse, et maintenant elle risquait de payer fort cher son inconscience.

Le corps brisé, elle se blottit dans l'encoignure d'une porte. Elle avait l'intention de se reposer seulement quelques instants, mais, dès qu'elle

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posa sa tête sur ses genoux, la fatigue fut la plus forte et elle sombra dans un profond sommeil.

Chapter 13 — Que diable avons-nous là ? Une voix masculine, grave et profonde, réveilla Angélique en

sursaut. La main en visière pour protéger ses yeux de la lumière de l'aube,

elle cligna des paupières en découvrant un jeune officier en uniforme. Aussitôt, tout le sang se retira de son visage. Elle était perdue.

Quand il vit son effroi, le lieutenant fronça les sourcils. Il se pencha vers elle et lui tendit la main pour l'aider à se lever.

— Puis-je vous être utile, mademoiselle ? La gorge nouée par la peur, Angélique réussit à se mettre sur ses

pieds, mais ses jambes tremblaient tellement qu'elle dut s'adosser au mur pour ne pas perdre l'équilibre.

— Vous ne vous sentez pas bien, mademoiselle ? questionna le lieutenant d'une voix inquiète.

— Je... je ne sais pas ce qui m'arrive, bredouilla-t-elle. Je... j'ai la tête qui tourne.

Voyant qu'elle était sur le point de défaillir, le jeune officier réagit instinctivement. Il la souleva doucement dans ses bras et, ainsi chargé, gravit l'escalier jusqu'à son appartement au premier étage de l'immeuble. Après avoir ouvert la porte avec le pied, il entra dans un petit salon et la déposa dans un fauteuil. Puis il alla à un guéridon, versa un peu de cognac dans un verre et le lui tendit.

— Buvez, ordonna-t-il. Cela vous aidera à vous remettre.

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Angélique réussit à marmonner un vague merci avant de porter le verre à ses lèvres d'une main tremblante. L'alcool lui brûla la gorge et traça un sillon de feu jusqu'à son estomac vide. Le souffle coupé, elle sentit une bouffée de chaleur lui monter au visage.

Les bras croisés derrière le dos, le lieutenant sourit en voyant sa réaction.

— Cela va déjà mieux, on dirait, commenta-t-il. Vous êtes moins pâle.

— Je vous remercie de votre aide, mais je ne voudrais pas abuser plus longtemps de votre gentillesse, murmura Angélique en espérant silencieusement qu'il n'essaierait pas de la retenir.

Elle se leva, mais elle sentit aussitôt le plancher bouger sous ses pieds et retomba assise en gémissant.

— Vous n'êtes pas en état de retourner dans la rue, mademoiselle, déclara le lieutenant avec fermeté.

Il se pencha sur elle et posa la main sur son front. En découvrant qu'elle avait la peau fraîche, il poussa un soupir de soulagement.

— Vous n'avez pas de fièvre. C'est déjà cela. — Mais je ne peux pas rester ici ! protesta Angélique. Elle chercha frénétiquement une excuse pour s'en aller avant qu'il

commence à lui demander pour quelle raison elle dormait dans l'entrée de son immeuble. Comme elle ne trouvait rien, elle dit la première chose qui lui vint à l'esprit.

— Nous n'avons même pas été présentés ! — Une lacune à laquelle il peut être facilement remédié, répondit-il

avec une lueur amusée dans les yeux. Je m'appelle René Valdis et je suis originaire d'Angers où mes parents tiennent une boutique d'apothicaire. Puis-je savoir votre nom, maintenant ?

-Je... je... Les mots s'étranglèrent dans la gorge d'Angélique et elle ne réussit à

produire qu'un gargouillement inaudible. Un sourire compréhensif incurva les lèvres de René Valdis. — Le moment n'est peut-être pas très propice pour des

présentations. D'ailleurs, vous pouvez très bien vous reposer quelques instants chez moi sans que je connaisse votre nom.

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Son visage était franc et ouvert, mais elle avait connu trop de déconvenues depuis son retour en France pour lui faire confiance.

— Je vous suis reconnaissante de vouloir m'offrir votre hospitalité, mais je ne peux pas l'accepter.

Elle essaya de nouveau de se lever, mais une fois de plus elle se rendit compte que ses jambes refusaient de la porter.

— Apparemment, vous n'avez guère le choix pour le moment, mademoiselle. Je vous en prie, restez tranquille et reposez-vous. Je vous assure qu'il ne vous arrivera aucun mal pendant que vous serez sous mon toit.

Il se retourna et se versa un verre de cognac, puis, tout en dégustant le liquide ambré, il l'examina pensivement, assis avec nonchalance sur un coin de la table. Quand il eut fini son verre, il le posa de côté et regarda de nouveau Angélique.

— Vous me rappelez ma sœur Thérèse, mademoiselle. Elle est très belle et très têtue, mais, en cas de nécessité,elle est assez intelligente pour faire confiance aux gens qui peuvent l'aider.

Angélique se déplaça avec embarras dans son fauteuil et, baissant la tête, contempla fixement le bout de ses doigts.

Voyant que sa comparaison n'avait pas réussi à lui délier la langue, il sourit et haussa les épaules.

— Peu importe. Vous avez le droit de garder vos secrets, mademoiselle. Cependant, j'aimerais au moins savoir si vous avez dormi toute la nuit devant ma porte ?

— Oui, murmura Angélique d'une voix à peine audible. — Mon Dieu ! Même en plein jour, les rues de Paris sont

dangereuses pour une jeune femme. Alors la nuit... C'est de la folie ! Qu'est-ce qui a bien pu vous pousser à vous endormir ainsi dans une encoignure de porte ?

En voyant qu'elle ne répondait rien, il se mordit la lèvre. — Pardonnez-moi, s'excusa-t-il. Vos raisons ne regardent que vous. Traversant la pièce, il ouvrit le buffet dans lequel il gardait ses

provisions et en sortit une miche de pain, du fromage et une bouteille de vin. Après avoir posé ses maigres victuailles sur la table, il invita Angélique avec un geste gracieux de la main.

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— Ce n'est pas grand-chose mais, en ces temps de disette, c'est tout ce qu'un homme de ma condition peut offrir à une invitée. Je vous en prie, venez partager mon repas. Je pense que vous vous sentirez beaucoup mieux après avoir mangé.

A la vue de la nourriture, Angélique sentit son estomac se contracter douloureusement. Elle savait qu'elle ne devrait rien accepter de René Valdis, mais elle était trop affamée pour résister à la tentation.

Après avoir mangé un morceau de pain et de fromage, René se recula sur sa chaise et regarda sa « belle inconnue » faire un sort au reste de ses provisions.

Elle l'intriguait. Malgré sa faim, elle mangeait avec les manières d'une grande dame. Il sourit en lui-même tout en buvant sa dernière gorgée de vin.

Visiblement, elle n'était ni une paysanne ni une ouvrière. Il la soupçonnait d'être une aristocrate qui se cachait par peur d'être jetée en prison. Depuis plusieurs mois déjà, il était horrifié par la tournure des événements. Au début de la révolution, il avait approuvé l'abolition des privilèges et les réformes votées par l'Assemblée ationale. Il avait cru fermement dans une France gouvernée par une monarchie constitutionnelle, avec plus de justice et un partage équitable des biens produits par la Nation. Mais maintenant, Robespierre et les siens encourageaient tous les excès de la populace. Massacres, pillages... Les brigands tenaient le haut du pavé et même les honnêtes gens craignaient pour leur vie.

Bientôt, d'après ce qu'il avait entendu dire, ce serait la tête du roi Louis XVI qui roulerait sous le couperet de la guillotine. Ensuite, il n'y aurait plus rien ni personne pour arrêter la machine infernale... Personne ne serait épargné.

A cette pensée, il posa son verre avec violence sur la table. Angélique sursauta et le regarda fixement, l'air terrorisée.

— Mademoiselle, je vous ai donné ma parole qu'il ne vous arriverait aucun mal sous mon toit ! s'exclama-t-il avec une pointe d'exaspération dans la voix.

Angélique baissa la tête et ses joues s'empourprèrent. — Pardonnez-moi, murmura-t-elle. Je...

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— Non, l'interrompit-il en se passant la main nerveusement dans les cheveux. C'est à moi de vous demander de pardonner mes manières.

Il avait été de service pendant toute la nuit et il était épuisé. Sa section avait été chargée d'escorter un transport de farine des entrepôts de la ville jusqu'aux échoppes des boulangers. Avec les troubles qui s'étaient étendus à toutes les provinces, la farine était devenue une denrée si rare que les voleurs n'hésitaient pas à attaquer les convois du gouvernement. Il n'y avait déjà pas assez de pain pour tout le monde et si la situation ne s'améliorait pas, il craignait des émeutes de la faim. Le peuple avait toujours été favorable à la révolution, mais s'il n'avait plus rien à manger, il ne tarderait pas à se tourner contre les marchands de promesses dans lesquels il avait mis tellement d'espoir.

Un sourire plein de lassitude éclaira son visage. — Je n'aurais pas dû poser mon verre aussi brusquement. Repoussant sa chaise, il se leva et alla regarder à la fenêtre. La rue

était pleine d'animation et les gens vaquaient à leurs occupations comme si de rien n'était, mais il savait qu'il suffirait d'une étincelle pour transformer ces braves gens en brutes assoiffées de sang.

Il ferma les yeux afin de chasser les images horribles qui se pressaient dans sa mémoire. Il était soldat depuis l'âge de quinze ans et la mort était pour lui un spectacle familier, mais ce qu'il avait vu depuis qu'il avait été transféré d'Angers à Paris dépassait en horreur les scènes les plus terribles auxquelles il avait assisté sur les champs de bataille. Des têtes coupées plantées au bout d'une pique, des femmes et des enfants massacrés avec des couteaux de boucher, des corps mutilés traînés dans la poussière par des sauvages ivres de vin et de sang... Certains aristocrates avaient mérité d'être châtiés pour leurs crimes et leurs malversations, mais en homme droit et pondéré, il estimait que personne ne devait être mis à mort sans avoir été jugé par un tribunal juste et équitable.

Et, malgré lui, il ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la compassion pour la jeune femme qu'il avait trouvée endormie sur le seuil de sa porte. S'il n'arrivait pas à savoir qui elle était et pour quelle raison elle errait seule dans les rues de Paris, il ne serait pas capable de l'aider à

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échapper au destin fatal qu'elle rencontrerait inéluctablement à un coin de rue ou à un autre.

Pivotant sur les talons, il revint s'asseoir et posa ses coudes sur la table, les mains croisées.

— Vous sentez-vous suffisamment bien maintenant, mademoiselle, pour me dire qui vous êtes et pourquoi vous êtes à Paris ? questionna-t-il en la regardant dans les yeux.

Angélique baissa la tête et ne répondit pas. — Puisque vous refusez de me faire confiance, je n'ai pas le choix et

je vais devoir vous emmener à l'officier qui commande mon régiment. — Non, je vous en prie ! s'exclama Angélique en redressant

brusquement la tête. — Soyez raisonnable, mademoiselle. Je ne peux pas, en conscience,

vous laisser vagabonder seule dans les rues de Paris. Comme je vous l'ai dit, c'est beaucoup trop dangereux.

— Laissez-moi seulement m'en aller, je ne vous demande rien de plus, supplia-t-elle d'une voix angoissée.

René Valdis secoua la tête. — Je suis désolé, mais il ne m'est pas possible d'accéder à votre

requête. S'il vous arrivait malheur, je m'en sentirais responsable pendant tout le reste de ma vie.

Angélique battit des cils. Il s'était montré gentil avec elle, l'avait invitée à partager le peu de nourriture dont il disposait et se montrait disposé à l'aider, mais elle n'arrivait pas à se résoudre à lui faire totalement confiance, même si, intuitivement, elle sentait qu'il ne lui voulait aucun mal.

En voyant son incertitude, le jeune lieutenant soupira. — Je ne sais pas comment vous faire comprendre que vous ne

risquez rien avec moi. Si vous êtes une aristocrate, ce que je soupçonne fortement, vous avez tout intérêt à vous confier à moi. Je peux seulement vous assurer que je n'approuve pas ce qui se passe en France en ce moment et que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour assurer votre sécurité si vous m'en donnez l'opportunité.

La franchise de ses paroles et la droiture de son regard eurent raison des dernières hésitations d'Angélique. Elle avait désespérément besoin

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de pouvoir faire confiance à quelqu'un, car elle savait que toute seule elle ne réussirait jamais à joindre l'homme qui pouvait l'aider à retrouver ses parents.

— Bien, monsieur, murmura-t-elle. Je vais vous dire qui je suis. René Valdis se pencha en avant, avide de connaître le mystère de sa

« belle inconnue ». Avant de parler, elle but une gorgée de vin — afin de se donner du

courage. — Je suis Angélique de Cramant et mon père est le marquis de

Cramant. Les yeux du jeune lieutenant s'élargirent et il laissa échapper un

sifflement involontaire. Il l'avait soupçonnée d'être une aristocrate, mais il n'avait même pas imaginé qu'elle pouvait appartenir à une famille aussi illustre. Bien qu'il fût originaire d'Angers, il connaissait la réputation des vins de Cramant et savait que leur propriétaire, grâce à cette réputation, avait bâti l'une des plus belles fortunes du royaume.

Une fois la surprise passée, son regard s'assombrit. Maintenant, il comprenait mieux pourquoi elle avait tellement hésité à lui dire son nom. Pour les membres du tribunal criminel, le seul fait de porter un nom aussi distingué était suffisant pour être convaincu de trahison et jeté en prison ou, pire encore, envoyé directement à la guillotine.

— J'ai entendu parler de votre famille, mademoiselle, et je crains que vous n'ayez fait une folie en venant à Paris. Nous devons trouver un moyen de vous faire sortir de la ville et retourner en Champagne auprès de vos proches.

Touchée par sa gentillesse, Angélique sentit des larmes envahir ses yeux.

— C'est impossible, monsieur, murmura-t-elle en secouant la tête. Cramant a été ravagé et brûlé par des brigands et je n'ai plus personne auprès de qui me réfugier. Je suis venue à Paris afin d'essayer de retrouver mes parents.

René posa sa main sur la sienne et la regarda avec des yeux pleins de compassion.

— Racontez-moi votre histoire.

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Angélique hocha la tête et commença au moment où son père l'avait envoyée en Angleterre pour épouser lord Devlin. Quand elle eut terminé, le jeune lieutenant secoua la tête.

— Vous n'auriez jamais dû quitter l'Angleterre, madame Devlin. Cette quête dans laquelle vous vous êtes lancée à corps perdu est vouée à l'échec. Jamais vous ne réussirez à retrouver vos parents sans l'appui de quelqu'un haut placé et, pour ma part, je ne connais personne qui accepterait de prendre le risque de devenir soi-même un suspect dans le seul but de vous aider.

— Moi, je connais quelqu'un, mais je ne sais pas comment le joindre. M. Talleyrand.

Les yeux de René Valdis s'élargirent de stupeur et de dégoût. — Talleyrand ! Vous n'avez tout de même pas l'intention,

mademoiselle, de vous rendre chez ce fourbe ? Il siège au tribunal à côté de Robespierre et de Danton.

— Peut-être, mais on m'a dit que c'était le seul homme qui pouvait m'aider à retrouver mes parents.

— Sans doute, mais vous ne le connaissez pas. Il serait prêt à trahir sa propre mère, si cela pouvait favoriser ses intérêts. C'est un véritable caméléon. Il change de couleur et de parti aussi facilement qu'il change de chemise.

— Parlons-nous vraiment de la même personne ? Le Talleyrand que je connais est un homme d'Eglise — l'évêque d'Autun.

— Je le crains, madame. Votre évêque a jeté sa soutane aux orties depuis longtemps. Il s'est rallié à la constitution civile du clergé et il a été chargé par l'Assemblé nationale de la confiscation et de la vente des biens de l'Eglise, afin de renflouer les caisses de la Nation.

— Peut-être, mais cela ne change rien à ma décision d'aller le voir. Peu m'importe l'homme qu'il est devenu, s'il peut m'aider à retrouver mes parents.

Le jeune lieutenant secoua la tête. — Ne pouvez-vous pas comprendre les dangers auxquels vous vous

exposez en vous obstinant à vouloir rencontrer un personnage aussi sulfureux ?

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— Je n'aurai pas de repos tant que je ne saurai pas ce que sont devenus mes parents.

René laissa échapper un soupir exaspéré. — Même si vous parveniez à vous rendre chez Talleyrand, il n'est

pas du tout certain qu'il acceptera de vous recevoir. Sans une lettre d'introduction, vous n'avez pas une chance sur mille de pouvoir arriver jusqu'à lui.

Pour la première fois, un sourire éclaira le visage d'Angélique. — J'ai une lettre d'introduction. — Puis-je la voir ? questionna René, l'air un peu interloqué. — Je ne l'ai pas sur moi. Je l'ai cachée avec mon sac de voyage avant

d'entrer dans Paris. René Valdis se passa la main nerveusement dans les cheveux. — Alors, il faut aller la chercher. C'est la première chose à faire. Que cela lui plaise ou non, il était déjà impliqué dans son plan, car

sa conscience ne lui permettrait pas de faire autrement. — Ensuite, je verrai comment je pourrai vous aider à rencontrer

Talleyrand. Angélique repoussa sa chaise et se leva. — Si vous voulez bien m'accompagner, je vais vous montrer où j'ai

caché mon sac de voyage. René secoua la tête une fois de plus. — Non, madame. C'est impossible. Vous devez rester ici pendant

que j'irai le chercher. C'est pour votre propre sécurité. Vous n'avez pas de papiers et au premier contrôle, vous seriez arrêtée et jetée en prison.

Angélique se rendit à la sagesse de ses objections et lui donna les renseignements dont il avait besoin pour trouver le sac. Quand elle eut terminé, elle tendit la main à son nouvel ami.

— Vous ne saurez jamais combien je vous suis reconnaissante, René. Si vous n'aviez pas eu pitié de moi, je ne sais pas ce que je serais devenue.

Le jeune lieutenant rougit de plaisir. — Même sans moi, je suis sûr que vous auriez réussi à obtenir ce

que vous vouliez, madame Devlin, répondit-il en portant sa main à ses

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lèvres. Maintenant, reposez-vous pendant que je vais chercher votre lettre d'introduction.

Angélique était trop tendue nerveusement pour suivre le conseil de René. Au lieu d'essayer de se reposer, elle balaya le petit salon de son hôte, puis elle fit une toilette rudimentaire et lui emprunta son peigne pour démêler ses cheveux et leur redonner un aspect présentable. Ensuite, comme elle ne tenait pas en place, elle se mit à marcher de long en large, au risque de faire des trous dans le tapis déjà fortement usagé.

Les ombres des maisons commençaient à s'allonger sur les rues pavées de Paris, quand René revint à son logis. N'ayant pris aucun repos depuis la veille, il était littéralement épuisé. Les yeux rouges de sommeil et les épaules basses, il se laissa tomber sur une chaise et secoua la tête tristement.

— J'ai de mauvaises nouvelles, madame. Je n'ai pas trouvé votre lettre.

Avant de poursuivre, il se servit un verre de vin et le but d'un seul trait.

— Quand je suis arrivé à la cachette que vous m'aviez indiquée, le tas de vieilles planches avait disparu. J'ai questionné un ouvrier de l'entrepôt et il m'a dit que l'un de ses collègues avait trouvé votre sac et l'avait apporté aux gardes de la barrière. J'ai peur que vous ayez de la peine maintenant pour obtenir une audience de Talleyrand. Les gardes auront transmis votre lettre à l'Assemblée et Talleyrand devra sans doute répondre à des questions fort embarrassantes.

En voyant ses derniers espoirs s'évanouir dans la nuit de Paris, Angélique ne put retenir ses larmes.

— Que vais-je faire ? murmura-t-elle d'une voix presque inaudible. — Je vous propose d'accepter mon hospitalité en attendant un

moment propice pour approcher Talleyrand. Il va être surveillé pendant quelques jours, puis, voyant que vous n'apparaissez pas, les autorités finiront par se lasser. Vous n'avez pas de souci à vous faire. Il y a trop de problèmes importants à résoudre en ce moment pour que l'on passe beaucoup de temps à chercher une femme qui, somme toute, ne représente pas un danger imminent pour la révolution.

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— Ma présence chez vous ne va-t-elle pas vous embarrasser ? Faire de vous un suspect ?

— Oh ! de ce côté là, je ne risque pas grand-chose ! Vous savez, la plupart des officiers entretiennent des femmes chez eux — même sans être mariés.

Le jeune lieutenant réprima avec peine un sourire en voyant une lueur soupçonneuse briller dans les yeux d'Angélique.

Lady Devlin serait surprise si elle apprenait que malgré sa beauté, elle n'était pas du tout son genre. Il préférait des filles plus simples, moins sophistiquées et, en outre, elle lui rappelait beaucoup trop sa sœur pour avoir envie de la mettre dans son lit.

— Ne vous inquiétez pas, madame, la rassura-t-il avec un éclat de rire amusé. Je n'ai aucune intention malhonnête à votre égard. Vous serez mon hôte, en tout bien tout honneur, pendant tout le temps où vous séjournerez dans mon humble logis.

Angélique rougit d'embarras. — Merci, René, murmura-t-elle. Vous êtes un gentleman. Il se leva et enfila sa veste d'uniforme. — Bien, maintenant, je vais vous souhaiter bonne nuit. Je dois aller

reprendre mon service.

Chapter 14 Un souffle d'air fit remuer le rideau à côté d'Angélique, alors qu'elle

se penchait à la fenêtre pour essayer de trouver un peu de fraîcheur au milieu de la chaleur estivale. Elle était l'hôte de René Valdis depuis plus de deux semaines et le minuscule logis qu'ils partageaient ressemblait à un four. Elle transpirait à grosses gouttes et l'étoffe de sa robe lui collait désagréablement à la peau.

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En regardant la rue calme et paisible, elle ne put s'empêcher de grimacer. Les passants vaquaient à leurs occupations, comme si, quelques instants plus tôt, ils n'avaient pas été pris par un accès de folie qui les avait poussés à attaquer le boulanger. Depuis son poste d'observation, elle avait vu un groupe de femmes furieuses aller à sa porte et exiger du pain en criant et en menaçant. L'homme avait essayé de leur expliquer qu'il n'avait pas de pain à leur donner, parce qu'il n'avait pas reçu de farine, mais elles avaient refusé de l'écouter et s'étaient jetées sur lui avec leurs couteaux, laissant au milieu de la rue un corps ensanglanté.

Depuis son arrivée à Paris, elle avait assisté à bien d'autres atrocités. Des « traîtres » pendus à des réverbères, des femmes traitées ignominieusement, des têtes d'aristocrates, poudrées et coiffées, fichées au bout d'une pique. Et, régulièrement, des bandes d'émeutiers envahissaient en hurlant une maison ou une autre à la recherche de partisans de la monarchie.

Angélique s'éloigna de la fenêtre en secouant la tête et s'essuya le front avec son mouchoir. Allant à la table de toilette, elle se regarda dans le grand miroir que René lui avait acheté dans une vente des « biens nationaux ». Elle portait une robe avec des rayures bleues, blanches et rouges — les couleurs de la révolution. C'était René également qui en avait fait l'acquisition. Il avait insisté pour qu'elle la porte, en disant qu'elle serait beaucoup plus en sécurité si elle sortait habillée en bonne républicaine.

En entendant un bruit de pas rapides dans l'escalier, Angélique sentit sa gorge se nouer. Elle attendit anxieusement, les nerfs tendus, jusqu'à ce que la porte s'ouvre. En voyant apparaître la silhouette de René, elle poussa un soupir de soulagement. Un large sourire éclairait son visage.

— J'ai des nouvelles, dit-il en refermant rapidement la porte derrière lui. Je suis allé rendre visite à un ami de mon frère qui est employé à l'Hôtel de Ville et je lui ai demandé s'il pourrait nous arranger une audience avec Talleyrand. Il a réussi à l'obtenir. Talleyrand nous recevra demain matin.

Angélique se jeta dans ses bras et le couvrit de baisers. — Oh ! merci, merci, merci...

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Pendant les deux dernières semaines, le jeune lieutenant avait réussi à garder ses distances, mais il n'était pas de bois et, en sentant son corps souple et fragile contre le sien, il céda à la tentation et lui enlaça la taille.

Aussitôt, Angélique se raidit. En sentant son mouvement de recul, René laissa retomber ses bras et fit un pas en arrière. Il s'éclaircit la gorge et, allant à la table, se servit un verre de vin.

— Veuillez me pardonner, s'excusa-t-il d'une voix toute contrite. En voyant sa mine désolée, Angélique le rejoignit impulsivement et

lui prit la main. — Je n'ai rien à vous pardonner. Il est seulement naturel que des

amis partagent leurs sentiments. Après avoir bu une gorgée de vin, il posa son verre sur la table et lui

caressa la joue. — Je n'aurais pas dû réagir comme je l'ai fait, Angélique, mais vous

êtes tellement adorable... C'est dur pour un homme de résister devant votre beauté.

— Ce n'est pas vrai pour tous les hommes, murmura-t-elle en détournant brusquement les yeux.

René fronça les sourcils. Etait-ce une larme qu'il avait vu briller entre ses cils ?

— Vous ne m'avez jamais parlé de votre mari en Angleterre. Vous l'aimez ?

Angélique hocha la tête, la gorge trop serrée pour pouvoir parler. — Alors, pourquoi l'avez-vous quitté ? Il aurait sûrement pu vous

aider à retrouver vos parents. — Mon... mon amour n'était pas partagé, murmura-t-elle d'une voix

brisée. Le jeune lieutenant la serra contre lui avec une tendresse toute

fraternelle et la laissa pleurer sur son épaule. Ses larmes le touchaient autant que son courage dans l'adversité.

— Chut, maintenant, murmura-t-il doucement. Ne pensez plus au passé. Seul l'avenir a de l'importance.

Angélique s'essuya les yeux et s'éclaircit la gorge.

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— Vous avez raison, acquiesça-t-elle. Il ne sert à rien de se lamenter sur des choses que l'on ne peut pas changer. J'ai choisi ma route et je dois la suivre — jusqu'au bout.

* * *

Un soleil de plomb dardait ses rayons sur la ville, transformant les rues de Paris en une véritable fournaise. Midi venait de sonner au clocher de Saint-Jean et Angélique devait presque courir pour suivre René Valdis. Lorsqu'ils approchèrent de la place de Grève, leur avance fut ralentie par une foule très dense qui s'était massée dans lés ruelles étroites et mal pavées. Angélique avait l'impression que toute la population de Paris avait décidé de se rendre au palais des Tuileries. Elle leva les yeux vers son compagnon et vit que les traits de son visage étaient crispés.

— Qu'y a-t-il ? questionna-t-elle à voix basse. Pourquoi tous ces gens se rendent-il au palais ?

René se pencha vers elle, tandis qu'elle s'accrochait à son bras, de peur d'être séparée de lui.

— Je n'ai entendu que des bribes de conversations, mais, d'après ce que j'ai compris, ils sont furieux contre le roi et ont l'intention de lui présenter directement leurs doléances.

Angélique regarda anxieusement autour d'elle. Si elle en jugeait aux mines fermées et hostiles des hommes et des femmes qui l'entouraient, des événements très graves étaient sur le point de se produire. Avant ce soir, le sang coulerait de nouveau dans Paris.

Soudain, il y eut un mouvement de foule. Sous le choc, Angélique lâcha le bras de son compagnon. Prise de panique, elle essaya de lutter, mais elle était emportée inexorablement comme un fétu de paille au milieu d'un torrent. Terrifiée à l'idée de perdre l'équilibre et d'être piétinée par des milliers de pieds, elle cessa de se débattre et suivit le courant jusque dans la cour du palais où les émeutiers commencèrent à crier et à proférer des menaces.

Le visage blême, Angélique se croyait déjà perdue, quand elle sentit une main lui saisir le poignet. Elle tourna la tête vivement. René ! Elle était sauvée. Elle poussa un soupir de soulagement et lui adressa un

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sourire plein de gratitude. Il la tira derrière lui avec fermeté, tout en se frayant un chemin à coups d'épaule. Non sans mal, ils réussirent à sortir de la cour et, en passant par la place du Carrousel et la rue St.-Nicaise, ils parvinrent à la rue St.-Honoré. La presse y était moins dense et, accélérant le pas, il l'entraîna jusqu'au Palais Royal, dans les célèbres galeries qui étaient alors l'un des lieux de rendez-vous favoris des Parisiens.

Au café de Foy, il la fit asseoir à une petite table et commanda des rafraîchissements. Quand le serveur les eut quittés, il se pencha vers Angélique et baissa la voix pour ne pas être entendu par les autres clients.

— Je vais faire porter un message à Talleyrand. Pour votre sécurité, il est préférable que vous attendiez ici. Dans ce café, vous ne craignez rien, car le Palais Royal appartient au cousin du roi, Philippe Egalité, un franc-maçon et un partisan des réformes.

— Vous ne restez pas avec moi ? questionna Angélique en le regardant d'un air intrigué.

Le jeune lieutenant secoua la tête. — D'après ce que nous venons de voir, on va avoir besoin de moi

aux Tuileries. Angélique lui saisit la main impulsivement. — Vous n'allez pas retourner au milieu de cette foule d'enragés ? — Je suis un soldat, madame. J'ai juré fidélité au roi et je dois aller le

protéger, au cas où sa vie viendrait à être menacée. — Je vous en prie, n'y allez pas, insista-t-elle d'une voix suppliante.

J'ai un mauvais pressentiment... Ces gens-là sont assoiffés de sang et ils massacreront tous ceux qui chercheront à se mettre en travers de leur chemin.

Intuitivement, elle savait que si elle le laissait partir, elle ne le reverrait plus jamais.

Le jeune lieutenant reprit sa main et se leva. — Je n'ai pas le choix, madame. Un homme d'honneur ne se dérobe

pas à son devoir, même si cela doit lui coûter la vie. Avant qu'elle ait pu trouver les mots pour le retenir, il la salua et

pivota sur les talons. A l'entrée du café, il s'arrêta brièvement pour

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confier un message à un jeune garçon, puis il adressa un dernier signe d'adieu à Angélique et s'éloigna à grands pas en direction des Tuileries.

Angélique retomba sur sa chaise, le visage pâle et défait. Elle aurait voulu courir après lui et tenter de l'arracher à l'enfer dans lequel il était en train de se jeter, mais elle savait que c'était inutile. Comme elle-même, il avait pris sa décision et rien ni personne ne pourrait le faire dévier de son chemin, même si pour cela il devait affronter la mort. Un flot de larmes envahit ses yeux et ses lèvres se mirent à trembler. Elle était de nouveau seule...

Elle n'aurait su dire combien de temps elle resta ainsi, immobile, le regard fixé droit devant elle. Les ombres de l'après-midi commençaient à s'allonger quand un jeune sectionnaire s'approcha de sa table et la salua en soulevant son chapeau orné d'une cocarde tricolore.

— Citoyenne, j'ai reçu l'ordre de venir vous chercher et de vous escorter jusqu'à l'Hôtel de Ville.

Angélique se leva, les jambes mal assurées. Ses plus terribles craintes étaient en train de se réaliser. Elle était arrêtée. Décidée à faire bonne contenance, elle avala la boule qui s'était formée au fond de sa gorge et suivit le jeune homme, la tête haute.

Dans la rue St.-Honoré, ils prirent un fiacre et, quelques minutes plus tard, ils arrivèrent à la place de Grève, devant cet Hôtel de Ville où Robespierre, Danton et Marat régnaient en maîtres sur les 180 sections de Paris. Il lui fallut rassembler tout son courage et toute sa volonté pour gravir les marches du perron et entrer dans la « maison du peuple», précédée par le jeune sectionnaire.

Au premier étage, il la guida le long d'un couloir jusqu'à une grande porte à deux battants. Il frappa discrètement et s'effaça pour la laisser entrer.

Elle fit un pas en avant, tandis que le battant se refermait sans bruit derrière elle.

La pièce où elle se trouvait était plongée dans une demi- obscurité. — Approchez, citoyenne Cramant. Angélique sursauta et, tournant la tête, elle découvrit la silhouette

d'un homme debout devant l'embrasure d'une fenêtre.

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Il s'avança vers elle en boitant et en s'aidant d'une canne à pommeau d'or.

— Asseyez-vous, je vous en prie. Il étudia pensivement pendant une seconde ou deux sa belle

visiteuse, puis alla s'adosser au grand bureau Louis XIV qui occupait le centre de la pièce.

Craignant que ses jambes ne cèdent sous elle, Angélique avança et se laissa tomber avec soulagement sur une chaise capitonnée.

— Etes-vous Monsieur de Talleyrand ? questionna-t-elle d'une voix hésitante.

— Le citoyen Talleyrand, corrigea-t-il avec un sourire plein de finesse. Les titres de noblesse ont été abolis, citoyenne Cramant. J'ai cru comprendre que vous désiriez me rencontrer ?

A trente-huit ans, l'ancien évêque d'Autun connaissait l'effet qu'il produisait sur les femmes et s'en servait à son avantage. Il se servait également de sa boiterie — le souvenir d'un accident survenu à l'âge de quatre ans — pour émouvoir le cœur des personnes du beau sexe. Elles adoraient le materner — jusque dans son lit.

Troublée par le bleu intense de son regard, Angélique battit des cils et se passa nerveusement la langue sur les lèvres.

— Je... oui... citoyen, bredouilla-t-elle. Je... je voulais vous demander votre aide pour essayer de retrouver mes parents, le marquis et la marquise de Cramant.

— Ci-devant marquis et marquise, corrigea de nouveau Talleyrand. Avant de poursuivre, il prit une pincée de tabac dans une petite

boîte en or et la porta à ses narines avec un geste plein de distinction. — Je ne sais rien de vous, citoyenne, hormis ce que j'ai appris par

une lettre que le comité m'a montrée et qui, apparemment, m'était adressée. Puis-je vous demander à quel titre vous espérez obtenir mon aide ?

Non sans mal, Angélique réussit à soutenir son regard. — C'est le général Lafayette qui a bien voulu me recommander

auprès de vous. Il m'a dit que vous étiez la seule personne capable de m'aider dans mes recherches.

Talleyrand hocha la tête.

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— Lafayette... Il s'assit dans un fauteuil et se pencha en avant, sa canne à pommeau

d'or entre les jambes. — Ce cher ami connaît mon penchant pour les jolies femmes... — Je ne comprends pas, murmura Angélique en priant le Ciel de

s'être trompée sur la signification de son allusion. Talleyrand lui adressa un sourire charmeur et posa la main sur la

sienne avec une familiarité faussement paternelle. — En ces temps troublés, chère enfant, ce que vous me demandez

pourrait me coûter la vie, dit-il d'une voix doucereuse. Aussi, avant de prendre une décision, j'aimerais savoir ce que vous comptez me donner en échange de mes services.

Angélique battit des cils nerveusement. — Hélas ! je n'ai rien à vous offrir, citoyen. On m'a volé le peu d'or

que je possédais et une bande de brigands a saccagé et incendié le château de ma famille. Cependant, dès que mes parents auront été retrouvés, je suis sûre que mon père saura se montrer généreux avec vous.

Un sourire plein de cynisme incurva les lèvres de l'ancien évêque d'Autun.

— Allons, citoyenne, vous avez, au contraire, beaucoup à offrir... Il est rare de rencontrer une personne de votre sexe aussi adorable. Peu m'importe l'or de votre père. Vous voulez mon aide ? En paiement, je vous demande vos faveurs.

Les joues et le front d'Angélique s'empourprèrent. — Vous plaisantez, monsieur, je suppose ? murmura-t-elle, la gorge

nouée. — Pas du tout, mademoiselle, répondit-il en se redressant. Je ne

plaisante jamais lorsque l'enjeu est aussi important. Je tiens beaucoup trop à ma vie pour la risquer sans une compensation — disons — raisonnable.

Angélique essaya frénétiquement de détourner la conversation sur un terrain moins dangereux.

— Je... je ne comprends pas le rôle que vous jouez à l'Hôtel de Ville, monsieur... Vous, un homme d'Eglise...

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L'ancien évêque d'Autun s'esclaffa. — Oh ! l'Eglise... En ce moment, je suis en faveur auprès de mes

pairs, les députés de l'Assemblée, car j'ai rendu un grand service à l'Etat en organisant la confiscation des biens du clergé. Naturellement, Rome n'a pas approuvé mes idées et le Saint Père m'a excommunié.

En voyant le visage horrifié d'Angélique, il rit de plus belle. — Rassurez-vous, chère amie, la décision de ce vieux barbon ne m'a

pas du tout affecté. J'ai même été plutôt content de retrouver ma liberté d'esprit et d'action. Cependant, je ne vois pas en quoi ma situation vis-à-vis de l'Eglise ou de mes amis du club des Jacobins a un rapport avec l'affaire qui nous occupe tous les deux.

— Vous ne le voyez pas, monsieur ? Angélique leleva la tête et ses yeux étincelèrent. — Moi, je le vois, et je vous dis tout net que je ne peux pas accepter

vos exigences. D'abord, je suis mariée et, ensuite, si j'acceptais, comment saurais-je que vous avez l'intention de remplir votre partie du contrat ?

Talleyrand s'esclaffa de nouveau, visiblement amusé — et émoustillé — par la vivacité de sa réaction. Il avait toujours aimé les filles qui avaient du caractère.

— Vous m'étonnez, mademoiselle ou plutôt madame. Si je n'avais pas l'intention d'exécuter ma part du contrat, je pourrais prendre mon plaisir avec vous maintenant et vous livrer ensuite au tribunal. D'après ce que j'ai cru comprendre, Robespierre aimerait vous poser quelques questions au sujet de Lafayette...

La seule évocation de Robespierre suffit à briser la volonté de résistance d'Angélique. Elle connaissait la réputation d'inflexibilité du député d'Arras et la terreur qu'il inspirait à tous ceux qui avaient le malheur de ne pas partager ses idées.

En voyant l'effet que ses paroles avaient produit, Talleyrand se pencha de nouveau vers elle.

— Alors, quelle est votre réponse, madame ? Angélique serra les poings dans le creux de sa robe et le regarda avec

des yeux pleins de mépris et de haine.

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— Si j'étais un homme, monsieur, je répondrais à vos insultes en vous jetant mon gant au visage.

Un sourire ironique incurva les lèvres de l'ancien évêque d'Autun. — Si vous étiez un homme, je ne vous aurais pas fait de

propositions. J'ai de nombreux vices, mais pas celui-là et je vous assure qu'une fois dans mes bras, vous ne vous sentirez pas du tout insultée. Toutes les femmes qui ont partagé mon lit m'ont dit qu'elles avaient passé des moments fort agréables en ma compagnie. Vous savez, quand je suis couché, ma boiterie ne se remarque plus...

Angélique dut faire un effort pour ne pas se jeter sur lui et lui arracher les yeux. Elle devait se contenir, trouver un moyen de ne pas le mettre en colère et obtenir son aide, sans être obligée de se soumettre à ses exigences.

— Je vous ai déjà dit que j'étais mariée, monsieur, dit- elle en s'efforçant de garder un ton calme et posé. Même si je le désirais, je ne serais pas libre d'accepter votre proposition.

Talleyrand la considéra pendant une seconde ou deux, les paupières mi-closes. Puis il lui prit la main et la porta à ses lèvres.

— Chère amie, seriez-vous d'accord, si vous étiez libre ? Angélique se dit qu'elle pouvait répondre affirmativement sans

prendre trop de risques. Elle était mariée devant Dieu et devant les hommes. Personne sur cette terre ne pouvait rien y changer, hormis le pape.

Elle hocha la tête docilement. — Oui, monsieur. Je ferais n'importe quoi pour retrouver mes

parents. A l'idée qu'elle avait réussi à échapper à la situation scabreuse dans

laquelle il essayait de la mettre, elle réprima avec peine un sourire de triomphe.

Un triomphe très éphémère. — Alors, vous allez devoir obtenir un divorce — Un... un divorce ? bredouilla-t-elle. Vous savez très bien,

monsieur, que les lois du royaume interdisent le divorce. Je suis liée à mon mari jusqu'à ce que l'un de nous deux meure.

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L'ancien évêque d'Autun se redressa dans son fauteuil et considéra sa victime en souriant. A chaque mot qu'elle proférait, il resserrait le nœud autour de son joli cou. Quand il en aurait terminé avec elle, elle le suivrait dans son lit sans même essayer de résister.

— Cependant, si vous pouviez divorcer de votre mari, vous le feriez et, après cela, vous accepteriez de devenir ma maîtresse en échange de mon aide ?

— Cette conversation est sans objet, monsieur, fit-elle observer en reprenant confiance dans sa tactique. Je suis mariée à un autre par les lois de ce pays. Mais vous avez ma parole que vous serez récompensé généreusement si, grâce à vous, je réussis à retrouver mes parents.

— Vous n'avez pas répondu à ma question, madame. Si vous étiez libre, accepteriez-vous, oui ou non, de devenir ma maîtresse ?

— Oui, monsieur. J'accepterais cet arrangement, si cela pouvait sauver mes parents.

Aucun homme, et encore moins un évêque excommunié, n'avait le pouvoir de changer des lois qui étaient en vigueur depuis des siècles, se dit-elle avec confiance.

Les dents blanches de Talleyrand étincelèrent dans la lueur des chandelles.

— Alors, je vais adresser un mémorandum à l'Assemblée. Votre désir de divorcer est tout à fait légitime et je suis sûr que mes pairs y accederont dans un délai très bref.

Angélique le regarda fixement, les yeux écarquillés de stupeur. Il avait l'air d'être ramassé sur lui-même, comme un chat prêt à bondir sur une proie.

— Monsieur, le divorce est interdit en France ! Le sourire de Talleyrand s'élargit. — Plus maintenant, madame. C'est l'un des acquits de notre belle

révolution. Au nom de la liberté dont chaque individu doit pouvoir disposer, l'Assemblée a décidé de rendre le divorce aussi facile que le mariage. Il n'y a plus de liens indissolubles, pas plus pour l'homme que pour la femme. Il s'agit là d'un grand progrès, ne croyez-vous pas ?

Angélique blêmit. Le piège s'était refermé autour d'elle et elle savait qu'elle n'avait aucun moyen de s'en échapper. Il l'avait conduite là où il

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désirait l'amener et elle l'avait suivi aveuglément, sans même réfléchir aux conséquences de ses paroles.

Il se leva avec l'aide de sa canne et lui offrit son bras. — Venez, madame. Je vais vous accompagner personnellement

jusque chez moi. — Monsieur, je vous ai dit que j'étais prête à accepter vos conditions

si mon divorce était prononcé et si vous m'aidiez à retrouver mes parents. Je n'ai pas l'intention, pour autant, de céder à vos exigences avant d'avoir eu la preuve formelle que vous aviez vous-même rempli votre part de notre contrat.

Un sourire amusé incurva les lèvres fines et aristocratiques de l'ancien évêque d'Autun. Contrairement à la plupart des femmes qu'il avait rencontrées, elle avait de l'esprit et il allait devoir déployer toute son habileté pour la mettre dans son lit. Un défi qui lui plaisait. Les victoires les plus chèrement acquises n'étaient-elles pas les plus glorieuses ?

— Madame, vous vous méprenez sur mes intentions. Si je vous offre de venir habiter chez moi, c'est seulement pour pouvoir assurer votre sécurité jusqu'au moment où je pourrai vous apporter la preuve que j'ai respecté mes engagements.

Angélique secoua la tête. — Je suis désolée, monsieur, répliqua-t-elle la gorge nouée par la

colère, mais, en attendant cette preuve, je continuerai de résider chez le jeune officier qui a accepté de m'héberger depuis mon arrivée à Paris. Ensuite, et ensuite seulement, j'accepterai de vous suivre et de vous laisser prendre les libertés que vous avez exigées en échange de votre aide.

Elle n'avait aucune raison de se jeter les yeux fermés dans la gueule du loup. D'autant moins que le temps était son allié — son seul allié. Chez René, elle ne courrait aucun risque et elle pourrait tout à loisir chercher un moyen pour échapper aux clauses déshonorantes que ce fourbe lui avait imposées.

Avant que Talleyrand ait eu le temps de répondre, on frappa à la porte et un homme entra, le visage blême.

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— Citoyen, Rossignol a tué le citoyen Gailliot, ci-devant marquis de Mandat, et les combats aux Tuileries ont tourné au massacre. Les gardes suisses ont été égorgés comme du bétail sur le marché et maintenant les sectionnaires sont en train d'allumer des feux de joie pour fêter leur victoire sur la Garde nationale.

Talleyrand pâlit. Il avait été au courant de ce qui se tramait, mais n'avait pas imaginé que la démonstration de force des sections de Paris se terminerait dans un bain de sang.

— Le roi et la reine ? questionna-t-il. — Ils sont sains et saufs. L'ancien évêque d'Autun poussa un soupir de soulagement. Pour le

moment, la monarchie n'était pas encore en danger. Cependant, la journée du lendemain serait cruciale et il devait agir vite s'il voulait réussir à contrôler la situation.

Il alla jusqu'à son bureau en claudiquant et griffonna à la hâte trois ou quatre lignes. Puis il plia la feuille, la scella avec son cachet et la tendit à son secrétaire.

— Va porter ce message au citoyen Danton, ordonna-t-il. La Commune doit assurer la sécurité du roi et de la reine. Il faut empêcher les émeutiers d'attenter à leur vie.

Quand la porte se fut refermée derrière son secrétaire, il se retourna vers Angélique, un sourire aux lèvres, comme s'il venait simplement d'expédier une affaire ordinaire.

— Où en étions-nous, madame, avant d'être interrompus ? — Je dois m'en aller, répondit Angélique d'une voix blanche. Elle se leva et se dirigea vers la porte mais, malgré sa claudication,

Talleyrand fut plus rapide. — Nous n'avons pas terminé notre affaire, madame, dit-il en lui

barrant le passage. — Ce n'est plus le moment, monsieur. Je dois aller aux Tuileries. Je

suis inquiète pour la vie du jeune officier qui a eu la gentillesse de m'aider — sans rien me demander en échange, lui.

— Etes-vous folle ? Vous ne pouvez pas aller aux Tuileries. Avez-vous entendu ce qu'a dit mon secrétaire ? L'émeute a tourné au massacre.

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— Je dois retrouver René, répliqua-t-elle avec obstination. Elle essaya de le contourner, mais il lui prit les poignets et la retint

prisonnière. — Regardez moi, ordonna-t-il. Angélique obéit, impressionnée malgré elle par l'autorité qui émanait

de tout son être. — Cela aidera-t-il vos parents si vous vous faites tuer parce que vous

n'avez pas réussi à maîtriser vos émotions ? Je comprends votre inquiétude pour votre ami, mais vous ne pouvez rien faire pour le protéger.

La détermination d'Angélique commença à vaciller. — Lâchez-moi, je vous en prie, murmura-t-elle. Je dois savoir ce qui

lui est arrivé. Sans lui, je ne serais jamais parvenue jusqu'ici. Les mains de Talleyrand se desserrèrent légèrement. — Si vous voulez bien attendre ici, je vais envoyer quelqu'un à sa

recherche. Ensuite, je vous accompagnerai jusque chez moi. Angélique ouvrit la bouche pour protester, mais il secoua la tête. — Non, madame, je ne vous autoriserai pas à retourner chez votre

ami, comme vous l'avez suggéré. Chez moi, vous serez en sécurité et vous n'en bougerez pas jusqu'à ce que j'aie accompli la part qui me revient dans notre contrat. J'espère que, le moment venu, vous honorerez la vôtre.

Ne trouvant aucun argument à lui opposer, Angélique se laissa reconduire docilement jusqu'à sa chaise. Puis elle attendit, les mains crispées dans le creux de sa robe, pendant qu'il envoyait plusieurs de ses hommes à la recherche de René Valdis.

Ensuite, sans attendre leur retour, il l'escorta à travers l'Hôtel de Ville et la fit monter dans son élégante berline. Moins d'un quart d'heure plus tard, ils s'arrêtaient dans la cour d'un hôtel particulier de la rue du Bac.

Habituée à vivre dans le luxe depuis son enfance, Angélique n'accorda qu'une attention distraite aux lambris dorés et aux lustres en cristal de la résidence parisienne de son hôte. Néanmoins, l'expression de son visage trahit les sentiments qu'elle éprouvait à l'égard d'un homme qui, tout en prônant les idéaux de la révolution, vivait comme

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un satrape et faisait étalage d'une richesse acquise aux dépens des gens de sa caste.

Tout en la guidant courtoisement dans l'escalier d'honneur, Talleyrand répondit à sa réprobation par un sourire plein de charme et de fatuité.

— Ne prenez pas cet air offusqué, chère amie. Je suis un esthète et j'aime être entouré de belles choses. Un homme a tellement peu de plaisirs dans la vie...

Devant un tel cynisme, Angélique faillit s'étouffer. Elle n'aurait même pas dû être surprise, se dit-elle. Avec un homme

comme Charles Maurice de Talleyrand-Périgord, elle pouvait s'attendre à tout. Ne lui avait-il pas dit lui-même qu'il avait été excommunié pour toutes les vilenies qu'il avait commises ? Il ne respectait rien ni personne et il était prêt à n'importe quelle bassesse pourvu qu'elle serve ses vices ou ses intérêts.

Lorsqu'il lui ouvrit la porte d'une chambre magnifiquement décorée, elle lui décocha un regard plein de haine et de mépris.

Talleyrand s'effaça pour la laisser entrer et attendit, une lueur amusée au fond des yeux. Angélique était une femme et, dans son esprit, aucune femme ne pouvait rester insensible à la beauté.

Une commode et un petit secrétaire en marqueterie, des chaises et des fauteuils recouverts de tapisserie au petit point, un tapis de la manufacture des Gobelins, des doubles rideaux en velours... Pour se meubler, il n'avait pas hésité à faire piller par ses hommes de main les palais et les hôtels particuliers des princes qui, dès les premiers troubles, étaient partis en exil avec les comtes d'Artois et de Provence, les frères cadets du roi.

Toutes les chambres de sa résidence parisienne étaient de véritables nids d'amour où rien ne manquait, même pas les bouquets de fleurs fraîchement coupées et tous les accessoires dont une femme du monde pouvait avoir besoin.

Angélique s'avança jusqu'à la toilette sur laquelle trois grands miroirs en verre de Venise reflétaient l'élégance de la pièce derrière elle. D'un geste machinal, elle prit une brosse à manche en argent et la fit tourner dans sa main. Depuis combien de temps n'avait-elle pas pris le temps

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de coiffer ses cheveux convenablement ? Depuis combien de temps n'avait-elle pas dormi dans un lit de plume, sans se soucier du lendemain ? Elle n'aurait su le dire.

Talleyrand s'approcha d'elle par-derrière et posa ses mains sur ses épaules.

— Dès l'instant où je vous ai vue, murmura-t-il, j'ai su que cette chambre avait été créée pour vous.

Ses paroles ramenèrent Angélique à la réalité de sa situation et elle se retourna vers lui, les yeux étincelant de fureur.

L'ancien évêque d'Autun sourit. — Quel feu, madame ! Si vos prunelles étaient des fusils, je serais

déjà mort... Dois-je vous rappeler que c'est de votre plein gré que vous vous êtes placée sous ma protection ? Je ne vous ai pas forcée à venir ici.

— M'auriez-vous aidée à retrouver mes parents, si j'en avais décidé autrement ?

— Non, madame, répondit-il avec une froideur calculée. Contrairement à ce que vous pensez, je ne suis pas un être insensible, mais je connais trop le monde pour accepter de me sacrifier sans l'espoir d'une contrepartie. Nous avons conclu un accord et j'entends que vous respectiez les clauses de notre contrat. Je vous engage donc à peser longuement le pour et le contre avant de prendre une décision qui pourrait vous être néfaste. Les enjeux sont importants — votre vie, la vie de vos parents et, s'il n'a pas été massacré par les émeu- tiers, la vie de votre jeune ami, René Valdis. Maintenant, je vais vous laisser réfléchir. Vous n'êtes pas ma prisonnière et je vous donne ma parole que je ne chercherai pas à vous retenir si vous décidez de quitter ma maison.

Sur ces mots, il se dirigea en claudiquant vers la porte. Alors qu'il avait déjà la main sur la poignée, il s'arrêta et se retourna vers Angélique.

— Je vais demander à ma gouvernante d'envoyer quérir une couturière, afin que vous puissiez vous débarrasser de ce chiffon ridicule. Vous êtes un véritable joyau et, comme tous les joyaux, vous avez besoin d'un écrin digne de votre éclat.

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— Ce chiffon est aux couleurs de la révolution, fit-elle observer d'une voix doucereuse, mais trempée dans le venin de son mépris. Ne vais-je pas courir un danger inutile en m'habillant d'une façon trop frivole ?

— Chez moi, chacun s'habille à sa guise et cela me déplaît de vous voir attifée comme une harengère. Mes hommages, madame.

Il ouvrit la porte et sortit de la chambre. Angélique s'assit sur une chaise et ferma les yeux, la tête penchée en

arrière. — Oh ! Gareth, pourquoi vous ai-je abandonné ? murmura-t-elle en

soupirant. J'ai voulu recouvrer ma liberté et, maintenant que ce but est sur le point d'être atteint, je n'aime pas le goût amer qu'elle laisse dans mon cœur.

Se relevant brusquement, elle alla à la fenêtre qui donnait sur les jardins. Ses tempes l'élançaient douloureusement et elle posa son front brûlant sur la fraîcheur d'une vitre. Les yeux remplis de désespoir, elle contempla les parterres de rosiers et les massifs de rhododendrons. Devant un spectacle aussi paisible, personne ne pouvait imaginer les atrocités qui étaient commises au-delà des murs de ce havre de paix.

Elle avait quitté l'homme qu'elle aimait pour retourner auprès de ses parents. Maintenant, elle était à la merci d'un être machiavélique qui avait renié Dieu et vendu son âme au diable.

— J'aurai perdu mon mari, mes parents et mon honneur... Elle savait que ni son père ni sa mère n'auraient voulu d'une liberté

acquise au prix qu'elle avait accepté de payer à Talleyrand. — Papa, je t'en prie, pardonne moi, murmura-t-elle avec des larmes

dans les yeux. Je devais me sacrifier. Pour maman et pour toi. Elle aurait voulu pouvoir demander pardon à son mari également,

mais Gareth ne pensait sans doute même plus à elle. En s'enfuyant, elle l'avait débarrassé d'un fardeau dont il s'était chargé à regret. Aussi bien, il était déjà dans les bras d'une maîtresse...

A cette pensée, sa gorge se noua et, quittant la fenêtre, elle alla se jeter sur son lit. Pendant un long moment, elle se laissa aller à son désespoir et pleura toutes les larmes de son corps. Puis, épuisée, elle finit par s'endormir.

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Quand il revint, plusieurs heures plus tard, les bras chargés de boîtes et de cartons, Talleyrand trouva Angélique profondément endormie. En baissant les yeux sur elle, il remarqua les longs sillons que ses larmes avaient laissés sur ses joues. Il en éprouva un vague remords et se dit qu'il n'avait pas fait grand-chose pour apaiser ses angoisses.

Cependant comme il n'était pas du genre à s'apitoyer pendant longtemps, il n'eut aucune peine à faire taire la voix de sa conscience. Il avait toujours mené sa vie en pensant uniquement à ses propres intérêts et ce n'était pas Angélique de Cramant qui allait le faire dévier de la route qu'il s'était fixée. Sa répugnance à partager son lit l'avait rendue encore plus désirable, mais aucune femme jusqu'à présent n'avait réussi à le prendre dans ses rets. Elle lui servirait simplement à assouvir les appétits de sa chair — jusqu'au moment où il jetterait son dévolu sur une autre proie.

Après avoir posé ses paquets sur une table, il secoua doucement sa belle captive.

— Madame, il est temps de vous réveiller et de regarder les présents que je vous ai apportés.

Angélique remua et ouvrit les yeux. Désorientée, elle cligna des paupières, puis elle reconnut le visage de son geôlier et se redressa brusquement.

— Pardonnez moi, monsieur. Je n'avais pas eu l'intention de m'endormir.

— Il n'y a rien à vous pardonner, chère amie, répondit-il avec un sourire plein de galanterie. Une femme a besoin de sommeil pour être belle. Pendant que vous vous reposiez, je me suis occupé de votre garde-robe. Si vous voulez bien ouvrir ces cartons...

Angélique obéit docilement. Elle se leva et défit les paquets, mais sans marquer le moindre enthousiasme devant les soies, les satins et les dentelles qui s'offraient à ses yeux. Quand elle eut terminé, elle marmonna un vague merci et entreprit de remballer dans leurs boîtes les présents de son hôte.

Son manque de réaction irrita Talleyrand. Il lui prit le menton et l'obligea à le regarder.

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— Madame, il y a un détail que j'ai oublié de mentionner quand nous avons conclu notre contrat à l'Hôtel de Ville.

Angélique le toisa avec froideur, mais s'abstint de lui demander ce qu'il attendait d'elle en plus de ce qu'ils avaient convenu. Il aurait été trop content et, connaissant le personnage, elle savait qu'il ne tarderait pas à le lui apprendre.

Les doigts de l'ancien évêque d'Autun se crispèrent légèrement et une lueur dangereuse brilla dans ses yeux bleus.

— Je vais vous le dire, même si, apparemment, vous n'êtes pas pressée de le savoir. J'attends que vous me montriez un minimum de civilité et d'affection, quels que soient les sentiments que vous éprouvez à mon égard.

Angélique commençait, elle aussi, à bouillir intérieurement. Elle se dégagea brusquement et soutint son regard avec un

mouvement du menton plein de défi. — Monsieur, j'ai accepté de devenir votre maîtresse quand vous

m'aurez aidée à retrouver mes parents, mais je ne me suis jamais engagée à vous flatter ou à feindre d'éprouver un quelconque plaisir en votre compagnie.

Malgré lui, Talleyrand ne put réprimer un sourire admi- ratif. Quand elle était en colère, sa belle captive ressemblait à une lionne prête à bondir.

S'écartant du lit, il prit un mouchoir en batiste dans la manche de sa veste et se tapota le bout du nez machinalement.

— Je vois... Si je ne peux pas acheter votre tendresse avec des chiffons, je vais devoir monnayer les informations dont je dispose...

Il fit une pause, afin de mesurer l'effet de ses paroles. — Nous pourrions instaurer un tarif. Un baiser, par exemple, si je

vous dis ce que j'ai appris au sujet de vos parents. Angélique le considéra d'un air méfiant. Cela faisait seulement

quelques heures qu'il l'avait quittée. Il n'avait pas dû apprendre grand-chose en un laps de temps aussi bref...

Elle le lui fit remarquer, mais il resta imperturbable. — Un baiser et vous aurez la réponse à votre question.

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Angélique poussa un long soupir et, acceptant sa défaite,elle se leva sur la pointe des pieds et déposa un baiser sur la joue glabre de l'ancien évêque d'Autun.

Comme il ne répondait pas, elle tapa du pied avec exaspération. — Vous avez eu votre baiser, monsieur ! J'attends les informations

que vous m'avez promises. — Chère amie, vous ne croyez tout de même pas que je vais me

contenter d'un baiser de nonne ? Tout en parlant, il la prit dans ses bras et se pencha lentement vers

elle. Puis sa bouche captura la douceur de ses lèvres et, pendant un long moment, elle la dévora sans la moindre vergogne. Lorsqu'il consentit à l'abandonner, elle avait le souffle coupé et son visage était écarlate.

— Monsieur, vous... — Appelez-moi Charles, l'interrompit-il en levant avec nonchalance

une main soigneusement manucurée. Comme nous allons vivre pendant quelque temps sous le même toit, ce sera plus commode et tellement plus... intime. Vous ne croyez pas ?

Angélique réprima avec peine son envie de le gifler. Dans sa situation, elle ne pouvait pas se permettre un geste aussi inconsidéré.

— Si vous voulez... Charles, acquiesça-t-elle après une brève hésitation. Mais, maintenant, vous avez eu votre baiser et vous m'avez promis, en échange, des nouvelles de mes parents.

— Ah oui, c'est vrai. Pendant que j'étais en ville, je me suis arrêté chez ma bonne amie, Mme de Staël, à l'ambassade de Suède. Au hasard de la conversation, je lui ai dit que j'avais appris que les Cramant étaient venus à Paris, mais que je n'avais pas eu la chance de les rencontrer. Elle a été un peu étonnée, car le marquis de Cramant est un ami de son père et, d'habitude, il vient lui rendre visite quand il séjourne dans la capitale. Or, cette fois-ci, il ne s'est pas manifesté et, malheureusement, elle n'a pu me donner aucune nouvelle à son sujet.

Angélique pinça les lèvres. Une fois de plus, il s'était joué d'elle. — C'est tout ce que vous avez appris ? questionna-t-elle d'une voix

mordante.

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— Allons, calmez-vous, chère amie... Un peu de patience, que diable ! Les affaires de ce genre prennent du temps. J'ai semé les graines et maintenant nous devons attendre qu'elles germent. La curiosité de Mme de Staël sera notre meilleure alliée pour localiser vos parents s'ils se trouvent à Paris en ce moment. Aussi bien, d'ailleurs, ils sont allés se réfugier en Autriche ou en Prusse. Avez-vous seulement envisagé cette éventualité ?

Angélique baissa les yeux. Elle n'avait pas envie de lui montrer l'incertitude que sa question avait fait naître dans son cœur.

Il lui prit le menton et l'obligea à le regarder en face. — Naturellement, si je venais à apprendre qu'ils ont émigré, notre

contrat tient toujours. Vous êtes d'accord, n'est-ce pas ? Angélique hocha la tête. — C'est bien. Maintenant que ce point de détail est réglé, je vais vous

donner le reste des informations que j'ai réussi à obtenir... contre un autre baiser.

La jeune femme ne résista pas quand il se pencha sur elle, mais elle ne répondit pas à la pression de ses lèvres sur les siennes.

Talleyrand haussa les sourcils. — Serait-ce ma boîterie qui vous répugne ? Est-ce la raison pour

laquelle vous n'avez pas envie de me toucher ? — Non. Vous m'avez seulement demandé un baiser et je vous l'ai

donné. Que voulez-vous de plus ? — Il faudra que je m'en contente alors... pour le moment, du moins,

répliqua-t-il avec un éclat de rire amusé. J'ai eu un entretien avec Danton. Il m'a assuré que vous seriez déliée de votre mariage dans moins d'une semaine.

Un nouvel éclat de rire s'échappa de ses lèvres. — Ce cher homme a une grande qualité : il est vénal. Après m'avoir

dit combien cela me coûterait pour obtenir votre divorce sans que personne n'apprenne que j'hébergeais une femme recherchée par les autorités, il m'a affirmé que votre demande était tout à fait légitime. Quand on est un Français et un patriote, on ne peut pas tolérer qu'une femme de notre pays, une bonne citoyenne, puisse être liée à jamais à un Anglais.

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Angélique détourna la tête, dégoûtée et révoltée par la façon dont il faisait fi du sacrement du mariage.

— Je suis fatiguée et j'aimerais me retirer tôt ce soir. — Vos désirs sont des ordres, madame. Mais, comme vous le voyez,

je mets tout en œuvre pour remplir ma part de notre contrat. — Et moi, je remplirai la mienne, répondit-elle. Mais seulement

quand le moment sera venu. — Bien, je vais vous laisser maintenant. J'ai d'autres obligations ce

soir à l'Hôtel de Ville. Bonne nuit, madame. Il avait déjà la main sur la poignée de la porte, lorsque Angélique le

rappela. — Avez-vous appris quelque chose au sujet de René Valdis ? — Hélas ! non, madame. Mes hommes n'ont pas réussi à retrouver

sa trace. Il n'était pas aux Tuileries et il n'était pas non plus à sa caserne et à son logis.

— Vous pensez qu'il est... La voix d'Angélique se brisa et elle ne réussit pas à prononcer le mot

fatal. Talleyrand haussa les épaules. — Je ne saurais vous le dire, madame. Ce n'est pas impossible, après

les événements de la journée. On a charrié des tombereaux entiers de cadavres et la plupart n'ont même pas été identifiés.

Lorsqu'il fut sorti, Angélique se déshabilla et se coucha en pensant au jeune lieutenant qui pendant deux semaines l'avait hébergée au péril de sa vie.

Le monde était vraiment trop injuste. Les gens honnêtes se faisaient massacrer par fidélité à leurs principes, tandis que les fourbes comme Talleyrand prospéraient sur leur tas de fumier, à l'instar des plantes vénéneuses.

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Chapter 15 Le cœur plein d'angoisse, Gareth regarda fixement le monceau de

ruines calcinées. A son arrivée en France, il avait pris la route de la Champagne en espérant trouver Angélique saine et sauve à Cramant. Maintenant, en voyant ce tas de pierres noircies, il avait l'impression que tous ses espoirs s'étaient envolés en fumée.

— Mon Dieu ! Angélique, pourquoi n'as-tu pas eu la patience d'attendre quelques jours de plus ? murmura-t-il en refoulant avec peine les larmes qui menaçaient d'envahir ses yeux.

Il secoua la tête et tira lentement de sa poche la lettre qu'il avait reçue juste avant son départ. Elle était arrivée à Devil Wind le lendemain de son départ pour Londres. Une longue lettre dans laquelle le marquis de Cramant lui demandait d'expliquer à Angélique les événements qui étaient en train de secouer la France et de la rassurer sur leur sort. En voyant que rien ni personne ne pouvait arrêter la fureur des émeutiers, il avait décidé d'aller se réfugier avec sa femme en Autriche. A Vienne, ils avaient été fort bien accueillis par un cousin par alliance, le comte de Maunterdorf. Les fêtes succédaient aux fêtes et sa femme adorait la musique viennoise et l'atmosphère qui régnait dans la vieille capitale des Habsbourgs. Dès qu'ils en auraient la possibilité,ils prendraient le bateau pour l'Angleterre et viendrait leur rendre visite à Devil Wind.

— Seigneur Dieu, pourquoi n'avez-vous pas écrit plus tôt ? marraonna-t-il en froissant rageusement la lettre dans sa main. Maintenant, il est trop tard. Angélique est partie.

Il jeta la lettre par terre, furieux contre le marquis et contre lui-même — pour ne pas avoir dit la vérité à Angélique et n'avoir même pas osé lui avouer son amour.

L'esprit las et le corps rompu par sa folle chevauchée depuis Dieppe, il se passa la main dans les cheveux et détourna les yeux des pans de

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murs qui pendant des siècles avaient fait l'orgueil des hauts et puissants seigneurs de Cramant.

Son cheval l'attendait, attaché à un arbre. Il se remit en selle, en sachant qu'il n'avait guère qu'une chance sur mille de retrouver la trace de sa femme. Il pouvait seulement espérer qu'elle avait été assez sage pour aller se réfugier en Autriche, comme ses parents.

La tête basse, il rassembla ses rênes et dirigea sa monture vers l'ancienne allée d'honneur — un chemin envahi par les herbes folles et défoncé par le passage des charrettes des brigands qui avaient pillé le château avant de l'incendier. Il venait d'arriver à la grille, rouillée et à moitié arrachée, lorsqu'un mouvement sur sa droite attira son attention. Une femme... Elle courait en direction d'une chaumière à moitié dissimulée au milieu d'un bosquet.

Aussitôt, une lueur d'espoir s'alluma dans son cœur. Eperonnant son étalon, il galopa à travers les vignes et s'arrêta dans

la cour de la chaumière. D'un bond, il sauta à terre et frappa à la porte. Au bout de quelques instants, le battant s'entrouvrit et le visage pâle et émacié de Suzon apparut.

Lorsqu'elle reconnut Gareth, ses yeux s'élargirent de terreur. Elle se mit à trembler de tout son corps et leva les bras pour se protéger.

— Allez-vous en, fils du diable ! J'ai déjà vécu l'enfer et je n'ai pas besoin de vous ici.

Intrigué par un tel accueil, Gareth fronça les sourcils. La pauvre fille avait l'air d'avoir perdu la raison.

— Allons, Suzon, c'est moi, lord Devlin. Je suis venu rechercher ta maîtresse, ma femme — lady Devlin.

La malheureuse agita les bras comme une folle. — Je vous ai dit de vous en aller ! Arrêtez de me tourmenter ! Vous

avez pris mon Jacques dans votre guerre, cela ne vous suffit donc pas ? Laissez-moi à mon chagrin.

Gareth fit un pas à l'intérieur de la chaumière. — Ecoute-moi, Suzon. Je ne suis pas un diable. Je suis lord Devlin.

Je suis ici pour retrouver Angélique. Tu me comprends ? Une grimace horrible déforma les traits de la malheureuse.

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— Si je comprends ? Avant le mariage de mademoiselle, nous avions une bonne vie. Tout ce qui est arrivé est votre faute. Sans vous, nous serions toujours au château, heureux et en sécurité.

Gareth lui prit les bras et l'obligea à le regarder. — Ecoute-moi ! As-tu vu ma femme ? Sais-tu où elle est allée ? Est-

elle encore vivante ? Un rire strident s'échappa des lèvres de la pauvre folle et elle le toisa

avec une lueur vengeresse au fond des yeux. — Elle vous a échappé et vous ne la retrouverez jamais, à Paris !

Elle, au moins, elle n'aura pas à subir votre haine diabolique. Ce n'est pas comme mon pauvre Jacques...

Elle secoua la tête lentement et sa voix se mit à trembler. — Pourquoi l'avez-vous fait mourir ? Il était tout ce que j'avais. Il

était tout ce que j'avais... Lorsqu'il lui lâcha les bras, elle se laissa aller par terre, toute

recroquevillée sur elle-même, et se mit à se balancer d'avant en arrière en répétant d'une voix morne :

— Il était tout ce que j'avais. Il était tout ce que j'avais... Gareth fouilla dans sa poche et en tira trois ou quatre pièces d'or. Il

se pencha et les lui mit dans la main avant de sortir de la chaumière. Il ne pouvait hélas ! rien faire de plus pour elle.

Après avoir refermé la porte derrière lui, il se remit en selle et, reportant toutes ses pensées sur sa femme, il éperonna sa monture et prit le galop. Il voulait mettre autant de lieues qu'il le pouvait derrière lui, avant de devoir s'arrêter pour la nuit. Si, dans son délire, Suzon lui avait dit la vérité, Angélique était vivante et à Paris.

Il la retrouverait ! Grâce à Dieu, il n'était pas parti en France à l'aveuglette. Le roi

d'Angleterre l'avait chargé d'une mission auprès de l'Assemblée nationale et son passeport diplomatique lui permettrait d'entrer dans la capitale française sans être inquiété.

Un souffle d'air torride fit remuer le voilage vaporeux et les rideaux de velours. Les deux battants de la porte-fenêtre étaient grands ouverts et donnaient accès à un balcon orné d'une grille en fer forgé délicatement ouvragé. Toutes les fragrances des fleurs du jardin

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pénétraient dans la chambre, accompagnées par le gazouillis des rouges-gorges et par le roucoulement des pigeons. Angélique, cependant, n'était pas d'humeur à s'extasier sur les beautés de la nature. Elle avait l'estomac noué et marchait de long en large comme une lionne en cage.

Cela faisait plus d'une semaine qu'elle habitait dans le luxueux hôtel particulier de Talleyrand, mais elle n'avait trouvé encore aucun moyen d'échapper à la situation pour le moins scabreuse dans laquelle elle se trouvait. Elle était, jour et nuit, dans un état d'agitation perpétuel, ne sachant jamais exactement ce qu'elle devait attendre de lui. Il avait un véritable don pour la mettre en porte-à-faux en lui faisant des compliments extravagants et en lui faisant des cadeaux qui auraient fait pâmer de bonheur n'importe quelle autre femme. Il n'avait pas essayé de s'imposer de force dans son lit, mais il jouait sur ses sentiments et sur son honneur avec une habileté diabolique. Chaque jour ou presque il venait lui rendre visite avec un minuscule fragment d'information et, naturellement, Angélique devait lui donner un baiser pour l'obtenir.

Elle s'arrêta et posa les mains avec lassitude sur le dossier d'un fauteuil. Les doigts crispés sur le bois doré, elle ferma les yeux et se reprocha amèrement sa stupidité. Comment avait-elle pu être assez folle pour accepter de devenir sa maîtresse s'il parvenait à retrouver ses parents ?

— Petite idiote ! marmonna-t-elle. Tu as voulu jouer à la plus maligne et maintenant tu es prise à ton propre piège.

La veille au soir, Talleyrand lui avait apporté les papiers de son divorce et elle les avait signés d'une main tremblante. Lorsqu'ils auraient été contresignés par les membres de la Commission familiale de l'Assemblée, plus rien ne l'attacherait au seul homme qu'elle ait jamais aimé.

Elle ouvrit les yeux et contempla avec angoisse sa prison dorée. Elle ne comprenait toujours pas comment une commission pouvait prononcer son divorce sans meme l'avoir entendue, mais Talleyrand lui avait assuré qu'il avait tout arrangé.

Il avait balayé ses objections avec son cynisme habituel.

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— Chère amie, avec de l'or on obtient tout ce que l'on désire dans cette vie... Il suffit de savoir le distribuer à bon escient.

Des larmes menacèrent de nouveau d'envahir ses yeux et elle dut faire un terrible effort sur elle-même pour les refouler. Elle avait l'impression de n'avoir rien su faire, hormis pleurer, depuis son départ de Devil Wind, mais chaque fois qu'elle pensait à son mari ou à ses parents, elle n'arrivait pas à maîtriser ses émotions.

Elle s'essuya les yeux d'un geste agacé. Elle devait être forte. Si elle montrait sa faiblesse à son geôlier, elle serait perdue, car il n'aurait aucun scrupule à s'en servir pour l'amener là où il le désirait, c'est-à-dire dans son lit.

Absorbée par ses pensées, elle n'entendit pas la porte s'ouvrir et elle sursauta lorsque la voix de Talleyrand résonna derrière elle.

— Je... je ne vous ai pas entendu entrer, monsieur... — Charles, corrigea-t-il en s'approchant d'elle en claudiquant, un

bouquet de roses à la main. Puis-je savoir quelles étaient ces pensées qui occupaient si fort votre esprit, ma colombe adorée ? s'enquit-il en déployant tout le charme dont il était capable.

Angélique soupira. Elle devait rompre le contrat qui les liait — avant qu'il ne soit trop tard.

— Je pensais à notre... convention, mon... Charles. Je vous suis reconnaissante pour tout ce que vous avez fait pour moi, mais il ne m'est pas possible de rester plus longtemps sous votre toit. Je n'aurais jamais dû accepter votre proposition.Je suis désolée, mais je ne me sens pas capable de remplir ma part de notre contrat.

Le visage de Talleyrand se ferma et ses yeux bleus devinrent aussi froids que des glaçons.

— J'ai fait tout mon possible pour respecter mes engagements et voilà que, maintenant, vous refusez d'honorer votre parole ?

Angélique grimaça un sourire embarrassé. — Je n'aurais jamais dû céder à vos instances. Au début, j'ai pensé

pouvoir devenir votre maîtresse, mais, au fil des jours, je me suis rendu compte que vous m'aviez demandé quelque chose que je ne pouvais pas vous donner. Votre révolution m'a tout pris, sauf ma dignité, et je n'y renoncerai pas aussi longtemps que j'aurai un souffle de vie.

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Talleyrand sourit en lui-même. Il avait toujours eu un véritable don pour sentir le défaut de la cuirasse chez un adversaire. Il allait devoir changer de tactique, l'attaquer sous un angle différent, mais, avec de la persévérance, il obtiendrait ce qu'il voulait.

Sa voix se fit très douce, caressante. — Pourquoi réagissez-vous ainsi ? Je n'ai pas cherché à attenter à

votre dignité... Angélique détourna les yeux, cherchant instinctivement à échapper à

la toile qu'il essayait de tisser autour d'elle. — Je ne peux pas vous donner la seule chose que je possède encore,

alors qu'il n'y a aucun sentiment entre nous, répondit- elle en allant poser le bouquet de roses sur un guéridon. Nous nous servirions simplement l'un de l'autre, afin d'arriver chacun à notre objectif. Vous me demandez d'honorer ma parole, mais, si je le fais, je n'aurai plus d'honneur.

Il la rejoignit et, posant doucement ses mains sur ses épaules, l'obligea à se retourner vers lui.

— Vous vous trompez, mon adorable Angélique, murmura- t-il d'une voix rauque. Pensez-vous que je risquerais ma vie pour retrouver vos parents, si je n'éprouvais aucun sentiment à votre égard ?

— Vous ne m'avez pas tenu le même discours, quand vous m'avez arraché ma promesse, lui fit-elle observer. Il s'agissait alors simplement d'un contrat. Rien de plus.

— C'est vrai, concéda-t-il avec un sourire ensorcelant. Je le reconnais, je n'ai montré alors aucune émotion. Sur le moment, j'ai été aveuglé par votre beauté et par mon désir de vous posséder. Je ne pensais pas alors que vous réussiriez à conquérir mon cœur. Vous avez charmé mon âme, Angélique, comme aucune autre femme avant vous. Restez auprès de moi. Je vous aiderai à retrouver vos parents. Vous êtes libre, maintenant, et vous n'avez plus aucune raison de vous sentir coupable... Laissez-moi vous aimer et je saurai vous protéger, vous et tous les êtres qui vous sont chers.

Sa voix murmurait à son oreille, tandis que ses bras la serraient doucement contre lui. En diplomate averti, il savait exactement ce qu'il devait dire pour manipuler les êtres humains à son avantage. Pendant

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des années, il s'était servi de sa duplicité comme moyen de survie et il était devenu un maître en la matière.

Angélique secoua la tête. — Non, je ne peux pas... L'ancien évêque d'Autun se mordit la lèvre. Jamais il n'avait ressenti

une telle frustration. Il avait eu envie d'elle dès le premier instant, quand elle était entrée dans son bureau de l'Hôtel de Ville. Pour arriver à son but, il avait réussi à lui faire croire qu'il était prêt à mettre sa propre sécurité en jeu. Naturellement, il n'était pas assez fou pour prendre un tel risque. Les papiers de son divorce étaient des faux — assez bien imités pour que personne ne puisse s'en rendre compte.

Ce subterfuge était le seul moyen qu'il avait trouvé pour l'amener à se donner à lui librement. Oh ! certes, il pourrait utiliser la force, mais sa fierté de séducteur lui interdisait d'employer un moyen aussi contraire à ses habitudes.

Un véritable divorce était impossible. La lettre de Lafayette était arrivée sur le bureau de l'Assemblée et il aurait fallu être fou pour lier son nom à celui de la belle Angélique de Cramant. Il siégeait au tribunal révolutionnaire, mais si ses collègues venaient à apprendre qu'il l'hébergeait dans sa maison, il ne donnerait pas cher de sa propre tête.

Depuis le manifeste du duc de Brunswick menaçant de livrer Paris à une exécution militaire au cas où la vie du roi ou de la reine serait menacée, une nouvelle vague de fièvre anti-royaliste s'était répandue comme une traînée de poudre dans la ville. Les sectionnaires de la Commune régnaient en maîtres et fouillaient systématiquement les maisons à la recherche de traîtres et de « suspects » qui étaient massacrés immédiatement, sans même un simulacre de procès.

Talleyrand enroula machinalement une mèche des longs cheveux auburn d'Angélique sur l'un de ses doigts. Il l'eût volontiers étranglée pour calmer sa frustration, se dit-il fugitivement. Il n'en ferait rien, toutefois. Le temps jouait en sa faveur et s'il ne parvenait pas à la faire changer d'avis, il pourrait toujours la livrer au tribunal. Un geste qui montrerait sa loyauté envers l'Assemblée nationale et les principes révolutionnaires.

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Il se pencha sur Angélique et déposa un baiser hypocrite sur son front.

— J'essaierai d'être patient, chère amie. Je tiens trop à vous pour avoir envie de vous brusquer.

— Merci, Charles... — Tenez, je vous ai apporté ceci. Prenant le faux certificat de divorce dans sa poche, il le lui tendit et

déposa un dernier baiser sur son front. Puis il sortit, en la laissant s'interroger sur l'étrangeté de sa conduite.

Les doigts tremblants, Angélique lut le décret qui, au nom de l'Assemblée nationale, la déliait de son mariage avec lord Gareth Devlin. Une fois de plus, elle ressentit une vague nausée. S'allongeant sur son lit, elle regarda fixement le plafond, sans pouvoir imaginer quel serait son avenir maintenant que sa vie était séparée de celle de Gareth. Roulant sur le côté, elle se couvrit le visage de ses paumes et s'abandonna à son désespoir. Si seulement elle pouvait mourir de cette étrange maladie qui la tourmentait depuis son départ d'Angleterre ! Ainsi, tous ses malheurs et tous ses chagrins seraient terminés.

Des cris et des hurlements de terreur réveillèrent Angélique un peu plus tard. Arrachée brutalement à un sommeil agité, elle fut hors de son lit avant d'avoir complètement repris ses esprits. Pieds nus, elle courut jusqu'à son balcon, mais rien ne troublait la paix du jardin de l'hôtel particulier de Talleyrand. Quelques instants plus tard, un autre hurlement acheva de dissiper les dernières brumes de sommeil et elle se rendit compte qu'il provenait d'une maison en pierre située de l'autre côté de la rue. Des sans-culottes étaient en train de faire monter ses occupants, hommes, femmes et enfants, dans des tombereaux, comme s'il s'agissait de bétail qu'ils se proposaient de mener à l'abattoir.

Incapable de regarder une scène aussi horrible, elle s'apprêtait à rentrer dans sa chambre, lorsqu'elle vit Talleyrand sur le balcon contigu au sien. Il était debout, les bras croisés, et contemplait le spectacle avec un calme méprisant.

Son manque d'émotion souleva l'indignation d'Angélique. Etait-ce là l'homme qui lui avait promis de l'aider à retrouver ses parents ? D'un seul coup, son indifférence lui ouvrit les yeux et il lui fut impossible

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d'ignorer plus longtemps la part qu'il avait prise dans la révolution. Il ne s'était pas contenté de l'exploiter à son profit. Il l'avait appelée de tous ses vœux et il participait activement à la vague de terreur qui secouait la France. C'était un ami de Danton, un Jacobin et, comme lui, il avait un flot de sang sur les mains.

Quand il se retourna lentement vers elle, elle ne réussit qu'à grand-peine à masquer le dégoût qu'il lui inspirait. Il sourit, pas du tout troublé par la vue de ces pauvres gens qui criaient et se débattaient, en protestant de leur innocence.

— J'avais espéré que votre sommeil ne serait pas troublé par ce petit incident, dit-il d'une voix joviale.

Angélique explosa. — Mon sommeil ! Comment pourrait-on dormir quand ce

malheureux pays est devenu la proie de brutes assoiffées de sang ? Talleyrand haussa les épaules. — Cela aurait été préférable pour la tranquillité de votre esprit,

chère amie. Si j'en juge à votre pâleur, vous avez été très affectée par ce que vous venez de voir.

— Affectée, monsieur ? Dites plutôt horrifiée ! Je ne comprends pas comment vous pouvez regarder une pareille ignominie sans même sourciller.

— Je ne peux rien changer aux décisions de la Commune. Depuis l'arrestation du roi et de la reine, plus d'un millier de personnes sont allées remplir les prisons de Paris. Je commence même à m'inquiéter pour ma propre sécurité et pour la vôtre. Rentrez et reposez-vous. Vous êtes beaucoup trop pâle et, si vous veniez à défaillir, cela ne changerait en rien le sort de ces gens.

Il s'approcha d'elle pour lui donner le bras, mais elle lui échappa d'un mouvement brusque. Il lui faisait horreur, comme si, d'un seul coup, il s'était métamorphosé en serpent venimeux. Comment avait-elle pu se laisser embrasser par un être aussi méprisable ?

— Jusqu'à présent, je ne m'étais pas rendu compte que vous étiez vraiment l'un des leurs.

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— Chère amie, je n'ai aucun point commun avec ces canailles. Je fais seulement ce que je dois faire pour survivre dans cette période troublée.

Des larmes de fureur brillèrent dans les yeux d'Angélique. — Vous, un aristocrate, un prince de l'Eglise... Comment avez-vous

pu assister à l'arrestation de votre roi et de votre reine sans même lever la main pour protester ?

En voyant qu'il ouvrait la bouche pour nier son implication dans les derniers événements, elle secoua la tête avec véhémence.

— N'essayez pas de vous disculper ! Vous siégez à l'Assemblée et vous avez laissé vos amis, Danton, Marat et Robespierre attiser la haine et les rancœurs de la populace. Vous voyez maintenant le résultat de votre complicité passive... Des fauves déchaînés, ivres de sang et de mort !

Au fur et à mesure qu'elle parlait, le visage fin et aristocratique de Talleyrand s'était empourpré.

— Un homme seul ne peut rien contre la folie de tout un peuple. Si j'avais agi autrement, soit je serais mort, soit je serais en exil, à Coblence ou à Turin.

— Une bien piètre excuse, monsieur ! répliqua-t-elle avec hauteur. Indigne, en tout cas, d'un homme d'honneur.

Sur ces mots, elle lui tourna le dos et rentra dans sa chambre. En voyant les draperies et le mobilier luxueux qui l'entouraient, une nouvelle vague de dégoût la submergea.

Si elle restait une heure de plus dans cette prison dorée, elle deviendrait complètement folle.

D'un geste plein de détermination, elle ouvrit sa penderie et en sortit la robe que lui avait donnée René Valdis.

— Que faites-vous ? questionna Talleyrand, qui l'avait suivie en claudiquant.

— Je m'en vais, monsieur. Il avança la main pour lui prendre le bras, mais elle le repoussa avec

violence. — Ne me touchez pas ! Il y a du sang sur vos mains.

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— Soyez raisonnable, chère amie. Je ne peux pas vous laisser vous en aller. C'est beaucoup trop dangereux.

Il avait pâli et des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il savait que si elle venait à être arrêtée, il devrait répondre à des questions par trop embarrassantes.

— Je suis prête à affronter ce risque. Il lui prit les bras brutalement et l'obligea à se retourner vers lui. — Vous êtes folle ! s'exclama-t-il d'une voix vibrante de colère. J'ai

mis ma vie en danger pour vous protéger et voilà comment vous me remerciez ? J'ai de nombreux ennemis à la Commune et, si vous tombiez entre leurs mains, vous pourriez détruire toute l'œuvre que j'ai entreprise. Je ne peux pas vous le permettre.

— Vous n'avez rien à craindre de moi, répliqua-t-elle en se dégageant. Je ne divulguerai pas votre duplicité envers la cause que vous prétendez servir. Je saurai garder votre secret, même si je n'éprouve que du dégoût et du mépris pour le rôle que vous jouez dans cette tragédie.

Une lueur glaciale brilla dans les yeux de Talleyrand. — J'espère que vous tiendrez parole, madame, car sinon cela

pourrait coûter leur tête à ceux qui vous sont chers. Le cœur d'Angélique se mit à battre plus vite dans sa poitrine. — Que voulez-vous dire, monsieur ? — Oh ! je pensais seulement à ce jeune lieutenant que vous m'avez

dit être votre ami, répondit-il avec un sourire cynique. Comment s'appelle-t-il, déjà ?

Il se tapota le menton pensivement, comme s'il avait oublié son nom.

— Ah oui ! René Valdis. C'est cela, n'est-ce pas ? Si vous me dénonciez, rien ne m'empêcherait de dire au tribunal qu'il vous a hébergée pendant plus de quinze jours.

Les yeux d'Angélique s'écarquillèrent de stupeur. — Vous m'avez dit qu'il était mort. — Je ne vous ai rien dit de tel, chère amie, répondit-il en jouant

négligemment avec ses manchettes en dentelle. Mes hommes ne l'avaient trouvé ni à sa caserne ni à son logis mais, depuis lors, j'ai appris qu'il avait été seulement légèrement blessé au cours de l'émeute des

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Tuileries et qu'il avait repris son service après avoir passé deux ou trois jours à l'hôpital des Gardes françaises.

— Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit ? — Vous ne le devinez pas ? s'enquit-il avec un sourire narquois. Angélique se mordit la lèvre. La réponse à sa question était par trop

évidente. Si elle avait su que René Valdis était vivant, elle aurait pu aller se réfugier chez lui.

— Vous êtes un être vil et sournois, murmura-t-elle en luttant avec peine contre une brusque envie de lui arracher les yeux.

— Allons, chère amie, nous n'avons aucune raison de nous séparer en mauvais termes, répondit-il sans montrer le moindre remords. Comme je vous l'ai dit plusieurs fois, je suis un homme pragmatique. En amour, c'est comme en politique, il faut savoir ce que l'on veut et tout mettre en œuvre pour l'obtenir.

Angélique releva le menton avec défi. — Grâce à Dieu, j'ai su résister à vos manœuvres honteuses. Les traits du visage de Talleyrand se durcirent et une lueur

dangereuse brilla dans ses prunelles. — Madame, vous êtes libre de quitter ma maison, mais vous feriez

mieux de ne pas trop tenter la chance. Je pourrais très bien vous faire tenir par mes domestiques et prendre mon plaisir tout à loisir, avant de vous livrer aux autorités. Vous me connaissez suffisamment, maintenant, pour savoir que je ne verserais même pas une larme si votre jolie tête venait à rouler sous le couperet de la guillotine.

Une menace qu'il ne pouvait guère mettre à exécution. S'il était assez stupide pour dire à quiconque qu'il avait hébergé la fille du marquis de Cramant, c'était sa tête à lui qui serait en danger et il y tenait beaucoup trop pour la risquer inutilement.

Pivotant sur les talons, il sortit de la chambre sans un regard derrière lui. Il avait subi un échec, mais il était assez intelligent pour ne pas y attacher une importance excessive. L'avenir s'ouvrait devant lui et il savait qu'il aurait d'autres opportunités. Avec des femmes moins farouches que la belle Angélique de Cramant.

Prenant la menace de Talleyrand au sérieux, Angélique fit une toilette rapide et revêtit à la hâte la robe avec laquelle elle était arrivée.

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Quand elle sortit dans la rue, elle éprouva un moment de panique. Sans la protection de Talleyrand, elle était de nouveau une fugitive, sans argent et sans amis. Elle ne pouvait pas retourner chez René Valdis, car elle ne voulait pas mettre sa vie en péril. Maintenant, il ne lui restait plus qu'à trouver un moyen de quitter Paris vivante.

Une pensée sur laquelle elle s'attarda brièvement. Elle était venue dans la capitale pour essayer de retrouver ses parents, mais, au fil des jours, tous ses espoirs s'étaient évanouis. Il était temps de regarder la réalité en face. Même si elle les retrouvait vivants, elle ne pourrait rien faire pour les aider.

Acceptant sa défaite, elle laissa son regard parcourir les façades élégantes des hôtels particuliers qui, à cette époque, s'alignaient des deux côtés de la rue du Bac. Son cœur lui criait de retourner en Angleterre et de demander à Gareth de lui pardonner. Ecoutant son appel, elle se mit en marche d'un pas décidé vers la porte de Sèvres.

Elle n'avait plus rien à faire dans un pays qui, jour après jour, sombrait un peu plus dans la barbarie.

Chapter 16 — Tes papiers, citoyenne ? demanda le sergent en saisissant

Angélique par le bras et en la tirant à l'écart du groupe de paysannes qui quittaient la ville avec leurs paniers vides.

Angélique avala avec peine et fit semblant de chercher dans les poches de sa robe.

— Je... j'ai dû les perdre, balbutia-t-elle d'une voix tremblante. Le sergent grommela entre ses dents.

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— Ah oui ! tu les as perdus... Comme toutes celles qui ont essayé de passer avant toi. Et, comme les autres, tu n'as sans doute jamais eu de papiers à perdre.

— Si, j'avais des papiers, je vous le jure ! Je... je les avais ce matin quand je suis venue vendre les légumes de mon jardin au marché.

— Au marché ! répéta le sergent avec mépris. Alors, où sont tes paniers ? Tu les as perdus également, je suppose ? Arrête de me raconter des histoires, ce sera plus facile pour toi.

— Je ne mens pas, protesta Angélique, tandis qu'il la poussait brutalement vers le poste de garde. Laissez moi partir ! Ma mère m'attend et elle va s'inquiéter si elle ne me voit pas revenir.

Le sergent la détailla sans vergogne et un sourire égrillard éclaira son visage.

— Tu es peut-être venue vendre des choses qui ne se mettent pas dans des paniers... Tu n'es pas trop mal roulée et si je n'étais pas en service, je me laisserais volontiers tenter.

Angélique rougit de honte et d'humiliation. — Je vends seulement des carottes et des pois, citoyen, rien de plus ! — Dommage, répliqua le sergent en s'esclaffant. De toute façon, peu

m'importe ce que tu vends. Sans papiers, tu ne vas nulle part, sinon à l'Hôtel de Ville.

Une pâleur mortelle remplaça le rouge qui était monté au front d'Angélique.

— Je vous en supplie, citoyen, ne m'arrêtez pas ! Ma pauvre mère est malade et elle mourra de faim si je ne rentre pas à la maison ce soir. Ayez pitié... Je n'ai rien fait de mal.

— Tu perds ton temps et ta salive avec moi, citoyenne. Je suis au service de la Commune et j'ai reçu l'ordre d'appréhender toutes les personnes dont les papiers ne sont pas en règle. Même les jolies filles qui prétendent être allées vendre des légumes au marché.

Sachant qu'il était inutile de discuter, Angélique se laissa emmener sans résister. Le sergent la fit monter dans un fiacre, accompagnée par un soldat, et, un quart d'heure plus tard, elle retrouvait les couloirs de l'Hôtel de Ville. Cette fois-ci, cependant, on ne la conduisit pas dans le bureau de Talleyrand, mais dans une longue pièce étroite éclairée par

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des soupiraux. Une douzaine d'hommes et de femmes étaient assis sur des bancs en bois. Les épaules et la tête basses, ils attendaient dans un silence oppressant. Ils étaient tellement absorbés dans leurs propres pensées que pas un seul d'entre eux ne leva les yeux quand le soldat la fit entrer et lui ordonna de s'asseoir en attendant d'être appelée.

En voyant leurs mines pitoyables, Angélique sentit ses derniers espoirs s'envoler. Elle n'avait plus personne maintenant pour la protéger et elle savait combien étaient minces ses chances de convaincre les juges de son innocence.

Le dos courbé, elle dissimula le tremblement de ses mains dans le creux de sa robe. Une peur atroce lui nouait le ventre — la même peur qu'elle lisait sur les visages blafards de ses compagnons d'infortune. Elle avait envie de crier, mais, même si elle l'avait voulu, aucun son ne serait sorti de sa gorge.

Le silence de mort qui régnait autour d'elle n'était troublé que par la respiration saccadée d'un gros homme assis à l'autre bout de son banc. Il dénoua nerveusement sa cravate et essuya avec son mouchoir les gouttes de sueur qui coulaient sur son front. Son regard croisa brièvement celui d'Angélique et elle crut voir dans ses yeux l'ombre de la guillotine. Visiblement, il connaissait déjà le destin qui l'attendait.

Les heures passèrent lentement et, finalement, Angélique se retrouva seule. Elle regarda les bancs vides et elle se demanda où ses compagnons avaient été conduits. L'un après l'autre, les hommes et les femmes avaient été appelés, mais aucun d'entre eux n'était revenu. Elle s'efforça de calmer le tremblement de ses jambes, mais rien ne semblait pouvoir apaiser la terreur qui avait envahi son corps et son esprit.

« Sois courageuse ! Montre-leur que tu es une Cramant ! » Toutes ses exhortations restèrent sans effet et lorsque le garde ouvrit

enfin la porte pour l'appeler, ses jambes refusèrent de lui obéir. En voyant qu'elle ne bougeait pas, il l'obligea à se lever en la tirant brutalement par le bras et la poussa devant lui sans ménagement jusque dans une salle presque entièrement plongée dans la pénombre. Lorsque ses yeux se furent habitués à l'obscurité, elle distingua vaguement une longue table derrière laquelle trois hommes étaient assis, le visage sombre et sévère.

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— Ton nom, citoyenne ? questionna une voix sèche et péremptoire. Malgré elle, Angélique sursauta. — Marie Dubois, citoyen. — Tu as tenté de quitter la ville sans papiers et tu as affirmé les avoir

perdus. Est-ce exact ? — Oui, citoyen, répondit-elle d'une voix tremblante. Je les avais ce

matin en venant vendre mes légumes au marché. Les pieds d'une chaise grincèrent sur le parquet et un homme lourd

et massif fit le tour de la table. Lorsqu'il entra dans le cercle de lumière de l'unique chandelier, Angélique découvrit un visage large et plat, marqué par la petite vérole. Il était habillé avec recherche et portait une perruque blanche, avec un rouleau de chaque côté.

— Tu mens, citoyenne ! déclara-t-il d'une voix tonitruante en agitant une feuille de papier. Le rapport du sergent qui t'a arrêtée est sans équivoque. Tu es une aristocrate, une émigrée. Il suffit de te regarder pour en être convaincu. Depuis plus d'un mois, nous recherchons une espionne envoyée par Lafayette et tu corresponds exactement à la description que nous en ont faite les soldats qui l'ont escortée à Paris.

Angélique protesta et secoua la tête, mais elle vit qu'il ne la croyait pas. Son cœur battait à se rompre et elle chercha un soutien auprès du troisième homme assis derrière la table. Elle écarquilla les yeux pour essayer de voir son visage et faillit pousser un cri de surprise en reconnaissant Talleyrand, assis paisiblement, pendant que ses compagnons discutaient du sort qui lui serait réservé lorsque son identité aurait été confirmée. Son expression était indéchiffrable et il regardait Angélique comme s'il ne l'avait jamais rencontrée.

Le président du tribunal intervint d'une voix pateline, presque paternelle.

— Dis-nous la vérité, citoyenne et nous saurons nous montrer indulgents. As-tu été, oui ou non, envoyée par le général Lafayette pour organiser l'évasion de la famille royale ?

Angélique se récria avec véhémence, le visage blême. — Non, citoyen ! Je m'appelle Marie Dubois... Je suis une pauvre

paysanne. Oh ! je vous en prie, laissez moi rentrer chez moi... Une fois de plus, son plaidoyer n'eut aucun effet.

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— Qu'en penses-tu, citoyen Danton ? questionna le président en s'adressant à son collègue qui avait contourné la table pour examiner Angélique.

— Elle ment, citoyen Robespierre. C'est l'espionne à la solde de Lafayette. Selon nos informateurs, il aurait ourdi un complot pour faire évader le roi et la reine et les conduire à Compiègne sous la protection des régiments qui lui sont fidèles. Après, il devait joindre ses troupes à celles de Brunswick et des princes, afin d'attaquer Paris et de noyer la révolution dans un bain de sang.

Robespierre hocha la tête. — Alors, l'affaire est entendue. Citoyenne, tu comparaîtras devant le

tribunal et si tu es reconnue coupable de trahison, tu seras exécutée afin de montrer à tes pareils le sort que nous réservons à tous ceux qui veulent renverser le gouvernement du peuple et rétablir le roi et les nobles dans leurs anciens privilèges.

— Elle doit être jugée, acquiesça Danton, mais auparavant nous devons nous assurer de sa véritable identité et démasquer les traîtres qui l'ont aidée et protégée pendant son séjour à Paris. Je propose donc de retarder son jugement jusqu'au moment où nous aurons la preuve qu'elle est impliquée dans un complot pour rétablir la monarchie.

— Je ne suis impliquée dans aucun complot, citoyen Danton, protesta de nouveau Angélique. Je suis innocente de tous les méfaits que vous me reprochez.

Robespierre se pencha en avant et la considéra avec ses petits yeux de fouine.

— Si tu es vraiment innocente, tu dois nous dire ton véritable nom et celui des personnes qui t'ont hébergée depuis ton arrivée à Paris.

Angélique regarda Talleyrand, puis, se souvenant de ses menaces à l'encontre de René Valdis, elle détourna les yeux. Elle n'avait pas le droit de mettre en danger la vie du jeune lieutenant, même pour perdre la créature infâme qui avait tenté de la déshonorer.

Les lèvres pincées, elle se redressa et affecta un silence méprisant. Un sourire sardonique erra sur les lèvres de Robespierre.

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— Ton silence est un aveu, citoyenne. Gardes, conduisez la à la prison de la Grande Force. Les rats et la vermine l'aideront peut-être à retrouver sa langue.

Deux gardes s'approchèrent et saisirent Angélique chacun par un bras.

— Je suis innocente ! cria-t-elle en se débattant comme une forcenée. Lâchez-moi !

Mais, malgré sa résistance, les deux hommes la traînèrent hors de la salle.

Quand elle fut sortie, Robespierre se frotta les mains et sourit, la mine satisfaite.

— Nous trouverons ses complices et ils paieront de leur vie leur odieux complot contre le peuple.

Ni lui ni Danton ne remarquèrent l'expression pensive de Talleyrand. L'ancien évêque d'Autun était déjà en train de préparer ses plans pour quitter la France. L'arrestation d'Angélique avait seulement hâté sa décision de quelques jours. Il tenait trop à sa tête et, si tout se passait comme il l'avait prévu, dans moins de deux semaines, il serait en Angleterre.

Dans le couloir, l'un des gardes brisa la résistance d'Angélique d'un coup de poing sur le menton et, la traînant derrière eux à moitié inanimée, ils sortirent dans la cour et la jetèrent dans une charrette qui était déjà pleine d'hommes et de femmes — les compagnons d'infortune qui avaient attendu avec elle de comparaître devant le tribunal. Le cocher fouetta ses chevaux et la charrette s'ébranla. Pendant qu'ils roulaient dans les rues mal pavées de la capitale, les patriotes les abreuvèrent d'injures et leur jetèrent de la boue et des œufs pourris ; une violence qui révélait la haine de la populace pour tous ceux qui étaient soupçonnés de crime contre l'Etat par les maîtres de la Commune.

Lorsque la charrette s'arrêta dans la cour de la prison de la Grande Force, la nuit était noire et sinistre. Des soldats firent basculer la ridelle et, poussés à coups de crosse quand ils ne marchaient pas assez vite, les prisonniers furent conduits dans des cellules où chacun reçut une écuelle de soupe claire et un quignon de pain rassis en guise de repas.

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Désorientée et encore un peu hébétée par le coup de poing du garde, Angélique se recroquevilla dans un coin de sa minuscule cellule. Le dos appuyé contre le mur, elle enlaça ses jambes avec ses bras, afin de se protéger contre les rats qu'elle entendait courir et qui, de temps à autres, frôlaient ses pieds. Ils couinaient et se battaient dans l'ombre pour les miettes de son quignon de pain et pour l'écuelle de soupe à laquelle elle n'avait pas eu le cœur de toucher.

Le visage posé sur ses genoux, elle ferma les yeux et s'abandonna à son désespoir. Tout était perdu. Elle s'imagina debout dans un tombereau, les mains liées derrière le dos, au milieu d'une foule vociférante et, au loin, dressé sur une place, l'échafaud et les montants grêles de la machine infernale... Une évocation qui la fit frissonner malgré la chaleur étouffante qui régnait dans sa cellule.

Epuisé par la chevauchée d'enfer à laquelle il s'était astreint depuis deux jours, Gareth trottait dans les rues de Paris en direction de la résidence de l'ambassadeur d'Angleterre. Son voyage depuis Cramant n'avait pas été sans périls. Il avait été arrêté plusieurs fois par des soldats ou par des patriotes, mais, heureusement, son statut diplomatique lui avait permis de franchir tous les barrages sans être inquiété.

Pendant que les lieues défilaient sous les sabots de son cheval, il avait eu le temps de réfléchir et de se reprocher amèrement sa conduite. Dans sa folie, il n'avait même pas eu le courage d'avouer ses sentiments à la seule femme qu'il ait jamais aimée. S'il avait été honnête avec elle, s'il lui avait dit la vérité, elle ne se serait pas enfuie. Tout était sa faute. Uniquement sa faute.

Les regrets et les remords lui glaçaient le cœur. Quand il songeait à la façon dont le destin était intervenu dans sa vie, un long frisson le parcourait et même les rayons du soleil estival ne parvenaient pas à le réchauffer. La malédiction des Devlin ne suffisait-elle pas à son malheur ? Il avait fallu en plus que les Parques envoient Angélique à la mort... Dans quel but ? Pour l'obliger à respecter son serment ?

Non, c'était trop cruel ! Le visage sombre et fermé, il arrêta son cheval devant l'hôtel

particulier de l'ambassadeur de Sa Majesté, le roi George III. Se laissant glisser à terre, il décrocha la sacoche de cuir dans laquelle il gardait les

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documents que lui avait confiés le Premier ministre, William Pitt. Pendant un long moment, il resta immobile, les yeux fixés sur les façades élégantes qui bordaient l'avenue. Il avait connu Paris avant la prise de la Bastille, au temps de sa splendeur, quand l'esprit français régnait sur toutes les cours d'Europe. Aujourd'hui, il avait trouvé une ville dévastée par la terreur et, bientôt, si Robespierre et Marat menaient à terme leurs sinistres desseins, il ne resterait plus rien du Siècle des Lumières.

Un peuple affamé, un pays ruiné, plongé dans l'anarchie et ravagé par des bandes de brigands. Voilà ce qu'était devenue la France...

Les sourcils froncés, il gravit le perron de l'ambassade et souleva le heurtoir de bronze.

Un domestique en livrée lui ouvrit. Quand il lui eut montré sa lettre d'introduction, il le fit entrer dans un petit salon.

— Je vais aller prévenir Son Excellence de votre arrivée, milord. Quelques minutes plus tard, sir Henry Stafford, l'ambassadeur de Sa

Majesté le roi d'Angleterre auprès du roi de France, entra dans le petit salon et lui serra la main chaleureusement.

— Lord Devlin... Quelle surprise ! Je suis content de vous revoir, cher ami. Qu'est-ce qui vous amène à Paris ?

Gareth prit une grande enveloppe dans sa sacoche en cuir et la lui tendit.

— Votre Excellence, Sa Majesté m'a confié cette missive à vous remettre en main propre. Il a pensé qu'il était préférable que je vous la porte, plutôt que de vous la transmettre par les circuits habituels.

L'ambassadeur prit l'enveloppe et hocha la tête. — Venez dans mon bureau. Nous y serons plus tranquilles pour

parler. — Je vous suis. Après avoir refermé soigneusement la porte de son bureau derrière

eux, sir Henry Stafford fit asseoir son Visiteur et lui offrit un verre de cognac.

— Savez-vous que la Commune a fait arrêter le roi et toute la famille royale ? questionna-t-il, le visage grave.

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— Oui. Je l'ai appris hier à un relais de poste où je me suis arrêté pour changer de monture. Si le roi et sa famille venaient à être maltraités, l'Angleterre romprait ses relations diplomatiques avec la France. Nous ne pouvons pas rester impassibles devant un acte aussi odieux. Ce serait trop dangereux pour notre propre monarchie et pour toutes les autres monarchies du continent.

— Je me doutais que Sa Majesté réagirait de cette façon, murmura l'ambassadeur en se laissant tomber lourdement dans un confortable fauteuil en cuir.

Il fit tourner lentement son cognac dans son verre et un sourire lugubre erra sur ses lèvres.

— Si l'Angleterre prend une décision aussi radicale, ce sera la guerre. L'Assemblée législative est maintenant presque entièrement sous l'emprise de sa fraction radicale — les Montagnards et le club des Cordeliers, et je préfère ne pas imaginer le sort qui sera réservé à la famille royale.

Gareth but une gorgée de cognac, tout en étirant ses jambes avec soulagement.

— Vous ne croyez pas que les Prussiens arriveront à temps pour sauver le roi ? Longwy et Verdun se sont rendues au duc de Brunswick et, en Champagne, j'ai vu de nombreux soldats français en train de fuir devant l'avance des troupes coalisées.

L'ambassadeur soupira. — Je l'espère, mais Paris est en proie à un véritable vent de folie, en

ce moment. Il y a des exécutions tous les jours et le nombre des condamnés à mort grandit d'heure en heure. Lorsque les patriotes verront les Prussiens sous les murs de la capitale, ce sera un véritable massacre et aucun noble ne sera épargné.

En remarquant l'expression inquiète de son ami, il se pencha en avant et le considéra avec curiosité.

— Les ordres que vous m'avez apportés ne sont pas la seule raison de votre voyage à Paris, n'est-ce pas ?

Gareth se passa la main nerveusement dans les cheveux et l'angoisse qui le minait depuis son départ d'Angleterre se refléta dans ses yeux.

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— Non, avoua-t-il en secouant la tête. Je suis venu en France dans l'espoir de retrouver ma femme. Mais, hélas ! jusqu'à présent j'ai échoué.

L'ambassadeur posa une main compatissante sur son bras. — Mon pauvre ami, je comprends votre désarroi. Se trouvait-elle à

Paris, la dernière fois que vous avez eu de ses nouvelles ? — Elle est partie sans me prévenir et, depuis lors, je n'ai aucune idée

de l'endroit où elle se trouve. Je pense qu'elle s'est d'abord rendue chez ses parents, en Champagne, au château de Cramant.

L'ambassadeur ouvrit des yeux ronds. — Vous voulez dire qu'Angélique de Cramant est votre femme ? Gareth se redressa brusquement. — Oui, Angélique est ma femme. Vous avez des nouvelles à son

sujet ? — Elle est à Paris. Des affiches ont été placardées dans tous les lieux

publics. La Commune la recherche pour l'interroger au sujet d'un complot dont Lafayette serait l'instigateur.

— Vous savez où elle est ? questionna Gareth d'une voix où se mêlaient un certain soulagement et un regain d'inquiétude.

L'ambassadeur écarta les bras en signe d'ignorance. — Je n'en ai pas la moindre idée. Le visage de Gareth s'assombrit de nouveau. Comment pourrait-il la

retrouver dans une ville où il ne connaissait personne ? Il fit part de son désarroi à Stafford qui réfléchit pendant quelques

instants avant de lui répondre. — Je connais un seul endroit en ce moment où vous pourriez

trouver des informations à son sujet. C'est le club des Jacobins. Cependant, je dois vous mettre en garde : vous ne devez à aucun prix dévoiler vos relations avec les Cramant ni les raisons de votre présence à Paris.

Gareth se leva. — Comment puis-je me rendre au club des Jacobins ? — Ne vous emballez pas, mon cher, l'arrêta l'ambassadeur en levant

une main blanche et boudinée. Ce n'est pas aussi simple. Pour y entrer,

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vous avez besoin d'être recommandé par l'un des membres éminents de l'Assemblée.

En voyant la déception de Gareth, sir Henry Stafford poursuivit d'une voix calme et mesurée.

— Pour commencer, je vous suggérerais de m'accompagner dans le salon de Mme de Staël, la femme de l'ambassadeur de Suède. J'y suis allé moi-même à diverses occasions et Danton appartient au cercle de ses admirateurs. Elle soutient le parti des Girondins mais, grâce à son esprit et à son intelligence, elle a également des amis chez les Jacobins. Evidemment, il vous faudra sans doute patienter pendant quelques jours... Dès que j'entendrai dire que notre charmante hôtesse attend sa visite, nous irons lui présenter nos hommages.

Gareth se rassit dans son fauteuil et ferma brièvement les yeux. En sachant qu'Angélique était à Paris, il avait de la peine à réprimer son envie de courir les rues à sa recherche. Cependant, la raison l'aida à maîtriser son impatience. S'il voulait retrouver Angélique et retourner vivant avec elle en Angleterre, il devait suivre les conseils de Stafford.

Le grincement d'une clé dans la serrure rouillée arracha Angélique à la torpeur peuplée de cauchemars dans laquelle elle avait fini par sombrer. Pendant la première nuit et la première journée de son emprisonnement, elle n'avait pas bougé du recoin dans lequel elle s'était recroquevillée, ne faisant même pas l'effort de se lever quand le geôlier lui apportait la maigre pitance qui était distribuée matin, midi et soir aux prisonniers.

Lorsque la porte s'ouvrit, elle leva une main tremblante pour protéger ses yeux contre la lumière de la lanterne du geôlier.

— Suis-moi, citoyenne ! Appuyant une main contre le mur, Angélique essaya de se lever,

mais ses jambes ankylosées refusèrent de lui obéir. Grommelant un juron, le geôlier la saisit par le col de sa robe et la força à se mettre sur ses pieds. Ses genoux se dérobaient sous elle, mais elle réussit à rester debout.

— Allez, marche, citoyenne ! Je n'ai pas que ça à faire. D'un geste brutal, il la propulsa hors de la cellule puis le long d'un

couloir sombre et humide, jusqu'à un étroit escalier. Comme elle

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trébuchait sur la première marche, il la saisit par le bras et la tira sans ménagement derrière lui. En arrivant au palier, il ouvrit une porte et la poussa en avant.

N'étant plus soutenue, elle tomba à genoux sur le parquet. Se mordant la lèvre pour ne pas crier, elle chassa les mèches de cheveux qui s'étaient emmêlées devant ses yeux et leva la tête... pour rencontrer le visage froid et hostile de Robespierre.

Serrant les dents, elle fit un violent effort sur elle-même et réussit à se remettre sur ses pieds. Elle avait de la peine à garder son équilibre, mais elle était bien décidée à ne pas lui montrer combien elle avait souffert des mauvais traitements qu'on lui avait infligés.

Robespierre la considéra avec la sévérité inflexible dont il faisait preuve à l'égard de tous ceux qui ne partageaient pas son idéal. Croyant détenir la vérité, il ne supportait aucune contradiction et œuvrait pour établir une République parfaite dont il deviendrait le président à vie. Une politique qui, bientôt, allait le conduire aux excès de la Grande Terreur et, finalement, à cet échafaud sur lequel il avait fait immoler tant d'innocents.

— Es-tu prête à nous dire la vérité, maintenant, citoyenne ? questionna-t-il d'une voix glaciale. Quel est ton nom ? Tu ne t'es jamais appelée Marie Dubois, n'est-ce pas ?

Se sentant trop épuisée pour continuer de mentir, Angélique soupira.

— Non, avoua-t-elle. Je suis Angélique de Cramant. Une lueur de triomphe brilla dans les yeux de fouine de

Robespierre. — Je le savais depuis le début ! Maintenant, es-tu prête à nous dire

les noms des autres criminels qui sont impliqués dans la conspiration ourdie contre les représentants du peuple ?

Angélique grimaça douloureusement. — Je ne suis pas une criminelle et je ne suis impliquée dans aucune

conspiration. Je suis venue à Paris dans le seul but de retrouver mes parents. Leur château a été incendié et j'ai cru qu'ils étaient allés se réfugier chez des amis.

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Robespierre s'assit sur une chaise et croisa les jambes avec nonchalance. Ses doigts longs et fins lissèrent distraitement sa cravate, tandis qu'un semblant de sourire errait sur ses lèvres.

— Tu as menti sur ton identité et maintenant tu espères me faire croire que tu es venue à Paris pour des raisons purement familiales ?

Il secoua la tête, comme si une telle prétention était vraiment par trop ridicule.

— Nous avons intercepté une lettre du général Lafayette te recommandant aux bons soins de Talleyrand. Depuis lors, Lafayette a abandonné son commandement et nous avons appris par nos espions qu'il avait offert au roi de l'amener à Compiègne et de le protéger avec les troupes qui lui étaient fidèles en attendant l'arrivée des Prussiens et des Autrichiens. Quant à Talleyrand, il a nié avoir eu le moindre contact avec toi, mais ta réaction hier soir lorsque tu l'as découvert siégeant au tribunal me laisse penser le contraire. Maintenant, je vais te demander de nouveau la raison de ta présence à Paris. As-tu été envoyée pour servir d'intermédiaire entre Lafayette et le citoyen Capet, ci-devant roi de France ? Talleyrand faisait-il partie de la conspiration ?

— Je vous ai déjà répondu, murmura Angélique avec toute la dignité qu'elle réussit à rassembler. Je ne sais rien de tout cela et je n'ai participé à aucune conspiration.

— Tu risques ta vie pour protéger des gens qui ne lèveront même pas le petit doigt pour te sauver. Tu ne penses pas qu'une telle attitude est déraisonnable ?

— J'ai dit la vérité, répondit-elle d'une voix tremblante. — A ta guise, déclara Robespierre. Nous verrons si tu n'as toujours

rien à dire après trois ou quatre jours sans eau et sans nourriture. Il alla à la porte et appela le geôlier. — Garde, ramene-la à sa cellule. Régime strict et, surtout, aucune

pitié. La brute la saisit par le bras et la traîna derrière lui jusqu'au sinistre

cachot où elle avait déjà passé une journée et une nuit. La lourde porte claqua derrière elle et elle se retrouva de nouveau dans le noir le plus complet. Découragée, elle se laissa tomber dans un coin et serra autour de ses épaules la vieille couverture mitée qui était fournie à chaque

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prisonnier. Elle appuya sa tête contre le mur de pierre et murmura une prière, sans trop se faire d'illusions. Qui pourrait venir la sauver ? Personne ne savait où elle était. Et, même si quelqu'un le savait, il ne pourrait pas venir à son secours sans risquer sa propre vie.

Ayant trouvé un coin tranquille pour attendre l'arrivée de Danton, Gareth buvait à petites gorgées une coupe de Champagne en espérant que l'alcool réussirait à atténuer le désespoir qui l'avait saisi à son réveil. Pendant toute la journée, il avait été poursuivi par la vision d'Angélique, pleurant et l'appelant à son secours. Il la savait toute proche, quelque part dans Paris, mais le fait de ne pas connaître l'endroit où elle se trouvait lui donnait l'impression qu'elle était à l'autre bout de la terre. Et, s'il en croyait les nouvelles que Stafford avait pu glaner au cours des derniers jours, elle pourrait être tout aussi bien à l'autre bout de la terre.

Il finit sa coupe et la posa sur un guéridon. Cela faisait plus de trois heures qu'il était arrivé dans le salon de Mme de Staël, mais il n'avait encore rien appris d'intéressant. Il avait besoin de toute la puissance de sa volonté pour rester en compagnie des gens qui étaient responsables de la terreur qui régnait en France.

Son regard sombre embrassa l'enfilade de pièces de réception dans lesquelles la femme de l'ambassadeur de Suede recevait ses invités. L'élite de la nouvelle société française s'y était rassemblée pour discuter des derniers événements du jour et des grandes idées de la révolution. Une révolution qui prônait l'égalité entre les hommes, mais Gareth avait beau regarder, il ne voyait aucune trace de cette égalité dans les salons richement décorés de la fille de Necker, ce banquier suisse qui, pendant un temps, avait été le ministre des Finances du roi Louis XVI. Des députés, des généraux en grand uniforme, tous les hommes et toutes les femmes qui comptaient à Paris débattaient politique et philosophie en buvant du Champagne et en mangeant des petits fours, pendant que les gens du peuple mouraient de faim et se livraient aux pires excès.

Gareth fronça les sourcils et détourna la tête avec dégoût. Il n'était pas d'humeur à bavarder. Tout ce qu'il voulait, c'était retrouver sa femme et quitter au plus vite ce pays livré à l'anarchie.

Une voix douce et féminine l'arracha à ses pensées.

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— Monsieur Devlin, Henry vient de me dire que vous étiez venu chez moi avec l'intention de rencontrer le citoyen Danton.

Gareth se retourna et découvrit son hôtesse, Mme de Staël, toute souriante et toute sémillante. Elle était grande pour une femme, mais malgré cela sa tête arrivait seulement à la hauteur de son épaule.

— Oui, madame, acquiesça-t-il. Je suis venu expressément pour le rencontrer.

Mme de Staël haussa les sourcils avec curiosité. — Avez-vous une raison particulière pour désirer autant faire la

connaissance de notre grand tribun ? — Il s'agit, madame, d'une affaire strictement personnelle. Mme de Staël jeta un coup d'œil autour d'elle et baissa la voix. — Hier soir, j'ai appris qu'une jeune femme d'une grande beauté

avait été emprisonnée à la Grande Force. Pourrait-elle être la raison de votre présence dans mon salon ?

Gareth pâlit et les traits aristocratiques de son visage se contractèrent douloureusement.

— Vous me semblez bien informée, madame. Connaîtriez- vous son identité, par hasard ?

Mme de Staël jeta de nouveau un coup d'œil autour d'elle afin de s'assurer que leur conversation ne pouvait pas tomber dans des oreilles indiscrètes. Son mari était en train de parler avec l'ambassadeur d'Angleterre près des tables à jeu, tandis que plusieurs membres de l'Assemblée buvaient du Champagne, tout en discutant de l'avancée des troupes prussiennes. Les quelques femmes présentes bavardaient entre elles, à l'autre bout du salon.

— Je puis seulement vous rapporter des rumeurs, monsieur. Talleyrand a fui le pays aujourd'hui et on le soupçonne d'avoir hébergé la jeune personne dont nous parlons. Elle est accusée d'avoir ourdi un complot avec lui et avec Lafayette pour rétablir le roi dans ses droits et dans ses privilèges.

— Merci, madame, murmura Gareth en lui prenant la main et en la portant à ses lèvres. Je vous sais gré de vos informations.

Lorsque leurs yeux se rencontrèrent, elle lui adressa un sourire plein de compassion, car elle comprenait les tourments qui agitaient son

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cœur. Elle savait ce que cela signifiait que d'aimer quelqu'un considéré comme un traître par le tribunal révolutionnaire. Le père de l'enfant qu'elle portait en elle se cachait dans sa cave en attendant un moment propice pour quitter Paris.

— Vous devez beaucoup l'aimer. — Oui, madame. Elle est toute ma vie. — J'espère que vous la retrouverez, monsieur. Une voix tonitruante résonna à l'autre bout du salon. — Germaine, n'avez-vous que du champagne à offrir à vos invités ?

J'ai besoin de quelque chose de plus fort, du cognac ou l'un de ces merveilleux armagnacs que vous faites vieillir amoureusement dans vos chaix.

Mme de Staël se retourna et considéra le nouvel arrivant d'un air légèrement réprobateur.

— Mon cher Georges, il me semble que vous avez déjà assez bu pour ce soir.

Enveloppant son hôtesse dans un bras de fort des halles, Danton la serra affectueusement contre son torse large et puissant.

— Peut-être, mais il m'en faudra beaucoup plus pour apaiser ma soif, chère amie.

Mme de Staël jeta un coup d'œil de connivence à Gareth, tout en faisant asseoir le tribun dans un fauteuil.

— Ce n'est pas votre habitude de boire autant, Georges. — Il y a des jours où c'est nécessaire, Germaine, répondit-il sans

accorder la moindre attention à Gareth. J'ai besoin d'oublier... de ne pas penser à demain.

— Que voulez-vous dire ? questionna Mme de Staël en jetant un coup d'œil inquiet en direction de Gareth.

— Les sectionnaires envisagent de massacrer tous les prisonniers des prisons de Paris.

— Quoi ? s'exclama Mme de Staël d'une voix horrifiée. Danton soupira et secoua sa grosse tête marquée par la petite vérole,

en feignant une commisération qu'il était bien loin de ressentir. Il était trop hypocrite pour avouer à son amie que, bien qu'étant ministre de la Justice, il n'avait pris aucune mesure pour protéger les prisonniers. Il

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savait que Germaine ne comprendrait pas son inaction — une inaction qui ressemblait par trop à de la complaisance, pour ne pas dire à delà complicité. Il valait mieux laisser porter le chapeau aux autres, s'il voulait continuer d'être admis dans son salon.

— Les sectionnaires veulent partir combattre les Prussiens, mais ils ont peur de quitter la ville en laissant derrière eux toute cette canaille dans les prisons. Ils craignent pour leurs commerces et pour leurs familles, au cas où ils viendraient à être libérés. Alors ils ont décidé de prendre les devants et de régler le problème d'une manière définitive.

— Mon Dieu ! s'exclama Gareth. Angélique pourrait être assassinée avant que...

Un coup d'œil impérieux de Mme de Staël l'empêcha de terminer sa phrase.

— Georges, permettez moi de vous présenter un envoyé de la Couronne d'Angleterre, dit-elle avec précipitation, en espérant que Danton n'avait pas entendu l'exclamation de Gareth. Lord Devlin est un membre du Parlement anglais, en mission auprès de sir John Stafford.

Danton tourna lentement sa tête massive pour considérer Gareth derrière ses paupières mi-closes. Il avait bu, mais il avait l'esprit encore assez clair et l'exclamation de Gareth ne lui avait pas échappé.

— Serait-il possible, monsieur, que vous soyez un ami ou un parent d'Angélique de Cramant ?

Le ton brutal de Danton heurta profondément la sensibilité de Mme de Staël.

— Georges, M. Devlin est le mari d'Angélique de Cramant. Elle est innocente de tous les crimes dont on l'accuse. Son seul tort est d'aimer ses parents. Si elle est venue à Paris, c'est dans le seul but de les retrouver.

Danton considéra son hôtesse avec des yeux froids et calculateurs. — Nous avons une lettre de Lafayette qui la recommande à

Talleyrand. Robespierre est persuadé qu'elle est impliquée dans un complot pour faire évader le roi.

— Robespierre se trompe, affirma Gareth en faisant un pas en avant. Ma femme est coupable seulement d'être jeune et innocente. Elle a

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commis la folie de revenir en France, mais doit-elle mourir seulement parce qu'elle a eu la témérité de croire qu'elle pouvait aider ses parents?

— Et lord Devlin est prêt à récompenser très généreusement quiconque l'aidera à obtenir la libération de sa femme, ajouta Mme de Staël avec précipitation.

Elle connaissait les goûts dispendieux de Danton et savait qu'il était toujours à court d'argent. Il avait déjà aidé d'autres prisonniers à échapper à la guillotine — en échange de sommes considérables.

Le tribun se tapota le menton et considéra Gareth d'un air pensif. — Après tout, elle est peut-être innocente, dit-il finalement avec un

sourire cynique. — Alors, vous acceptez de nous aider ? murmura Mme de Staël en

retenant son souffle. Danton hocha la tête lentement, tout en continuant de regarder

Gareth — sans doute pour essayer de jauger la somme qu'il allait pouvoir lui soutirer.

— Je serais fort marri si une jeune femme aussi charmante était envoyée à l'échafaud, alors que son seul crime est l'affection qu'elle porte à ses parents...

Gareth mit la main dans sa poche et en sortit une bourse en cuir. — Vous recevrez cinq cents louis d'or de plus quand Angélique sera

libre, dit-il en la lui tendant. Danton soupesa la bourse et hocha de nouveau la tête. — Marché conclu, acquiesça-t-il. Je viendrai vous chercher demain

matin à l'ambassade d'Angleterre. De là, nous nous rendrons ensemble à la prison de la Grande Force.

Gisant dans un coin de sa cellule, dans un état de stupeur fiévreuse, Angélique n'entendait même pas les cris de terreur qui résonnaient tout autour d'elle. Les sectionnaires avaient envahi la prison à l'aube. Armés de piques, de sabres et de couteaux de boucher, ils avaient arraché leurs victimes à leurs cellules, sans se soucier de leurs supplications. Dans la cour, un simulacre de procès était organisé et deux ou trois questions posées à chaque prisonnier avant que la sentence ne soit prononcée. Seuls quelques chanceux étaient épargnés et libérés, après avoir été obligés de crier leur haine du roi et de la reine. Tous les autres

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étaient trouvés coupables et livrés à la populace. Fichées au bout des piques, les têtes des victimes étaient promenées triomphalement dans les rues, tandis que les corps déchiquetés et martyrisés étaient jetés pêle-mêle dans des tombereaux, comme des carcasses de bétail.

Gareth et Danton arrivèrent à la Grande Force alors que le massacre battait son plein. Ecœuré et révolté par un spectacle aussi ignoble, Gareth ne retint qu'à grand-peine son indignation.

Pourvu seulement qu'il ne soit pas trop tard pour Angélique... Depuis leur départ de l'ambassade, il n'avait cessé de prier et de

solliciter la miséricorde divine. Mais Dieu avait-il encore une influence sur ces barbares ivres de sang et de haine ?

Deux ou trois membres de la Commune reconnurent Danton et lui tapèrent sur l'épaule familièrement, tandis qu'il se frayait un chemin au milieu du carnage. Lorsqu'ils arrivèrent à l'entrée de la prison, ils rencontrèrent un geôlier, une bouteille de vin à la main. Bien qu'il fût à moitié ivre, il leur confirma qu'Angélique était bien détenue dans l'une des cellules, mais il fut incapable de leur fournir d'autres informations à son sujet.

Le visage blême, Gareth prit son trousseau de clés et suivit Danton dans les entrailles de la Grande Force. Allant de couloir en couloir, ils fouillèrent chaque cellule, en forçant le passage à travers des groupes de sectionnaires avinés. Au fur et à mesure qu'ils avançaient, Gareth sentait son estomac se nouer. Il savait qu'ils devaient trouver Angélique avant la populace, sinon ils ne parviendraient jamais à obtenir sa libération.

Après une heure d'une quête infructueuse, Gareth était à bout de nerfs. Des larmes de désespoir et de frustration lui brûlaient les yeux et il les essuya machinalement avec le revers de sa main. Etre arrivé si près et ne pas pouvoir sauver Angélique... Le destin s'acharnait vraiment sur lui.

Danton s'adossa au mur. Il transpirait à grosses gouttes et son visage brutal et grossier exprimait une sourde inquiétude.

— Monsieur, je crains que nous soyons arrivés trop tard. La populace est imprévisible et il vaudrait mieux nous en aller avant qu'elle se retourne contre nous.

Les yeux de Gareth étincelèrent de fureur.

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— Non ! s'exclama-t-il. Je ne partirai pas d'ici tant que je n'aurai pas la certitude qu'Angélique n'est pas enfermée dans l'un des cachots de cette geôle infâme.

Danton haussa les épaules et ils continuèrent d'avancer dans le boyau sombre et étroit qui s'ouvrait devant eux.

Dans sa hâte, Gareth passa sans la voir devant la porte de la cellule d'Angélique qui, se trouvant dans un renfoncement, avait échappé également à la folie meurtrière des sectionnaires. Tous les autres cachots étaient vides et, lorsqu'il eut fait le tour du dernier, il serra les poings et s'abandonna à son désespoir. Il avait perdu Angélique. A jamais.

— Mon Dieu... Il enfouit son visage dans ses mains et un sanglot déchirant secoua

son corps. Danton le regarda avec l'indifférence d'un homme qui, depuis

longtemps, était insensible aux malheurs des autres. Il avait rempli son contrat et ce n'était pas sa faute s'ils étaient arrivés trop tard. Il commençait déjà à rebrousser chemin, lorsque, en passant devant le renfoncement, un gémissement plaintif attira son attention. Il s'arrêta et écouta, la tête penchée sur le côté. Le gémissement recommença, un peu plus fort cette fois-ci.

— Monsieur Devlin, il y a quelqu'un ici. Il chercha à tâtons et rencontra la poignée d'une porte. Gareth l'avait rejoint avec précipitation, sa torche à la main. Après

avoir essayé deux ou trois clés sans succès, la serrure grinça et ils poussèrent le battant. En découvrant Angélique gisant dans un coin, enveloppée dans sa vieille couverture mitée, Gareth poussa un soupir de soulagement.

— Angélique... Dieu soit loué ! s'exclama-t-il en tombant à genoux à côté d'elle.

Très doucement, il la prit dans ses bras et se releva avec précaution. Elle gémit de nouveau et battit des cils brièvement.

— Gareth, c'est vous ? — Oui, ma chérie. Vous êtes sauvée.

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Elle leva une main tremblante et lui caressa la joue, avant de sombrer de nouveau dans le néant.

— Elle est brûlante de fièvre. Nous devons nous hâter, sinon j'ai peur qu'elle ne survive pas.

Danton hocha la tête et, précédant Gareth, il le conduisit hors de la prison jusqu'à sa voiture qui l'attendait dans la rue, à l'écart de la foule.

Après avoir déposé Angélique à l'intérieur, Gareth lui donna une autre bourse pleine d'or. Le tribun la soupesa et sourit.

— Voilà une affaire rondement menée, à votre satisfaction et à la mienne, commenta-t-il cyniquement. J'ai donné au cocher un passeport et des papiers qui vous permettront de franchir tous les barrages jusqu'à Dieppe. Avec un peu de chance, vous rencontrerez ce cher Talleyrand sur la route ou en Angleterre. Lui aussi, il voyage avec mon blanc- seing — le climat de Paris commençait à devenir vraiment trop malsain pour sa santé.

Avant de monter dans la berline, Gareth le remercia chaleureusement.

— Tout l'or du monde ne suffirait pas à payer le service insigne que vous m'avez rendu.

Danton hocha la tête et, dès que la voiture se fut ébranlée, il prit un fiacre pour se rendre à la salle du Manège. Maintenant, il lui fallait réfléchir au discours enflammé qu'il allait prononcer à la tribune de l'Assemblée. Les Prussiens étaient en Champagne et il fallait galvaniser les volontaires qui, chaque jour, quittaient Paris pour aller défendre les principes de la révolution.

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Chapter 17 — Gareth, Gareth..., murmura Angélique, le visage enfoui dans son

oreiller. Gareth ouvrit les paupières, sans trop savoir ce qui l'avait réveillé. Il

se frotta les yeux pour chasser les dernières brumes de sommeil, puis il étira longuement ses membres endoloris.

— Gareth, appela de nouveau Angélique d'une voix inquiète. — Je suis là, ma chérie, répondit-il tendrement. Se levant de sa chaise, il se pencha anxieusement au-dessus de sa

femme. — Aidez-moi, Gareth. J'ai besoin de vous. Je vous en prie, ne le

laissez plus me faire de mal... Elle gémit et ses doigts se crispèrent sur les draps immaculés de son

lit. Avec des gestes pleins de douceur, il remonta les couvertures et les

borda soigneusement. — Je suis là, mon amour. Plus personne ne vous fera de mal, je vous

le promets. Au son de sa voix, elle se détendit et sa respiration redevint

régulière, tandis qu'elle sombrait de nouveau dans le néant. Un long soupir s'échappa des lèvres de Gareth. Depuis le jour où il

l'avait retrouvée à la Grande Force, elle était revenue à elle seulement pour pleurer ou pour demander pitié. Elle n'avait pas été assez lucide pour se rendre compte qu'elle était à Devil Wind et que plus rien ne pouvait lui arriver.

Il se rassit sur sa chaise et, les coudes posés sur les genoux, il se prit le visage dans les mains et, pour la millième fois, murmura une longue et fervente prière.

« Mon Dieu ! je vous en supplie, épargnez ma femme, laissez-la moi encore un peu... »

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Plusieurs semaines s'étaient écoulées depuis qu'il l'avait ramenée à Devil Wind, mais la fièvre s'accrochait à elle comme une sangsue, sapant un peu plus chaque jour un organisme fragilisé par les mauvais traitements qui lui avaient été infligés en prison. Il ne savait pas combien de temps elle pourrait survivre, si cette maudite fièvre continuait.

Il se rendit compte de la présence de quelqu'un d'autre dans la chambre seulement lorsqu'une main apaisante se posa sur son épaule. Il leva la tête et son regard rencontra le visage du Dr Connors, le médecin de Padstow.

— Vous devriez aller vous reposer, milord, dit le praticien en posant sa sacoche sur une table. Vous ne ferez aucun bien à votre femme en ruinant votre santé. Elle aura besoin de vous quand elle reprendra conscience.

— Je ne peux pas la laisser ainsi, murmura Gareth, les yeux rouges de fatigue.

— Pourquoi ? Elle ne se rend même pas compte que vous êtes là. Gareth soupira. Il le savait, mais la seule pensée de ne plus être

auprès d'elle lui était intolérable. Il avait peur qu'elle s'en aille complètement, si jamais il venait à quitter son chevet. D'une façon étrange, il avait l'impression que c'était sa présence qui la maintenait en vie.

Le Dr Connors secoua la tête. Il avait tout fait pour essayer de le raisonner — sans le moindre résultat. Gareth avait refusé de quitter la malade, allant même jusqu'à prendre ses repas sur un plateau, à côté du lit d'Angélique. Il n'avait même pas confiance dans ses propres domestiques. Seule une jeune servante, prénommée Alice, était autorisée à entrer dans la chambre. S'il continuait ainsi, il finirait par tomber malade lui aussi, c'était réglé comme du papier à musique.

Le bon docteur ouvrit sa sacoche et en sortit un flacon de laudanum. Il jeta un coup d'œil à Gareth et sourit en lui aussi. S'il refusait de suivre ses conseils, il pourrait toujours en mettre quelques gouttes dans son thé. La drogue l'obligerait à prendre le repos dont il avait besoin, bon gré mal gré.

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Satisfait de sa solution, il reporta son attention sur la malade. En se penchant sur elle, il remarqua que sa respiration était devenue calme et régulière. Il posa le bout de ses doigts sur son front et, en constatant qu'il était frais et légèrement moite, une expression de soulagement envahit son visage marqué par l'âge et par un métier qui, souvent, se transformait en véritable sacerdoce.

— La fièvre est tombée, milord. Votre femme dort paisiblement et je pense qu'elle est en bonne voie de guérison.

Ne parvenant pas à croire le diagnostic du médecin, Gareth se leva et posa la main sur le front d'Angélique, puis il poussa un long soupir de soulagement.

— Dieu soit loué ! murmura-t-il en avalant la boule qui s'était formée au fond de sa gorge.

— Maintenant, il est temps d'aller vous reposer, ordonna le Dr Connors d'une voix ferme. Je n'ai pas besoin d'avoir un autre malade sur les bras. Celle-là m'a déjà donné assez de souci.

Gareth se passa la main sur le menton et se rendit compte brusquement à quel point il était épuisé. Il hocha la tête, déposa un baiser sur le front d'Angélique et sortit de la chambre. Il allait dormir quelques heures avant de revenir à son chevet. Elle aurait besoin de lui à son réveil.

— Le médecin est toujours avec elle, déclara Hilda en tripotant nerveusement le trousseau de clés attaché à sa ceinture.

En voyant lord Devlin sortir de la chambre de la malade, elle avait cru qu'Angélique avait succombé à sa maladie, mais ses espoirs avaient été déçus. Il était seulement allé se reposer, pendant que le Dr Connors restait auprès de sa femme.

— Sa fièvre est toujours aussi forte ? questionna Adam, sans se retourner vers elle.

— Oui, pour autant que je le sache. Ton frère n'a laissé entrer personne dans sa chambre, hormis lui-même et Alice. Si elle venait à mourir, cela arrangerait bien nos affaires...

Une lueur de contrariété brilla dans les yeux de son amant. — Je ne suis pas d'accord, mon amour, dit-il d'une voix suave. Notre

plan marchera beaucoup mieux avec sa collaboration.

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— Que veux-tu dire ? Elle n'a pas cessé de nous causer des ennuis, depuis son arrivée ici.

Adam lui fit face et lui adressa un sourire enjôleur. — N'as-tu donc pas compris, ma chère Hilda, de quelle façon j'ai

l'intention de me servir d'elle ? En voyant la moue méprisante de la gouvernante, il leva une main

apaisante et s'esclaffa. — A ton avis, qui, mieux que sa femme, peut confirmer l'identité de

lord Devlin ? Hilda réfléchit un long moment, puis un sourire envahit lentement

son visage. — C'est vrai, concéda-t-elle. Personne ne songera à mettre sa parole

en doute. Les deux conspirateurs éclatèrent de rire et se jetèrent dans les bras

l'un de l'autre. Le retour d'Angélique les aiderait à mener à bien leurs sombres desseins.

— Fais tout ce que tu peux pour aider mon frère à garder sa femme en vie, murmura Adam tout en emportant la gouvernante vers son lit. Elle nous sera très utile dans un futur proche.

Après avoir pris un bain très chaud et enfilé une robe de chambre, Gareth s'apprêtait à se servir un verre de cognac avant de se coucher, lorsqu'on frappa à la porte de sa chambre.

— Entrez ! répondit-il machinalement, en jetant un regard de regret à son lit.

Après tout, quelques minutes de plus ou de moins ne changeraient pas grand-chose maintenant, se dit-il.

Quand la porte s'ouvrit sur la haute silhouette voûtée du Dr Connors, Gareth éprouva un sentiment de panique.

— Est... est-il arrivé quelque chose à Angélique ? bredouilla-t-il d'une voix blanche.

Le médecin secoua la tête et sourit. — Pardonnez-moi de vous déranger, milord, mais je voulais vous

dire que j'avais examiné votre femme et qu'elle va bien, ainsi que son bébé.

Gareth ouvrit la bouche et tout le sang se retira de son visage.

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— Ma... ma femme n'est pas enceinte, docteur. Le sourire du praticien s'élargit. — C'est bien ce que je pensais. Elle ne vous a pas encore parlé de

l'heureux événement. J'espère, milord, que vous ne lui direz pas que j'ai trahi son secret. Les femmes, en général, préfèrent apprendre elles-mêmes la bonne nouvelle à leur mari.

L'air hébété, Gareth se laissa tomber dans un fauteuil et laissa échapper un grognement incrédule.

— Ce n'est pas possible... Comment cela a-t-il pu arriver ? — De la façon la plus naturelle au monde, répondit le Dr Connors

avec un sourire amusé. Vous êtes un homme viril et en bonne santé, milord... Après votre départ de la chambre de votre femme, je l'ai examinée plus complètement et mes soupçons ont tout de suite été confirmés. Au cours des dernières semaines, j'avais remarqué qu'elle présentait certains signes que l'on trouve chez les femmes qui attendent un enfant, mais je n'avais pas voulu éveiller vos espoirs avant d'être sûr de l'issue de sa maladie.

Gareth ne dit rien et, en voyant sa pâleur, le praticien haussa un sourcil étonné.

— Quelque chose ne va pas, milord ? Gareth secoua la tête. — Non, j'ai seulement été surpris d'apprendre que j'allais être père.

Je ne m'y attendais pas et cela m'a fait un choc, surtout après l'angoisse dans laquelle j'ai vécu ces dernières semaines.

— Je comprends votre réaction, acquiesça le médecin. Moi-même, j'ai ressenti un peu la même chose lorsque ma femme m'a annoncé pour la première fois qu'elle était enceinte.

Gareth se mordit la lèvre. Non, le brave Dr Connors ne pouvait pas comprendre. Il avait trahi

son serment. Il avait donné la vie, alors qu'il avait juré que la lignée des Devlin s'arrêterait avec lui. Luttant pour se donner un semblant de contenance, il se leva et prit la carafe de cognac.

— Vous allez bien prendre un verre avec moi pour fêter cet événement, docteur ?

Le médecin sourit.

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— Volontiers, milord. Mais ensuite, vous me ferez le plaisir de vous coucher. Un homme a besoin de sommeil et, depuis votre retour en Angleterre, vous avez vraiment trop demandé à votre organisme.

Assise en tailleur sur son lit, le dos calé par deux oreillers de plume, Angélique se brossait les cheveux distraitement. Tandis que les soies douces et légères glissaient dans ses longues boucles auburn, une merveilleuse sensation de sécurité l'envahit et fit naître un sourire sur ses lèvres. Elle était enfin de retour chez elle. Son calvaire l'avait affaiblie, mais la terreur qui l'avait habitée quand elle était en France n'était plus qu'un mauvais souvenir.

En songeant à la folie de son « expédition », un long soupir s'échappa de ses lèvres. Tous ses efforts n'avaient servi à rien. Lorsqu'elle avait repris conscience, Alice lui avait appris que ses parents étaient en sécurité en Autriche. Gareth avait reçu une lettre d'eux quelques jours seulement après sa fuite. Son inconscience et sa témérité avaient failli lui coûter la vie. Et si Gareth n'avait pas risqué la sienne pour la sauver, elle aurait été massacrée et sa tête aurait été promenée au bout d'une pique, comme celle de la malheureuse princesse de Lamballe.

Sa main s'arrêta à mi-course et une ombre passa fugitivement sur son visage. Cela faisait une semaine maintenant que sa fièvre était tombée et Gareth ne lui avait pas encore rendu visite. Elle avait envoyé Alice plusieurs fois lui demander de venir la voir, mais, chaque fois, il s'était excusé en disant qu'il viendrait dès que ses affaires le lui permettraient. Il n'avait pas pu s'en occuper pendant qu'il était en France et, maintenant, il avait besoin de tout son temps pour les remettre en ordre.

Angélique était persuadée qu'il s'agissait d'un prétexte pour éviter sa compagnie.

Son froncement de sourcils s'accentua. Pourquoi s'était-il donné autant de peine pour aller la rechercher à Paris, alors que, apparemment, ses sentiments à son égard n'avaient pas changé ?

Ses doigts laissèrent échapper le manche de la brosse et, penchant la tête en arrière, elle regarda fixement le plafond.

— Pourquoi ne m'a-t-il pas laissée mourir, s'il tient aussi peu à moi ?

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La voix du Dr Connors l'arracha brusquement à ses rêveries. — Vous avez dit quelque chose, milady ? Angélique tourna la tête et vit le médecin sur le pas de la porte. Elle

lui sourit. Au fil des jours, elle avait conçu à la fois de l'amitié et du respect

pour le vieux praticien qui avait consacré toute sa vie à soigner les malades — souvent en ne réclamant pas d'honoraires quand il se rendait dans une famille nécessiteuse.

— Oh rien... Je me demandais seulement quand vous alliez m'autoriser à sortir de mon lit.

Le médecin posa sa vieille sacoche en cuir et s'assit sur une chaise à côté du lit.

— Je pense qu'il est préférable que vous restiez couchée pendant quelques jours de plus, répondit-il en lui tapotant la main paternellement. Vous avez besoin de reconstituer vos forces.

— Mais... — Non, l'interrompit le Dr Connors en secouant la tête. C'est moi le

médecin, ici, et je sais ce dont vous avez besoin. Vous êtes à peine remise et, si vous vous leviez trop tôt, vous pourriez perdre votre bébé.

Les yeux d'Angélique s'élargirent et elle considéra le médecin comme s'il s'était métamorphosé en prestidigitateur et avait sorti un lapin de son chapeau.

— Mon... bébé ? Le Dr Connors s'esclaffa. — A vous entendre, on croirait presque que vous n'avez jamais

partagé le lit de votre... Il s'empourpra brusquement et se mit à bredouiller. — Je... au... aurais-je commis un impair, milady ? Le... le bébé que

vous portez est de... de votre mari, n'est-ce pas ? — Oui, bien sûr, le rassura Angélique en rougissant malgré elle. J'ai

seulement été surprise. Vous comprenez, après tout ce qui m'est arrivé... J'ai commencé à avoir des nausées avant mon départ de Devil Wind, mais je n'imaginais même pas que je pouvais attendre un enfant de Gareth.

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Le Dr Connors poussa un soupir de soulagement. Il s'essuya le front avec son mouchoir et s'éclaircit la gorge.

— Pardonnez-moi, si je vous ai blessée, milady. Dans ma profession, on voit tellement de choses... Un médecin n'a pas le droit de juger ses patients, mais il a besoin d'avoir un rapport libre et franc avec eux s'il veut pouvoir effectuer son travail correctement. Si je n'avais pas été persuadé que le bébé était de votre mari, je ne lui aurais pas parlé de votre état.

Angélique pâlit. — Gareth sait déjà que nous allons avoir un enfant ? Le Dr Connors leva les yeux au ciel. Sans le vouloir, il venait de

commettre un nouvel impair. Il hocha la tête et prit un air contrit et penaud.

— Oui, avoua-t-il en soupirant. Je le lui ai appris le soir où votre fièvre est tombée. J'aurais dû attendre et vous laisser lui annoncer la bonne nouvelle vous-même, mais quand j'ai vu que j'avais réussi à vous sauver, la joie a été trop forte et je n'ai pas pu m'empêcher de trahir votre secret.

Angélique eut l'impression qu'une chape de plomb s'était abattue sur ses épaules. Elle connaissait maintenant la raison pour laquelle Gareth ne venait pas la voir. Il savait qu'elle attendait un enfant et il ne voulait rien avoir à faire avec lui ou avec sa mère. Luttant contre les larmes qui menaçaient d'envahir ses yeux, elle avala avec peine et inspira profondément.

— Si vous le permettez, j'aimerais me reposer, maintenant... Aussitôt, le Dr Connors se leva et prit sa sacoche. — Bien sûr, milady ! C'est la seule chose dont vous avez besoin,

vous et votre bébé. Du sommeil et une nourriture saine et abondante. Je reviendrai vous voir à la fin de la semaine. Si votre état a continué de s'améliorer, comme je l'espère, je vous autoriserai à vous lever. Entre-temps, si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à m'envoyer chercher.

Angélique réussit à lui sourire. — Merci, docteur. — Au revoir, milady.

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Quand il fut sorti, elle ferma les yeux et laissa retomber sa tête sur son oreiller. Rien n'avait changé. Gareth ne l'aimait pas et il ne l'aimerait jamais.

Chapter 18 Un éclair zébra le ciel, faisant grésiller l'air de la nuit et illuminant la

chambre d'Angélique, tandis que les grondements du tonnerre arrachaient la jeune femme au sommeil agité dans lequel elle avait fini par sombrer. Un autre rayon de lumière stria les nuages et elle poussa un cri de surprise en découvrant Gareth assis sur le côté de son lit.

Tandis qu'elle le regardait, les yeux écarquillés, il battit le briquet et alluma la chandelle de sa table de nuit. La lueur de la petite flamme orangée les enveloppa et, pendant un long moment, ils se regardèrent sans dire un mot. Le cœur d'Angélique battait à se rompre et elle mourait d'envie de le toucher, afin de s'assurer qu'il était bien réel et non une chimère surgie du fond de son imagination. Cependant, elle resta immobile, car elle savait qu'il ne voulait pas d'elle, ni de l'enfant qu'elle portait dans son sein.

Refoulant sa douleur, Angélique se redressa au milieu de ses oreillers et humecta ses lèvres avec le bout de sa langue.

— Que faites-vous ici ? questionna-t-elle d'une voix blanche. Il fronça les sourcils et, levant le bras, il lui caressa le menton avec

une douceur irréelle. — Je voulais seulement être auprès de vous pendant quelques

instants. Est-ce trop demander à sa propre femme ? Angélique avait envie de presser sa joue contre sa main et de se

blottir contre lui en ronronnant comme une chatte, mais elle réussit à résister à la tentation.

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— Je pensais que vous ne vouliez plus rien avoir à faire avec moi, maintenant que je porte votre bébé, dit-elle en affectant un calme qu'elle était bien loin de ressentir.

Les traits du visage de son mari se durcirent et ses yeux noirs lancèrent des éclairs. D'un geste brusque, il lui saisit le bras et la tira vers lui.

— Qu'avez-vous dit ? Angélique lui décocha un regard belliqueux. Dans le passé, elle avait

accepté ses sautes d'humeur, mais plus maintenant. Elle ne tolererait plus aucune rudesse de sa part. Elle se battrait jusqu'à la mort pour protéger la vie encore si petite et si fragile qu'ils avaient créée ensemble.

— Vous ne voulez peut-être pas de moi, déclara-t-elle en relevant le menton, mais je ne vous laisserai pas traiter notre enfant comme s'il s'agissait d'un fardeau qui vous a été imposé contre votre volonté. Vous êtes son père.

Le visage froid et dur d'Adam devint blême. En trois phrases, Angélique avait bouleversé tous ses plans. Désormais, il devait se débarrasser d'elle également. Il ne voulait pas qu'un rejeton de son frère puisse hériter de Devil Wind. Lorsque le moment serait venu, il leguerait le titre et la fortune des Devlin aux enfants qu'il aurait conçus lui-même, avec une femme qui n'aurait pas été souillée par les caresses de Gareth.

— Vous m'avez trahi, gronda-t-il en la repoussant dans ses oreillers. Pourtant, j'aurais pu tout vous donner.

— Vous êtes fou, Gareth ! s'écria Angélique en se réfugiant de l'autre côté du lit.

Adam rejeta la tête en arrière et un éclat de rire démoniaque fit résonner les murs de la pièce.

Malgré elle, la jeune femme frissonna et se mit à trembler comme une feuille.

— Il ne vous a pas encore parlé de moi, n'est-ce pas ? questionna-t-il en dardant sur elle son regard froid et calculateur.

Angélique secoua la tête et avala avec peine la boule qui s'était formée au fond de sa gorge. Elle jeta un coup d'œil vers la porte et se

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demanda si elle parviendrait à s'échapper avant qu'il n'ait perdu complètement la raison.

Le rire diabolique résonna de nouveau. Puis, comme s'il avait deviné ses pensées, il fit un mouvement rapide et, l'emprisonnant dans ses bras, il la considéra derrière ses paupières mi-closes.

— Je ne suis pas votre précieux mari. Je ne suis pas l'homme auquel vous vous êtes donnée avec passion et qui a mis cet enfant maudit dans votre ventre.

— Vous me faites peur, Gareth, murmura-t-elle en sentant un froid glacial l'envahir.

Qu'allait-il faire ? L'étrangler ? L'étouffer sous son oreiller ? Adam lui caressa la joue avec le bout des doigts et un sourire

maléfique erra sur ses lèvres. — Nous aurions pu être bien ensemble, Angélique. Si vous n'aviez

pas conçu un héritier à Gareth, nous aurions pu vivre des moments passionnés ensemble — jusqu'au moment où je me serais lassé de vous. Ensuite, naturellement, vous aussi vous auriez succombé à un malheureux accident. La fatalité...

Angélique l'avait écouté sans comprendre complètement le sens de ses paroles.

— Que... qu'est-ce qui vous prend, Gareth ? bredouilla-t-elle nerveusement.

Adam haussa les sourcils et une lueur cynique dansa dans ses yeux noirs.

— Vous croyez toujours que je suis Gareth ? Vous êtes bien innocente, ma chère Angélique. A moins que vous ne soyez aveugle... Regardez-moi bien. Je suis Adam, le frère jumeau de votre mari. Je dois dire que nous avons une certaine ressemblance... au moins physiquement.

Une pâleur mortelle envahit les joues et le front de la jeune femme. En scrutant attentivement ce visage qu'elle avait pris pour celui de Gareth, elle distinguait maintenant les détails minuscules qui en faisaient deux êtres complètement différents. Une lueur de folie meurtrière brillait dans les pupilles de cet homme. Et cette bouche

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hargneuse, pleine de frustration et de cynisme... Non, ce n'était pas son mari. Elle en était sûre, maintenant.

Cette certitude lui fit écarquiller les yeux quand elle reconnut l'homme qui était venu dans sa chambre au début de son séjour à Devil Wind. Auparavant, elle avait été convaincue qu'elle avait rêvé ces visites nocturnes. Maintenant, elle se rendait compte que c'était lui qui s'était insinué dans son intimité la nuit, à l'insu de son frère.

Les joues brûlantes de honte au souvenir des caresses qu'il lui avait prodiguées, elle évoqua à voix haute ses soupçons et se recroquevilla sur elle-même quand il admit en riant sa culpabilité. Cependant, elle n'eut pas le temps de crier son indignation. Adam la saisit par le cou et la tira vers lui.

— Je vous en prie, laissez-moi partir ! supplia-t-elle, à demi étouffée. Adam secoua la tête en ricanant. — Ce n'est pas possible, ma jolie. Une fois Gareth mort, ce serait

votre enfant qui hériterait de la fortune des Devlin. Je ne peux pas le permettre. Vous allez donc subir le même destin

que la sorcière qui a maudit ma famille. Elle aussi, elle avait conçu des petits bâtards et, quand ils sont morts, elle s'est vengée en jetant un sort au maître de Devil Wind et à tous ses descendants. Mon ancêtre l'a punie en la faisant monter sur le bûcher — le châtiment réservé alors aux, sorciers — mais, par-delà la tombe, sa malédiction a poursuivi les Devlin. Du moins, c'est ce que croit mon frère. Malgré tous ses grands airs, il est affreusement naïf et crédule.

— U... une malédiction ? bredouilla Angélique. Les doigts d'Adam se resserraient sur sa gorge et elle avait de plus en

plus de mal à respirer. — Oui, la malédiction des Devlin, acquiesça Adam avec un sourire

cynique. La folie... C'est la raison pour laquelle votre mari me tient enfermé dans l'aile nord du château. Il ne veut pas que vous ayez connaissance du terrible héritage légué par nos ancêtres. C'est dommage, mais vous ne serez plus là pour lui dire votre façon de penser sur la manière dont il vous a tenue à l'écart de son petit secret.

— Pourquoi voulez-vous me faire du mal ? Je ne vous ai rien fait.

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— Vous portez son enfant. Une fois que je me serai débarrassé de Gareth, je ne veux plus rien autour de moi pour me rappeler son existence.

Les yeux d'Angélique exprimèrent un mélange d'incrédulité et de répulsion.

— Vous n'avez tout de même pas l'intention de tuer votre propre frère ? murmura-t-elle dans un souffle.

Adam laissa échapper de nouveau un éclat de rire sardo- nique. — Pourquoi pas ? Il a gâché ma vie. A cause de lui, je ne suis rien.

Sa mort m'apportera la part d'héritage qui aurait dû me revenir. Lorsque je vous aurai tuée, on retrouvera le corps de Gareth au pied de la falaise. Tout le monde croira que son frère jumeau, le fou de la famille, vous a étranglée dans une crise de jalousie et a mis fin ensuite à son existence maudite. Et personne ne saura jamais que je ne suis pas Gareth. On a toujours beaucoup de compassion pour un homme qui a perdu à la fois son frère et sa femme dans la même nuit. Soyez sûre que je saurai accepter avec dignité les marques de sympathie que tous les braves gens voudront me prodiguer.

— Vous êtes fou ! s'exclama Angélique en luttant pour échapper à ses mains. Votre plan ne marchera jamais. Les gens se rendront compte de la différence.

— Détrompez-vous. Personne ne soupçonnera que je ne suis pas Gareth. Vous-même, sa propre femme, vous avez été abusée par notre ressemblance. D'autre part, je ne suis pas fou, chère amie. Gareth m'a toujours cru victime de la malédiction, mais c'est un imbécile. Je me suis servi de sa crédulité pour créer l'illusion de la folie. Le moment est venu maintenant de prendre ma revanche et de jouir pleinement de la fortune et des titres des Devlin. J'ai préparé mon affaire de longue date et rien ni personne ne pourra m'empêcher de parvenir au but que je me suis fixé.

D'un geste brutal, Adam arracha les couvertures et la tira hors du lit. Au même moment, un roulement de tonnerre fit vibrer les fenêtres et couvrit les appels au secours de la jeune femme.

Trop faible pour se tenir debout, elle tomba à genoux, mais Adam la saisit à bras-le-corps et l'entraîna vers la porte. Elle se débattit et lui

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donna des coups de poing, mais elle n'était pas de force contre un homme en possession de tous ses moyens.

— Vous ne vous en tirerez pas ainsi ! cria-t-elle d'une voix haletante en luttant contre les mains qui lui enserraient les poignets.

— Si vous espérez que Gareth va venir à votre secours, vous vous faites des illusions, ma chère belle-sœur, déclara Adam avec un sourire cynique. Comme à son habitude, mon imbécile de frère promène son humeur noire et sa nostalgie sur le chemin de ronde des remparts.

— Il entendra mes cris ! Adam secoua la tête. — Pas au milieu de cet orage. Quant aux domestiques, ne comptez

pas sur eux non plus. Quand il y a de la tempête, ils se calfeutrent dans leurs chambres et se bouchent les oreilles pour ne pas entendre les grondements du tonnerre. Les gens de Cornouaille sont très superstitieux et ils n'ont pas complètement oublié les vieilles peurs qui faisaient trembler leurs ancêtres.

Son fardeau sur l'épaule, il descendit l'escalier d'honneur et traversa le hall où Hilda l'attendait, les sourcils froncés.

— Il est temps de mettre notre plan à exécution, expliqua-t-il en remarquant son expression étonnée. Nous ne pouvons pas tarder plus longtemps. Elle attend un enfant de Gareth.

Incapable de croire que la gouvernante était impliquée dans les projets diaboliques d'Adam, Angélique regarda Hilda ouvrir la penderie du hall et en sortir une longue cape qu'elle enfila avant de rabattre le capuchon sur ses cheveux.

— Aidez-moi ! supplia-t-elle en recouvrant enfin la parole. Vous n'allez pas laisser Adam commettre cette folie ?

La gouvernante lui jeta un regard plein de mépris, et s'écarta pour laisser passer Adam et son fardeau.

— Quand tu ne seras plus là, ma jolie, je serai la maîtresse de ce château, répondit-elle avec un sourire triomphal.

Elle ferma la porte derrière eux et suivit son amant. L'un derrière l'autre, ils traversèrent la cour et s'engagèrent dans le sentier qui conduisait au sommet de la falaise.

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Lorsqu'ils parvinrent au bord du précipice, Angélique se rendit compte qu'Adam avait eu raison quand il lui avait dit que personne n'entendrait ses cris. Le rugissement du vent et le bruit des vagues qui s'écrasaient contre les rochers auraient réussi à étouffer les hurlements d'une foule en fureur.

Adam la posa à terre, tout en continuant de lui emprisonner solidement les poignets. Elle n'avait aucun moyen de s'enfuir. Si elle ne voulait pas mourir, il lui fallait tenter de convaincre Hilda qu'il n'avait pas l'intention de l'épouser lorsqu'il serait le maître de Devil Wind. C'était son seul espoir.

La pluie tombait sans discontinuer et sa chemise de nuit lui collait au corps comme une deuxième peau. Se tournant vers la gouvernante, elle l'implora de nouveau.

Adam rit de sa naïveté. — Vous perdez votre temps, avec Hilda. Elle fera ce que je lui

demanderai de faire. Tout ce que je veux, elle le veut également. La gouvernante ne réussit pas à contenir sa jubilation. — Quand vous serez morts, toi et ton Gareth, je n'aurai plus de

comptes à rendre à personne. On m'appellera milady et j'aurai enfin les robes et les bijoux auxquels j'ai rêvé pendant si longtemps. Puis, plus tard, tout cela appartiendra à mes enfants, ajouta-t-elle en embrassant le château et les terres avec un geste de la main.

— Ne soyez pas stupide, Hilda ! répliqua Angélique tout en essayant d'échapper aux mains de son tortionnaire. Adam se sert de vous. Jamais il ne fera de vous sa femme. Il est bien trop orgueilleux pour entacher le nom des Devlin en épousant sa gouvernante. Il vous gardera peut-être comme maîtresse, afin de satisfaire sa lubricité, mais il se mariera avec une fille de sa condition, jeune, jolie et pourvue d'une large dot. Vous, vous n'avez rien à lui offrir.

— Tais-toi, ou je vais te jeter moi-même en bas de la falaise ! cria Hilda d'une voix d'autant plus furieuse que la mise en garde d'Angélique avait ravivé ses propres incertitudes.

— Alors, obéissez-lui et, quand il sera trop tard, vous saurez que j'avais raison. Vous ne serez jamais lady Devlin, Hilda, quel que soit le nombre de meurtres que vous l'aiderez à commettre.

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Les yeux d'Adam étincelèrent. — Vous usez votre salive pour rien, ma chère belle-sœur. Hilda ne

vous écoutera pas. Angélique se retourna vers lui et essaya de discerner l'expression de

son visage à travers la pénombre. — Auriez-vous peur de lui dire la vérité ? Essayez d'être franc, pour

une fois. Vous n'avez jamais eu l'intention de lui donner votre nom, n'est-ce pas ?

— Je n'ai peur de rien, répliqua-t-il sèchement. — Alors dites-lui qu'un Devlin n'épouse pas une vulgaire

domestique. Ce serait déroger et vous n'avez aucune envie de subir le mépris de vos pairs, au Parlement et à la Cour.

— Est-ce vrai, Adam ? demanda Hilda d'une voix mal assurée. Le frère de Gareth haussa les épaules. — Je ne vois pas quelle importance cela peut avoir. Rien ne sera

changé entre nous. Je serai le maître de Devil Wind et tu continueras d'être ma maîtresse.

— Mais, tu m'as promis... Adam l'interrompit d'une voix agacée. — Je t'aurais promis la lune, si tu me l'avais demandée ! Maintenant,

retourne au château et concocte l'une de tes infusions pour Gareth. Mon frère a besoin d'un long, très long sommeil — éternel, même, si possible.

La gouvernante secoua la tête. — Pendant des années, je t'ai obéi docilement, Adam, mais plus

maintenant. Je refuse de me contenter des miettes de ton affection, de cacher mon amour comme j'ai été obligée de le faire depuis mon arrivée à Devil Wind. Je veux vivre au grand jour et t'avoir complètement, pour moi toute seule et pour personne d'autre.

— Comment oses-tu me parler comme si je t'appartenais ? s'écria Adam avec colère. Tu vas faire ce que je t'ai dit de faire, sinon tu le regretteras !

— Non, Adam ! répliqua-t-elle en croisant les bras sur sa poitrine. J'aurai ce que tu m'as promis, sinon j'irai trouver lord Devlin et je lui raconterai tout.

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Adam changea brusquement de tactique et de ton. — Allons, ne sois pas stupide, ma chérie. J'ai attendu pendant trop

longtemps pour te laisser tout gâcher maintenant, alors que je touche au but. Bientôt, tout m'appartiendra ici et tu auras alors tout ce que tu voudras. Je te demande seulement un peu de patience...

Sentant les doigts d'Adam se relâcher sur ses poignets, Angélique essaya de prévenir la gouvernante.

— Il ment, Hilda ! Sauvez-vous ! Son avertissement arriva trop tard. Avant que la gouvernante n'ait eu

le temps de comprendre ses intentions, Adam bondit sur elle et la saisit à la gorge. Il la secoua furieusement, comme s'il s'agissait d'un pantin de chiffon, puis il la poussa brutalement en arrière. Un long hurlement jaillit des lèvres de la malheureuse tandis qu'elle basculait dans le vide en battant frénétiquement l'air avec ses bras. Sa chute dura plusieurs secondes puis il y eut un nouveau cri,encore plus horrible, lorsqu'elle s'écrasa sur les rochers au bas de la falaise.

Angélique tenta de fuir, mais elle était pieds nus et presque aveuglée par ses cheveux. Très vite, elle trébucha et tomba à genoux. Elle essaya de continuer, à moitié à quatre pattes, à moitié en rampant, mais sa chemise de nuit gênait ses mouvements. L'étoffe mouillée s'enroulait autour de ses jambes, la prenant au piège, comme une mouche dans une toile d'araignée.

— Vous ne croyez tout de même pas pouvoir m'échapper aussi facilement, ma chère belle-sœur ? questionna Adam en lui barrant le passage, les jambes écartées.

Angélique releva la tête et le regarda à travers la pluie qui coulait sur son visage. Elle allait mourir, elle le savait, mais elle était bien décidée à ne pas se laisser assassiner aussi facilement que la pauvre gouvernante qui avait eu la naïveté de lui donner son amour.

Si elle devait périr, elle ferait tout pour l'empêcher d'accomplir la fin de son plan diabolique. En l'entraînant avec elle dans le vide, elle sauverait la vie de Gareth.

Le vent et la pluie fouettaient la silhouette solitaire debout sur le chemin de ronde des remparts. Face aux éléments déchaînés, Gareth

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s'enivrait de la violence qui l'entourait et s'efforçait de mettre un peu de calme dans son âme tourmentée.

Depuis qu'il avait appris l'état d'Angélique, il n'avait pas réussi à trouver le repos et, chaque nuit, les mêmes pensées revenaient le torturer. Il aurait dû aller trouver sa femme, lui demander pardon, mais ses remords et son sentiment de culpabilité l'en avaient empêché.

Elle était toute sa vie, mais il avait laissé sa lubricité gâcher à jamais leurs relations. Si, dès le début, il avait été honnête avec elle et lui avait raconté la malédiction qui poursuivait sa famille, elle aurait peut-être compris les raisons pour lesquelles il avait juré de mettre fin avec lui- même à la lignée des Devlin. Maintenant, il était trop tard. Il les avait condamnés, elle et leur enfant, à subir jusqu'à leur dernier jour les conséquences de sa lâcheté.

Un éclair zébra le ciel et illumina les remparts de granit de Devil Wind. Luisants de pluie, les murs de la vieille forteresse avaient l'air de pleurer, comme s'ils voulaient compatir à la détresse de leur maître. Un roulement de tonnerre couvrit son cri de désespoir. Les mains crispées sur le parapet, il ferma les yeux et offrit son visage aux rafales de vent et de grésil. Il ne pouvait pas continuer à tergiverser indéfiniment. Il devait aller trouver Angélique et lui parler d'Adam — même si, pour cela, il devait subir son mépris.

Il avait déjà l'impression de sentir sur lui son regard étin- celant de haine et de dégoût. Jamais elle ne lui pardonnerait de lui avoir caché un secret aussi horrible...

Résigné, il s'apprêtait à redescendre du chemin de ronde, lorsqu'un éclair, plus brillant que les autres, illumina le paysage. En apercevant trois silhouettes fantomatiques au bord de la falaise, il s'arrêta net.

Qui pouvait bien être dehors par un temps pareil ? Un nouvel éclair zébra le ciel et, juste avant que l'obscurité ne

reprenne ses droits, il reconnut son frère et le vit pousser une forme noire dans le vide.

Son sang se glaça dans ses veines. Poussant la porte de la tour, il se précipita dans l'escalier en colimaçon et dévala les marches quatre à quatre. Son cœur battait à se rompre dans sa poitrine. Il arriva en bas

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en un instant et traversa la cour, la peur au ventre. Jamais il n'avait couru aussi vite !

Il arriva au sentier de la falaise juste au moment où son frère soulevait dans ses bras une forme blanche qui criait et se débattait frénétiquement.

Les jambes campées au bord du précipice, Adam regarda l'eau écumante et un sourire cruel déforma les traits de son visage.

— Adieu, chère belle-sœur. Il la lâcha. Angélique hurla et se raccrocha à ses épaules en plantant ses ongles

dans sa chair. Adam tituba en arrière et elle entendit l'étoffe de sa veste se déchirer, tandis qu'il tirait violemment sur ses poignets pour l'obliger à lâcher prise. Puis, d'un seul coup, elle se sentit aspirée par le vide en dessous d'elle.

Gareth continuait de courir, de toute la force de ses jambes. Il vit la lutte entre sa femme et son frère et entendit ses cris de terreur, avant qu'elle ne disparaisse dans l'abîme. Aveuglé par la rage, il se jeta sur Adam avec un rugissement d'agonie. Les deux frères luttèrent sur le sol, au milieu des rochers, roulant l'un sur l'autre et se bourrant de coups de poing et de coups de pied. A un moment, Adam saisit une pierre et essaya de frapper son adversaire à la tempe. Gareth vit venir le coup, mais ne réussit pas à l'éviter complètement. L'arête de la pierre l'atteignit à la mâchoire et il tituba en arrière, tout près du rebord de la falaise. Sentant la victoire proche, Adam laissa échapper un éclat de rire démoniaque. Saisissant une autre pierre, beaucoup plus grosse, il la leva au-dessus de sa tête, décidé à écraser le crâne de l'homme qu'il n'avait pas cessé de haïr et de jalouser depuis le moment où il avait su que c'était lui qui hériterait du titre et de la fortune des Devlin. Il se jeta en avant, mais, au dernier moment, Gareth réussit à faire un pas de côté. Emporté par son élan et par le poids de la pierre, Adam glissa sur les rochers mouillés et perdit l'équilibre. Lâchant la pierre, il essaya de se rattraper, mais sa cheville se prit dans un trou creusé par les éléments et il bascula dans le vide en poussant un hurlement de bête sauvage. Un hurlement qui ne cessa que lorsqu'il disparut dans les vagues écumantes qui battaient sans relâche le bas de la falaise.

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Gareth vit son frère disparaître sans le moindre remords. Les yeux pleins de larmes brûlantes, il s'approcha du bord du précipice, à l'endroit où Angélique était tombée dans l'abîme. Accablé par la douleur et par le chagrin, il ressentit l'envie de se jeter dans la mer lui aussi et de mettre un terme aux tourments de son âme en la rejoignant dans le néant.

La vue troublée par la pluie et par les larmes, il regarda fixement les eaux noires et sinistres qui avaient englouti sa femme et son enfant. Puis, brusquement, il retint son souffle et il crut que son cœur allait éclater dans sa poitrine. Une forme blanche gisait sur une étroite plate-forme, à quelques pieds seulement en dessous de la crête de la falaise.

— Mon Dieu ! pria-t-il à haute voix ! Faites qu'elle soit encore en vie ! Comme si le ciel avait voulu répondre à sa prière, les rafales de vent

se calmèrent et une petite bruine fine succéda aux éclairs et à la pluie torrentielle. Il ferma les yeux brièvement, le temps de rassembler toute son énergie, puis commença sa descente périlleuse au milieu des rochers. Il n'avait pas le temps d'envisager une autre alternative ou d'aller chercher des secours. Si Angélique reprenait connaissance et bougeait seulement de quelques pouces, elle basculerait inexorablement dans le vide.

Pied à pied, il se fraya un chemin sur la pente raide et glissante. Lorsqu'il arriva auprès d'Angélique, il lui prit le poignet et sentit que son pouls battait encore. Il remercia de nouveau le ciel et, sans réfléchir plus longtemps, il la chargea sur son épaule, en sachant qu'il ne pourrait pas remonter s'il n'avait pas l'usage de ses deux mains.

Après ce qui lui sembla une éternité, il se hissa enfin sur le sommet de la falaise et laissa glisser doucement Angélique de son épaule. Par deux fois, il avait failli la perdre, et il jura que si Dieu voulait bien l'épargner cette fois-ci encore, plus jamais il ne la laisserait seule. Le cœur débordant d'amour et de détermination, il retourna vers Devil Wind, son fardeau inanimé dans les bras.

Angélique battit des cils et ses yeux s'élargirent d'horreur à la vue de l'homme qui se penchait sur elle. Levant les bras pour se protéger, elle secoua la tête avec véhémence.

— Non, Adam, non !

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— C'est Gareth, ma chérie, la rassura lord Devlin. Vous êtes en sécurité, maintenant. Adam est mort.

Angélique jeta ses bras autour de son cou et éclata en sanglots, la tête appuyée contre son torse. Lorsqu'elle eut épuisé toutes les larmes de son corps, elle redressa la tête et renifla.

— Il... il a essayé de me tuer, bredouilla-t-elle entre deux hoquets. Il... il a dit que c'était à cause de notre bébé. Il ne voulait aucun souvenir de vous quand il serait le maître de Devil Wind. Pou... pourquoi ne m'avez-vous pas parlé de lui ?

Gareth soupira. Le moment de vérité était arrivé. — Je n'en ai pas eu la force, avoua-t-il en détournant les yeux. — Vous n'avez pas eu la force de me dire que vous aviez un frère ?

questionna-t-elle d'une voix incrédule. — Si je vous avais parlé d'Adam, j'aurais dû vous parler également de

la malédiction qui poursuit les Devlin. Vous aviez consenti seulement à contrecœur à notre mariage et j'avais peur d'assombrir nos relations qui, hélas ! étaient déjà très tendues. Je voulais attendre, laisser passer un peu de temps... Jamais je n'aurais imaginé qu'Adam, dans sa folie, essaierait de vous tuer.

Angélique haussa les sourcils. — Dans sa folie ? Il n'était pas fou ! — Que voulez-vous dire ? — N'avez-vous donc pas compris son plan diabolique ? Il m'a tout

raconté, avant d'essayer de me tuer. C'était un criminel, Gareth, mais il était parfaitement sain d'esprit.

— Mais... Pourquoi ? — Par jalousie, tout simplement. Il n'a pas supporté d'être toujours

le deuxième et de ne pas avoir hérité des titres et de la fortune des Devlin.

— Je ne comprends pas, murmura Gareth. Il avait tout ce qu'il désirait et, s'il me l'avait demandé, je lui aurais volontiers donné la moitié de mes biens.

Angélique soupira.

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— Cela n'aurait pas suffi. Il voulait tout, pour lui tout seul. Pendant des années, il vous a joué la comédie, en se servant de Hilda, dont il avait fait sa maîtresse.

Gareth ouvrit des yeux ronds. — Hilda ? Elle était sa maîtresse ? — Oui. Il lui avait promis le mariage et elle aurait fait n'importe quoi

pour devenir lady Devlin. Mais, naturellement, il n'avait pas l'intention de tenir sa promesse. Quand je l'ai obligé à avouer sa duplicité, elle s'est rebellée et a menacé de le dénoncer. C'est pour cette raison qu'il l'a précipitée au bas de la falaise. Afin de se débarrasser d'un témoin gênant et d'une maîtresse qui devenait trop encombrante.

Gareth hocha la tête lentement. — Je comprends, maintenant. Me pardonnez-vous d'avoir conçu un

bébé, malgré la... Angélique pâlit et posa la main sur son ventre. — Mon bébé ! Gareth leva une main apaisante. — Pendant que vous étiez sans connaissance, le Dr Connors est

venu vous ausculter. Je l'ai fait appeler dès mon retour au château et il a tout de suite répondu à mon appel. Votre chute n'a été que d'une dizaine de pieds et, grâce à Dieu, la nature vous a pourvue d'une excellente constitution. Vous garderez votre bébé et, d'après lui, il devrait être tout à fait normal. Sauf si cette malédiction continue de nous poursuivre..., ajouta-t-il avec une grimace.

Angélique poussa un soupir de soulagement. — Oh ! merci, mon Dieu ! Gareth la regarda d'un air hésitant. — Alors, vous... vous ne me méprisez pas ? — Vous mépriser ? Pour m'avoir fait le plus beau cadeau qu'un

homme puisse faire à une femme ? — Mais... la malédiction... — Adam n'était pas fou, lui fit-elle observer. Il n'y a donc aucune

raison pour que notre enfant le devienne. La comédie de votre frère vous a abusé et, sans elle, vous n'auriez attaché aucune importance à cette vieille superstition. Et même si vous ne m'aimez pas...

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— Mais je vous aime, Angélique ! protesta-t-il en lui prenant les mains et en s'agenouillant à côté du lit. Je vous ai aimée depuis le premier instant où je vous ai vue dans la salle de bal en train de parler avec Hilda. Si je ne vous ai pas avoué mes sentiments, c'est parce que j'avais peur d'être rejeté lorsque vous apprendriez la vérité à propos d'Adam.

Le cœur d'Angélique bondit dans sa poitrine. Il l'aimait... Puis, soudain, elle se souvint du divorce que Talleyrand lui avait

imposé. Elle avait signé les papiers ; donc, pour la loi française, il n'était plus son mari.

— Moi aussi, je vous aime, murmura-t-elle, mais il y a un problème...

Une lueur inquiète brilla dans les yeux de Gareth. — Lequel ? — Quand j'étais à Paris, expliqua-t-elle en rougissant, Talleyrand m'a

offert sa protection mais, en échange, il voulait que je devienne sa maîtresse. Comme je refusais, en arguant que j'étais mariée, il a exigé que je divorce et j'ai signé les papiers qu'il m'a présentés. Nous ne sommes donc plus mariés, mon amour...

Gareth s'esclaffa. — Le forban ! Ne vous faites pas de souci, ma chérie. Les papiers

qu'il vous a fait signer étaient sûrement des faux. J'ai eu tout le temps de lire les gazettes en vous veillant pendant que vous aviez la fièvre. L'Assemblée nationale a effectivement institué le droit au divorce, mais le décret a été publié quinze jours après notre départ de Paris. Nous sommes donc toujours mariés, devant Dieu et devant les hommes.

Angélique enlaça son cou avec ses bras et déposa un baiser sur ses lèvres.

— Oh ! mon amour... — Cependant, poursuivit-il, il me vient une idée. Notre mariage par

procuration ne vous a sans doute guère satisfaite — pas plus qu'il ne m'a satisfait. Nous pourrions peut-être renouveler nos vœux devant un prêtre anglais... et en profiter pour faire une grande fête. Qu'en pensez-vous, mon trésor adoré ?

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Elle se blottit contre lui en rougissant de plaisir. — Ce serait merveilleux... Oh ! Gareth, je t'aime tant ! Leurs lèvres s'unirent en un baiser fervent qui exprimait toute la

profondeur de leur passion.