Caroline's feline

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Deux journalistes de l'occulte enquêtent sur le manoir des Stenson à Dunham.

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�entin LeGuennec

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À ma sœur, Marion, qui se cachait sous monlit la nuit quand j’étais gosse et qui hurlaitquand j’étais endormi pour me faire peur. Àmon autre sœur, Vanessa, qui me laissait re-garder des films d’horreur avec elle même si jen’avais pas le droit.

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Quentin Le Guennec

August 31, 2015

Le ciel se fond en pastels sur les montagnes deDunham. Le soir obombre la terre qui se mêle àla neige et l’horizon alpestre dresse la frontièreentre la voûte bigarrée et le plancher grisâtre. Lephénomène est magnifique. Quelques floconsse collent délicatement contre la fenêtre du trainpour fondre à mon regard. Je réveille douce-ment Barbara en la prévenant que nous sommes

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bientôt arrivés à Dunham. Le train dépasse unezone industrielle criblée d’usines, qui répandentune nuée noire sur l’aquarelle céleste, puis ilse met à ralentir en envoyant valser quelquesbagages. Le train vagît, crissant sur les rails, eten écho, un bébé hurle, à quelques places devantnous. Il a dû vagîr pendant tout le trajet, ansique sa sœur, et sa mère, qui arrose d’insultesses enfants. Des enfants, je n’en aurait jamais,même si j’en veux. Je ne serai jamais enceinteet je ne pourrait jamais adopter. Deux femmesen couple, en Angleterre et en 1941, n’ont pasd’autres options que de cacher leur relation.

Dans la gare, les messieurs lisent l’édition duquotidien du jour. Ils débatent guerre, politiqueet rarement sport. Ça critique Churchill, lesFrançais et ça insulte les Nazis. Les femmes etles plus jeunes lisent dans l’Outworld mensuel lenouveau reportage de Barbara Spencer et JuliaVauban, démonologues, journalistes de l’occulte,

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et par dessus tout, romancières. En temps deguerre, ont ressent le besoin de s’annihiler desmisères, et parfois espérer que le facteur nousconfie un peu de divertisemment, plutôt que deslettres trop officielles tamponnées du sceau del’union jack. Alors les Anglais se fascinent pourles manoirs hantés et les exorcismes. Drôle depays, l’Anglettere. Nous, avec Barbara, ça faitnotre affaire. Heuresement, notre anonymatphysionomique nous permet de passer inaperçuparmi les fanatiques. On a juste l’air de deuxsœurs, ou peut être demi-sœurs, qui rendentvisite à leur parents à Dunham. Une couver-ture parfaite, à la condition qu’on ne se fassepas fouiller: nos deux malles contiennent, sousquelques vêtements peu ostensibles, un carnavald’outils nécessaires à notre boulot. Démono-logue, ce n’est pas une sinécure. Ça requiertde la rigueur et de l’organisation: crucifix enbois et en argent, eau bénite, pieux et d’autres

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outils dont l’utilité pourrait paraître moins évi-dente. Un masque de plongée, des gants en latex,divers jouets d’enfants sculptés dans le bois, etdivers bocals recellant divers organes de diversanimaux. Dans l’autre malle, l’équipement clas-sique de tout journaliste qui se respecte. Unemachine à écrire, un appareil photo, des pac-quets de cigarette, et de l’alcool pour carbureret pas trop perdre la boule.

Dunham est une ville étrange. Ça nem’étonne pas vraiment qu’on ait du travail içi,ce genre de ville est un receuil de Lovecraft à elle-même. Je vois que Barbara éprouve la même sen-sation. Ses yeux cernés espionnent les alentourset ses cheveux noirs sur son front ont l’air plusbouclés que d’habitude. Un mauvais pressenti-ment. Trop de regards sur nous. Il est tempsd’ouvrir la troisième malle.

« Tu n’y penses tout de même pas? me de-mande Barbara en plissant ses yeux flagadas.

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- Là-bas, dans la ruelle. Personne pourra nousvoir, là bas.

- Julia, tu recommences! On ne peut pas sepermettre de se faire choper! >

Je l’attrape par la main pour la forcer à mesuivre.

« Imagine un peu, ce serait un scandale. Juliaet Barbara, les deux reporters d’Outworld, prisesen flagrant délit de consommation de LSD surla voie publique! Ça ne te fait rien, toi, Julia?

- Tu rigoles, l’article ferait un carton. Avec unpeu de chance, on nous laissera peut-être mêmele rédiger. J’en ai marre de me cacher tout letemps. Ils veulent du bizarre? Du fait diverstranchant? Qu’est-ce que tu dis de ça: Julia etBarbara, démonologues et journalistes, condamnéspour consommation de stupéfiants, indécence etfornication? Ça claque, n’est-ce-pas? »

Elle me lâche la main et fronce les sourcils enme regardant. Je sais que je la pousse à bout,

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mais elle est tellement mignonne quand elles’énérve! Et elle sait que j’aime ça. J’effectue untour d’horizon pour être sûr que personne nenous voit, j’ouvre la petite malle sur la rue pavéeet cherche le boitier fourré de buvards, four-nis par un concact Allemand en France. J’enprends un, l’avale, et en pose un second sur malangue. Les yeux de Barbara se dilatent quandje l’embrasse en lui transmettant l’acide. Trenteminutes et la montée commençera. Trente min-utes pour trouver le manoir des Stenson.

*******Les nuages se densifient en spirale et entra-

vent la susceptible lumière lunaire. Les ruesne sont plus éclairées. Seule la ville haute etsa forêt de pins immense, inhabitée, reçoit lepeu de lumière qu’offre la nuit. Le chauffeurde taxi me dévisage quand je lui annonce qu’ondoit y monter. Pas de questions, affaires per-sonnelles. Barbara ne parle pas. Barbara n’a

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jamais besoin de parler pour tout savoir sur lesintentions des inconnus. Trop idiosyncrasiquepour s’exprimer. La montée s’effectue à la foisphysiquement et spirituellement, et les freins denotre carosse semblent siffler d’angoisse en as-cendant la pente boisée. Comme un hurlementde bébé. Comme une berceuse pour enfantsmorts-nés.

« Il est loin, ce manoir? Je demande au chauf-feur.

- Pas besoin de crier autant, mademoiselle.On est à quinze minutes du manoir. Qu’est-ceque vous allez faire là-bas, exactement? LydiaStenson et sa fille reçoivent peu de visieurs. Onles croise rarement. Les rumeurs courrent vite,à Dunham, vous savez.

- Nous sommes des nièces de Lydia, on vientlui rendre visite.

- J’ignorais que Lydia avait encore de lafamille. Tout de même, une femme qui vit toute

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seule avec son gosse, c’est suspect, non? J’ignorece qui est arrivé à son mari. Je me souviens pasl’avoir déjà rencontré, Monsieur Stenson. Vousdevez en savoir quelque chose, vous, non? »

Il se retourne vers moi et ses yeux de vipèreréclament une réponse. Cet homme est néde la mauvaise constellation. Ses arcanes sontpas commodes, il diffuse une énérgie verdâtredégueulasse, et je ne sais pas quoi répondre.Mon cœur bat à un rythme mortel, même monanatomie suinte la paranoia. L’acide fait son ef-fet. L’air s’épaissit et je saisis la main de Barbara.Je sens nos énérgies se confondre.

« Madame? Tout va bien? Sa voix paraîtbeaucoup trop lointaine.

- Oui, tout va bien, j’arrive à articuler. C’estjuste. . . Le climat est très lourd içi, n’est-ce-pas?

- Oui, c’est une des anomalies de Dunham.Il fait toujours chaud, même la nuit, et l’airmanque. On s’en plaint beaucoup, mais ça a

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des avantages, vous savez. On a jamais froid,par exemple. Si j’ai un conseil à vous donner,en revanche, restez jamais trop longtemps de-hors, la nuit. Y’a tout un tas de bestioles quiferont qu’une bouchée de vous et de votre sœur.Mademoiselles, on est arrivés à destination! Lemanoir des Stenson. Passez le salut à Madamede ma part. Si elle a besoin d’un peu de compag-nie, donnez lui mon adresse (il me tend ce quiressemble à une carte de visite). Qu’elle hésitepas à venir me voir, je suis pas marrié et j’ai pasde gosses! On se sent seul, des fois, vous savez! »

Je crois qu’il débitait encore sa logorrhéequand on a commencé à toquer à la porte dumanoir.

*******Barbara Spencer, 24 ans. Julia est le seul être

humain capable de me comprendre dans ce fichumonde. On se connait depuis la maternelle, onest en couple depuis nos 9 ans. On ne choisit

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pas qui on aime, n’est-ce-pas? On dit que lesamours d’enfance ne perdurent pas, mais restentà jamais gravés dans les cœurs. Le notre perduredepuis quinze ans, dans le secret total. Et tousles matins, les images, les sons et les odeurs denotre romance défilent dans ma tête, comme unkaléidoscope qu’on offre à un enfant. Un cahierd’automne rempli de roses séchées et de clichésen noir et blanc. Des souvenirs d’été désaturés.

Même si notre amour est toujours resté se-cret, on a souvent fait l’objet de rumeurs decouloir. Moi, j’ai jamais vraiment sympathiséavec d’autres personnes, mais Julia, au lycée,c’était la fille populaire. On trainaît pas ensem-ble, j’étais l’adolescente frustrée qui ne se faitpas d’amies, qui lit ses bouquins bizarres dansles salles de permanance désertes.

Aussi longtemps que je me puisse m’en rap-peller, j’ai toujours vu des choses que je ne suispas censé voir. Ça a commencé par les fantômes.

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Dans l’enclosure de la porte de ma chambre,une silouhette sombre et silencieuse, commeréveillée du monde des morts dans cauchemarlatent. Un homme, probablement. Difficile àdire. Et puis au fil des années, j’ai essayé de leurparler. Il y avait des hommes, des femmes, desenfants et des bébés. J’ai même vu un ours, unefois.

Et puis, quand l’adolescence a commencé, ilsont arrêté d’être sympas avec moi. Ils voulaientme faire peur. Ce n’étaient plus des fantômesamis. Heuresement, Julia était là avec moi pourme rassurer, mais ils on décidé de lui faire dumal aussi, car ils savaient que je l’aimais. Elle estdevenue la seule personne avec qui je pouvaisparler. Nous partagions le rythme de nos batte-ments de cœurs en se serrant dans nos bras. Jeme cachais d’eux en enfouissant ma tête dans sarobe blanche tâchée de mes larmes.

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Le manoir est une immense bâtisse en boisabîmé. Des cicatrices laissent aperçevoir lesgrondements froids d’une lumière bleutée, quirésonnent dans la nuit comme de l’air glacé.Des boursouflures gémissent des souvenirs som-bres et sanglants, et me font grincer des dents.Le manoir semble se courber de haut en bas,et le dernier étage à l’air gonflé. Les moucheset autres insectes volants affluent. Quelquesfleurs de poussières se dressent en trajectoiresbossues. Sur le perron, la tête d’une poupée defillette abrite un nid de frelons. Moi aussi, j’ai lacervelle qui bourdonne.

Enfin, la porte s’ouvre sur une jeune filleblonde de moins de dix ans. « Vous êtes Bar-bara et Julia? Je vous attendais. Entrez. » Jesuis un peu surprise d’être acceuillie de la sorte.Une odeur de renfermé et de térébenthine vieil-lie se dilue dans l’air humide. La fille sembleêtre issue d’un compte de Perrault, une Gretel

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devenue anorexique après avoir épuisé toutesles réserves de bonbons de la sorcière. Elle neporte qu’une culotte, je referme donc la portepour pas qu’elle attrape froid. L’intérieur de lamaison est tout autant affecté par la dysmorphie.La lumière révèle à chaque oscillation des tâchessur les murs turgescents. Le carrelage en damierdu sol est brisé par endroits.

« Mon nom est Caroline. Je m’excuse de lapart de ma maman, elle est souffrante et ne peuxvous acceuillir.

- J’éspère qu’elle se remettra vite, petite, je luiréponds. Si ce n’est pas indiscret, de quel malest-elle atteinte?

- Ça vient par vagues. Des fois, elle a riendu tout, et d’autre fois elle hurle à s’en arracherles cheveux. Je vous prépare du thé, vous devezavoir froid. Le docteur a dit que c’était desmigraines, qu’on pouvait rien y faire parce queles médicaments sont trop chers à cause de la

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guerre. »Caroline nous propose de s’installer dans le

salon. Barbara inspecte déjà la maison en cares-sant les murs. On se pose sur un canapé malrapiécé et elle me souffle dans l’oreille: « Tules entends? Ils sont là. . . » La pluie a com-mencé à tomber. Je surprends le regard de lapetite sur moi: « Ton amie, elle fait quoi? » Jen’avais pas remarqué qu’elle s’était assise à côtéde moi. Dans un soubresaut de lucidité, je merelève, mais la pièce ne semble pas approuvermon mouvement. Barbara qui rampe sur le sol.Toute la maison s’anime, se contracte et se dilatecomme de l’eau qui bout. Puis un violon detorture qui joue son numéro bucolique, ou peutêtre le bébé qui chiale, encore.

Une silouhette se rapproche de moi. Je lasens et Barbara aussi. Les murs ont disparusmaintenant, vaporisés, et autour de nous, c’estun horizon d’ombre infini qui s’étire. Seule

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la malingre lumière subreptice nous assure uneplanque. Mais je sens qu’elle faiblit, qu’elle perddu terrain, alors que la silouhette se rapproche.

« SILENCE! Qu’est-ce que vous faites içi?SILENCE! »

La petite se met à chialer. Je la prends dansmes bras pour la rassurer et tourne la clé d’uneboîte à musique, dans l’espoir que la berceuse laconsole. Il y a pas grand chose que je puisse fairemaintenant, il va falloir compter sur Barbara.

« J’AI DIT SILENCE! PETIT INGRAT! »La silouhette se dévoile. Il viole notre pacte

luminique. Il avance en boîtant et nous révèleses attraits. Il avance et l’obscurité glisse versnous lentement, délicatement, comme une tâchede sang qui grandit sur un vêtement. Ses yeuxvomissent une lumière grise incolore qui révèlesa face jaunâtre boursouflée. Et un souriregrinçant, des dents en putréfaction divine. Ilme regarde, en fronçant les sourcils de colère.

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Je sens la noirceur me pénétrer. La vie me quit-ter. La lumière s’assombrir. La petite réussit àarticuler deux syllabes dans son chagrin: « Pa. . .Pa. . . »

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