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    DU MYSTICISME AU XVIIIe SIECLE

    ESSAI

    SUR

    LA VIE ET LA DOCTRINE

    DE

    SAINT-MARTIN

    LE PHILOSOPHE INCONNU

    PAR

    E. CAROProfesseur agrg de philosophie au Lyce de Rennes.

    PARIS

    LIBRAIRIE de L. HACHETTE

    Rue Pierre-Sarrazin, 12.

    1852

    A Messieurs

    JULES SIMON ET MILE SAISSET

    mes matres et mes Amis.

    E. CARO.

    Juillet1852

    Rennes, imprimerie de A. Marteville et Lefas.

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    Sommaire

    Prambule ...............................................................................3Premire partie ........................................................................ 9

    Chapitre I poque de Saint-Martin De lilluminisme au XVIIIesicle ....................................................................... 9

    Chapitre II tude sur la vie et le caractre de Saint-Martin ......31 I. ................................................................................ 32 II ................................................................................ 47

    Chapitre III Les crits de Saint-Martin ..................................74UVRES PUBLIES: ......................................................... 87UVRES APOCRYPHES. .................................................... 91UVRES INDITES. ......................................................... 91

    Seconde partie ....................................................................... 93Chapitre I Du mysticisme en gnral Caractres particuliers

    du mysticisme de Saint-Martin....................................93Chapitre II Mthode de Saint-Martin Sa doctrinepsychologique ........................................................116

    I. Mthode de Saint-Martin. ...........................................119 II. Polmique de Saint-Martin avec Garat.........................125 III. Doctrine psychologique de Saint-Martin......................136

    Chapitre III - Thologie Ides de Saint-Martin sur Dieu, lemonde divin, le dmon, lextase et la thurgie ............164

    Chapitre IV - Origine et destination de la nature Essence de lamatire Rdemption de la nature par lhomme Symbolisme et thorie des nombres ..........................198

    I. Ides de Saint-Martin sur la Nature..............................199 II. Symbolisme et thorie des nombres. ..........................219

    Chapitre V. Applications du systme : morale et politique,quitisme et thocratie ............................................237 I. Morale de Saint-Martin Thorie de la perfection et dubonheur Extase et quitisme .........................................237 II. Ides politiques et sociales Thocratie M. de Maistre etSaint-Martin ...................................................................256

    Chapitre VI Rsum Des systmes qui ont le plus de rapportsavec la doctrine de Saint-Martin Conclusion sur lemysticisme ............................................................284

    TABLE DES MATIRES.........................................................306Index...................................................................................308Index des noms propres .........................................................310

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    [1]

    Prambule

    Saint-Martin est un auteur plus cit qu'il n'est connu.

    On croit tre quitte son gard quand on l'a jug d'un

    mot : c'tait un illumin. Tout illumin qu'il soit, nous ne

    croyons pas qu'il doive subir sans appel cette sentence du

    ddain ou du sarcasme. Il est digne, par certaines

    qualits minentes, par les dfauts mmes de son esprit,l'excs d'originalit et de hardiesse, que la critique

    srieuse s'arrte ses uvres, sans dfaveur anticipe,

    sans parti pris d'avance de raillerie ni de mpris.

    Il ne s'agit pas ici, on le sent bien, d'une apologie

    impossible. En fait de systme, toute rhabilitation est

    plus ou moins un dfi au sens commun, et la philosophie

    n'est pas faite pour les jeux d'esprit. Une science plus

    ingnieuse que saine peut bien de temps autre, par un

    jeu habilement engag et soutenu, dfendre je ne sais

    quelle gageure contre la raison universelle qui a

    condamn un livre, et rendre quelque apparence de vie

    une doctrine qui a vcu.

    [2] Ce sont l de belles passes d'armes littraires, et

    l'exploit peut tre brillant, la gageure gagne force

    d'industrie et d'esprit. Qu'en reste-t-il ? Une injustice de

    moins ? rarement ; un paradoxe de plus ? presque

    toujours. Le systme thosophique de Saint-Martin a

    succomb dans la lutte des ides, et nous serons les

    premiers dmontrer que cette chute tait invitable ;

    mais il n'est pas tomb sans de nobles efforts. Qu'il soitcondamn, c'est justice, mais non l'oubli. Saint-Martin

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    doit avoir son rang, un rang coup sr des plus

    honorables, dans l'histoire des mystiques.

    De grands crivains paraissent avoir pens ainsi. Il ne

    semble pas qu'il soit hors de propos d'invoquer icil'autorit de quelques noms clbres qui puissent nous

    servir de tmoins dans ce procs en rvision, engag, non

    pour absoudre Saint-Martin, mais pour le relever d'un

    discrdit injuste. Nous sentons qu'aux yeux de plusieurs

    personnes nous avons nous justifier de la singularit de

    ce sujet d'tude. Avant d'en appeler aux uvres mmes

    de Saint-Martin, qu'il nous soit permis d'en appeler quelques tmoignages qui ne seront pas suspects,

    puisque nous rencontrerons, unanimes dans la faveur de

    leurs jugements, des esprits trs divers et trs opposs.

    Ses contemporains les plus illustres ont tenu en

    notable estime l'homme et le penseur. M. de Maistre a

    consacr le dernier chapitre des Soires la rfutation

    des illumins : Saint-Martin en emporte sa part, mais non

    sans de grands loges. M. de Maistre, qui [3] connaissait

    de prs ses uvres, le proclame le plus instruit, le plus

    sage, le plus lgant des thosophes; et cette

    apprciation si favorable n'est que justice : plus de

    svrit et t une sorte d'ingratitude. Nous verrons,

    dans la suite de cet essai, quel parti M. de Maistre a sutirer de l'tude qu'il a faite de Saint-Martin, et comment le

    clbre crivain a mis en circulation plus d'une ide

    originale et hardie, lgitime proprit du Philosophe

    inconnu, mais en frappant ces ides l'empreinte d'un

    talent plus fort, et les marquant pour la postrit d'une

    prcision suprieure.

    Mme de Stal fait de frquentes mentions de Saint-

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    Martin dans son livre de l'Allemagne ; elle l'honore d'un

    de ces jugements courts, mais significatifs, qui sont eux

    seuls toute une gloire ; M. de Saint-Martin, dit-elle, a

    des lueurs sublimes . M. Joubert, cette meplatonicienne, gotait les hautes aspirations du

    thosophe, et il exprime sa sympathie d'une manire vive

    et pittoresque, en disant que Saint-Martin a la tte dans

    le ciel. Il est vrai qu'il ajoute que ce ciel est quelque peu

    nbuleux. M. de Chateaubriand lui rend quelques

    honneurs dans ses Mmoires.

    La critique du dix-neuvime sicle n'a pas non plus,dans ses reprsentants les plus autoriss, mconnu

    l'originalit de Saint-Martin, et l'lvation de sa pense.

    M. Cousin, l'loquent historien des ides, et M. Sainte-

    Beuve, ce critique si pntrant, ont donn tous deux droit

    de cit au thosophe dans l'histoire de la philosophie

    nationale.

    [4] M Cousin, dans la revue des systmes

    philosophiques au dix-huitime sicle, quil dfinit avec

    une prcision lumineuse en quelques traits de sa plume

    nergique et lgante, marque Saint-Martin une place

    d'honneur dans le groupe des mystiques franais : Il est

    juste, dit-il, de reconnatre que jamais le mysticisme n'a

    eu en France un reprsentant plus complet, un interprte plus profond et plus loquent, et qui ait exerc plus

    d'influence que Saint-Martin . On sait d'ailleurs quel juge

    est M. Cousin en pareille matire. Personne n'a pntr

    avec plus de grce et plus de force que lui dans le secret

    de la pense mystique.

    Recueillons enfin le tmoignage si prcieux de M.

    Sainte-Beuve, dont la curiosit savante, et toujours en

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    veil, n'est reste trangre aucune particularit de

    notre littrature, ni un seul dtail de murs de la

    socit franaise au dix-huitime sicle. On devine

    aisment que, sduit par la singularit brillante desthories de Saint-Martin, il a fait srieuse connaissance,

    presque amiti, avec le bon thosophe. Il le traite avec

    une indulgence marque; il semble mme rechercher

    l'occasion de revenir sur sa personne ou ses crits, et

    dans ses parallles trs intressants de Saint-Martin avec

    M. de Maistre et Bernardin de Saint-Pierre, le critique

    affectueux dveloppe quelques ides d'une piquante justesse sur la manire hardie dont l'illumin jugeait la

    rvolution et considrait la nature.

    Nous ne parlerons ni des suffrages du roman qui, [5]

    dans quelques uvres aventureuses, s'est servi plus

    d'une fois du nom de Saint-Martin, ni des enthousiasmes

    sincres que le thosophe a rencontrs au-del du Rhin.

    Nous tenons les sympathies germaniques pour suspectes

    en pareille matire. L'idalisme allemand s'est reconnu

    dans plus d'une page de Saint-Martin, et cette

    prdilection est encore du patriotisme.

    Nous comprenons cette faveur de quelques nobles

    esprits pour Saint-Martin : sa vie porte au plus haut degr

    le caractre qui manque le plus aux existences variableset troubles de notre poque, l'unit. Une seule ide dans

    son intelligence, Dieu ; un seul dsir dans son cur, Dieu

    encore ; un acte permanent de prire, ce fut l tout Saint-

    Martin. Qu'il se soit tromp sur des questions

    fondamentales, nous serons les premiers le reconnatre,

    dmontrer ses erreurs, relever ses contradictions ;

    mais son erreur fut sincre : c'tait pour lui un autremoyen de trouver Dieu sa manire, et comme une

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    forme nouvelle de son adoration.

    Svres pour le systme, nous le montrerons assez,

    nous serons indulgents pour l'homme qui fut bon et

    simple. Ce sont aprs tout de nobles mes que celles qui,lasses de l'analyse et du doute, se rfugient dans l'extase,

    et vont ainsi chercher le suicide de la raison, non dans

    l'orgie des sens, mais dans l'ivresse du sentiment.

    [6] Un mot sur les travaux spciaux dont Saint-Martin

    a t l'objet. Le nombre en est trs restreint. En 1831, M.

    Guttinguer a publi un petit recueil de penses choisies

    dans les uvres de Saint-Martin, et particulirement dans

    l'Homme de Dsir. Mais il s'est appliqu, dans le choix

    qu'il a fait des morceaux, et dans la courte prface qu'on

    lit en tte de l'opuscule, mettre en lumire le tour

    religieux et chrtien de la pense de Saint-Martin, plutt

    que le caractre philosophique de sa doctrine, le plus

    original coup sr et le plus curieux. Saint-Martin, dans

    ce petit livre, fait la figure d'un mystique trs orthodoxe,

    ce qui est loin de la vrit. Il n'y a, pour s'en assurer,

    qu' mettre en regard de cet opuscule les articles

    distingus publis par M. Moreau, d'abord dans une

    Revue, puis runis en volume. L'auteur s'y proccupe

    peu prs exclusivement de la question thologique. Il juge

    dans Saint-Martin moins le philosophe que l'hrtique ; ce point que son livre semble tre le commentaire habile

    de la critique esquisse grands traits par M. de Maistre,

    dans les dernires pages des Soires. Cette question a

    son intrt, sans doute, mais elle ne dispense pas d'une

    exposition gnrale de la doctrine, ni d'une critique

    philosophique.

    Nous citerons encore un article publi par M. Stourm,

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    qui juge un peu trop Saint-Martin au point de vue des

    proccupations contemporaines, cherchant le ct

    pratique d'un systme qui parait peu susceptible

    d'applications ; et, enfin, le rsum substantiel que [7] M.Bouchitt a donn de la doctrine du Philosophe inconnu,

    dans le Dictionnaire des sciences philosophiques.

    Qu'il nous soit permis de consigner ici l'expression de

    nos sincres remerciements pour le concours si

    bienveillant et si empress que nous n'avons cess de

    trouver auprs de MM. Tournyer, Huret, E. Stourm, dans

    les recherches difficiles que nous avons eu faire surcette matire trs obscure et peu explore.

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    [9]

    Premire partie

    Chapitre I poque de Saint-Martin Delilluminisme au XVIIIe sicle

    La superstition est la dernire foi des sicles

    incrdules. Les ges du doute sont aussi ceux du

    mysticisme. Tout branlement dans les convictions

    religieuses ou philosophiques a pour raction ncessairel'excessif engouement pour ces folles doctrines

    qu'engendrent l'imagination exalte et le sentiment sans

    rgle. Il semble, par une loi fatale, que l'homme ne puisse

    secouer le joug des croyances que pour retomber sous

    celui des illusions.

    On a dcrit souvent avec loquence l'tat des mes

    au moment o parut dans le monde le mysticisme

    alexandrin. Le dogmatisme des grandes coles de la

    Grce tait tomb sous la critique subtile de Carnade.

    nsidme avait port le dernier coup la philosophie,

    en infirmant la raison dans ses principes les plus

    incontestables, et renversant la thorie de la

    dmonstration. La foi religieuse tait morte ; les coles

    taient dsertes, les autels mpriss. [10] Ou le

    scepticisme, ou un appel suprme des facults

    inconnues, il fallait choisir. Si l'on voulait chapper au

    doute, il fallait renouveler la philosophie par

    l'enthousiasme. Ce fut l'uvre de Plotin. De l'excs du

    scepticisme naquit un dogmatisme intemprant.

    La mme cause amena, au dix-huitime sicle, deseffets semblables. On vit, encore une fois, l'esprit humain

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    l'clairer.

    Entre la religion discrdite et la socit sceptique, se

    place, au dix-huitime sicle, une foule innombrable de

    sectes d'illumins. Ce nom devient populaire alors : onn'en retrouve que peu de traces dans les ges antrieurs.

    On attachait, en gnral, ce mot d'illuminisme, l'ide

    d'une inspiration immdiate, d'une communication directe

    avec les tres purement intellectuels, et d'une association

    mystrieuse dans un but quelconque. L'association

    secrte et l'inspiration, c'est l le double caractre qui

    peut nous servir dfinir presque toutes les sectesd'illumins, si multiplies au dix-huitime sicle.

    En Angleterre, peu de traces d'association, mais un

    mysticisme presque populaire ; une vogue immense

    acquise au clbre ministre anglican, William Law, qui

    vulgarise par une version anglaise les ides de Boehm, et

    dont les ouvrages personnels, empreints d'un asctisme

    trs prononc, avaient un attrait tout particulier pour les

    mes mystiques, comme on peut le voir par la

    correspondance de Saint-Martin et de Kirchberger, o le

    nom de l'crivain et l'loge de ses uvres reviennent

    chaque instant. Nous citerons surtout deux livres, l'un,

    l' Appel srieux la vie dvote; l'autre, l'Esprit de la

    Prire.Il semble aussi qu'on se soit beaucoup proccup

    cette poque, en Angleterre, de ce singulier phnomne,

    vulgaire parmi les paysans de la principaut de Galles et

    [12] ceux d'Ecosse, et si comme sous le nom de second

    sight, seconde vue, cette anticipation merveilleuse de

    l'esprit sur les sens ou sur l'avenir : phnomne bizarre

    qui, en certaines circonstances bien constates, s'explique

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    par d'tranges rencontres, jeux du hasard, ou par la

    merveilleuse agilit de la pense, mais qui d'ordinaire

    rpugne la science srieuse, et ne s'accommode gure

    qu'aux spculations du charlatanisme ou aux libresfantaisies du roman. On sait quel parti Walter Scott, ce

    merveilleux conteur, a su tirer de ce prjug populaire, et

    comment ses intrigues sont souvent noues et dnoues

    avec un art simple et charmant, laide de l'lment

    fantastique qui prsente toujours un attrait passionn la

    crdulit des enfants, lesprit si curieux d'motion des

    femmes, et aux imaginations vives.Dans le voyage que fit Saint-Martin en Angleterre,

    vers lanne 1787, on s'empressa de le conduire prs d'un

    vieillard nomm Best, qui avait la proprit de citer

    chacun, trs propos, des passages de l'criture, sans

    qu'il vous et jamais connu. En voyant Saint-Martin, il

    s'cria : Il a jet le monde derrire lui . Ce qui fit

    grand plaisir l'illumin, dont la prtention constante

    tait de n'tre pas de ce monde1.

    Ainsi, dans ce mme pays, que l'on croirait alors

    entirement livr aux influences de l'cole de Locke et

    aux chos de la France incrdule, entre le monde des

    universits, qui inclinait ouvertement au sensualisme, et

    les hautes rgions sociales domines par le sarcasmeirrligieux de Bolingbroke et des libres penseurs (free

    thinkers), [13] nous voyons subsister une tendance

    marque vers ce mysticisme de l'imagination, qui n'est

    qu'une spiritualit exagre. Ce spectacle est partout le

    mme cette poque dans l'Europe philosophique : des

    bords de la Tamise aux bords du Rhin, c'est une

    1uvres posthumes, t. I, p. 8. [Mon Portrait, n 59].

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    conspiration clandestine de l'illusion et de l'enthousiasme

    contre la souverainet officielle de l'ironie et du doute.

    En Sude, le fameux Swedenborg faisait secte et

    runissait autour de lui un grand nombre d'initis. Sonautorit tait inoue, l'audace de ses rves illimite. Il

    publiait dans ce sicle, qui tait celui de Voltaire, ses

    ides tranges et ses visions fantastiques sur le Ciel et

    l'Enfer, d'aprs ce qu'il avait vu et entendu , et son

    curieux roman astronomique sur les Terres de l'Univers,

    o il racontait son voyage dans les plantes et sa

    conversation avec les esprits. Plusieurs coles de thurgiese fondrent aprs sa mort, selon les principes et les rites

    mystrieux qu'il avait consacrs par tant de merveilles.

    Sa secte rayonnait trs loin, dans le Nord surtout, en

    Danemarck, en Allemagne. Nous retrouvons, dans la

    correspondance thosophique de Kirchberger, le rcit trs

    circonstanci et trs curieux d'un voyage que fit Lavater

    Copenhague, o il fut initi aux mystres d'une loge trs

    probablement fonde sur les principes de Swedenborg, et

    o il assista, spectateur crdule, des scnes de

    thaumaturgie, des rvlations de voix surnaturelles,

    des apparitions de figures qui n'avaient rien d'humain. Au

    seuil du cnacle, il fallait abdiquer son bon sens. L'cole

    du Nord, comme l'appelle Kirchberger, subsista

    longtemps, et il est supposer que l'imagination mystique

    de Mme de Krdner a pu ds l'enfance s'y nourrir

    d'illusions et de prodiges.

    L'Allemagne est comme le sol natal et la patrie natu-

    [14] relle de l'illuminisme. Eckart, Tauler, Ruysbrock,

    Paracelse, au moyen ge ; la socit si longtemps

    persistante des Rose-Croix, toutes ces doctrines et toutesces sectes, symptmes d'un illuminisme pour ainsi dire

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    perptuel sur cette terre classique du rve, tout nous

    porte croire que, dans ce courant d'ides mystiques qui

    entranent une notable partie du dix-huitime sicle,

    l'Allemagne ne devait pas rester en arrire. L'uvre deBoehm avait port ses fruits, et le dix-septime sicle

    avait lgu la gnration suivante l'hritage de cette

    thosophie, produit d'un orgueil monstrueux et d'une

    extraordinaire candeur. Boehm avait donc gard, aprs

    un sicle, son empire intact sur les mes mystiques,

    surtout dans l'Allemagne mridionale, dans la Bavire,

    dans le Tyrol, o l'on a toujours remarqu chez le peupleun got passionn pour le surnaturel.

    Le cordonnier de Gorlitz avait l une cole dvoue ;

    il se survivait dans des disciples plus instruits et plus

    loquents que le matre. Citons d'abord M.

    d'Eckartshausen, conseiller Munich, auteur d'un

    opuscule, la Nue sur le Sanctuaire, et d'un grand

    ouvrage sur la philosophie des Nombres. M.

    d'Eckartshausen entretenait un commerce actif d'amiti

    mystique avec Kirchberger, le correspondant de Saint-

    Martin, qui se trouvait ainsi, du fond de la petite

    rpublique de Berne, comme l'intermdiaire naturel entre

    les mystiques d'Allemagne et ceux de France. Il faut

    marquer aussi dans ce tableau sommaire la place du

    clbre Franz Baader, auteur de commentaires

    considrables sur les doctrines de Boehm et de Saint-

    Martin, et qui semble plac sur la limite des deux sicles,

    comme pour transmettre au sicle nouveau le dpt

    intact de la thosophie.

    N'oublions pas que ce fut aussi en Allemagne, au

    centre [15] de l'Allemagne philosophique, Berlin, que lafameuse secte d'Avignon prit naissance. Le bibliothcaire

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    libres penseurs qui semblaient avoir pris cur d'lever

    glise contre glise, et d'accomplir dans la religieuse

    Allemagne l'uvre de destruction que les encyclopdistes

    avaient faite en France. Ils comprirent merveille quellepuissance rsidait dans l'association et le mystre, et,

    adversaires dclars du mysticisme, ils lui empruntrent

    le secret de sa victorieuse propagande. Ils s'affilirent

    entre eux, et l'Allemagne entire parut bientt comme

    enveloppe dans cet immense rseau de l'incrdulit

    organise en socit secrte.

    Le fameux libraire de Berlin Nicola tait le chef de laligue. Du fond du cabinet o se rdigeait la Bibliothque

    germanique, il dominait tous les journaux et tous les

    crivains, qu'intimidaient son immense influence et sa

    verve satirique. La littrature et la critique taient lui

    par la Gazette littraire d'Ina, par leJournal de Berlin et

    par le Musum allemand. Nicola frappait de son sarcasme

    inexorable tout ce qui, de prs ou de loin, offrait l'ombre

    d'un mystre philosophique ou religieux ; et Kant, accus

    lui-mme, dut tre fort surpris de voir traiter un jour sa

    doctrine de superstitieuse. C'tait vraiment pousser un

    peu loin l'horreur du mysticisme.

    Ce que Nicola avait fait en Prusse, le clbre

    Weishaupt, professeur de droit canon Ingolstadt, essayade le faire en Bavire, mais en constituant sa secte sur

    des bases plus secrtes encore, et marquant son uvre

    un but plus pratique. Les Nicolates ne portaient leurs

    coups qu' la superstition, et l'on sait ce qu'ils

    entendaient par l. La secte de Weishaupt avait une

    porte plus politique : [17] il s'agissait pour elle de

    dtruire les gouvernements. Cette socit prit le nom deL'Ordre des Illumins. On les appelait aussi les Invisibles,

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    cause du mystre de leurs oprations. Leurs principes

    taient ceux d'une sorte d'illuminisme humanitaire, qui

    n'tait pas sans quelque analogie avec ce qu'on appelle

    de nos jours le socialisme. Du reste, ils joignaient l'action la thorie, toujours prts mettre leur dogme en

    pratique. Leur organisation, trs savante et trs

    dtaille ; leur division en castes, celle des illumins

    majeurs et des illumins mineurs ; leurs principes

    d'autorit souveraine en haut et d'obissance absolue en

    bas, tout faisait de la secte une sorte de gouvernement

    occulte, trs redoutable pour le gouvernement officiel. Lalutte s'engagea bientt. Les illumins furent dissous,

    perscuts, chasss de la Bavire en 1781 ; mais leur

    pense subsista, et l'cole rvolutionnaire de l'Allemagne

    semble en avoir recueilli l'hrdit mystrieuse.

    Ces illumins ou illuminants n'avaient donc que le

    nom et la pratique de l'association qui leur fussent

    communs avec les sectes mystiques. Mais ils eurent sur le

    dveloppement du mysticisme une influence considrable,

    par contrecoup. L'Allemagne, d'abord intimide par les

    excs du parti des lumires, vit natre et se former une

    sainte ligue des dfenseurs du Christianisme violemment

    menac. Il y avait sans doute de grandes diffrences dans

    la manire dont ces nouveaux combattants entendaient le

    mot d'ordre : pour les uns, c'tait un Christianisme

    potique et rveur ; pour les autres, un Christianisme

    philosophique. Pour les uns, la foi qu'ils proclamaient tait

    toute de sentiment et d'instinct ; pour d'autres, c'tait un

    dogme raisonn. Mais potes ou philosophes, rveurs ou

    savants, ils admettaient le principe religieux, et cela seul

    [18] faisait leur unit contre les Nicolates, qui lerpudiaient ouvertement. On se rassura peu peu, on se

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    compta, et la ligue de la foi, puissamment organise

    son tour, put combattre armes presque gales la ligue

    de lincrdulit. Hamann, Herder, le pote de lhistoire,

    Jacobi, le philosophe du sentiment, protestaient au nomde la philosophie et de lhistoire contre les conclusions

    dune science ngative. Ce fut de ce courant dides

    mystiques que devaient sortir Clment Brentano, ce

    demi-fou et ce demi-pote, et Hoffmann reprsente avec

    une navet presque sublime le mysticisme populaire, les

    terreurs vagues de limagination, leffroi des

    pressentiments sinistres, cette superstition du cur, etlinstinct de la fatalit.

    La ligne de l'illuminisme chrtien avait son point

    dappui Zurich. Lavater en tait le chef avou et public.

    Certes, on ne pouvait dsirer au reprsentant le plus

    autoris de la ligue nouvelle, ni des vertus plus douces, ni

    un caractre plus aimable, ni une loquence plus

    naturellement sympathique. Malheureusement, au lieu de

    se tenir la simple vrit religieuse, la lettre de

    l'vangile, Lavater glissa bientt sur la pente dangereuse

    du mysticisme ; et de la thosophie la thurgie, il n'a

    quun pas. Ce pas fut bientt franchi. Lavater en vint

    mme, au dclin de sa vie, croire quil pouvait, par la

    force de sa prire, s'identifier avec le Christ. Tous les

    adeptes des sciences occultes l'enivraient de leurs

    hommages, et l'cole de Zurich devenait insensiblement

    une cole de thaumaturges.

    Le pre Gasner, Cagliostro, Mesmer abritaient leurs

    prodiges ou leurs jongleries sous le nom vnr du

    matre. [19] Cette alliance prilleuse compromettait la

    cause sainte laquelle Lavater avait consacr toute lapuissance de son talent si persuasif, et limmense

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    popularit qui lui avait value son ingnieux systme sur

    lart de connatre les hommes.

    La Suisse semblait alors livre au mysticisme :

    Zurich, Lavater et ses disciples ; Genve, Dutoit et sesadeptes ; Berne Kirchberger, membre du conseil

    souverain de la rpublique, et thosophe trs ardent.

    Esprit clair, cur honnte, imagination prise du

    surnaturel, Kirchberger, dont la jeunesse avait t

    honore par lamiti de Rousseau, n'pargnait ni son

    temps, ni sa fortune pour lavancement de luvre. Sa

    correspondance avec Saint-Martin, dont il se dclarait lefervent disciple, nous a t conserve par la pit des

    adeptes, et nous offre un trs vif intrt, en nous

    permettant de suivre pendant sept annes lhistoire

    intime de ces deux mystiques, et dpier ainsi la pense

    secrte de la thosophie dans toute son ingniosit.

    Kirchberger inclinant toujours par la pente naturelle de

    son esprit vers le merveilleux externe ; Saint-Martin le

    retenant sur la pente et le rappelant laustre doctrine

    des voies intrieures. Un intrt nouveau semble sajouter

    cette correspondance, quand on note la date. Cest

    durant les plus terribles annes de lpoque

    rvolutionnaire, de 1792 1799, que ces deux mes

    calmes, ces deux vrais sages, dgags du monde, et

    comme retirs dans la paix intrieure, loin du tumulte des

    ides nouvelles et des sanglantes batailles dont le monde

    entier retentit encore, sentretenaient des mystres du

    ciel, des enseignements secrets de la parole divine et des

    sublimes esprances de lhomme rgnr. Noble

    exemple de fermet dme. On peut sourire de [20] ce

    mysticisme naf qui dbat le grand uvre au milieu decette crise d'o allait sortir avec un autre sicle un monde

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    nouveau ; mais, malgr tout, on admire, on est mu.

    Ainsi, en Suisse comme en Allemagne, nous trouvons

    au dix-huitime sicle une grande effervescence d'ides

    mystiques. Mais qu'est-ce que cela auprs du spectacleque nous offre la mme poque la France ? Il semble

    que la France soit alors le rendez-vous gnral de tous les

    mystiques, et qu'il y ait partout comme une mulation

    d'illusion, de duperie et d'aveuglement. Jamais, et nulle

    part, les jongleries ne russirent mieux qu' Paris, cette

    poque ; jamais, et nulle part, un entranement plus

    incroyable, un plus violent vertige, une fascination pluscomplte.

    Paris incrdule, Paris sceptique, avait assist avec

    une avide curiosit dans la premire moiti du sicle aux

    spectacles hideux du cimetire Saint-Mdard. L'uvre des

    convulsions se propageait comme une pidmie, et ce

    scandale, qui aurait d n'tre qu'une affaire de police,

    tait devenu presque une affaire d'tat et d'glise sous le

    rgne de Louis XV. C'tait piti de voir tomber le

    jansnisme si bas, jusqu' cet incroyable charlatanisme

    des miracles en plein vent, et de ces convulsions

    pouvantables, o l'pilepsie avait certes une part plus

    grande que la dvotion. Les bguins commenaient

    paratre dans le midi de la France, comme pour faire suiteaux camisards des Cvennes, et le prophte Elie tait

    attendu dans plusieurs sectes voues des dvotions

    tranges et des crmonies nocturnes qui rappelaient

    assez bien l'image du sabbat et les terribles lgendes du

    moyen ge. Avignon s'tonnait de recevoir ces htes

    inattendus que l'ordre du Ciel leur envoyait, l'abb

    Pernetty, Grabianka, ces chercheurs [21] intrpides dugrand uvre. Un besoin fivreux dmotions, dans ce

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    sicle frivole et blas, prparait partout un facile accs

    ces dlires et ces folies.

    Plus secrte dans son but comme dans ses moyens,

    la franc-maonnerie continuait partout son active etsourde propagande, minant le sol sur lequel s'appuyait

    lEglise, en attaquant le dogme, et les bases sur lesquelles

    reposaient les trnes, en prconisant l'galit. Elle

    tablissait des loges dans toutes les grandes villes de

    France, et dominait par une sorte d'pouvante l'opinion

    publique, qui s'effraie toujours des sectes mystrieuses et

    des institutions qui gardent leur secret. Elle frappait lesimaginations par l'appareil fantastique des preuves

    rserves aux initis, et dont on racontait avidement les

    terreurs, et l'on apprenait avec un tonnement

    respectueux que des rois comme Frdric II de Prusse,

    que des princes comme le duc d'Orlans s'taient fait l'un

    et l'autre initier, l'un croyant peut-tre qu'il dsarmerait

    plus aisment la secte en y entrant lui-mme ; l'autre

    cherchant sans doute dans son initiation un moyen

    infaillible de frapper l'opinion, et prtendant ainsi ce rle

    de popularit effrne qui devait aboutir un si tragique

    dnouement. La franc-maonnerie comprenait, d'ailleurs,

    beaucoup de sectes diffrentes, et, comme toutes les

    religions, elle avait ses hrsies : ctait, selon

    l'expression du fameux mathmaticien Lagrange, une

    religion avorte.

    Cependant, les prodiges se multipliaient. On se

    croyait chaque jour la veille de dcouvrir le grand

    uvre. Le miracle se mettait la mode. La philosophie

    avait abus de lanalyse ; le besoin de croire se faisait

    jour de toutes parts avec une vivacit trange etnouvelle. On s'aventurait vers linconnu, lueur errante du

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    sentiment. Limagination [22] en dlire protestait contre

    la philosophie des encyclopdistes. Pour la raison,

    devenue sceptique, rien ne paraissait plus ni impossible ni

    absurde. Le fameux comte de Saint-Germain racontait, la cour de Louis XV, les phases merveilleuses de sa

    mtempsychose sculaire. On faisait de l'or au faubourg

    Saint-Marceau. La cause occulte devenait le but

    mystrieux des mes inquites et des imaginations

    dsuvres. Il ne s'agissait plus que de s'emparer de

    cette cause et de l'appliquer, au gr de sa fantaisie, au

    gouvernement des forces de l'univers. C'tait l leproblme.

    On le crut rsolu quand Mesmer parut. Pour le coup,

    la crdulit fit d'abord la loi la science. La science

    s'tonna, hsita, attendit. Le sarcasme lui-mme, l'esprit

    du sicle fit silence quelque temps autour du baquet de

    Mesmer, prs duquel on disait tout bas que Marie-

    Antoinette tait venue s'asseoir elle-mme, tremblante

    sous son dguisement, en prenant la mystique baguette

    de fer. Ce fut un succs d'enthousiasme. Mesmer avait

    dcouvert l'lment simple, l'agent universel ; en le

    dirigeant, il gurirait tous les maux ; la vie ne finirait

    plus : le grand uvre tait trouv. En vain la mdecine,

    revenue de sa stupeur, condamnait officiellement

    l'audacieux novateur. Mesmer s'entourait de cent lves,

    livrait son secret pour cent mille cus, et un secret si bien

    pay ne pouvait pas avoir tort, en dpit de la Facult.

    Et dj Mesmer tait dpass. On parlait avec

    tonnement des scnes nouvelles dont la terre de

    Busancy tait le thtre ; on disait les` prodiges du

    somnambulisme. M. de Puysgur interrogeait le sommeil,et le sommeil rpondait avec une surprenante lucidit, il

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    consultait l'ignorance, et l'ignorance indiquait les remdes

    en dcrivant [23] les maladies. On allait ainsi

    laventure ; on marchait dans le pays des chimres, sous

    la conduite dun prophte endormi, et le Dieu nouveaurvlait ses oracles sous la forme dun rve, excellente

    garantie.

    La vogue tait partout au magntisme. Les adeptes

    se rpandraient par toute la France, annonant la bonne

    nouvelle et fondant des coles miraculeuses. On ne parlait

    que des merveilles de la volont et de la sympathie, ces

    deux mobiles du nouvel agent. Les socits d'harmonie,comme elles sappelaient alors, se fondaient Bayonne,

    Bordeaux, Lyon, Malte, et jusque dans les colonies,

    jusqu Saint-Domingue. Les femmes surtout taient

    d'ardentes proslytes ; elles firent en perfection la

    propagande de lenthousiasme. On devait s'y attendre,

    puisqu'il y avait dans la doctrine nouvelle du mystre et

    de l'effroi.

    Il fallut, pour faire trve au succs, que Cagliostro

    part. Ctait un inconnu. Qu'importe ? Il faisait des

    miracles. Ses moyens d'existence, son origine, taient

    autant dnigmes ; mais il vivait dans toutes les

    splendeurs dun luxe inou. Il agissait sur les yeux avant

    d'agir sur limagination. Ce luxe, comme il arrive, lacrdulit le payait et sen merveillait. La prestigieuse

    beaut de sa femme, Lorenza Feliciani, aidait au charme.

    Le thaumaturge ne se bornait point la gurison des

    maladies ; il ninvoquait pas seulement l'agent universel :

    il voquait les morts et dictait ses disciples fascins les

    oracles dune religion nouvelle. Il interroge la mort ; il

    devine lavenir. On lui btit des sanctuaires splendides. A

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    Lyon, comme nous lapprend Kirchberger, dans sa

    correspondance, le temple avait cot 130,000 francs,

    somme considrable pour le temps, aux malheureux

    adeptes qui, [24] dans le fol espoir d'y voir desmerveilles,:avaient consacr leur argent cette foi nave

    des nouveaux cultes, ruineux pour les fidles, s'ils sont

    lucratifs pour les prophtes, Mais tout passe, mme les

    faux dieux ; car c'est un caractre de ce sicle que

    l'engouement ne durait gure, et que, comme il tait

    venu sans motif, il s'en allait de mme. Le sarcasme

    brisait vite les idoles de la crdulit. Il y avait del'enthousiasme d'abord, de l'indiffrence bientt, et, pour

    finir, de l'ironie, L'uvre des convulsions, Cagliostro,

    Mesmer, tombrent par la mme cause qui les avait

    levs, le got excessif des nouveauts. Quand la

    merveille n'tait plus nouvelle, on la raillait, et l'on passait

    une autre, comme un enfant qui, riche d'un jouet

    nouveau, brise celui de la veille. Les vieillards sont

    comme les enfants : il fallait tout prix amuser cette

    socit vieillie.

    Loin du bruit qui se faisait autour des coles de

    thaumaturges, quelques sectes mystiques se

    propageaient dans l'ombre et le silence. La thosophie,

    cette religion du sens individuel, cette philosophie de

    l'inspiration, attirait elle, dans la vaste ruine des

    croyances, des mes srieuses et contemplatives. Boehm

    commenait tre connu en France par quelques

    traductions dues l'migration calviniste. Il y a une

    affinit naturelle entre la doctrine protestante, qui

    prconise la libert du sens individuel dans l'interprtation

    des saints livres, et la thosophie, qui nie l'autorit del'Eglise au profit de l'inspiration de chacun. Un protestant

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    nomm Poiret avait ajout aux traductions du tnbreux

    mystique des commentaires aussi tnbreux que la

    doctrine elle-mme, et qui ont tous les caractres du

    genre.Un autre illumin, Muralt, se fait quelques partisans,

    [25] vers le milieu du sicle avec son livre sur l'Institut

    divin et ses Lettres fanatiques. Il y prtend qu'une

    nouvelle re est proche, o le Christ va faire un second

    avnement sur la terre, pour accomplir une rgnration

    complte, en fondant une autre religion. Il faut se

    prparer au grand uvre, mais pour cela, il faut laisser lles moyens ordinaires, le savoir, la discussion, le

    raisonnement. Ce sont autant d'armes trempes dans la

    malice diabolique, et qui tuent ceux qui les emploient.

    Pour trouver la vrit, il faut rentrer en soi et prter

    attention la voix intrieure. L'instinct divin, voil le

    mystrieux organe qui nous met en communication

    directe avec Dieu, dans le sanctuaire de l'me recueillie.

    Muralt semble tre le prcurseur des Martinistes. Enfin le

    quitisme condamn, mais non ananti, continuait

    rallier quelques mes ardentes et quelques pits

    sensuelles. Mme Guyon avait encore de fervents disciples,

    et Saint-Martin, dans sa correspondance, nous ouvre

    l'intrieur d'une maison mystique, o l'on se nourrissait

    exclusivement de cette dvotion malsaine.

    C'est dans la seconde moiti du dix-huitime sicle,

    vers 1768, que nous voyons apparatre Paris la secte

    des Martinistes. Une confusion trs naturelle de nom et

    dorigine a fait attribuer souvent Saint-Martin la

    fondation de cette cole. Il suffit d'tre au courant des

    ides du Philosophe inconnu pour s'apercevoir de l'erreur.Il y a eu deux coles successives et distinctes de

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    Martinistes : la premire en date tait spcialement voue

    aux uvres violentes de la thurgie ; elle se mettait en

    communication avec les esprits. Saint-Martin tait le fils

    de cette cole thurgique, mais fils dissident ; il dclaraithautement sa prfrence pour les voies intimes et

    secrtes. Aux pratiques [26] miraculeuses, il prfrait le

    mysticisme de lextase. Le vritable fondateur et le chef

    de la secte des Martinistes, cest le matre de Saint-

    Martin, un juif portugais, savant dans la Kabbale, et

    ramen, dit-on, par la Kabbale au Christianisme. Martinez

    Pasqualis. Les documents les plus authentiques que nousayons pu consulter sur cet trange docteur en thurgie

    sont les crits mmes de Saint-Martin et sa

    correspondance. Le peu que nous savons ainsi de sa

    doctrine nous semble tre un mlange assez confus o le

    Gnosticisme, la Kabbale et le Christianisme entrent

    doses gales. Martinez prtendait avoir reu sa doctrine

    par tradition ; son enseignement tait secret. Il s'occupait

    beaucoup, comme il rsulte d'une lettre prcieuse de

    Saint-Martin (25 aot 1792), de classer les puissances et

    les agents intermdiaires. Il dterminait la hirarchie des

    vertus clestes et des tres surnaturels, tentative si

    souvent et si follement poursuivie par les docteurs de la

    Gnose et de la Kabbale. Il enseignait que le but final de la

    cration de l'homme tait d'oprer la rsipiscence de

    l'tre pervers ; mais il indiquait pour cela dtranges

    procds, auxquels n'aurait sans doute pas souscrit

    Origne, l'auteur de cette illustre erreur.

    La spcialit de son cole, nous l'avons dit, c'tait la

    thurgie, c'est--dire l'opration d'uvres surnaturelles,

    comme la communication relle et directe avec lespuissances. Saint-Martin nous apprend dans sa

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    correspondance (12 juillet 1792) que Pasqualis avait

    des vertus trs actives . Ailleurs, il confie son ami

    que dans cette cole, les communications de tout genre

    taient frquentes ; que les manifestations ou signes dela prsence du rparateur taient visibles ; quon y tait

    prpar par des initiations ; mais que le danger de ces

    initiations [27] tant de livrer lhomme des esprits

    violents, il ne peut rpondre que les formes qui se

    communiquaient lui ne fussent pas des formes

    demprunt .

    Il y avait dans la secte des rites mystrieux, etdiffrents degrs d'initiation. Les initis suprieurs

    prenaient le titre hbreu de cohen (prtres). Ils

    s'organisaient en loges. Il semble que la propagande

    martiniste russissait surtout dans le midi de la France,

    car les loges principales taient Bordeaux, Lyon,

    Marseille.

    Les destines de la secte semblent avoir t assez

    errantes ; elle courait la province depuis 1754 environ,

    avec ses formules et ses appareils, la suite de Martinez.

    En 1768, le matre se rendit Paris, puis Lyon, et

    pendant une dizaine d'annes, il parait avoir partag son

    existence entre ces deux villes. A Lyon, il organisa un

    enseignement secret o Saint-Martin parut avec honneur.Les uvres posthumes nous ont conserv quelques

    fragments des leons qu'il fit alors. A Paris, des hommes

    distingus, comme M. d'Hauterive, l'abb Fournier et le

    clbre mystique Cazotte, se firent affilier la secte. Des

    femmes aussi y furent inities. Mme de la Croix joua dans

    l'cole un certain rle. L'esprit l'honore certaines heures

    de ses visites secrtes, et la comble de ses ravissements.Elle reprsente dans la secte la sensualit du mysticisme.

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    Aprs le dpart de Martinez, et sa mort Saint-

    Domingue, en 17791, l'cole se fondit Paris, dit M.

    Gence, biographe consciencieux de Saint-Martin, dans la

    secte des Grands Profs, ou dans celle des Philalthes,professant en apparence la doctrine de Martinez et celle

    de Swedenborg, mais cherchant moins la vrit que le

    grand uvre. Il nen fut plus question. Lcole de Saint-

    Martin fit oublier celle de son matre, et, sil y eut des

    Martinistes [28] aprs 1790, en France ; s'il y en a

    encore, comme on nous l'assure, dans l'Allemagne et

    dans la Russie, chez les peuples du Nord, dontl'imagination rveuse est une conqute assure pour

    toutes les doctrines illusoires qui jouent avec les mystres

    du monde invisible, il est fort prsumer que ce sont

    autant de disciples du Philosophe inconnu.

    Nous n'avons pas cru qu'il ft inutile de tracer cette

    esquisse rapide de l'illuminisme aux dix-huitime sicle.

    Elle nous permet de replacer sous son vritable jour la

    figure de Saint-Martin. Dans ce milieu du mysticisme, qui

    est son lment naturel, bien des contradictions

    disparaissent, beaucoup d'obscurits s'clairent. Isol de

    son cadre, Saint-Martin nous tonne. Les choses

    reprennent leur proportion naturelle et leur juste mesure,

    quand on voit de combien de sources diffrentes

    s'panche alors la pense mystique au sein mme de

    l'incrdulit. Non, Saint-Martin n'est pas ce qu'il

    semblerait tre d'abord, un accident inexplicable dans

    l'histoire des ides, un phnomne solitaire dans le

    dernier sicle. Sa voie lui tait trace ; son auditoire

    1 [Martins de Pasqually est dcd le 20 septembre 1774. On retrouve lamme date de 1779 chez Matter. Est-ce que la source de lun comme delautre ne serait pas tout simplement Gence ? NDE]

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    prpar. Des mes inquites taient, de toutes parts, en

    qute d'une foi nouvelle. Le sicle tait habitu aux

    messies ; Saint-Martin vient donner la philosophie

    occulte sa dernire et sa plus haute expression, sa formela plus complte. Il ferme le cycle des illumins par des

    uvres qui portent l'empreinte dcisive d'un esprit

    puissant et d'un incontestable talent d'crivain. A ce

    double titre, il mrite notre plus srieuse attention. Il

    rsume toutes les tendances mystiques dans une

    tentative dsespre de systme ; il choue, mais c'est

    parfois avec un clat qui simule la lumire, avec unevigueur qui imite presque le gnie.

    [29] L'tude que nous allons faire porte donc avec

    elle sa moralit. Puisse-t-elle, par le spectacle de l'effort

    hardi, mais infructueux de Saint-Martin, dcourager ces

    esprits ardents et drgls qui seraient tents de jeter

    leur raison, leur imagination, leur talent peut-tre, leur

    bon sens coup sr dans cet abme sans fond de la

    thosophie ! Qu'espre-t-on trouver encore aprs les

    gnostiques, aprs la Kabbale, aprs Paracelse, Van

    Helmont, Boehm, Swedenborg, Saint-Martin, aprs tous

    ces illumins, ces enthousiastes, ces prophtes qui ont

    pass leur vie attendre une inspiration dont l'heure n'est

    jamais venue pour eux, dont l'heure ne viendra jamais ?

    Il y a des maladies dont la mdecine moderne a purg le

    sang de l'humanit, et dont la secrte contagion semble

    s'tre arrte pour toujours. La saine philosophie ne

    pourrait-elle pas accomplir dans la rgion des ides la

    mme uvre bienfaisante, oprer les mmes gurisons ?

    A quoi servirait la science, si elle ne savait pas gurir une

    seule me malade, fortifier une seule me faible, dissiperles vertiges, clairer les illusions ?

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    Nous ayons vu paratre de nos jours un mysticisme

    d'une nouvelle espce avec les coles de Saint-Simon et

    de Fourier ; ces aptres de la socit future n'ont rien de

    commun avec les mystiques des autres sicles, que lasolennit de l'accent prophtique et la hardiesse de leurs

    prtendues rvlations. Les diffrences se marquent

    assez d'elles-mmes. Ce n'est plus du ciel que ces

    nouveaux illumins reoivent la lumire ; ils n'adorent

    plus le Dieu inconnu que cherchaient dans l'inquitude de

    leur me ces gnostiques modernes, Boehm, Swedenborg,

    Saint-Martin. Leur unique dieu, c'est l'homme ; leur autel,c'est la matire ; leur culte, la volupt.

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    [31]

    Chapitre II tude sur la vie et le caractre deSaint-Martin

    La vie de Saint-Martin est curieuse tudier dans les

    mouvements intimes de sa pense et dans les lanssecrets de son cur. Elle prte une srieuse analyse ;

    mais, coup sr, elle djoue la curiosit frivole qui ne

    recherche que les motions, et que semblerait autoriser

    ce nom d'illumin. Elle n'emprunte pas son intrt ces

    mystiques terreurs dont les lgendes du moyen-ge

    entouraient la figure des inspirs de ce temps-l, des

    magiciens. Saint-Martin n'a rien de commun avec le

    docteur Faust, et aucun Mphistophls ne vient nouer et

    dnouer autour de lui la trame miraculeuse de la fatalit.

    Nous n'avons pas trouv autre chose, dans cette

    existence voue la mditation, que des vnements

    d'ides. Un livre de Boehm comptera plus dans la

    destine du thosophe que la rvolution. Il faut en

    prendre son parti. La psychologie peut y gagner ce que le

    roman y perdra.

    Saint-Martin nous fait assister au spectacle de sa vie

    intime, dans une srie de fragments runis en 1807 dans

    les uvres posthumes. Cette tude consciencieuse, faite

    par l'crivain sur lui-mme, pourra nous servir dfinir

    [32] les traits distinctifs des thosophes. Nous saisironslilluminisme dans un de ses types les plus fidles et les

    plus complets : cest la toute la prtention, ce sera tout

    lintrt de ce travail prliminaire.

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    I.

    N Amboise, d'une famille noble, le 18 janvier

    1743, son enfance fut prive des soins de sa mre, qui

    mourut peu de temps aprs lui avoir donn le jour. Mais

    la seconde femme de son pre veilla pieusement sur ses

    premires annes. C'est elle, dit-il, dans le Portrait

    historique, que je dois peut-tre tout mon bonheur,

    puisque c'est elle qui m'a donn les premiers lments de

    cette ducation douce, attentive et pieuse, qui m'a fait

    aimer de Dieu et des hommes 1. Son enfance mditative

    se nourrit de livres srieux, comme d'un aliment naturel :

    au collge de Pontlevoy, o on le mitde bonne heure, il

    fit rencontre du livre d'Abbadie, l'Art de se connatre soi-

    mme, si plein de mysticit et d'onction. Cette heure fut

    dcisive dans l'histoire de sa pense. Il en gardera un

    ternel souvenir. Il venait de reconnatre dans ce livre son

    got secret, son dsir encore vague, sa vocation. Chacun

    de nous a ainsi dans sa vie une heure o sa destine sedtermine, o les aspirations de son enfance inquite se

    fixent dans un plan arrt, o le dsir devient une ide, le

    rve un but. Heureux ceux qui peuvent l'atteindre !

    Aprs tre sorti du collge et avoir achev ses tudes

    de droit (il avait vingt-deux ans alors), il fallut prendre

    une carrire. Ses parents l'avaient destin au barreau,

    [33] mais la robe lui inspirait une rpugnance invincible.Le bruit de la chicane n'allait pas cette candeur d'enfant

    ni cette imagination prise des rves mystiques. Sa

    tendance intellectuelle se confirmait par la lecture des

    livres impies. Ds l'ge de dix-huit ans, il avait lu

    plusieurs des philosophes la mode ; l'indignation l'avait

    saisi, il s'tait cri : Il y a un Dieu, jai une me, il ne

    1 [Mon Portrait, n 111 NDE].

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    faut rien de plus pour tre sage 1. Tout jeune encore, il

    ne pouvait se persuader, nous dit-il, que les hommes

    qui connaissaient les douceurs de la raison et de l'esprit

    pussent s'occuper un instant de la matire 2.

    Le duc de Choiseul, qui connaissait sa famille, le fit

    entrer, en qualit d'officier, au rgiment de Foix, alors en

    garnison Bordeaux. Ce fut l qu'il fit connaissance avec

    le juif Martinez Pasqualis, et qu'il fut initi aux mystres

    de la secte. Mais l'art cabalistique et la thurgie ne

    satisfaisaient que mdiocrement cette me impatiente de

    Dieu. Comment, matre, disait-il, il faut tout cela pour le

    bon Dieu ? Et la preuve que tout cela n'tait que du

    remplacement, c'est que le matre lui rpondait : il faut

    bien se contenter de ce que l'on a 3.

    Saint-Martin s'tonne, et bon droit, de tous ces

    intermdiaires, de tous ces obstacles plutt, qu'une

    science prilleuse lve entre l'me et Dieu : un instinct

    secret le dtourne des fascinations de la thurgie et

    l'attire vers les voies intimes. Il semble

    ,

    cependant,malgr cette rpugnance [34] dj prononce pour

    l'uvre miraculeuse, qu'il ait subi assez profondment

    l'influence de Martinez : dans les premiers ouvrages qu'il

    publia, on retrouve des allusion frquentes une doctrine

    secrte dont il craint de dvoiler le mystre : il s'excuse

    sur les engagements auxquels il est vou sous la foi des

    serments ; il appartient encore l'cole de son matre ;plus tard, il s'en dgage dans une certaine mesure ; il

    largit le sanctuaire. Ses derniers ouvrages portent la

    marque d'une inspiration plus personnelle et d'une

    mthode plus libre.

    A Lyon, o la secte de Martinez avait une loge, Saint-

    1uvres posthumes, t. I, p. 5.2uvres posthumes, t. I, p. 127.3Correspondance de Saint-Martin avec Kirchberger, 12 juillet 1792.

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    Martin demeura quelques annes, professant ses

    principes dans une srie de leons dont les fragments

    composent le second volume des uvres posthumes. Il

    s'occupait beaucoup, tout en crivant le livre des Erreurs

    et de la Vrit, du mouvement des ides mystiques ; il

    tudiait Swedenborg. Mais, toujours dfiant l'gard desmanifestations sensibles, il reprochait ce mystique,

    d'avoir plus de ce qu'il appelle la science des mes que de

    la science des esprits. La doctrine de Swedenborg ne lui

    semblait pas tre assez tourne vers l'intellectuel et

    l'interne. C'est la mme poque qu'il s'occupa avec

    quelque suite des phnomnes du somnambulisme

    magntique. Il croyait la ralit de ces phnomnes,

    mais il les attribuait des vertus d'un ordre infrieur.

    D'ailleurs, il avait des prventions assez vives contre

    Mesmer, et dplorait que des manifestations semblables

    fussent au pouvoir d'un homme dnu des principes du

    spiritualisme1. Il inclinait aussi ajouter foi dans la

    science de Cagliostro [35] mprisant l'homme, mais

    frapp, tonn des prodiges. Pour lui, il rentrait de plus

    en plus dans le systme des voies intimes.

    Retir dfinitivement du service, et livr uniquement

    ses tudes de prdilection, il vint s'tablir Paris, o il

    passait sa vie dans la recherche des secrets divins.

    L'tude de la philosophie mystique des nombres l'amena

    une liaison avec Lalande ; mais cette liaison n'alla pasloin. L'un partait d'un mysticisme exalt, l'autre de

    l'athisme. C'et t merveille s'ils se fussent rencontrs.

    Ajoutons que Saint-Martin se trompait trangement

    quand il s'imaginait pouvoir ramener un gomtre ses

    ides, au moyen de sa thologie numrique. Nous ne

    nous tonnons pas de le voir, dans ses Penses

    1uvres posthumes, t. 1, p. 251

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    dtaches, se plaindre, non sans amertume, de la

    prsomptueuse lgret de Lalande, qui ne voulut pas

    considrer un instant son premier thorme mystique sur

    les rvlations des nombres1.

    Aurait-il eu plus de succs auprs de Voltaire, le roi

    de l'poque ? Nous en doutons fort. Saint-Martin regrette

    que le marchal de Richelieu n'ait pu, comme il lui en

    avait fait la promesse, le mettre en rapport avec l'illustre

    vieillard2. Voltaire mourut dans la quinzaine. Qu'aurait pu

    gagner l'illumin une pareille entrevue ? Un sarcasme

    immortel peut-tre. Au reste; nous ne trouvons dans les

    uvres de Voltaire que deux passages qui aient trait

    notre thosophe. Le premier se rencontre dans une lettre

    adresse au marchal de Richelieu, la date du 15

    octobre 1776. M. De la Vie, qui m'est venu voir, m'a

    [36] parl de ce livre intitul : Des Erreurs et de la Vrit,

    que vous avez lu tout entier. Je ne le connais pas, mais

    s'il est bon, il doit contenir cinquante volumes in-folio

    pour la premire partie, et une demi-page pour la

    seconde . Quelques jours aprs, le 22 octobre, Voltaire a

    lu l'ouvrage, et dans une lettre adresse d'Alembert, il

    le juge, ou plutt le raille en quelques mots, qui sont

    comme une sentence un peu sommaire de mpris.

    Rousseau attirait tout spcialement Saint-Martin. Un

    des regrets de sa vie tait de ne l'avoir pas connu. Il

    croyait avoir avec lui des analogies nombreuses decaractre et de destine. A la lecture des Confessions

    de Jean-Jacques, dit-il, j'ai t frapp de toutes les

    ressemblances que je me suis trouves avec lui, tant dans

    nos manires empruntes avec les femmes que dans

    notre got, tenant la fois de la raison et de l'enfance, et

    1uvres posthumes, t. 1, p. 19.2uvres posthumes, t. 1, p. 19.

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    dans la facilit avec laquelle on nous a jugs stupides

    dans le monde, quand nous n'avions pas une entire

    libert de nous dvelopper. Mais Rousseau tait

    meilleur que moi : je l'ai reconnu sans difficult. Il tendait

    au bien par le cur ; j'y tendais par l'esprit, les lumires

    et les connaissances 1.

    Aprs quelques excursions mystiques en Angleterre,

    o il connut le clbre William Law, en Italie, avec le

    prince Galitzin, en Allemagne enfin2, il revint en France, et

    se fixa quelque temps Strasbourg. C'est l que son

    ducation thosophique se complta par une merveilleuse

    dcouverte. La moiti de l'horizon cleste tait encore

    voile ses yeux. La lumire se fit, quand un jour son

    [37] amie Mme Boechlin lui traduisit une page de Boehm.

    Ce fut une date mmorable, le plus grand vnement de

    sa vie. Il avait prs de cinquante ans alors, ce qui ne

    l'empcha pas de se livrer avec une sorte de passion

    l'tude de la langue allemande, pour tudier dans le texte

    mme le grand mystique. C'tait en 1791, et, certes,

    l'Aurore naissante, ou les Trois Principes, occupait l'esprit

    de Saint-Martin plus que le drame de la Rvolution,

    toujours croissant en intrt passionn et en terreur. Il

    reconnaissait vaguement dans Boehm la tendance de son

    propre mysticisme, un essai dsespr pour concilier

    l'ide chrtienne avec le panthisme confus des

    thosophies orientales, altres par les traditions dumoyen-ge.

    L'anne suivante lui amena la faveur d'une amiti

    prcieuse, celle de Kirchberger, baron de Liebisdorf, qui

    entretint avec lui pendant sept annes un commerce

    mystique de lettres o les plus dlicats problmes de la

    1uvres posthumes, t. 1, p. 9 et 59. [Mon Portrait, n 60 n 423].2 [Il ne semble pas que Saint-Martin soit all en Allemagne].

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    thosophie sont abords, sinon rsolus. Nous en ferons

    notre profit. On comprend la srieuse importance que

    nous donnons ces lettres intimes. Les mystiques, on le

    sait, ne livrent le dernier secret de leur pense qu'aux

    initis, et laissent volontiers l'auditoire profane au

    vestibule du temple. Avec Kirchberger, nous entrons aufond du sanctuaire. Nous verrons si le voile mystique en

    tombant nous rvlera quelque vrit inconnue, et si l'on

    ne peut pas dire, en gnral, que l'ide qui se cache avec

    tant de soin ne fuit la lumire que parce qu'elle la

    redoute.

    Pendant que ce commerce paisible se tenait entre les

    deux illumins, la Rvolution poursuivait son cours.

    Tandis que tout s'branle, il est curieux de contempler

    l'me impassible de Saint-Martin. Il ne sortit pas un

    instant du rle qui convenait son caractre mystique. Ni

    trouble [38] ni passion, ni colre ; des jugements calmes,

    limpartialit et le sang-froid conservs dans le tumulte ;

    lillumin s'efforant, travers les ruines, d'apercevoir un

    coin du ciel et de lire les dcrets divins jusque dans le

    sang des victimes. Il ne condamne pas, il interprte ; il ne

    maudit pas, il juge ; il est svre, mais pour tous les

    partis. Patricien de naissance, religieux d'instinct et de

    raison, il fait aux nobles et aux prtres la part de leurs

    erreurs, de leurs aveuglements, de leur expiation

    ncessaire ; mais il n'est pas dupe de ces principes defraternit et de libert nouvelles qu'un peuple proclame

    une pique la main. Il a des sentences svres pour

    fltrir les excs du peuple, comme il a su trouver de

    nobles paroles pour condamner un patriciat dgnr et

    un clerg amolli. Dieu a voulu, dit-il, que je visse tout

    sur la terre ; j'y avais vu longtemps l'abus de la puissance

    des grands ; il fallait bien que j'y visse ensuite l'abus de la

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    puissance des petits 1. C'est l le ton habituel de ses

    jugements, simple et ferme.

    Il avoue que plus d'une fois il a t dans une

    perplexit profonde, en considrant le sort de tant de

    personnes qui ont eu l'air d'tre comme abandonnes de

    la Providence2. Mais comme j'ai cru, dit-il, la main de

    Dieu dans notre rvolution, je puis bien croire galement

    qu'il est peut-tre ncessaire qu'il y ait des victimes

    d'expiation . Ces penses si profondment empreintes

    du sentiment de la Providence, ce dogme austre de la

    ncessit du sacrifice, Saint-Martin les reprendra plus tard

    pour les [39] dvelopper dans sa Lettre un ami sur la

    Rvolution, que nous aurons juger ailleurs. Nous ne

    nous occuperons, ici, que de prciser son rle et de

    dessiner en quelques traits son attitude pendant la

    Rvolution. Cette attitude fut celle de la dignit, dans le

    trouble public, de la fermet dans la terreur de tous, du

    calme des sens et de lme dans la tempte.

    Noble et chevalier de Saint-Louis

    3

    , il n'migra pas : ilacquitta fidlement sa dette la patrie, en remplissant

    tous ses devoirs de citoyen. Lui-mme nous apprend qu'il

    montait sa dernire garde en l'an II au Temple, o tait

    alors dtenu le fils infortun de Louis XVI. Trois ans

    auparavant, l'Assemble nationale l'avait compris sur la

    liste des candidats proposs pour le choix d'un

    gouverneur du dauphin ; la liste comprenait avec sonnom, celui de Berquin, de Sieys, de Condorcet et de

    Bernardin de Saint-Pierre. L'ide d'un tel choix, disait-il

    plus tard, n'avait pu venir que de quelqu'un qui ignorait

    combien j'tais peu propre cet emploi . On le voit,

    l'occasion, Saint-Martin savait se rendre justice.

    1uvres posthumes, t. 1, p. 113. [Mon Portrait, n 973. NDE].2Ibid., p. 87. [Mon Portrait, n670. NDE].3 [Saint-Martin na jamais reu cette distinction ! NDE]

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    Proscrit quelque temps de Paris, en sa qualit de

    noble, il fut charg par les autorits de sa commune de

    dresser ltat des livres donns la ville d'Amboise par le

    dpartement, hritier des bibliothques monastiques. Il se

    consola bien vite de sa passagre infortune en

    rencontrant, parmi les livres dont il dressait le catalogue,une Vie de la sur Marguerite du Saint-Sacrement, un

    trsor de mysticit. Il sempressa d'envoyer la chre

    Carmlite son ami Kirchberger.

    Mais dans ces temps si profondment troubls, les

    rves du mysticisme n'taient pas mme un abri contre

    les soupons de la police trange qui se faisait alors. On

    lui [40] renvoya un jour une lettre de Kirchberger, avec le

    cachet rouge du comit de surveillance. Il recommande

    instamment la prudence son ami : tendez-vous

    moins, lui crit-il, sur les dtails des choses particulires ;

    parce que cela doit tre obscur pour les autres, et ce qui

    est obscur est suspect... Et encore : Les papiers

    publics auront pu vous instruire des extravagances

    spirituelles que des fous et des imbciles viennent

    dexposer aux yeux de notre justice rvolutionnaire 1. La

    conclusion est toujours la prudence, la circonspection. Il

    parait mme, ce que prtend M. Gence, quun mandat

    darrt fut lanc contre Saint-Martin, loccasion des

    folies mystiques de Catherine Thot. La Convention ntait

    pas habitue faire ces subtiles diffrences entre lesillumins. En haine de Robespierre, elle avait livr la

    mort ces nouveaux sectaires qui ntaient justiciables que

    du ridicule. Heureusement le mandat ne reut pas

    dexcution, et Saint-Martin resta libre.

    La Convention, dbarrasse du joug de Robespierre,

    sembla vouloir effacer les souvenirs sinistres qui

    1Correspondance, 14 mai 1794 et 23 juin.

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    sattachaient son nom par quelques nobles institutions.

    Les coles normales sortirent dune grande pense, dune

    pense vraiment nationale. Le dcret du 3 brumaire an III

    reconstituait les bases de linstruction publique en France.

    Napolon devait reprendre plus tard, en la compltant,

    lide fconde de la Convention. Chaque district dsignaitun lve pour les coles normales. Saint-Martin fut choisi

    Amboise. On ma fait lhonneur de me choisir pour

    cette mission, crit Saint-Martin ; et il ny a plus que [41]

    quelques formalits remplir pour ma propre sret.

    Cette mission peut me contrarier sous certains rapports,

    elle va courber l'esprit sur les simples instructions du

    premier ge ; elle va aussi me jeter un peu dans la parole

    externe ; mais elle me prsente aussi un aspect plus

    consolant : cest celui de croire que tout est li dans notre

    grande Rvolution, o je suis pay pour voir la main de la

    Providence. Alors il n'y a plus rien de petit pour moi. Et ne

    fuss-je qu'en grain de sable dans le vaste difice que

    Dieu prpare aux nations, je ne dois pas rsister, quand

    on m'appelle 1. N'est-ce pas l une modestie sincre et

    noble ; et n'est-on pas touch de voir cet homme

    excellent, dj avanc en ge, honor comme un aptre

    dans l'intimit de la secte, qui, dans lesprance de faire

    un peu de bien, accepte cette mission pnible. On ne

    m'a choisi, dit-il encore, qu'en craignant que je

    nacceptasse pas ; et j'ai eu le bonheur de voir leprsident du district verser des larmes de joie, quand jai

    dclar que j'acceptais. Cela seul m'allge beaucoup le

    fardeau .

    Le fardeau tait lourd, en vrit, la mission pnible

    tous gards. La petite fortune de Saint-Martin ne le mit

    pas labri des besoins dans cette terrible anne de 1795,

    1Correspondance, brumaire an III.

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    o le discrdit des assignats, la famine et la rigueur de

    lhiver prouvaient rudement les plus stoques courages.

    Ce qui lui suffisait pour vivre dans l'aisance Amboise, fut

    Paris presque de la pauvret, cause des circonstances.

    Du reste, il faut voir de quel ton simple il parle de ces

    privations : Je gle ici, faute de bois, au lieu que [42]dans ma petite campagne je ne manquerais de rien ;

    mais il ne faut pas regarder ces choses-l : faisons-nous

    esprits, il ne nous manquera rien .1

    Les coles normales s'ouvrirent enfin, aprs de longs

    dlais ; mais elles rpondirent mal son espoir. Ce

    nest encore, dit-il, que le spiritus mundi tout pur, et je

    vois bien qui est celui qui se cache sous ce manteau .2

    Lingnieux Garat, professeur d'analyse, ne se doutait pas

    coup sr qu'il cachait ainsi le diable sous son manteau.

    Saint-Martin ne s'y trompa pas un seul instant. Habitu

    ces rencontres, il vit tout de suite qui il avait affaire, et

    il prpara ses armes. Sensualisme, matrialisme,

    scepticisme, tout cela n'tait pour le mystique que la

    philosophie de l'ange dchu. Garat n'tait que le prte-

    nom de l'enfer.

    Saint-Martin n'hsita pas, et son agression ne fut pas

    sans courage. Par une trange combinaison des

    vnements et des ides, l'idologie semblait avoir li sa

    destine celle des principes de 89. Le sensualisme, qui,

    logiquement, aboutit la ngation des droits et desdevoirs avait fait alliance avec les doctrines nouvelles.

    Une thorie qui ne devait faire que des esclaves, en

    proclamant la rgle de l'intrt, avait produit dans

    quelques hommes, par une contradiction honorable, une

    politique de libert. Attaquer l'idologie pouvait sembler

    1Correspondance, 4 janvier 1795.2Correspondance, 25 fvrier.

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    un acte audacieux : c'tait attaquer les proscrits de la

    veille, les puissants du jour, tombs avec la Gironde,

    revenus avec la rvolution modre, aprs les jours

    sanglants.

    [43] N'tait-ce rien, d'ailleurs, pour un homme d'un

    caractre timide, ennemi de la foule et isol du public par

    l'tranget de ses ides, de prendre ainsi la parole devant

    deux mille personnes qui, disait-il navement, il

    faudrait auparavant refaire les oreilles ?

    Saint-Martin l'osa cependant. Il se leva dans la

    sance du 9 ventse an III, et lut un discours ferme et

    mesur contre les tendances gnrales du cours de Garat.

    Ce fut le prlude d'une longue discussion o Saint-Martin,

    devenu le champion du spiritualisme, et press par la

    polmique, apporta des qualits tout fait nouvelles et

    comme trangres aux habitudes de son esprit, la

    brivet, la clart, la prcision. On peut voir les dtails de

    ce procs vif et pressant au tome III des Dbats des

    Ecoles normales. Nous l'examinerons plus tard du pointde vue philosophique. Quil nous suffise de marquer ici la

    fermet de son attitude en face d'un adversaire aussi

    habile et aussi exerc que Garat.

    Le professeur, bless dans ses ides les plus chres,

    voulut rpondre ce nouvel antagoniste, et une

    discussion publique sengagea, dans laquelle l'idologue

    fit preuve, faut le dire, de plus d'agilit que de franchise,ludant les questions embarrassantes, humili de son

    embarras mme, dissimulant assez mal son dpit,

    prenant son adversaire sur des dtails, jouant sur des

    quivoques, au lieu de poser le dbat avec une sincrit

    philosophique, dans ses termes simples et vrais. Saint-

    Martin ne cda pas un pouce de terrain. Gn dans sa

    libre dfense en public, il crivit Garat une longue lettre,

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    qui fut imprime ; lettre trs noble de ton, trs sincre

    d'accent, vive et spirituelle; et qui lui assura tous les

    honneurs de la discussion. La victoire lui resta, et le

    champ de bataille aussi. Garat ne [44] rpondit rien

    cette lettre, si vive et si dcidment triomphante, n'osant

    s'avouer ni spiritualiste, parce qu'il ne l'tait pas, nimatrialiste, parce que le mot lui faisait peur, et donnant

    ainsi pleinement raison Saint-Martin, qui lui reprochait

    amrement ce dfaut de franchise et de courage. On ne

    fait pas de la philosophie avec des compromis, et c'est

    dclarer sa dfaite que de capituler avec sa conscience.

    Saint-Martin triomphe : il crit son ami qu'il a jet une

    pierre dans le front de Goliath en pleine assemble, et

    que les rieurs n'ont pas t pour lui, tout professeur qu'il

    est. Du reste, il sait bien que le dbat ne peut avoir

    d'autre suite. C'est un devoir qu'il a rempli, rien de plus.

    On peut s'tonner que, racontant son sjour aux

    coles, le nom de Bernardin de Saint-Pierre ne soit pas

    venu sons sa plume. Il avait d assister la leon

    d'ouverture et applaudir, avec l'auditoire mu, cet

    exorde si connu : Je suis pre de famille, etc. Il' n'en

    dit rien pourtant. Une seule fois, dans ses uvres, il parle

    de Bernardin, par allusion seulement, et sans une grande

    faveur. Sans doute, le disme des Harmonies et des

    tudes n'tait, aux yeux de l'illumin, qu'un spiritualisme

    trs insuffisant. On le sait, les ides de Bernardin sontbien plutt encore une philosophie sentimentale de la

    nature qu'une religion.

    Les coles normales ne se soutinrent pas ; le projet

    avait t conu dans un but lev, mais tudi seulement

    dans sa gnralit ; il devint presque inapplicable en

    dehors du dcret qui l'organisait. Les dtails turent

    l'institution ; on enterra les coles, comme dit Saint-

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    Martin, le 30 floral. Mais Saint-Martin n'avait pas perdu

    son temps Paris ; il avait ralli autour de lui quelques

    pits [45] ardentes, quelques amitis prcieuses ; ce fut

    un regret bien vif quand il dut partir : car, dit-il, je n'ai

    dans ma province aucune liaison dans mon genre, et ici

    j'en ai plusieurs... Tous mes amis sont anims de la foi laplus vive dans les vertus de notre divin rparateur, ce qui

    me rend leur commerce doux et salutaire . Mais en

    partant, il avait promis ses amis de revenir lorsqu'il

    aurait termin quelques affaires, et que les subsistances

    seraient devenues moins rares . Il tint sa promesse et

    revint bientt Paris, o il vcut, s'occupant

    exclusivement de ses ouvrages et de ses amis.

    Il n'oublia pas cependant sa terre natale : quoiqu'il y

    et peu de sympathies mystiques, il revenait de temps

    autre la visiter. C'tait l que la Providence avait plac

    son berceau, et plus tard la tombe de son pre. Ces deux

    souvenirs consacraient pour lui la ville d'Amboise et sa

    douce campagne. Il avait au plus haut degr les vertus de

    famille, le culte des pnates, la religion du foyer. L'amour

    filial, lui-mme nous l'apprend, avait t un des

    sentiments les plus vifs de son cur. Il avait entour des

    soins les plus tendres les dernires annes de son pre,

    et c'est dans sa correspondance qu'il faut voir en quels

    termes simples et touchants s'exhala sa douleur, quand il

    eut le malheur de le perdre, en 1792.Le nom de la ville d'Amboise revient souvent dans ses

    penses intimes. Il nous raconte avec motion une visite

    qu'il fit deux Anglais qui occupaient sa maison natale

    dans le grand march de la ville. J'y ai prouv, dit-il,

    une sensation douce et attendrissante1, en revoyant des

    [46] lieux o j'ai pass mon enfance, et qui sont marqus

    1uvres posthumes, t. I, p. 46. [Mon Portrait, n 349, NDE].

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    par mille circonstances intressantes de mon bas ge .

    Son me adhrait ainsi, par une affinit naturelle, tous

    les lieux o elle avait vcu. En les revoyant, elle croyait se

    retrouver elle-mme, et ressaisir quelque chose de son

    pass. On aime retrouver l'accent simple et le ton

    naturel dans un mystique. Toutes les fois que dans Saint-Martin l'illumin cde la place l'homme, c'est avec un

    vrai charme.

    Saint-Martin fit partie, en 1795, des assembles

    lectorales dans son dpartement ; mais ce fut l son

    dernier acte public. Il sembla se retirer de plus en plus

    dans ses domaines spirituels, inaccessibles aux chos du

    monde. La gloire de Bonaparte put seule distraire sa

    pense des hautes contemplations. Il le juge avec une

    franche sympathie, voisine de l'admiration. Je le

    regarde, disait-il aprs la victoire de Marengo, comme un

    instrument temporel de la Providence 1. Le hasard qui

    sauva Bonaparte dans l'affaire de la rue Saint Nicaise est

    interprt de haut par Saint-Martin ; il y voit une

    conscration divine.2

    Enfin il prophtisait, mais d'une manire quelque peu

    tnbreuse, du fond de sa solitude. La paix continentale

    de 1801 ne lui fit aucune illusion. C'est le 30 ventse,

    dit-il, la veille de l'quinoxe du printemps (poque

    symbolique et sacre), que la paix continentale a t

    publie Paris ; la pompe a t modeste, la joiemdiocre, le temps assez mauvais. En gnral, tout ce qui

    a t ostensible dans cette poque semble d'accord avec

    ce qui [47] est cach, savoir, que cette pacification

    externe et cet ordre apparent ne sont pas le terme o la

    Providence ait eu exclusivement l'intention de nous

    1uvres posthumes, t. I, p. 117. [Mon Portrait, n 1000, NDE].2 [Cf. Mon Portrait, n 1019, NDE].

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    conduire . Il est vrai que la prophtie reste dans des

    termes assez obscurs et vagues, et qu'on ne sait trop ce

    qu'il entend par le but dernier du voyage, qui est, dit-il,

    de nous faire entrer dans la capitale de la vrit 1. Nous

    ne savons quelle est cette mystrieuse capitale ; mais, en

    tout cas, nous savons fort bien que Saint -Martin n'estpas ce conqurant mystique qui doit nous y faire

    pntrer ; et s'il y a, en effet, quelque part une terre

    promise pour les thosophes, tout au plus Saint-Martin en

    est-il le Mose. Quel en sera le Josu ?

    Nous n'avons encore tudi dans Saint-Martin que le

    ct par o il touche aux vnements ou aux personnes

    de son temps. Sa vie intime a des secrets o nous

    n'avons pas pntr. C'est ici que va se placer

    naturellement l'tude de ce caractre plein de contrastes

    et de bizarreries. C'est surtout au dclin de ses annes

    que se marquent avec plus de force les traits distinctifs de

    sa physionomie morale. Il vit plus que jamais au dedans ;

    il fuit plus que jamais la foule, pour se rfugier dans le

    demi-jour discret des amitis mystiques. Il ne fait pas de

    bruit; il aime mieux faire du bien, silencieusement et

    dans l'ombre. C'est sous ce demi-jour favorable au

    mystre que nous placerons cette analyse, o nous

    tcherons de dmler, travers les particularits de

    l'homme, le caractre gnral de ces illumins, et la

    marque constante de ces mes frappes d'un dlire sacr,que nous ne pouvons contempler sans une secrte

    sympathie, sans une piti presque affectueuse.

    1 [Cf. Mon Portrait, n 1024, NDE].

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    [48]

    II

    A la dmence qui se croit inspire, ou l'orgueil qui

    se dit favoris de Dieu, ce n'est pas la conviction et le

    srieux qui font dfaut. trange phnomne ! Deshommes naissent, semblables nous par la mme

    poussire, par les mmes infirmits, les mmes misres,

    et ces hommes se dclarent prdestins. Ils se portent

    pour l'organe du Ciel et le bras droit du Verbe. Ils ne

    doutent de rien, surtout d'eux-mmes : quand ils parlent,

    c'est Dieu qui a la parole ; quand ils agissent, c'est Dieu

    qui agit en eux !

    Orgueil ou dmence, quelle que soit la cause

    mystrieuse qui agite les illumins, chez tous cette

    conviction nave existe. Il semble que Dieu ne soit occup

    qu faire de leur vie un miracle perptuel. Il compose

    pour eux des destines d'exception. Saint-Martin s'crie

    qu'il est venu dans le monde avec dispense

    1

    . Dieu dirigetous les vnements de sa vie ; il le traite comme son

    favori ; il a pour lui d'extraordinaires prdilections. Jai

    dit quelquefois, s'crie-t-il, que Dieu tait ma passion ;

    j'aurais pu dire avec plus de justice que c'est moi qui suis

    la sienne, par les soins continus qu'il m'a prodigus, et

    par ses opinitres bonts pour moi .2

    Du reste, ne croyez pas qu'il ignore quel prixs'achte cette amiti divine. Si la souffrance est la ranon

    de l'me, quelle ranon ne devra-t-il pas solder pour une

    me plus haute et une destine plus glorieuse ? il le sait,

    [49] il le dit, il en conoit un juste orgueil. Pour que le

    vase d'lection soit prcieux aux yeux du Seigneur, il faut

    1uvres posthumes, t. I, p. 99. [Mon Portrait, n 37, NDE].2uvres posthumes, t. I, p. 108.

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    que le vase s'emplisse de larmes jusqu'aux bords. Le mal

    inonde la surface du globe, et le monde semble ne pas

    s'en apercevoir ; .il va ses ftes, ses joies, l'abme.

    Dans cette solitude, que les hommes font autour de Dieu,

    il y a heureusement des hommes choisis, des lus dont la

    destine semble tre de souffrir pour racheter lacorruption et pour expier le crime. Ces lus sont des

    hommes de douleur ; douleur mystique, bien entendu ;

    larmes secrtes, sacrifices accomplis dans l'extase ;

    agonie qui ne va pas au-del de la mditation ! Leur

    emploi est de pleurer. Ils sont comme ces fontaines

    publiques dont parle Bossuet, et qu'on n'lve que pour

    les rpandre. Tel est le singulier rle que Saint-Martin

    remplit ici bas. La couleur relle de mon caractre, dit-

    il, c'est la douleur et la tristesse, cause de l'normit du

    mal . Il semble qu'il soit dans le monde comme une

    victime expiatoire. La terre est l'autel ; c'est Dieu qui est

    le grand-prtre et le sacrificateur. Au milieu des hommes

    oublieux et frivoles, il se compare, dans une page

    singulire, au Robinson de la spiritualit1; bien plus,

    Jrmie. Mais que dit-il ! Jrmie pleurait sur Jrusalem ;

    lui est plus encore, et mieux il est le Jrmie de

    l'universalit2. trange et immense orgueil !

    Admirez les contrastes dans lesquels semble se jouer

    lacapricieuse nature de ces illumins. Croirait-on que ce

    Jrmie universelavait des prtentions la gaiet ? Dans[50] de nombreux passages, o il nous a laiss comme un

    mdaillon de sa physionomie, il assure qu'il est parfois

    oblig d'arrter sa plume au moment o un mot trop libre

    va en sortir ! Ajoutons que, par malheur, sa plume ne

    s'est pas toujours arrte temps. Ses plaisanteries sont

    1uvres posthumes, t. I, p. 65. [Mon Portrait, n 458].2Ibidem., p. 103. [Mon Portrait, n 979].

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    d'un got quivoque ; le rire va mal cette figure

    austre. Ses facties sont subtiles, bizarres, parfois

    triviales ; tout, except plaisantes. Voyez plutt le pome

    du Crocodile, cette lourde excentricit de quatre cents

    pages ! Disons donc que ce penchant si vif pour la gaiet

    fut toujours, chez Saint-Martin, l'tat de penchanttromp et de passion malheureuse. Il est, par essence et

    avant tout, mystique ; il a les aspirations, les lans, les

    mlancolies de l'extase et de la mditation. Quand il sort

    de son naturel, sa chute est lourde.

    Mystique, il avait au plus haut degr le temprament

    de son esprit.

    On a remarqu depuis longtemps que les esprits plus

    particulirement ports ces ides semblent n'tre

    attachs la terre que par des liens fragiles. Ils ont un

    corps, mais ils s'en aperoivent peine, si ce n'est pour

    souffrir. La souffrance ou la faiblesse du corps disposent

    naturellement l'me au mysticisme. Supposez cette me

    une pit ardente, et vous la verrez aussitt cherchervers le ciel son issue naturelle et sa dlivrance. Le corps

    ne sera plus pour elle qu'une preuve pralable, ou qu'un

    chtiment expiatoire. La mort n'est pas, son gr, la vie

    qui finit, c'est la vie qui commence.

    Saint-Martin pensait ainsi, et l'on peut croire que la

    faiblesse naturelle de son temprament ne fut pas

    trangre la direction de ses penses, uniquementtournes du ct du ciel. Sa sant tait fragiles son corps

    chtif. [51] Nous avons sous les yeux un portrait de

    Saint-Martin trs jeune. La figure est douce, bienveillante,

    touche d'une secrte mlancolie. Les yeux sont

    expressifs, la bouche est fine, le front noble et plein de

    pense. M. Tournyer, son petit-neveu, nous a dit qu'il

    avait le teint frais et color. Mais c'taient l plutt des

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    apparences que de la sant. Il souffrait souvent ; et,

    quoique ne se mnageant pas la douleur, et menant la vie

    d'un anachorte, il ne se mprenait pas sur la faiblesse

    relle de son temprament. Il sentait les ressorts de sa

    vie fragile prts se briser chaque instant. Ma

    faiblesse physique a t telle, dit-il, et surtout celle desnerfs, que, quoique j'aie jou passablement du violon

    pour un amateur, mes doigts n'ont jamais pu vibrer assez

    fort pour faire une cadence . Il disait ailleurs, d'une

    manire charmante et pittoresque On ne ma donn de

    corps qu'un projet .1

    Toute sa force semblait se rfugier dans sa pense. Il

    tait de ces mystiques qui ont comme une terreur des

    sensations agrables et un remords du bonheur. Il faisait,

    pour viter la jouissance, ce que tant d'autres font pour

    l'atteindre. A chaque instant, on voit revenir sous sa

    plume cette pense, d'un asctisme rigoureux, que le

    plaisir est une tentation, la volupt un pige, que

    consentir la sensation agrable, c'est pcher. Le monde

    n'tait pour lui qu'un vaste thtre de folies. Tous ses

    plaisirs sont empoisonns dans leur source ; car tous

    viennent de la matire, qui est maudite. Il faut sortir de

    ce monde pour tre guri. Aussi disait-il que l'autre

    monde lui paraissait tre le vritable hpital de celui-ci.

    L'homme n'tant sur [52] la terre que pour enfanter son

    me au ciel, le vrai sage est celui qui mprisant son corpsn'a de regard que pour cette vie suprieure dont il a le

    pressentiment. Il m'a sembl quelquefois, dit-il, que

    j'tais gros de mon me, et que je ne pouvais en

    accoucher qu'en sortant de ce monde .2

    Il vivait ainsi plus par l'esprit que par le corps

    1uvres posthumes, t. I, p. 11. [Mon Portrait, n 5, NDE].2uvres posthumes, t. I, p. 107. [Mon Portrait, n 859].

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    mprisant la jouissance ; mais les mpris les plus

    sublimes n'exposent souvent qu' des tentations plus

    fortes. Il semble qu'il ait eu de tout temps un certain

    penchant pour les femmes, et que ce penchant ne fut pas

    toujours rprim sans peine. Dans l'ordre de la matire,

    dit-il, j'ai t plutt sensuel que sensible .1

    Il se dcida, malgr tout, au clibat. Les raisons qu'il

    en donne sont presque toutes tires des saintes

    ncessits de son sacerdoce. Il raconte dans sa

    correspondance qu'il fut, en une certaine circonstance, sur

    le point de conclure un mariage trs avantageux. Avant

    de se dcider, il pria ; et il lui fut dit intellectuellement,

    mais trs clairement : Que, depuis que le Verbe s'est

    fait chair, nulle chair ne doit disposer d'elle-mme sans

    qu'il en donne la permission . Ces paroles le pntrrent

    profondment, et, quoiqu'elles ne fussent pas une

    dfense formelle, il se refusa toute ngociation

    ultrieure. Mme rponse, en pareille circonstance, avait

    t faite Gichtel, l'ami et le disciple de Boehm.

    Nous aimons mieux ces autres motifs; allgus

    ailleurs par Saint-Martin : Une des raisons qui

    s'opposrent mon mariage, a t de sentir que l'homme

    qui reste libre n'a [53] rsoudre que le problme de sa

    propre personne, mais que celui qui se marie a un double

    problme rsoudre 2. Et ailleurs : Je sens au fond de

    mon tre une voix qui me dit que je suis d'un pays o iln'y a point de femmes .3

    Il avait ainsi pour les femmes un attrait combattu,

    une sympathie non sans quelque terreur. Depuis que

    j'ai acquis de profondes lumires sur la femme, je

    l'honore et l'aime mieux que pendant les effervescences

    1 [Mon Portrait, n 36].2uvres posthumes, t. I, p. 29. [Mon Portrait, n 195, NDE].3 [Mon Portrait, n 468, NDE].

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    de ma jeunesse, quoique je sache aussi qu