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DU MYSTICISME AU XVIIIe SIECLE
ESSAI
SUR
LA VIE ET LA DOCTRINE
DE
SAINT-MARTIN
LE PHILOSOPHE INCONNU
PAR
E. CAROProfesseur agrg de philosophie au Lyce de Rennes.
PARIS
LIBRAIRIE de L. HACHETTE
Rue Pierre-Sarrazin, 12.
1852
A Messieurs
JULES SIMON ET MILE SAISSET
mes matres et mes Amis.
E. CARO.
Juillet1852
Rennes, imprimerie de A. Marteville et Lefas.
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Sommaire
Prambule ...............................................................................3Premire partie ........................................................................ 9
Chapitre I poque de Saint-Martin De lilluminisme au XVIIIesicle ....................................................................... 9
Chapitre II tude sur la vie et le caractre de Saint-Martin ......31 I. ................................................................................ 32 II ................................................................................ 47
Chapitre III Les crits de Saint-Martin ..................................74UVRES PUBLIES: ......................................................... 87UVRES APOCRYPHES. .................................................... 91UVRES INDITES. ......................................................... 91
Seconde partie ....................................................................... 93Chapitre I Du mysticisme en gnral Caractres particuliers
du mysticisme de Saint-Martin....................................93Chapitre II Mthode de Saint-Martin Sa doctrinepsychologique ........................................................116
I. Mthode de Saint-Martin. ...........................................119 II. Polmique de Saint-Martin avec Garat.........................125 III. Doctrine psychologique de Saint-Martin......................136
Chapitre III - Thologie Ides de Saint-Martin sur Dieu, lemonde divin, le dmon, lextase et la thurgie ............164
Chapitre IV - Origine et destination de la nature Essence de lamatire Rdemption de la nature par lhomme Symbolisme et thorie des nombres ..........................198
I. Ides de Saint-Martin sur la Nature..............................199 II. Symbolisme et thorie des nombres. ..........................219
Chapitre V. Applications du systme : morale et politique,quitisme et thocratie ............................................237 I. Morale de Saint-Martin Thorie de la perfection et dubonheur Extase et quitisme .........................................237 II. Ides politiques et sociales Thocratie M. de Maistre etSaint-Martin ...................................................................256
Chapitre VI Rsum Des systmes qui ont le plus de rapportsavec la doctrine de Saint-Martin Conclusion sur lemysticisme ............................................................284
TABLE DES MATIRES.........................................................306Index...................................................................................308Index des noms propres .........................................................310
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Prambule
Saint-Martin est un auteur plus cit qu'il n'est connu.
On croit tre quitte son gard quand on l'a jug d'un
mot : c'tait un illumin. Tout illumin qu'il soit, nous ne
croyons pas qu'il doive subir sans appel cette sentence du
ddain ou du sarcasme. Il est digne, par certaines
qualits minentes, par les dfauts mmes de son esprit,l'excs d'originalit et de hardiesse, que la critique
srieuse s'arrte ses uvres, sans dfaveur anticipe,
sans parti pris d'avance de raillerie ni de mpris.
Il ne s'agit pas ici, on le sent bien, d'une apologie
impossible. En fait de systme, toute rhabilitation est
plus ou moins un dfi au sens commun, et la philosophie
n'est pas faite pour les jeux d'esprit. Une science plus
ingnieuse que saine peut bien de temps autre, par un
jeu habilement engag et soutenu, dfendre je ne sais
quelle gageure contre la raison universelle qui a
condamn un livre, et rendre quelque apparence de vie
une doctrine qui a vcu.
[2] Ce sont l de belles passes d'armes littraires, et
l'exploit peut tre brillant, la gageure gagne force
d'industrie et d'esprit. Qu'en reste-t-il ? Une injustice de
moins ? rarement ; un paradoxe de plus ? presque
toujours. Le systme thosophique de Saint-Martin a
succomb dans la lutte des ides, et nous serons les
premiers dmontrer que cette chute tait invitable ;
mais il n'est pas tomb sans de nobles efforts. Qu'il soitcondamn, c'est justice, mais non l'oubli. Saint-Martin
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doit avoir son rang, un rang coup sr des plus
honorables, dans l'histoire des mystiques.
De grands crivains paraissent avoir pens ainsi. Il ne
semble pas qu'il soit hors de propos d'invoquer icil'autorit de quelques noms clbres qui puissent nous
servir de tmoins dans ce procs en rvision, engag, non
pour absoudre Saint-Martin, mais pour le relever d'un
discrdit injuste. Nous sentons qu'aux yeux de plusieurs
personnes nous avons nous justifier de la singularit de
ce sujet d'tude. Avant d'en appeler aux uvres mmes
de Saint-Martin, qu'il nous soit permis d'en appeler quelques tmoignages qui ne seront pas suspects,
puisque nous rencontrerons, unanimes dans la faveur de
leurs jugements, des esprits trs divers et trs opposs.
Ses contemporains les plus illustres ont tenu en
notable estime l'homme et le penseur. M. de Maistre a
consacr le dernier chapitre des Soires la rfutation
des illumins : Saint-Martin en emporte sa part, mais non
sans de grands loges. M. de Maistre, qui [3] connaissait
de prs ses uvres, le proclame le plus instruit, le plus
sage, le plus lgant des thosophes; et cette
apprciation si favorable n'est que justice : plus de
svrit et t une sorte d'ingratitude. Nous verrons,
dans la suite de cet essai, quel parti M. de Maistre a sutirer de l'tude qu'il a faite de Saint-Martin, et comment le
clbre crivain a mis en circulation plus d'une ide
originale et hardie, lgitime proprit du Philosophe
inconnu, mais en frappant ces ides l'empreinte d'un
talent plus fort, et les marquant pour la postrit d'une
prcision suprieure.
Mme de Stal fait de frquentes mentions de Saint-
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Martin dans son livre de l'Allemagne ; elle l'honore d'un
de ces jugements courts, mais significatifs, qui sont eux
seuls toute une gloire ; M. de Saint-Martin, dit-elle, a
des lueurs sublimes . M. Joubert, cette meplatonicienne, gotait les hautes aspirations du
thosophe, et il exprime sa sympathie d'une manire vive
et pittoresque, en disant que Saint-Martin a la tte dans
le ciel. Il est vrai qu'il ajoute que ce ciel est quelque peu
nbuleux. M. de Chateaubriand lui rend quelques
honneurs dans ses Mmoires.
La critique du dix-neuvime sicle n'a pas non plus,dans ses reprsentants les plus autoriss, mconnu
l'originalit de Saint-Martin, et l'lvation de sa pense.
M. Cousin, l'loquent historien des ides, et M. Sainte-
Beuve, ce critique si pntrant, ont donn tous deux droit
de cit au thosophe dans l'histoire de la philosophie
nationale.
[4] M Cousin, dans la revue des systmes
philosophiques au dix-huitime sicle, quil dfinit avec
une prcision lumineuse en quelques traits de sa plume
nergique et lgante, marque Saint-Martin une place
d'honneur dans le groupe des mystiques franais : Il est
juste, dit-il, de reconnatre que jamais le mysticisme n'a
eu en France un reprsentant plus complet, un interprte plus profond et plus loquent, et qui ait exerc plus
d'influence que Saint-Martin . On sait d'ailleurs quel juge
est M. Cousin en pareille matire. Personne n'a pntr
avec plus de grce et plus de force que lui dans le secret
de la pense mystique.
Recueillons enfin le tmoignage si prcieux de M.
Sainte-Beuve, dont la curiosit savante, et toujours en
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veil, n'est reste trangre aucune particularit de
notre littrature, ni un seul dtail de murs de la
socit franaise au dix-huitime sicle. On devine
aisment que, sduit par la singularit brillante desthories de Saint-Martin, il a fait srieuse connaissance,
presque amiti, avec le bon thosophe. Il le traite avec
une indulgence marque; il semble mme rechercher
l'occasion de revenir sur sa personne ou ses crits, et
dans ses parallles trs intressants de Saint-Martin avec
M. de Maistre et Bernardin de Saint-Pierre, le critique
affectueux dveloppe quelques ides d'une piquante justesse sur la manire hardie dont l'illumin jugeait la
rvolution et considrait la nature.
Nous ne parlerons ni des suffrages du roman qui, [5]
dans quelques uvres aventureuses, s'est servi plus
d'une fois du nom de Saint-Martin, ni des enthousiasmes
sincres que le thosophe a rencontrs au-del du Rhin.
Nous tenons les sympathies germaniques pour suspectes
en pareille matire. L'idalisme allemand s'est reconnu
dans plus d'une page de Saint-Martin, et cette
prdilection est encore du patriotisme.
Nous comprenons cette faveur de quelques nobles
esprits pour Saint-Martin : sa vie porte au plus haut degr
le caractre qui manque le plus aux existences variableset troubles de notre poque, l'unit. Une seule ide dans
son intelligence, Dieu ; un seul dsir dans son cur, Dieu
encore ; un acte permanent de prire, ce fut l tout Saint-
Martin. Qu'il se soit tromp sur des questions
fondamentales, nous serons les premiers le reconnatre,
dmontrer ses erreurs, relever ses contradictions ;
mais son erreur fut sincre : c'tait pour lui un autremoyen de trouver Dieu sa manire, et comme une
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forme nouvelle de son adoration.
Svres pour le systme, nous le montrerons assez,
nous serons indulgents pour l'homme qui fut bon et
simple. Ce sont aprs tout de nobles mes que celles qui,lasses de l'analyse et du doute, se rfugient dans l'extase,
et vont ainsi chercher le suicide de la raison, non dans
l'orgie des sens, mais dans l'ivresse du sentiment.
[6] Un mot sur les travaux spciaux dont Saint-Martin
a t l'objet. Le nombre en est trs restreint. En 1831, M.
Guttinguer a publi un petit recueil de penses choisies
dans les uvres de Saint-Martin, et particulirement dans
l'Homme de Dsir. Mais il s'est appliqu, dans le choix
qu'il a fait des morceaux, et dans la courte prface qu'on
lit en tte de l'opuscule, mettre en lumire le tour
religieux et chrtien de la pense de Saint-Martin, plutt
que le caractre philosophique de sa doctrine, le plus
original coup sr et le plus curieux. Saint-Martin, dans
ce petit livre, fait la figure d'un mystique trs orthodoxe,
ce qui est loin de la vrit. Il n'y a, pour s'en assurer,
qu' mettre en regard de cet opuscule les articles
distingus publis par M. Moreau, d'abord dans une
Revue, puis runis en volume. L'auteur s'y proccupe
peu prs exclusivement de la question thologique. Il juge
dans Saint-Martin moins le philosophe que l'hrtique ; ce point que son livre semble tre le commentaire habile
de la critique esquisse grands traits par M. de Maistre,
dans les dernires pages des Soires. Cette question a
son intrt, sans doute, mais elle ne dispense pas d'une
exposition gnrale de la doctrine, ni d'une critique
philosophique.
Nous citerons encore un article publi par M. Stourm,
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qui juge un peu trop Saint-Martin au point de vue des
proccupations contemporaines, cherchant le ct
pratique d'un systme qui parait peu susceptible
d'applications ; et, enfin, le rsum substantiel que [7] M.Bouchitt a donn de la doctrine du Philosophe inconnu,
dans le Dictionnaire des sciences philosophiques.
Qu'il nous soit permis de consigner ici l'expression de
nos sincres remerciements pour le concours si
bienveillant et si empress que nous n'avons cess de
trouver auprs de MM. Tournyer, Huret, E. Stourm, dans
les recherches difficiles que nous avons eu faire surcette matire trs obscure et peu explore.
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[9]
Premire partie
Chapitre I poque de Saint-Martin Delilluminisme au XVIIIe sicle
La superstition est la dernire foi des sicles
incrdules. Les ges du doute sont aussi ceux du
mysticisme. Tout branlement dans les convictions
religieuses ou philosophiques a pour raction ncessairel'excessif engouement pour ces folles doctrines
qu'engendrent l'imagination exalte et le sentiment sans
rgle. Il semble, par une loi fatale, que l'homme ne puisse
secouer le joug des croyances que pour retomber sous
celui des illusions.
On a dcrit souvent avec loquence l'tat des mes
au moment o parut dans le monde le mysticisme
alexandrin. Le dogmatisme des grandes coles de la
Grce tait tomb sous la critique subtile de Carnade.
nsidme avait port le dernier coup la philosophie,
en infirmant la raison dans ses principes les plus
incontestables, et renversant la thorie de la
dmonstration. La foi religieuse tait morte ; les coles
taient dsertes, les autels mpriss. [10] Ou le
scepticisme, ou un appel suprme des facults
inconnues, il fallait choisir. Si l'on voulait chapper au
doute, il fallait renouveler la philosophie par
l'enthousiasme. Ce fut l'uvre de Plotin. De l'excs du
scepticisme naquit un dogmatisme intemprant.
La mme cause amena, au dix-huitime sicle, deseffets semblables. On vit, encore une fois, l'esprit humain
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l'clairer.
Entre la religion discrdite et la socit sceptique, se
place, au dix-huitime sicle, une foule innombrable de
sectes d'illumins. Ce nom devient populaire alors : onn'en retrouve que peu de traces dans les ges antrieurs.
On attachait, en gnral, ce mot d'illuminisme, l'ide
d'une inspiration immdiate, d'une communication directe
avec les tres purement intellectuels, et d'une association
mystrieuse dans un but quelconque. L'association
secrte et l'inspiration, c'est l le double caractre qui
peut nous servir dfinir presque toutes les sectesd'illumins, si multiplies au dix-huitime sicle.
En Angleterre, peu de traces d'association, mais un
mysticisme presque populaire ; une vogue immense
acquise au clbre ministre anglican, William Law, qui
vulgarise par une version anglaise les ides de Boehm, et
dont les ouvrages personnels, empreints d'un asctisme
trs prononc, avaient un attrait tout particulier pour les
mes mystiques, comme on peut le voir par la
correspondance de Saint-Martin et de Kirchberger, o le
nom de l'crivain et l'loge de ses uvres reviennent
chaque instant. Nous citerons surtout deux livres, l'un,
l' Appel srieux la vie dvote; l'autre, l'Esprit de la
Prire.Il semble aussi qu'on se soit beaucoup proccup
cette poque, en Angleterre, de ce singulier phnomne,
vulgaire parmi les paysans de la principaut de Galles et
[12] ceux d'Ecosse, et si comme sous le nom de second
sight, seconde vue, cette anticipation merveilleuse de
l'esprit sur les sens ou sur l'avenir : phnomne bizarre
qui, en certaines circonstances bien constates, s'explique
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par d'tranges rencontres, jeux du hasard, ou par la
merveilleuse agilit de la pense, mais qui d'ordinaire
rpugne la science srieuse, et ne s'accommode gure
qu'aux spculations du charlatanisme ou aux libresfantaisies du roman. On sait quel parti Walter Scott, ce
merveilleux conteur, a su tirer de ce prjug populaire, et
comment ses intrigues sont souvent noues et dnoues
avec un art simple et charmant, laide de l'lment
fantastique qui prsente toujours un attrait passionn la
crdulit des enfants, lesprit si curieux d'motion des
femmes, et aux imaginations vives.Dans le voyage que fit Saint-Martin en Angleterre,
vers lanne 1787, on s'empressa de le conduire prs d'un
vieillard nomm Best, qui avait la proprit de citer
chacun, trs propos, des passages de l'criture, sans
qu'il vous et jamais connu. En voyant Saint-Martin, il
s'cria : Il a jet le monde derrire lui . Ce qui fit
grand plaisir l'illumin, dont la prtention constante
tait de n'tre pas de ce monde1.
Ainsi, dans ce mme pays, que l'on croirait alors
entirement livr aux influences de l'cole de Locke et
aux chos de la France incrdule, entre le monde des
universits, qui inclinait ouvertement au sensualisme, et
les hautes rgions sociales domines par le sarcasmeirrligieux de Bolingbroke et des libres penseurs (free
thinkers), [13] nous voyons subsister une tendance
marque vers ce mysticisme de l'imagination, qui n'est
qu'une spiritualit exagre. Ce spectacle est partout le
mme cette poque dans l'Europe philosophique : des
bords de la Tamise aux bords du Rhin, c'est une
1uvres posthumes, t. I, p. 8. [Mon Portrait, n 59].
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conspiration clandestine de l'illusion et de l'enthousiasme
contre la souverainet officielle de l'ironie et du doute.
En Sude, le fameux Swedenborg faisait secte et
runissait autour de lui un grand nombre d'initis. Sonautorit tait inoue, l'audace de ses rves illimite. Il
publiait dans ce sicle, qui tait celui de Voltaire, ses
ides tranges et ses visions fantastiques sur le Ciel et
l'Enfer, d'aprs ce qu'il avait vu et entendu , et son
curieux roman astronomique sur les Terres de l'Univers,
o il racontait son voyage dans les plantes et sa
conversation avec les esprits. Plusieurs coles de thurgiese fondrent aprs sa mort, selon les principes et les rites
mystrieux qu'il avait consacrs par tant de merveilles.
Sa secte rayonnait trs loin, dans le Nord surtout, en
Danemarck, en Allemagne. Nous retrouvons, dans la
correspondance thosophique de Kirchberger, le rcit trs
circonstanci et trs curieux d'un voyage que fit Lavater
Copenhague, o il fut initi aux mystres d'une loge trs
probablement fonde sur les principes de Swedenborg, et
o il assista, spectateur crdule, des scnes de
thaumaturgie, des rvlations de voix surnaturelles,
des apparitions de figures qui n'avaient rien d'humain. Au
seuil du cnacle, il fallait abdiquer son bon sens. L'cole
du Nord, comme l'appelle Kirchberger, subsista
longtemps, et il est supposer que l'imagination mystique
de Mme de Krdner a pu ds l'enfance s'y nourrir
d'illusions et de prodiges.
L'Allemagne est comme le sol natal et la patrie natu-
[14] relle de l'illuminisme. Eckart, Tauler, Ruysbrock,
Paracelse, au moyen ge ; la socit si longtemps
persistante des Rose-Croix, toutes ces doctrines et toutesces sectes, symptmes d'un illuminisme pour ainsi dire
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perptuel sur cette terre classique du rve, tout nous
porte croire que, dans ce courant d'ides mystiques qui
entranent une notable partie du dix-huitime sicle,
l'Allemagne ne devait pas rester en arrire. L'uvre deBoehm avait port ses fruits, et le dix-septime sicle
avait lgu la gnration suivante l'hritage de cette
thosophie, produit d'un orgueil monstrueux et d'une
extraordinaire candeur. Boehm avait donc gard, aprs
un sicle, son empire intact sur les mes mystiques,
surtout dans l'Allemagne mridionale, dans la Bavire,
dans le Tyrol, o l'on a toujours remarqu chez le peupleun got passionn pour le surnaturel.
Le cordonnier de Gorlitz avait l une cole dvoue ;
il se survivait dans des disciples plus instruits et plus
loquents que le matre. Citons d'abord M.
d'Eckartshausen, conseiller Munich, auteur d'un
opuscule, la Nue sur le Sanctuaire, et d'un grand
ouvrage sur la philosophie des Nombres. M.
d'Eckartshausen entretenait un commerce actif d'amiti
mystique avec Kirchberger, le correspondant de Saint-
Martin, qui se trouvait ainsi, du fond de la petite
rpublique de Berne, comme l'intermdiaire naturel entre
les mystiques d'Allemagne et ceux de France. Il faut
marquer aussi dans ce tableau sommaire la place du
clbre Franz Baader, auteur de commentaires
considrables sur les doctrines de Boehm et de Saint-
Martin, et qui semble plac sur la limite des deux sicles,
comme pour transmettre au sicle nouveau le dpt
intact de la thosophie.
N'oublions pas que ce fut aussi en Allemagne, au
centre [15] de l'Allemagne philosophique, Berlin, que lafameuse secte d'Avignon prit naissance. Le bibliothcaire
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libres penseurs qui semblaient avoir pris cur d'lever
glise contre glise, et d'accomplir dans la religieuse
Allemagne l'uvre de destruction que les encyclopdistes
avaient faite en France. Ils comprirent merveille quellepuissance rsidait dans l'association et le mystre, et,
adversaires dclars du mysticisme, ils lui empruntrent
le secret de sa victorieuse propagande. Ils s'affilirent
entre eux, et l'Allemagne entire parut bientt comme
enveloppe dans cet immense rseau de l'incrdulit
organise en socit secrte.
Le fameux libraire de Berlin Nicola tait le chef de laligue. Du fond du cabinet o se rdigeait la Bibliothque
germanique, il dominait tous les journaux et tous les
crivains, qu'intimidaient son immense influence et sa
verve satirique. La littrature et la critique taient lui
par la Gazette littraire d'Ina, par leJournal de Berlin et
par le Musum allemand. Nicola frappait de son sarcasme
inexorable tout ce qui, de prs ou de loin, offrait l'ombre
d'un mystre philosophique ou religieux ; et Kant, accus
lui-mme, dut tre fort surpris de voir traiter un jour sa
doctrine de superstitieuse. C'tait vraiment pousser un
peu loin l'horreur du mysticisme.
Ce que Nicola avait fait en Prusse, le clbre
Weishaupt, professeur de droit canon Ingolstadt, essayade le faire en Bavire, mais en constituant sa secte sur
des bases plus secrtes encore, et marquant son uvre
un but plus pratique. Les Nicolates ne portaient leurs
coups qu' la superstition, et l'on sait ce qu'ils
entendaient par l. La secte de Weishaupt avait une
porte plus politique : [17] il s'agissait pour elle de
dtruire les gouvernements. Cette socit prit le nom deL'Ordre des Illumins. On les appelait aussi les Invisibles,
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cause du mystre de leurs oprations. Leurs principes
taient ceux d'une sorte d'illuminisme humanitaire, qui
n'tait pas sans quelque analogie avec ce qu'on appelle
de nos jours le socialisme. Du reste, ils joignaient l'action la thorie, toujours prts mettre leur dogme en
pratique. Leur organisation, trs savante et trs
dtaille ; leur division en castes, celle des illumins
majeurs et des illumins mineurs ; leurs principes
d'autorit souveraine en haut et d'obissance absolue en
bas, tout faisait de la secte une sorte de gouvernement
occulte, trs redoutable pour le gouvernement officiel. Lalutte s'engagea bientt. Les illumins furent dissous,
perscuts, chasss de la Bavire en 1781 ; mais leur
pense subsista, et l'cole rvolutionnaire de l'Allemagne
semble en avoir recueilli l'hrdit mystrieuse.
Ces illumins ou illuminants n'avaient donc que le
nom et la pratique de l'association qui leur fussent
communs avec les sectes mystiques. Mais ils eurent sur le
dveloppement du mysticisme une influence considrable,
par contrecoup. L'Allemagne, d'abord intimide par les
excs du parti des lumires, vit natre et se former une
sainte ligue des dfenseurs du Christianisme violemment
menac. Il y avait sans doute de grandes diffrences dans
la manire dont ces nouveaux combattants entendaient le
mot d'ordre : pour les uns, c'tait un Christianisme
potique et rveur ; pour les autres, un Christianisme
philosophique. Pour les uns, la foi qu'ils proclamaient tait
toute de sentiment et d'instinct ; pour d'autres, c'tait un
dogme raisonn. Mais potes ou philosophes, rveurs ou
savants, ils admettaient le principe religieux, et cela seul
[18] faisait leur unit contre les Nicolates, qui lerpudiaient ouvertement. On se rassura peu peu, on se
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compta, et la ligue de la foi, puissamment organise
son tour, put combattre armes presque gales la ligue
de lincrdulit. Hamann, Herder, le pote de lhistoire,
Jacobi, le philosophe du sentiment, protestaient au nomde la philosophie et de lhistoire contre les conclusions
dune science ngative. Ce fut de ce courant dides
mystiques que devaient sortir Clment Brentano, ce
demi-fou et ce demi-pote, et Hoffmann reprsente avec
une navet presque sublime le mysticisme populaire, les
terreurs vagues de limagination, leffroi des
pressentiments sinistres, cette superstition du cur, etlinstinct de la fatalit.
La ligne de l'illuminisme chrtien avait son point
dappui Zurich. Lavater en tait le chef avou et public.
Certes, on ne pouvait dsirer au reprsentant le plus
autoris de la ligue nouvelle, ni des vertus plus douces, ni
un caractre plus aimable, ni une loquence plus
naturellement sympathique. Malheureusement, au lieu de
se tenir la simple vrit religieuse, la lettre de
l'vangile, Lavater glissa bientt sur la pente dangereuse
du mysticisme ; et de la thosophie la thurgie, il n'a
quun pas. Ce pas fut bientt franchi. Lavater en vint
mme, au dclin de sa vie, croire quil pouvait, par la
force de sa prire, s'identifier avec le Christ. Tous les
adeptes des sciences occultes l'enivraient de leurs
hommages, et l'cole de Zurich devenait insensiblement
une cole de thaumaturges.
Le pre Gasner, Cagliostro, Mesmer abritaient leurs
prodiges ou leurs jongleries sous le nom vnr du
matre. [19] Cette alliance prilleuse compromettait la
cause sainte laquelle Lavater avait consacr toute lapuissance de son talent si persuasif, et limmense
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popularit qui lui avait value son ingnieux systme sur
lart de connatre les hommes.
La Suisse semblait alors livre au mysticisme :
Zurich, Lavater et ses disciples ; Genve, Dutoit et sesadeptes ; Berne Kirchberger, membre du conseil
souverain de la rpublique, et thosophe trs ardent.
Esprit clair, cur honnte, imagination prise du
surnaturel, Kirchberger, dont la jeunesse avait t
honore par lamiti de Rousseau, n'pargnait ni son
temps, ni sa fortune pour lavancement de luvre. Sa
correspondance avec Saint-Martin, dont il se dclarait lefervent disciple, nous a t conserve par la pit des
adeptes, et nous offre un trs vif intrt, en nous
permettant de suivre pendant sept annes lhistoire
intime de ces deux mystiques, et dpier ainsi la pense
secrte de la thosophie dans toute son ingniosit.
Kirchberger inclinant toujours par la pente naturelle de
son esprit vers le merveilleux externe ; Saint-Martin le
retenant sur la pente et le rappelant laustre doctrine
des voies intrieures. Un intrt nouveau semble sajouter
cette correspondance, quand on note la date. Cest
durant les plus terribles annes de lpoque
rvolutionnaire, de 1792 1799, que ces deux mes
calmes, ces deux vrais sages, dgags du monde, et
comme retirs dans la paix intrieure, loin du tumulte des
ides nouvelles et des sanglantes batailles dont le monde
entier retentit encore, sentretenaient des mystres du
ciel, des enseignements secrets de la parole divine et des
sublimes esprances de lhomme rgnr. Noble
exemple de fermet dme. On peut sourire de [20] ce
mysticisme naf qui dbat le grand uvre au milieu decette crise d'o allait sortir avec un autre sicle un monde
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nouveau ; mais, malgr tout, on admire, on est mu.
Ainsi, en Suisse comme en Allemagne, nous trouvons
au dix-huitime sicle une grande effervescence d'ides
mystiques. Mais qu'est-ce que cela auprs du spectacleque nous offre la mme poque la France ? Il semble
que la France soit alors le rendez-vous gnral de tous les
mystiques, et qu'il y ait partout comme une mulation
d'illusion, de duperie et d'aveuglement. Jamais, et nulle
part, les jongleries ne russirent mieux qu' Paris, cette
poque ; jamais, et nulle part, un entranement plus
incroyable, un plus violent vertige, une fascination pluscomplte.
Paris incrdule, Paris sceptique, avait assist avec
une avide curiosit dans la premire moiti du sicle aux
spectacles hideux du cimetire Saint-Mdard. L'uvre des
convulsions se propageait comme une pidmie, et ce
scandale, qui aurait d n'tre qu'une affaire de police,
tait devenu presque une affaire d'tat et d'glise sous le
rgne de Louis XV. C'tait piti de voir tomber le
jansnisme si bas, jusqu' cet incroyable charlatanisme
des miracles en plein vent, et de ces convulsions
pouvantables, o l'pilepsie avait certes une part plus
grande que la dvotion. Les bguins commenaient
paratre dans le midi de la France, comme pour faire suiteaux camisards des Cvennes, et le prophte Elie tait
attendu dans plusieurs sectes voues des dvotions
tranges et des crmonies nocturnes qui rappelaient
assez bien l'image du sabbat et les terribles lgendes du
moyen ge. Avignon s'tonnait de recevoir ces htes
inattendus que l'ordre du Ciel leur envoyait, l'abb
Pernetty, Grabianka, ces chercheurs [21] intrpides dugrand uvre. Un besoin fivreux dmotions, dans ce
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sicle frivole et blas, prparait partout un facile accs
ces dlires et ces folies.
Plus secrte dans son but comme dans ses moyens,
la franc-maonnerie continuait partout son active etsourde propagande, minant le sol sur lequel s'appuyait
lEglise, en attaquant le dogme, et les bases sur lesquelles
reposaient les trnes, en prconisant l'galit. Elle
tablissait des loges dans toutes les grandes villes de
France, et dominait par une sorte d'pouvante l'opinion
publique, qui s'effraie toujours des sectes mystrieuses et
des institutions qui gardent leur secret. Elle frappait lesimaginations par l'appareil fantastique des preuves
rserves aux initis, et dont on racontait avidement les
terreurs, et l'on apprenait avec un tonnement
respectueux que des rois comme Frdric II de Prusse,
que des princes comme le duc d'Orlans s'taient fait l'un
et l'autre initier, l'un croyant peut-tre qu'il dsarmerait
plus aisment la secte en y entrant lui-mme ; l'autre
cherchant sans doute dans son initiation un moyen
infaillible de frapper l'opinion, et prtendant ainsi ce rle
de popularit effrne qui devait aboutir un si tragique
dnouement. La franc-maonnerie comprenait, d'ailleurs,
beaucoup de sectes diffrentes, et, comme toutes les
religions, elle avait ses hrsies : ctait, selon
l'expression du fameux mathmaticien Lagrange, une
religion avorte.
Cependant, les prodiges se multipliaient. On se
croyait chaque jour la veille de dcouvrir le grand
uvre. Le miracle se mettait la mode. La philosophie
avait abus de lanalyse ; le besoin de croire se faisait
jour de toutes parts avec une vivacit trange etnouvelle. On s'aventurait vers linconnu, lueur errante du
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sentiment. Limagination [22] en dlire protestait contre
la philosophie des encyclopdistes. Pour la raison,
devenue sceptique, rien ne paraissait plus ni impossible ni
absurde. Le fameux comte de Saint-Germain racontait, la cour de Louis XV, les phases merveilleuses de sa
mtempsychose sculaire. On faisait de l'or au faubourg
Saint-Marceau. La cause occulte devenait le but
mystrieux des mes inquites et des imaginations
dsuvres. Il ne s'agissait plus que de s'emparer de
cette cause et de l'appliquer, au gr de sa fantaisie, au
gouvernement des forces de l'univers. C'tait l leproblme.
On le crut rsolu quand Mesmer parut. Pour le coup,
la crdulit fit d'abord la loi la science. La science
s'tonna, hsita, attendit. Le sarcasme lui-mme, l'esprit
du sicle fit silence quelque temps autour du baquet de
Mesmer, prs duquel on disait tout bas que Marie-
Antoinette tait venue s'asseoir elle-mme, tremblante
sous son dguisement, en prenant la mystique baguette
de fer. Ce fut un succs d'enthousiasme. Mesmer avait
dcouvert l'lment simple, l'agent universel ; en le
dirigeant, il gurirait tous les maux ; la vie ne finirait
plus : le grand uvre tait trouv. En vain la mdecine,
revenue de sa stupeur, condamnait officiellement
l'audacieux novateur. Mesmer s'entourait de cent lves,
livrait son secret pour cent mille cus, et un secret si bien
pay ne pouvait pas avoir tort, en dpit de la Facult.
Et dj Mesmer tait dpass. On parlait avec
tonnement des scnes nouvelles dont la terre de
Busancy tait le thtre ; on disait les` prodiges du
somnambulisme. M. de Puysgur interrogeait le sommeil,et le sommeil rpondait avec une surprenante lucidit, il
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consultait l'ignorance, et l'ignorance indiquait les remdes
en dcrivant [23] les maladies. On allait ainsi
laventure ; on marchait dans le pays des chimres, sous
la conduite dun prophte endormi, et le Dieu nouveaurvlait ses oracles sous la forme dun rve, excellente
garantie.
La vogue tait partout au magntisme. Les adeptes
se rpandraient par toute la France, annonant la bonne
nouvelle et fondant des coles miraculeuses. On ne parlait
que des merveilles de la volont et de la sympathie, ces
deux mobiles du nouvel agent. Les socits d'harmonie,comme elles sappelaient alors, se fondaient Bayonne,
Bordeaux, Lyon, Malte, et jusque dans les colonies,
jusqu Saint-Domingue. Les femmes surtout taient
d'ardentes proslytes ; elles firent en perfection la
propagande de lenthousiasme. On devait s'y attendre,
puisqu'il y avait dans la doctrine nouvelle du mystre et
de l'effroi.
Il fallut, pour faire trve au succs, que Cagliostro
part. Ctait un inconnu. Qu'importe ? Il faisait des
miracles. Ses moyens d'existence, son origine, taient
autant dnigmes ; mais il vivait dans toutes les
splendeurs dun luxe inou. Il agissait sur les yeux avant
d'agir sur limagination. Ce luxe, comme il arrive, lacrdulit le payait et sen merveillait. La prestigieuse
beaut de sa femme, Lorenza Feliciani, aidait au charme.
Le thaumaturge ne se bornait point la gurison des
maladies ; il ninvoquait pas seulement l'agent universel :
il voquait les morts et dictait ses disciples fascins les
oracles dune religion nouvelle. Il interroge la mort ; il
devine lavenir. On lui btit des sanctuaires splendides. A
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Lyon, comme nous lapprend Kirchberger, dans sa
correspondance, le temple avait cot 130,000 francs,
somme considrable pour le temps, aux malheureux
adeptes qui, [24] dans le fol espoir d'y voir desmerveilles,:avaient consacr leur argent cette foi nave
des nouveaux cultes, ruineux pour les fidles, s'ils sont
lucratifs pour les prophtes, Mais tout passe, mme les
faux dieux ; car c'est un caractre de ce sicle que
l'engouement ne durait gure, et que, comme il tait
venu sans motif, il s'en allait de mme. Le sarcasme
brisait vite les idoles de la crdulit. Il y avait del'enthousiasme d'abord, de l'indiffrence bientt, et, pour
finir, de l'ironie, L'uvre des convulsions, Cagliostro,
Mesmer, tombrent par la mme cause qui les avait
levs, le got excessif des nouveauts. Quand la
merveille n'tait plus nouvelle, on la raillait, et l'on passait
une autre, comme un enfant qui, riche d'un jouet
nouveau, brise celui de la veille. Les vieillards sont
comme les enfants : il fallait tout prix amuser cette
socit vieillie.
Loin du bruit qui se faisait autour des coles de
thaumaturges, quelques sectes mystiques se
propageaient dans l'ombre et le silence. La thosophie,
cette religion du sens individuel, cette philosophie de
l'inspiration, attirait elle, dans la vaste ruine des
croyances, des mes srieuses et contemplatives. Boehm
commenait tre connu en France par quelques
traductions dues l'migration calviniste. Il y a une
affinit naturelle entre la doctrine protestante, qui
prconise la libert du sens individuel dans l'interprtation
des saints livres, et la thosophie, qui nie l'autorit del'Eglise au profit de l'inspiration de chacun. Un protestant
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nomm Poiret avait ajout aux traductions du tnbreux
mystique des commentaires aussi tnbreux que la
doctrine elle-mme, et qui ont tous les caractres du
genre.Un autre illumin, Muralt, se fait quelques partisans,
[25] vers le milieu du sicle avec son livre sur l'Institut
divin et ses Lettres fanatiques. Il y prtend qu'une
nouvelle re est proche, o le Christ va faire un second
avnement sur la terre, pour accomplir une rgnration
complte, en fondant une autre religion. Il faut se
prparer au grand uvre, mais pour cela, il faut laisser lles moyens ordinaires, le savoir, la discussion, le
raisonnement. Ce sont autant d'armes trempes dans la
malice diabolique, et qui tuent ceux qui les emploient.
Pour trouver la vrit, il faut rentrer en soi et prter
attention la voix intrieure. L'instinct divin, voil le
mystrieux organe qui nous met en communication
directe avec Dieu, dans le sanctuaire de l'me recueillie.
Muralt semble tre le prcurseur des Martinistes. Enfin le
quitisme condamn, mais non ananti, continuait
rallier quelques mes ardentes et quelques pits
sensuelles. Mme Guyon avait encore de fervents disciples,
et Saint-Martin, dans sa correspondance, nous ouvre
l'intrieur d'une maison mystique, o l'on se nourrissait
exclusivement de cette dvotion malsaine.
C'est dans la seconde moiti du dix-huitime sicle,
vers 1768, que nous voyons apparatre Paris la secte
des Martinistes. Une confusion trs naturelle de nom et
dorigine a fait attribuer souvent Saint-Martin la
fondation de cette cole. Il suffit d'tre au courant des
ides du Philosophe inconnu pour s'apercevoir de l'erreur.Il y a eu deux coles successives et distinctes de
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Martinistes : la premire en date tait spcialement voue
aux uvres violentes de la thurgie ; elle se mettait en
communication avec les esprits. Saint-Martin tait le fils
de cette cole thurgique, mais fils dissident ; il dclaraithautement sa prfrence pour les voies intimes et
secrtes. Aux pratiques [26] miraculeuses, il prfrait le
mysticisme de lextase. Le vritable fondateur et le chef
de la secte des Martinistes, cest le matre de Saint-
Martin, un juif portugais, savant dans la Kabbale, et
ramen, dit-on, par la Kabbale au Christianisme. Martinez
Pasqualis. Les documents les plus authentiques que nousayons pu consulter sur cet trange docteur en thurgie
sont les crits mmes de Saint-Martin et sa
correspondance. Le peu que nous savons ainsi de sa
doctrine nous semble tre un mlange assez confus o le
Gnosticisme, la Kabbale et le Christianisme entrent
doses gales. Martinez prtendait avoir reu sa doctrine
par tradition ; son enseignement tait secret. Il s'occupait
beaucoup, comme il rsulte d'une lettre prcieuse de
Saint-Martin (25 aot 1792), de classer les puissances et
les agents intermdiaires. Il dterminait la hirarchie des
vertus clestes et des tres surnaturels, tentative si
souvent et si follement poursuivie par les docteurs de la
Gnose et de la Kabbale. Il enseignait que le but final de la
cration de l'homme tait d'oprer la rsipiscence de
l'tre pervers ; mais il indiquait pour cela dtranges
procds, auxquels n'aurait sans doute pas souscrit
Origne, l'auteur de cette illustre erreur.
La spcialit de son cole, nous l'avons dit, c'tait la
thurgie, c'est--dire l'opration d'uvres surnaturelles,
comme la communication relle et directe avec lespuissances. Saint-Martin nous apprend dans sa
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correspondance (12 juillet 1792) que Pasqualis avait
des vertus trs actives . Ailleurs, il confie son ami
que dans cette cole, les communications de tout genre
taient frquentes ; que les manifestations ou signes dela prsence du rparateur taient visibles ; quon y tait
prpar par des initiations ; mais que le danger de ces
initiations [27] tant de livrer lhomme des esprits
violents, il ne peut rpondre que les formes qui se
communiquaient lui ne fussent pas des formes
demprunt .
Il y avait dans la secte des rites mystrieux, etdiffrents degrs d'initiation. Les initis suprieurs
prenaient le titre hbreu de cohen (prtres). Ils
s'organisaient en loges. Il semble que la propagande
martiniste russissait surtout dans le midi de la France,
car les loges principales taient Bordeaux, Lyon,
Marseille.
Les destines de la secte semblent avoir t assez
errantes ; elle courait la province depuis 1754 environ,
avec ses formules et ses appareils, la suite de Martinez.
En 1768, le matre se rendit Paris, puis Lyon, et
pendant une dizaine d'annes, il parait avoir partag son
existence entre ces deux villes. A Lyon, il organisa un
enseignement secret o Saint-Martin parut avec honneur.Les uvres posthumes nous ont conserv quelques
fragments des leons qu'il fit alors. A Paris, des hommes
distingus, comme M. d'Hauterive, l'abb Fournier et le
clbre mystique Cazotte, se firent affilier la secte. Des
femmes aussi y furent inities. Mme de la Croix joua dans
l'cole un certain rle. L'esprit l'honore certaines heures
de ses visites secrtes, et la comble de ses ravissements.Elle reprsente dans la secte la sensualit du mysticisme.
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Aprs le dpart de Martinez, et sa mort Saint-
Domingue, en 17791, l'cole se fondit Paris, dit M.
Gence, biographe consciencieux de Saint-Martin, dans la
secte des Grands Profs, ou dans celle des Philalthes,professant en apparence la doctrine de Martinez et celle
de Swedenborg, mais cherchant moins la vrit que le
grand uvre. Il nen fut plus question. Lcole de Saint-
Martin fit oublier celle de son matre, et, sil y eut des
Martinistes [28] aprs 1790, en France ; s'il y en a
encore, comme on nous l'assure, dans l'Allemagne et
dans la Russie, chez les peuples du Nord, dontl'imagination rveuse est une conqute assure pour
toutes les doctrines illusoires qui jouent avec les mystres
du monde invisible, il est fort prsumer que ce sont
autant de disciples du Philosophe inconnu.
Nous n'avons pas cru qu'il ft inutile de tracer cette
esquisse rapide de l'illuminisme aux dix-huitime sicle.
Elle nous permet de replacer sous son vritable jour la
figure de Saint-Martin. Dans ce milieu du mysticisme, qui
est son lment naturel, bien des contradictions
disparaissent, beaucoup d'obscurits s'clairent. Isol de
son cadre, Saint-Martin nous tonne. Les choses
reprennent leur proportion naturelle et leur juste mesure,
quand on voit de combien de sources diffrentes
s'panche alors la pense mystique au sein mme de
l'incrdulit. Non, Saint-Martin n'est pas ce qu'il
semblerait tre d'abord, un accident inexplicable dans
l'histoire des ides, un phnomne solitaire dans le
dernier sicle. Sa voie lui tait trace ; son auditoire
1 [Martins de Pasqually est dcd le 20 septembre 1774. On retrouve lamme date de 1779 chez Matter. Est-ce que la source de lun comme delautre ne serait pas tout simplement Gence ? NDE]
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prpar. Des mes inquites taient, de toutes parts, en
qute d'une foi nouvelle. Le sicle tait habitu aux
messies ; Saint-Martin vient donner la philosophie
occulte sa dernire et sa plus haute expression, sa formela plus complte. Il ferme le cycle des illumins par des
uvres qui portent l'empreinte dcisive d'un esprit
puissant et d'un incontestable talent d'crivain. A ce
double titre, il mrite notre plus srieuse attention. Il
rsume toutes les tendances mystiques dans une
tentative dsespre de systme ; il choue, mais c'est
parfois avec un clat qui simule la lumire, avec unevigueur qui imite presque le gnie.
[29] L'tude que nous allons faire porte donc avec
elle sa moralit. Puisse-t-elle, par le spectacle de l'effort
hardi, mais infructueux de Saint-Martin, dcourager ces
esprits ardents et drgls qui seraient tents de jeter
leur raison, leur imagination, leur talent peut-tre, leur
bon sens coup sr dans cet abme sans fond de la
thosophie ! Qu'espre-t-on trouver encore aprs les
gnostiques, aprs la Kabbale, aprs Paracelse, Van
Helmont, Boehm, Swedenborg, Saint-Martin, aprs tous
ces illumins, ces enthousiastes, ces prophtes qui ont
pass leur vie attendre une inspiration dont l'heure n'est
jamais venue pour eux, dont l'heure ne viendra jamais ?
Il y a des maladies dont la mdecine moderne a purg le
sang de l'humanit, et dont la secrte contagion semble
s'tre arrte pour toujours. La saine philosophie ne
pourrait-elle pas accomplir dans la rgion des ides la
mme uvre bienfaisante, oprer les mmes gurisons ?
A quoi servirait la science, si elle ne savait pas gurir une
seule me malade, fortifier une seule me faible, dissiperles vertiges, clairer les illusions ?
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Nous ayons vu paratre de nos jours un mysticisme
d'une nouvelle espce avec les coles de Saint-Simon et
de Fourier ; ces aptres de la socit future n'ont rien de
commun avec les mystiques des autres sicles, que lasolennit de l'accent prophtique et la hardiesse de leurs
prtendues rvlations. Les diffrences se marquent
assez d'elles-mmes. Ce n'est plus du ciel que ces
nouveaux illumins reoivent la lumire ; ils n'adorent
plus le Dieu inconnu que cherchaient dans l'inquitude de
leur me ces gnostiques modernes, Boehm, Swedenborg,
Saint-Martin. Leur unique dieu, c'est l'homme ; leur autel,c'est la matire ; leur culte, la volupt.
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Chapitre II tude sur la vie et le caractre deSaint-Martin
La vie de Saint-Martin est curieuse tudier dans les
mouvements intimes de sa pense et dans les lanssecrets de son cur. Elle prte une srieuse analyse ;
mais, coup sr, elle djoue la curiosit frivole qui ne
recherche que les motions, et que semblerait autoriser
ce nom d'illumin. Elle n'emprunte pas son intrt ces
mystiques terreurs dont les lgendes du moyen-ge
entouraient la figure des inspirs de ce temps-l, des
magiciens. Saint-Martin n'a rien de commun avec le
docteur Faust, et aucun Mphistophls ne vient nouer et
dnouer autour de lui la trame miraculeuse de la fatalit.
Nous n'avons pas trouv autre chose, dans cette
existence voue la mditation, que des vnements
d'ides. Un livre de Boehm comptera plus dans la
destine du thosophe que la rvolution. Il faut en
prendre son parti. La psychologie peut y gagner ce que le
roman y perdra.
Saint-Martin nous fait assister au spectacle de sa vie
intime, dans une srie de fragments runis en 1807 dans
les uvres posthumes. Cette tude consciencieuse, faite
par l'crivain sur lui-mme, pourra nous servir dfinir
[32] les traits distinctifs des thosophes. Nous saisironslilluminisme dans un de ses types les plus fidles et les
plus complets : cest la toute la prtention, ce sera tout
lintrt de ce travail prliminaire.
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I.
N Amboise, d'une famille noble, le 18 janvier
1743, son enfance fut prive des soins de sa mre, qui
mourut peu de temps aprs lui avoir donn le jour. Mais
la seconde femme de son pre veilla pieusement sur ses
premires annes. C'est elle, dit-il, dans le Portrait
historique, que je dois peut-tre tout mon bonheur,
puisque c'est elle qui m'a donn les premiers lments de
cette ducation douce, attentive et pieuse, qui m'a fait
aimer de Dieu et des hommes 1. Son enfance mditative
se nourrit de livres srieux, comme d'un aliment naturel :
au collge de Pontlevoy, o on le mitde bonne heure, il
fit rencontre du livre d'Abbadie, l'Art de se connatre soi-
mme, si plein de mysticit et d'onction. Cette heure fut
dcisive dans l'histoire de sa pense. Il en gardera un
ternel souvenir. Il venait de reconnatre dans ce livre son
got secret, son dsir encore vague, sa vocation. Chacun
de nous a ainsi dans sa vie une heure o sa destine sedtermine, o les aspirations de son enfance inquite se
fixent dans un plan arrt, o le dsir devient une ide, le
rve un but. Heureux ceux qui peuvent l'atteindre !
Aprs tre sorti du collge et avoir achev ses tudes
de droit (il avait vingt-deux ans alors), il fallut prendre
une carrire. Ses parents l'avaient destin au barreau,
[33] mais la robe lui inspirait une rpugnance invincible.Le bruit de la chicane n'allait pas cette candeur d'enfant
ni cette imagination prise des rves mystiques. Sa
tendance intellectuelle se confirmait par la lecture des
livres impies. Ds l'ge de dix-huit ans, il avait lu
plusieurs des philosophes la mode ; l'indignation l'avait
saisi, il s'tait cri : Il y a un Dieu, jai une me, il ne
1 [Mon Portrait, n 111 NDE].
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faut rien de plus pour tre sage 1. Tout jeune encore, il
ne pouvait se persuader, nous dit-il, que les hommes
qui connaissaient les douceurs de la raison et de l'esprit
pussent s'occuper un instant de la matire 2.
Le duc de Choiseul, qui connaissait sa famille, le fit
entrer, en qualit d'officier, au rgiment de Foix, alors en
garnison Bordeaux. Ce fut l qu'il fit connaissance avec
le juif Martinez Pasqualis, et qu'il fut initi aux mystres
de la secte. Mais l'art cabalistique et la thurgie ne
satisfaisaient que mdiocrement cette me impatiente de
Dieu. Comment, matre, disait-il, il faut tout cela pour le
bon Dieu ? Et la preuve que tout cela n'tait que du
remplacement, c'est que le matre lui rpondait : il faut
bien se contenter de ce que l'on a 3.
Saint-Martin s'tonne, et bon droit, de tous ces
intermdiaires, de tous ces obstacles plutt, qu'une
science prilleuse lve entre l'me et Dieu : un instinct
secret le dtourne des fascinations de la thurgie et
l'attire vers les voies intimes. Il semble
,
cependant,malgr cette rpugnance [34] dj prononce pour
l'uvre miraculeuse, qu'il ait subi assez profondment
l'influence de Martinez : dans les premiers ouvrages qu'il
publia, on retrouve des allusion frquentes une doctrine
secrte dont il craint de dvoiler le mystre : il s'excuse
sur les engagements auxquels il est vou sous la foi des
serments ; il appartient encore l'cole de son matre ;plus tard, il s'en dgage dans une certaine mesure ; il
largit le sanctuaire. Ses derniers ouvrages portent la
marque d'une inspiration plus personnelle et d'une
mthode plus libre.
A Lyon, o la secte de Martinez avait une loge, Saint-
1uvres posthumes, t. I, p. 5.2uvres posthumes, t. I, p. 127.3Correspondance de Saint-Martin avec Kirchberger, 12 juillet 1792.
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Martin demeura quelques annes, professant ses
principes dans une srie de leons dont les fragments
composent le second volume des uvres posthumes. Il
s'occupait beaucoup, tout en crivant le livre des Erreurs
et de la Vrit, du mouvement des ides mystiques ; il
tudiait Swedenborg. Mais, toujours dfiant l'gard desmanifestations sensibles, il reprochait ce mystique,
d'avoir plus de ce qu'il appelle la science des mes que de
la science des esprits. La doctrine de Swedenborg ne lui
semblait pas tre assez tourne vers l'intellectuel et
l'interne. C'est la mme poque qu'il s'occupa avec
quelque suite des phnomnes du somnambulisme
magntique. Il croyait la ralit de ces phnomnes,
mais il les attribuait des vertus d'un ordre infrieur.
D'ailleurs, il avait des prventions assez vives contre
Mesmer, et dplorait que des manifestations semblables
fussent au pouvoir d'un homme dnu des principes du
spiritualisme1. Il inclinait aussi ajouter foi dans la
science de Cagliostro [35] mprisant l'homme, mais
frapp, tonn des prodiges. Pour lui, il rentrait de plus
en plus dans le systme des voies intimes.
Retir dfinitivement du service, et livr uniquement
ses tudes de prdilection, il vint s'tablir Paris, o il
passait sa vie dans la recherche des secrets divins.
L'tude de la philosophie mystique des nombres l'amena
une liaison avec Lalande ; mais cette liaison n'alla pasloin. L'un partait d'un mysticisme exalt, l'autre de
l'athisme. C'et t merveille s'ils se fussent rencontrs.
Ajoutons que Saint-Martin se trompait trangement
quand il s'imaginait pouvoir ramener un gomtre ses
ides, au moyen de sa thologie numrique. Nous ne
nous tonnons pas de le voir, dans ses Penses
1uvres posthumes, t. 1, p. 251
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dtaches, se plaindre, non sans amertume, de la
prsomptueuse lgret de Lalande, qui ne voulut pas
considrer un instant son premier thorme mystique sur
les rvlations des nombres1.
Aurait-il eu plus de succs auprs de Voltaire, le roi
de l'poque ? Nous en doutons fort. Saint-Martin regrette
que le marchal de Richelieu n'ait pu, comme il lui en
avait fait la promesse, le mettre en rapport avec l'illustre
vieillard2. Voltaire mourut dans la quinzaine. Qu'aurait pu
gagner l'illumin une pareille entrevue ? Un sarcasme
immortel peut-tre. Au reste; nous ne trouvons dans les
uvres de Voltaire que deux passages qui aient trait
notre thosophe. Le premier se rencontre dans une lettre
adresse au marchal de Richelieu, la date du 15
octobre 1776. M. De la Vie, qui m'est venu voir, m'a
[36] parl de ce livre intitul : Des Erreurs et de la Vrit,
que vous avez lu tout entier. Je ne le connais pas, mais
s'il est bon, il doit contenir cinquante volumes in-folio
pour la premire partie, et une demi-page pour la
seconde . Quelques jours aprs, le 22 octobre, Voltaire a
lu l'ouvrage, et dans une lettre adresse d'Alembert, il
le juge, ou plutt le raille en quelques mots, qui sont
comme une sentence un peu sommaire de mpris.
Rousseau attirait tout spcialement Saint-Martin. Un
des regrets de sa vie tait de ne l'avoir pas connu. Il
croyait avoir avec lui des analogies nombreuses decaractre et de destine. A la lecture des Confessions
de Jean-Jacques, dit-il, j'ai t frapp de toutes les
ressemblances que je me suis trouves avec lui, tant dans
nos manires empruntes avec les femmes que dans
notre got, tenant la fois de la raison et de l'enfance, et
1uvres posthumes, t. 1, p. 19.2uvres posthumes, t. 1, p. 19.
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dans la facilit avec laquelle on nous a jugs stupides
dans le monde, quand nous n'avions pas une entire
libert de nous dvelopper. Mais Rousseau tait
meilleur que moi : je l'ai reconnu sans difficult. Il tendait
au bien par le cur ; j'y tendais par l'esprit, les lumires
et les connaissances 1.
Aprs quelques excursions mystiques en Angleterre,
o il connut le clbre William Law, en Italie, avec le
prince Galitzin, en Allemagne enfin2, il revint en France, et
se fixa quelque temps Strasbourg. C'est l que son
ducation thosophique se complta par une merveilleuse
dcouverte. La moiti de l'horizon cleste tait encore
voile ses yeux. La lumire se fit, quand un jour son
[37] amie Mme Boechlin lui traduisit une page de Boehm.
Ce fut une date mmorable, le plus grand vnement de
sa vie. Il avait prs de cinquante ans alors, ce qui ne
l'empcha pas de se livrer avec une sorte de passion
l'tude de la langue allemande, pour tudier dans le texte
mme le grand mystique. C'tait en 1791, et, certes,
l'Aurore naissante, ou les Trois Principes, occupait l'esprit
de Saint-Martin plus que le drame de la Rvolution,
toujours croissant en intrt passionn et en terreur. Il
reconnaissait vaguement dans Boehm la tendance de son
propre mysticisme, un essai dsespr pour concilier
l'ide chrtienne avec le panthisme confus des
thosophies orientales, altres par les traditions dumoyen-ge.
L'anne suivante lui amena la faveur d'une amiti
prcieuse, celle de Kirchberger, baron de Liebisdorf, qui
entretint avec lui pendant sept annes un commerce
mystique de lettres o les plus dlicats problmes de la
1uvres posthumes, t. 1, p. 9 et 59. [Mon Portrait, n 60 n 423].2 [Il ne semble pas que Saint-Martin soit all en Allemagne].
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thosophie sont abords, sinon rsolus. Nous en ferons
notre profit. On comprend la srieuse importance que
nous donnons ces lettres intimes. Les mystiques, on le
sait, ne livrent le dernier secret de leur pense qu'aux
initis, et laissent volontiers l'auditoire profane au
vestibule du temple. Avec Kirchberger, nous entrons aufond du sanctuaire. Nous verrons si le voile mystique en
tombant nous rvlera quelque vrit inconnue, et si l'on
ne peut pas dire, en gnral, que l'ide qui se cache avec
tant de soin ne fuit la lumire que parce qu'elle la
redoute.
Pendant que ce commerce paisible se tenait entre les
deux illumins, la Rvolution poursuivait son cours.
Tandis que tout s'branle, il est curieux de contempler
l'me impassible de Saint-Martin. Il ne sortit pas un
instant du rle qui convenait son caractre mystique. Ni
trouble [38] ni passion, ni colre ; des jugements calmes,
limpartialit et le sang-froid conservs dans le tumulte ;
lillumin s'efforant, travers les ruines, d'apercevoir un
coin du ciel et de lire les dcrets divins jusque dans le
sang des victimes. Il ne condamne pas, il interprte ; il ne
maudit pas, il juge ; il est svre, mais pour tous les
partis. Patricien de naissance, religieux d'instinct et de
raison, il fait aux nobles et aux prtres la part de leurs
erreurs, de leurs aveuglements, de leur expiation
ncessaire ; mais il n'est pas dupe de ces principes defraternit et de libert nouvelles qu'un peuple proclame
une pique la main. Il a des sentences svres pour
fltrir les excs du peuple, comme il a su trouver de
nobles paroles pour condamner un patriciat dgnr et
un clerg amolli. Dieu a voulu, dit-il, que je visse tout
sur la terre ; j'y avais vu longtemps l'abus de la puissance
des grands ; il fallait bien que j'y visse ensuite l'abus de la
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puissance des petits 1. C'est l le ton habituel de ses
jugements, simple et ferme.
Il avoue que plus d'une fois il a t dans une
perplexit profonde, en considrant le sort de tant de
personnes qui ont eu l'air d'tre comme abandonnes de
la Providence2. Mais comme j'ai cru, dit-il, la main de
Dieu dans notre rvolution, je puis bien croire galement
qu'il est peut-tre ncessaire qu'il y ait des victimes
d'expiation . Ces penses si profondment empreintes
du sentiment de la Providence, ce dogme austre de la
ncessit du sacrifice, Saint-Martin les reprendra plus tard
pour les [39] dvelopper dans sa Lettre un ami sur la
Rvolution, que nous aurons juger ailleurs. Nous ne
nous occuperons, ici, que de prciser son rle et de
dessiner en quelques traits son attitude pendant la
Rvolution. Cette attitude fut celle de la dignit, dans le
trouble public, de la fermet dans la terreur de tous, du
calme des sens et de lme dans la tempte.
Noble et chevalier de Saint-Louis
3
, il n'migra pas : ilacquitta fidlement sa dette la patrie, en remplissant
tous ses devoirs de citoyen. Lui-mme nous apprend qu'il
montait sa dernire garde en l'an II au Temple, o tait
alors dtenu le fils infortun de Louis XVI. Trois ans
auparavant, l'Assemble nationale l'avait compris sur la
liste des candidats proposs pour le choix d'un
gouverneur du dauphin ; la liste comprenait avec sonnom, celui de Berquin, de Sieys, de Condorcet et de
Bernardin de Saint-Pierre. L'ide d'un tel choix, disait-il
plus tard, n'avait pu venir que de quelqu'un qui ignorait
combien j'tais peu propre cet emploi . On le voit,
l'occasion, Saint-Martin savait se rendre justice.
1uvres posthumes, t. 1, p. 113. [Mon Portrait, n 973. NDE].2Ibid., p. 87. [Mon Portrait, n670. NDE].3 [Saint-Martin na jamais reu cette distinction ! NDE]
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Proscrit quelque temps de Paris, en sa qualit de
noble, il fut charg par les autorits de sa commune de
dresser ltat des livres donns la ville d'Amboise par le
dpartement, hritier des bibliothques monastiques. Il se
consola bien vite de sa passagre infortune en
rencontrant, parmi les livres dont il dressait le catalogue,une Vie de la sur Marguerite du Saint-Sacrement, un
trsor de mysticit. Il sempressa d'envoyer la chre
Carmlite son ami Kirchberger.
Mais dans ces temps si profondment troubls, les
rves du mysticisme n'taient pas mme un abri contre
les soupons de la police trange qui se faisait alors. On
lui [40] renvoya un jour une lettre de Kirchberger, avec le
cachet rouge du comit de surveillance. Il recommande
instamment la prudence son ami : tendez-vous
moins, lui crit-il, sur les dtails des choses particulires ;
parce que cela doit tre obscur pour les autres, et ce qui
est obscur est suspect... Et encore : Les papiers
publics auront pu vous instruire des extravagances
spirituelles que des fous et des imbciles viennent
dexposer aux yeux de notre justice rvolutionnaire 1. La
conclusion est toujours la prudence, la circonspection. Il
parait mme, ce que prtend M. Gence, quun mandat
darrt fut lanc contre Saint-Martin, loccasion des
folies mystiques de Catherine Thot. La Convention ntait
pas habitue faire ces subtiles diffrences entre lesillumins. En haine de Robespierre, elle avait livr la
mort ces nouveaux sectaires qui ntaient justiciables que
du ridicule. Heureusement le mandat ne reut pas
dexcution, et Saint-Martin resta libre.
La Convention, dbarrasse du joug de Robespierre,
sembla vouloir effacer les souvenirs sinistres qui
1Correspondance, 14 mai 1794 et 23 juin.
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sattachaient son nom par quelques nobles institutions.
Les coles normales sortirent dune grande pense, dune
pense vraiment nationale. Le dcret du 3 brumaire an III
reconstituait les bases de linstruction publique en France.
Napolon devait reprendre plus tard, en la compltant,
lide fconde de la Convention. Chaque district dsignaitun lve pour les coles normales. Saint-Martin fut choisi
Amboise. On ma fait lhonneur de me choisir pour
cette mission, crit Saint-Martin ; et il ny a plus que [41]
quelques formalits remplir pour ma propre sret.
Cette mission peut me contrarier sous certains rapports,
elle va courber l'esprit sur les simples instructions du
premier ge ; elle va aussi me jeter un peu dans la parole
externe ; mais elle me prsente aussi un aspect plus
consolant : cest celui de croire que tout est li dans notre
grande Rvolution, o je suis pay pour voir la main de la
Providence. Alors il n'y a plus rien de petit pour moi. Et ne
fuss-je qu'en grain de sable dans le vaste difice que
Dieu prpare aux nations, je ne dois pas rsister, quand
on m'appelle 1. N'est-ce pas l une modestie sincre et
noble ; et n'est-on pas touch de voir cet homme
excellent, dj avanc en ge, honor comme un aptre
dans l'intimit de la secte, qui, dans lesprance de faire
un peu de bien, accepte cette mission pnible. On ne
m'a choisi, dit-il encore, qu'en craignant que je
nacceptasse pas ; et j'ai eu le bonheur de voir leprsident du district verser des larmes de joie, quand jai
dclar que j'acceptais. Cela seul m'allge beaucoup le
fardeau .
Le fardeau tait lourd, en vrit, la mission pnible
tous gards. La petite fortune de Saint-Martin ne le mit
pas labri des besoins dans cette terrible anne de 1795,
1Correspondance, brumaire an III.
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o le discrdit des assignats, la famine et la rigueur de
lhiver prouvaient rudement les plus stoques courages.
Ce qui lui suffisait pour vivre dans l'aisance Amboise, fut
Paris presque de la pauvret, cause des circonstances.
Du reste, il faut voir de quel ton simple il parle de ces
privations : Je gle ici, faute de bois, au lieu que [42]dans ma petite campagne je ne manquerais de rien ;
mais il ne faut pas regarder ces choses-l : faisons-nous
esprits, il ne nous manquera rien .1
Les coles normales s'ouvrirent enfin, aprs de longs
dlais ; mais elles rpondirent mal son espoir. Ce
nest encore, dit-il, que le spiritus mundi tout pur, et je
vois bien qui est celui qui se cache sous ce manteau .2
Lingnieux Garat, professeur d'analyse, ne se doutait pas
coup sr qu'il cachait ainsi le diable sous son manteau.
Saint-Martin ne s'y trompa pas un seul instant. Habitu
ces rencontres, il vit tout de suite qui il avait affaire, et
il prpara ses armes. Sensualisme, matrialisme,
scepticisme, tout cela n'tait pour le mystique que la
philosophie de l'ange dchu. Garat n'tait que le prte-
nom de l'enfer.
Saint-Martin n'hsita pas, et son agression ne fut pas
sans courage. Par une trange combinaison des
vnements et des ides, l'idologie semblait avoir li sa
destine celle des principes de 89. Le sensualisme, qui,
logiquement, aboutit la ngation des droits et desdevoirs avait fait alliance avec les doctrines nouvelles.
Une thorie qui ne devait faire que des esclaves, en
proclamant la rgle de l'intrt, avait produit dans
quelques hommes, par une contradiction honorable, une
politique de libert. Attaquer l'idologie pouvait sembler
1Correspondance, 4 janvier 1795.2Correspondance, 25 fvrier.
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un acte audacieux : c'tait attaquer les proscrits de la
veille, les puissants du jour, tombs avec la Gironde,
revenus avec la rvolution modre, aprs les jours
sanglants.
[43] N'tait-ce rien, d'ailleurs, pour un homme d'un
caractre timide, ennemi de la foule et isol du public par
l'tranget de ses ides, de prendre ainsi la parole devant
deux mille personnes qui, disait-il navement, il
faudrait auparavant refaire les oreilles ?
Saint-Martin l'osa cependant. Il se leva dans la
sance du 9 ventse an III, et lut un discours ferme et
mesur contre les tendances gnrales du cours de Garat.
Ce fut le prlude d'une longue discussion o Saint-Martin,
devenu le champion du spiritualisme, et press par la
polmique, apporta des qualits tout fait nouvelles et
comme trangres aux habitudes de son esprit, la
brivet, la clart, la prcision. On peut voir les dtails de
ce procs vif et pressant au tome III des Dbats des
Ecoles normales. Nous l'examinerons plus tard du pointde vue philosophique. Quil nous suffise de marquer ici la
fermet de son attitude en face d'un adversaire aussi
habile et aussi exerc que Garat.
Le professeur, bless dans ses ides les plus chres,
voulut rpondre ce nouvel antagoniste, et une
discussion publique sengagea, dans laquelle l'idologue
fit preuve, faut le dire, de plus d'agilit que de franchise,ludant les questions embarrassantes, humili de son
embarras mme, dissimulant assez mal son dpit,
prenant son adversaire sur des dtails, jouant sur des
quivoques, au lieu de poser le dbat avec une sincrit
philosophique, dans ses termes simples et vrais. Saint-
Martin ne cda pas un pouce de terrain. Gn dans sa
libre dfense en public, il crivit Garat une longue lettre,
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qui fut imprime ; lettre trs noble de ton, trs sincre
d'accent, vive et spirituelle; et qui lui assura tous les
honneurs de la discussion. La victoire lui resta, et le
champ de bataille aussi. Garat ne [44] rpondit rien
cette lettre, si vive et si dcidment triomphante, n'osant
s'avouer ni spiritualiste, parce qu'il ne l'tait pas, nimatrialiste, parce que le mot lui faisait peur, et donnant
ainsi pleinement raison Saint-Martin, qui lui reprochait
amrement ce dfaut de franchise et de courage. On ne
fait pas de la philosophie avec des compromis, et c'est
dclarer sa dfaite que de capituler avec sa conscience.
Saint-Martin triomphe : il crit son ami qu'il a jet une
pierre dans le front de Goliath en pleine assemble, et
que les rieurs n'ont pas t pour lui, tout professeur qu'il
est. Du reste, il sait bien que le dbat ne peut avoir
d'autre suite. C'est un devoir qu'il a rempli, rien de plus.
On peut s'tonner que, racontant son sjour aux
coles, le nom de Bernardin de Saint-Pierre ne soit pas
venu sons sa plume. Il avait d assister la leon
d'ouverture et applaudir, avec l'auditoire mu, cet
exorde si connu : Je suis pre de famille, etc. Il' n'en
dit rien pourtant. Une seule fois, dans ses uvres, il parle
de Bernardin, par allusion seulement, et sans une grande
faveur. Sans doute, le disme des Harmonies et des
tudes n'tait, aux yeux de l'illumin, qu'un spiritualisme
trs insuffisant. On le sait, les ides de Bernardin sontbien plutt encore une philosophie sentimentale de la
nature qu'une religion.
Les coles normales ne se soutinrent pas ; le projet
avait t conu dans un but lev, mais tudi seulement
dans sa gnralit ; il devint presque inapplicable en
dehors du dcret qui l'organisait. Les dtails turent
l'institution ; on enterra les coles, comme dit Saint-
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Martin, le 30 floral. Mais Saint-Martin n'avait pas perdu
son temps Paris ; il avait ralli autour de lui quelques
pits [45] ardentes, quelques amitis prcieuses ; ce fut
un regret bien vif quand il dut partir : car, dit-il, je n'ai
dans ma province aucune liaison dans mon genre, et ici
j'en ai plusieurs... Tous mes amis sont anims de la foi laplus vive dans les vertus de notre divin rparateur, ce qui
me rend leur commerce doux et salutaire . Mais en
partant, il avait promis ses amis de revenir lorsqu'il
aurait termin quelques affaires, et que les subsistances
seraient devenues moins rares . Il tint sa promesse et
revint bientt Paris, o il vcut, s'occupant
exclusivement de ses ouvrages et de ses amis.
Il n'oublia pas cependant sa terre natale : quoiqu'il y
et peu de sympathies mystiques, il revenait de temps
autre la visiter. C'tait l que la Providence avait plac
son berceau, et plus tard la tombe de son pre. Ces deux
souvenirs consacraient pour lui la ville d'Amboise et sa
douce campagne. Il avait au plus haut degr les vertus de
famille, le culte des pnates, la religion du foyer. L'amour
filial, lui-mme nous l'apprend, avait t un des
sentiments les plus vifs de son cur. Il avait entour des
soins les plus tendres les dernires annes de son pre,
et c'est dans sa correspondance qu'il faut voir en quels
termes simples et touchants s'exhala sa douleur, quand il
eut le malheur de le perdre, en 1792.Le nom de la ville d'Amboise revient souvent dans ses
penses intimes. Il nous raconte avec motion une visite
qu'il fit deux Anglais qui occupaient sa maison natale
dans le grand march de la ville. J'y ai prouv, dit-il,
une sensation douce et attendrissante1, en revoyant des
[46] lieux o j'ai pass mon enfance, et qui sont marqus
1uvres posthumes, t. I, p. 46. [Mon Portrait, n 349, NDE].
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par mille circonstances intressantes de mon bas ge .
Son me adhrait ainsi, par une affinit naturelle, tous
les lieux o elle avait vcu. En les revoyant, elle croyait se
retrouver elle-mme, et ressaisir quelque chose de son
pass. On aime retrouver l'accent simple et le ton
naturel dans un mystique. Toutes les fois que dans Saint-Martin l'illumin cde la place l'homme, c'est avec un
vrai charme.
Saint-Martin fit partie, en 1795, des assembles
lectorales dans son dpartement ; mais ce fut l son
dernier acte public. Il sembla se retirer de plus en plus
dans ses domaines spirituels, inaccessibles aux chos du
monde. La gloire de Bonaparte put seule distraire sa
pense des hautes contemplations. Il le juge avec une
franche sympathie, voisine de l'admiration. Je le
regarde, disait-il aprs la victoire de Marengo, comme un
instrument temporel de la Providence 1. Le hasard qui
sauva Bonaparte dans l'affaire de la rue Saint Nicaise est
interprt de haut par Saint-Martin ; il y voit une
conscration divine.2
Enfin il prophtisait, mais d'une manire quelque peu
tnbreuse, du fond de sa solitude. La paix continentale
de 1801 ne lui fit aucune illusion. C'est le 30 ventse,
dit-il, la veille de l'quinoxe du printemps (poque
symbolique et sacre), que la paix continentale a t
publie Paris ; la pompe a t modeste, la joiemdiocre, le temps assez mauvais. En gnral, tout ce qui
a t ostensible dans cette poque semble d'accord avec
ce qui [47] est cach, savoir, que cette pacification
externe et cet ordre apparent ne sont pas le terme o la
Providence ait eu exclusivement l'intention de nous
1uvres posthumes, t. I, p. 117. [Mon Portrait, n 1000, NDE].2 [Cf. Mon Portrait, n 1019, NDE].
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conduire . Il est vrai que la prophtie reste dans des
termes assez obscurs et vagues, et qu'on ne sait trop ce
qu'il entend par le but dernier du voyage, qui est, dit-il,
de nous faire entrer dans la capitale de la vrit 1. Nous
ne savons quelle est cette mystrieuse capitale ; mais, en
tout cas, nous savons fort bien que Saint -Martin n'estpas ce conqurant mystique qui doit nous y faire
pntrer ; et s'il y a, en effet, quelque part une terre
promise pour les thosophes, tout au plus Saint-Martin en
est-il le Mose. Quel en sera le Josu ?
Nous n'avons encore tudi dans Saint-Martin que le
ct par o il touche aux vnements ou aux personnes
de son temps. Sa vie intime a des secrets o nous
n'avons pas pntr. C'est ici que va se placer
naturellement l'tude de ce caractre plein de contrastes
et de bizarreries. C'est surtout au dclin de ses annes
que se marquent avec plus de force les traits distinctifs de
sa physionomie morale. Il vit plus que jamais au dedans ;
il fuit plus que jamais la foule, pour se rfugier dans le
demi-jour discret des amitis mystiques. Il ne fait pas de
bruit; il aime mieux faire du bien, silencieusement et
dans l'ombre. C'est sous ce demi-jour favorable au
mystre que nous placerons cette analyse, o nous
tcherons de dmler, travers les particularits de
l'homme, le caractre gnral de ces illumins, et la
marque constante de ces mes frappes d'un dlire sacr,que nous ne pouvons contempler sans une secrte
sympathie, sans une piti presque affectueuse.
1 [Cf. Mon Portrait, n 1024, NDE].
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[48]
II
A la dmence qui se croit inspire, ou l'orgueil qui
se dit favoris de Dieu, ce n'est pas la conviction et le
srieux qui font dfaut. trange phnomne ! Deshommes naissent, semblables nous par la mme
poussire, par les mmes infirmits, les mmes misres,
et ces hommes se dclarent prdestins. Ils se portent
pour l'organe du Ciel et le bras droit du Verbe. Ils ne
doutent de rien, surtout d'eux-mmes : quand ils parlent,
c'est Dieu qui a la parole ; quand ils agissent, c'est Dieu
qui agit en eux !
Orgueil ou dmence, quelle que soit la cause
mystrieuse qui agite les illumins, chez tous cette
conviction nave existe. Il semble que Dieu ne soit occup
qu faire de leur vie un miracle perptuel. Il compose
pour eux des destines d'exception. Saint-Martin s'crie
qu'il est venu dans le monde avec dispense
1
. Dieu dirigetous les vnements de sa vie ; il le traite comme son
favori ; il a pour lui d'extraordinaires prdilections. Jai
dit quelquefois, s'crie-t-il, que Dieu tait ma passion ;
j'aurais pu dire avec plus de justice que c'est moi qui suis
la sienne, par les soins continus qu'il m'a prodigus, et
par ses opinitres bonts pour moi .2
Du reste, ne croyez pas qu'il ignore quel prixs'achte cette amiti divine. Si la souffrance est la ranon
de l'me, quelle ranon ne devra-t-il pas solder pour une
me plus haute et une destine plus glorieuse ? il le sait,
[49] il le dit, il en conoit un juste orgueil. Pour que le
vase d'lection soit prcieux aux yeux du Seigneur, il faut
1uvres posthumes, t. I, p. 99. [Mon Portrait, n 37, NDE].2uvres posthumes, t. I, p. 108.
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que le vase s'emplisse de larmes jusqu'aux bords. Le mal
inonde la surface du globe, et le monde semble ne pas
s'en apercevoir ; .il va ses ftes, ses joies, l'abme.
Dans cette solitude, que les hommes font autour de Dieu,
il y a heureusement des hommes choisis, des lus dont la
destine semble tre de souffrir pour racheter lacorruption et pour expier le crime. Ces lus sont des
hommes de douleur ; douleur mystique, bien entendu ;
larmes secrtes, sacrifices accomplis dans l'extase ;
agonie qui ne va pas au-del de la mditation ! Leur
emploi est de pleurer. Ils sont comme ces fontaines
publiques dont parle Bossuet, et qu'on n'lve que pour
les rpandre. Tel est le singulier rle que Saint-Martin
remplit ici bas. La couleur relle de mon caractre, dit-
il, c'est la douleur et la tristesse, cause de l'normit du
mal . Il semble qu'il soit dans le monde comme une
victime expiatoire. La terre est l'autel ; c'est Dieu qui est
le grand-prtre et le sacrificateur. Au milieu des hommes
oublieux et frivoles, il se compare, dans une page
singulire, au Robinson de la spiritualit1; bien plus,
Jrmie. Mais que dit-il ! Jrmie pleurait sur Jrusalem ;
lui est plus encore, et mieux il est le Jrmie de
l'universalit2. trange et immense orgueil !
Admirez les contrastes dans lesquels semble se jouer
lacapricieuse nature de ces illumins. Croirait-on que ce
Jrmie universelavait des prtentions la gaiet ? Dans[50] de nombreux passages, o il nous a laiss comme un
mdaillon de sa physionomie, il assure qu'il est parfois
oblig d'arrter sa plume au moment o un mot trop libre
va en sortir ! Ajoutons que, par malheur, sa plume ne
s'est pas toujours arrte temps. Ses plaisanteries sont
1uvres posthumes, t. I, p. 65. [Mon Portrait, n 458].2Ibidem., p. 103. [Mon Portrait, n 979].
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d'un got quivoque ; le rire va mal cette figure
austre. Ses facties sont subtiles, bizarres, parfois
triviales ; tout, except plaisantes. Voyez plutt le pome
du Crocodile, cette lourde excentricit de quatre cents
pages ! Disons donc que ce penchant si vif pour la gaiet
fut toujours, chez Saint-Martin, l'tat de penchanttromp et de passion malheureuse. Il est, par essence et
avant tout, mystique ; il a les aspirations, les lans, les
mlancolies de l'extase et de la mditation. Quand il sort
de son naturel, sa chute est lourde.
Mystique, il avait au plus haut degr le temprament
de son esprit.
On a remarqu depuis longtemps que les esprits plus
particulirement ports ces ides semblent n'tre
attachs la terre que par des liens fragiles. Ils ont un
corps, mais ils s'en aperoivent peine, si ce n'est pour
souffrir. La souffrance ou la faiblesse du corps disposent
naturellement l'me au mysticisme. Supposez cette me
une pit ardente, et vous la verrez aussitt cherchervers le ciel son issue naturelle et sa dlivrance. Le corps
ne sera plus pour elle qu'une preuve pralable, ou qu'un
chtiment expiatoire. La mort n'est pas, son gr, la vie
qui finit, c'est la vie qui commence.
Saint-Martin pensait ainsi, et l'on peut croire que la
faiblesse naturelle de son temprament ne fut pas
trangre la direction de ses penses, uniquementtournes du ct du ciel. Sa sant tait fragiles son corps
chtif. [51] Nous avons sous les yeux un portrait de
Saint-Martin trs jeune. La figure est douce, bienveillante,
touche d'une secrte mlancolie. Les yeux sont
expressifs, la bouche est fine, le front noble et plein de
pense. M. Tournyer, son petit-neveu, nous a dit qu'il
avait le teint frais et color. Mais c'taient l plutt des
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apparences que de la sant. Il souffrait souvent ; et,
quoique ne se mnageant pas la douleur, et menant la vie
d'un anachorte, il ne se mprenait pas sur la faiblesse
relle de son temprament. Il sentait les ressorts de sa
vie fragile prts se briser chaque instant. Ma
faiblesse physique a t telle, dit-il, et surtout celle desnerfs, que, quoique j'aie jou passablement du violon
pour un amateur, mes doigts n'ont jamais pu vibrer assez
fort pour faire une cadence . Il disait ailleurs, d'une
manire charmante et pittoresque On ne ma donn de
corps qu'un projet .1
Toute sa force semblait se rfugier dans sa pense. Il
tait de ces mystiques qui ont comme une terreur des
sensations agrables et un remords du bonheur. Il faisait,
pour viter la jouissance, ce que tant d'autres font pour
l'atteindre. A chaque instant, on voit revenir sous sa
plume cette pense, d'un asctisme rigoureux, que le
plaisir est une tentation, la volupt un pige, que
consentir la sensation agrable, c'est pcher. Le monde
n'tait pour lui qu'un vaste thtre de folies. Tous ses
plaisirs sont empoisonns dans leur source ; car tous
viennent de la matire, qui est maudite. Il faut sortir de
ce monde pour tre guri. Aussi disait-il que l'autre
monde lui paraissait tre le vritable hpital de celui-ci.
L'homme n'tant sur [52] la terre que pour enfanter son
me au ciel, le vrai sage est celui qui mprisant son corpsn'a de regard que pour cette vie suprieure dont il a le
pressentiment. Il m'a sembl quelquefois, dit-il, que
j'tais gros de mon me, et que je ne pouvais en
accoucher qu'en sortant de ce monde .2
Il vivait ainsi plus par l'esprit que par le corps
1uvres posthumes, t. I, p. 11. [Mon Portrait, n 5, NDE].2uvres posthumes, t. I, p. 107. [Mon Portrait, n 859].
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mprisant la jouissance ; mais les mpris les plus
sublimes n'exposent souvent qu' des tentations plus
fortes. Il semble qu'il ait eu de tout temps un certain
penchant pour les femmes, et que ce penchant ne fut pas
toujours rprim sans peine. Dans l'ordre de la matire,
dit-il, j'ai t plutt sensuel que sensible .1
Il se dcida, malgr tout, au clibat. Les raisons qu'il
en donne sont presque toutes tires des saintes
ncessits de son sacerdoce. Il raconte dans sa
correspondance qu'il fut, en une certaine circonstance, sur
le point de conclure un mariage trs avantageux. Avant
de se dcider, il pria ; et il lui fut dit intellectuellement,
mais trs clairement : Que, depuis que le Verbe s'est
fait chair, nulle chair ne doit disposer d'elle-mme sans
qu'il en donne la permission . Ces paroles le pntrrent
profondment, et, quoiqu'elles ne fussent pas une
dfense formelle, il se refusa toute ngociation
ultrieure. Mme rponse, en pareille circonstance, avait
t faite Gichtel, l'ami et le disciple de Boehm.
Nous aimons mieux ces autres motifs; allgus
ailleurs par Saint-Martin : Une des raisons qui
s'opposrent mon mariage, a t de sentir que l'homme
qui reste libre n'a [53] rsoudre que le problme de sa
propre personne, mais que celui qui se marie a un double
problme rsoudre 2. Et ailleurs : Je sens au fond de
mon tre une voix qui me dit que je suis d'un pays o iln'y a point de femmes .3
Il avait ainsi pour les femmes un attrait combattu,
une sympathie non sans quelque terreur. Depuis que
j'ai acquis de profondes lumires sur la femme, je
l'honore et l'aime mieux que pendant les effervescences
1 [Mon Portrait, n 36].2uvres posthumes, t. I, p. 29. [Mon Portrait, n 195, NDE].3 [Mon Portrait, n 468, NDE].
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de ma jeunesse, quoique je sache aussi qu