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  • Carl Spitteler

    GUSTAVE

    Traduction : E. Desfeuilles

    1920

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  • CHAPITRE PREMIER

    REFUSÉ !

    — Tout de même, il faut que je coure unmoment chez nos voisins les ferblantiers, dità mi-voix le vieux pasteur Rebenach de Heim-ligen. Je voudrais bien savoir si vraiment ilssont toujours sans nouvelles de leur fils Gus-tave. C’est aujourd’hui le vingt avril – ou peut-être bien le vingt-et-un ? – et les examens ontcommencé le quatorze.

    Et il hochait la tête, tout en prenant sous lepoêle ses caoutchoucs.

    Madame Rebenach voulait le retenir :

  • — Ce soir ? si tard ? il est huit heures, etl’averse fait rage. S’il y a quelque chose de bon,ils le feront bien dire d’eux-mêmes.

    Mais déjà le pasteur avait campé son largefeutre sur le velours de sa calotte ecclésias-tique, et pêché son parapluie de soie au porte-parapluies.

    — Mon Dieu, que veux-tu ? quelque choseme tourmente et je n’y tiens plus ! D’ailleurs jene fais qu’aller et venir ; à tout à l’heure.

    *

    Chez les ferblantiers il y avait encore de lalumière dans la chambre d’habitation, au pre-mier, au-dessus du magasin. La femme, dansson inquiétude fébrile, découpait au ciseau despapillons de papier et son mari, le ferblantier,le « maître factotum » de la Ville, relisait pourla centième fois dans le Journal des lundis de

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  • l’Oberland l’article de tête sur les Portugais enAfrique ; il entrecoupait sa lecture de soupirs ;on eût dit qu’il avait perdu un chargement delampes à pétrole, noyé dans la baie de Dela-goa.

    Le pasteur fut accueilli comme l’Espéranceau chevet d’un malade. Le ferblantier, ému etempressé, l’invitait à prendre place sur le ca-napé, remettait les coussins en place, s’embar-rassait dans ses pantoufles, n’arrivant pas à sa-voir au juste où finissaient ses pieds et où com-mençaient ses chaussures. Sa femme ne lâchaitplus la main loyale du visiteur, qu’elle avait sai-sie dans tout ce que sa hâte lui avait permis dese trouver de mains libres.

    Elle pleurait. Grand Dieu, il ne fallait paslui en vouloir ; elle n’était, disait-elle, qu’unepauvre petite sotte, toujours inquiète ; elle serendait pourtant compte que c’était péchéd’avoir si peu de foi. Mais voilà : elle ne pou-vait mieux faire que de comparer son état à ce

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  • qu’elle avait éprouvé la veille de son mariage ;alors aussi elle avait ressenti un grand troubledans son cœur, quelque chose lui disait de pas-ser les montagnes et de se sauver jusqu’à Ge-nève ; et à la fin le Tout-Puissant avait fait sor-tir de tout cela un grand bien.

    Le pasteur eut des paroles persuasives ; ilredonnait du courage à ces âmes hésitantes,tout en se carrant confortablement sur le ca-napé. Les mots abondaient sur sa langue pourénumérer les rares qualités du jeune homme ;il n’était encore qu’un enfant, que déjà il réus-sissait, en se jouant, là où d’autres n’arrivaientà rien, et qui pourtant travaillaient comme desnègres ; il rappelait son brillant curriculum vitæau moment des catéchismes et de la confirma-tion ; cela avait été – il le pensait encore au-jourd’hui et ne pouvait dire autrement – abso-lument charmant d’originalité et de sincérité,une véritable pièce de cabinet. Et après tout,pourquoi lui, le pasteur, était-il si calme ? Est-ce que par hasard tout ce qui touche Gustave

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  • ne le toucherait pas aussi ? Au contraire ; ilavait même une responsabilité toute particu-lière, puisqu’il avait tant insisté pour qu’on luifît étudier la médecine. Du reste, s’il y avaitla moindre chose, son fils Philippe, égalementétudiant en médecine et qui dînait tous lesjours avec Gustave, lui en aurait dit un mot.Or il n’avait rien dit ; et pourtant pas plus tardqu’hier sa femme avait reçu une lettre de Phi-lippe. Elle n’aurait pas manqué de lui faire partde ce qu’il aurait pu y avoir concernant Gus-tave. En un mot : pas de souci inutile ; il setromperait fort si de Gustave ou du jury, celuiqui en aurait imposé à l’autre n’avait pas étéGustave.

    Il expliquait tout cela d’un ton patriarcal, envrai pasteur des âmes. Les parents renaissaientà l’espérance ; leur crainte fondait comme laneige à la chaleur d’un poêle. Le ferblantieroffrit de boire une bouteille de vin rouge, dumeilleur ; c’était pour boire à la santé de Gus-tave ; il insistait avec des ruses de démon ten-

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  • tateur et jurait pour la septième fois (ô fauxserment) que ce vin rouge n’avait jamais faitde mal à personne : on pouvait en donner à unscarlatineux. À ce moment, dans la chambremême et au-dessus du secrétaire, au bout dufil de fer qui aboutissait là, la sonnette de lamaison eut quelques oscillations hésitantes ;elle n’avait pas l’air de savoir si elle voulait ousi elle ne voulait pas ; elle se décida enfin àrendre un son timide, comme quand elle esthumblement tirée par un petit va-nu-pieds quioffre des copeaux.

    « Serait-ce lui par hasard ? J’espère bienque ce ne va pas être lui ? » s’écria le pasteurqui perdait tout son calme ; il voulut se lever,et se raidissant, il appuya de toutes les pha-langes de ses deux mains sur le canapé.

    Déjà la ferblantière avait précipitammentouvert le petit vasistas et sa tête était prisedans l’entrebâillement. Tout à coup elle porta

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  • son mouchoir à ses yeux et, sanglotante, cou-rut vers le corridor d’entrée.

    « Ah ! alors voilà où nous en sommes ! » ditla voix bougonne du ferblantier ; il marquaitson ressentiment dans les plis menaçants qu’ilmettait sur son visage respectueux d’hommetoujours serviable ; les mains au fond de sespoches, il parcourait la chambre de long enlarge.

    Le pasteur en faisant de grands gestes luiemboîtait le pas. Maintenant ou jamais, lui rap-pelait-il, le moment était venu de se montrermaître de soi et résigné à la volonté du Ciel.« La première chose à faire, c’est de se garderde toute parole imprudente, qui puisse avoirl’air d’un reproche, attendu que Gustave estune âme pleine de sensibilité. Un fait est unfait ; mais il reste une énigme qui demandeà être d’abord éclaircie ; il ne faut pas com-mencer par blâmer. Il n’y a pas ici la moindreraison de désespérer, en dehors de toutes les

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  • considérations générales qui défendent àl’homme de jamais désespérer : Gustave estencore jeune, et toutes les routes du mondes’ouvrent toujours à un garçon de talent. Ausurplus je serai très content de causer avecGustave lui-même si, malgré la pluie, il peut sedécider dès ce soir à venir me voir au presby-tère ; vu mon âge, je n’ai pas l’habitude de mecoucher avant onze heures. » Le pasteur se re-tira après avoir obtenu du père, un peu récal-citrant, qu’il n’oublierait pas la règle de la pa-tience et de la modération chrétiennes.

    « Je n’y peux rien comprendre ! vraimentrien comprendre ! » murmurait-il en hochant latête, tandis qu’il descendait prudemment l’es-calier ; de l’étage supérieur, de la chambre deGustave, lui arrivait la voix pleurante de la fer-blantière.

    *

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  • — Je n’y puis véritablement rien com-prendre ! répéta-t-il avec des soupirs, tandisque, rentré au presbytère, il secouait l’eau deson parapluie.

    Mais sa femme, éclatant, lui répliqua :

    — Et moi, une seule chose m’étonnerait, ceserait qu’il en fût autrement. Jamais, jamaisGustave ne fera un médecin. Il aurait fallu enfaire un musicien, comme je l’ai toujours dit.

    — Tout ça ne prouve rien ! combien ontréussi à leur examen, et qui en savaient moinsque lui ! répondit vivement le pasteur. Mais ilva très probablement venir ici lui-même ; nousverrons bien.

    *

    Une heure après son protégé arrivait assezpenaud ; il lui demanda à brûle-pourpoint :

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  • — Gustave, au nom du Ciel, qu’as-tu fait,qu’est-il arrivé ?

    Gustave fit une pauvre réponse :

    — Je ne sais pas trop, dit-il.

    — As-tu écrit beaucoup de notes auxcours ?

    — Encore assez, dit-il d’une voix hésitante.

    — Sur du papier à musique, complète lafemme du pasteur qui avait pris sur elle d’as-sister à l’interrogatoire.

    — Ou bien aurais-tu, comme on dit en lan-gage d’étudiants, aurais-tu « séché » lescours ?

    — Pas trop souvent. De temps en temps,pendant l’hiver, après un bal universitaire. Ilme semble que si les professeurs organisenteux-mêmes un bal et vous remercient si gen-timent d’inviter leurs filles à danser les schot-tisch, il n’y a vraiment pas là de quoi vous tenirrigueur à l’examen.

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  • La femme du pasteur observa, un peu poin-tue :

    — On dit que le chemin de fer de Zurich àl’Uetliberg a eu en toi un abonné bien régulier.

    À cette allusion le délinquant s’échauffa. Ilne voulait pas chercher à s’excuser ; il accep-terait tous les blâmes et reproches qu’on vou-drait. Mais ce qu’il ne pouvait supporter, c’estqu’on fût en contradiction avec soi-même ; de-puis toujours il avait eu pour une telle attitudede l’antipathie, et cela par idiosyncrasie ; celas’appelait tout simplement de l’hypocrisie.Chaque jour de sa vie on lui avait prêché duhaut des chaires professorales et dans leslivres, et avec quelle insistance, que l’hommeétait un « animal aérobie » ; dans les apparte-ments, qui sont des boîtes closes, on respirede l’air « confiné » ou de l’air « pollué » ; touthomme doit passer au moins six heures parjour en plein air. Mens sana in corpore sano.Plaise à Monsieur le Pasteur et à Madame Re-

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  • benach de vouloir bien faire le compte : cinqheures de cours et de dissection, pendant les-quels ça ne sent pas précisément la désinfec-tion ; deux heures pour les repas (car enfin ilne pouvait déjeuner dehors, sur l’avenue de lagare, sous un parapluie ouvert, puisque celala servante du restaurant le lui refuserait et lapolice le lui interdirait). Donc cela faisait septheures, non compris les visites à faire ou à re-cevoir, les lettres à écrire, le temps d’attenteà la bibliothèque, et une foule d’autres chosesaussi inévitables et aussi peu ragoûtantes. Aus-si avait-il trouvé qu’il était de son devoir depasser les heures restantes de la journée ausommet de l’Uetliberg, pour éliminer les poi-sons de son organisme et devenir un animalaérobie normal. Il n’avait rien fait là qu’on nelui eût recommandé ; et ce serait une injusticecriante si on prétendait après coup lui en fairegrief.

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  • — Très bien ! objecta le pasteur avec hu-meur. Accuse les autres ! c’est de beaucoup lemeilleur des aveux.

    La femme du pasteur dit d’un air ironique etpincé :

    — Demande-lui plutôt de te parler de sesépreuves écrites.

    Gustave pâlit.

    Le pasteur inquiet demanda :

    — Ses épreuves écrites ? eh bien, qu’y a-t-il ?

    Sa femme se chargea de répondre :

    — On dit que, depuis que le monde estmonde, jamais jury d’examen n’a été mis dansle cas d’avoir à lire des travaux dans lesquelsle candidat tourne en ridicule les livres de sesjuges.

    — De plus en plus fort ! gémit le vieux Re-benach en bondissant de son siège.

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  • Gustave déclara solennellement et avecconviction :

    — J’ai cru être vis-à-vis de ces messieurs dela plus absolue correction : car je leur faisaisl’honneur de les croire au-dessus des vulgairesressentiments d’une vanité blessée.

    Le pasteur gémit et repoussa sa calotte surson oreille gauche.

    — Maintenant, dit-il, je commence à com-prendre.

    — D’ailleurs, ajouta avec un sourire Ma-dame Rebenach, et elle fermait un œil en cli-gnant de l’autre, je crois que tout le mondea rendu justice à la réalisation vraiment artis-tique du travail. Rubriques, écritures gothique,bâtarde et ronde, initiales et vignettes, un chef-d’œuvre de calligraphie. C’est un hommageunanime. En tête de chaque chapitre un char-mant dessin, teinté à l’aquarelle, à la ressem-blance parfaite d’un professeur.

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  • — Je ne peux pas en revenir ! gémit le pas-teur. Sans force il se laissa retomber sur le sofa.Rentre chez toi, Gustave ; pour aujourd’hui ce-la me suffit. – Oui, tu me fais l’effet d’un francluron qui n’est pas ordinaire ! Oui, oui ! Va,maintenant ; nous reprendrons cela plus tard ;il y a de la casse ; nous verrons à raccommodercela ensemble. Oui, oui ! Tu as fait là une belleaffaire !

    « Ah, le petit mâtin ! » dit-il dès que Gus-tave fut parti ; il grondait, mais sa voix était af-fectueuse et il faisait claquer sa langue.

    Madame Rebenach conclut simplement etavec fermeté :

    — Commence toujours par lui faire donnerdes leçons de piano à nos enfants.

    — Tiens, en effet ! C’est une idée ! Maisavant toute autre chose il faut que je parle à saconscience, que je lui fasse du haut de la chaireun sermon auquel il trouve un goût de cendreset de sel ; il est trop content de lui-même ; il

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  • faut lui faire passer cela ; il faut chasser ce dé-mon d’orgueil. Ne laboure-t-on pas le terrainavant d’y jeter la semence ?

    Son irritation allait grandissant et faisaitsurgir des arguments en foule pour son ser-mon. Il ne pouvait espérer en ce moment trou-ver un bon sommeil ; il laissa donc sa femmeregagner sa chambre et se mit immédiatementà esquisser son plan.

    Il fut vite en train et se trouva comme portépar un courant d’eau profonde ; ses idées s’ap-pelaient les unes les autres, ainsi que de beauxpoissons mènent leurs pareils par douzaines aufil de la rivière. Chose curieuse : les paroles bi-bliques et les maximes de sagesse auxquellesil avait songé se prêtaient à une si juste appli-cation que Gustave semblait avoir été celui-làmême à l’intention de qui elles avaient été for-mulées. Le pasteur se voyait déjà au dimanchematin : coup sur coup ses avis bienfaisantstombaient sur Gustave assis à son banc

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  • d’église ; ils bouleversaient son cœur obstinéet illuminaient son esprit comme des éclairs ;le temple de son orgueil chancelait sur ses as-sises, dont les cubes de pierre volaient en l’aircomme de simples bois d’allumettes. À cetteidée, un grand contentement envahit le pas-teur. Et il se récitait des périodes d’une voixmi-chevrotante, mi-tonitruante. Il s’absorbadans cette œuvre de conversion jusque trèstard après minuit. C’est ainsi qu’il faisait, parune habitude peu hygiénique, lorsque, l’inspi-ration venant, il n’avait qu’à se laisser aller aufil de sa pensée.

    Il alla enfin se coucher, en se disant avecsatisfaction : « Il y a longtemps que je n’ai pastravaillé aussi facilement que ce soir. »

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  • CHAPITRE II

    MAUVAIS JOURS

    Dès le lendemain matin tout Heimligen sa-vait que le jeune Gustave de chez les ferblan-tiers était refusé à son examen.

    Tout d’abord la chose produisit un grandmouvement d’une surprise, à laquelle se mêlaitun obscur pressentiment : on entrevoyait qu’ilavait dû se passer dans cet examen quelquechose qui n’était pas dans l’ordre. Pour tirer ce-la au clair, pour échanger là-dessus des idéeset tâcher d’arriver à quelques conclusions cer-taines, les groupes furent, dans les auberges,

  • plus nombreux que de coutume autour de lachope matinale.

    Puis l’indignation fut générale contre leDocteur Spirillus, président du jury d’examen.À la rigueur on pouvait pardonner aux autresjuges, puisqu’ils étaient de la partie basse ducanton. Mais le Docteur Spirillus était du hautpays, de l’Oberland ; de plus, sa femme étaitde Heimligen ; il fallait vraiment renier sa pa-trie pour refuser le jeune Gustave, fils du fer-blantier et d’une mère née Graber ; était-ceune manière de se montrer reconnaissant de labourse d’études que le district lui avait accor-dée il y a trente ans ? Sans cette bourse, aurait-il seulement pu faire ses études ? Non. Il s’enirait maintenant derrière ses bœufs de labour ;il ne serait pas le Docteur Spirillus ; il s’appel-lerait le gros Dédé Spirillus de Hinterfingen.

    Et ils avaient tous eu la bonté d’âme de lenommer député au Conseil Cantonal ! et paramitié pour sa femme encore ! et jamais per-

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  • sonne n’allait de Heimligen au chef-lieu ducanton sans rendre visite au Docteur Spirillus,sans lui apporter mille compliments de tous etde chacun, sans lui laisser un panier de poires,de pommes ou de pommes de terre, selon lesjours.

    Et maintenant, à la première occasion quis’offrait à lui pour témoigner sa reconnaissanceà sa patrie, il refusait leur Gustave à son exa-men ! Eh bien, qu’il se risque un peu à se mon-trer dans leur petite ville ! On l’arrangera bien,on lui savonnera si bien la tête qu’il s’en retour-nera plus propre qu’un conscrit après un bainturc.

    Certes ils ne prétendaient pas excuser ab-solument Gustave. On savait bien que les tortssont toujours réciproques.

    Depuis l’enfance ç’avait toujours été un gar-çon un peu toqué, ils lui en avaient souventfait l’observation ; ils lui avaient bien préditque, s’il ne prenait pas garde à lui, il finirait

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  • par ne faire qu’un poète ou pour n’arriver qu’àquelque autre métier de rien.

    Et sa musique ! Il avait vraiment exagéré ; iln’est pas défendu de faire de la musique, ils n’yfaisaient pas d’objection de principe ; certesc’est un art bien joli, surtout en famille. Parmieux-mêmes il y en avait qui jouaient de la gui-tare ou de la trompette. Oui. Mais il y a tempspour tout, le dimanche après-midi, après les of-fices, ou si l’on veut le samedi soir. Mais cetteperpétuelle manie de tapoter du piano dès lematin, alors qu’à la belle lumière du jour tousles autres sont à leur travail et à leur besogne,cela ne mène à rien de bon ; on pouvait le pré-voir.

    Ils jugèrent donc qu’il était de leur devoirde lui faire des mines de pédagogues sévèresquand il se montrerait ; cela devait leur faired’ailleurs de la peine, puisqu’au fond ils étaienttrès bienveillants pour Gustave. Dans leur sol-licitude ils se demandèrent aussi quel petit em-

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  • ploi on pourrait dans quelque temps lui réser-ver.

    Dans les premiers jours qui vinrent, lesfemmes de Heimligen firent aux ferblantiersdes visites de sympathie, comme on fait desvisites de condoléances. Et ce n’était pas detrop ; car les braves parents avaient tant depeine qu’ils en perdaient presque l’esprit.

    Tantôt ils souhaitaient mourir tous les deux,tantôt ils déploraient de n’être pas morts de-puis longtemps, avant d’avoir vu cela ; parfoisleur pensée allait jusqu’à regretter que le bonDieu n’eût pas rappelé à lui leur Gustave pen-dant qu’il était encore un bon enfant innocent ;du moins ils n’auraient jamais eu à penser à luiavec amertume. Et, comme il arrive toujoursen pareil cas, les témoignages de sympathie nefaisaient que retourner le couteau dans la plaieet leur âme s’attristait de plus en plus. L’un de-mandait ce qu’ils allaient maintenant faire deGustave, l’autre faisait remarquer que le fac-

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  • teur se faisait vieux et boitait, que Gustavepourrait peut-être un jour obtenir sa place.

    Quant au pâtissier, le cousin de la ferblan-tière, il offrit à sa cousine un gâteau symbo-lique : sur une glaçure noire en chocolat il yavait une petite guirlande de sucre rose avecces mots : « Ne désespère pas ! » Dans la pâtemême il y avait une première couched’amandes amères, au milieu il y avait desamandes douces, et au-dessous du bon nougat.

    *

    Pendant deux longs jours Gustave s’enfer-ma chez lui ; il espérait fatiguer tant de pé-nibles sympathies.

    Rien n’y fit. Les commères du voisinageguettèrent sa première sortie, pour juger de lamine d’un garçon refusé à son examen ; leurcuriosité eut la persévérance des gens postés

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  • pour voir passer entre les gendarmes un meur-trier qui a fait deux victimes.

    À la fin de la troisième journée, au crépus-cule, lorsqu’il se risqua prudemment à mettreun pied dans la rue, il subit un deuxième etbien plus pénible examen. Les hommes, mal-gré leurs résolutions pédagogiques, le sa-luèrent avec encore assez d’amabilité ; lesfemmes par contre lui lançaient des coupsd’œil plus sévères : c’est que les faits, surtoutceux qui ont une estampille officielle, en im-posent toujours terriblement aux femmes.

    Les enfants, âge sans pitié, le traitèrentavec cruauté. Les écolières grandelettes, quijouaient à la balle au bord de la chaussée, prèsdu trottoir, se reculèrent avec un effarementoù se mêlait une nuance de dégoût, commesi elles avaient vu passer un vagabond à l’œilhumide et sentant l’eau-de-vie. Les polissonsbruyants, qui se chamaillaient sur les bancs,ou se battaient, firent tout à coup la paix ; ils

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  • ne bougèrent plus, le dévisagèrent avec im-pertinence, et dès qu’il fut passé, murmurèrentd’abord, puis rythmèrent en chœur, et d’unevoix de plus en plus forte, des : Refusé ! refusé !

    Tout cela n’était pas particulièrementgrave, mais quand on sent qu’on vous fait af-front, l’imagination travaille singulièrementvite ; aux yeux de Gustave l’outrage grandis-sait, et sa sensibilité le généralisait ; il crutn’être entouré que de juges malveillants et in-justes. Quand à la fin il rencontra une réelleméchanceté, il n’y vit pas ce qu’elle était vrai-ment, c’est-à-dire un cas exceptionnel ; il y vitl’aboutissement logique d’une série d’insultes.

    La méchanceté à son égard vint de l’au-berge du Bœuf. Là se tenait, à la fenêtre ou-verte, le meunier Jonas Hauri ; celui-ci (onn’avait jamais su pourquoi ni comment) en de-hors de la meunerie, exerçait à Heimligen, etcela par l’effet d’un consentement général, lafonction de censeur des mœurs. Dans la plu-

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  • part des petits endroits une sorte de droit cou-tumier crée ainsi une censure, tantôt au profitd’une famille où elle reste héréditaire, tantôtau profit d’une personne. Pour obtenir ce privi-lège plusieurs conditions sont requises : il fautd’abord une certaine aisance, puis une bonnelangue et enfin un imperturbable esprit de dé-nigrement.

    Le meunier Jonas Hauri devait son censoratà ce fait qu’il remplissait les conditions sus-dites, mais surtout à l’abondance de son sys-tème pileux. Été comme hiver, il circulait sansveste ni gilet, mais la chemise ouverte jusqu’aunombril, et découvrant dans toute sa largeurune imposante poitrine velue ; ses bras rouges,également couverts d’une toison touffue,étaient nus jusqu’aux coudes ; quand il étaitau repos, il se croisait les bras et de ses deuxmains massait perpétuellement ses biceps. Cegeste révélait à tous les yeux un héros desvieux âges et valait un incontestable brevet devertu ; aussi les gens de Heimligen vénéraient-

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  • ils en ce meunier un parangon de droiture ; parconsentement tacite ils lui reconnaissaient ledroit de partir en guerre publiquement, c’est-à-dire à l’auberge, contre les péchés d’un chacun.Avec cela il se montrait au courant de tous lessecrets, des moindres incidents survenus dansla vie des familles de l’endroit ; c’était à rendrejalouses de sa science toutes les commères despetites « rues de derrière ».

    Ledit Hauri avait de tout temps détesté ceGustave, fils du ferblantier ; sa haine accumu-lée était entretenue par diverses considéra-tions. Il entrait là en jeu tout à la fois une dé-fiance de paysan à l’égard d’un homme ins-truit, une mauvaise humeur de travailleur quin’a que ses muscles contre un homme qui vitd’une vie intellectuelle, un esprit venimeux defroid homme d’affaires contre un idéaliste etpar dessus tout la jalousie d’un vieux vis-à-visde la jeunesse. Dans l’échec de Gustave, il yavait pour le meunier Hauri la satisfaction d’untriomphe personnel. Il n’eût pas plus tôt aper-

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  • çu le refusé dans la rue qu’il le désigna de sonbras tendu ; à tous les buveurs du Bœuf accou-rus à la fenêtre, il raconta à haute voix l’évé-nement, de façon à être entendu de la victime ;il accommodait son récit d’appréciations et demaximes de son plus beau style.

    En présence d’un tel accueil, Gustave se ré-fugia à l’auberge de l’Étoile, à voix basse il de-manda un verre de vin auquel il n’eût pas lecourage de toucher. La jolie servante fit unemoue méprisante, l’examinant avec dédain deson regard en coulisse ; avec sa démarche pim-pante qui faisait crier le cuir de ses bottines,elle alla s’asseoir dans le coin près du poêle ets’enfonça dans la lecture d’un journal. Évidem-ment elle ne le tenait pas pour digne d’aper-cevoir son petit minois qui faisait tant de ja-loux. L’aubergiste de l’Étoile chapitra la petitedemoiselle et la remit vertement à sa place ;puis il s’assit près du pauvre paria et lui tenditla main ; faisant violence à son caractère ta-citurne, il causa longuement avec lui ; il cher-

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  • chait de mille manières à l’égayer, et lui frap-pant amicalement sur l’épaule, il lui dit : « Cou-rage, mon petit Gustave ! ce sont des misères !ne prends pas cela trop à cœur. Tu as toujoursété un brave garçon, et tu l’es toujours ; lesexaminateurs ne t’ôteront pas cela, et c’est l’es-sentiel, après tout. Et si un vaurien te ditquelque chose de mal – à ces mots il lançaun regard du côté du Bœuf – réponds-lui qu’ilse mêle de balayer devant sa porte ; et s’il tefait quelque chose, défends-toi, – tu es grand etfort, – ou si tu crains d’avoir affaire à lui, viensme trouver, appelle-moi : je n’ai pas peur delui. »

    Gustave l’écoutait avec de gros yeux, cher-cha quelque chose à répondre et ne trouvarien. Enfin, balbutiant un vague remerciement,tout embarrassé, il se glissa le long des mai-sons et rentra chez lui.

    De ce jour il aima d’amitié, comme un vraiparent, l’aubergiste de l’Étoile.

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  • Pour échapper aux mille critiques de l’opi-nion publique, il ne bougea plus de chez lui.Mais de tous les tourments, le plus intolérableest la vue du chagrin que l’on cause à sesproches. Il s’en aperçut bientôt.

    Chaque geste, chaque soupir de ses parentsétait un reproche et mettait son âme au sup-plice.

    Non pas qu’ils lui adressassent aucune pa-role de blâme positif ; les ferblantiers étaientpour cela trop bons et trop délicats. Mais lechagrin leur ôtait toute joie de vivre, et ils nesavaient pas le lui cacher. Les repas se pas-saient en silence ; et si l’on ne pouvait absolu-ment pas faire autrement que de dire quelquechose, on le faisait à mi-voix. Que les journéesétaient longues ! Tous les meubles regardaientGustave avec la fixité inexorable des choseséternelles ; les quatre murs de sa chambre letenaient comme un étau d’où il lui semblaitqu’il ne s’échapperait jamais plus ! Le soir, ses

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  • parents, dans leur touchante simplicité, lui mé-nageaient une scène dont ils ne soupçonnaientmême pas la cruauté. Ouvrant les Écrituresselon la coutume, ils prenaient Gustave entreeux deux, lui tenant chacun une main ; ils li-saient d’une voix tremblante et souvent cou-pée par les larmes, le chapitre de l’Enfant pro-digue. Puis ils l’embrassaient avec émotion etallaient mettre au lit leurs cœurs accablés desouci. Mais le sommeil ne les visitait pas.

    Il supporta cela trois jours : du jeudi au sa-medi. Le dimanche matin, dès le crépuscule– le temps était brouillé, il tombait une pluiegrise – il entendit la voix perçante de la petitecloche qui annonçait avec insistance l’inter-minable solennité de cette journée, où nul nesavait que devenir et encore moins que faireavec son prochain ; il fut pris alors du plussombre désespoir et eut conscience de ne pluspouvoir s’enliser davantage ; il ne pouvait plusque se noyer. Mais il se dit que les chosespourraient se passer comme quand on fait une

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  • lourde chute dans la rivière profonde : au mo-ment où l’on croit étouffer, l’eau vous ramènelentement à la surface. Cette idée lui fît re-dresser la tête ; il envisagea la situation avecplus de calme. Paraîtrait-il en public ? reste-rait-il chez lui ? Il pouvait éviter ce dilemme etchercher sa consolation dans une promenadesolitaire.

    Écoutant son bon sens naturel, il fit sans re-tard ce qu’il avait jugé le meilleur. Sans s’in-quiéter de la pluie, il prit par le premier sentieret alla dans les bois. Arrivé là, il se représente,non sans satisfaction, la peine que sa sagesselui avait fait éviter et qui l’attendait vainementchez lui ; ce fut une volupté d’entendre lacloche qui appelait au prêche où personne nele trouverait.

    *

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  • Cependant le vénérable Rebenach, entouréde ses sept filles, se rendait d’un petit pasalerte et combattif vers le temple. Dans le se-cret de son cœur il sentait naître peu à peu dela pitié ; il lui semblait après coup qu’il avaittout de même trop impitoyablement malmenéle pauvre Gustave. La place de Gustave restaobstinément inoccupée, les sous-entendus etles fines allusions, manquant leur effet se per-dirent dans le vide du banc ; une colère de pro-phète s’empara du pasteur, qui dans son em-portement roulait des yeux terribles vers tousles points du ciel.

    Rentré chez lui, et tandis que les mains desa femme le dépouillaient de sa robe sacer-dotale, il dit d’une voix claironnante : « Il estmanifeste que le bon Dieu devra remettre cepauvre Gustave au creuset pour rendre enfinmalléable le dur métal de son orgueil. »

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  • Il ne voulait plus entendre parler de leçonsde piano. Il retirait sa main et abandonnaitGustave à la sévérité du destin.

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  • CHAPITRE III

    DIVINE PARESSE

    La sévérité du destin prit pour commencerla forme d’un temps d’avril maussade ; les pro-menades possibles étaient rares et courtes ;chaussures et vêtements ramenaient un échan-tillon de tous les terrains des champs et des fo-rêts.

    Vers la mi-mai, sous la montée des sèves, lepays verdoyant se mit à briller au soleil ; Gus-tave prenait maintenant son vol comme une hi-rondelle, du matin au soir ; il ne rentrait quepour les repas.

  • Dans les premiers jours il avait manquéquelquefois à table, mais au retour sa mèrel’avait prié si instamment de ne plus le fairequ’il évita d’être en retard ; dès qu’il entendaitl’écho des cloches de midi, il dégringolait lelong des pentes, faisant rouler avec lui pierreset cailloux.

    La ferblantière, venue à résipiscence, nepensait plus que cela eût mieux valu si le bonDieu avait rappelé à lui Gustave encore en-fant ; elle avait chassé cette idée après avoir luun journal ; on y racontait qu’un étudiant refu-sé à son examen s’était jeté par la fenêtre, d’unquatrième étage. Cette après-midi-là, elle cou-rut comme une biche pourchassée ; elle sortitde la ville par la porte d’en-haut et grimpa jus-qu’aux rochers de la cascade. À son retour, elletrouva Gustave à la maison ; elle lui caressa lajoue, lui disant d’une voix tremblante que sonamour filial la rassurait, qu’elle le savait inca-pable d’attenter à ses jours.

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  • Alors fut franchi le point culminant de leurcommun calvaire. Maintenant, après ses ab-sences quotidiennes, le fils se vit accueillir lesoir avec joie. On interrompit les lectures del’histoire du fils prodigue.

    Malgré tous ses malheurs, Gustave retrou-va, dans ses longues courses au soleil des mon-tagnes, plus de courage et de force que jamais.Parfois encore, dans quelque bois lointain, surquelque colline, il s’allongeait sur la terre pourpleurer ; mais ce n’était plus seulement par l’ef-fet de son chagrin ; c’était aussi dans le pres-sentiment d’un bonheur inconnu et mélanco-lique ; partout dans les bois il voyait d’insai-sissables mirages. Avant de grimper les sen-tiers, il hésitait, s’attendant à voir apparaître là-haut et descendre vers lui une belle femme enrobe de velours bleu, une femme plus belle quetoutes les filles de ses professeurs à l’Univer-sité. Sur les cimes passaient des processionsde créatures supra-terrestres ; c’était commeun défilé d’écuyères, vêtues d’or et d’argent,

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  • sur des cavales blanches ou noires. Il lui ar-rivait parfois de se retourner pour s’assurer siquelque ange du ciel ne faisait pas derrière luil’ascension de la montagne ; mais il ne voyaitmonter, parmi les racines allongées en traversdu chemin, que des armées de fourmis ; il ra-fraîchissait alors ses joues brûlantes en les ap-puyant sur l’écorce lisse des hêtres, comme uncerf. Le coucou se moquait, la pie médisait etdes larmes jaillissaient de ses yeux.

    *

    L’attente d’un bonheur supra-terrestre nel’empêchait pas du reste de jouir des joies in-times que donne la vue des hameaux fores-tiers, rencontrés au hasard du chemin. Siquelque clocher surgissait, il y attachait ses re-gards fixes de rêveur. Si quelque coin du jar-din tentait sa fantaisie, il s’y attardait en uneimaginaire flânerie. Toute habitation humaine

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  • était pour lui un incident, et à chaque incidentse produisaient de charmants miracles ; et lesmiracles avaient de beaux cheveux ou tressésou frisés. Parfois il revenait en certains pointsoù un je ne sais quoi l’attachait. Il y avait unepetite auberge là-haut sur la colline ; dans lesrougeurs du soleil couchant les murs et lesvitres flambaient et illuminaient de leurs feuxtoute la clairière ; plusieurs jours de suite ilvint là jouir du calme des soirées. Il ne deman-dait ni vin ni bière. Mais il retrouvait là uneépinette poussiéreuse ; plus d’une note man-quait et plus d’une touche était brisée ; il n’yprenait pas garde, se contentant de ce qui res-tait ; cela suffisait à son plaisir et à son bon-heur : plus ou moins bien son rêve intérieurdu moins se réalisait. Quelque chose dont ilignorait le nom, quelque chose de gracieux etdont le regard confiant s’éclairait à son arrivéevenait s’asseoir près de lui avec un ouvragede tricot, restait là tant qu’il faisait de la mu-sique, imposait silence aux buveurs et puis, à

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  • son départ, l’accompagnait jusqu’à la porte. Ja-mais il ne commençait une conversation ; il ré-pondait, mais comme à regret et par mono-syllabes. Là où il s’était vu accueillir d’un motde taquinerie ou d’un regard trop sûr de lui-même, là il ne revenait pas. Son regard étaiténivré de soleil ; dans son âme régnait toujoursune certaine solennité ; et dans son cœur chan-taient mille choses pressenties. Entre des pê-chers en espalier et des branches lourdes decoings dorés, surprendre la grâce d’une jeunefemme ; la voir se redresser bien haute à sonapproche ; la voir supporter son regard inté-ressé et, sans crainte, y répondre d’un regardinterrogateur ; sentir deux âmes s’effleurer uninstant comme du velours et de la soie ; voilàun bonheur exquis. Et Gustave recherchait par-fois un tel bonheur pour se récompenser lui-même de quelque heureuse trouvaille musi-cale. Ainsi, sans but et sans intention arrêtée,il parcourait les campagnes du haut canton,tel Adam au jardin d’Eden, ou telle une fleur

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  • de châtaignier qui ignore tout des voies de cemonde, mais que le vent emporte et qui fris-sonne sous les effluves que la vibration de l’airamène des châtaigneraies prochaines.

    *

    Au crépuscule il rentrait à Heimligen,ayant, au cours de longues heures, joui de tousles enchantements, de toutes les senteurs de laforêt ; ses yeux étaient pleins de clarté ; danssa peau hâlée circulait un sang jeune et vif.Une délicieuse fatigue avait tonifié sesmuscles. Il se sentait alors ami de toute créa-ture, et des moindres objets se dégageait pourlui un peu de ce charme qui nous attache à laterre natale.

    S’il rentrait en ville par la porte d’en bas, lechien basset du garde forestier venait clopin-clopant lui faire des amitiés, se repliant comme

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  • un lézard et balayant le pavé de sa queue fré-tillante. S’il descendait directement de la mon-tagne, il entendait la voix criarde du perroquetvert à la fenêtre du major : « Mariage, nigaud !cœur est atout ! » La fontaine, à l’entrée dela petite rue de derrière, bouillonnait dansl’ombre, s’éclairait sous son regard, et l’eaujaillissait en perles lumineuses, comme une fu-sée qui retombe en pluie d’étincelles. Chez luiil trouvait la bonne chaleur du nid, dont l’ac-cueil était d’autant plus doux qu’il y avait régnénaguère un trouble plus déraisonnable. Parexemple, il ne fallait pas que des hannetonssortent de ses manches et bourdonnent auxoreilles des ferblantiers ; car ils n’aimaient pascela du tout. Aussi chaque soir passait-il unesérieuse inspection avant qu’on ne fût tout àfait rassuré.

    *

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  • Cette flânerie à travers champs semblait àGustave la chose la plus naturelle du monde ;dans la simplicité de son cœur d’enfant il nepensait même pas qu’il pût y avoir une fin àcela. Son père s’expliquait cet innocent bon-heur en supposant chez Gustave des goûts debotaniste ; plusieurs fois il le justifia aux yeuxde sa femme en lui faisant remarquer que, leurfils n’ayant décidément pas ce qu’il fallait pourêtre médecin, il était évidemment tout à faitraisonnable de sa part de songer à la pharma-cie.

    Mais voilà qu’un certain soir le prétendupharmacien rapporta une fleur de gentianeprise pour un myosotis ; cette fois le ferblantiercommença à entrevoir avec peine que son filsdevait se livrer sur la montagne à des étudesne rentrant dans aucun programme déterminé.

    À partir de ce moment le maître factotumne vit plus d’un très bon œil ces promenadesquotidiennes ; la voix publique le confirma

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  • dans sa défiance ; on ne lui donnait pas deconseils, mais on lui posait des questions ; etplus on allait et plus on s’occupait de Gustave,notamment au Bœuf et à la Concorde, quandle ferblantier, après souper, y paraissait pourremplir ses devoirs de bon citoyen. Quanddonc finiraient ces « vacances d’après l’exa-men ». Que songeait-il à faire de son étudiantmanqué ? N’était-il pas lui-même d’avis que lemoment allait venir de se décider pour un bonmétier ? Sa femme, la ferblantière, aurait-elle,sans qu’on le sache, fait un héritage ? On nepouvait à moins se permettre le luxe de laisserses enfants, en riches oisifs, fainéanter dans lesbois.

    Notre bonhomme était comme une cire quigarde l’empreinte de tous les doigts, et tous lesjugements nettement formulés l’impression-naient. À table il servait donc comme étant deson cru les conseils que lui avait infligés l’opi-nion publique, et de nouveau les humeurs s’as-sombrirent dans la famille. Gustave, qui habi-

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  • tait une sorte de pays de cocagne, se trouvaitblessé dans son idéalisme ; à cette philosophiede buveurs de chopes il trouvait un relent debière en fermentation, il le donna à entendre.La mère, en voulant intervenir, faillit allumer laguerre entre le père et le fils.

    *

    Elle avait en effet demandé pourquoi Gus-tave, après tout, ne pourrait pas tout aussi biendevenir musicien, puisque depuis l’enfance ilavait manifesté dans ce sens le goût le plus dé-cidé. On avait donc, et faute de voir s’ouvrird’autre porte, recherché tout ce qu’il pouvait yavoir de croches et de doubles-croches égaréesparmi les cahiers de cours ; on avait recopiéet complété cela, emballé le tout dans un car-ton et transmis la chose au professeur Steck-li, directeur des chœurs mixtes des écoles se-condaires, en le priant de vouloir bien donner

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  • un avis. Il y eut un certain temps d’attente an-xieuse, temps mis à profit par les espérancespour s’insinuer à nouveau et provisoirementdans les cœurs. Mais le quatrième jour lemaître factotum rencontra le professeur desécoles secondaires Steckli. Celui-ci l’arrêta, luiparla avec bonhomie de choses et d’autres, dela révision de la Constitution, de la correctionà faire au lit du ruisseau, de la Bulgarie etdu Paraguay, de ce pauvre Joseph-Louis quiétait mort subitement la nuit dernière en pleineivresse, du meunier Jonas Hauri qui était enprison depuis le matin, pour avoir eu, parais-sait-il, le malheur de détourner quelques fondsmunicipaux : on le plaignait généralement, caril était partout si bien considéré. À la fin il tou-cha en passant un mot de Gustave. Il avaitbien des excuses à faire pour n’avoir pas en-core écrit ; mais il y avait une grande respon-sabilité à prendre ; on pouvait si facilement setromper. À parler franchement, il n’avait vuque quelques esquisses assez rapidement je-

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  • tées sur le papier ; il n’avait rien remarqué quil’autorisât à pousser un père dans le sens d’unedécision qui pouvait avoir des conséquences sigraves pour son fils : la carrière d’artiste étaitpleine d’épines ; on ne pouvait la représentercomme fleurie de roses que dans des circons-tances bien rares ; il ne semblait pas qu’on fûtici en présence d’un de ces cas exceptionnels.Mais, encore une fois, c’était une lourde res-ponsabilité ; il conseillait donc au ferblantier,afin de lui permettre de se décider en touteconnaissance de cause, de soumettre les docu-ments à Monsieur le chef d’orchestre Storch,à Obsigen, celui qui avait dirigé l’an dernierla fête cantonale des orphéons ; il souscrirait,quant à lui, les yeux fermés à son jugement.

    Ainsi fut fait. Au bout de deux semaines ar-riva la lettre impatiemment attendue, portantle timbre d’Obsigen, c’était par la poste de mi-di, pendant le déjeuner ; le ferblantier alla semettre dans l’encognure de la fenêtre ; il luten silence ; il mit la lettre dans la poche de sa

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  • veste, continua à garder le silence et acheva sasoupe. Il ne voulut pas prendre de vin et refusala viande.

    En se levant de table il ne put contenir sabile : On peut prendre ce garçon-là du sensqu’on voudra, on ne trouvera rien en lui, rien,rien ! expliqua-t-il en haussant dédaigneuse-ment les épaules.

    Les yeux de Gustave jetèrent des éclairs ;ses muscles frémirent. Le geste suppliant de lamère obtint qu’il ravalât sa réponse.

    Gustave se retira. Alors le ferblantier, d’unevoix éteinte, dit à sa femme d’aller rechercherla viande à la cuisine.

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  • CHAPITRE IV

    AU PRESBYTÈRE

    Le pasteur jugea que le moment était venude jouer sa dernière carte d’atout.

    Il avait remarqué avec chagrin que le destinne tenait aucun compte de ses plans straté-giques et n’opérait pas en liaison avec lui ; lepénitent, loin de se refondre au creuset, crois-sait et embellissait de jour en jour. Il pensaqu’il valait mieux ne pas s’en remettre au Cielseul pour l’œuvre de sa conversion, qu’il fallaitaller au pécheur, le voir de plus près et faireagir sur lui l’atmosphère du presbytère. En

  • sage pasteur et en bon diplomate, il vouluttrouver une raison plausible à ce changementd’attitude.

    Dès qu’il eut vent de la critique peu encou-rageante des deux confrères musiciens, il sai-sit l’occasion d’être utile à Gustave et en mêmetemps de donner une leçon à ces pédagoguesdétestés ; car il avait contre eux une vieille ran-cune, datant de l’époque où ils faisaient en-semble leurs études universitaires.

    Il se rendit donc, tout ému, chez les ferblan-tiers. De sa voix moitié flûtée, moitié trompet-tée – les gens de Heimlingen la comparaient aubruit d’une poulie – il développa son plan ausujet des leçons de piano. Qu’en pensaient lesparents de Gustave ?

    Les ferblantiers se confondaient en remer-cîments. Toutefois leur conscience les obligeaità rappeler à Monsieur le Pasteur que Gustaven’était guère de première force en musique,tout au moins au dire de Monsieur le Profes-

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  • seur Steckli et de Monsieur le Chef d’orchestreStorch.

    Le pasteur prit sa plus forte voix : « Lais-sons Monsieur le professeur Steckli disserter,si tel est son plaisir, sur la supériorité du guanopar comparaison avec le plus récent règlementdes écoles cantonales, mais qu’il ne s’avise pasde parler musique. Quant au Chef d’orchestreStorch, avant de se permettre de juger Gus-tave, il devrait bien se faire enseigner par lui leb a : ba de la lecture musicale. » Il dit, et l’émo-tion le faisait loucher.

    Content de son larynx et de ses effets àfaire trembler les murs de Jéricho, il se calmaet confirma sa proposition : « Gustave n’a qu’àcommencer demain dans la matinée. Entre dixet onze, et même plus tôt : à sa convenance. »

    *

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  • Le lendemain Gustave revêtit ses habits lesplus frais, bien brossés par la ferblantière, quin’en finissait pas d’effacer les plis du pantalonet des manches. Il se rendit au presbytère. Enl’honneur de cette visite sa mère lui avait ache-té un chapeau de paille tout neuf. Ce chapeauétant un peu large elle l’avait soigneusementgarni de papier de journal en guise de coiffe.

    Quand elle le vit partir bien tiré à quatreépingles, elle ne laissa pas que d’être fière deson fils refusé et eut confiance dans le bonDieu, qui arrangerait toutes choses pour lemieux. Dans le secret de son cœur elle espéraitque Gustave ne laisserait pas échapper unesi belle occasion, et serait assez malin pours’éprendre d’une des sept filles du pasteur.

    Le maître de piano frais émoulu se présentedonc au presbytère. Il y reçut un accueilétrange. Hélène, la fille aînée, entra la pre-mière dans la chambre où il attendait, le cha-peau à la main ; dans sa discrétion il n’avait

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  • même pas osé feuilleter l’album aux photogra-phies, le bel album à tranches dorées. À sa vueelle eut un mouvement d’hésitation, le saluaavec une envie de rire à grand peine dissimu-lée et disparut.

    L’une après l’autre toutes les filles du pas-teur parurent, d’abord Mina, la troisième, puisEmma la quatrième, enfin les trois plus jeunesensemble. Elles entraient, le regardaient, pous-saient des cris de joie et se sauvaient à recu-lons, se bousculant presque, tant elles étaientgaies.

    Enfin Madame Rebenach accompagnée desa seconde fille, Marie, le salua souriante et luitendant la main. Il prit sa mission au sérieux,ne répondit que brièvement ; Marie se mit aupiano pour lui demander le secours de ses lu-mières. Bientôt il oublia tout ce qui n’était pasla leçon ; il rectifiait la tenue de la main, corri-geait les attaques, sursautait comme sous unepiqûre d’abeille à chaque dièze et bémol ou-

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  • bliés, faisait des petits soupirs ravis aux pluscharmants passages. Marie, timide et réservée,obéissait à toutes les indications de sonmaître ; mais elle évitait soigneusement de leregarder.

    Cependant, de moment en moment, laporte s’ouvrait ; une tête de fillette curieuse semontrait et disparaissait aussitôt. Dans le cor-ridor ce n’était que chuchotements et exclama-tions, coupés de voix à moitié contenues et defusées de rire.

    Au moment où il s’y attendait le moins, Ma-rie fixe ses yeux sur les touches, mit les mainssur ses genoux, haussa les épaules, se morditles lèvres, enfin fut secouée d’un rire nerveuxet se sauva. Si Madame Rebenach ne l’eût pasremercié dans les termes les plus aimables, etne l’eût prié avec instance de revenir tous lesjours, il ne fût probablement pas retourné danscette maison.

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  • En le voyant rentrer, la ferblantière poussaun petit cri d’effroi : « J’espère que tu ne teseras pas montré comme cela au presbytère »dit-elle en le menant devant un miroir.

    Sur tout le tour du front il y avait un mor-ceau de journal collé, où on lisait entre autreschoses : « Pour les dames ! ! ! Un jeune hommede bonne éducation, d’extérieur agréable,manquant de relations féminines, cherche, parce moyen aujourd’hui admis, une épouse bienassortie. On tient moins à la beauté qu’à un ca-ractère doux et à une certaine fortune. Envoyerles offres à la rédaction du journal, sous les ini-tiales, A.N.

    La plus absolue discrétion est assurée ».

    C’était la feuille de journal, dont sa mèreavait garni si soigneusement le chapeau. Parl’effet de la chaleur il était resté collé au front,quand il avait ôté son chapeau. Le trop grandzèle de la ferblantière, qui avait voulu que son

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  • fils se montrât tout à fait impeccable au pres-bytère, n’aboutit qu’à un effet comique.

    Mais l’une des filles du pasteur, la troi-sième, Mina, si incroyable que cela puisse pa-raître, s’éprenait d’heure en heure toujours da-vantage de Gustave. C’est que voilà : pour unbeau jeune homme, le tout est de faire, peu im-porte comment, impression sur le cœur d’unejeune fille.

    *

    Tous les jours Gustave allait maintenant aupresbytère ; il y passait d’abord une heure, puisdeux, plus tard trois, enfin des demi-journéeset même des journées entières.

    Il s’y trouvait heureux ; son caractère plai-sant, on estimait son talent et on lui pardonnaitses bizarreries. Dans la maison de cette sortede représentant (patenté par l’Etat) des mé-

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  • taphysiques orientales que l’on désigne par lesimple mot de « pasteur », on était aux petitssoins pour ce garçon à l’imagination ardente.Il importait peu que la métaphysique subven-tionnée fût différente de la sienne, que le pas-teur cherchât à Kanaan l’objet de ses intui-tions, tandis que l’autre le cherchait plutôtdans les régions du Parnasse et d’Arcadie, l’es-sentiel était que de part et d’autre on vit lebut suprême de l’homme dans quelque chosequi n’était ni le manger, ni l’argent, en un motqu’ils proclamassent tous deux l’existence d’unIdéal. Le presbytère devenait pour ce jeunehomme, si différent de la moyenne deshommes, ce que fut l’Église du moyen âge pourles âmes de cette nature : un asile au milieud’un monde de réalisme et de barbarie. Carla pauvreté, dont les victimes sont bien inno-centes, est aussi une barbarie, avec ses soucisd’argent qui accablent l’âme.

    Il ne faudrait pas croire que Gustave nerencontrât aucune sympathie parmi ses conci-

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  • toyens. Il était né dans la ville, il y était bienapparenté ; on l’aimait donc bien, malgré samalchance à l’examen ; on avait pour lui, àl’occasion, de bonnes paroles et il en était re-connaissant. Mais avec toute leur bien-veillance ils n’en auraient jamais fait qu’un se-crétaire de mairie, ou tout au plus un receveurdes postes, ils ne savaient pas ce qu’est un ta-lent d’artiste et ils n’en avaient pas l’emploi ;pourtant Gustave n’avait (à un degré plus émi-nent il est vrai) que ce genre d’imaginationqu’ont tous les gens de Heimligen.

    Il n’y aurait pas eu de reproches à leurfaire ; mais c’eût été un malheur, et un cruelmalheur, pour Gustave. Car sentir dans soncœur une flamme vivante et comprendre quetout conspire à l’éteindre, cela fait souffrir.

    *

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  • Au presbytère Gustave était libre de jouerdu piano, de vivre en amant du beau, d’écoutertoutes les suggestions de sa fantaisie.

    Toutes les âmes féminines de la maison fa-vorisaient son génie et le vieux Rebenach, quil’aimait comme un fils, était le témoin ravi dela vie intérieure si riche de Gustave ; il en ou-bliait de le catéchiser.

    Prudemment, insidieusement, il faisait par-fois quelques travaux d’approches pour cher-cher à prendre à revers l’ennemi : mais cesessais échouaient lamentablement. Car Gus-tave, à chaque tentative de conversion, faisaitcette réflexion déconcertante : « Bon ! décla-rait-il d’un air convaincu. Faisons comme lespremiers Chrétiens, comme ces hommes vrai-ment pieux : allons tous ensemble habiter lacaverne, sous la cascade, nous discourrons là-haut sur les péchés du monde, mais nulle partailleurs. Bien entendu, Monsieur le Pasteur, ilfaudra laisser à la maison votre femme et vos

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  • filles ; pour un chrétien les femmes sont unobstacle, car elles nous rattachent au siècle. Ilne faudra pas vous faire envoyer de viande rô-tie, ce serait un luxe babylonien ; je ne parlepas du bordeaux. Des sauterelles, ou si vouspréférez des lombrics, à la sauce sourcefraîche, voilà votre seul régime. Donnez-moicet exemple pendant huit jours, et vous m’au-rez converti. J’attends. »

    Le pasteur s’efforçait, en d’inutiles disserta-tions historiques et morales, de faire des dis-tinctions entre jadis et aujourd’hui ; vainementil s’ingéniait à donner les plus subtiles défini-tions, pour prouver à son favori que la vraiemanière de fuir le monde consistait précisé-ment à ne pas vivre en dehors de lui. Gustaves’entêtait. Il revenait toujours à l’idée de la cas-cade. Le pasteur, habitué à combattre des ar-guments et non pas des cavernes, suait sang eteau ; il finissait par renvoyer à son piano le lo-gicien à l’esprit sans souplesse.

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  • Quand Gustave rentrait chez lui, ses pa-rents faisaient des clignements d’yeux, ilspoussaient des pointes, posaient de petitesquestions ; ils eussent voulu savoir laquelle dessept filles lui plaisait le mieux. Ils doutaient demoins en moins que l’une des filles du pasteurfinirait par retenir définitivement leur Gustave,qui ne sortait plus du presbytère.

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  • CHAPITRE V

    IDA

    On parlait assez souvent au presbytère dela prochaine visite d’Ida, une amie de Neuchâ-tel.

    On montrait à Gustave la photographie decette jeune personne. On l’assaillait de ques-tions, on voulait à toute force savoir de lui s’ilne la trouvait pas d’une beauté incomparable.

    Il restait tiède dans l’admiration. Il n’y eutqu’un cri contre lui. Était-il donc, humaine-ment parlant, possible que quelqu’un ne s’en-

  • thousiasmât point pour Ida ! C’était mons-trueux ! honteux !

    C’était faire preuve d’un goût de véritablehabitant d’Honolulu ! Une enfant si gentille, sidélicieuse, si ravissante ; dans la maison ils enétaient tous toqués !

    Ida était l’amie de la petite Mina ; ellel’avait connue étant en pension, à Neuchâtel.

    On faisait tant d’embarras au presbytèreavec cette Ida, que Gustave trouvait la choseridicule ; il ne s’en rendait pas bien compte,mais cet enthousiasme lui causait un certaindépit. Quand la phrase stéréotypée : Ida vien-dra bientôt se changea en cette annonce for-melle : Ida arrive après-demain, Gustave déci-da de rester après-demain chez lui.

    Dans le même moment on dit comme parhasard : La semaine prochaine, Philippe re-vient à la maison.

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  • Obéissant comme toujours à son caprice,Gustave resta donc chez lui, par exception, lejour de l’arrivée d’Ida. Il alla avec son pèretravailler dans la petite courette, derrière lamaison, du côté du ruisseau ; il fit avec luiquelques soudures, pour lui montrer qu’il étaittout de même bon à quelque chose, quand ilvoulait s’en mêler.

    C’était une de ces courettes compliquéescomme on n’en trouve qu’à Heimligen : ungrand vide d’une hauteur de trois étages, res-serré de toutes parts ; des escaliers dérobés desix, de dix, de vingt marches raides ; à l’entourtrois galeries, l’une dans le bas, deux au pre-mier étage ; de celles-ci la première courait lelong de la maison même, la seconde le longd’un grand bûcher ; au troisième étage, unepasserelle menant à une sorte de terrasse, àson tour raccordée au comble ; sur tous les pe-tits paliers quelque pièce de lessive et des potsde fleurs ; du haut en bas, sur la maison, sur lespasserelles, sur les escaliers, sur le bûcher, par-

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  • tout une végétation luxuriante de vigne-vierge,de lianes et de sarments. Sur le sol même del’étroite cour, près de la porte de derrière de lamaison, gisait un nombre incalculable d’objetset d’outils : lattes, perches, râteaux, haches etmille marchandises de ferblanterie. Au delà duruisseau on arrivait à un jardin en miniature,où poussaient pêle-mêle salades, persil, pieds-d’alouette, fleurs d’été et fleurs d’automne. Unedemi-douzaine de chemins invraisemblablesmenaient à ce jardinet ; l’un passait par le bû-cher sentant bon le bois de sapin, un autre parla buanderie ; un troisième venait de la gale-rie ; un quatrième descendait de la terrasse ;on pouvait aussi se faufiler à droite et à gauchedu poulailler et passer par les portillons de lahaie de clôture.

    Cette haie servait à se défendre contre lesvolatiles, à empêcher les canards du ruisseaud’aller se promener dans les plates-bandesfleuries. Au milieu de ce désordre, dans cetamoncellement bizarre, dans ces coins et re-

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  • coins s’accrochaient des rayons de soleil qui nesavaient plus d’où ils venaient et qui avaientperdu leur direction ; comme un poisson dansune nasse, le soleil entrait sans peine et ne re-trouvait plus de sortie.

    Pendant les longues heures de la matinée ilgrillait les planches, comme s’il avait voulu ymettre le feu ; en même temps les murs de grèsde la buanderie renvoyaient un petit air frais ;le jardin se cachait dans l’obscurité du coteauboisé montant presqu’à pic sur l’autre rive duruisseau ; seules les ombelles en boule des oi-gnons et quelques fleurs sortaient du côned’ombre et luisaient comme des flammes. Àmidi les rayons tombaient d’aplomb, traver-saient la galerie par les fissures des planchesdisjointes, tantôt dessinant des lignes minceset nettes, d’où s’échappaient en tous sens deslueurs argentines et des feux de diamants, tan-tôt s’épandant en larges nappes d’or où tour-billonnait la danse des poussières et des mou-cherons. Dans l’après-midi une lumière rasante

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  • baignait la maison ou ruisselait du haut du toitjusque sur les escaliers et les galeries ; alorsla courette était jonchée de taches d’ombreset de taches claires aux mille formes et auxmille nuances ; on eût dit qu’on avait versé làle contenu de deux boîtes de jeux de patienceaux pièces découpées en figures géométriques.Partout les regards ne rencontraient que gout-telettes lumineuses, plaques dorées qu’on pou-vait croire clouées là, disques plus pâles qu’onvoyait vaguement tourner. Quant à l’artiste quifaisait toutes ces merveilles, quant au soleil lui-même, si vous vouliez l’apercevoir, vous étiezobligé de renverser votre tête d’un mouvementà vous briser la nuque.

    Gustave, s’abandonnant à la divine paresse,aimait à s’attarder des heures entières danscette courette ; il n’aurait guère pu dire ce quilui causait là de si intimes jouissances ; était-ce de vivre parmi les souvenirs lointains, était-ce de se sentir délicieusement séparé du restedu monde ? C’est là que les plus belles harmo-

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  • nies naissaient en lui ; car jamais l’imaginationne se sent plus libre que quand les regards sontarrêtés par un obstacle. Ce n’était donc paspour lui un sacrifice que de travailler aux sou-dures avec son père, le maître factotum ; cardans son cœur il entendait chanter tout ce so-leil, dont l’or et les rayons se transmuaient enharmonieuses musiques : entre toutes les pro-vinces du grand royaume de la beauté il n’estpoint en effet de barrières de douanes, et lelibre échange est leur loi.

    *

    Il était trois heures de l’après-midi, Gustaveétait occupé à régler la flamme bleue de salampe à souder, il en aspirait avec voluptél’odeur chaude et métallique, la senteur d’étéconcentrée. Tout à coup la galerie (côté dela maison) se garnit d’une demi-douzaine dejeunes filles aux joyeux petits minois ; à les

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  • voir si gracieuses on eût dit qu’elles s’apprê-taient à entonner en chœur une valse vien-noise.

    La ferblantière sortit de sa maison et vintdire tout bas à l’oreille du maître factotum :« On est venu de la part du pasteur pour teprier de passer un de ces jours au presbytère,quand tu auras un moment ; il y a une gouttièreà réparer avant la fin de la belle saison. Ces de-moiselles ont demandé à montrer à leur amiede Neuchâtel la courette et ses galeries, le jar-dinet et le ruisseau ; leur invitée est, paraît-il, une espèce d’artiste peintre qui trouve unplaisir tout particulier à ces vieilleries et à cedésordre ».

    Les jeunes filles s’étaient divisées en deuxgroupes et descendaient par des escaliers dif-férents ; légères comme des artistes de cirque,elles voltigeaient sur les marches branlantes,irrégulières et trouées ; elles s’excusèrent deleur indiscrétion.

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  • « Mon amie Ida, de Neuchâtel », dit Mina.Ida salua et dit quelques mots ; elle avait unecertaine manière d’aspirer l’air et de le faire lé-gèrement siffler sur ses dents, qui troubla Gus-tave ; il n’avait jamais entendu si doux mur-mure, c’était plus adorable encore que laplainte d’un rossignol. Gustave ne se montrad’ailleurs aucunement surpris ; il avait connudes régiments de filles de professeurs ; l’expé-rience lui avait appris qu’il est plus facile des’entendre avec les filles qu’avec les pères ; ilse fit bravement le guide de la petite troupejoyeuse ; il la promena d’abord au jardin, puissur la terrasse, et enfin (sur le désir qu’elle luien avait exprimé) au grenier ; comme des tour-terelles les têtes se montrèrent dans le cadredes lucarnes pour contempler au loin la forêtobscure et les cimes bleutées des chênes et dessaules.

    À chaque changement de tableau la Neu-châteloise faisait de son mieux pour sourire ;

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  • mais elle avait une bouche incapable de toutmouvement vers les côtés.

    Les commissures de ses lèvres et ses jouesavaient en effet à leur point de contact un des-sin d’une netteté trop parfaite ; il y avait dechaque côté comme une petite virgule, tel surun plan d’architecte un léger accent marquel’achèvement d’une ligne serpentine ; seule lalèvre supérieure s’arrondissait en son milieu etse relevait légèrement ; si bien que la seulechose qui souriait en elle, c’était la blancheuréblouissante des petites palettes de ses dents.

    La gracieuse jeune fille voulut absolumentvoir le magasin ; le maître factotum eut beaujurer ses grands dieux qu’il n’avait depuis desmois rien acheté de nouveau, rien qui méritâtd’être regardé.

    C’est qu’il ne comprenait rien à mille dé-tails ; à force de les avoir sous les yeux, iln’avait jamais vraiment vu ni les reflets descuivres, ni les luisants merveilleux et les tons

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  • mats des baignoires d’étain, ni l’image des fe-nêtres répétées en miniature sur les verreries,ni les petits damiers d’or sur les bronzes.

    L’œil ravi de la jeune fille observait ces jeuxmystérieux de la lumière ; elle ne se doutaitpas qu’au même instant elle était elle-même unobjet plus précieux que tout ce qu’elle admi-rait là ; la petite Mina caressait la main de sonamie, soupesait ses lourds cheveux et déposaitun furtif baiser sur son cou.

    La ferblantière, voyant la noble étrangère sibonne et sans façons, s’enhardit à risquer unedemande : quelle pouvait bien être cette étoffede sa toilette ?

    Touchant avec respect la manche de la de-moiselle, elle faisait couler entre ses doigts lesplis de l’étoffe admirée ; Ida fut si surprisequ’elle rougit de confusion, et répondit en dé-préciant sa robe tant qu’elle pouvait, toutcomme s’il se fût agi pour elle d’en être l’ache-teur dans un magasin.

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  • Toutes les jolies visiteuses, s’excusant ànouveau, prirent congé. Il semblait maintenantque la courette ne fût plus la même. Observezau travers d’une vitre de couleur un mur bienéclairé, puis retirez vivement la vitre ; vousverrez une légère coloration persister : ainsiGustave apercevait toujours sur la galeriequelque chose de la lumineuse vision qu’ilavait eue là ; il y avait pour lui comme uncharme que rien ne pourrait plus faire éva-nouir, même si du grenier à la cave tout devaitse transformer.

    Mais à quoi donc Ida le faisait-elle songer ?Il réfléchit longtemps et se rendit compte : Ilrevoyait la chevauchée des écuyères en ve-lours bleu galopant devant lui, dans ses prome-nades en forêt.

    *

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  • Ida, avec les filles du pasteur, poursuivitson voyage de découvertes à travers Heimli-gen.

    La campagne ne l’attirait pas. Son plaisirétait dans la grand’rue où se jouait un vent lé-ger, avant-coureur de la soirée.

    Les maisons du côté de « l’Étoile » étaientdéjà dans l’ombre ; celles d’en face au contraireétaient éclatantes de couleurs féeriques : non,il n’était pas permis de voir des couleurs sipeu naturelles. Sur des pans de murailles auxnuances délicates se promenaient des cerclesde soleil, tels les ronds que font dans l’eau lespoissons rouges. D’invisibles fenêtres partaientdes éclairs et des fulgurations ; alors d’étrangessilhouettes, de grandeur d’homme, traver-saient la chaussée comme des êtres fantas-tiques, et tout à coup, d’un seul bond se trou-vaient transportés du trottoir sur un toit oudu haut de la ville jusqu’à la porte d’en bas.Des gens, pas plus grands que les doigts de la

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  • main, avaient l’air d’entrer dans un magasin àtravers les glaces de la montre. Dans les airs,à la hauteur des toits, au beau milieu de larue, une petite plume faisait en voltigeant sontour de ville ; le léger aéronef par instants je-tait des fleurs comme s’il flambait dans le ciel,puis s’éteignait à demi, ou tout à coup plon-geait dans l’ombre. Vers la porte d’en haut,un peu au-dessus du « Bœuf », il y avait uneenseigne en lettres d’un vermillon éclatant :Amédée Gruber, Ameublements et Chaus-sures. Sur l’A initial une grande tache de soleilrendait encore plus éclatant le vermillon, quipassait au rouge brique et cet A tranchait surles autres lettres comme si on l’avait fait ex-près. Enfin, au fur et à mesure que la lumièredorée du soir se retirait vers les étages supé-rieurs et les toits, les ombres de la rue aussi secoloraient, discrètement et n’accusant que surleurs bords le bleu et le violet.

    « Qu’est-ce que cela ? » s’écria Ida, avec unbon sourire, un de ces sourires qu’on a quand

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  • on observe les mouvements un peu gauchesd’un beau petit enfant.

    Elle voulait parler de la sonnerie de l’hor-loge. Celle-ci en effet sonne tous les quarts endonnant deux notes un peu discordantes, l’uneplus haute et la suivante plus basse.

    Elle eut aussi bien du plaisir quand elle vitvenir Fritz Daniel armé d’une grosse cloche,comme on en met au cou des vaches et d’unimmense tambour, et quand elle l’entendit an-noncer de sa voix nasillarde qu’on venait derecevoir de la capitale un envoi de filet et debelle viande de boucherie.

    Toute la personne d’Ida fit sensation, maiselle n’y prit pas garde. Elle ne connaissait pascette éternelle préoccupation de se faire re-marquer, qu’on voit à tous les gens des petitesvilles. Mais quand, après s’être bien regardéedans sa glace, elle pouvait se dire que décidé-ment sa toilette ne péchait ni contre le style dela mode, ni contre la décence, elle ne défendait

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  • à personne de l’examiner tout à son aise, si ce-la lui plaisait.

    *

    — Dites donc, mes enfants, fit la petite Mi-na, tandis que toute la bande joyeuse prenaitpar la rue de derrière, il faudrait, en passant,faire une invasion chez nos amis les jardiniers !Pour justifier sa proposition elle se dépêcha devanter à son amie les mérites des filles du jar-dinier. Son babillage expliqua que cette familleétait bien ce qu’on pouvait imaginer de plusparfait. « Pour commencer par le père – voilàquatre ans qu’il souffre de la goutte… ».

    Ida releva légèrement la ligne de ses sour-cils.

    — On ne saurait dire depuis quand la mèrene quitte plus son lit…

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  • — Et c’est cela que vous appelez dans votrepays une vie de famille parfaite ? dit sans rire,la voix d’alto, la voix chaude et caressante del’ironique Ida.

    — Ah, que vous êtes ennuyeux, vousautres, les Velches ! dit Mina avec une petitemoue. Toujours vous cherchez la petite bête,pour un mot qu’on dit ; et vous ne voyez pasla chose ! Ce qui est parfait c’est la broderie etnon le canevas, la gaufre est résineuse, mais lapetite abeille y loge.

    Et l’enthousiaste Mina une fois lancée nes’arrêta plus. « Chaque jour, du moins quand ilfait du soleil, les trois filles du jardinier – An-nette, Laurette et Pomponette, – plus adroitesque les meilleurs infirmiers, portent leur pèresur un banc devant sa maison ; de là, il peut,par la fenêtre, causer avec sa femme qui estcouchée ; il surveille ses plates-bandes fleu-ries, si bien tenues ; à tour de rôle, une desfilles reste près de son père, tandis qu’une

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  • autre, armée du râteau ou du sarcloir, nettoiela terre, ou bien, l’écussonnoir en main, greffeles rosiers, ou bien encore prépare les repas.Les affaires ne souffrent pas et la gaieté neperd pas ses droits. Chaque vendredi Pompo-nette, la plus jeune, emprunte le cabriolet dumeunier et se rend à la capitale, pour porterau marché un panier de fleurs ; elle tient lesguides elle-même, et elle n’a pas peur d’entrerà l’auberge quand elle a soif.

    Son panier est plein au départ et vide au re-tour. On ne saurait dire laquelle de ces troisjolies filles est la plus jolie. Dans leurs per-sonnes tout est harmonieux ; leurs attitudes aurepos, leurs gestes au travail, tout en elles faitle plaisir des yeux qui les regardent ; le soirleurs cheveux dénoués tombent si bas qu’ellespeuvent s’asseoir dessus. Les étrangersconfondent généralement Annette et Laurette.Pomponnette, la plus jeune, est la seule qui nesemble pas du tout tenir de sa famille : agilecomme une levrette, bavarde comme un petit

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  • oiseau de Canarie. D’ailleurs Pomponnettes’appelle Bertha. Pourquoi dit-on Pompon-nette ? je n’en sais rien ; probablement à caused’une poupée qu’elle avait baptisée ainsi. Nefaut-il pas toujours appeler les enfants d’unautre nom que celui qu’on leur a donné au bap-tême ? autrement ce ne serait pas la peine dele leur avoir donné.

    — Vite ! Courons chez ces jardiniers, exi-gea Ida.

    Les jeunes filles allongèrent le pas, etprirent par la rue de derrière pour aller chez lejardinier. Parmi les fleurs et les rocailles ellesjouèrent à courir comme des biches en un parc,elles s’empressèrent près du lit de la malade,se mirent à picorer dans les framboises, à gra-piller aux groseilles rouges et aux cassis, et àbaiser Pomponette à l’en faire mourir. C’est cu-rieux comme à l’âge des petites pensionnaireson est prodigue de ses baisers.

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  • Rentrées au presbytère, la bonne flâneriecontinua, et ce furent des gourmandises et desgâteaux, de bonnes parties derrière les massifsdu jardin, et d’affreuses polkas tapées sur lepiano : heureusement que Gustave n’était paslà pour les entendre et les gronder.

    Une fois dans leurs lits pour dormir, il yeut plus d’animation et de vie que jamais : onéchangeait des visites d’une chambre à l’autre ;on allait sur la pointe des pieds ; on s’appro-chait tout près pour se murmurer des secrets àl’oreille.

    Puis ce fut pour Ida l’amusante surprise duveilleur de nuit et de ses appels si drôles. D’unecouchette à l’autre elle allait à pas de loup,partout accueillie par la plus enthousiaste ami-tié ; elle ne se lassait pas, ni de donner ses im-pressions sur les curiosités de Heimligen, nid’écouter des histoires. Mina régalait d’anec-dotes l’amie de son cœur ; elle lui parlait dubeau garçon brun, du fils du ferblantier, de

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  • l’examen manqué, du papier de journal restécollé sur son front.

    Reprenant les choses de plus haut, elle luiracontait son enfance. Près du jardinet, où ellel’avait vu cette après-midi, il avait failli senoyer : il avait pris trop à la lettre les parolesdu pasteur qui avait dit qu’aucun miraclen’était impossible pour qui avait la foi, et ilavait cru qu’il pourrait marcher sur les eaux.

    Même sorti de l’enfance, il était toujoursresté un tantinet braque. Dans une excursionscolaire, il avait pris si au sérieux son rôle decapitaine de brigands qu’il s’était caché et per-du dans les rochers du Schlossberg. Il avait fal-lu pour le retrouver et le ramener mettre à sestrousses jusqu’aux gendarmes à tunique verteet faire organiser une grande battue par lesgens d’Heimligen.

    Il n’avait jamais bien su faire la différencedu jeu et de la vérité, de la poésie et de la réa-lité, du mot que l’on dit et de la pensée vraie

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  • que l’on a. À l’école du district, le professeurd’histoire ayant vanté l’égalité démocratiquedes Confédérés, il se prit d’amitié pour le gar-dien de pourceaux de l’aubergiste du « Bœuf »,ils furent à tu et à toi, et ne se quittèrent plus,lui Jacquot le porcher en haillons, et lui le petitGustave, l’enfant gâté et si bien tenu des fer-blantiers. On eut beaucoup de peine à lui fairecomprendre ce qu’il y avait de peu convenabledans cette camaraderie, et pour un peu il enaurait voulu à ses parents de faire si peu de casde Jacquot le porcher. Que faisait-on, deman-dait-il, de cette fameuse égalité démocratiquedes Suisses ? N’était-ce pas encore un préju-gé de classe, que de prétendre que l’élève desporcs abaissait un homme ?

    Le plus drôle avait été sa conduite dans letemps de sa confirmation, quelques mois avantson départ pour l’Université. À ce moment-là,les ferblantiers avaient vendu leur épinette ; lemaître factotum s’était plaint que la musique ledérangeait dans son travail ; Gustave ne pou-

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  • vait plus faire ses gammes qu’au presbytère,où il venait prendre chez Papa des leçons degrec. Mais il avait déniché une guitare vermou-lue, vieille relique, souvenir de la jeunesse dela ferblantière, qui avait été jadis, disait-on, lameilleure guitariste de Heimligen. Il avait misà la guitare un ruban bleu de ciel, et l’accro-chant à son épaule après le coucher du soleil, ils’en allait errer près du ruisseau ; là il chantaitet pinçait les cordes, tels les Juifs sur les rivesde l’Euphrate. Apercevait-il sur la galerie d’unchalet une jeune fille tant soit peu avenante,il montait sans façon l’escalier, et obligeait lafille à chanter en duo avec lui. Celle-ci s’imagi-nait que le jeune Gustave songeait à l’épouser ;elle cherchait aussi sa guitare et s’en donnait àcœur joie de chanter des tyroliennes ; les pa-rents apportaient du fromage et du vin, avaientdes airs encourageants et se retiraient discrè-tement. Jamais, même en rêve, Gustave n’avaitsongé au mariage ; il ne voyait que la musique.

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  • Mais si on voulait raconter tous les traitsjoyeux de la vie de Gustave, la nuit entière n’ysuffirait pas. D’ailleurs Ida ferait sa connais-sance, il venait tous les jours au presbytèrepour les leçons de piano.

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  • CHAPITRE VI

    BONHEUR

    Dès le lendemain matin le ferblantier passaau presbytère pour la soudure des gouttières.

    Il avait emmené d’autorité Gustave aveclui ; le père n’avait pas tenu compte des objec-tions du fils. Le maître factotum avait dit : ilest temps de s’habituer à quelque activité pra-tique, cela ne nuira pas. Sinon, comment ga-gner jamais son pain ? La musique, c’est trèsbien, mais ça ne suffit pas à faire trouver del’argent ; il n’y a qu’à regarder les petites har-pistes qui traînent dans les rues d’Heimligen

  • pendant la foire. Gustave avait-il envie de par-courir le monde avec elles ? Voulait-il, accom-pagné d’un caniche prêté, faire dans leursconcerts une partie de violon ? Grâce au Ciel, iln’avait pas besoin de jouer du violon, puisqu’iln’était pas aveugle. Préférait-il jouer du trom-bone dans les auberges du canton, les jours debal, et faire la quête en présentant la sébile ? Ilvalait mieux remercier le bon Dieu de lui avoirgardé un père dont le commerce était bon ; sila place de commis aux écritures de la posten’était pas pour lui, il pourrait du moins commeferblantier, et par son travail gagner honnête-ment son pain.

    Il lui passa donc par dessus ses habits deville d’une si bonne coupe, un tablier qui leprotégeait de la tête aux pieds ; la ferblantièreimpressionnée par cette force de volonté à la-quelle elle n’était pas habituée chez son mari,contente au fond, n’osa point, par exception,parler cette fois en faveur de Gustave.

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  • Ils allèrent ensemble au presbytère ; lemaître factotum marchait devant, armé de sesoutils ; le fils suivait, une grande échelle sousle bras.

    Peu après le père et le fils attachés l’un àl’autre par une longue corde, les jambes pen-dant dans le vide, travaillaient à la gouttière.

    Gustave se consolait, en constatant que labelle Neuchâteloise ne paraissait ni dans lacour ni à l’une ou l’autre fenêtre.

    Mais derrière lui, au haut du toit, il y avaitdeux œils-de-bœuf, d’où toutes les jeunesfilles, comme deux brillantes constellationsd’étoiles, surveillaient attentivement au-des-sous d’elles le travail, sans dire un mot, afin dene pas faire aux ouvriers une peur qui eût puamener une chute.

    Bientôt madame Rebenach donna le signalde la collation de neuf heures ; le ferblantier etGustave, rampant à reculons, rentrèrent dansla lucarne, comme des ramoneurs dans une

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  • cheminée. Au bout d’un quart d’heure le fer-blantier reparut. Il était seul.

    Le pasteur lui avait fait entendre raison, ilavait réclamé son professeur de musique, etlaissé deviner que celui-ci ne rentrerait guèreavant neuf heures du soir. On renverrait le ta-blier par la bonne.

    *

    La prophétie du pasteur s’accomplit depoint en point. Bien mieux. Si ce jour-là Gus-tave resta l’hôte du presbytère jusqu’à dixheures, il en fut de même le jour suivant et aus-si le troisième jour et encore le quatrième jour.

    Dans les courts intervalles entre ses visites,pendant le temps qu’il donnait à sa famille, lesjeunes filles ne manquaient pas de faire à l’im-proviste irruption dans la demeure des ferblan-tiers et remplissaient la calme courette de leur

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  • harmonieux babillage, que c’était comme unvol de tourterelles. Il n’y avait rien à dire à ce-la.

    Quand on demandait à Gustave ce qu’ilpouvait bien faire au presbytère tout du longde la journée, la question l’étonnait et il répon-dait simplement : « Rien ».

    Le pasteur Rebenach savait apprécier à leurvaleur les flâneries. Il savait que les belles pen-sées ne s’attrapent pas dans des chasses àcourre, mais plutôt avec des rêts. Ceux-ci unefois tendus on ne s’en occupe plus, on secontente de muser sans trop s’éloigner, et alorsil est à peine croyable combien de beau gibierse prend dans les mailles. Cependant il n’étaitpas artiste ; pour autoriser la paresse il lui de-mandait quelque laissez-passer, quelque auto-risation en bonne et due forme. Une prome-nade, voilà de quoi il fallait lui parler ; la na-ture, à la bonne heure ; une belle excursion enmontagne, voilà qui retrempe le corps et l’âme.

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  • Il ne cessait d’encourager dans ce sens son pe-tit monde ; il le grondait doucement de rester,par un si beau temps, dans les bosquets et lesplates-bandes ; le bon Dieu avait donné la sou-plesse à leurs membres jeunes, il fallait l’em-ployer à quelque entreprise salutaire, où l’ontrouverait la récompense de ses efforts.

    Un beau matin il donna tant de poids à sesavis, sa voix trompettante eut des accents siconvaincus, que tout le groupe s’enfuit par laporte de la ville, comme un vol de perdreaux.

    Les jeunes filles n’auraient pu trouver unguide plus sûr que Gustave. Bien loin à laronde il n’est pas un petit recoin agréable qu’ilne connût aussi bien que les oreillers de son lit.Il les fit passer d’abord par le jardinet de sonpère ; elles hésitaient à traverser le ruisseausur la planche branlante qui servait de passe-relle ; Gustave les fit passer une à une en leurdonnant la main.

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  • Passant par la carrière, ils entreprirent l’es-calade du flanc boisé de la montagne. Àchaque pas ils passaient de l’ombre au soleilou rentraient du soleil dans l’ombre ; car pen-dant toute la matinée la lumière autour destaillis était comme un feu de forge. Tout enhaut seulement, après la cascade, ils sortirentde cette vraie fournaise et trouvèrent une lu-mière plus clémente et des couleurs plus vapo-reuses.

    Ils dominaient directement la petite ville ;ils entendaient les battements sourds des mé-tiers à passementerie, la voix des femmes in-terpellant leurs enfants ; ils voyaient la routedérouler ses anneaux comme un serpent à tra-vers les prairies et descendre à pic vers la portede la ville ; contre cette route il y avait un ri-deau de hêtres et de saules ; là, Gustave fit dé-couvrir aux jeunes filles un frais vallon remplidu murmure des ruisselets, et tout émaillé defleurs où se posaient les papillons. Le ciel bleu

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  • descendait au bout du chemin jusqu’à toucherle sol même.

    Ce vallon s’appelait la Fensterli (la petite fe-nêtre), parce que de quelque côté qu’on vînt,quittant l’ombre du bois ou l’aveuglante clartédu jour, on avait la surprise de cet azur calmedu ciel ; c’était un repos pour les yeux quece pan de ciel aperçu dans l’encadrement desgrands bois ; c’était une belle échappée, maisune échappée vers les hauteurs ; ce n’était pasun panorama vu à vol d’oiseau ; on se trouvaitlà comme les petits enfants qui s’attendent àvoir se réaliser des rêves naïfs ; là-bas, à l’ex-trémité du vallon, on était sûr de rencontrersous les arbres une petite voiture, avec (toutcomme dans le conte populaire) unegrand’mère par devant et une aïeule par der-rière ; ces vieilles, toutes haletantes vous his-seraient vers le ciel pour le déjeuner et en ré-pétant sans cesse qu’elles s’étaient mises en re-tard.

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  • Quand Ida eut franchi le pas du Fensterli,et se trouva tout à coup dans cette solitude,séparée du monde entier, des larmes de joiemontèrent à ses yeux, larmes pareilles à desgouttes de rosée retombant d’un amandier enfleurs.

    À la fin de la promenade, au moment dela séparation devant la porte du presbytère,Ida posa une question à Gustave, timidementcomme si elle allait se rendre coupable d’unegrande audace :

    — Et c’est là-haut, dans ce paradis que vousavez passé votre enfance ?

    — J’y ai appris à marcher, dit Gustave ensouriant.

    Elle le regardait tranquillement, non à la dé-robée mais en face et sans embarras, de l’airinterrogateur qui lui était habituel. Ce qu’ellesouhaitait savoir, c’était si cette petite fenêtreétait chère au souvenir de Gustave et si en pen-sée il l’avait souvent ouverte. Lisant dans ses

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  • yeux une réponse affirmative, elle trouva unesatisfaction à se dire que Gustave, quoi qu’il fît,ne pouvait être qu’un brave garçon.

    *

    Après cette première promenade quoi deplus simple que d’en faire d’autres, toute unesérie de flâneries vagabondes ; cela se fit toutseul, comme on mange une à une toutes sescerises.

    Ne croyez pas que cette jeunesse « fûtamoureuse de la nature ». Ce sentiment raffi-né, produit d’une fausse culture, ce besoin (aufond du dernier prosaïque) de fuir l’homme etses œuvres, ne pouvait trouver place dans lecœur de cette petite bande naïve, si heureusede vivre ; au contraire : sans que ces enfants serendissent bien compte des choses, un sûr ins-tinct du beau leur faisait entrevoir cette vérité

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  • que, parmi les contrées, seules ont une valeurpour le sentiment, celles-là qui portent en ellesquelque trace de l’activité de l’homme. Aussin’allaient-ils jamais assez loin pour n’avoir plusconscience de se promener dans les environsde Heimligen ; ils voulaient que quelque bruitpût encore venir de là jusqu’à eux ; ils vou-laient voir quelque petit nuage de fumée s’éle-ver au-dessus de la vallée ; ils ne voulaient pasperdre de vue la dépression de terrain où se ca-chait la petite ville.

    Dans les paysages, l’œil de la froide raisonaperçoit une abondance d’images qu’il coor-donne comme un panorama, comme une cartetopographique ; mais l’œil de l’artiste voit danstoutes ces images des individualités vivantes,qui ont leur âme propre ; il sait dégager deleurs lignes bien arrêtées des symboles cos-miques : alors, jouir de ce qu’on appelle despaysages, c’est jouir d’une série indéfinie debonheurs, et tel était l’idéal entrevu par les en-thousiasmes et les désirs de nos jeunes gens.

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  • Ce qui n’était pas le charme des yeux, leursautres sens s’en emparaient et tous leurs sensétaient délicieusement occupés.

    Dans les chemins creux, sur les guérets,sur les champs pleins de récolte, partout oùils passaient, ils percevaient le souffle de lavie sous ses mille formes, l’odeur qui révèlela fermentation des germes et qui monte de laterre fertile. Ils ne demandaient pas que l’airfût sans bacilles ; au contraire : ils s’accommo-daient même fort bien des grillons et des saute-relles, des scarabées et des abeilles, des écre-visses et des truites.

    D’instinct leurs courses les menaient versce qu’il y a de plus beau sur la terre, versle tremplin d’où l’imagination s’élance vers lehaut pla